Journal de guerre de François

Tranchée de la Meule noire, au bord de la route de Carency-Villers au ...... nuages de fumée noire comme de l'encre (obus explosifs de 75), ou des volcans de ...
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Carnets de guerre 2 août 1914 – 2 mars 1919 François Dutilleul

Journal de guerre de François 2 août 1914 Domgermain (SP de Toul) Je suis plein d’enthousiasme et désire la guerre. Il faut en finir. Les Corps d’armée affluent. Le 9ème est arrivé au nord de Toul. J’ai une section de mitrailleuses. J’ai trouvé ici le Capitaine Vétillart, cousin du Père, et me suis présenté à lui. 4 août 1814 Le régiment achève de se constituer. Tout marche d’une façon étonnante. J’ai constitué ma section de mitrailleuses et je vais recevoir pour elle demain 30 000 cartouches. Je ne peux pas arriver à me croire en guerre, mais en manœuvres. On est insouciant, et on ne pense pas au lendemain. L’entrain est parfait. Nous allons faire une guerre acharnée et féroce, cela se sent. 9 août 1914 Je vous écris en vue de Metz. C’est émouvant. Ce matin, nous avons entendu le canon, mais nous n’avons pas encore le baptême du feu. Je suis aux mitrailleuses, mais quelle responsabilité ! Nous sommes tous pleins d’enthousiasme. 22 août 1914 Voilà quelques jours que je n’ai pu vous écrire. J’ai pris part, sans avoir à intervenir, à une bataille jeudi 20. J’ai entendu claquer les obus. Pendant que je vous écris, l’artillerie lourde allemande bombarde la hauteur à coté de nous où est notre artillerie (Col de Bratte au nord de Nancy). On entend très bien le sifflement de l’obus qui approche, puis on voit un nuage de terre et de fumée là où il tombe. Les Allemands ont incendié Nomeny. Nous avons reçu quelques rescapés qui viennent se réfugier chez nous. Les Allemands ayant mis le feu dans le village, les habitants ont été les uns dans les caves, les autres dans la rue. Ceux qui sortaient dans la rue étaient tués à coups de fusil, ceux qui restaient dans les caves étaient enfumés, puis les Allemands tiraient dans les caves. Quelles brutes ! 25 août 1914 (Arrivée à Buissoncourt près de Nancy) Tout va bien. Je pense recevoir le baptême du feu aujourd’hui, car nous sommes depuis hier soir en contact avec l’ennemi, après une marche forcée. On est crasseux. Je ne me suis pas lavé depuis deux jours. Le temps est beau, mais les nuits sont froides dans les champs. J’espère que la campagne sera finie avant l’hiver.

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27 août 1914 Je vais admirablement. Mon régiment a été relevé hier de la ligne de feu Tout va bien. J’ai pris une sacoche et un quart à un prisonnier. J’en avais grand besoin. C’était un Bavarois. On voit passer beaucoup de blessés, mais beaucoup légèrement. Les pertes allemandes devant nous sont effroyables, surtout à cause de notre artillerie. 28 août 1914 J’ai eu hier soir le baptême du feu sous les obus allemands, dont deux ont éclaté à 6 mètres de moi. Pas de mal. Du reste, nous risquons peu, car nous ne sommes pas en avant. 30 août 1914 Nous avons été sous les obus pendant trois jours. C’est fini. Je n’ai rien eu, ni mes hommes. Nous campons au milieu de cadavres Bavarois. C’est affreux comme vue et comme odeur. J’ai vu tomber autour de moi 16 gros obus. C’est peu dangereux si on n’est pas juste dessous. Maintenant je suis au repos. Le temps est superbe et notre état sanitaire excellent. 31 août 1914 Je viens de bivouaquer pendant trois jours dans un charnier de Bavarois. C’est affreux et je suis bien aise d’être débarrassé de ce spectacle et de cette odeur. Notre artillerie fait de terribles ravages chez les Allemands. La leur est bien moins dangereuse mais leurs Compagnies de mitrailleuses sont terribles. Ce matin, je suis au calme et je vais déjeuner tranquillement. Autour de nous, les villages brûlent, incendiés par les obus incendiaires des Allemands. 4 septembre 1914 Je vais admirablement. Mon régiment a été relevé hier de la ligne de feu par des troupes fraîches, et nous soufflons. On m’a permis d’aller ce matin à Nancy à bicyclette me remonter en uniformes et linge. On m’a promis ma nomination de lieutenant pour la prochaine promotion. Cela me ferait plaisir car je n’aurais dû l’être que dans deux ans. Mon régiment s’est très bien tenu au feu. Il a défilé hier devant le drapeau, c’était émouvant. Je viens d’être détaché au feu avec les chasseurs à pied. Il y a des officiers charmants. Nous avons dormi sous les obus et repoussé des attaques de nuit.

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5 septembre 1914 Depuis huit jours au feu, jour et nuit, détaché au chasseurs à pied. Nous avons eu de tout : bombardements, feu d’infanterie, attaques de nuit, etc… Les prussiens arrivent la nuit à quatre pattes dans les avoines, à proximité des sentinelles, puis leurs officiers crient : « Amis, ne tirez pas ! », en Français. Naturellement, ça ne prend pas. Ce qui est lugubre, c’est le cri des blessés dans la nuit. Enfin, depuis jeudi, nous sommes relevés et loin des cadavres et des charniers. J’ai été invité à dîner hier avec l’Etat-Major du régiment par celui de la brigade. Bon dîner, mais écourté par les Prussiens qui attaquaient. Naturellement, ils sont repoussés. 6 septembre 1914 Nous sommes en réserve générale, à l’abri du feu de l’infanterie, dans des tranchées, mais l’artillerie lourde tire sur nous. Ce n’est pas bien dangereux si l’obus ne tombe pas droit sur la tranchée, mais c’est déprimant. Deux obus de 105 percutants sont tombés à moins d’un mètre de la tranchée ; nous avons eu une gifle mais aucun mal. J’ai dit à mes hommes que, quelle que soit leur religion, c’était le moment de se rappeler leur prière pour demander la protection divine, et personne n’a souri. Je vous envoie un morceau de capote allemande, découpé sur le champ de bataille. Actuellement, j’ai fait couvrir la tranchée où je suis, avec mes pièces de madriers et de terre ; ça nous préserve des schrapnells. 7 septembre 1914 Nous vivons dans des tranchées en position défensive. Voilà une de nos Compagnies qui lâche pied. Je retourne à mon poste de combat. 8 septembre 1914 Tout va bien. Si vous n’y tenez pas trop, vous me feriez grand plaisir en m’envoyant votre Kodak et 8 ou 10 rouleaux de pellicules. Il y a des vues saisissantes à prendre ! Toute la nuit, nous avons été debout, car on se cognait aux avant-postes. Cela fait 3 ou 4 semaines que je ne dors au plus que quelques heures par nuit et dans les champs. C’est très dur et les nuits sont froides. J’ai dîné hier soir dans la tranchée vers 10 heures avec mon Colonel, un Commandant et le Colonel du 212ème. Je me suis endormi pendant le dîner. Je dors en vous écrivant. Nous faisons la guerre de tranchées, c’est assez déprimant. Quand verrons-nous la fin de tout cela, et la paix revenir ? En attendant, nous expions.

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9 septembre 1914 Ici, tout va bien. J’ai tiré sérieusement sur l’infanterie Bavaroise hier à 700 mètres, et je crois avoir tapé pas mal. L’artillerie est venue achever mon œuvre, et tout ce monde-là a fichu le camp dans les bois après avoir cependant blessé grièvement par une balle un de mes chefs de pièce. Nous sommes très bien nourris, mais le sommeil manque. On couche équipé sur le terrain, avec des alertes toute la nuit. C’est éreintant. 10 septembre 1914 Nous sommes en 1ère ligne, noyés jusqu’au cou dans les tranchées, et faisant une véritable guerre de siège. Je vous écris tous les jours sous la pétarade ; on s’y habitue. Les nouvelles du Nord sont bonnes et les états-Majors sont très satisfaits. Il faut que nous tenions l’armée allemande en respect, sans risquer de grandes batailles pour laisser les Russes marcher. Voilà la pluie, nous recommençons à coucher dans la boue. Cela manque de charmes. Quant au sommeil, on n’en parle pas. On dort deux ou trois heures par nuit quand on le peut. On s’y fait aussi. La nourriture compense. On m’a apporté ce matin, dans ma tranchée, une pomme cuite avec de la confiture. Quel régal ! Le spectacle est laid. Partout des cadavres de chevaux, des vaches, cochons, lapins en liberté. Enfin, tous les villages de la région en feu, brûlés par les Allemands. Ils ont des produits incendiaires, j’en ai trouvé. Je vais très bien et mes hommes aussi. L’état sanitaire général est excellent. J’ai vu sauter hier deux caissons de notre artillerie ; ça a fait pas mal de bruit. 14 septembre 1914 Mon régiment cantonne actuellement dans un village derrière ses positions de combat, à l’est de Nancy. Nous avons défendu Nancy dans le secteur qui nous était confié, et avons reçu les félicitations du Général Joffre. Je crois que mon régiment a dans les 650 tués ou blessés. Nous avons été 3 semaines en 1ère ligne, sans avoir été relevés, et étions vraiment épuisés quand le Corps d’armée Bavarois, qui cherchait à nous bousculer, a battu en retraite il y a deux jours, après des pertes formidables. Personnellement, j’ai beaucoup circulé avec ma section de mitrailleuses, détaché 3 jours avec le 226ème pour le soutenir, (il lui restait 5 officiers), puis avec le 44ème bataillon de chasseurs tout de suite après. Tout cela a duré une semaine. Puis le Général de Brigade m’a remis à mon régiment, et nous avons vécu une douzaine de jours dans les tranchées, n’en bougeant guère pendant le jour, à cause du bombardement terrible dont nous étions l’objet. Je ne sais combien de milliers d’obus nous avons reçus des canons de 77105-137 et 210 allemands. C’est effroyable. Ceux de 210 ébranlaient absolument la colline que nous occupions. Tout le terrain est criblé de trous de plusieurs mètres de diamètre, et d’éclats d’obus. Bien des obus sont tombés au bord de ma tranchée ; on les entend venir ; et, au sifflement, on se rend compte s’ils viennent sur vous et si ce sont des gros et des petits. J’ai été voir ce matin le résultat de mon tir de mitrailleuses, à 750 mètres, sur des Allemands couchés dans un fossé, et dont on voyait seulement la tête. J’ai réussi à régler mon tir en une

