Justin et sa quête de justice

Justin (le prénom a été volontairement modifié) est l'officier de police en charge des cas de violences sexuelles à Bunyakiri, un village enclavé dans les forêts montagneuses du Parc National de Kahuzi-. Biega, situé dans la zone de conflits de l'est de la République Démocratique du Congo (RDC). Justin se prend la tête ...
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Justin et sa quête de justice

Using Science and Medicine to Stop Human Rights Violations

Justin (le prénom a été volontairement modifié) est l’officier de police en charge des cas de violences sexuelles à Bunyakiri, un village enclavé dans les forêts montagneuses du Parc National de KahuziBiega, situé dans la zone de conflits de l’est de la République Démocratique du Congo (RDC). Justin se prend la tête entre ses mains et se demande comment il va réussir à faire appliquer la loi et rendre justice à Ange, une jeune fille de 14 ans. Ange a été violée par son instituteur quelques mois plus tôt, comme punition pour le retard de paiement des frais de scolarité par ses parents. Bien que l’école ait été déclarée gratuite en RDC par le gouvernement en 2011, ce dernier n’a jamais attribué un budget suffisant à l’éducation. Par conséquent, les instituteurs ne perçoivent pas de salaire régulier et disposent de très peu de moyens pour enseigner. Ange n’a rien dit à personne. Mais après plusieurs semaines, son ventre a grossi. Elle a commencé à avoir des nausées et à ressentir des douleurs dans le ventre. Elle s’est alors finalement décidée à raconter à ses parents ce qui s’était passé. Ses parents l’ont conduite dans un centre médical puis au commissariat pour voir Justin. Malheureusement, il était trop tard dans l’après-midi. Il n’y a pas d’électricité à Bunyakiri alors le commissariat ferme au coucher du soleil. Ange devra revenir le lendemain. Quand Ange rencontre enfin Justin, il l’écoute attentivement tout en écrivant des bribes du témoignage d’Ange sur un bout de papier. Bien que le commissariat soit régulièrement à court de papier et d’autres fournitures de base, Justin a heureusement gardé quelques feuilles de papiers et des stylos reçus lors d’une formation médico-légale dispensée par Physicians for Human Rights (PHR), à laquelle il a assisté. L’investigation criminelle s’articulant autour des informations qu’il aura réussi à collecter, Justin doit sélectionner les éléments les plus importants du récit d’Ange afin que l’essentiel puisse tenir sur les précieuses feuilles de papier qu’il possède. A ce sujet, Justin m’a déjà confié que dès fois, la nuit, certains policiers qui ne savent pas lire, prennent les pages des rapports de police qu’ils trouvent dans les bureaux qui n’ont pas de portes, ou dans les placards, et s’en servent pour essuyer leurs besoins ou faire brûler le makala, le charbon de bois local. C’est ainsi que les archives policières disparaissent, alors qu’il est vital de pouvoir conserver cette documentation. Quand la police a convoqué et interrogé l’instituteur, ce dernier a avoué. Il a avoué avoir violé Ange, ainsi que d’autres jeunes filles qui n’ont parlé de leur agression à personne afin de pouvoir continuer à étudier. Justin a ensuite envoyé un message au Procureur de la petite ville de Kalehe, située à 100 kilomètres de Bunyakiri. Le Procureur lui a demandé de lui faire parvenir les rapports de police le plus tôt possible pour que l’instituteur puisse être incarcéré. Le Procureur a également demandé à Justin de s’assurer que toutes les victimes identifiées de cet instituteur passent un examen médical pour que les certificats médico-légaux soient ensuite intégrés à la procédure criminelle.

