La nouvelle école capitaliste - Pcf 13

18 févr. 2012 - évolutions économiques, sociales et politiques de ces trente dernières années. ..... précoces jusqu'à l'enseignement supérieur. .... réformes appliquées à ces institutions procèdent peu ou prou, de façon ... l'organisation de la science. .... de la gestion publique et du développement économique, institut de.
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Collectif « école » PCF 13 Formation par la lecture Samedi 18 février 2012

« La nouvelle école capitaliste » Christian Laval Francis Vergne Pierre Clément Guy Dreux La découverte 2011

Sommaire : Extraits du livre P. 2 : Introduction Le nouvel âge de P. 3 : Les « réformes » néolibérales P. 5 : La forme valeur de la connaissance

l’école

P. 7 : Chapitre 1 Recomposition de l’Etat et métamorphose P. 8 : Le New Public Management P. 9 : Le modèle managérial dans l'enseignement français P.13 : Chapitre 4 : Concurrence scolaire P.14 : Une école de masse à plusieurs vitesses

et reproduction sociale

P.16 : Chapitre 7 : La nouvelle norme de l’école P.17 : Mettre en adéquation la formation et l'emploi P.19 P.19 P.21 P.22 P.23 P.24

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de la connaissance

: compétence et employabilité

Conclusion Le nouvel horizon des luttes scolaires et Une décennie de combats Un contexte moins favorable aux illusions du « marché efficient » La nouvelle école capitaliste n'est pas « efficace » Une négation de la formation intellectuelle Une extension de la lutte de classes

universitaires

Notes P.27 : Introduction P.28 : Chapitre 1 P.28-29 : Chapitre 4 P.29 : Chapitre 7 P.30 : Conclusion

N.B Le document contient des extraits du livre « La nouvelle école capitaliste » qui sont exclusivement réservés à l’usage interne et privé.

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Introduction

Le nouvel âge de l’école « Le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’Etat, qu’il est l’Etat.» Ferdinand Braudel La dynamique du capitalisme.

Les transformations des systèmes éducatifs ne sont guère compréhensibles si on les isole des évolutions économiques, sociales et politiques de ces trente dernières années. Les inscrire dans le mouvement d'ensemble d'une société de plus en plus marquée par les contraintes de la mondialisation, de la financiarisation du capitalisme et des politiques néolibérales, c'est se donner les moyens de comprendre le changement de forme de l'école, les nouvelles normes qui la régissent, en un mot, le nouvel âge de l'école. Les systèmes d'enseignement connaissent une mutation progressive qui obéit à un nouveau modèle. Ce modèle combine deux aspects complémentaires : l'incorporation économique, qui les transforme en vastes réseaux d'entreprises de formation de « capital humain », et la compétition sociale généralisée, qui devient le mode de régulation du système lui-même. Cette subordination accrue au marché du travail, au financement privé et à une compétition sociale plus intense entre les classes et groupes sociaux fait de l'école un espace où se déploie de multiples manières la norme sociale propre au capitalisme contemporain. C'est pourquoi nous parlons ici de « nouvelle école capitaliste ». Nous n'ignorons pas le délabrement actuel de l'école et de l'université et nous savons la « casse » occasionnée dans les institutions de recherche. Nous savons bien que, de façon délibérée, les gouvernements successifs, et spécialement ces dernières années, ont mis en œuvre une politique de détérioration des conditions d'études des élèves et des conditions d'emploi des professeurs. La destruction de dizaines de milliers de postes, l'absence de formation pour les nouveaux enseignants, la stratégie de la précarisation de l'emploi, la paupérisation assumée des chercheurs et des enseignants... tout cela est une réalité. La régression profonde de la situation dans les écoles à recrutement populaire révèle un eugénisme scolaire qui ne dit pas son nom. L'école, la recherche, la culture sont devenues les cibles prioritaires d'une politique qui, au nom de la « rigueur », entend rémunérer le moins possible et faire travailler le plus possible celles et ceux qui contribuent à la création des richesses dans l’ « économie de la connaissance ». Mais il faut bien comprendre que, entre cette dégradation des conditions faites aux professeurs, aux chercheurs, aux élèves et aux étudiants et le changement en profondeur du fonctionnement et des finalités de l'institution, il y a un rapport de cause à effet. La nouvelle école capitaliste ne va pas sans des formes inédites de prolétarisation et de reproduction sociale qu'il s'agit ici d'analyser. Dès les années 1960 et 1970, la sociologie critique avait mis au jour les concordances du fonctionnement de l'école avec les besoins du système économique et les nécessités du mode de reproduction sociale. Mais, au regard des mutations présentes, il semble que ces analyses ne pouvaient encore entièrement concevoir ce que peut être une école proprement capitaliste. Les ouvrages de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction 1 , et de Christian Baudelot et Roger Establet, L'École capitaliste en France 2 , empruntaient à des degrés divers au marxisme leurs éléments d'analyse pour rendre compte des services rendus par l'école au mode de production économique et au mode de reproduction sociale qui lui est associé. En mettant l'accent sur la violence symbolique et les effets de « méconnaissance » d'une part, et sur l'efficacité de la sélection et de l'orientation scolaire dans un

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système structuré par la division en classes d'autre part, ces analyses permettaient de mieux comprendre ce qui, dans les institutions scolaires, dans leur fonctionnement comme dans leurs effets sociaux, relevait de logiques extérieures à elle. Ces travaux réaffirmaient à leur manière le geste inaugural de Durkheim pour qui il n'est de sociologie scolaire sans une sociologie générale. Mais cette adéquation fonctionnelle de l'école à la forme générale de la société ne signifiait pas que l'école était privée de toute autonomie de forme et de contenu et qu'elle était intégralement déterminée par les exigences de l'économie et modelée par les logiques de la domination sociale. Les savoirs et les connaissances enseignées, la culture scolaire et universitaire ne se résumaient pas aux savoirs et connaissances utiles et exigibles sur le marché du travail. L'intérêt des travaux de Pierre Bourdieu, par exemple, ne résidait pas dans le simple rappel des inégalités scolaires, mais bien dans l'analyse des mécanismes par lesquels une institution à prétention émancipatrice et universaliste devenait, dans la pratique, un instrument de reproduction sociale d'une redoutable efficacité. Il s'agissait bien de comprendre comment, en dispensant des savoirs « purement scolaires », des enseignants, souvent progressistes, participaient finalement au fonctionnement d'un système de classes. L'école faisait illusion et entretenait cette illusion en croyant dispenser des savoirs et une culture sans lien avec les savoirs et les cultures de classes. Mais le dévoilement de la nature sociale et historique de ces savoirs (l'« arbitraire culturel ») ne laissait jamais penser que cette culture n'était d'aucune valeur, ni qu'elle n'était que l'« expression » des groupes dominants. Pierre Bourdieu connaissait suffisamment les conditions de l'autonomie scolaire et universitaire pour éviter de réduire les savoirs construits par l'institution à leurs usages et à leurs effets sociaux et pour reconnaître le prix de cette capacité de l'école et de l'université à préserver une distance avec des logiques et des forces hétéronomes 3. Et c'était bien d'ailleurs la « ruse de la raison scolaire » que de fonder la reproduction sociale sur l'autonomie de l'institution. C'est sur cette question des savoirs enseignés que l'on peut le mieux mesurer la distance entre les mutations actuelles et les résultats de la sociologie critique des années 1970. Cette sociologie doit être considérée aujourd'hui comme prénéolibérale. Car le grand changement actuel est justement marqué par la disparition de l'autonomie scolaire autant dans son fonctionnement que dans les contenus d'enseignement. Dans le nouveau modèle, l'école ne prétend plus dispenser des savoirs « gratuits ». Elle se refuse à engager les individus dans le pari de la culture et des connaissances qui pourraient au final se révéler non « payantes ». Elle s'aligne de plus en plus explicitement et ouvertement sur les formes et les contenus répondant aux exigences de la « nouvelle économie », c'est-à-dire du capitalisme contemporain. L'école est désormais sommée de se rendre économiquement utile. Elle ne fait plus illusion et ne cherche plus à produire l'illusion de son autonomie. Cette réalité est radicalement nouvelle. Alors que, dans les années 1970, l'institution scolaire conservait la marque visible d'âges plus anciens et l'empreinte forte de tous les compromis qui ont caractérisé son histoire, elle abandonne aujourd'hui toute capacité à défendre et valoriser des savoirs, des connaissances, une culture qui valent pour eux-mêmes. Et, par une étrange et habituelle ironie de l'histoire, c'est la sociologie critique ellemême qui aura été partiellement utilisée pour accélérer le mouvement de « modernisation » et d'e ouverture » de l'institution scolaire en ruinant peu à peu les logiques culturelles, politiques et morales proprement scolaires, aujourd'hui condamnées à disparaître dans le cadre du capitalisme néolibéral.

Les « réformes » néolibérales

Les analyses que nous avons commencées il y a maintenant près de dix ans montrent toutes le caractère systématique des changements et leur rythme finalement très rapide au regard de la longue histoire des institutions occidentales 4. Cela tient évidemment à la puissance de feu des forces économiques dominantes contre tout ce qui, après avoir servi de soutien à la croissance capitaliste, a fini par apparaître comme des limites à l'accumulation et la valorisation du capital. Mais aucun changement d'une telle ampleur ne serait possible sans la construction d'un «discours du changement », qui, précisément parce qu'il est hétéroclite, confus, abstrait et parfois contradictoire, est capable de

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mobiliser des forces variées à l'intérieur et au-dehors des institutions scolaires et universitaires. En s'appuyant sur toutes les critiques anciennes, même si elles ne s'accordent pas entre elles, les gouvernements de gauche comme de droite ont ainsi cherché à recomposer les systèmes scolaires pour les « adapter » aux nouvelles conditions de l'accumulation mondiale du capital. Cette mutation des systèmes éducatifs ne relève pas d'explications mécanistes. Les institutions se transforment et s'adaptent non point par des déterminismes aveugles et inconscients, mais par l'effet d'une rationalité générale qui se présente, à un moment donné, comme un ensemble d'énoncés, d'évidences et de dispositifs nécessaires. Elles se modifient par les pratiques de leurs agents qui obéissent aux normes nouvelles. C'est la concordance, à partir des années 1980, au niveau mondial, des attaques de la droite néolibérale contre l'État providence et de la promotion de nouvelles formes de « management (new managerialism) dans les entreprises qui a permis de concevoir un vaste programme de réformes touchant tous les services publics. Le néolibéralisme est précisément aujourd'hui cette logique générale qui impose partout, même dans les sphères a priori les plus éloignées du cœur de l'accumulation du capital, un même système normatif de conduite et de pensée. Les contraintes du capitalisme néolibéral sont ainsi progressivement introduites dans le fonctionnement des systèmes éducatifs au moyen de nouvelles normes institutionnelles dont les « réformes » sont porteuses. Ces réformes ont deux caractéristiques, l'une commune à tous les services publics, l'autre particulière aux institutions scolaires. Elles participent d'un changement qui s'est imposé à l'ensemble des institutions publiques et qui établit en leur sein de nouvelles relations de pouvoir axées sur la recherche de la « performance ». L'institution scolaire et universitaire, au même titre que l'hôpital, les services de l'emploi ou la police, connaît ainsi une transformation de type managérial qui vise à augmenter sa « productivité » sous la contrainte de la diminution des prélèvements obligatoires et dans un contexte de concurrence mondialisée entre capitaux. Ce n'est pas que les mutations managériales des services publics et des administrations aient été directement dictées par le patronat ou par les marchés financiers. Il a fallu un travail symbolique et politique de longue haleine pour que s'impose la problématique de la « réinvention du gouvernement » à l'époque de la mondialisation. Mais cette métamorphose générale de l'État en État entrepreneur - corporate state - s'est accompagnée d'une transformation plus spécifique des institutions de la connaissance. Dans ce que l'on nomme aujourd'hui 1'« économie de la connaissance », marquée par la prédominance de l'innovation, par l'impératif constant de la compétitivité et par la pression financière sur le fonctionnement de toutes les entreprises, la « connaissance » joue pour le discours officiel un rôle stratégique qui renvoie à un ensemble de mutations économiques et sociales. Le nouveau capitalisme a développé de nouvelles formes de concurrence dans la production et dans la consommation. Ces formes centrées sur l'innovation modifient l'organisation interne des entreprises, et supposent aussi une large gamme de « médiations institutionnelles » constituées de services privés (transports, banques, communication, loisirs, distribution, etc.) et de services publics fonctionnant eux aussi selon les normes de la nouvelle concurrence généralisée 5. Si les nouvelles formes de production exigent des compétences d'un nouveau genre pour faire face sans interruption aux processus d'apprentissage multiples dans lesquels le salarié est tenu d'entrer, les nouvelles conditions de la vie quotidienne et en particulier les nouveaux modes de consommation réclament également des compétences différentes et renouvelées. La concurrence par l'innovation exige de la part des consommateurs comme des producteurs des conduites plus stratégiques et des compétences plus sophistiquées. La différenciation des marchandises, le packaging produits-services, la « financiarisation de la vie quotidienne » sont quelques-unes des modalités de cette nouvelle forme de vie régie par la logique de marché. Ce bain continu dans une existence marchande a entraîné des modifications subjectives et sociales que l'on retrouve dans le domaine de l'emploi : réactivité immédiate aux modifications du marché, accroissement de la vitesse d'exécution des tâches, responsabilisation individuelle pour atteindre les objectifs, exigences de performances toujours plus élevées, le tout lié à l'exposition directe aux impératifs des clients en termes de qualité et de nouveauté des produits.

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Le nouveau monde du travail impose de nouvelles conditions au monde éducatif. L'« insécurité sociale », selon l'expression de Robert Castel, caractérise un monde économique qui reconnaît de moins en moins les connaissances solides et durables correspondant à des fonctions fixes et des personnalités stables. Cette insécurité est le résultat d'une concurrence accrue sur le marché du travail, aussi bien sur le « marché externe » entre primo-demandeurs et chômeurs, que sur le « marché interne » des entreprises et des groupes entre salariés placés systématiquement en situation de rivalité. Cette insécurité est renforcée par les réformes des systèmes d'indemnisation du chômage et du droit du travail, comme par les nouvelles pratiques de gestion de la main-d’œuvre dans les entreprises. C'est un nouveau régime salarial qui s'instaure et qui impose sa norme au monde de l'éducation : former des individus adaptables et des personnalités fluides. Le terme de f l e x ib il ité ne désigne pas seulement le fonctionnement des marchés d'aujourd'hui ; il renvoie aussi aux subjectivités requises pour répondre aux exigences de la nouvelle économie. Par l'idéalisation de ce nouvel environnement imposé aux salariés, le sort de chacun semble être remis entre ses propres mains. Puisque toute difficulté est une « opportunité », puisque toute épreuve est un « challenge », chacun a de multiples occasions de se sentir responsable de réussir ou d'échouer dans la seule forme d'existence concevable : celle d'un travailleur de la connaissance et d'un entrepreneur de soi-même. Le bénéfice de cette pression concurrentielle est que les salariés sont contraints de maintenir au meilleur niveau la valeur marchande de leur capacité de travail, ce qu'en terme managérial on appelle leur employabilité. Cette nouvelle forme de gestion de l'emploi, couplée avec les mécanismes de création de l'insécurité sociale, est devenue la référence de tous les programmes de réforme éducative, depuis les cycles les plus précoces jusqu'à l'enseignement supérieur.