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cinquantaine de cartouches, en observant à la jumelle la poussière des balles, et il y a dans le fossé des files de Wurtembergeois avec chacun une ou plusieurs balles dans la tête. Je suis ravi du résultat, mais je plains sincèrement les malheureux que j’ai tués, car eux aussi ont une famille, et en somme ils ont marché pour faire leur devoir ; n’empêche que je recommencerai à la première occasion. Notre artillerie de 75 est terrible, et infiniment plus redoutable que l’artillerie légère allemande. La semaine dernière, une de nos batteries a démoli devant nous en vingt minutes deux batteries allemandes (douze pièces et douze caissons). Puis, un seul canon a été hissé à bras sur une hauteur, et en quelques minutes, a démoli à lui tout seul, une autre batterie de 6 pièces allemandes. J’ai vu ce matin des cadavres allemands tués par nos obus, ils sont déchiquetés. Je suis ravi d’être aux mitrailleuses qui, en plus de leur très grand interêt, procurent l’avantage de faire partie de l’Etat-Major du régiment, de ne dépendre que du Colonel, de vivre près de lui, de savoir les nouvelles, etc… Par contre, il y a une très grande responsabilité. Vous ne vous figurez pas le réseau d’espionnage organisé par les allemands dans cette région, malgré les nombreux individus que nous avons fusillés, toutes les nuits partent des villages ou des champs, des signaux lumineux à l’adresse des allemands, leur donnant des renseignements sur nous. Il est impossible de les pincer tous. Cette guerre avait été bien préparée par eux, et leur armée est vraiment très forte. Ils nous sont très supérieurs comme matériel et équipements, mais leur canon de campagne est inférieur au nôtre. Malheureusement, nous ne pouvons guère combattre leurs obusiers de campagne et sommes forcés de recevoir leurs obus sans rien dire. 16 septembre 1914 Nous faisons maintenant partie de l’armée dite « de Nancy », et nous sommes au repos. Il paraît que le Kaiser a assisté à l’attaque que nous avons subie le 7 ou 8 septembre. C’est bien de l’honneur. 17 septembre 1914 Nous revoici en 1ère ligne, mais sans grand travail, car devant nous, nous n’avons que de faibles arrières-gardes allemandes. Nous logeons dans la maison où logeait l’Etat-Major de la division Bavaroise. J’ai joué la « veuve joyeuse » sur le piano que j’y ai trouvé. 21 septembre 1914 Toujours en 1ère ligne, mais tranquilles. Notre artillerie contribue à notre tranquillité, car elle tire sur la moindre troupe allemande. Ma tranchée se termine, noyée dans le sol à hauteur d’homme, avec deux talus pour amener les mitrailleuses au ras du sol. Voici le plan :

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Je me tiens en X ; le saillant qui est juste devant moi est un pare-éclats pour les hommes du côté si un obus tombe de l’autre. Nous avons pris cette idée aux Allemands. 24 septembre 1914 Ce soir, voici les obus de gros calibre qui tombent sur Arracourt. A quand notre tour ? 25 septembre 1914 Nous sommes toujours sur la défensive. Hier, les canons allemands se sont pas mal réveillés. Leurs grosses pièces nous ont lancé d’énormes obus (0.21 de diamètre, 0.70 à 0.80 de hauteur) 27 septembre 1914 Le Colonel m’a envoyé reconnaître l’emplacement où un ballon observatoire allemand a été détruit dernièrement par une bombe de nos aéroplanes. Je l’ai retrouvé, ainsi que la tombe de l’Oberleutenant qui le montait. J’ai trouvé par terre un morceau de ses bretelles et des ossements carbonisés. Ci-joint un morceau de l’enveloppe du ballon. Ces ballons nous ont bien embêtés, signalant sans cesse à leur grosse artillerie tous nos mouvements. Ce matin, messe militaire par un prêtre dont le pantalon rouge apparaissait. 28 septembre 1914 Nous quittons nos emplacements (ma division), et embarquons demain pour ???. Je suis sûr que nous allons prendre part à la grande bataille qui se livre. Ma division est seule désignée par ici, car elle est très cotée, ayant reçu des félicitations spéciales du Général de Castelnau après la défense de Nancy.

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29 septembre 1914 Nous roulons pour un grand voyage et allons vers d’autres champs de bataille. Mes souvenirs d’étudiants vont se réveiller. 30 septembre 1914 Nous roulons depuis hier 7 h ½ du matin, et sommes passés par Toul, Chaumont, Troyes, Montereau, Juvisy, Versailles. A Versailles, à 3h ½ du matin, des dames de la Croix-Rouge nous ont donné du thé chaud. Où allons-nous ? Revoir mes souvenirs d’étudiant et aider au coup de poing qui fichera les Allemands hors de chez nous. Mon régiment est en deux trains, un par bataillon. Le troisième bataillon n’existe pas et est remplacé par un bataillon de chasseurs dans un troisième train. Chaque train est immense, car il faut caser nos caissons, chevaux, et voitures. Dans mon compartiment, il y a le drapeau, le lieutenant porte-drapeau, le Colonel, le médecin-chef du régiment, et mon collègue de l’autre section de mitrailleuses. Marche du 269ème pendant les 1ers jours du mois d’octobre 1914 1er octobre 1914 1 h du matin, débarquement à Drocourt, marche sur Douai, première rencontre aux portes de Douai. Le soir retour à Drocourt. 2 octobre 1914 La division couvre la route d’Arras. Le 269ème doit se porter à Vitry-enArtois ; il ne peut y arriver. Bataille d’Izel-lès-Esquerchin ; retraite sur Rouvroy. 3 octobre 1914

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ème

Bataille de Rouvroy, retraite sur Méricourt. Le soir, contre-attaque de division, sans grand résultat. 4 octobre 1914

Bataille de Vimy occupé par le 5ème bataillon du 269ème. Le 6ème bataillon et les mitrailleuses sont à Givenchy-en-Gohelle.

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Nuit du 4 au 5 octobre 1914 Perte de Givenchy (voir lettre du 8 octobre 1914). Retraite vers la route de Bethune à Arras, puis à la lisière Est du bois de Berthonval. 6 octobre 1914 Retraite vers Mont Saint Eloi, faute de cartouches. Arrivée des zouaves.

8 octobre 1914 Cette lettre va être bien décousue, car il faudrait trop de temps pour raconter tout ce que nous avons fait depuis le 1er octobre, jour de notre débarquement. En résumé, ayant poussé de l’avant, la 70ème division seule, nous sommes tombés sur des forces considérables, et pendant 5 ou 6 jours, nous avons battu en retraite de crête en crête, en défendant chacune d’elles jusqu’à ce que le mouvement enveloppant les Boches nous force à reculer. Une attaque de nuit nous à délogés d’un village. J’étais en batterie un peu sur la gauche et au dessus. C’était impressionnant de voir brûler ce village au milieu des cris, des coups de fusils et des hourrahs. Ayant tiré tout ce que je pouvais tirer, et entendant dans la nuit des commandements allemands tout près de moi, à ma

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gauche, où il n’y avait plus de soutien, j’ai fait filer mes hommes et mes pièces, sous les balles en leur indiquant la direction de retraite. Quant à moi, j’ai rassemblé, revolver à la main, 15 ou 20 fantassins fuyards et nous nous sommes couchés un peu plus haut pour protéger la retraite. J’ai fini par rassembler une cinquantaine d’hommes, et peu à peu, ce qui restait du régiment s’est reformé à notre hauteur à quelques centaines de mètres du village. Toute la nuit, nous sommes restés là, crevant de froid. Quelle nuit ! Au petit jour, nous avons continué le repli, car l’ennemi cherchait de nouveau à nous envelopper. Repli section par section. La section repliée protégeait par son feu le repli de la suivante. J’ai dû abandonner mon sabre qui me désignait aux tireurs Boches, et qui, l’instant d’après, a été cassé par une balle. J’ai dû également mettre sous mon bras ma pèlerine d’officier qui me valait aussi de servir de cible, et alors les Boches m’ont laissé une paix relative. J’ai ramassé un mousqueton et fait le coup de feu toute la journée. Ce sera mon arme maintenant. Voilà enfin nos Corps d’armée débarqués, et tout repousse de l’avant. Nous sommes en réserve, épuisés ! C’était la vraie guerre, sans rien à boire, ni à manger, couchant dans la gelée blanche en claquant des dents. En réserve, nous commençons à nous retaper un peu. J’ai perdu tricot, linge, conserves, tout cela était sur un de mes chevaux qui a été coupé en deux par un obus. Je me remonte petit à petit, en faisant acheter à droite et à gauche. Mon pauvre collègue qui commandait la 1ère section a été tué. J’ai rassemblé les débris de nos deux sections, et j’ai maintenant une section de 3 mitrailleuses, 11 chevaux et 39 hommes. Ce sera lourd à mener ! Quand cette guerre finira-t-elle ? Il paraît, mais je n’en suis pas sûr, que ma division est à l’ordre de l’armée pour sa conduite ici, seule pendant 5 jours devant plus d’un Corps d’armée ! J’ai su par un officier d’Etat-Major qu’elle avait été sacrifiée, et que les officiers supérieurs de nos régiments l’avaient su. Naturellement, c’est fini, nous sommes en réserve. Le temps est superbe, mais les nuits me font peur, car on a trop froid dans la gelée blanche. Enfin, hier, nous avons pu nous abriter. En tous cas, je vais très bien, sans aucun accroc. 10 octobre 1914 Nous ne sommes plus en première ligne depuis quelques jours, mais nous recevons encore des coups de canon. Hier, on a embarqué mon régiment dans des voitures automobiles du PLM pour nous transporter à une quarantaine ( ?) de kilomètres de là, (Aix-Noulette), où on craignait quelque chose. Il n’y a rien eu, et nous sommes en réserve. Nous menons une vie terrible et le plus grand désir de tous est la victoire et la paix la plus rapide possible. Mon régiment parti de Toul à 2000 hommes est réduit à 850. La lassitude est certainement la même du coté Boche que chez nous. C’est particulièrement pénible pour l’infanterie. Je crois la victoire absolument certaine. 12 octobre 1914 Compagnie des mines de Vicoigne et de Noeux Première nuit où j’ai pu me coucher depuis déjà longtemps. J’ai dormi dans une chambre d’ingénieur garçon, et j’y ai dormi d’un sommeil de plomb, mais il faut malheureusement se lever tôt. Je vais très bien, mais je voudrais voir cette guerre finir. Enfin, il faut accepter tout de bon cœur et se soumettre à la volonté divine. J’ai reçu hier 24 lettres d’un coup. Hier soir, j’ai vu passer des prisonniers allemands. Ils en ont assez. Actuellement

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mon régiment est encadré par des Anglais, car nous avons été détachés de la division pour une mission spéciale qui va bientôt finir, je pense. 8 novembre 1914 Les nouvelles sont de meilleures en meilleures et je suis comme tous à l’optimisme parfait. J’ai du reste cette réputation parmi les officiers. Mais je ne peux pas m’empêcher d’admirer les Allemands, tout en croyant que leurs armées doivent commencer à en avoir plein le dos. Dans la région, il y en a qui se rendent volontairement par groupes. Ils ont eu un désastre effroyable sur l’Yser, mais ils tiennent encore. Nous voilà donc en guerre avec la Turquie. Quelle salade ! Nous continuons à avancer vers ce fameux village (Vermelles), par tranchées et boyaux, cela représente les rues d’une ville, avec abris blindés, postes téléphoniques, WC, etc… Je regrette que vous ne puissiez voir cela car c’est on ne peut plus curieux. Le jour, dans les tranchées, une partie des hommes veille derrière les créneaux, à l’affût du moindre Prussien. Songez que nous sommes à 200 mètres des tranchées allemandes ; la nuit, nous les entendons causer. Une autre partie remue de la terre. Le reste dort, lit ou joue aux cartes. C’est une vraie vie de taupe. Un de nos petits postes est dans une tranchée, à 40 mètres de la tranchée d’un petit poste allemand. Je vais vous dire l’emploi de mes journées, adoucies depuis 8 jours, car je ne vis plus jour et nuit aux tranchées.

