La ruée vers l'Europe

La ruée vers l'Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, 2018. Stephen Smith. Ancien journaliste – il a tenu la rubrique Afrique de Libération ...
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La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, 2018 Stephen Smith Ancien journaliste – il a tenu la rubrique Afrique de Libération puis celle du Monde entre 1988 et 2005 –, désormais professeur d'études africaines aux Etats-Unis, Stephen Smith est l’auteur d’une quinzaine de livres, dont Négrologie : pourquoi l’Afrique se meurt ? (2003) et Comment la France à perdu l’Afrique (2005). Relevant plus de « l’essayisme » que d’un véritable travail universitaire, ses écrits n’ont jamais fait consensus parmi les africanistes. Dans son dernier ouvrage, il décrit comment l’Europe va, selon lui, s’africaniser ; processus normal issu d’un déséquilibre entre une Europe qui abritera 450 millions d’habitants en 2050 et une Afrique qui en comptera 2,5 milliards. Martial Manet, membre de Génération.s, vous propose une analyse critique de cet ouvrage. Selon lui, les Africains feront la même chose que les Européens quand ils sont passés de familles nombreuses à forte mortalité à des familles plus restreintes avec une espérance de vie plus longue : ils vont partir en masse à la recherche de meilleures conditions de vie. Cela fait dire à Smith, qu’à l’instar de chaque famille européenne qui avait naguère un oncle d’Amérique, chaque famille africaine aura dans deux générations un neveu ou une nièce d’Europe1. Pour tenter de comprendre les prédications alarmistes de l’auteur américain – « les bons augures venant de l’Afrique seront de funestes présages pour l’Europe » –, résumons le passé démographique de l’Afrique subsaharienne : avant 1930, du fait des deux cataclysmes humanitaires que furent, d’abord, les traites négrières puis la « rencontre coloniale », la population africaine n’augmentait que très faiblement. A partir de 1930, on a assisté à la plus fulgurante croissance démographique jamais connue, et qui aboutira à une multiplication par seize du nombre d’Africains d’ici 20502. A l’heure actuelle, le continent noir compte 1,2 milliard d’habitants dont plus de 40% a moins de quinze ans3. Cette immense jeunesse africaine serait le moteur de l’africanisation du Vieux Continent. Citant Aimé Césaire, Smith écrit que « la jeunesse noire tourne le dos à la tribu des Vieux » car l’Afrique n’a pas les moyens de sa jeunesse. Selon lui, les jeunes Africains se sauvent pas seulement parce que des infrastructures ou des emplois font défaut, ou que leurs enfants n’y peuvent recevoir une bonne éducation, mais aussi parce qu’ils pensent que l’Afrique est en panne d’espoir. Dépendants de leurs aînés, les jeunes n’ont pas les moyens de participer à la gestion du pays. Ils sont des citoyens de seconde zone. S’il y avait assez d’emplois rémunérés pour tous les 1 A l’heure actuelle, l’Organisation internationale pour les migrations estime à 9 millions le nombre de migrants africains en Europe ; nous sommes donc encore bien loin des quelques 43 millions d’européens – sur un total de 300 – qui ont émigré aux Etats-Unis entre 1850 et 1914. 2 A titre de comparaison, si la population française avait suivi et suivait la courbe subsaharienne, l’Hexagone compterait, dans une trentaine d’années, plus de 650 millions d’habitants, soit la moitié de la Chine actuelle. 3 En France, pourtant pays démographiquement vital dans une Europe qui l’est de moins en moins, la proportion des moins de 15 ans n’atteint pas 20%.