La forme valeur de la connaissance

La mutation générale de l'institution scolaire en une nouvelle école capitaliste ne serait pas suffisamment caractérisée si l'on ne percevait pas qu'elle s'accompagne désormais d'une métamorphose de la connaissance elle-même. La stratégie de Lisbonne définie en 2000 donnait à l'Europe l'ambition de devenir en 2010 l'« économie de la connaissance la plus compétitive du monde ». Elle désignait et promouvait par ce seul slogan l'ensemble des mutations qu'il nous faut analyser. L’ « économie de la connaissance » donne en effet de la connaissance une conception strictement économique. En d'autres termes, l'économie fournit le modèle de ce que doit être la connaissance : une information rentable, un capital accumulable, une suite continue d'innovations et d'obsolescences. Cette conception purement économique de la connaissance défendue par l'Union européenne, cette « économie de la connaissance » vise précisément à faire l'économie de la connaissance, c'est-à-dire à se passer de la connaissance » quand elle n'a pas de valeur économique sur le marché. Marx écrit que, « dans la production marchande, la valeur d'usage n'est absolument pas une chose qu'on aime pour elle-même. On ne produit ici de valeurs d'usage que parce que et dans la mesure où elles sont le substrat matériel, le support de la valeur d'échange 6». II en est de même dans l' économie de la connaissance ». Dans le capitalisme de la connaissance, donc, on n'aime pas la connaissance pour elle-même ; on ne l'aime qu'à la condition qu'elle soit le support, le moyen d'un profit. C'est là le cœur du problème. Reformulée en 2010, la stratégie de Lisbonne est devenue la stratégie « Europe 2020 - Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive ». Si le terme d'économie de la connaissance a été remplacé par celui de « croissance intelligente », on y retrouve exactement le même « esprit » puisqu'il est précisé qu'« une croissance intelligente signifie renforcer le rôle de la connaissance et de l'innovation comme moteur de notre future croissance. Cela requiert une amélioration de la qualité de notre éducation (...) et cela nécessite de transformer les idées innovantes

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en nouveaux produits et services afin de créer de la croissance, des emplois de qualité et faire face aux défis sociétaux européens et mondiaux 7». La finalité, l'organisation, le fonctionnement des institutions d'enseignement et de recherche sont désormais de plus en plus soumis à une logique de marché qui, institutionnellement, impose à la connaissance la forme abstraite d'une valeur économique par laquelle on sera désormais contraint de la réfléchir, de la juger, de l'estimer. Cette forme valeur de la connaissance ne naît pas seulement et directement de la vente possible « de produits et de services cognitifs » sur de vrais marchés complets. Car toute connaissance enseignée, ou toute connaissance nouvelle, n'a pas besoin d'être transformée en véritable marchandise pour recevoir la forme d'une marchandise et être traitée comme une marchandise. Cette forme marchandise ne naît donc pas uniquement à travers la dynamique supposée spontanée d'un marché de la connaissance qui serait enfin « libéré ». Elle naît et s'exprime principalement à travers les procédures d'évaluation et d'orientation des institutions scolaires et universitaires qui n'appréhendent plus la connaissance qu'à travers une norme quantitative. En d'autres termes, la forme valeur de la connaissance est l'effet de la normalisation qui lui est appliquée par les outils managériaux de sa gestion et de son évaluation. Il va sans dire que cette normalisation, qui fait comme si la connaissance était une marchandise, prépare sa métamorphose plus poussée en marchandise réelle. Parler de forme valeur de la connaissance ne signifie donc pas que toute connaissance est immédiatement marchandise. Cela signifie plus exactement que les catégories avec lesquelles il faut désormais penser la connaissance, que les dispositifs institutionnels et les normes pratiques qui régulent et administrent sa production et sa diffusion relèveront de l'objectif général de la valorisation économique. La valeur économique est devenue le critère ultime de la validation institutionnelle et sociale des activités d'enseignement et de recherche. Elle est devenue la norme sociale qui, de plus en plus, ordonne de l'intérieur les pratiques de l'enseignement et de la recherche. En l'absence d'incitations classiques du marché, cette mise en forme de la connaissance comme valeur économique est un processus normalisateur qui requiert une construction juridique et politique. Elle mobilise des outils qui incitent à évaluer selon un critère économique toute activité de connaissance, à faire comme si tout enseignement, toute recherche, pouvait être évalué selon ce critère. Pour se rendre réelle, cette fiction normative inspire et nécessite des procédures d'évaluation détaillées et de multiples techniques de management, ersatz du marché au sein des services publics, qui établiront systématiquement un rapport entre un coût et un bénéfice, qui sanctionneront les activités « non rentables » et développeront les activités « rentables », qui affecteront au mieux les facteurs de production » et les moyens, qui récompenseront le talent et l'effort dans la mesure des résultats mesurables obtenus. Ce travail institutionnel participe d'une vaste opération d'abstraction qui détache des connaissances particulières la propriété d'avoir une valeur économique pour des marchés. Ainsi, il modifie les conditions effectives des activités éducatives et scientifiques et contribue, par un effet performatif, à la réorganisation du champ de la connaissance sur le modèle du marché. Si la valorisation économique est in fine le seul mode de valorisation de la recherche et de l'enseignement, il convient alors que la connaissance soit produite dans des conditions et selon des formes qui conviennent idéalement à la production des valeurs d'échange, c'est-à-dire dans des entreprises soumises à la concurrence et régies selon des normes de performance décalquées des entreprises du secteur marchand. En d'autres termes, si la connaissance doit prendre la forme marchandise, les institutions scolaires et universitaires doivent épouser la forme entreprise. Toutes les réformes appliquées à ces institutions procèdent peu ou prou, de façon avouée ou déniée, de cette « révolution managériale » des États qui constitue l'une des évolutions majeures de ces trente dernières années dans les pays capitalistes. La forme nouvelle de la connaissance s'impose par la prédominance de la dans l'enseignement et par la logique de l'innovation dans le domaine l'enseignement, la compétence est devenue la catégorie stratégique qui changements 8. Elle encourage la professionnalisation généralisée des

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logique de la compétence de la recherche. Dans permet de guider les cursus scolaires et la

restructuration des contenus et des dispositifs institutionnels d'évaluation des formations, de mode de régulation des flux scolaires, de normalisation et de contrôle des activités professionnelles des enseignants. La production des compétences utiles dans la vie professionnelle et sociale est aujourd'hui l'objectif des établissements d'enseignement et la catégorie dans laquelle tout enseignement prend sens et a le droit d'exister 9. La Commission européenne a pour sa part précisé, dans le cadre de la stratégie Europe 2020, que les états doivent s'attacher à « améliorer les résultats en matière scolaire en traitant chaque maillon de la chaîne éducative dans une approche intégrée, englobant des compétences clés [...], et à renforcer l'ouverture et la pertinence des systèmes éducatifs [...] en ciblant mieux les acquis éducatifs en fonction des besoins du marché du travail 10 ». Les transformations de la recherche sont guidées par le modèle analogue de l'innovation, c'est-à-dire par la catégorie selon laquelle les connaissances nouvelles ne valent qu'en tant qu'elles sont efficaces dans la compétition que se mènent les entreprises sur les marchés nationaux et surtout internationaux, dans la mesure même où l'innovation est donnée comme la source de la compétitivité des économies développées dans la division internationale du travail. Compétence et innovation sont les deux aspects complémentaires de la nouvelle forme générale de la connaissance. Ce sont les deux catégories à partir et à l'appui desquelles les pouvoirs publics recomposent le champ de l'éducation. La compétence et l'innovation opèrent une réduction par abstraction de la formation humaine et de l'activité intellectuelle à leur seule valeur économique : valeur d'échange sur le marché du travail des formations scolaires et universitaires ; valeur d'échange sur le marché des brevets et autres titres de propriété intellectuelle de l'activité de recherche. (…)

Chapitre 1

Recomposition de l’Etat et métamorphose de la connaissance

L'État est aujourd'hui l'agent direct du basculement de la connaissance vers le modèle du marché. Il est le principal responsable de sa métamorphose en forme valeur. Cette métamorphose est l'axe majeur des mutations que les politiques gouvernementales imposent à l'appareil scolaire et à l'organisation de la science. Mais ces changements, déjà observables dans l'éducation et dans le champ de la recherche, ne sont qu'une partie d'une transformation plus générale qui affecte l'ensemble du secteur public et de l'intervention de l'État. Santé, police, justice, secteurs sociaux, etc. semblent tous devoir relever d'une même logique. Partout les mêmes recettes du management de la performance » sont appliquées : objectifs quantifiés individualisés et contractualisés avec le « niveau hiérarchique supérieur, évaluation, récompenses (rémunération au mérite, en particulier, et primes), pilotage par la demande, autonomie de gestion, concurrence, transformation des usagers en « clients ». Le New Public Management nivelle les métiers du secteur public en les alignant sur la gestion de l'entreprise privée, homogénéisant les pratiques de pouvoir, imposant la nouvelle langue de la modernisation. En se modernisant, l'État entend offrir un environnement plus compétitif aux entreprises. L'État devient entrepreneur au service des entreprises. ( …. )

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Le New Public Management L'introduction du New Public Management est un tournant dans l'organisation de l'État et dans le gouvernement des agents publics. Son point de départ « théorique » est que la conscience collective, l'intérêt général, le dévouement, la vocation professionnelle ne sont pas les bons ressorts pour motiver et faire agir efficacement les agents de l'État. Seules la peur des sanctions et la soif des récompenses sont efficaces pour guider l'action d'individus égoïstes, selon une problématique que Bentham a exposée en son temps 14. Le New Public Management, selon l'expression proposée par Christopher Hood en 1991, désigne l'ensemble des dispositifs et des pratiques qui, sous prétexte d'introduire une nouvelle « culture de résultats » dans les services publics, cherchent à y modifier les rapports de pouvoir afin d'accroître le contrôle sur le travail des agents publics et d'augmenter leur productivité. Christian de Visscher et Frédéric Varone définissaient il y a quelques années cette nouvelle gestion publique par un certain nombre de caractères spécifiques : « La définition d'objectifs quantitatifs pour l'exécution des politiques publiques, la focalisation sur les prestations fournies plutôt que sur la procédure à suivre, la réduction des coûts de production des services publics, la gestion d'une unité administrative par un manager allouant librement ses ressources, la motivation du personnel par des incitations pécuniaires, la garantie d'une liberté de choix aux usagers, etc. 15. » Patrick Dunleavy et Christopher Hood ajoutent à cette liste quelques éléments essentiels : la généralisation du contrat et des règles du marché à l'intérieur de la sphère publique entre « offreurs » et « demandeurs », et la mise en concurrence des agences publiques entre elles et avec des entités privées. Cette mise en concurrence remplace le droit public et la programmation des tâches au sein des structures administratives unifiées 16. Philippe Bezes parle de son côté d'un « puzzle doctrinal », « mélange d'axiomes tirés de théories économiques (économie du Public Choice, théorie des coûts de transactions, théorie de l'agence) et de prescriptions issues de savoirs de gestion 17». Annie Vinokur, quant à elle, relie très directement le triomphe du New Public Management à la réorganisation du capitalisme financier selon la « théorie de l'agence ». Pour réduire les éventuelles divergences d'intérêts entre les actionnaires et les managers, des mécanismes sophistiqués de contrôle ont été mis en place, qui permettent à l'actionnaire (le principal) de contraindre le management (l'agent) à privilégier les intérêts de l'actionnaire sur les siens propres ; cela implique la mise en œuvre d'une série de techniques de surveillance et de subordination : obligation de résultats financiers, système d'incitations indexées sur les performances (stock-options), benchmarking des différents services et filiales, transparence grâce aux procédures d'investigation et de contrôle normé de la qualité de l'organisation des firmes, délégation des fonctions de contrôle à des acteurs spécialisés de type « agence de notation ». Ces principes et techniques de management adoptés par un grand nombre de pays depuis les années 1980 (notamment la Grande-Bretagne, le Canada, les États-Unis, l'Australie), sous des gouvernements de droite comme de gauche, visent à mettre en œuvre un contrôle analogue à celui du marché et à produire les mêmes effets sur le service public que ceux du marché concurrentiel sur une entreprise. Chaque service ou chaque établissement sont traités comme une entreprise autonome qui doit fixer et poursuivre des objectifs de production dans le cadre de sa mission propre et doit être évaluée sur la réalisation de ses objectifs et récompensée ou punie par un système d'incitations selon ses résultats. Les trois termes clés sont « performance », « évaluation » et « responsabilisation » (accountability). L'efficacité est censée s'accroître du fait de la pression à la fois constante et objectivée que l'on fait peser sur les agents publics, mis artificiellement dans la même situation que les salariés du privé exposés aux contraintes des clients. Selon Philippe Bezes, à partir du début des années 1990 trois processus majeurs se télescopent pour faire émerger le New Public Management : la dégradation des comptes publics, l'intégration européenne et la décentralisation. Avec le traité de Maastricht (février 1992), les questions liées aux déficits et à la dette deviennent stratégiques. « La "réforme de l'État" commence à être présentée comme une réponse à la crise financière de l'État à travers des réformes structurelles susceptibles de réduire les dépenses

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publiques 18.» Le patronat, de son côté, avec l'Institut de l'entreprise, prêche l'amélioration de la performance administrative par la réduction des dépenses et la réorganisation de l'État 19. La gauche gouvernementale a joué dans cette réforme un rôle majeur depuis le début des années 1990 jusqu'au vote de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) en août 2001. Cette loi vise à faire dépendre le financement budgétaire non plus de la nature de la dépense, mais des résultats des « programmes ». Elle entend introduire une obligation de performance dans la gestion financière de l'État. La « culture du résultat », la « responsabilisation des unités de production décentralisées » et la « révolution de l'évaluation » sont censées « bousculer » la fonction publique. Des dispositifs et des organismes ont été mis en place pour modifier en profondeur l'« état d'esprit » des fonctionnaires. C'est par exemple le cas de l'Institut de la gestion publique et du développement économique, institut de formation et de recherche dépendant du ministère de l'Économie et des Finances, haut lieu de cette nouvelle culture qui, dès 2001, alors que la gauche plurielle » était encore aux affaires, a entrepris de convertir » l'encadrement public à la nouvelle culture managériale. En juillet 2007, la RGPP (Révision générale des politiques publiques), pilotée depuis l'Élysée par le comité de modernisation de l'État, sur le mode des divers comités équivalents mis en place dans les pays occidentaux, vise à passer en revue toutes les politiques publiques sous l'angle de leur efficacité. Simultanément, le projet de refonte de la fonction publique contenu dans le rapport Silicani sur 1'« avenir de la fonction publique 20 » (avril 2008) précise les ambitions de la nouvelle gestion publique à la française ; celle-ci rapprochera, par la mise en place d'un « management par la performance », le fonctionnement et les statuts de la fonction publique de ceux du secteur privé (principe de mobilité, possibilité de licenciements, développement de contrats privés, rémunération au mérite, etc.). Le rapport Silicani souligne en particulier la place que doit tenir l'évaluation : « Du fait de la mise en place de la réforme budgétaire résultant de la LOLF, l'administration doit progressivement se soumettre à une évaluation généralisée : celle des organisations, des procédures ou des politiques publiques. Dans ce contexte, l'évaluation des agents constitue l'aboutissement de ce mouvement qui tend à généraliser la fixation d'objectifs transparents et la mesure des résultats obtenus. » Cette évaluation qui remplacera la notation des fonctionnaires, sera l’ « élément central de l’évolution de carrière d’un agent et notamment de sa promotion 21 ». Chacun sera ainsi guidé par la récompense ou la punition matérielle qui lui sera attribuée selon le résultat de son évaluation annuelle reposant sur l’entretien individuel avec le supérieur et l’examen des résultats en fonction des objectifs. L’évaluation et l’introduction d’une part variable de rémunération liée aux résultats ont pour objectif de faire rentrer toute la fonction publique dans le moule du management universel. Cette évaluation générale prévue dans la LOLF doit devenir systématique avec la mise en place de la « chaîne managériale » qui va du ministre jusqu’à l’agent public le plus modeste : « si la chaine managériale n’a pas été mobilisée du sommet à la base, sans discontinuité, le résultat ne sera pas atteint 22» (….)