Novembre 1914 Dans Carency (Artots) Ayant réuni les débris des deux sections de mitrailleuses, et ayant deux sergents, je ne mets que la moitié de mon monde aux tranchées. L’autre moitié se repose 24 heures au village derrière. Quant à moi, je vais aux tranchées surveiller les travaux, etc… Mais je n’y courrais la nuit qu’en cas d’attaque. Donc, pour moi, lever vers 7 heures. Le lever est rapide, puisque je dors équipé ; déjeuner ; tour aux tranchées. 10 h 30, déjeuner avec le Commandant de

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bataillon, cigare, conversation. Ensuite établissement des topos pour la brigade et la division.. Vers 15 heures, lettres puis occupations diverses jusqu’à 18 h 30, où nous dînons, cigare, conversation, ronde, puis coucher. Réveils plusieurs fois par nuit par le sifflet du Commandant parce que nous ronflons (lui aussi du reste). Alors depuis hier nous lui avons trouvé un autre coin pour coucher. Puis, plusieurs fois par nuit, surtout entre 2 et 3 heures, réveil brusque par la fusillade. Nous sautons dehors pour voir ce que c’est. Ce n’est rien en général. Recouchage jusqu’à 4 h ½ où une sentinelle vient crier : « Il est 4 h ½ ». L’Adjudant du bataillon se lève alors pour faire son rapport de la nuit, puis nous nous rendormons jusqu’à 7 heures. Voilà notre vie en ce moment. Maintenant tous les jours canonnade, pétarade, etc… Il me semble que le silence doit être bien bon ! 11 novembre 1914 Nous avons quitté le 5ème bataillon et mes deux sections de mitrailleuses, un bien sale village (Noyelles les Vermelles), où on nous bombardait ; Nous sommes dans les tranchées (Carency), mes mitrailleuses échelonnées sur tout le front. J’ai passé la nuit à les installer et à donner toutes les indications aux chefs de pièces. Le jour, impossible de circuler. Je ne puis donc plus agir sur mes chefs de pièces, et je suis un peu en arrière avec le chef du 5ème bataillon.

Nous habitons une cabane dans le bois, avec deux lits en paille, deux chaises, une table et un poële. Il y a beaucoup de courants d’air. Il y a dans les bois des lapins et, dit-on, des faisans ; je vais tâcher d’en tuer au mousqueton.

Notre poste près de Carency (Poste 3) Cette nuit je vais retourner aux tranchées avec le Commandant, et nous regagnerons notre cabane au petit jour. La nuit suivante, nous recommencerons et serons relevés vers 4 heures du matin pour quatre jours. Voilà notre vie maintenant. Je fais des démarches pour avoir 8 mitrailleuses pour le régiment. J’en formerais ainsi 4 sections, commandées par 4 sous-officiers, et je commanderais le tout. Ce serait bon d’avoir 8 pièces, surtout dans notre guerre de tranchées, auxquelles nous devons nous cramponner en cas d’attaque. J’ai vu dans un journal la mort d’Henri Desrousseaux, mais est-ce vrai ? ème J’ai vu pour le 269 , entre autres, des avis officiels de mort, envoyés par les hôpitaux aux familles alors que l’intéressé allait très bien. Et moi, combien de fois m’a-t-on serré la main,

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après un combat ou une séparation en me disant que le bruit courait que j’étais tué. Cela arrive souvent. 13 novembre 1914 Nous avons été remplacés dans le siège de Vermelles, et nous sommes dans des tranchées à cheval sur Carency, dont nous occupons 5 ou 6 maisons, et les Allemands le reste. La nuit, j’y vais avec le Commandant, on file sans bruit, sur le bord de la route, l’œil au guet, pour ne pas tomber dans une patrouille allemande possible, car nos tranchées de droite ne sont pas encore à hauteur des maisons que nous occupons.

On arrive à la première maison, on la longe, on traverse encore un morceau de route tout doucement, derrière une barricade, pour ne pas attirer la fusillade de la barricade allemande 30 ou 40 mètres plus loin. Puis, on traverse un jardin dans un boyau de 2 mètres de profondeur, et on arrive devant une grange dans laquelle on entre par un trou fait dans le mur ; on débouche dans une cour, puis dans la maison du Capitaine. Au delà, ce sont les maisons boches.

Entrée par l’arrière du groupe de maisons Godard. Capitaine Godard et Ladermois. Chez le Capitaine, il y a un bon feu. Le cuisinier travaille en bras de chemise, le fusil près de la main. Sauf les bombes, ils seraient très heureux. Nous causons un peu devant un petit verre, puis le Commandant et moi, avec notre homme d’escorte, repartons aussi silencieusement, en nous plaquant par terre si une fusée éclairante monte vers le ciel. Ce petit coin de la guerre est vraiment très amusant. Nous avons été relevés cette nuit, et devons avoir à Camblain-l’-Abbé quatre jours de repos. J’espère que c’est vrai. Je suis logé chez l’instituteur très bien, et j’espère profiter de mon lit cette nuit, car aujourd’hui je suis un peu vanné, mais tout va bien. 16 novembre 1914 Notre dernier jour de repos s’achève, et ce soir nous retournons aux tranchées. Le temps est affreux et un peu froid ; c’est l’hiver et ce n’est pas gai. Les bruits

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vont toujours. Les uns disent que nous rentrerons en Lorraine, mais l’opinion générale est que nous sommes ici pour longtemps ; au fond, personne n’en sait rien. Devant nous, les Allemands sont tranquilles. Tout se borne à des coups de fusil dès qu’on aperçoit quelqu’un. L’artillerie tape sur leurs tranchées et sur leurs batteries. Ils répondent et puis voilà. J’ai passé mon après-midi à faire des comptes et à vérifier le ( ???) des sections de mitrailleuses dont je suis le grand manitou, puisqu’au lieu de régner sur une section, je règne maintenant sur trois et sur quatre dès que la quatrième sera constituée. Ce n’est pas rien avec les blessés et les malades auxquels il faut trouver des remplaçants. Nous arrivons à l’organisation allemande de la Compagnie de mitrailleuses, et le Capitaine c’est moi. C’est très intéressant, mais malgré cela, je voudrais bien en voir le bout et voir arriver la fin de cette guerre. Les journaux disent que les Parisiens rendent la vie dure aux embusqués et qu’on leur dit chaque jour une foule de choses désagréables, ce n’est pas volé ! Le bataillon part à 1 heure du matin. Je partirai devant à minuit pour voir divers points avant son arrivée. Cela représente 9 kilomètres dans une bouillie dont on ne peut se faire idée. 17 novembre 1914 Me voici dans mon gourbi, après avoir couru toute la nuit pour installer mes pièces. Il fait froid, et j’ai les pieds gelés. Le Commandant écrit en face de moi. Hier soir, un Commandant a dîné avec nous. Il a été chargé d’une mission spéciale en Belgique au début de la guerre. Il paraît que le gouvernement belge n’a empêché le passage des Boches que poussé par l’opinion publique Wallonne et le parti radical. Les Flamands et les catholiques étaient contre nous. Quant à l’armée belge, on l’a encensée par diplomatie, mais elle n’est pas épatante et lâche facilement. Ils sont mieux maintenant, mais ce sont eux qui ont lâché Dixmude. Quant aux Anglais, ils sont excellents, selon lui, à cause de leur amour-propre, mais ils ont été cause du désastre de Charleroi, en allant cantonner au lieu de coucher dehors, et ils ont été surpris. Ce Commandant est assez versé dans le monde officiel, et il paraît qu’il y aurait eu un complot Caillaux pour renverser Poincaré, prendre sa place et faire la paix. C’était au moment du départ pour Bordeaux. Galiéni l’a expédié à Rouen, avec ordre de n’en pas bouger, et je viens de voir qu’il partait pour l’Amérique du Sud. Quant au partage turc, il est, paraît-il, réglé entre la France, l’Angleterre et la Russie, sous formes de zones d’influences. En somme, ce Commandant a bien diverti notre dîner. 18 novembre 1914 C’est aujourd’hui notre deuxième jour de tranchées qui court, et nous sommes relevés après-demain à quatre heures du matin. Mes pièces sont installées sur un tel front que je ne peux que les installer et aller les voir tous les soirs. Le reste du temps, je suis un peu en arrière des tranchées dans la hutte du Commandant. C’est un vaste courant d’air, et malgré le petit poële, on y meurt de froid. La nuit, je sors pour tâcher de me réchauffer les pieds. Nous allons faire aménager ce gourbi par le génie qui va nous l’enterrer. De même, à coté des tranchées, on fait de grands abris souterrains pour les hommes, mais il faut que ce soit bien fait. J’ai appris ce matin la mort de mon collègue du 237ème et de son Adjudant, étouffés par l’éboulement d’un de ces abris. Nous continuons à bombarder la partie de Carency que les Allemands occupent. Le 220 leur envoie des obus énormes. Je crois décidément que nous resterons ici jusqu’à la retraite allemande, non désirée, paraît-il, par nos

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chefs, car ils se retireraient sur la Meuse, sur un front plus étroit. Il leur faudrait moins de troupes, et ils pourraient renforcer le front Russe, ce qu’on ne veut pas. En somme, notre vie est tranquille, et le danger presque nul en prenant ses précautions. Le dépôt complète nos effectifs, et depuis le début de la guerre, nous avons à peu près perdu les 7/8 de notre effectif au départ de Domgermain. 19 novembre 1914 L’ordre vient d’arriver de porter nos lignes en avant, à 7 heures du soir, et de faire de nouvelles tranchées. J’ai du monter la garde pendant cette opération, avec mes mitrailleuses, pour repousser au besoin une contre-attaque. Vers minuit, j’ai ramené mon monde dans ses abris. Ce matin, je suis allé à Villers-aux-bois pour une question de service. J’étais à peine rendu que les Allemands ont commencé à bombarder. Quelle scie ! J’ai du faire une heure de cave. Vers midi, accalmie ; j’en ai profité pour courir de toutes mes forces et sortir du village. Demain matin, à 4 heures, nous sommes relevés pour 3 jours. Bonne affaire. Je vais très bien et j’ai un excellent appétit. C’est le signe de la santé . 2 décembre 1914 Nous avons été relevés cette nuit et nous voilà au repos à Estrée-Cauchy pour trois jours. Voilà 3 nuits à peu près complètement blanches car je les passe aux tranchées, soit aux anciennes, soit aux tranchées en construction pour mettre des mitrailleuses. Dans la nuit d’avant-hier, une de nos Compagnies creusait une tranchée à 80 mètres d’une tranchée allemande, protégée de ses vues par une petite levée de terre. Ils nous ont fusillés pas mal, mais personne n’a été atteint. Après cela, je suis allé avec le Commandant voir comment était exécutée la mise en état de défense des maisons à nous de Carency. Nous avons fait la série des maisons à droite sur la route, en passant de l’une à l’autre par des boyaux creusés dans les jardins, et en entrant dans les maisons par des brèches pratiquées dans les murs. Pas un toit intact à cause des bombes. Nous sommes arrivés ainsi à la dernière maison à nous, à hauteur de laquelle est une forte barricade en terre sur la route. De cette barricade, en levant juste le nez, nous avons vu la 1ère maison allemande à 5 mètres de nous, mais à cause de la barricade, ils ne pouvaient pas nous voir. Le moment émotionnant a été celui où il a fallu nous relever pour regagner la porte à 7 ou 8 mètres de la barricade. Nous avons pris nos jambes à notre cou. Du reste, personne n’a tiré sur nous. Puis, j’ai été voir la ligne de nos sentinelles sur le bord d’un petit bois ; pour y arriver, il fallait monter sur le ventre en se cramponnant aux branches, et sans faire trop de bruit. Enfin, j’ai été voir un petit poste que j’ai fait placer à 50 mètres d’une de mes mitrailleuses. Il est dans un boyau qu’on aperçoit sur une longueur de 30 mètres, puis il tourne pour aller vers les Boches et on ne le voit plus. Là-dessus, je suis rentré dans notre baraque. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter car la nuit, si on se promène près des Boches pour raison de service, ils ne voient qu’une ombre et ne peuvent guère ajuster. Ce matin, en rentrant, j’étais assez fatigué et, en arrivant à EstréeCauchy, j’ai appris que ma chambre était occupé par un gosse qu’on isolait parce qu’il avait la rougeole. J’étais donc sur le pavé car il ne reste guère de chambre non occupée.

