La gauche du 21ème siècle (enquête sur une

L'ALBA regroupe le Vénézuela, la Bolivie, l'Équateur, Cuba et des petits pays .... permanentes, c'est via Internet et les réseaux sociaux qu'ils se coordonnent et ...
69KB taille 26 téléchargements 95 vues
La gauche du 21ème siècle (enquête sur une refondation), 2017 Christophe Aguiton Quelles sont les racines de la crise des gauches ? Les recompositions qu’elles connaissent actuellement leur permettront-elles de survivre ? Comment reconstruire une gauche universelle, fût-ce à l’échelle européenne ou internationale ? Ce sont les questions centrales de l’ouvrage de Christophe Aiguiton, qui retrace les évolutions de la gauche depuis sa naissance. Le propos de ce livre est d’analyser les mobilisations de ces dernières années et de comprendre les phénomènes émergents dans nos sociétés afin de saisir ce qui a fragilisé les formations traditionnelles de gauche. Il permet aussi de commencer à entrevoir des perspectives, propositions politiques et stratégies à mettre en œuvre dans le monde incertain que nous connaissons. Dhiya Hajjaoun, membre de Génération.s, nous propose son analyse personnelle de cet ouvrage. La question de la rupture, « jusqu’où est‐il possible d’aller ? », ou son corollaire, « quels sont les compromis acceptables ? », a été au cœur de toutes les expériences récentes de gouvernements de gauche. Mais cette question s’est posée à des niveaux différents. Le plus important, et probablement le plus difficile, a été et reste la rupture, au moins partielle, avec les règles de la mondialisation néolibérale et, pour ce qui est de l’Europe, de l’Union européenne. La Grèce en a payé le prix fort, le gouvernement Tsipras n’ayant pas bénéficié d’alliés chez ses homologues et d’un soutien suffisant des mouvements sociaux pour imposer une autre approche que celle de la troïka. Pour le gouvernement grec, le choix était à la fois simple et cornélien : refuser les diktats de l’Union européenne, sous peine de risquer la crise des liquidités et la mise au ban de l’Union, ou s’y plier sans condition, ce qui a été son choix final. En Amérique du Sud, la succession de victoires de gouvernements de gauche a permis de construire des alliances régionales et de contrer les modèles dominants. C’est l’ALBA, l’Alliance bolivarienne pour les Amériques, proposée par Hugo Chavez, qui a été l’alternative la plus conséquente à la zone de libre‐échange menée par les États‐Unis. L’ALBA regroupe le Vénézuela, la Bolivie, l’Équateur, Cuba et des petits pays de la zone caraïbe. Elle part du constat que la plupart des pays d’Amérique du Sud n’ont pas une économie suffisamment forte pour résister aux exigences des grandes puissances, et que seule une alliance solide permettra de construire leur propre modèle de développement. À l’échelle nationale, les niveaux de rupture ont varié d’un pays à l’autre, mais les appareils d’État et le secteur privé n’ont été touchés que de façon très partielle. Le Brésil et la Grèce ont été, pour des raisons très différentes, les pays où la continuité entre gouvernements de droite et de gauche a été la plus forte. En Grèce, la raison est évidente : les exigences de la troïka portent sur des privatisations et des réformes du marché du travail ainsi que du système des retraites. Au Brésil, c’est tout le pari de Lula que d’avoir tenté une transformation douce du pays sans toucher ni au système politique ni au fonctionnement de l’économie ; or, tout comme en Grèce, le « système » a pris sa revanche. Le Vénézuela, la Bolivie et l’Équateur ont fait un autre choix en convoquant des assemblées constituantes qui ont transformé les institutions politiques et rendu plus difficile un « coup d’État parlementaire » comme celui qui a destitué Dilma Rousseff. Sur le plan économique, ces gouvernements ont accru leur contrôle sur les secteurs pétrolier et gazier. Mais pour le reste, tant pour l’appareil d’État que pour les autres branches du secteur privé, les choses n’ont pas vraiment changé et