Le modèle managérial dans l'enseignement français

La mise en œuvre très progressive du modèle managérial, par séquences isolées et à des rythmes différents selon les niveaux, ainsi que le déploiement d'un discours qui masque soigneusement la nature des mesures prises, contribuent largement à leur méconnaissance. « Enfumage » et « saucissonnage », comme le disaient justement les enseignants-chercheurs mobilisés en 2009, sont les deux tactiques systématiquement utilisées par les gouvernements. L'« incrémentalisme » de la réforme néolibérale est d'ailleurs explicitement conçu pour neutraliser les résistances et imposer des situations irréversibles. Un mode d'expertise très spécifique a ainsi vu le jour, que l'on pourrait appeler l'« expertise machiavélique », qui vise à créer des conditions susceptibles de conduire les professionnels à réclamer eux-mêmes des réformes tournées contre eux. Un rapport rédigé par Philippe Aghion et Elle Cohen en 2004 32 est parfaitement représentatif du degré de cynisme atteint

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par les néoréformateurs. Les auteurs précisent ce que doit être une « réforme incrémentale » : « En guise de méthode générale, l'idée est de toujours procéder par création - sans supprimer ce qui existe déjà - pour ouvrir des possibilités nouvelles au sein du système ancien, sans donner l'impression de remettre en cause ses fondements. Par exemple, on ne supprime pas de dotation globale, mais on peut jouer sur la proportion entre dotation contractuelle et dotation globale, on ne supprime pas (en tout cas pas tout de suite) les diplômes de maîtrise ou de DEA, mais on introduit d'autres diplômes (master) qui les rendront vite caduques 33.» Cette méthode présente des avantages que ne manquent pas de souligner avec gourmandise les auteurs du rapport : « Le pari qui est fait ici est que les institutions, programmes et coopérations promus par ce dispositif mettront l'ensemble du système en mouvement : la création de chaires avec appels d'offres pour recruter les enseignants, la naissance d'universités technologiques pour répondre au caractère sous-dimensionné des grandes écoles en matière d'enseignement et de recherche, le système LMD et les codiplômes européens pour sortir du monopole de la collation des grades. La vertu du système est de conduire ses acteurs à réclamer euxmêmes les mesures qui les affranchiront et les feront entrer de plain-pied dans ce nouvel univers 34. » La double tactique de l'« enfumage » et du « saucissonnage » complique donc singulièrement les formes et les capacités de mobilisation dans le champ de l'éducation. Comprendre et combattre la logique de la réforme suppose que l'on ait une idée assez complète du modèle qui se construit, faute de quoi l'on ne dispose que des pièces éparses d'un puzzle. C'est ce qu'ont parfaitement compris les nouveaux conseillers du Prince. La double transformation qui tend à faire des établissements scolaires des quasi-entreprises dirigées par des « patrons » formés à la « culture d'entreprise » et à remplacer la régulation administrative des recrutements des élèves et des étudiants par la mise en concurrence des établissements est un processus engagé depuis longtemps et qui a déjà fait l'objet de travaux auxquels nous renvoyons 35. La mise en œuvre de l'autonomie des établissements du secondaire date des années 1980, de même que la construction d'un corps spécifique de chefs d'établissement dotés d'une nouvelle culture d'entreprise et affranchis des attaches intellectuelles et morales avec le milieu enseignant. La modification du rôle et du pouvoir de tous les corps d'inspection, rouages désormais étroitement dépendants des recteurs et du ministère central, est un autre signe de la recentralisation typique du nouveau modèle. Quant à la nouvelle langue des managers et aux nouvelles valeurs qui les animent, elles se sont imposées dans le discours officiel mais n'ont pas encore été adoptées par des professionnels attachés à la culture traditionnelle de leur métier. Le nouveau modèle est encore loin d'être aussi solidement et complètement installé qu'il peut l'être en Angleterre par exemple, encore que là aussi les résistances culturelles, syndicales et politiques des professionnels soient restées très fortes, au grand dam des experts modernisateurs et des élites managériales. L'autonomie professionnelle relative des enseignants dans leurs classes, bien que progressivement écornée par des ingérences multiples du pouvoir politique au prétexte d'efficacité pédagogique, de la promotion des nouvelles technologies, de campagnes de commémorations ou de rénovations des programmes, est encore une réalité. Le dispositif de gestion managériale n'est pas entièrement construit, il y manque encore des pièces importantes. Les établissements et les enseignants ne sont pas encore tous soumis aux contraintes d'objectifs, aux évaluations quantitatives, aux rémunérations et à la carrière au mérite. D'où sans doute la volonté d'accélérer le changement depuis le milieu des années 2000 sous l'aiguillon des normes de la politique européenne 36 et avec la volonté de réduire rapidement les dépenses publiques en matière d'éducation. La transformation de l'école est souvent analysée sous le seul angle de la réduction des effectifs pour des raisons d'économie budgétaire. Ce n'est en réalité que l'une des faces de la mutation. Certes, l'éducation est considérée comme un domaine prioritaire pour réaliser des gains de productivité. La suppression des postes est, en France, un objectif affiché depuis la Lettre aux éducateurs de Nicolas Sarkozy de septembre 2007, qui disait vouloir une école où il y aurait « moins de professeurs ». Cette volonté part du « constat » que l'école, et surtout le second degré de l'enseignement, coûte trop cher. C'est l'une des conclusions du « benchmarking » réalisé par les experts européens. La diminution de la dépense passe par une diminution du nombre d'heures de cours dispensés aux élèves du CP jusqu'au

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bac, par la multiplication des heures supplémentaires imposées aux enseignants, par l'intensification de leur travail et la remise en cause de leurs congés, par le « retour aux fondamentaux » et la mise en place de dispositifs d'accompagnement afin d'éviter les redoublements. Les mesures de suppression de postes, de l'ordre de 15 000 par an, la liquidation des Réseaux d'aide spécialisée aux élèves en difficulté (RASED) et la destruction de la formation des nouveaux enseignants en sont les manifestations les plus spectaculaires. Mais cette politique ne s'arrête pas à ce malthusianisme budgétaire radical. La suppression des postes et la détérioration de l'enseignement qui va en découler servent de levier à la réorganisation du travail des enseignants et à la réforme des études des élèves. Le député UMP Benoist Apparu, dans une sorte d'aveu public, s'est dit « convaincu que la suppression de postes » dans l'Éducation nationale « obligera l'institution à s'interroger sur elle-même et à se réformer ». « Seule la baisse des moyens obligera l'institution à bouger », a-t-il ajouté, laissant transparaître la fonction proprement disciplinante de la baisse des effectifs des enseignants et autres personnels de l'enseignement 37.

D'ailleurs, un grand nombre de rapports et d'expertises ont déjà présenté la réorganisation qu'il convenait d'opérer. Le rapport Pochard sur la condition enseignante (février 2008) est une bonne illustration de l'application du New Public Management à l'enseignement. La restructuration de l'école, selon ce rapport, doit reposer sur l'évaluation d'établissements devenus plus autonomes au niveau primaire et secondaire. Les résultats des établissements devront être diffusés auprès des familles pour éclairer leurs choix. L'autonomie des établissements devra porter aussi bien sur les horaires des cours que sur l'organisation du travail des enseignants en fonction du « projet » et des objectifs définis contractuellement avec l'autorité de tutelle. Cette plus grande flexibilité du travail permettra une évaluation individuelle en fonction de l’«efficacité » des personnels : « La commission souhaite en effet des carrières plus individualisées fondées sur le mérite et l'investissement personnel. » L'axe central est explicite : la « prise en compte du mérite des enseignants », leur soumission à ce que le rapport Pochard appelle la « loi commune de la performance ». Ce type de recommandation a trouvé sa réalisation pratique rapidement. Le « Pacte de carrière » élaboré par le ministère en 2010 prévoit déjà des entretiens individuels portant sur le parcours et les projets professionnels. Selon un décret du 28 juillet 2010, dès 2012 les enseignants, comme d'ailleurs les autres fonctionnaires (à l'exception des militaires et des gendarmes), subiront un entretien individuel annuel avec leur supérieur hiérarchique selon les méthodes du management en vigueur dans le secteur privé. La séquence managériale classique objectifs/évaluation individuelle/sanctions professionnelles pourra remplacer la double notation ancienne (inspection et direction de l'établissement) et déterminera le montant de l'éventuelle « prime de fonction et de résultat ». Par cette promotion du « mérite 38 », c'est la gestion par la peur qui se déploiera dans les écoles, et avec elle toutes les pathologies qui l'accompagnent. Comme l'écrit Christophe Desjours, « avec l'évaluation individualisée des performances, la peur a fait son entrée massive dans le monde du travail 39 ». Mais comment mesurer ces performances des écoles et des enseignants si ce n'est à travers les résultats des élèves ? Les 23 propositions de Xavier Darcos pour l'école élémentaire (2008), qui accompagnent le projet d'autonomie des « Établissements publics de l'enseignement primaire » (EPEP), explicite la marche à suivre. L'autonomie apparente des équipes a pour pendant les contraintes très fortes pesant sur elles du fait de la multiplication des dispositifs d'objectifs, de contrats, d'évaluations, d'incitations, selon la logique managériale, sans parler du rôle clé qui sera dévolu au nouveau chef d'établissement de l'école primaire, considéré comme le principal agent de la « responsabilisation » des équipes et des enseignants. Dans ce cadre, la logique politique du socle de compétences fondamentales' s'articule à la loi commune de la performance 40. La définition précise « des objectifs centraux et des contenus d'enseignement de l'École primaire » liés au socle commun de connaissances et de compétences permettra la construction d’« outils fiables pour l'évaluation régulière des acquis des élèves ». « Le résultat de ces évaluations sera communiqué aux familles », ce qui permettra de faire jouer la concurrence et la pression sur les enseignants. On attend du «testing » généralisé un surcroît d'efficacité : « Les bonnes pratiques qui aboutissent aux meilleurs résultats

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seront valorisées et mutualisées. » Mais, surtout, l'évaluation de tous les élèves permettra d'évaluer autrement les professeurs des écoles », c'est-à-dire selon la production effective d'un service supposé parfaitement quantifiable, donc « scientifique » et « incontestable ». Il est d'ailleurs bien précisé que leur liberté pédagogique « implique une responsabilité car, en matière pédagogique, tout choix a des conséquences sur l'apprentissage des élèves ». Cette évaluation du professeur sera liée à l'efficacité de la « remédiation » mise en place en dehors des heures de cours et pendant les vacances, remédiation qui, évidemment, sera elle aussi évaluée.

Le rapport Pochard, que nous venons de citer, avait raison de rappeler combien « la mise en œuvre du socle commun de compétences a été ainsi présentée comme une occasion de faire entrer l'école dans un processus d'obligation de résultats ». II s'agit en effet de l'un des outils de contrôle de la performance des écoles. La France, là encore, ne fait pas preuve d'originalité. Partout où la politique néoconservatrice de « retour aux fondamentaux » (« bock to basics ») a été mise en œuvre, en particulier aux États-Unis et en Grande-Bretagne, elle s'est accompagnée d'une stratégie de « testing » des élèves de grande ampleur, laquelle permet de constituer le matériau même de l'évaluation des écoles, des équipes et des enseignants, et de mettre en place un système de punitions et de récompenses (salaires au mérite, promotions différenciées) qui peut aller aux États-Unis jusqu'au licenciement des enseignants et à la fermeture d'écoles. La réforme des lycées mise en œuvre par Luc Chatel en 2010 avance dans la même direction. Outre la réorganisation des cursus, qui fera diminuer les redoublements et augmenter la taille des classes, l'une des mesures les plus importantes concerne l'accroissement de l'« autonomie pédagogique » des établissements. Environ 30 % du volume horaire de cours seront désormais laissés à la libre décision du chef d'établissement. Une part de ces heures sera affectée à diverses missions nouvelles, comme le « tutorat » ou « l’accompagnement personnalisé ». Au-delà des bonnes intentions affichées, qui ont d'ailleurs permis au ministre de recevoir l'appui de plusieurs organisations syndicales « réformistes » et d'associations de parents d'élèves, cette « autonomie » ne prend son sens que dans le cadre cohérent du modèle managérial. Les établissements et les enseignants seront bientôt « objectivés » et « responsabilisés » en fonction de leurs résultats, comme dans n'importe quelle autre entité publique. Les choix d'options et la répartition des heures, les « projets » divers et variés des établissements, les dispositifs d'accompagnement et de tutorat feront l'objet de contrats d'objectifs 41 et d'évaluations en fonction desquels seront distribués moyens et récompenses. Mais c'est dans l'enseignement supérieur que l'accélération a été la plus nette depuis la mise en œuvre du processus de Bologne initié en 1999, qui participe lui-même d'une dynamique mondiale de transformation des universités. Deux objectifs principaux sont officiellement poursuivis : l'intégration de l'enseignement supérieur français dans le « marché mondial de l'éducation » et la subordination de l'université aux exigences des entreprises en termes de main-d’œuvre. Les premières mesures prises dès 2002 faisaient entrer l'enseignement supérieur dans l'espace européen de l'éducation en homogénéisant et en professionnalisant les cursus (réforme LMD). Mais ce n'était là que le début d'un schéma général qui ressemble à l'ensemble du modèle managérial décrit plus haut et dont la procédure obéit très fidèlement aux étapes programmées par les groupes d'experts de l'Union européenne 42. À l'autonomie de gestion, à la concurrence entre établissements, à la constitution d'une direction dont les pratiques seront aux antipodes de la collégialité traditionnelle, vient s'ajouter la recommandation plus spécifique de lever des fonds de recherche et d'enseignement auprès des entreprises et de développer la « professionnalisation » des études. La loi LRU (loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités) a représenté en 2007 un pas considérable dans la voie de l'université entrepreneuriale en donnant aux établissements une autonomie institutionnelle qui leur permet de gérer leurs ressources comme si elles étaient des entreprises et d'étendre leurs relations contractuelles et leurs sources de financement à des fonds privés. Cette autonomie favorise la différenciation des établissements, dont certains participent à des « pôles d'excellence » inscrits dans la « compétition mondiale ». Cette loi n'est qu'un élément d'un ensemble de mesures qui relèvent toutes du New Public Management : la fixation des objectifs de performance et l'obligation de résultats