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3 décembre 1914 Notre 2ème jour de repos touche à sa fin. C’est curieux comme on s’ennuie dans ces cantonnements de repos, pendant 3 jours ; seulement, on s’y repose tout de même. J’ai réussi à avoir une chambre hier soir, mais elle est sale et pleine d’araignées. J’ai posé mon sac de couchage sur le lit et je suis entré dedans sans me déshabiller. Tous les bruits les plus divers continuent à circuler ici. Les uns disent que nous retournons dans l’Est, les autres que nous restons là et que l’offensive va reprendre, ce qui n’aurait rien d’étonnant. 4 décembre 1914 Cette nuit, nous partons à 3 heures pour les tranchées, mais notre séjour y sera agité, car je crois que nous allons cogner. Le secret militaire m’empêche d’en dire plus long, car ma lettre pourrait être perdue et ouverte. Je crois que les mitrailleuses vont avoir un fort travail. Le régiment est à peu près au complet maintenant. On a bouché le reste de nos trous avec des « terribles », c’est ainsi que nous appelons les bons territoriaux. Comme on ne nous envoie pas de classe 1914, nos capacités offensives seront faibles, et je ne pense pas qu’on nous utilise pour les grandes offensives qui suivront cette guerre des tranchées. 7 décembre 1914 C’est un homme bien éreinté qui écrit après avoir passé sa nuit dans les tranchées. L’opération dont j’ai parlé hier a réussi à moitié. Nous n’avons pu enlever qu’une tranchée boche sur deux.

Fin Décembre 1914. Tranchée de la Meule noire, au bord de la route de Carency-Villers au Bois, au moment de la 1ère attaque de Carency.

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La deuxième, nous nous en passerons et cette nuit, on va réunir celle qui a été enlevé à nos tranchées. Donc, encore une nuit blanche. Cela fera ma 4ème nuit debout pour être prêt en cas de contre-attaque. J’ai dormi 4 heures ce matin. Voici le récit de la nuit d’hier : pendant l’assaut de la tranchée boche, les tranchées boches voisines, alertées par la charge et les cris, ont tiré pour éviter un assaut sur elles. Pendant ½ heure, c’est une grêle de balles qui est venue taper dans nos parapets, ou au-dessus, claquant, sifflant, imitant l’enfant qui crie et le chat qui miaule, enfin un vacarme effroyable, et dont on sort les oreilles bourdonnantes. De temps en temps, je jetais un coup d’œil dans un créneau pour regarder en avant, et voir si une contre-attaque ne venait pas sur nous, mais rien n’est venu. Puis, notre artillerie a tiré quelques coups, l’obus en éclatant illuminait le terrain en même temps qu’on entendait une détonation effroyable. Les Boches ont répondu avec mitrailleuses, bombes et grenades. On ne peut se faire idée de ce bruit. Avec cela, la pluie sans arrêt, ma capote traversée, 0,30 de boue et d’eau dans la plus grande partie de ma tranchée. Cela a duré de 5 heures du soir à 5 heures du matin. On peut juger dans quel état j’étais, dormant debout. Par moments, j’étais dégoûté. Enfin, il n’y a pas à se plaindre, c’est la guerre ! Ce matin, à 5 heures, je vais rentrer dans Carency où j’ai passé la journée dans une de nos 7 ou 8 maisons. Théoriquement, nous devrions être relevés cette nuit pour aller passer trois jours à Estrée-Cauchy ; mais je ne pense pas que nous le soyons avant que notre nouvelle ligne de tranchée soit complètement finie, et la situation ainsi éclaircie. Si seulement il faisait beau ! Cette nuit, pour me réchauffer les mains, j’ai tiré les 6 coups de mon revolver vers les tranchées allemandes, et j’ai serré ensuite le canon bien chaud dans mes mains. Après avoir tiré, je me suis empressée de quitter mon créneau, car le revolver lance une longue flamme avec des étincelles, et en effet les balles se sont mises à arriver dans la direction du créneau. Et maintenant, voici 17 heures 15 ; je vais quitter Carency pour la boue des tranchées, car à 18 heures je dois faire des signaux avec ma lampe électrique pour orienter les travailleurs des nouvelles tranchées. Cela va attirer des coups de fusil, aussi je vais la fixer au bout de ma canne, pour ne pas avoir à sortir la main de ma tranchée. 8 décembre 1914 J’écris encore d’une des maisons françaises de Carency, où je passe encore une journée. Comme je l’ai dit, je suis remontée la nuit dernière aux tranchées. La première fois, il était 18 heures, nuit noire sans lune. J’ai traversé une grande route découverte à une centaine de mètres de la tranchée Boche, sans être vu. La tranchée où j’allais est dans un chemin creux, où on a de l’eau sur 0,10 m. de profondeur, et il faut marcher dedans en se baissant, car le chemin n’est pas très creux, puisqu’un homme marchant tout debout y a reçu une balle dans la poitrine. Dans les tranchées, 0,30 m. de boue ; elles s’effondrent, et je me demande toujours s’il n’y aura pas d’effondrement sous mes mitrailleuses. Vers 19 heures 30, je suis revenu à Carency pour dîner. Puis vers 21 heures, je suis remonté aux tranchées. La lune s’était levée, et je me suis trouvé très ennuyé pour repasser cette sale route. Un lieutenant qui était avec moi a passé le premier au galop. Je l’ai suivi, mais ayant butté sur une pierre, j’ai fait quelques pas en courant, avec l’impression que je tombais, et en faisant naturellement un chahut infernal ; alors deux coups de fusil, mais j’étais déjà passé. Vers minuit, tout étant calme, je suis revenu m’étendre un peu à Carency. Il faut voir ma capote et ma culotte ; on ne voit plus le drap sous plusieurs mms de boue qui les recouvrent. Ce soir je rentre à EstréeCauchy me reposer deux jours. Ce matin nous fait le compte de nos pertes. Sur quarante officiers partis de Domgermain, nous restons 8 n’ayant ni blessures, ni maladies. La plupart des officiers sont de nouveaux promus.

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12 décembre 1914 J’ai eu une fin de nuit agitée. Ayant été retrouver deux de mes pièces dans une tranchée, pour collaborer à une petite opération, j’ai fait ouvrir par ces deux pièces un tir en cadence rapide. Au bout de quelques instants, les Allemands ont lancé une fusée éclairante qui est venue tomber à 1 mètre de nous et illuminer notre bout de tranchée comme en plein jour. Une minute après, un obus passait juste au-dessus de nous et pas haut, nous faisant baisser le nez, et allait éclater un peu en arrière. J’ai cessé le feu tout de suite pour ne pas leur permettre de nous repérer. Ils en ont lancé 12, mais heureusement trop longs ; puis notre artillerie a répondu et tout s’est tu. 15 décembre 1914 Je suis toujours très bien mais il y a aujourd’hui un cas de rougeole dans le régiment ; cela pourrait bien s’étendre. J’ai arboré une magnifique culotte de velours tirant à la fois sur le vert noir et sur le grenat. Ma culotte rouge était trop fatiguée et celle-là est bien plus chaude. Ce soir séance de monologues et chansons par la 17ème Compagnie, au profit des familles nécessiteuses. J’y suis invité et j’irai. Soyez sans inquiétude si vous restez quelques temps sans lettre de moi, car je ne pourrai probablement pas écrire tous les jours pendant un moment. Nous allons avoir autre chose à faire… Ne nous souhaitez pas la pluie plutôt que la gelée. Je voudrais vous montrer nos tranchées avec 40 centimètres de boue. C’est épouvantable !

16 décembre 1914 Hier soirée de huit heures à minuit ; couplets d’actualité, romances sentimentales, fragments d’opéra-comique, ombres chinoises, flûtiste soufflant alternativement par le nez et par la bouche. J’ai fait transporter beaucoup de caisses de cartouches aux tranchées. J’espère pouvoir photographier des scènes de batailles, bombardements, etc… En tous cas, adieu le repos. Je ne pourrai peut-être pas écrire pendant quelques jours. En tous cas, je ferai tous mes efforts pour envoyer au moins une carte. On dit que les Boches ont amené 100 000 hommes de renfort devant Arras, mais je crois que c’est du bluff. Il va y avoir un rude chahut par ici car il y a derrière nous une artillerie lourde absolument formidable. Quelle dégringolade de marmites en perspective. Je vais toujours très bien malgré un temps bien malsain, pluie et vent sans interruption. La tranchée n’est pas drôle en ce moment. Décidément, c’est demain qu’on attaque à la baïonnette, soutenu par mes mitrailleuses. Qu’est-ce que cela donnera ? J’espère que ça collera. 17 décembre 1914 (11 heures)

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J’écris de la tranchée, les mains gelées. A 9 heures, on devait commencer un furieux bombardement par notre artillerie, suivi de l’assaut. Nous avons été prévenus que la séance ne commencerait qu’à midi. Les troupes d’assaut attendent dans les tranchées. Les uns rient, les autres sont sombres, deux disent leur chapelet. C’est impressionnant et triste. Midi. Pas d’ordres nouveaux. Peut-être ne sera-ce que pour demain. En tous cas, il y a une effroyable canonnade sur Aix-Noulette, près de nous. Je viens de photographier les tranchées Boches à 4O mètres devant moi, celles que je dois mitrailler, mais je me suis dépêché. Voilà notre artillerie lourde qui tire. Les coups tombent à 150 mètres devant nous, crèvent les maisons, abattent les arbres. Quel bruit ! Les Allemands répondent, mais faiblement, et on entend les obus se croiser au-dessus des tranchées. Je viens de déjeuner d’un œuf dur et d’un morceau de pain. 1 heure. Toujours rien, c’est sans doute pour demain, ou ce soir à la nuit mais je ne le crois pas. 16 heures. Décidément, c’est pour demain. Voilà le froid qui prend. J’ai bien envie de dormir car je me suis levé à deux heures du matin et il va falloir coucher à la tranchée. 18 décembre 1914 Tout va bien.

18 décembre 1914 : la meule noire au moment de notre 1ère attaque de Carency. En avant à gauche de la meule, blessés français. Dans la meule, niche creusée de nuit par une de nos patrouilles pour y abriter un blessé.

19 décembre 1914 L’ordre définitif d’attaque était bien pour hier, 9 heures 30 du matin. Pour le 269ème, il y avait deux lignes de tranchées à enlever avant d’entrer dans Carency. Le 5ème bataillon en était chargé, et moi je devais inonder de balles une tranchée à gauche qui nous prenait de flanc. De 9 heures à 9 heures 30, un bombardement de