les gouvernements de gauche restent très vulnérables, comme le montre la crise que traverse le Vénézuela avec la baisse du prix du pétrole. Ce qui est frappant, dans tous ces succès, est la combinaison entre deux caractéristiques. La première est la promesse d’une conquête du pouvoir en respectant les règles démocratiques, à commencer par celle du suffrage universel. Et, dans le même temps, il s’agit de stratégies politiques qui s’opposent frontalement aux partis de gouvernement. L’exemple grec permet ainsi d’identifier les éléments manquants dans la stratégie suivie par le gouvernement Tsipras. La première difficulté tenait à l’absence d’alliés dans l’Union européenne et l’eurozone. Le seul véritable soutien était donc celui de l’opinion publique et des mobilisations populaires. S’il ne faut pas sous-estimer l’importance de ces mobilisations, néanmoins, les difficultés que la gauche traverse aujourd’hui mettent au jour un autre problème :celui du modèle de développement à promouvoir. Après la victoire d’Evo Morales et de Rafael Correa, la Bolivie et l’Équateur ont intégré dans leur Constitution ou dans leur législation deux innovations politiques majeures : le « buen vivir », le bien vivre, et le principe visant à doter de droits la nature et les « non‐humains ». Ces deux innovations s’appuient sur la vision du monde et les traditions des peuples aymara et quechua, mais leur portée est universelle. C’est dans cet esprit que la Bolivie a proposé aux Nations-Unies l’adoption d’une « charte des droits fondamentaux de la terre‐mère » avec le souci d’ajouter une nouvelle génération de droits fondamentaux. Accepter la prise en compte des droits des non‐humains est une rupture avec la séparation nature/culture issue du cartésianisme et de la modernité occidentale, un pas de côté important pour mettre l’écologie au cœur de la transformation sociale. Or, un premier bilan montre que les politiques menées par les gouvernements andins sont très éloignées de leurs promesses. En Bolivie et en Équateur, les gouvernements ont très vite donné la priorité à l’exploitation de leurs matières premières et envisagent de grands projets de méga‐barrages ou même de centrales nucléaires. Au Vénézuela, Hugo Chavez avait déclaré son adhésion au concept d’« écosocialisme » mais, en quinze ans, le régime n’a pas réussi à sortir de sa dépendance exclusive au pétrole. Au Brésil enfin, les treize années de pouvoir de Lula et Dilma Rousseff ont fait connaître au pays une désindustrialisation précoce au profit d’une économie fondée sur les services et l’exportation de matières premières issues pour l’essentiel d’une agriculture industrielle. Ces politiques ont conduit à des affrontements avec des populations indigènes refusant la destruction de leur environnement, et à une fragilisation des régimes du fait de la soumission aux fluctuations du marché mondial des matières premières. Construire un programme politique qui sorte du dogme de la croissance à tout prix et du productivisme tout en assurant un accès pour tous aux ressources indispensables à la vie constitue un défi majeur pour refonder une gauche de transformation sociale et écologiste. Cela impose une rupture avec les traditions de la gauche issue du mouvement ouvrier, mais aussi avec un grand nombre de programmes de formations écologistes se limitant à proposer une mutation interne au capitalisme – et non son abandon pur et simple - en le recentrant sur les énergies renouvelables et un plus grand respect de la nature. Une autre approche, très populaire dans le mouvement altermondialiste, se développe aujourd’hui : celle des biens communs comme alternative tant au capitalisme et la propriété privée qu’à l’étatisation de l’économie. Les premiers de ces biens communs ont été les logiciels libres qui se sont développés dès les années 1980. Parmi les nombreuses initiatives,

celles sur l’eau ont connu le plus de succès. Les exemples les plus marquants ont été les « guerres de l’eau » en Bolivie avec des succès face aux privatisations à Cochabamba et à Los Altos, ou encore le référendum en Italie où le oui à « l’eau comme bien commun » l’a emporté. À l’évidence, les biens communs ne se substitueront ni aux États ni au marché et à la propriété privée, lesquels existaient bien avant l’avènement du capitalisme. L’approche par la défense des biens communs peut cependant nous aider à répondre aux défis posés par la crise démocratique traversée par nos sociétés. L’angle principal de ces critiques porte sur l’« entre‐soi » de la classe politique où une petite élite confisque tous les postes de pouvoir pour y appliquer des politiques qui se ressemblent toutes. Ces aspirations s’expriment à tous les niveaux et dans tous les domaines, à travers des