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qui conditionnent le financement public, le benchmarking fondé sur les indicateurs des classements internationaux, la sous-traitance de certains services et les partenariats public privé, la délégation des fonctions étatiques à des agences de moyens ou de contrôle para- ou péri- gouvernementales (ANR, AERES), la transparence assurée par des agences d'évaluation de la « qualité », la concentration des pouvoirs dans un « staff de direction » autonomisé par rapport aux enseignants, la précarisation et la prolétarisation des enseignants directement soumis au pouvoir d'une véritable direction patronale 43. Le nouveau contrat doctoral unique conclu pour une durée de trois ans est, sous cet angle, un instrument redoutable qui, outre le fait qu'il va faire dépendre de financements la réalisation d'une thèse, crée un véritable marché du doctorat, dans lequel les rémunérations se font au gré de l'offre et de la demande, « sans plafond », et où les contraintes professionnelles sont du seul ressort de l'organisme employeur et de son président. Cet instrument, présenté comme une avancée sociale, risque de subordonner les recherches des doctorants aux seuls besoins des entreprises qui participeront de plus en plus au financement du doctorant. Il s'agit bien là de l'un des objectifs de la réforme : soumettre l'Université et la recherche en général à une logique strictement utilitariste. Les décrets de 2009 sur le statut des enseignants-chercheurs ont complété le dispositif en dotant les présidents d'université d'un pouvoir accru sur les promotions, les carrières et les revenus de leurs « subordonnés ». Cependant, comme le souligne Annie Vinokur, la loi LRU donne naissance à une « université entrepreneuriale tronquée » car il lui manque encore des éléments essentiels : la sélection des étudiants, la délivrance de diplômes spécifiques accrédités par des agences reconnues internationalement et le financement direct de leurs études par les étudiants 44. Ces éléments seront sans doute introduits dans la prochaine loi si les rapports de forces sont plus assurés. En attendant, le contexte concurrentiel créé par la loi LRU et par la bataille pour les fonds du « grand emprunt » a favorisé la « mise en forme » entrepreneuriale de l'université. La communication, la stratégie, la comptabilité, les projets de fusion des universités françaises sont de plus en plus pris en main par de grands cabinets de conseil qui avaient jusque-là plus l'habitude de s'occuper de multinationales que d'établissements d'enseignement supérieur. À côté du coût très élevé de ces interventions (souvent plusieurs centaines de milliers d'euros), qui font entrer un peu plus les universités dans le cycle marchand, il importe de souligner que le pari du ministère de l'Enseignement supérieur est en passe d'être gagné : la mise en concurrence des établissements pour l'accès aux ressources financières accélère le changement entrepreneurial des universités 45. (…)

Chapitre 4

Concurrence scolaire et reproduction sociale

Dans l'ancien régime de scolarisation bureaucratique, l'institution portait très tôt un jugement catégorique sur la valeur scolaire des élèves. Ce verdict, aveugle aux facteurs sociaux des inégalités scolaires, conduisait à des destins différents dans des filières, des sections et des établissements aux caractéristiques sociales opposées. Comme le montraient Christian Baudelot et Roger Establet dans L'École capitaliste en France, la séparation entre les deux filières scolaires, qu'ils appelaient secondairesupérieur et primaire-professionnel, recoupait et reproduisait un clivage de classe 2. Précocement, dès l'école primaire, les élèves étaient placés dans des voies différentes d'où ils ne pouvaient sortir. Avec la

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suppression des petites classes des lycées et l'unification progressive de l'enseignement postélémentaire, cette séparation précoce s'altère progressivement, sans disparaître tout à fait. La nouvelle forme de tri tend dès lors à s'opérer là même où tous les élèves sont censés suivre un enseignement commun : à l'école primaire et au collège. La massification conduit à un réaménagement des modes de reproduction sur la triple base. d'une différenciation sociale des établissements, d'une distinction plus fine des parcours scolaires, d'un recours dé plus en plus fréquent à l'enseignement privé et à la scolarisation parallèle proposée par des entreprises d'aide et de soutien personnalisés. La structure sociale des établissements est ainsi de plus en plus souvent affectée par les stratégies de distinction des familles qui sont en mesure de choisir leur école tandis que les « nouveaux publics », trompés par l'ouverture « démocratique » de l'école, connaissent une élimination différée dont la responsabilité leur est imputée. La concurrence devient à la fois le mode de régulation du système scolaire et l'un des facteurs de la reproduction sociale. (…)

Une école de masse à plusieurs vitesses

Si l'on veut comprendre pourquoi le système éducatif connaît une transformation des modes de reproduction scolaire à l'époque de sa massification, deux considérations préliminaires doivent être présentes à l'esprit : jamais l'enjeu social de l'école n'a été aussi grand pour une masse croissante de la population, et jamais les inégalités entre établissements n'ont été aussi fortes. Avec la massification, comme le montraient dès le début des années 1990 les travaux de Pierre Bourdieu, les « exclus » d'hier sont désormais à l'intérieur de l'espace scolaire 6. L'école de masse accroît donc en son sein la lutte pour l'obtention des « meilleurs » diplômes et des « meilleures » carrières. Cette lutte interne à l'école, qui ne va pas sans souffrances et désillusions, n'a cessé de s'intensifier avec la crise de l'emploi et le rôle accru des titres scolaires sur le marché du travail. Les nouvelles classes moyennes ont ainsi augmenté leurs investissements scolaires et rationalisé leur souci pédagogique pour tenter d'échapper aux risques de déclassement, de chômage et de précarisation de leurs enfants. Le choix décisif du lieu de résidence comme de l'établissement scolaire participe d'une peur que ressentent les nouvelles classes moyennes salariées qui doivent leur ascension sociale au diplôme délivré par l'école. Cette peur a d'ailleurs gagné progressivement certains secteurs des classes populaires qui veulent éviter à leurs enfants le risque de la relégation scolaire et sociale au contact des groupes sociaux les plus discriminés, en particulier des enfants issus de l'immigration. Tous les moyens leur paraissent bons pour éviter la contamination de l'exclusion, pour protéger les enfants de tout ce qui pourrait leur nuire, pour les éloigner des « mauvaises fréquentations » et des « mauvaises habitudes » qui risqueraient de les faire échouer. On conçoit alors la différence avec le système ancien, qui fonctionnait selon le principe de la séparation des réseaux de scolarisation propres aux différentes classes sociales 7. L'institution scolaire séparait dès l'enseignement primaire les franges étroites d'élus et les grandes cohortes d'exclus. Or l'école dite « unique » change la donne : désormais, c'est à l'intérieur de l'espace scolaire que les séparations 'sociales s'opèrent entre filières nobles et roturières, entre établissements bourgeois et établissements populaires. L'un des signes majeurs de cette « particularisation sociale » des établissements est l'importance prise par le contournement de la carte scolaire 8 . Les chiffres disponibles, qui sont sans doute sous-estimés du fait des multiples astuces d'évitement (fausses adresses, domiciliations de complaisance, « pistons »...), indiquent que « le phénomène est à la fois massif et en progression constante 9 ». Les données fournies par Catherine Barthon et Brigitte Monfroy pour la ville de Lille sont éloquentes : 59 % de la population scolarisée en collège le sont dans un établissement hors secteur (23 % dans un autre établissement public et 36 % dans un établissement privé). Si ces stratégies d'évitement concernent tous les groupes sociaux, elles sont surtout le fait des classes supérieures, dont seulement 19 % des enfants sont scolarisés

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dans le collège de secteur (23 % dans un autre établissement public et 58 % dans un établissement privé) 10 . Ces chiffres indiquent un phénomène plus complexe que la seule fuite des établissements à recrutement populaire. En réalité, la concurrence s'exerce entre tous les établissements dont les positions relatives sur le marché déterminent les forces d'attraction et de répulsion dont ils sont l'objet. La dérogation dans le public et le recours au privé sont les moyens pour beaucoup de familles de « choisir » leur école, lorsque existe encore un cadre administré d'affectation des élèves. Le privé fonctionne d'ailleurs moins comme un choix spirituel ou moral que comme une solution provisoire à un problème d'orientation ou comme un moyen d'échapper plus durablement à une école jugée dangereuse et mal fréquentée 11. Si en France le privé scolarise 18 % des élèves, 40 % d'une classe d'âge y ont recours au moins une fois au cours de leur carrière scolaire. Non seulement le privé permet de se soustraire, ne serait-ce que momentanément, à une sectorisation jugée défavorable, mais il peut rassurer du fait d'un encadrement jugé plus présent et plus rigoureux et d'un recrutement de meilleure qualité sociale. Rappelons que la carte scolaire a été mise en place en 1963 par le pouvoir gaulliste pour accompagner la scolarisation obligatoire dans les collèges. II subsistait alors des types d'établissements différents ayant des histoires et des images différentes. Le but de cette sectorisation était d'obliger les familles à scolariser leurs enfants dans le collège de proximité, « qu'il s'agisse d'un ancien premier cycle de lycée, d'un ancien CEG, ou encore d'un CES nouvellement ouvert 12 ». L'intention était de supprimer les premiers cycles de lycée avant 1971. Or, cette année-là, 21 % des élèves y étaient toujours scolarisés. Aujourd'hui encore, environ trente « cités scolaires » (notamment dans les quartiers chics de Paris) sont restées en place et ont gardé leur « petit lycée ». Puis, en 1984, la gauche a assoupli la carte scolaire. Selon une enquête menée par Robert Ballion à la demande de Jean-Pierre Chevènement, trois quarts des parents étaient favorables à cet assouplissement mais seuls 8 à 20 % d'entre eux ont demandé une dérogation. L'expérience est ensuite passée de trois à six départements. René Monory à son tour a voulu renforcer la « désectorisation » au nom de la « liberté de choix des familles » 13 . Et c'est en 2007 que Xavier Darcos a annoncé l'intention du gouvernement de supprimer complètement la carte scolaire d'ici 2010. La justification est encore de donner une nouvelle liberté aux familles, de favoriser l'égalité des chances, d'améliorer la diversité... Les élèves handicapés et boursiers figurent en tête des critères pour obtenir une désectorisation 1 4 . Avant toute suppression éventuelle de la carte scolaire 15, de multiples possibilités de dérogations ont été mises en œuvre par les parents, et le choix de la « bonne école » passe également par des moyens qui ne tiennent pas aux seules opportunités légales internes au secteur public. Diverses formes d'évitement existent dans les zones urbaines et périurbaines, du changement d'adresse obtenu grâce à des membres de la famille mieux « situés » géographiquement au choix d'options rares ou de certaines langues, quand ce n'est pas l'achat d'une chambre de bonne dans un « beau quartier ». Il existe en vérité un « marché noir » de l'école, sur lequel se rencontrent les stratégies des familles, incluant le choix du lieu de résidence ou la mobilisation familiale et relationnelle, et les établissements qui désirent attirer les bons élèves par le jeu des options et les garder par la constitution de « bonnes classes », selon une stratégie défensive souvent pratiquée par les établissements les moins bien placés sur le marché. Cependant, en l'absence d'une politique volontariste visant à équilibrer la composition sociale des établissements et à égaliser les conditions concrètes d'enseignement, les marges laissées aux choix des familles renforcent inexorablement la polarisation. La politique française est en somme un libéralisme par omission. L'assouplissement puis la suppression annoncée de la carte scolaire ne font que favoriser une tendance préexistante. Comme le signalait un rapport d'études d'un organisme dépendant de l'OCDE, cette utilisation différenciée des choix se retrouve à l'identique dans la plupart des pays où elle est devenue possible : « Quand les politiques facilitent le choix, soit en offrant la possibilité de s'inscrire librement dans les écoles publiques, soit en rendant l'enseignement privé moins coûteux, voire gratuit, un nombre non négligeable d'individus en profitent pour choisir leurs écoles. » Et le rapport ajoutait : « À l'expérience, il s'avère que la proportion de "décideurs actifs" ne doit pas nécessairement être énorme pour avoir un impact significatif sur les systèmes scolaires 1 6 . » La conclusion du rapport était sans appel : « Le résultat de l'élargissement du choix est d'accentuer les différences entre des collèges s'adressant à des populations différentes. Ceci est particulièrement évident aux deux extrêmes :

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d'une part, dans les écoles privilégiées préparant une élite à entrer dans des lycées orientés vers la réussite intellectuelle, d'autre part, dans les écoles des quartiers pauvres qui se consacrent à l'enseignement des enfants en difficulté ou proposent des cours aux immigrés dans leur langue maternelle 17 » . Les comparaisons internationales réalisées depuis confirment le diagnostic 18. On ne s'étonnera pas des constats qui ont été faits par divers organismes ou associations français depuis : le libre choix contribue à la polarisation sociale et ethnique des établissements. (…)

Chapitre 7

La nouvelle norme de l’école : compétence et employabilité

Sous nos yeux se déroule le processus par lequel la connaissance est intégrée au dispositif général de l’accumulation du capital. Cette incorporation a atteint un degré tel que désormais c’est dans le contenu même des savoirs, dans la forme pédagogique, dans les finalités et dans les moyens de l’enseignement que vienne s’inscrire les impératifs de l’ « économie de la connaissance » et que se diffuse la norme de l’employabilité. La période libérale ouvre une nouvelle phase où la soumission de l’école n’est plus une soumission fonctionnelle – celle que le marxisme des années 1970 avait analysée et dénoncée – mais une soumission de l’intérieur, sur le plan organisationnel, discursif et pédagogique. L’introduction et la diffusion de la notion stratégique de « compétences » dans le système éducatif français en sont à la fois le signe et le moyen 1. Cette notion assure en effet la mise en équivalence pratique de la production scolaire et des ressources humaines utilisées par l’appareil de production. Dans le même temps, cette logique de compétences établit un nouveau mode de contrôle des enseignants par la fixation d’objectifs de performance, la multiplication des évaluations des élèves et l’obligation de résultats. Depuis le vote de la loi d’orientation du 23 avril 2005 et l’inscription du socle commun de connaissances et de compétences ( 11 juillet 2006 ) dans le code de l’Education, de nombreux dispositifs sont venus affecter en profondeur les pratiques enseignantes les plus quotidiennes ainsi que l’expérience scolaire des élèves. Sont notamment apparus de nouveaux programmes pour l’école primaires ( 2007 et 2008 ), les évaluations nationales standardisées des acquis des élèves en CM2 et en CE1 ( janvier 2009 ), les Programmes personnalisés de réussite éducative (PPRE ), l’incorporation dans le brevet des collèges d’une évaluation de deux compétences – l’obtention du niveau A 2 en langue étrangère et celle du Brevet informatique et Internet ( B2i ) - , et enfin et surtout le livret de compétences expérimenté depuis la rentrée 2007 dans certaines école et dans certains collèges et qui est cours de généralisation et d’informatisation. Ces transformations s’accompagnent de bouleversements organisationnels qui, eux aussi, commencent à peser sur le fonctionnement quotidien de l’institution scolaire : mise en place des « contrats d’objectifs » dans le premier degré, apparition dans la LOLF d’indicateurs de performance fondés sur la mesure des compétences des élèves et, plus largement, autonomie croissante laissée aux échelons locaux. La logique des compétences, partie prenante de la « culture du résultat », est une pièce maîtresse de la réforme managériale.

