La reproduction interdite - Collège Kerichen Brest

trait de la Renaissance sont parfai- tement maîtrisés. Il s'agit d'un por- trait en buste, dont le sujet se détache devant une embrasure – ici un miroir – avec le ...
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Luxemburger Wort Donnerstag, den 28. Februar 2013

MUDAM AKADEMIE@LUXEMBURGER WORT

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René Magritte (1898-1967)

La reproduction interdite Une oeuvre de 1937 au Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam PAR ROMINA CALO ET CLAUDE MOYEN

Nous proposons ici la poursuite de la collaboration entre le Mudam et le «Luxemburger Wort». Le cycle intitulé «Mudam Akademie III» s'adresse principalement aux personnes qui ont suivi les deux premières années de ce programme d'initiation à l'art moderne, mais les cours sont ouverts à tout intéressé. Particularité de «Mudam Akademie III»: une oeuvre majeure est traitée en détail et mise en contexte dans son époque. Tout part d’une photographie en noir et blanc que Magritte a prise d’Edward James. Le jeune Britannique, riche et excentrique comme il se doit, est aussi un farouche partisan du mouvement surréaliste et un mécène à ses heures. Il se tient devant la peinture de Magritte intitulée «Au seuil de la liberté» (1930) et tourne le dos au photographe. Dans «La reproduction interdite», René Magritte fait son portrait avec une grande dextérité, à la mèche près, mais, surréalisme oblige, de dos et avec un jeu de miroir faussé. On entre dans la deuxième dimension, si chère à Magritte, par le miroir. Tous les éléments de la composition sont concentrés dans la diagonale inférieure du tableau délimitée par le cadre doré en haut à gauche, la tête du sujet portraituré, l’épaule de son «double», et enfin le livre posé sur la cheminée et le fameux cadre doré qui ferme la composition en bas à droite. La diagonale supérieure droite est pratiquement un monochrome

brun neutre qui met d’autant plus en valeur la scène représentée dans la partie inférieure du tableau. Du point de vue des coloris, Magritte dose sa sobriété avec une grande efficacité. Sur un fond aux nuances sépia qui rappelle la photographie de l’époque, seuls quelques détails éclatent: la lumière qui se reflète sur le cou du sujet, la tâche pastel du livre et la dorure du miroir. Entrer dans le cadre Les éléments classiques du portrait de la Renaissance sont parfaitement maîtrisés. Il s’agit d’un portrait en buste, dont le sujet se détache devant une embrasure – ici un miroir – avec le fameux parapet – ici le rebord de la cheminée – qui permet au spectateur d’entrer dans le champ du cadre. La manière de Magritte est elle aussi on ne peut plus académique. Le peintre maîtrise parfaitement la peinture à l’huile et intègre harmonieusement à son œuvre la brillance et les rendus de matière propre à cette technique: l’étoffe de la veste, les mèches gominées ou encore le poli du marbre rose de la cheminée. Les règles de composition du tableau, les lois de la perspective sont elles aussi parfaitement respectées – ou détournées si c’est là le caprice de l’artiste. Car l’artiste est d’humeur taquine. Bien sûr, présenter le personnage de dos est déjà un détournement en soi quand il s’agit d’un portrait. En bon surréaliste, Magritte ne résiste pas non plus à la tentation du miroir. Au lieu de jouer le jeu du reflet de la réalité, c’est ce dernier qui va induire le

René Magritte: «La reproduction interdite», 1937, 81x65 cm, huile sur toile.

spectateur en erreur. Ainsi, alors que le reflet du livre est parfaitement rendu – confirmant ainsi qu’il s’agit bien d’un miroir, et non d’un tableau –, l’homme est dédoublé à l’identique, sans inversion et simplement avec un léger décalage et une petite réduction. Ceci est erroné, et c’est cette erreur qui nous emmène de l’autre côté du miroir. A son accoutumée, Magritte joue implicitement avec les traditions picturales en les détournant subtilement. Ce n’est pas la réalité qu’il reflète, c’est sa pensée.

René Magritte: «Le Principe du plaisir», année 1937, 79 x 63.5 cm, huile sur toile. (PHOTO: EX-EDWARD JAMES FOUNDATION, SUSSEX)

Le référent Poe Une des clés de lecture de l’œuvre est le livre. Il s’agit des «Aventures d’Arthur Gordon Pym» d’Edgar Allan Poe rédigées en 1838, avec cette fameuse couverture verte typique des éditions Calmann-Lévy de l’époque. Dans ce roman, l’auteur fait vivre à son narrateur une série de péripéties plus extraordinaires les unes que les autres. Or

Edgar Allan Poe est l’un des auteurs préférés de Magritte depuis son enfance, et ce petit hommage rendu en coin de tableau au maître du roman fantastique explique nécessairement au spectateur à quoi s’en tenir. La réalité de l’œuvre est faussée à l’instar du livre dont la représentation est parfaitement rendue mais qui est lui-même une porte vers le fantastique dès qu’on l’ouvre. Une fois de plus, Magritte demande donc au spectateur un effort pour pénétrer dans son monde, tout comme le lecteur en fait un lorsqu’il lit les «Aventures…». Ce faisant, Magritte confère une dimension supplémentaire au rôle du peintre. En la modifiant, il agit sur l’image et lui donne une portée bien supérieure que si elle n’était qu’un simple reflet du réel. Prenons le cas d’Edward James; il existe deux portraits de lui par René Magritte. «La reproduction interdite» et «Le Principe du plaisir» qui date de la même année.

(PHOTO: MUSEUM BOIJMANS VAN BEUNINGEN)

Dans cette toile, l’homme est présenté cette fois de face, toujours en buste, et accoudé à une table qui fait office de parapet. Seulement, tout son visage est occulté par un éclat lumineux qui efface totalement ses traits. Magritte a volontairement escamoté son modèle, faisant de lui un personnage auréolé de mystère. Ce qui le rend d’autant plus intéressant et attise la curiosité encore plus que si l’on avait vu son visage. Cqfd.

Edward James devant «Au seuil de la liberté», 1937, photographie de Magritte. (PHOTO: MUSEUM VAN BEUNINGEN)