luttes et de très nombreuses initiatives où des individus et des collectifs s’investissent et prennent en charge directement tout un ensemble de réalisations et d’activités. La démocratie radicale consiste à insuffler de la démocratie participative et directe dans tous les espaces, et à trouver toutes les formules qui permettent une hybridation allant dans le sens d’une implication citoyenne la plus large possible. De tels projets se mettent en place progressivement (récemment, un budget participatif a été mis en place au niveau du XVIIIème arrondissement parisien). À cet égard, l’auteur explique qu’il serait intéressant de revisiter une proposition qui date de plus de deux siècles, celle de Thomas Jefferson à James Madison, qui vise à faire « s’éteindre » la Constitution tous les dix‐neuf ans. La base traditionnelle de la gauche, et surtout de son aile radicale, était la classe ouvrière et les salariés du secteur public. En France, dans les dernières décennies, le vote de la classe ouvrière industrielle a basculé vers l’extrême droite ou l’abstention, à l’exception de quelques grandes entreprises où le syndicalisme reste puissant. Plus qu’en Allemagne ou même en Italie où la gauche conserve une base ouvrière dans l’industrie, en France, l’essentiel de la base sociale des syndicats et partis de gauche est constituée de salariés du secteur public qui ont joué un rôle central dans tous les grands mouvements sociaux des vingt‐cinq dernières années, et qui restent le cœur de son électorat. Cette base est encore organisée, même si les réseaux militants vieillissent, et elle défend avant tout le service public, ses emplois et ses valeurs. Parce que le secteur public et la classe ouvrière semblent sur le déclin, si les formations de gauche se contentent de cet héritage historique, elles seront condamnées à en gérer le déclin. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il faille abandonner ces secteurs : il est au contraire stratégiquement essentiel conserver cette base militante. Un autre secteur de la société prend une place de plus en plus importante dans les luttes et commence à peser électoralement : les classes moyennes et intellectuelles. “Comment faire coalition ?” Leurs cultures et leurs préoccupations ne sont pas les mêmes et ces personnes ne se retrouvent qu’en réaction dans une critique partagée du système et des effets de la mondialisation néolibérale. Il faudra donc identifier les points de clivage existants ou potentiels, les nœuds qui peuvent sembler indépassables. Les problèmes posés par les nouvelles formes d’engagement et les mutations profondes des types d’organisation sont tout aussi redoutables. Des trois secteurs que nous avons identifiés, seul le mouvement ouvrier traditionnel, en y incluant le secteur public, conserve une continuité organisationnelle portée par les syndicats et les partis politiques. Les classes moyennes et intellectuelles et issues de l’immigration peuvent se mobiliser massivement parfois, comme on a pu le voir lors d’une série de mouvements récents contre les discriminations, des grands projets inutiles comme Notre‐Dame‐des‐Landes ou la réforme du code du travail et au cours de l’émergence de Nuit debout. Mais, pour l’écrasante majorité d’entre eux, sans se doter d’organisations permanentes, c’est via Internet et les réseaux sociaux qu’ils se coordonnent et agissent ensemble. À ces difficultés s’en ajoute une autre : l’impossibilité, à cette étape en tout cas,

d’identifier le secteur social qui serait capable d’être l’élément fédérateur, celui qui construirait les « prises », les points d’ancrage en termes de revendications comme de moyens d’action. Il y a vingt ans il paraissait encore évident que le mouvement ouvrier pouvait jouer ce rôle. Cela n’était plus du tout évident pendant les mobilisations contre la loi El Khomri, le caractère novateur de Nuit debout ayant joué un rôle au moins aussi important que les grèves et occupations du mouvement syndical. Il a fallu plus de trente ans aux militants, aux intellectuels, aux mouvements sociaux et aux forces politiques de gauche pour comprendre les transformations du monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, et en tirer les conséquences pour déterminer leurs programmes politiques et leurs moyens d’action. Il nous en faudra au moins autant pour agir en ce XXIe siècle déjà bien engagé.