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Si cette nouvelle politique éducative n’a pas encore produit tous ses effets, il est essentiel de comprendre le sens de ces mutations et de souligner qu’elle ne peut s’imposer sans une redéfinition de ce que produit l’école et des savoirs qu’elle transmet. Le nouvel idéal pédagogique constitue une rupture qui traduit l’immixtion de la norme de l’employabilité et du contrôle managérial au cœur du rapport pédagogique.

Mettre en adéquation la formation et l'emploi

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale et alors que plus de la moitié de la main-d’œuvre n'avait pas reçu de formation professionnelle à l'école, « le rapport entre scolarisation et emploi n'était pas unanimement considéré comme devant être caractérisé par une correspondance terme à terme 2 ». L'enseignement secondaire, qui constituait alors l'institution scolaire dominante et de référence, gardait pour finalité essentielle de « former l'esprit » et, conformément au vœu de Durkheim, « d'éveiller et de développer les facultés de réflexion en général, sans les engager dans aucune tâche professionnelle déterminée ; d'où il suit que la notion d'un enseignement secondaire qui prépare spécialement à certaines professions, comme le commerce ou l'industrie par exemple, est contradictoire dans les termes 3 ». La mission de professionnalisation - pour employer un terme anachronique - n'incombait alors qu'au seul enseignement technique, qui ne scolarisait qu'un faible pourcentage d'élèves. La grande nouveauté des années 1945-1970 est bien le processus social et politique qui permit de constituer comme doxa l'idée d'une mise en relation plus directe de l'éducation et de l'économie, d'une adéquation entre les flux de sortie du système scolaire et les besoins en main-d'œuvre de l'économie française. L'accroissement de la productivité du travail, du progrès technique et de l'automatisation de la production provoquait des transferts d'activités puissants et rapides qu'il convenait de modéliser et d'anticiper 4. L'intention était de pouvoir éviter des déséquilibres entre l'offre de travail qualifié et la demande des entreprises. Le système d'enseignement devenait ainsi, en amont comme en aval, l'un des principaux leviers permettant l'avènement de cette nouvelle société promise par les milieux modernisateurs 5. Mieux, l'école devait contribuer à l'établissement des deux piliers principaux du «compromis fordiste » : le plein-emploi et la hausse continue des taux de productivité. Anticipant le développement des emplois tertiaires, il lui fallait former des travailleurs qualifiés qui seraient en mesure de conduire et d'accompagner le développement des techniques, de s'adapter à leurs évolutions 6 . En aval, l'enseignement secondaire devait contribuer à la lutte contre le chômage qui, à cette époque, constituait une hantise collective - le seuil du tolérable étant fixé à environ... 2,5 % 7 . Avant même que les théories néoclassiques du « capital humain » ne rencontrent le succès qui fut le leur à partir des années 1960 et que ne soit largement admise l'idée que la connaissance est un facteur essentiel de la croissance économique, des mots d'ordre tels que « l'homme sous-instruit sera demain un chômeur » ou « un pays sous-développé est un pays sous-instruit » gagnaient peu à peu le statut d'évidence 8. Le Commissariat général du Plan a été pour les réformateurs un terrain de prédilection pour diffuser ces thèses au sein de l'appareil bureaucratique, notamment auprès des cadres et des administrateurs de l'Éducation nationale 9. Comme l'écrit Lucie Tanguy, en jouant le rôle de lieu neutre mettant en relation des représentants des salariés, du patronat et de la haute fonction publique, le Plan a été le lieu où se sont effectuées « ces opérations sociales de définition, de codification, de mise en équivalence entre des phénomènes jusqu'alors perçus comme distincts et sans liens nécessaires et systématiques ». C'est grâce au Plan qu'il a été possible de faire « admettre sur la scène publique la nécessité de lier l'éducation à l'économie, [de promouvoir] la notion de formation, en lieu et place de celle d'éducation, [de la faire] apparaître comme une grandeur mesurable et [la poser] au fondement de la qualification 10 ». Ce coup de force symbolique a trouvé une concrétisation politique dans la réforme dite Berthoin, c'est-à-dire dans le décret et l'ordonnance passés en janvier 1959 par le pouvoir gaulliste, quelques mois seulement après son installation. Tous les travaux sur cette période s'accordent en effet pour décrire ce moment comme la « première réforme d'ensemble visant la mise en adéquation de l'enseignement aux

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besoins de l'économie 11». Le ministère a retenu des prédictions des réformateurs du Plan la nécessité de prolonger la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, un allongement au service de l'économie 12. Des travaux de l'INED avaient, eux, mis en évidence l'existence d'un gisement de ressources intellectuelles et de talents inexploités constitué par les très nombreux enfants, essentiellement originaires des classes moyennes et populaires, qui, malgré des résultats scolaires corrects, ne poursuivaient pas leurs études au-delà de la scolarité obligatoire 13. Pour remédier à cette « déperdition appréciable dans le capital intellectuel de la nation 14 », la mise en place du cycle d'observation devait permettre une orientation rationnelle fondée sur le repérage des aptitudes individuelles et une scolarisation des élèves dans l'ordre d'enseignement où leur type d'intelligence était censé s'épanouir au mieux. Le Plan avait élaboré des nomenclatures de formation « élaborées à des fins techniques, essentiellement de prévision des flux de population à scolariser au regard des projections d'emploi par niveau de qualification ». Ces nomenclatures « ont été ensuite adoptées par le ministère de l'Éducation nationale pour ordonner les sorties de l'appareil scolaire et, plus tard, pour formuler les objectifs des politiques éducatives 15 ». L'affirmation de préoccupations économiques en matière scolaire est donc ancienne. Mais, et c'est là une des différences essentielles avec la période néolibérale, on trouve dans cette réforme bien peu d'éléments visant à transformer le rapport pédagogique lui-même, c'est-à-dire le contenu de l'enseignement à transmettre et les méthodes devant présider à cette transmission. Par ailleurs, durant toute cette période et ce jusqu'en 1989, l'Inspection générale a gardé globalement la haute main sur la définition des contenus de l'enseignement scolaire. La primauté des connaissances scolaires et de l'organisation disciplinaire de leur transmission n'était pas remise en cause : sur ce point, l'école conservait son autonomie - certes relative, comme l'ont montré Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron - vis-à-vis du reste, de la société. Le rapprochement entre école et économie ne touchait donc pas fondamentalement au contenu même de l'enseignement. Il se limitait à la recherche de l'adéquation entre flux de sortie et besoin en main-d’œuvre. La politique de Jean-Pierre Chevènement illustrera la nature et la limite des changements introduits dans cette période. En effet, d'un côté, celui-ci a complètement fait sien le sens commun « planiste » qui associait développement de l'éducation et développement économique. Il a notamment mis en musique la politique des 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en faisant adopter la loi, dite Carraz, sur l'enseignement technologique et professionnel du 23 décembre 1985. Celle-ci, en prenant acte du déclin prévisible des emplois industriels de niveau CAP et de l'augmentation probable des besoins en emplois plus qualifiés, a créé le diplôme du baccalauréat professionnel. Dans la même ligne, Jean-Pierre Chevènement a également mis sur pied le Haut Conseil éducation-économie, chargé d'œuvrer au rapprochement entre ces deux univers. Mais, d'un autre côté, sa politique pédagogique se caractérisait par un discours très républicain, tout à fait fidèle aux traditions les plus classiques de l'enseignement secondaire, et salué par les organisations pédagogiquement les plus conservatrices 1 6 . Jean-Pierre Chevènement a insisté sur la compétence scientifique des enseignants, les savoirs à transmettre, l'effort, le travail, et ne parlait ni de l'adaptation de l'enseignement au niveau réel des élèves ni de faire appel à leur intérêt et à leur activité. Bref, il a repris l'opposition que l'on croyait périmée entre les savoirs et les élèves, et pris le parti des « savants » contre les « pédagogues » 17. En matière pédagogique, la rupture ne s'est donc amorcée ni avec le tournant de la rigueur de 1982 ni avec la chute d'Alain Savary, mais bien avec la loi d'orientation de 1989, dans un contexte historique différent marqué par la pression de la mondialisation et la « normalisation » européenne de la politique gouvernementale 18 . (…)

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Conclusion

Le nouvel horizon des luttes scolaires et universitaires L'ensemble de l'action publique connaît aujourd'hui une profonde mutation. La transformation de l'école, de l'université et de la recherche en constitue l'un des aspects les plus significatifs. Prendre la mesure de cette « rupture » est indispensable à quiconque cherche à lutter contre la mise en place de la société néolibérale. La chose n'est pas facile. La stratégie « incrémentale » de réformes qui imposent, éléments après éléments, un modèle nouveau, le relatif isolement de ceux qui auraient pourtant tout intérêt à combattre ensemble des réformes globales, une certaine inertie pour penser les réalités nouvelles dans le mouvement social, les prudences cauteleuses de certains milieux académiques, y compris parmi les chercheurs « progressistes » et « démocrates » qui ne peuvent abandonner les catégories habituelles et les oppositions constituées qui les ont structurés politiquement, intellectuellement et institutionnellement, tout cela fait beaucoup d'obstacles à lever pour que soit porté enfin au jour, discuté et combattu le nouveau modèle de l'école capitaliste. Mais les faits finissent par s'imposer, le sens des discours devient peu à peu plus clair, les effets des réformes, en se coagulant, font de mieux en mieux apparaître une certaine cohérence générale et provoquent, par la masse critique des changements, de soudaines prises de conscience. Et c'est souvent lorsque les agents de l'institution sont confrontés directement dans leurs pratiques à ces effets qu'ils sont prêts à en reconnaître la nouveauté et le caractère pernicieux. Pourtant, en dépit de mouvements d'opposition puissants, les réformes ne cessent pas. Elles continuent de recevoir l'assentiment des partis sociaux-démocrates et de certaines organisations syndicales dites « réformistes », elles bénéficient également de la passivité d'une partie non négligeable des enseignants, des étudiants et des parents. D'où vient donc qu'il est si difficile de bloquer le processus de « destruction créatrice » qui touche l'école, l'université, la recherche scientifique ? La mutation n'est - elle pas déjà trop avancée pour que les forces susceptibles de s'y opposer puissent arrêter sa course ? Ou bien ces forces sont-elles encore trop faibles, trop dispersées, trop désorientées pour mener une contre-offensive efficace ? Et l'accent mis sur le caractère global, cohérent et continu de la stratégie néolibérale ne risque-t-il pas de nourrir à son tour le pessimisme et le fatalisme ? Ces questions sont légitimes. Les réponses ne se situent pas sur le seul terrain de la démonstration savante, elles mettent en jeu la détermination à agir individuellement et collectivement. Et cette détermination, comme l'ont montré aussi bien Michel Foucault que Pierre Bourdieu, ne dépend pas d'abord et pas seulement de la compréhension intellectuelle des évolutions objectives, mais de la compréhension du sujet lui-même, de sa « prise » quasi corporelle dans la situation qui lui est faite et des pratiques qu'il peut déployer pour la transformer et se transformer par la même occasion. Ce point revient à évaluer les chances d'un soulèvement contre des formes nouvelles de pouvoir qui visent précisément à détruire les possibilités mêmes d'une telle réaction.

Une décennie de combats Ce qui frappe l'observateur reste l'ampleur des luttes dans le champ de la connaissance en réponse aux changements qui lui sont imposés. Pas seulement en France d'ailleurs, comme l'ont bien montré Ken Jones et les contributeurs de L'École en Europe 1 . Et, si l'on voulait élargir la perspective, on se rendrait compte que les enseignants, les chercheurs et la jeunesse scolarisée constituent depuis les années 1990 des catégories particulièrement mobilisées contre l'ensemble des politiques néolibérales.

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Depuis l'hiver 1995, et peut-être même depuis la mobilisation contre le CTP (Contrat d'insertion professionnelle, le « SMIC-jeunes ») de Balladur en 1994, les mobilisations collectives contre les politiques néolibérales se sont succédé de façon rapprochée. Mais c'est sans doute le mouvement du printemps 2003 qui a fait apparaître le rôle crucial joué par les secteurs professionnels de l'Enseignement, de la Recherche et de la Culture. Il s'agissait alors non seulement de lutter contre la réforme des retraites avec le passage aux quarante annuités de cotisation dans le secteur public, mais aussi de s'opposer à une « décentralisation » visant, comme le disaient les protestataires, à démanteler le service public national d'éducation et à l'amputer de certaines de ses composantes (techniciens et ouvriers de service, personnels d'orientation). Si les résultats politiques immédiats de ce mouvement furent décevants, malgré sa puissance et ses formes innovantes, il ne fut pas sans suite. Les années 2005-2006 ont été marquées par trois secousses de grande ampleur : le « non » au Référendum constitutionnel, les émeutes des banlieues de l'automne 2005 et le mouvement anti-CPE victorieux de mars-avril 2006. Ces trois événements politiques et sociaux, en dépit de leurs différences évidentes, ont ceci de commun qu'ils ont été dirigés contre plusieurs des aspects les plus caractéristiques de la société néolibérale : la constitutionnalisation de la société de marché avec le Traité européen, la segmentation sociale et raciale de l'espace urbain sur fond d'islamophobie rampante, la modification du droit du travail instituant la précarité comme régime normal d'entrée dans la vie professionnelle des jeunes. Le mouvement de refus de la réforme des retraites entre juin et novembre 2010 n'a fait que confirmer la force dit la continuité d'une résistance profondément ancrée dans la population en général et dans la jeunesse scolarisée en particulier. Ces épisodes ont souligné l'incapacité des responsables politiques, au-delà des éphémères succès électoraux qui les ont portés au pouvoir, d'obtenir une adhésion populaire durable aux régressions sociales qu'ils se sont attachés à mettre en œuvre. Le recul du gouvernement sur le CPE a montré, d'une part, que la jeunesse, confrontée au précariat de masse, était plus que jamais une « plaque sensible » des contradictions de la société, et, d'autre part, que des alliances pouvaient se nouer entre la jeunesse scolarisée et le salariat organisé. En sens contraire, l'élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en mai 2007 a témoigné de la faiblesse de la gauche et de son incapacité à s'opposer de façon décidée et unifiée à la transformation de la société voulue par les classes dominantes. La droite, en exploitant sans aucun scrupule les pulsions racistes, les ressentiments et les peurs qui traversent une société atomisée et appauvrie moralement et culturellement, a réussi à reconstruire au moins provisoirement un «bloc hégémonique» autour de la figure d'un «omniprésident» incarnant la «réussite», la « volonté », la « rupture ». Partant, elle s'est donné la possibilité d'accélérer les réformes néolibérales et même de se servir de la crise ouverte en 2008 comme d'un levier pour les justifier devant l'opinion et les radicaliser aux dépens du monde salarial. Cette élection n'a pas empêché la résistance collective de se reconstituer de façon d'abord hésitante et inégale, puis de plus en plus massive. Mobilisations étudiantes contre la réforme LRU en 2007-2008, blocus des lycées par les élèves contre la loi Darcos en 2008, et, bien entendu, le mouvement inédit des enseignants chercheurs contre le décret réformant leur statut et l'organisation de leur métier, qui a duré de février à mai 2009. L'une des caractéristiques de cette mobilisation, outre l'originalité de ses formes de lutte, fut de présenter à l'échelle nationale un front uni des acteurs des universités et de la recherche. Ces mouvements se sont transformés qualitativement en gagnant en radicalité et en se liant avec des luttes qui se déroulaient dans d'autres secteurs de la société, dans d'autres activités professionnelles confrontées à des réformes de même nature. De la LOLF de 2001 à la RGPP de 2007, l'unité des politiques menées et la logique identique des « réformes » n'ont cessé de s'affirmer. En face, les résistances sont multiples, collectives ou individuelles, organisées ou non, revendiquées ou silencieuses. L'un des phénomènes les plus nouveaux est l'apparition d'une « désobéissance civile » hautement et publiquement revendiquée. Bastien Cazals, dans son J e s u is p r o f e t je d é s o b é is 2, retraçant