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28 canons de 155 a été fait sur Carency. C’était effroyable ! Puis de 9 heures 15 à 9 heures 30, le 75 (40 pièces) a tiré sur les tranchées allemandes. J’ai du faire évacuer ma tranchée qui, n’étant qu’à 40 mètres des Boches, était illuminée de l’éclat de nos obus. C’était un spectacle vraiment grisant de voir ces gerbes de terre et de fumée jaillir sans interruption autour des tranchées Boches, avec le bruit terrible que font nos obus à la mélinite. Plusieurs fois, je me suis un peu sorti de la tranchée pour regarder. C’était vraiment beau. Dès la fin du tir d’artillerie, nous avons sauté sur nos pièces, et j’ai fait ouvrir un feu en cadence rapide sur la tranchée à 40 mètres devant moi. Son parapet était couvert de herses, de piquets pour des réseaux de fil de fer et d’une foule d’objets destinés à en empêcher l’escalade. C’était un plaisir pour moi de voir tout cela sauter en morceaux sous le feu de mes pièces. La terre à la crête de leur parapet sautait dans tous les sens ; aussi, pas un coup de fusil n’est parti de cette tranchée sur nos troupes d’assaut qui partaient en cet instant. C’était bien beau de voir ces hommes courir à la baïonnette sur les tranchées Boches. Beaucoup tombaient sous le feu des mitrailleuses allemandes ; enfin une 1ère fraction a sauté dans la tranchée Boche, à droite de celle sur laquelle je tirais. Puis, trois vagues successives sont ainsi parties pour les renforcer dans les tranchées conquises, pénétrant ainsi par un boyau dans la tranchée que je venais de battre, en y plantant un drapeau tricolore. J’ai alors cessé le feu. Pendant ce temps-là, le 226ème à notre droite, attaquait aussi, mais sans succès, laissant le terrain jonché de cadavres et de blessés. A notre gauche, les chasseurs à pied n’avaient pas plus de succès. Les mitrailleuses Boches ont tiré sur nos pièces, mais nous nous en moquions, puis leur canon mais il n’a fait que nous jeter de la terre. Enfin, tout est rentré dans le calme. Puis, les Allemands se sont mis à lancer des bombes dans la tranchée conquise et à tirer des coups de fusil, et quelques instants après, la tranchée était pleine de casques à pointe. Il l’avaient reconquise, les canailles ! Ils nous faisaient de la main des signes de moquerie. Quelques uns se sont penchés hors de la tranchée pour reprendre leurs fusils que les nôtres avaient jeté pardessus bord. Que de pertes pour rien ! Le 5ème bataillon a ainsi perdu en tués, blessés ou prisonniers, 4 officiers et plus de cent hommes. Le soir, des blessés sont revenus et ont expliqué ce qui s’était passé. Les nôtres ont beaucoup souffert des bombes sans pouvoir répondre, et les Boches revenant par les boyaux, ont pris ce qui restait. Quelle sale journée avec pluie et vent sans arrêt. On est gelé et trempé. Décidément l’infanterie a bien du mérite. L’opération est à refaire, mais ce sera à plus grande échelle. La nuit, les blessés se sont mis à crier. C’était lugubre. Je crois qu’on les a ramenés tous. Mais le jour, ceux qui remuaient étaient fusillés par les Boches. Actuellement, nous attendons dans nos tranchées, couverts de boue jusqu’aux yeux. Le froid prend malgré la pluie et il y a beaucoup de vent. Hier soir, en marchant la nuit dans la tranchée, j’ai buté dans quelque chose : c’était un mort ! 20 décembre 1914 (parvenu par auto) L’attaque a décidément raté, pas celle du 269ème, mais celle des voisins, et c’est pourquoi nous n’avons pas pu garder la tranchée conquise. Le bombardement préparatoire des 70 pièces d’artillerie, n’a pas été très efficace. C’est comme dans nos assauts de Vermelles. C’est un coup de veine qu’un obus tombe juste dans une tranchée. A Buissoncourt, en Lorraine, les Boches ont lancé sur nos tranchées des milliers d’obus et pas un n’est tombé dedans. J’ai été appelé ce matin au quartier général de la brigade pour donner quelques renseignements sur cet assaut. Je leur ai expliqué ce que je pensais, que nous étions bien à distance d’assaut mais pas la droite. Aussi elle a été fauchée, et nous a laissés en l’air. J’ai été flatté de voir qu’on tenait compte de mon modeste avis. J’en ai profité pour demander des canons revolvers ou autres dans nos tranchées pour tirer à bout portant sur les embrasures

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des mitrailleuses Boches. On m’a dit qu’on nous en donnerait. Je suis ravi. Mais cet assaut était bien beau. Un homme tombait, tué raide en sortant ; on le tirait par les pieds pour dégager l’escalier et un autre homme sortait à sa place. Le Commandant pleurait comme un gosse. Décidément aucune arme ne peut lutter avec l’infanterie, au point de vue valeur. Nous reprenons pour quelques jours l’ancien régime. Le 6ème bataillon est à Estrée-Cauchy, et je pense que nous y retournerons dans deux jours. Hier soir, j’ai repris ma place au poste de commandement. Nous étions trempés et gelés, et heureux d’être tranquilles pour quelques jours. Nous étions ce pendant énervés et fiévreux après trois pareilles journées. La nuit à été tranquille et aujourd’hui, nous sommes à peu près dispos. Je fais envoyer une balle allemande, une balle française, et un éclat d’obus tombé dans ma tranchée. 27 décembre 1914 (9 heures) Il s’est passé le jour de Noël des choses formidables entre notre 6ème bataillon et les Boches, pendant que nous étions au repos à Estrée-Cauchy. Les Boches sont arrivés sans armes dans la grande rue de Carency et ont appelé les nôtres. Au bout d’un instant, Français et Bavarois fraternisaient, les Bavarois offrant cigares et journaux et disant : « Tirez si vous voulez, nous ne répondrons pas. » Ils ont ajouté qu’il fallait se défier des mitrailleuses, car elles sont servis par des sous-officiers Prussiens. Puis les Boches ont chanté le «Die Wacht am Rhein», pendant que les nôtres chantaient le fameux chœur des «Montagnards». Prévenus, nos officiers sont arrivés, et un lieutenant a traversé le plus facilement du monde tous les groupes pour ramener les poilus. Il a regardé partout et a constaté par les portes ouvertes, que les maisons allemandes contenaient des explosifs, prêts à fonctionner, au moyen de fils électriques. Aussi, si les Allemands lâchent, personne de nous n’entrera dans Carency Boche, mais nous le contournerons. Les mêmes faits se sont produites entre tranchées. C’est à n’y rien comprendre ! En tous cas, les hommes se sont fait savonner énergiquement avec menace de prison. Il paraît que le 26 , un de mes hommes s’étant montré, un Adjudant Boche lui a crié : « Attention, aujourd’hui ce n’est pas Noël ! » Les journaux donnés par eux ne contiennent que des nouvelles de défaites Françaises et Russes ; aussi, je crains que ce tendre rapprochement n’ait pour but de chercher à séduire les nôtres ; mais je ne sais que croire. Il paraît aussi que la nuit de Noël, les Boches avaient un harmonium dans une tranchée et qu’ils ont chanté. Tous ces détails sont rigoureusement exacts. Je viens de les apprendre à l’instant de mes camarades du 6ème bataillon. L’artillerie est en train de régler son tir pour tout à l’heure. Quel joli chahut en perspective ! 28 décembre 1914 L’attaque a donc eu lieu hier, au sud de Carency, par les chasseurs alpins et par la droite du 226, qui est le régiment à notre droite. Elle a été préparée par le bombardement le plus terrible que j’ai vu. Carency et les lignes de tranchées boches entre Ablain-Saint-Nazaire et La Targette ont été arrosés par 250 canons de tous calibres. Il y a eu d’abord vingt minutes de bombardement, puis 10 minutes d’arrêt pendant lesquelles les Boches croyant alors à l’assaut, sont sans aucun doute remontés dans les tranchées. Alors, le bombardement a repris pendant 20 minutes. C’était déjà formidable et grisant comme spectacle, mais ce n’est rien à coté des 5 dernières minutes du bombardement. Toutes les pièces se sont mises à tirer à leur vitesse maxima. Sans aucune exagération, c’était un

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roulement de tambour où le bruit du tambour serait remplacé par le bruit de la foudre. Pour chaque départ de coup, c’est tout à fait cela. Devant nous, dans les tranchées, sur le village, nous ne voyions que des flammes jaunes, suivis de suite d’une immense colonne de fumée noire ou jaune, mêlée de débris de toutes sortes et montant à 20 mètres de haut, accompagnée parfois d’une détonation effroyable. Le sol tremblait. Qu’on s’imagine entendre le roulement de tambour dont j’ai parlé plus haut et, en même temps, les explosions des obus, et encore en même temps leur sifflement au-dessus de nos têtes, partout de vraies trombes de feu et de fumée, et on aura une faible idée de ce que nous avons vu et entendu hier. C’était grandiose. Les bombardements terribles des Allemands sur nos tranchées de Buissoncourt ne sont pas comparables à celui-là. Il y avait de quoi devenir fou chez les Boches. Leur seul salut était de s’aplatir au fond des tranchées. Il paraît qu’en face du 226, pris de terreur, ils se sont sauvés hors des tranchées. Naturellement le canon et le fusil ont haché les fuyards. Un de mes camarades a vu un Boche fuyant dans une rue de Carency. Un obus est tombé près de lui et l’a soulevé à hauteur des toits. C’était sûrement un coup de 155 qui contient une vingtaine de kilos de mélinite. A cet orage, les Boches ont répondu avec trois pièces de 77 qui, affolées, ont tiré dans tous les coins où il n’y avait personne ; puis elles se sont tues. Ils n’ont rien devant nous comme artillerie. Pour moi, la ligne Boche actuelle n’est considérée par eux que comme provisoire. Ils la tiennent le plus longtemps possible avec leur infanterie et des nuées de mitrailleuses, puis ils font sur la Meuse, ou peut-être en avant une forte ligne où doivent être tous leurs canons actuellement, et sur laquelle se repliera leur infanterie. L’assaut des tranchées a alors été donné sur notre droite, mais je n’ai pas pu la voir. Il paraît qu’il a réussi, et qu’on a gagné pas mal de terrain. Pendant ce tempslà, nos canons allongeaient leur tir pour chercher les réserves Boches. Notre rôle s’est borné à faire une vive fusillade pour empêcher tout mouvement des troupes Boches ou de leurs réserves de Carency. Malheureusement les Boches, avec leur petit canon m’ont blessé, mais très légèrement trois hommes. Le soir, dans Carency, on entendait le gémissement des blessés Allemands. Ce n’est pas agréable à entendre. Aujourd’hui, l’attaque continue, mais cette fois, notre voisin de droite, le 226ème, et deux Compagnies de chez nous y prennent part. Notre rôle se bornera encore à une violente fusillade. Sur un front de quelques centaines de mètres, nous avons 10 mitrailleuses, 4 à moi, 4 au 226ème, et 2 mitrailleuses du 5ème cuirassier envoyées comme renfort. J’ai dîné et couché dans Carency. Il ne nous reste que deux maisons intactes. Les bombes allemandes ont abîmé les autres, mais on peut cependant les occuper. Ce matin, j’ai repris mon poste dans la petite hutte de paille , mais on y est moins bien et moins chaudement qu’à Carency. 9 janvier 1915 Nous voici aux tranchées depuis ce matin. Elles sont dans un état indescriptible, avec les pluies continuelles que nous avons. Elles s’éboulent, et là où on n’a pas eu le temps de faire un pavage en rondins, on enfonce jusqu’aux genoux. Il paraît qu’hier on en avait jusqu’au ventre. Cette nuit, une partie de ma tranchée de mitrailleuses s’est effondrée aussi, mettant momentanément une pièce hors de service jusqu’à nettoyage et démontage complet. J’ai été forcé de me soulever sur les coudes pour arriver ce matin à dégager mes jambes de la boue. Pour éviter des catastrophes, j’ai commandé aux sapeurs des plates-formes et des embrasures en bois pour mes pièces.

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Ce qu’on voyait d’un créneau de mitrailleuses

Je viens de faire mon recensement sur mon carnet. J’ai actuellement 1 sous-lieutenant, 1 Adjudant-chef, qui va être nommé sous-lieutenant, 1 Adjudant, 3 sousofficiers, 83 caporaux et soldats et 26 chevaux (bientôt 35). C’est tout un monde et j’ai du travail. J’oubliais 6 mitrailleuses : 2 Puteaux,

2 Saint-Etienne 1907

et 2 Saint-Etienne transformées.