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Justin a demandé au Procureur comment il allait payer les 40 dollars pour le taxi et l’escorte armée nécessaire au transport de l’instituteur vers Kalehe. Justin a ensuite demandé au chef de police du district, avec quel argent il allait pouvoir acheter les feuilles de papier supplémentaires sur lesquelles il doit retranscrire les auditions des autres victimes – ou encore le papier dont le centre médical a besoin pour établir les certificats médicaux-légaux. Enfin, au vu du délai légal de 10 jours, Justin se demande comment il pourra faire acheminer à temps toute la procédure jusqu’à Kahele avant que le Procureur ne lui téléphone et ne lui demande de libérer l’instituteur violeur et qu’ainsi l’action publique ne soit alors éteinte. Justin et moi avons déjà souvent discuté de ces problèmes. Il m’a d’ailleurs appelé concernant le cas d’Ange, m’interpellant en ces mots, « Monsieur Georges, comment faites-vous dans votre pays du Nord ? ». Je lui répondis assez fébrilement, préférant aborder les nouveaux défis de l’utilisation d’outils modernes dans la police, plutôt que de lui parler des bonnes conditions de travail de mes collègues européens et de l’expertise en technologie dont ils bénéficient. Justin m’a également questionné sur l’admissibilité légale des preuves numériques et leurs utilisations au cours d’un procès. Bien qu’il n’y ait pas d’électricité à Bunyakiri, il y a accès à l’internet grâce à des générateurs et des batteries solaires. Et cela marche même plutôt très bien. Si, avant la fin du délai des 10 jours, Justin pouvait envoyer les témoignages des victimes, les procès-verbaux, les certificats médicaux ainsi que les rapports de police et les photos, directement au Procureur par le biais d’internet, alors il n’aurait pas à relâcher le coupable. Il aurait ensuite trois mois pour transférer l’accusé à Kalehe. Justin m’a expliqué que ce système de plateforme internet serait une idée simple à mettre en place et un outil nécessaire dans la lutte contre la violence sexuelle en RDC. À PHR, nous espérons que notre nouvelle application mobile, MediCapt, sera cet outil dont Justin et d’autres officiers de police ont besoin partout en RDC afin d’assurer une justice pour les victimes de violence sexuelle. MediCapt a pour but de rendre possible la collection et la documentation numériques de preuves de violences, ainsi que de préserver ces éléments de preuves jusqu’au procès. L’application peut être utilisée pour enregistrer et stocker les certificats médicaux, les photographies montrant les blessures des victimes ; et également sécuriser le transfert des données vers les autorités chargées compétentes et de mener des poursuites en justice pour de tels crimes. Une version améliorée de MediCapt a été testée en RDC début 2015, et nous espérons un lancement officiel dans l’année. Bien sûr, je rejoins Justin sur le fait qu’un système numérique comme MediCapt, capable de faciliter et d’accélérer le transfert de preuves d’un interlocuteur à un autre, pourrait grandement améliorer la situation actuelle. Néanmoins, après avoir travaillé cinq ans en RDC, je suis bien conscient qu’il existe d’autres problèmes qu’il est tout aussi nécessaire de résoudre avant de pouvoir affirmer que les victimes ayant survécu à des violences sexuelles bénéficient d’un minimum de justice. Par exemple, même si Justin est capable de remplir toutes les conditions légales afin de garder un prévenu derrière les barreaux, le système pénitencier lui-même ne dispose que de très peu de moyens. En effet, certaines prisons dans l’Est de la RDC n’ont pas les ressources suffisantes pour assurer la sécurité et s’occuper des détenus – dans certains cas, il arrive que ce soit la famille de la victime de violences sexuelles qui apporte de la nourriture au criminel en prison, afin de s’assurer que ce dernier soit gardé derrière les barreaux. Ainsi, MediCapt, tout en apportant une aide significative, ne sera pas le remède absolu à tous les maux qui gangrènent le système judiciaire congolais.

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Je pense souvent à Justin. Et à tous ces policiers qui s’impliquent et qui voudraient aider leur communauté mais qui, par manque de papier, de stylos, pour une histoire de délai légal compté en jours dans un pays rythmé depuis toujours par les saisons des pluies, sont obligés de relâcher des criminels et de voir leur communauté se disloquer, perdre confiance en leurs institutions alors qu’un peu d’électricité et de réseau numérique suffiraient à poursuivre et punir les auteurs de ces horribles crimes de violence sexuelle, à rendre justice aux victimes survivantes et à montrer à ces officiers de police que leur travail n’est pas vain.

Georges Kuzma, de nationalité française, a participé au Programme de Physicians for Human Rights sur la violence sexuelle dans les zones de conflit à Bukavu, en RDC, en tant qu’Expert Consultant pour la Police et la Justice, après avoir travaillé pendant cinq ans dans cette région.

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