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l'itinéraire personnel qui l'a conduit de l'entreprise vers l'école, résume ainsi sa démarche : « En sept années de "réformes" de l'enseignement primaire, tout ce en quoi je croyais est mis à mal. Parti de l'entreprise pour aller vers l'école, je suis en train de vivre la mutation de l'école en entreprise » Il conclut : « Que me restait-il à faire ? En toute conscience : désobéir ! » C'est également le sens de la lettre envoyée à son inspecteur par Alain Refalo, instituteur à Colomiers, en novembre 2008: « En conscience, je refuse d'obéir ! » Ces formes de résistance, qui relèvent d'une sorte d'« objection de conscience professionnelle », sont de moins en moins isolées. Dans la genèse qu'il fait de L'Appel des appels, Roland Gori, rappelant que nous avons assisté au cours de ces dernières années à une véritable éclosion de pétitions, dont la plus emblématique a sans doute été « Pas de Zéro de conduite pour les enfants de trois ans » qui a recueilli 200 000 signatures, souligne que « dans l'ensemble des secteurs concernés [...] les professionnels ne s'en sont pas tenus à un énième mouvement de revendications catégorielles ; ils ont eu cette fois-ci l'intuition que leurs pratiques sont attaquées et transformées en fabrique de servitude et en dispositifs de contrôle social 3». Cette prise de conscience de la cohérence des attaques contre les services publics et les « métiers du lien » invite à dépasser l'expression de la souffrance et à s'attacher à l'analyse et à la mise en commun des analyses et des expériences de résistance. L'Appel des appels a posé, parmi d'autres, la question cruciale des nouvelles alliances. On doit aussi ici rappeler que, depuis plusieurs années, des mouvements étudiants et plus généralement de jeunesse émaillent l'actualité en Europe et aux Etats-Unis 4. Les questions du financement des études supérieures et de l'endettement de la jeunesse, inquiétants au regard des perspectives d'emplois, sont souvent au point de départ d'interrogations très profondes sur notre modèle. Pour la France, il est de plus en plus évident que la question de l'augmentation des frais d'inscription dans l'enseignement supérieur va rapidement devenir un sujet majeur. Un premier constat s'impose donc : le processus visant à créer l'« économie de la connaissance la plus dynamique et compétitive du monde », aujourd'hui nommée « croissance intelligente », n'a cessé d'alimenter des mouvements de refus qui s'associent à d'autres mobilisations pour contester la logique générale qui préside aux réformes.

Un contexte moins favorable aux illusions du « marché efficient »

Ces mouvements dans le champ de l'enseignement et de la recherche, pour ne s'en tenir qu'à eux, sont alimentés par un noeud de contradictions. La première d'entre elles procède du contexte dans lequel les réformes se déploient aujourd'hui. La crise financière de 2008 n'a pas signifié la « fin du néolibéralisme », comme certains ont voulu le croire trop vite en confondant l'idéologie du laisser-faire et l'ensemble des politiques et des dispositifs relevant de la rationalité néolibérale. Nous sommes plutôt entrés dans une période curieuse qui voit coexister deux tendances bien différentes et, par certains aspects, contradictoires. D'un côté, les illusions des économistes officiels sur l«< efficience des marchés » sont démenties tous les jours par la réalité, de l'autre, les politiques mises en oeuvre sont de plus en plus ouvertement soumises aux contraintes réelles ou imaginaires que font peser sur elles les marchés. Si le Marché a été brutalement destitué de sa place de grand fétiche, jamais les « marchés », et en particulier les marchés de la finance, ne sont apparus aussi puissants vis-à-vis des gouvernements. Après la phase de relance et de sauvetage des banques, qualifiée par erreur de « retour du keynésianisme », la crise a constitué tout à la fois un puissant levier des réformes néolibérales, un formidable révélateur des injustices et un accélérateur d'inégalités de moins en moins tolérées. Tout s'est passé comme si les élites dominantes avaient employé la « stratégie du choc », pour reprendre l'expression de Naomi Klein 5 , en utilisant la crise comme point d'appui pour faire passer des réformes directement contraires aux aspirations du plus grand nombre. Il y a une contradiction fondamentale à prétendre chercher l'assentiment individuel et collectif au nouvel ordre mondial alors même que les raisons d'y adhérer vont de moins en moins de soi. Censée mobiliser

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positivement le sujet, la logique néolibérale fonctionne de plus en plus comme un système de contraintes sans autre bénéfice à espérer qu'une lutte à perpétuité où les perdants sont bien plus nombreux que les rares gagnants du « jeu ». En somme, les politiques menées se présentent de plus en plus comme un contresens historique dans un système en crise. La compétition scolaire et le recentrage de l'école sur la norme de l'employabilité n'échappent pas à la contradiction. La logique de marché qui se diffuse dans le champ de l'éducation engendre inquiétude et désillusions chez les élèves et dans leurs familles. Si l'école est devenue un objet d'investissement accru sur le plan économique, si elle requiert une mobilisation familiale plus intense qu'avant, si la concurrence affecte chacun, toutes les familles ne sont pourtant pas logées à la même enseigne. Risques et incertitudes sont inégalement distribués selon les milieux sociaux, de même que les recours en cas de moindre réussite scolaire. En tout cas, le nombre de « perdants » relatifs s'accroît proportionnellement à l'intensité de la compétition pour les « bonnes places ». Et la situation du marché du travail n'arrange pas les choses. Quel peut être aujourd'hui le sentiment de parents ou de jeunes qui se trouvent dans une situation où l'horizon professionnel n'a que peu à voir avec l'effort consenti pour coller au modèle de l’« excellence » ?

La nouvelle école capitaliste n'est pas « efficace »

Un autre ensemble de contradictions vient bousculer la justification officielle de ces réformes censées reposer sur l'« efficacité » des dispositifs organisationnels et pédagogiques soumis au contrôle managérial. L'idée selon laquelle les réformes d'organisation, qui doivent façonner de nouveaux comportements, engendreront d'elles-mêmes un surcroît de productivité permettant de diminuer le montant des financements publics est vite devenue sujette à caution, en dépit de l'appui fourni par certaines composantes de l'expertise savante, de l'administration, du syndicalisme et des usagers. Il est apparu que les politiques suivies conduisent à une régression réelle en matière de résultats scolaires et en matière d'inégalités sociales. Cela tient d'abord au fait que la baisse du nombre des personnels d'éducation, censée mettre sous tension le système et rendre ainsi manifeste son « inefficacité » afin de mieux faciliter la mise en œuvre des réformes, a été vite comprise comme un « sabotage » de l'école publique préparant sa « privatisation ». Même les chefs d'établissements et les inspecteurs pédagogiques régionaux, qui se sont pourtant montrés longtemps de zélés praticiens des réformes, ont commencé à rechigner à l'été 2010. L'Inspection générale elle-même, pourtant aux ordres directs du ministre, n'a pas pu taire entièrement les dangers de « tensions » qu'une telle politique destructrice ne pouvait manquer d'engendrer. Au printemps 2011, l'Association des maires de France et de nombreux élus UMP sont allés jusqu'à demander la fin des fermetures de classes dans le primaire 6. La suppression de la formation des enseignants par Luc Chatel, qui s'explique autant par les impératifs de réaliser des économies que par la croyance dans les effets positifs des dispositifs managériaux, a fait apparaître des fêlures parmi les promoteurs de la réforme et a même permis de souder ponctuellement un front d'opposition au nom même de l'« efficacité ». Dans ce contexte, les « nouveaux managers de l'école », embarqués dans une frénésie évaluative étrangère à la vie même de l'école, finissent par comprendre que le lot d'indicateurs qu'ils doivent produire pour leur hiérarchie est surtout destiné à fournir à la machine bureaucratique les aliments qui lui permettent de justifier l'injustifiable. En deuxième lieu, la polarisation sociale et ethnique renforcée par la mise en concurrence des établissements, si elle accroît les difficultés d'apprentissage et d'enseignement, est devenue un autre facteur d'inquiétude parmi les enseignants, les parents et les administrateurs. On sait depuis longtemps, mais les recherches récentes dont nous avons fait état plus haut ont renforcé notre connaissance des processus, que la concurrence diminue l'efficacité globale du système scolaire. Les établissements qui font l'objet des conduites de fuite deviennent « difficiles » autant pour les élèves que pour les enseignants et l'administration. Là encore, la docilité des hiérarchies intermédiaires, sans lesquelles les réformes ne peuvent être mises en oeuvre, pourrait être ébranlée. Les médias dominants, si prompts à dénoncer les

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mobilisations des enseignants, ne sont plus aussi assurés des effets bénéfiques de la « modernisation » des systèmes éducatifs. Enfin, le ressort de l'efficacité de l'enseignement, qui repose sur le « facteur humain », est en train d'être cassé par les nouveaux dispositifs de pouvoir fondés sur la méfiance, la surveillance, la pression continue et la culpabilisation. On mesure mal les effets de la destruction induite par des formes de pouvoir fondées sur le seul intérêt personnel, aux dépens des formes d'engagement reposant sur des valeurs collectivement partagées par le milieu, transmises par les dispositifs de formation, encouragées par les rituels et les codes de l'institution. Ce « sens pratique du métier », composition de valeurs communes et d'expériences accumulées, est systématiquement sapé par une logique gestionnaire qui dépossède les praticiens de leur savoir, qui dévalorise leur pratique, qui leur impose des discours et des formes organisationnelles sans aucune pertinence dans le domaine de la pédagogie, de la culture et du savoir savant. Le remplacement d'heures de cours par un « accompagnement personnalisé » géré par les administrations locales, pour ne prendre que cet exemple, transforme les enseignants en sortes de « techniciens à tout faire » dénués des connaissances nécessaires pour bien agir. Et ce, alors que même l'OCDE, dans ses enquêtes, montre que la diminution des heures de cours et leur remplacement par du soutien général et du tutorat sont loin d'avoir prouvé leur efficacité en matière de résultats 7. Ces attaques de l'éthos enseignant constituent tout à la fois la cause majeure de démoralisation des enseignants et la principale raison de la résistance individuelle et collective de leur part.

Une négation de la formation intellectuelle

Ce qui alimente le refus de beaucoup d'enseignants est aussi l'expression d'une fidélité culturelle à ce qui a constitué historiquement leur métier. Tant que la logique des compétences ne semblait être qu'une incantation rhétorique et qu'une subordination aux vœux du Parlement européen, comme c'était le cas du rapport Thélot en 2004, le doute pouvait rester de mise quant au caractère opératoire de telles préconisations. Les choses se modifient brutalement dès lors que l'injonction administrative impose d'évaluer ces compétences auprès d'élèves bien réels par des enseignants bien réels. Or c'est bien le point auquel nous sommes arrivés aujourd'hui. On pouvait hier gloser sur une définition satisfaisante de la « compétence numérique ». Désormais, il s'agit d'évaluer l'acquisition de cette compétence clé à l'aune du « B2I », dont presque tout le monde reconnaît l'inanité. On pouvait de même s'interroger sur ce que signifiait exactement la compétence « communication en langues étrangères ». Les choses apparaissent sous un nouveau jour lorsque les enseignants sont sommés de dire si le « niveau A2 » est atteint par tel ou tel élève en particulier. Avec l'extension à tous les niveaux du « livret personnel de compétences », tous les enseignements vont bientôt se trouver transformés par l'évaluation de l'« acquisition des compétences ». Cette généralisation de la problématique des compétences engendre une conscience accrue des dangers qu'elle comporte. Le risque que les visées utilitaristes et communication nettes se substituent aux savoirs devient palpable. On commence dans les salles des professeurs à comprendre que c'est toute la philosophie de l'enseignement qui est ainsi remise en question : la finalité émancipatrice des savoirs, fondement idéal de l'école républicaine, est remplacée par la très prosaïque vente de soi sur le marché du travail. La violence symbolique d'une telle substitution commence à faire des ravages et engendre des résistances d'un nouveau genre. Il n'est pas sans signification que le symbole des refus ait été pendant un temps La Princesse de Clèves, objet de l'ignorance et du mépris de Nicolas Sarkozy. Les enseignants français sont en réalité placés dans la même situation que leurs collègues étrangers, confrontés à la même « guerre anticulturelle ». Cette situation particulièrement déstabilisante en ce qu'elle touche le « cœur du métier » et l'identité professionnelle et sociale des enseignants peut provoquer une multiplicité d'effets. Le repli sur soi, le retrait, la dépression, la retraite précip i t é e … mais aussi la résistance individuelle et collective. L'inédit de la période tient à ce que, pour continuer à enseigner selon des critères classiques de validation des connaissances et de valeur culturelle des œuvres, les enseignants sont conduits à ruser, à mentir, à dissimuler.

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De nouvelles alliances deviennent possibles avec le déplacement de l'affrontement. Comme l'illustre bien l'exemple français, l'attaque portée aux bases de l'humanisme dans l'ensemble des systèmes éducatifs européens a réuni les technocrates de l'administration et de l'expertise et certains courants soi-disant « démocratiques » qui ne voulaient voir dans l'humanisme que le masque de l'élitisme social. Le rapport Thélot, qui a « importé » officiellement la problématique des compétences en France, a particulièrement bien illustré cette alliance des administrateurs modernistes et des pédagogues « réformateurs ». C'est sans doute cette union curieuse du néolibéralisme et du pédagogisme qui se défait aujourd'hui lorsque la véritable nature des réformes et surtout leurs enjeux de pouvoir dans l'école se dévoilent au travers des contraintes managériales qui s'imposent aux pratiques pédagogiques. La vieille guerre scolaire entre « conservateurs » et « réformateurs » a des chances de s'atténuer au fur et à mesure que les uns et les autres concevront mieux les transformations actuelles de l'école.