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Ce matin, j’ai examiné longuement les tranchées allemandes. Ils ont mis en avant des chevalets en bois garnis de fil de fer. Le génie prétend que les Allemands s’avancent vers nos lignes par plusieurs sapes souterraines. On va au devant d’eux en tâchant de descendre encore plus bas. Une sape allemande serait arrivée, paraît-il, à 7 ou 8 mètres de nos lignes. Ce matin, j’ai trouvé une bonne position me permettant de prendre d’écharpe toute attaque allemande. Je crois que j’y mettrai 4 mitrailleuses. L’effet sera terrible s’ils essayent de sortir. Pendant que j’écris, j’entends leur 77 bombarder nos tranchées, comme tous les soirs. Après chaque explosion, on entend des sifflements qui ressemblent à des plaintes ; ce sont des gros éclats qui filent en tournoyant. Mais leurs obus de 77 n’ont rien de comparable à notre obus explosif de 75. Le bruit qu’il fait quand sa charge de mélinite éclate est effrayant. Du reste, il n’agit pas comme l’obus explosif allemand, celui-ci éclate par terre par le choc. Donc, s’il ne tombe pas dans la tranchée, pas de mal. Au contraire, l’obus explosif de 75 n’éclate pas en arrivant à terre, car il a une fusée-porte-retard. Il ricoche et éclate un peu plus loin. On règle donc le tir pour qu’il touche terre un peu avant les tranchées allemandes et il éclate alors au-dessus et au ras des tranchées. L’effet est épouvantable. Les artilleurs l’appellent « le coup de hache ». Et puis, ils ont et nous avons aussi l’obus Shrapnell qui éclate en l’air en lançant des balles et des éclats.

Obus Schrapnell de 105 Tous les jours, nous recevons des bombes et les obus d’une batterie de 77, mais on le leur rend très largement, beaucoup plus largement même, sauf pour les bombes. Merci beaucoup pour les cigares et les deux numéros des « cahiers de geurre » très intéressants. Si vous pouvez me les envoyer, à mesure qu’ils paraissent, cela me fera grand plaisir. Il y en a un surtout d’annoncé « les terrifiantes mitrailleuses » qui me sourit d’avance.

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Nous avons un chien avec nous au poste de commandement des tranchées. C’est une Compagnie, et nous l’appelons « Bataillon ».

Décembre 1914, capitaine Godard Je vais toujours très bien, et quand j’ai le temps, c’est à dire après les repas, je joue au piquet avec le Commandant. J’ai fait à ce jeu de très grands progrès. Il m’a aussi appris l’écarté. 14 janvier 1915 Nous voici au repos pour 4 jours, mais ce matin, j’ai dû aller aux tranchées. J’ai déjeuné ensuite avec le Colonel. Les Allemands bombardaient nos tranchées, et un obus est tombé dans un boyau, tuant un homme peu après notre passage. J’avais avec moi un jeune Saint-Cyrien, versé au régiment à qui j’offrais le baptême du feu. Pas mal de fois, il s’est jeté contre moi, ce qui me faisait rire. Question d’habitude ; il s’y fera vite comme nous autres vétérans. Je vais toujours bien. Ce soir, séance de chansonnettes et monologues. Tant mieux, car il faut s’égayer un peu, bien que le moral soit bon.

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Janvier 1915 Tranchée de la Meule Noire 22 et 23 janvier 1915 J’ai transporté mon cantonnement de mitrailleuses à un carrefour de 4 routes, appelé naturellement « carrefour des quatre vents ». Il y a là 6 maisons où j’ai tout mon monde, à 400 mètres du cantonnement du régiment. Aussi m’appelle-t-on le Seigneur des quatre vents. Dans ces 6 maisons, il y a 3 cafés. Comme je suis le maître absolu, je les oblige à fermer le soir à 8 heures. Ce soir, nous allons aux tranchées pour 48 heures. Le temps a l’air de se remettre, en tous cas, il fait plus froid. Nous avons eu hier soir une séance de chansonnettes, cela passe le temps. 30 janvier 1915 Les officiers viennent d’être notés par les chefs de bataillons, et je vous envoie mes notes, pensant qu’elles vous feront plaisir. « A rendu un service inappréciable comme officier chargé des mitrailleuses du régiment. Son sang-froid, sa bravoure et aussi son esprit méthodique lui ont permis d’obtenir de ses hommes un dévouement absolu qui les rend capables de toutes les audaces et de tous les efforts ». Hier soir, vers huit heures, croyant qu’on ne pouvait les voir, une quinzaine d’Allemands sont sortis de leur tranchée devant nous pour s’en aller en arrière à travers champs sans prendre leur boyau. Une mitrailleuse pointée aussitôt sur eux a commencé à tirer, mais n’ai pas pu tirer plus d’une cartouche, il faisait trop froid. Le cylindre où les gaz de la poudre viennent agir sur le piston qui commande tout le mécanisme, étant trop froid, ceux-ci se contractaient et leur pression devenait trop faible. Heureusement, on peut y remédier. Le froid est vif, et cette nuit, nous avons eu un peu de neige. J’ai commandé une salopette et une paire de bottes en caoutchouc pour la boue des tranchées.

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Les consignes sont très sévères pour les lettres, et c’est 20 jours de prison aux délinquants. La nuit a été calme, mais tout le temps, cependant, un peu partout, le canon. Par endroits, un peu de fusillade. Puis un tir assez rapide de notre artillerie lourde sur je ne sais quoi, a illuminé le ciel avec un chahut terrible. Enfin, rien de sensationnel. Vous recevrez bientôt des photos de Carency très intéressantes. Vous aurez certainement beaucoup de succès dans Tours en les exhibant.

Janvier 1915. Carency. Capitaine Wallet.

Janvier 1915. Carency

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Il paraît que les légumes sont rares pour les pauvres parisiens. Il faut vraiment être sur le front pour ne manquer de rien, sauf de cigares. Aussi, vous me feriez beaucoup de plaisir en m’en envoyant une boîte et aussi un briquet à mèche et à essence.

2 février 1915 Nous sommes relevés après 3 jours et 4 nuits bien pénibles. Les Boches avaient enlevé le bout d’une de nos tranchées à la lisière de Carency, et nous occupions le reste de la tranchée. Cette tranchée est très longue, avec des sinuosités. Le boyau Boche arrivait à 1m50 du bout de la tranchée qu’ils ont pris, et maintenant, ce bout est relié à leur tranchée par ce boyau. Les Boches ont fait une barricade avec des sacs de terre, à un coude de la tranchée, et nous une autre au coude suivant, avec une longueur de tranchée non occupée de 20 m environ, entre les deux. Je ne sais encore comment on leur reprendra cela.

Janvier 1915. Boqueteau de Carency. Lieutenant Méline et canon de 37

Par dessus leur barricade, ils ont lancé à profusion des palettes de bois sur lesquelles sont fixés 2 paires de pétards de chéddite et ont ainsi démoli notre barricade et blessé des hommes. On nous a donné des pétards analogues, mais à peu près au tir moins puissant, des pétards de mélinite et des grenades à main. A la nuit, on a refait la barricade et répondu. Il suffit d’allumer la mèche et de lancer le pétard, autour duquel sont fixés des clous, des débris de ferrailles, etc… Pendant toute la nuit d’avant-hier, appuyés par le 75, quelques poilus ont ainsi criblé les Boches de plus de 500 pétards, pendant que d’autres, basculant les sacs de terre d’arrière en avant, ont ainsi avancé la barricade dans la tranchée. Ainsi notre barricade

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est arrivée à 1 mètre de la barricade Boche. Puis, pour leur faire une surprise, on a ficelé ensemble 60 pétards de mélinite qui ont du faire de gros dégâts, car les Boches ont cessé de lancer des pétards. Mais au jour, une surprise terrible nous attendait. Après avoir lancé partout des obus de 77 et de 1105, ils ont fait positionner 2 « Minenwerfer », amenés sans doute pendant la nuit.

Un Minenwerfer

Je vous ai dit que ces engins lançaient de véritables torpilles, de 50 à 80 kilos d’explosifs. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Ils ont tiré 8 à 12 coups en les faisant suivre de shrapnells de 77, destinés à ceux d’entre nous qu’ils croyaient devoir s’enfuir. Le 1er coup, coup de réglage n’a pas porté. Le 2ème est tombé sur une maison à laquelle est adossé un hangar en pierre de taille, où nous passons sans cesse. Le tout s’est ouvert en 4, les mus rasés au ras du sol, la toiture en miettes au milieu, et ainsi de suite, sauf deux maisons qui ont été épargnées, faute sans doute de projectiles. On voit en l’air la torpille car elle a une très faible vitesse, étant tirée à 200 ou 300 mètres seulement. D’après ce qu’on a pu voir, ces torpilles soivent avoir de 25 à 30 centimètres de diamètre, et 0,80 de long. Nous avons trouvé une de leurs fusées, c’est à dire le cou de cuivre qui les termine. Il pèse 2 kilos. Vous jugez du poids de la torpille. D’après les graduations de 1 à 15 que j’ai lues sur cette fusée, je crois qu’elle est porte-retard, c’est à dire que le choc de la torpille, sur un toit ou un plancher, produit non pas l’explosion, mais seulement l’allumage d’une mèche intérieure qui brûle plus ou moins longtemps, suivant la graduation choisie par le servant du Minenwerfer. Alors, ce n’est qu’au bout de quelques secondes que la mèche enflamme la charge de la torpille. Cela lui donne le temps de traverser toit, plancher, cave, et de reposer sur le sol dur où son effet est maximum. Les deux 1ères ont éclaté à 80 mètres de moi à peu près. Ne cherchez pas à vous imaginer la détonation et l’ébranlement. Ce n’est pas possible. Il faut l’avoir entendu. Naturellement, on a évacué en courant les maisons pour se jeter dans les tranchées. Une maison s’est effondrée sur une vingtaine d’hommes, en blessant seulement quelques uns. Les autres se sont dégagés et ont filé. Quelques autres, avec sangfroid, sont restés dans les décombres, le fusil à la main, en cas d’attaque. Puis tout s’est calmé. J’ai été faire 1 ou 2 photos des ruines. Un homme a été déchiqueté, d’autres écrasés. On voyait un pied passer à travers les pierres. Le soir, vers 4 heures, un obus de 77 est arrivé dans une cour où nous causions. Heureusement, il a touché un toit, au bord de la cour et a éclaté dans le grenier. Nous n’avons rien reçu.

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Après avoir dîné rapidement, j’ai été avec mes deux sous-lieutenants voir toutes mes mitrailleuses. Nous étions auprès de l’une d’elles quand un de nos obus de 75, tiré trop court, est venu s’abattre à 0,50 m de la pièce, avec un sifflement terrible. L’ébranlement d’air a jeté la pièce par terre et détruit la caponnière. Heureusement, il n’a pas éclaté. Sans cela, quelle bouillie de nous tous ! J’ai téléphoné aussitôt à l’artillerie qui a allongé sont tir, puis je me suis étendu deux heures sur un matelas et j’ai dormi comme une brute, absolument vanné. Pendant ce temps-là, mes mitrailleuses battaient les boyaux et les points où, le jour, on voit passer des Boches, un coup toutes les 10 ou 15 secondes. On pointe la pièce avant la nuit, sur un de ces points et on la bloque. Les Boches nous ont fait cela et c’est bien embêtant ; aussi, je le leur rends avec usure. Après ces deux heures de sommeil lourd, j’ai été réveillé par une de mes pièces tirant à toute vitesse. Elle fusillait une troupe se dirigeant vers nos tranchées. Enfin, ce matin, relève. Nous sommes vannés et je vois venir la nuit avec joie. Nous retournons là-bas demain ou après-demain. Soyez sans crainte. Mon service ne m’appelant pas dans le coin des pétards à la main, je n’irai pas y faire une promenade d’agrément. On m’a donné un mitrailleur venant du 2ème étranger. C’est un Alsacien qui a servi 8 mois aux Hussards de la mort, puis il a déserté. 4 février 1915 Hier, je n’ai pas eu le temps d’écrire, ayant eu beaucoup de travail au cantonnement de repos. Nous repartons ce soir, mais les mitrailleuses et moi partons tout à l’heure, car il faut que nous examinions le terrain, de jour, pour les tirs de nuit. Notre service, très dur en ce moment, exige une surveillance ininterrompue, et la plupart des pièces sont pointées sur les endroits dangereux. L’une d’elles, il y a 3 nuits, a dispersé une petite attaque. Le jour suivant, un de mes sous-lieutenants a aperçu les Boches qui lançaient des bombes à la main, ne se croyant pas vus. Il leur a envoyé 50 cartouches, ce qui a demandé 5 ou 6 secondes, et en a démoli plusieurs. Les autres ont filé, et les bombes ont cessé pour la journée. Nous avons, nous aussi, un petit Minenwerfer. Il lance un porjectile bizarre, comme un volant dans le feu de la raquette. Cette bombe conique, après être arrivée à son altitude maxima, pique droit vers la maison visée. Cela fait pas mal de dégâts, et on a vu un Boche soulevé par elle à plusieurs mètres de hauteur. En dehors de ces quelques faits divers, rien de bien nouveau. Je viens de me procurer des semelles de tranchées, car la boue est réellement trop froide. C’est un véritable soulier de toile imperméable, avec une semelle en bois de 1 centimètre ½ d’épaisseur. On met cela par-dessus les souliers, mais c’est bon pour rester en observation, car la marche est difficile. Au cantonnement de repos, je vis en sabots, c’est exquis au point de vue chaleur.. 6 février 1915 Ce petit mot va vous raconter la nuit tumultueuse qui vient de s’écouler. Depuis l’affaire de l’autre jour, j’ai 6 mitrailleuses qui battent le coin dangereux dans Carency. Deux sont à proximité, les autres à droite et à gauche à une distance de 100 à 200 mètres. Comme on craignait une attaque sur ce coin, il y avait là avec les sections qui veillent, un homme chargé de lancer une fusée, qui donne l’alarme aux mitrailleuses ; celles-ci