jeunes en Afrique, leur présence serait une aubaine. Mais pour que tous les primoarrivants sur le marché du travail en Afrique soient en activité, il faudrait créer 200 millions d’emplois par an. Ils restent donc, frustrés, dans des pays « bloqués ». Smith fait remarquer que les conditions socio-économiques et politiques endogènes au continent africain ne suffisent pas à expliquer la croissance des flux migratoires. Selon l’auteur, l’aide au développement venue des pays du Nord y participe aussi. En « aidant les pays pauvres à atteindre le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposent des moyens pour partir et s’installer ailleurs », elle constituerait « une prime à la migration ». C’est un effet aussi involontaire qu’inévitable du co-développement. C’est seulement quand des pays en développement atteignent une prospérité plus conséquente, comme aujourd’hui la Turquie, le Mexique, l’Inde ou le Brésil, que leurs ressortissants restent – sinon retournent – au pays pour saisir les opportunités chez eux. A rebours de la doxa dominante, certains universitaires, politiques ou entrepreneurs pensent que cet exode de la jeunesse africaine vers le Vieux Continent est une aubaine pour celui-ci. Pour eux, les jeunes Africains « pourraient servir de “chaire à retraite” à l’Europe qui, en échange, offrirait une issue de secours à des cadets sociaux empêchés de grandir chez eux ». Au niveau européen, c’est l’ambition du scénario « Convergence »4, chargé est de compenser une perte escomptée de 70 millions d’habitants aux cours de ce demi-siècle en faisant passer la population au sein de l’Union européenne de 501 millions à 517 millions en 2060. A cette fin, le scénario table sur la venue de 86 millions de migrants, soit 1 720 000 par an – un chiffre comparable à l’afflux record de 20155. Pour Smith, néanmoins, l’immigration massive de jeunes Africains « n’améliorait en rien le ratio de dépendance sur le Vieux Continent ». Certes, les migrants adultes intégreraient la population active et contribueraient à financer le système des retraites, mais compte tenu de leurs familles en moyenne plus nombreuses, le gain auprès des retraités serait compensé par le coût pour scolariser, former et soigner leurs enfants. Il milite cependant pour « l’entrée très sélective de quelques “bras” et, surtout, “cerveaux” africains qui apporteraient des avantages à l’Europe, eu égard à son marché du travail hautement compétitif et susceptible de se contracter du fait de la robotisation ». Enfin, Smith soutient que l’Afrique a davantage à perdre qu’à gagner en « exportant » ses jeunes ; ils deviendront en effet la clef de son succès dès que les conditions sur le continent leur permettront de « grandir », c’est-à-dire d’être productifs et indépendants. En guise de conclusion, l’auteur propose quatre scénarios d’avenir pour balayer le champ du possible des relations entre l’Afrique et l’Europe. Le premier, qu’il nomme « Eurafrique », table sur un bon accueil réservé aux migrants africains dans l’espoir qu’ils rendent le Vieux Continent plus jeune, plus divers et plus dynamique. L’Europe s’accepterait pleinement comme une terre d’immigration et embrasserait son métissage 4 Elaboré par la direction générale de la Commission européenne chargée de l'information statistique à l'échelle communautaire, pour la période 2010-2060 5 En 2015, selon les chiffres de Frontex, 1, 8 million de personnes sont entrée dans l’UE, dont un million traversant la Méditerranée : parmi ces migrants 200000 seraient venus d’Afrique.

généralisé. Pour Smith, ce scénario signifierait la fin de la sécurité sociale en Europe, qui est fondée sur un contrat de solidarité intergénérationnelle (« L’Etat providence sans frontières est une contradiction dans les termes […] L’Etat social ne s’accommode pas de portes ouvertes »). Le second scénario, celui de « l’Europe forteresse », nous est familier et « semble annoncer une bataille perdue d’avance, en plus d’une cause honteuse ». Un troisième met en exergue une possible « dérive mafieuse » qui prendrait sa source dans « la naïveté avec laquelle les réseaux internationaux de passeurs sont exonérés de ce qui, dans bien des cas, s’assimile à une traite migratoire et le risque de voir les trafiquants d’Afrique faire jonction ou se livrer une guerre avec le crime organisé en Europe ». Un ultime scénario qui, selon l’auteur, n’est pas à exclure, consiste en un « retour au protectorat ». Face à un raz de marée migratoire perçu comme une menace existentielle, l’Europe pourrait « retrouver des vieux réflexes pour couper le mal à la source ». Cela consisterait en des accords avec des régimes africains prêts à endiguer le flux dès le point de départ, en échange de contreparties. Ces pays coopératifs deviendraient des protectorats européens car la « souveraineté serait amputée autant que nécessaire à la défense de l’Europe ». En rappelant que « la rencontre migratoire est sur le point de changer d’échelle », mais que l’union forcée entre la jeune Afrique et le Vieux Continent n’est pas une fatalité car il y a de la « marge pour des choix politiques, africains et européens, idéalement dans la concertation », Smith propose un livre polémique et alarmiste sans pour autant proposer de solutions ou de propositions de recherche novatrices.