Une extension de la lutte de classes

On ne peut comprendre la nature de ces luttes scolaires et universitaires, leur potentialité politique, leurs possibles jonctions avec d'autres affrontements sociaux et professionnels, sans saisir en profondeur la logique de valorisation de la connaissance dans le cadre du nouveau capitalisme. Si l'école devient de plus en plus capitaliste, ce n'est pas uniquement par sa soumission à des impératifs économiques qui lui resteraient extérieurs. Ce n'est pas non plus du fait de la constitution dans le domaine de l'éducation d'un espace de plus en plus large occupé par des entreprises privées fournisseurs de marchandises scolaires ou para- et périscolaires. Ce processus tient, comme nous l'avons montré dans cet ouvrage, au fait que l'école, dans son organisation, dans son fonctionnement, dans ses modes de régulation, s'ordonne à la logique abstraite de la valeur et que la norme sociale qui s'y déploie dote la connaissance d'une forme nouvelle. L'école tout entière, de la maternelle à l'université, obéit à une tendance qui la conduit à se transformer en un vaste réseau composé de multiples entreprises hybrides, à la fois publiques et privées, chargées de produire au moindre coût les compétences destinées à faire fonctionner l'« économie de la connaissance » et assurer une « croissance intelligente ». L'originalité du processus en cours, comme nous l'avons également souligné, tient au fait que cette transformation n'est en aucune façon le simple effet spontané d'une cannibalisation de la sphère éducative par le capitalisme, mais l'effet de l'action de l'État sur lui-même, selon les canons du New Public Management. En un mot, le néolibéralisme, en tant que « projet constructiviste 8 », prolonge et renouvelle aujourd'hui cette « violence extra-économique » de la « supposée accumulation primitive », selon les formules de Marx, dans laquelle l'État déjà avait joué un rôle majeur et qui a consisté à séparer le travailleur de ses propres conditions de travail, à lui interdire maîtrise, initiative et indépendance dans l'exercice de son métier pour le soumettre au processus de valorisation 9. C'est là un point essentiel. Cette extension de la logique de la valeur à la connaissance implique une mutation très radicale du travail de l'enseignant et du chercheur scientifique, un travail de plus en plus soumis aux contraintes managériales, de plus en plus transformé de l'intérieur pour le conformer aux finalités économiques générales des institutions de la connaissance. Le processus qui a commencé avec l'extension aux services commerciaux et administratifs des formes et techniques de normalisation industrielle s'étend maintenant aux activités intellectuelles et relationnelles, la recherche, l'éducation et la santé tout particulièrement. Les dispositifs de pouvoir qui sont diffusés aujourd'hui dans les institutions de la connaissance ne sont pas nouveaux. Ils se sont déployés dans les entreprises privées pour soumettre les cadres et les employés non directement soumis au rythme du système de la machine aux pressions des systèmes d'objectifs, d'évaluations et de sanctions, de telle sorte que chacun soit à la fois surveillé et surveillant, et si possible autosurveillant. On a ainsi pu y observer que la « machinerie managériale » possède une fonction strictement équivalente au système de machines de la fabrique moderne décrite par Marx dans le Livre 1 du Capital, et qui est d'assujettir le plus précisément possible, le plus « scientifiquement » possible, les travailleurs à la contrainte de valorisation afin

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d'accroître leur productivité, ou, comme dit la langue nouvelle, d'« augmenter leurs performances» 10. On constate aujourd'hui que ces outils de soumission sont transposables et transposés dans les services publics et ceci alors même que les « produits » ne sont pas nécessairement marchands au strict sens du terme. Le plus nouveau dans la mutation de l'école, le plus surprenant aussi pour beaucoup, est cette domination progressive de la norme objectivante qui dépossède les enseignants de la marge de manœuvre qui leur était encore concédée dans l'exercice de leur métier. Les attaques des « néoréformateurs » contre l'intolérable survivance d'un métier d'artisan, contre une dangereuse liberté digne des seules professions libérales, contre l'exorbitante prétention de beaucoup d'enseignants à vivre leur métier selon des passions et des idéaux intellectuels, moraux et politiques, trouvent aujourd'hui leur aboutissement dans le triomphe de la logique gestionnaire. Le contrôle accru dont les enseignants commencent à faire l'expérience, le mépris plus ou moins haineux dont ils sont l'objet de la part de leur hiérarchie, la prise en main de leur métier par cette même hiérarchie, la redoutable « saisie numérique » des informations qu'ils fournissent eux-mêmes sur leurs tâches, lesquelles seront ainsi plus aisément surveillées et normalisées, la mise en concurrence généralisée à laquelle ils vont devoir se livrer pour se faire valoir aux yeux de leur administration ou simplement continuer à exercer leur métier, tout cela pourrait laisser craindre que les marges de résistance se rétrécissent avec la perte d'indépendance professionnelle. La logique de la valeur appliquée à la connaissance s'accompagne de multiples phénomènes complémentaires : depuis la dévaluation générale des professions intellectuelles, la baisse relative et même absolue des salaires et traitements, la destruction de la formation des enseignants, la polarisation sociale entre des castes managériales et des salariés subordonnés en lieu et place de la relative égalité entre professionnels, la division même des enseignants et des scientifiques selon les pures logiques de marché entre des stars bien payées et des routiniers paupérisés et déqualifiés, tout cela conduit à penser que la prolétarisation de beaucoup de travailleurs de la connaissance est un processus déjà bien engagé 11. Quelles peuvent en être les conséquences sur la nature et l'ampleur de la lutte ? C'est la principale question qui découle du diagnostic que nous avons posé. Pour le dire d'un mot, la résistance du monde académique à la normalisation utilitariste a été longtemps culturelle. Elle a reposé pour l'essentiel sur une défense de l'autonomie professionnelle et culturelle du monde du savoir et de la culture contre une « marchandisation » conçue comme une force extérieure. Il n'en va plus tout à fait de même lorsque ce sont l'organisation du travail, les rapports sociaux, les niveaux de salaires et de vie qui, en changeant, prolétarisent la grande masse des travailleurs de la connaissance. D'une part, à l'instar de ce qui s'est produit dans le secteur privé, les dispositifs techniques et organisationnels mis en œuvre peuvent avoir un effet disciplinant massif sur les travailleurs cognitifs. Cette soumission accrue peut être obtenue par leur mise en concurrence, par l'individualisation de leur « carrière », par la pression exercée continuellement sur eux par l'objectivation de leur activité et 'qui peut devenir à terme une contrainte « naturelle », par la destruction systématique du collectif de travail et des valeurs communes de la profession, enfin par leur déqualification et leur paupérisation. L'une des grandes tendances dans l'enseignement comme dans la recherche est à la précarisation du travail, liée à la fois à la gestion par projet de la recherche et à la flexibilisation de la main-d’œuvre enseignante, ce qui ne facilite pas l'organisation de ces travailleurs. L'un des objectifs des « néoréformateurs », ne l'oublions pas, est la marginalisation ou la domestication des syndicats et l'éradication de toute possibilité de lutte collective efficace. Cette première tendance doit être prise très au sérieux par tous ceux qui entendent enrayer le processus de transformation néolibérale des institutions de la connaissance. Il s'agit de savoir, dans cette nouvelle situation, comment organiser une résistance efficace, comment utiliser et élargir les marges de liberté des professionnels, comment rendre visible et éloquent le caractère contre-productif des stratégies managériales de contrôle de la production et de la diffusion des connaissances. D'autre part, en s'appuyant précisément sur ces contradictions, une nouvelle voie de mobilisation s'ouvre aux travailleurs de la connaissance, au cœur même de leur activité. La normalisation managériale des activités de la connaissance n'a rien d'évident ni de simple. Pour reprendre le

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vocabulaire de Marx, la domination du « travail mort » sur le « travail vivant » n'est pas nécessairement « productive ». Car s'il est un lieu et un domaine où le « vivant » ne peut être entièrement absorbé dans les processus de valorisation, c'est bien celui de la connaissance. L'obéissance du rapport pédagogique ou de la recherche à des procédures standardisées, la répétition routinière de tests d'évaluation des élèves, l'individualisation renforcée de la surveillance sur le travail de l'enseignant ou du chercheur, la précarisation des statuts sont la négation des conditions essentielles de leur activité, lesquelles, si elles étaient déjà considérablement rétrécies par la bureaucratie administrative, n'en étaient pas moins relativement préservées dans les « boîtes noires » de la salle de classe et du laboratoire. Cette part de liberté, comme l'ont constaté certains spécialistes reconnus du management, est inhérente à des métiers complexes qui supposent un pouvoir d'intégration de paramètres multiples et hétérogènes, aussi bien intellectuels que relationnels. Dans la nouvelle situation, le simple maintien des conditions élémentaires d'exercice du métier devient un combat à mener et le métier lui-même se transforme en un terrain de lutte. En d'autres termes, la prolétarisation à la fois professionnelle, économique et sociale des travailleurs de la connaissance conduit à une extension du champ de la lutte de classes jusque sur le terrain des subjectivités mises en jeu dans le travail. Si le travail intellectuel est de plus en plus directement intégré à la logique du capital, le rapport au travail tel qu'il est vécu et réfléchi aujourd'hui dans la sphère scolaire et universitaire repose la question des nouvelles formes d'exploitation et de domination et des formes de résistances et de luttes à leur opposer. La mise sous tension, la déstabilisation et la précarisation des salariés produisent l'insécurité sociale, la perte de sens du travail, le sentiment d'être en contradiction avec son éthique. Par là, elles produisent également la révolte et la colère, elles engendrent, comme le dit Honneth, une « sémantique collective » telle que « les expériences de mépris sont interprétées comme des expériences typiques d'un groupe tout entier, de manière à motiver la revendication collective de plus larges relations de reconnaissance » 12. La question pratique réside comme toujours dans le choix à faire entre une posture défensive et une stratégie offensive. À nos yeux, aucun retour à l'école précapitaliste n'est possible, ce qui ne signifie pas qu'il ne faut pas défendre coûte que coûte ce qui aujourd'hui encore dans l'institution relève de l'idéal d'émancipation de l'école publique, de l'éthique scientifique et de l'exercice d'une pensée libre. Contre les « modernisateurs » qui ne trouvent rien de bon dans l'histoire de l'école, il convient d'affirmer que cet idéal républicain et socialiste mérite d'être défendu, même si nous n'ignorons rien de la ségrégation de classe qui régnait dans l'école de Jules Ferry, de son apologie du colonialisme, de sa fonction idéologique et socialement reproductrice. À cette école, nous préférons celle pour laquelle des générations d'enseignants, de syndicalistes et de militants se sont battus, nous voulons dire l'école de Jean Jaurès ou celle d'Antonio Gramsci 13. On comprendra combien nous sont étrangers la sanctuarisation de l'école, le respect fétichiste des frontières disciplinaires, la protection des savoirs les plus nobles des souillures du réel. Mais il faut déjà penser l'école postcapitaliste et lutter pour elle, lors même que l'école capitaliste n'est heureusement pas encore entièrement réalisée et qu'il convient qu'elle ne le soit pas. Penser l'école post-capitaliste et lutter pour elle, c'est construire une école pour une société débarrassée du capitalisme. Le défi peut sembler herculéen. C'est pourtant le seul qui soit réaliste. Cette question de l'alternative, de son contenu et de sa méthode d'élaboration, est posée à l'intérieur même de l'analyse que nous faisons des processus en cours et des mobilisations qui s'y opposent. Jacques Derrida, dans un texte de 2001 consacré à l'université, expliquait qu'il ne s'agit pas de défendre l'université pour s'y enfermer mais pour trouver un meilleur accès à un nouvel espace public transformé par les nouvelles technologies de communication et de production de savoir : « L'Université, notait-il, est dans le monde qu'elle tente de penser 14. » Dès lors, c'est « sur cette frontière qu'elle doit négocier et organiser sa résistance. Et prendre ses responsabilités. Non pour se clore et pour reconstituer le fantasme abstrait de souveraineté dont elle a peut-être commencé à déconstruire l'héritage philosophique ou humaniste, si du moins elle a commencé à le faire. Mais pour résister effectivement en s'alliant à des forces extra-académiques, pour opposer une contre-offensive inventive, par ses œuvres, à toutes les tentatives de réappropriation (politique, juridique, économique, etc.), à toutes les autres figures de la souveraineté 15 .

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S'allier à des forces extra-académiques, pour l'université et pour toutes les institutions publiques de la connaissance, c'est mettre en place un travail commun entre de multiples foyers hétérogènes de production des connaissances : mouvements sociaux, instituts de recherche et laboratoires, forces syndicales et associatives, partis politiques, organismes d'éducation populaire, clubs et sociétés, libraires et éditeurs, journaux et revues, radios, mutuelles et coopératives, et de plus en plus sites et blogs qui composent un vaste « espace public d'opposition «. Il s'agirait en somme d'assumer des « branchements extérieurs », qu'évoquait de son côté Michel Foucault, qui permettraient de connecter l'école et la recherche non pas seulement aux champs médiatiques et culturels, mais aux champs associatifs, syndicaux et politiques. Cette logique de coproduction participerait alors à l'« insurrection des savoirs assujettis » qu'appelait encore de ses vœux Michel Foucault, et à la création de nouvelles institutions communes de la connaissance, à des contre-institutions socialement conditionnées - puisque aucun savoir ne peut prétendre entièrement s'affranchir de la division du travail - mais délivrées de toute appropriation politique ou économique.

Notes

Introduction

1 Pierre BOURDIEU et Jean-Claude PASSERON, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Éditions de Minuit, Paris, 1970. 2 Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, L'École capitaliste en France, Maspero, Paris, 1971. 3 Cf. Pierre BOURDIEU, Homo Academicus, Éditions de Minuit, Paris, 1984. 4 Ce travail collectif a été réalisé dans le cadre du séminaire « Politiques néolibérales et action syndicale » de l'Institut de recherches de la FSU. Que toutes celles et tous ceux qui y ont contribué et nous ont soutenus ces dernières années soient ici chaleureusement remerciés. 5 Cf. Pascal PETIT, “Socio-institutional changes in the post-Fordist era” in Benjamin CORIAT, Pascal PETIT et Geneviève SCHMÉDER (dir.), The Hardship of Nations. Exploring the Paths of Modern Capitalism, Edward Elgar, 2006. 6 Karl MARX, Le Capital, Livre 1, « Quadrige » PUF, Paris, p. 209. 7 Cette stratégie « Europe 2020 - Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive présentée par la Commission européenne le 3 mars 2010, constitue un document essentiel puisqu'il précise l'objectif fondamental de la construction européenne. Il définit cinq grands objectifs dont un concerne directement l'éducation : « L'objectif en matière de réussite scolaire doit permettre de régler le problème de l'abandon scolaire dont le taux, qui est actuellement de 15 % , doit être ramené à 10 %, et d'augmenter la part de la population âgée de 30 à 34 ans ayant achevé un cursus universitaire de 31% , à au moins 40 % en 2020. » Commission européenne, Europe 2020, 3 mars 2010, p. 10. 8 Le ministère de l'Éducation en Angleterre a été renommé Department of Éducation and Skills. 9 Le terme de « compétences » est la traduction française du mot anglais « skills ». Dans la littérature grise de l'OCDE et de l'Union européenne, le terme renvoie principalement à l'acception courante de « marketable skills », c'est-à-dire les compétences attendues par les employeurs, qui sont nécessaires pour pouvoir se vendre sur le marché du travail. 10 Commission européenne, Europe 2020, op. cit., p. 13.