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pointées de jour, se mettraient de suite à tirer. Hier soir donc, vers 21 heures, je pars faire une ronde dans les tranchées, et je reste un bon moment aux pièces situées à 20 ou 25 mètres du point dangereux. En partant, je recommande la vigilance car la nuit était noire, et je ne les avais pas quittées depuis 2 minutes, quand j’entends « Forwärts » suivi de « Hou ! hou ! » lugubres. Immédiatement, le hurlement d’un guetteur « Aux armes mitrailleuses ! » Immédiatement, les deux pièces sont parties en tir rapide, pendant que la fusée, montant en l’air, décrochait les 4 autres. C’était épatant à entendre, ce claquement à toute vitesse de 6 mitrailleuses au milieu de la fusillade. Naturellement, l’attaque a été brisée, et au bout de quelques minutes, les Boches ont commencé à tirer sur nous, ce qui m’a bien tranquillisé, car lorsqu’ils tirent, c’est qu’ils n’avancent pas. On n’y voyait comme en plein jour, avec les fusées, et c’était vraiment une grêle de balles, avec accompagnement des deux artilleries, puis tout s’est calmé peu à peu. Et je viens d’apprendre que les Boches ont attaqué Carency en même temps sur 2 autres points, sans succès. Alors, je suis très content, car c’est un succès pour nous tous, et un bon point pour les mitrailleuses. 17 février 1915 On est loin d’être tranquille dans le secteur. Les Minenwerfer ont fait ce matin leur réapparition. L’un d’eux est tombé sur une des maisons fortifiées et l’a anéantie, en ensevelissant les 12 ou 15 hommes qui étaient dans la cave ou dans la maison. Sauf trois, tous sont morts ; on n’a pas encore pu les dégager. Un des blessés souffrait tellement qu’il se roulait dans le fumier de la cour où on l’avait porté, en mordant dedans. Son agonie a duré 10 à 15 minutes. C’est affreux. Son Capitaine pleurait. Moi, je n’étais pas là, heureusement. J’étais dans une tranchée. J’ai placé une mitrailleuse pour flanquer ce point-là, en cas d’une attaque possible. Mon rôle consiste à suivre les moindres détails du secteur, et lorsqu’il y a des craintes dans un coin, à y parer en le flanquant avec des pièces. Aussi, je vous assure qu’on nous aime bien. Hier, accident terrible. Un sergent lançait un paquet de pétards, quand celui-ci a éclaté. Le sergent a été jeté hors de la tranchée, sur une branche d’arbre, à deux mètres au-dessus du sol. Il n’avait plus ni tête, ni mains. On a dû lui remettre en place le cœur et le foie et ficeler tout cela pour le transporter. 8 mars 1915 Notre coin n’est pas trop agité en ce moment, mais c’est une véritable chasse à l’affût, et on est facilement vu dans le dédale de boyaux et tranchées que nous avons. Tous les jours, il y a quelqu’un de touché. Il faut faire une attention extrême et un étranger qui circulerait sans guide dans notre secteur se ferait sûrement tuer. Seulement, il est remarquablement organisé et fortifié, et fait l’admiration de tous ceux qui le voient. C’est que nous y avons fourni un travail colossal. Je vous montrerai après la guerre le plan de la défense. Un Adjudant arrivant du dépôt et n’ayant pas encore vu le feu, disait que, malgré tout son travail d’imagination, il ne s’était pas fait la moindre idée de ce qu’était la guerre de tranchées, et qu’il était absolument foudroyé de voir la quantité de terre remuée, et l’effort formidable des défenseurs. Il a ajouté que personne, à l’intérieur de la France, ne s’en faisait la moindre idée, et c’est tout à fait mon avis. Il faut voir pour arriver à se faire une petite idée de l’effort fourni et de l’aspect sous lequel se présente un ensemble de tranchées. Il y a des lignes successives de tranchées, des longueurs formidables de boyaux en tous sens, garnis de rondins. Des abris d’escouades blindés, le téléphone partout,

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des mitrailleuses, des petits canons, des dépôts de grenades, de pétards, de cartouches, de fusées. Dans un village défendu, on ne se sert ni des maisons, ni des rues qui n’existent plus. Partout, des tranchées et des boyaux. Les maisons en ruines sont organisées en barricades. Et devant tout cela, des chevalets en bois, garnis de fil de fer barbelé. Celui qui voit cela pour la 1ère fois, subit une impression formidable que ma lettre ne peut pas rendre. Je viens de faire faire par le génie un travail considérable et souterrain, pour installer une mitrailleuse derrière un buisson, assez en avant de notre ligne. En cas d’attaque, elle prendrait complètement d’écharpe les colonnes allemandes, et à une distance si faible que l’effet serait foudroyant. C’est une satisfaction, mais cela n’empêche pas d’avoir plein le dos de la guerre. On a le droit de dire cela quand on se bat depuis plus de 7 mois, et qu’on continue à faire son devoir.

Mars 1915. Carency. Barricade de la 19ème Cie surla route de Carency-Souchez

13 mars 1915 Voilà la guerre des mines qui commencent dans notre secteur ; on s’y livre depuis un moment dans le secteur voisin, mais chez nous on ignorait encore ce doux délice. Or, depuis quelques temps, les Allemands ont fait un travail souterrain allant vers une de mes mitrailleuses. On a entendu la nuit leurs coups de pioches, et, de quelques points surélevés, on a vu dans la tranchée allemande des gens transportant vers l’arrière des sacs de terre, ce qui est le signe d’un travail souterrain, car on n’a pas d’autre moyen d’enlever la terre. Le génie a creusé un puits d’écoute près de ma mitrailleuse. J’y suis allé à 4 pattes, et j’ai entendu quelques coups de pioche. On m’a dit que les Boches étaient à quelques mètres et plus bas. Alors, le génie s’est enfoncé, et m’a dit avant-hier que la sape allemande était sous ma mitrailleuse. La nuit dernière, le génie leur a fait un « camouflet », c’est à dire une explosion souterraine pour crever leur galerie et tuer les travailleurs.

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Le Général de Mitry est venu me voir deux fois, sans me trouver. Il est venu ce matin, mais j’étais absent pour un échange de mitrailleuses. Il a dit qu’il reviendrait peut-être demain. Je ne sais pas où il est, et en tous cas, je vous demande de le remercier de ma part. Avant-hier, au petit jour, les allemands ont amené un 77 à 5 ou 600 mètres, et ont tiré de plein-fouet sur un coin où j’avais une mitrailleuse, 8 ou 10 obus. L’un d’eux a éclaté à 50 centimètres de ma pièce en défonçant le talus. Personne de touché, et rien d’abîmé. Par exemple, hier, ils m’ont blessé un caporal au bras. Il a dû avoir l’artère coupée, car un ruisseau coulait de son bras. Enfin, on a arrêté le sang et le voilà évacué. Bonnes nouvelles des Anglais et de la Champagne, où il se passe sûrement quelque chose de sérieux. N.B. : Je commence à en avoir plein le dos. 16 mars 1915 Nous sommes aux tranchées depuis hier soir. C’est calme. Hier aprèsmidi, il y a eu une attaque à notre gauche, et on voyait nos colonnes d’assaut au pas de charge, et les Boches se sauvant devant, après avoir reçu un déluge d’obus. Je trouve qu’il y a une véritable griserie à entendre de grosses masses d’artillerie tirer à toute vitesse. Cette nuit, j’ai fait une ronde, et j’ai trouvé tout normal. Je ne trouve pas trop monstrueux ce que Guillaume laisse faire à ses soldats. Il n’y a pas deux façons de faire la guerre. Le but de la guerre est de tuer pour vaincre et il n’y a pas de moyens qui ne soient bons. Songez donc ; puisque la vie d’un homme ne compte pas, comment voulez-vous que le reste compte ? La guerre et les sentiments chevaleresques ne s’accordent pas, sinon ce n’est plus la guerre. La guerre est une chose épouvantable, et plus elle le sera, moins on aura de chances d’en voir une autre. Si je commandais une de nos armées entrant en Allemagne, je chasserais devant moi tous les habitants sans exception, et si j’étais forcé de reculer, je brûlerais et détruirais tout avant de m’en aller. Il faut voir la guerre comme elle est. Nous ne sommes plus au temps de Fontenoy. Si vous pouviez m’envoyer un pot de rillettes, cela me ferait plaisir pour la popote, et si vous y joignez 1 ou 2 bouteilles de vin de Trianon, je pourrais propager le culte de la Touraine.

Mars 1915, Fusil cassé par une grenade

Carency Mars 1915

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17 mars 1915 (matin) J’ai assisté hier et cette nuit à un bombardement terrible de l’artillerie Boche sur les tranchées conquises par nos troupes à notre gauche et cela continue. Hier, le ciel avait l’air en feu, et avec les détonations se succédant sans interruption, c’était saisissant. La guerre des mines a toujours lieu. Cette nuit, les Allemands ont fait sauter un « camouflet » qui a démoli une barricade. Hier, j’ai fait du tir au revolver avec le Commandant. C’était la 3ème fois de ma vie ; à 15 mètres, j’arrive à toucher une boîte de singe de 8 à 10 c. de diamètre. (soir) Ce matin, les Allemands ont fait sauter une mine qui a renversé une de nos barricades, et ils n’ont pas attaqué. La matinée a été calme, mais cet après midi nous avons reçu pas mal de 77, et un petit éclat est venu frapper le col de ma capote, sans me faire aucun mal. Un peu plus tard, un 77 a emporté la tête d’un homme, et quelques instants après, un de nos soldats s’est précipité vers les Boches en criant : « Camarades », et en agitant un mouchoir blanc. Un Boche l’a reçu dans ses bras. C’est un déserteur, un bijoutier de Paris nommé Vouteau, mauvais soldat. Son chef de section a été si épaté qu’il n’a même pas tiré dessus. Or, il n’y avait qu’à prendre un fusil et à l’abattre. Enfin, ça se retrouvera après la guerre. Un peu plus tard encore, un soldat étant venu regarder par le créneau d’une de nos mitrailleuses, a reçu une balle en pleine tête, et une autre balle est venue traverser une de mes caisses d’accessoires. Je l’ai gardée, et je vous l’enverrai un de ces jours comme souvenir. Vers 6 heures, les Allemands ont fait sauter une mine à 2 ou 300 mètres à notre droite. J’ai senti la terre trembler. Il y a eu 3 tirs et pas mal de blessés. Vous voyez que c’est une journée assez mouvementée. Nous allons avoir le droit de passer l’après-midi de mercredi à Amiens pour faire des achats. Un officier par brigade à la fois.