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Chapitre 1 14 Cf. Jeremy BENTHAM, Théorie des peines et des récompenses, Nabi Press, 2010. 15 Cf. La "nouvelle gestion publique" en action in Revue internationale de politique comparée, « La nouvelle gestion publique », vol. 11, n° 2, 2004, p. 79. 16 Patrick DUNLEAVY et Christopher HOOD, « From old public administration to new public management », Public Money and Management, juillet septembre 1994, p. 9. 17 Philippe BEZES, Réinventer l’Etat, PUF, Paris, 2009, p. 36-37. 18 Ibid., p. 346. 19 Philippe Bezes précise : Ces analyses illustrent la manière dont la "réforme de l'administration" est désormais nourrie par l'existence d'une dépendance externe et par l'activisme de groupes d'intérêts qui peuvent, comme les gouvernants eux-mêmes, l'utiliser comme ressource dans le jeu », in ibid., p. 347. 20 Jean-Ludovic SILICANI, Livre blanc sur l'avenir de la fonction publique, avril 2008. 21 Ibid., p. 131-132 22 Cette idée de « chaîne managériale » est très importante. Le rapport Silicani formule la chose ainsi : « Il est ainsi essentiel que ces objectifs managériaux soient rappelés dans la lettre de mission que reçoit chaque ministre et qu’il soit aussi jugé sur ses résultats dans ce domaine. Il sera ainsi incité à procéder de la même façon avec ses différents directeurs, qui feront de même avec leurs collaborateurs, et ainsi de suite. » 32 Philippe AGHION et Elie COHEN, Éducation et Croissance, Conseil d'analyse économique, La Documentation Française, Paris, 2004 33 Ibid., p. 111. 34 Ibid., p. 112. 35 Cf. Sharon GEWIRTZ, The Management School. Post-welfarism and Social Justice in Éducation, Routledge, Londres, 2002 ; Christian LAVAL, L'école n'est pas une entreprise. Le néolibéralisme à l'assaut de l’enseignement public, « Poche/ Essais », La Découverte, Paris, 2004. 36 Cf. Isabelle BRUNO, Pierre CLEMENT et Christian LAVAL, La Grande Mutation, op. cit. 37 Le Monde, 30 mai 2009, p. 2. 38 Pour une lecture critique du mérite qui, de vertu publique, est devenu mesure de la valeur individuelle, cf. Dominique GIRARDOT, La Société du mérite. Idéologie méritocratie et violence néolibérale, Le Bord de l'Eau, Lormont, 2011. 39 Christophe DESJOURS, L’Evaluation du travail à l'épreuve du réel. Critique des fondements de l'évaluation, INRA éditions, Paris, 2003. 40 Cf. infra, chapitre 7. 41 La mise en place de « contrats d'objectifs » entre les rectorats et les établissements scolaires faisait d'ailleurs partie de la loi d'orientation et de programme pour l'avenir de l'École du 23 avril 2005. 42 Cf. Isabelle BRUNO, Pierre CLÉMENT et Christian LAVAL, La Grande Mutation, op. sit, 43 Cf. Annie VINOKUR, « La loi LRU : un avatar néolibéral ? », Séminaire du chantier Politiques néolibérales et action syndicale, séance du 30 janvier 2008 http://institut.fsu.fr/La-LRU-un-avatar-neoliberal.html 44 La rénovation des modalités de financement de l'Université et la participation des étudiants à ce financement font partie des priorités de la Commission européenne 45 Cf. Christian LAVAL, L’Ecole n’est pas une entreprise, op. cit., p. 52-53

Chapitre 4 2 Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, L’Ecole capitaliste en France , op. cit. 4 htt://www.educinfo.info/uploads/DOCS/3302_20080620_Obin_carte_ scolaire.pdf. 5 Cf. Choukri BEN AYEB et Franck POUPEAU, « École ségrégative, école reproductive », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 180, décembre 2009, p. 5-10. 6 Cf. Pierre BOURDIEU (dir.), La Misère du monde, Seuil, Paris, 1993. 7 La reproduction sociale n'y était pas assurée principalement par la scolarisation : les fils remplaçaient les pères dans le même métier sans que la réussite scolaire ne change en général beaucoup les trajectoires. Le baccalauréat était bien souvent la consécration d'un héritage social perçu en dehors de l'école. Cette reproduction se réalisant principalement selon la lignée et non selon le mérite individuel, l'école ne jouait pas le rôle si important qu'elle a pris aujourd'hui dans les parcours professionnels et les occasions de la mobilité sociale. En revanche, comme le soulignait Edmond GOBLOT, l'enseignement secondaire et supérieur avait une fonction symbolique et politique primordiale (Cf. La Barrière et le Niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne (1925) rééd. PUP, Paris, 1967).

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8 Cf. jean-Pierre OBIN et Agnès VAN ZANTEN, l.a Carte scolaire, PUF, Paris, 2008, et l'article de Choukri BEN AYEB, «La mixité sociale dans l’espace scolaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/5, n° 180, p. 17 et sq. 9 Choukri BEN AYEB, Carte scalaire et Marché scolaire, Institut de recherches de la FSU/Éditions du Temps, Pornic, 2009, p. 29. 10 Catherine BARTHON et Brigitte MONFROY, « Les Espaces locaux d'interdépendance entre collèges : le cas de Lille », Rapport pour la Commission européenne, 2003, cité par Choukri BEN AYEB, « La mixité sociale dans l'espace scolaire », Ioc. cit., p. 29. 11 Gabriel LANGOUET ((dir), Public ou privé ? Élèves, parents, enseignants, Fabert, Paris, 2002. 12 Agnès VAN ZANTEN, La Carte scolaire, op. cit. 13 En 1991, Robert BALLION publiait La Bonne Ecole (Hatier), où il soulignait que tout cela ne profitait qu'aux plus favorisés. 14 Dans les années 1990, 30 % des élèves étaient hors secteur. La loi actuelle prévoit que le conseil général intervienne dans la définition des secteurs pour les collèges, mais avec un regard de l'administration de l'Éducation nationale qui, elle, de toute façon, choisit les affectations. 15 Contrairement à certains effets d'annonce, à la rentrée 2011 la carte scolaire, sauf exceptions géographiques ou sectorielles, n'a pas disparu totalement. Elle a plutôt connu une nouvelle réglementation qui renforce les stratégies de « placement » des familles les plus aptes à faire reconnaître les critères retenus par les inspecteurs d'académie. C'est le cas des « élèves qui doivent suivre un parcours scolaire particulier » la « particularité » pouvant tout à fait être pensée et préparée en amont. 16 Rapport du CERI (Centre pour la recherche et l'innovation dans l'enseignement), p.27. 17 Ibid., p, 159. 18 Cf. Ken JONES ( dir.), L’Ecole en Europe. Politiques néolibérales et résistances actives, La Dispute, Paris, 2011

Chapitre 7 1 Pour l’analyse de la catégorie polysémique de « compétence », on se reportera à la mise au point très documentée d’Angélique DEL REY, A l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, La découverte, Paris, 2010. 2 Jean-Michel CHAPOULIE « Les nouveaux spécialistes des sciences sociales comme "experts" de la politique scolaire en France 1945-1962 », Genèses, n'°64, 2006, p. 129. 3 Émile DURKHEIM, L'Evolution pédagogique en France, PUF, Paris, 1999, p. 367 et 383. 4 Les travaux de l'économiste Colin Clark ont largement inspiré les prévisions d'évolution des secteurs d'activité. 5 Cf. Pierre BOURDIEU et Luc BOLTANSKI, La Production de l'idéologie dominante, Démopolis/Raisons d'agir, Paris, 2008. 6 « Donnez [...] les machines électroniques les plus perfectionnées à une population d'illettrés, nécessairement superstitieux. Revenez après quelques années, vous verrez les machines rouillées et les hommes aussi misérables et ignorants », Alfred SAUVY « L'enseignement et le développement économique », L'Education nationale, 17 septembre 1959, n° 24, p. 1-3. 7 Lucie TANGUY, « La mise en équivalence de la formation avec l'emploi dans les IV° et V° Plans (1962-1970) », Revue française de sociologie, vol. 43, n° 4, 2002, p. 696. 8 Une évidence déjà ancienne, présente chez Adam Smith. 9 Cf: Philippe BONGRAND, « Je t'aime... moi non plus. Éléments pour une histoire des rapports entre la réforme de l'enseignement et les sciences humaines et sociales », 1959-2968 in Rapport de la Fondation Charles de Gaulle, juin 2007, p. 12-14. 10 Lucie TANGUY « La mise en équivalence de la formation avec l'emploi dans les IV° et V° Plans (1962-1970) Ioc. cit., p. 687. 11 Philippe BONGRAND, Je t'aime... moi non plus... «, loc. cit., p. 8 et Philippe BONGRAND, La Scolarisation des meurs. Socio-histoire de deux politiques de scolarisation en France, depuis la Libétation, Thèse de doctorat en science politique, université de Picardie, Amiens, 2009. Voir aussi Antoine PROST, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en primaire. Tome IV, L'école et la famille dans une société en mutation, Perrin, Paris, 2004. 12 L'argument est le suivant : « l'économie change rapidement, au point que les compétences nécessaires dans l'avenir sont imprévisibles ; le système éducatif ne doit former qu'à une chose : l'adaptation au changement ; c'est la "formation générale", en donnant des réflexes d'éducation permanente, des ressources pour se former, qui permet cette adaptabilité » , Philippe BONGRAND, « Je t'aime... moi non plus... », loc. cit., p. 21. 13 INED, Population et enseignement, PUF, Paris, 1970. 14 Alain GIRARD, « L'orientation et la sélection des enfants d'âge scolaire dans le département de la Seine », Population, vol. 8, n°4, 1953, p. 671.

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15 Lucie TANGUY, « La mise en équivalence de la formation avec l'emploi dans les IV° et V° Plans (1962-1970) », loc. cit., p. 685 et 703. 16 Pour concilier, le système scolaire avec les impératifs du monde économique », Jean-Pierre Chevènement reprendra une vieille idée qui se veut de bon sens : « Quand on demande à des chefs d'entreprise quel genre de formation ils attendent que l'école donne aux jeunes, ils répondent : "Apprenez-leur d'abord à lire et à écrire le français." [...]. Ainsi, les mutations technologiques actuelles, et les redéfinitions professionnelles qu'elles entraînent, ne dispensent pas l'école de diffuser les apprentissages fondamentaux, ni les élèves de les recevoir », in Jean-Pierre CHEVÈNEMENT , Apprendre pour entreprendre, Livre de poche, Paris, 1985, p. 103. 17 Sur la politique de Jean-Pierre Chevènement, voir Ludivine BALLAND, Une sociologie politique de la crise de l'école. De la réussite d'un mythe aux pratiques enseignantes, Thèse de doctorat en science politique, université Paris-X, Nanterre, 2009. 18 Cf. Sylvie AEBISCHER, « Mettre l'élève et le management au centre du système ». Sociologie d'un moment réformateur - le ministère Jospin (1988-1989), Thèse de doctorat en science politique, université Lyon II, 2010.

Conclusion 1 Ken JONES (dir.), L'École en Europe, op. cit. 2 Bastien CAZALS, Je suis prof et je désobéis, Indigène éditions, Montpellier, 2009. Bastien Cazals évoque l'importance qu'a pu avoir pour lui l'« Appel des résistants aux jeunes générations » pour une « véritable insurrection pacifique » lancé le 8 mars 2004, notamment par Lucie et Raymond Aubrac. 3 Roland GORI, « Naissance d'un mouvement in Roland GORI, Barbara CASSIN et Christian LAVAL (dir.) L'Appel des appels, four une insurrection des consciences, op. p. 16. 4 Tania PALMIERI et Clare SOLOMON, Springtime. The New Student Rebellions, Verso, Londres, 2011. 5 Naomi KLEIN, La Stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre, Actes Sud, Arles, 2008. 6 Ce qu'ils semblent avoir obtenu pour la rentrée 2012 par la promesse d'un président que des sondages inquiètent. Discours de Nicolas Sarkozy à La Camourgue, 21 juin 2011. 7 Il va sans dire que cela n'enlève rien aux critiques que l'on peut faire à la mesure des compétences selon l'OCDE. Il n'en est pas moins intéressant de constater que l'OCDE est incapable d'apporter les éléments factuels qui montreraient que la diminution des moyens de transmission des connaissances et l'augmentation des dispositifs centrés sur les « compétences transversales » , tel l' « accompagnement individuel », seraient favorables à l'amélioration des compétences ; ce qui est un comble. 8 Wendy BROWN, Les Habils neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007. 9 À propos de la division manufacturière du travail on peut rappeler ces lignes du Capital : « Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan indépendant déploient - même si ce n'est que sur une petite échelle -, à peu près comme le sauvage pratique tout l'art de la guerre sous forme d'astuce personnelle, ne sont désormais requises que pour le corps collectif de l'atelier. Les puissances intellectuelles de la production élargissent leur échelle d'un seul côté, parce qu'elles disparaissent de tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d'eux et contre eux dans le capital » cité dans l'anthologie de textes de Kart Marx et Friedrich Engels composée par Roger DANGEVILLE, Critique de l'éducation et de l'enseignement, Maspero, Paris, 1976, p. 202. 10 En ce sens, Marx distinguait très nettement l'outil et la machine : « Le travailleur animait [ l’ outil ] de son art et de son habileté propre, car le maniement de l'instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l'ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique en elle l'ont dotée d'une âme (...). L'activité de l'ouvrier, réduite à une pure abstraction, est déterminée en tous sens par le mouvement d'ensemble des machines ; l'inverse n'est plus vrai », in ibid., p. 160. 11 Une récente enquête évalue la part des précaires dans l'enseignement supérieur et la recherche à près de 25 % des personnels. Cf. P.É.C.R.E.S., Recherche précarisée, recherche atomisée, op. cit. 12 Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Éditions du Cerf, Paris, 2007, p. 194. 13 Cf. Jean JAURES, De l'éducation. Anthologie, introduction de Gilles Candar, postface de Guy Dreux et Christian Laval ; édition établie par Madeleine Rebérioux, Guy Dreux et Christian Laval ; textes présentés par Gilles Candar et Catherine Moulin, syllepse, Paris, 2005. 14 Jacques DERRIDA, L'Université sans condition, Galilée, Paris, 2001, p. 78, cité par Daniel BENSAID, « Faut-il défendre l'Université ? Entre contraintes marchandes et utopie académique » , Contretemps, n° 3, juin 2009. 15 Ibid.

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