Carency. Fin mars 1915. Sape avancée de Godard retournée par une mine. Un sapeur cherche à dégager les corps. Photo prise quelques instants après l’explosion

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19 mars 1915 Nous sommes rentrés depuis hier soir. La guerre de mines continue. Hier matin, une explosion à notre droite, ce qui fait déjà 20 à 25 tués. J’ai passé ma journée d’hier dans les tranchées et j’ai déjeuné dans un débris de maison. Un obus est tombé tout près de chez nous. Les Allemands ont lancé des obus un peu partout ; quelques uns tout près de deux de mes pièces, mais qui n’ont pas éclaté. J’ai appris tout à l’heure qu’une de nos tranchées (à nous, 269ème) avait sauté au lever du jour. Il y a des tués ou blessés. Nous voilà sur un volcan. Enfin, je pense que les mineurs vont ouvrir l’œil. Personnellement, comme ma fonction est d’être nomade, je n’ai pas de très grands risques à ce point de vue. 30 mars 1915 Nous avons encore eu une mine qui nous a tué 4 hommes et blessé 4 autres, bouleversant une de nos barricades et un morceau de tranchée. Le soir, à la lune, j’ai été voir l’entonnoir. C’est comme un bol de 20 à 25 mètres de diamètre. C’est effrayant de voir la quantité de terre soulevée. La mode du combat à coups de petites torpilles prend de plus en plus, et cela tourne avec véritable duel. Hier matin, une petite torpille Boche est tombée à côté d’une de mes pièces et l’a littéralement défoncée.

Mars 1915. Carency. Mitrailleuse détruite par une torpille

Mitrailleuse au nord du boqueteau de Carency

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Tout est cassé ou arraché. Une autre pièce qui était à deux mètres de là est détériorée aussi. Il y a longtemps qu’ils tapent autour, mais cette fois ils ont bien touché. Le servant de garde a vu la torpille en l’air et a pu se sauver. Leur vitesse étant assez faible, on les voit très bien venir, et leur portée est seulement de 100 à 200 mètres. En l’air, on croit voir un petit tonneau. Je ne circule plus maintenant que le nez en l’air. Ce matin, à 4 heures, nous avons fait sauter deux mines pour anéantir deux mines Allemandes très rapprochées de nous. J’ai alerté celle de mes mitrailleuses qui pouvait intervenir, si besoin était, et je me suis installée à 50 mètres de la mine, et sur le côté, pour la voir sauter. Elle était installée sous les débris de maisons et a très bien fonctionné. Aucune détonation. Un coup sourd, et une gerbe formidable de fumée blanche, de terre noire de poutres et surtout de gros pavés et de briques. Tout cela est monté très haut, et puis s’est mis à retomber, mais bien plus loin que je ne pensais, car je me suis vu en plein dans la gerbe. Je me suis accroupi les deux bras sur ma tête, et tout autour, les pavés retombaient. J’en ai vu un tomber, il était plus gros que la tête. Enfin, je n’ai rien reçu. La 2ème mine a très bien marché aussi mais sans projections, car il n’y avait que de la terre. Voilà, j’espère, deux galeries Boches qui ne pourront plus nuire pendant quelques jours. Après cela, les torpilles Boches ont commencé. L’une d’elles est tombée à 20 mètres de nous, sans que nous l’ayons vue. Puis elle a éclaté. Quelle secousse ! Il faut avoir éprouvé cet ébranlement pour s’en faire une idée. Il n’y a eu que deux blessés ; mais alors nos torpilles et nos 75 se sont mis à tirer sur l’emplacement du Minenwerfer, et, depuis, on n’a plus à entendre parler de lui. C’est un outil vraiment bien désagréable. On ne peut plus circuler tranquillement ! 2 avril 1915 J’ai été cet après-midi au quartier général du Corps d’armée pour y assister à la présentation d’un appareil pour mitrailleuse par deux officiers anglais. Seulement, ils avaient oublié d’apporter l’appareil, ce qui ne les a pas émus le moins du monde. J’y suis allé en voiture avec mon sous-lieutenant. Le cheval a pris peur et nous a jetés dans un fossé. Il s’en est fallu d’un cheveu que la voiture verse. Un peu plus loin, le cheval nous a emmenés sur un talus, mais la voiture a tenu bon. Ce que voyant, nous avons continué notre route à pied. J’aime vraiment mieux l’auto. Quelles sales bêtes que les chevaux. Ici, aux tranchées où nous sommes depuis ce soir, rien de nouveau. Je crains qu’il ne se prépare de nouvelles mines, car on entend des bruits. Nous verrons bien. 4 avril 1915 Je vais tâcher d’augmenter votre musée de la guerre, mais c’est difficile avec la guerre des tranchées. J’aurais dû le faire en Lorraine où j’ai vécu au milieu des cadavres Boches. J’ai fait hier un essai de bande articulée continue, pour mes mitrailleuses. On l’enroule sur une bobine, et il n’y a plus à s’occuper de rien. Très bons résultats. Je vais faire perfectionner encore l’appareil, et j’en ferai faire pour toutes mes pièces. La guerre de mines et de torpilles continue. Il y a trois jours, une de nos torpilles a coupé les deux jambes d’un chasseur bavarois, a sorti le tronc et l’a jeté en arrière des tranchées françaises.

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27 avril 1915 J’ai fait faire une série de photos au magnétisme. Je vous en envoie une en attendant les autres. C’est ma couchette au poste de commandement.

Avril 1915 Avant la ronde de nuit

1er acte

2ème acte

3ème acte

Après la ronde de nuit

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Voici le schéma de notre poste. Rien de bien neuf. Des mines tant qu’on en veut, mais aucune ne nous fait grand mal, car le génie réussit maintenant à les empêcher d’approcher.

Avril 1915, notre nouveau P.C. Carency

Il existe un petit poste souterrain pour les mauvais jours. 29 avril 1915 Hier nous avons fait sauter une mine qui a un peu démantibulé une tranchée allemande. Une de mes pièces, au guet, a alors aperçu un officier Boche, un grand

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diable en casquette, qui faisait des gestes à ses hommes, et un sous-officier. Elle les a fichus par terre. Un Boche s’est porté à 4 pattes vers l’endroit où ils étaient tombés ; on l’a mitraillé aussi, alors on n’a plus rien vu. Seulement, peu après, un violent bombardement de 77 a eu lieu autour de ma pièce. Les éclats volaient partout. J’ai malheureusement deux blessés, un léger et un grave. Il a la main à peu près détachée du poignet, et la jambe cassée en deux endroits. Il faudra la lui couper. Il a été très courageux pendant le pansement tout en souffrant atrocement. Ce soir, je vais assister au démontage, fonctionnement, etc… d’une mitrailleuse Boche.

Mitrailleuse boche prise par le 44ème BCP et retournée contre les boches

Il est bon d’être au courant. Le temps est radieux, et on a plutôt envie de songer à la paix qu’à la guerre. Quand tout cela finira-t-il ? Je crois qu’il y a des cas de typhus dans l’armée allemande, et qu’on va prendre des précautions. On en prend aussi contre les obus asphyxiants. 4 mai 1915 J’ai fait la course hier avec une saucisse boche, autrement dit une petite torpille que je voyais venir dans ma direction dans une cour où j’étais. J’ai pris mes jambes à mon cou, et la torpille a éclaté pas loin de moi, avec une bonne secousse. Nous avons derrière nos tranchées de 1ère ligne 3 vaches crevées depuis 6 mois, et qui empestent. Sur l’avis du médecin, il a été décidé de les faire sauter. Or, un de mes souterrains en construction arrivait à hauteur de la queue de l’une d’elles, comme je l’avais constaté en en faisant percer le plafond pour y passer un bâton. Hier soir, j’étais dans le souterrain quand le chapelet de pétards a sauté. Nous avons pris une gifle terrible, la bougie s’est éteinte et les gaz de l’explosion sont entrés en masse par le trou, chargés d’une odeur effroyable de décomposition. C’était à vomir. On a bouché le trou avec un caillou et nous avons tous filé. Journée de torpilles hier. C’est bien ennuyeux pour circuler.

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Dès qu’on entend le départ qui s’annonce par un faible coup sourd, il faut regarder en l’air. 8 mai 1915 Les Boches nous ont bombardés avec du 250 autrichien. Le bruit est effrayant, les éclats sont terribles, lourds et tranchants comme des rasoirs, mais ils n’ont pas fait grand mal. J’ai maintenant onze mitrailleuses sous mes ordres.

9 mai 1915. Le 44ème BCP a sauté le 9 mai dans cet entonnoir aussitôt son explosion.

10 mai 1915 Le bombardement préparatoire a duré 4 heures. C’était absolument terrifiant comme spectacle et comme bruit. Nos mines sous les tranchées boches ont sauté et la région est bouleversée. Puis l’assaut, pas de notre part, hier, mais à coté de nous. C’était un spectacle admirable. Toute l’après-midi, j’ai vu passer des prisonniers boches. J’en ai fait des photos et je leur ai parlé. C’est déjà un premier, très sérieux succès pour nous.

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9 mai 1915.Prisonniers allemands le premier jour de l’attaque de Carency 11 mai, 9 heures, 1915 Voilà une 2ème journée de bataille terminée. Canonnade furieuse, fusillade ininterrompue, mitrailleuses partout. C’est très impressionnant de voir cet immense terrain couvert de fumée d’obus, de troupes qui attaquent à la baïonnette, avec des hommes qui tombent un peu partout. La droite a avancé énormément. Devant nous, le village tient toujours, mais commence à être encerclé sérieusement. Il est plein de mitrailleuses. La partie de ma

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brigade désignée pour attaquer, a enlevé déjà 12 mitrailleuses boches. On les a retournées contre eux. Mon régiment n’a eu encore à attaquer que par le feu, et j’ai deux mitrailleuses qui ont bien travaillé. Hier, je suis allé dans les tranchées allemandes conquises. J’ai vu les abris d’officiers boches, les entrées des galeries de mines allemandes, etc… On marche dans les cadavres, les débris d’armes, d’équipements, les pansements, les flaques de sang desséché. Ce n’est plus une guerre de tranchée, c’est une bataille que nous livrons. Les Boches sont épatants, comme résistants. Ce sont des soldats ! Ma division leur a fait beaucoup de prisonniers. J’ai causé avec eux. Ils sont très bien nourris, gras, mais, sauf quelques uns, ravis d’être pris. Tous ont un poignard dans leur botte. Parmi les prisonniers, plusieurs officiers dont un Commandant.

Prisonniers allemands avec le Lieutenant Dudot Le moral est excellent car on sent que notre poussée réussit. Hier nous avons été violemment bombardés. J’ai reçu un éclat dans le dos mais il ne m’a fait absolument aucun mal. Je ne peux envoyer aucun tuyau précis, puisque c’est défendu, mais simplement raconter des épisodes très décousus comme ils me viennent. Ce n’est pas fini ; je ne sais combien de temps cela durera, mais je crois que c’est une véritable victoire qui se prépare. En tous cas, j’ai vu des spectacles et entendu des choses inoubliables et que, par lettre, on ne peut raconter ; il faut pouvoir parler. Nous avons une quantité de mitrailleuses formidable, mais les Boches en ont encore bien plus. On les entend partout. Par contre, notre artillerie, surtout la lourde, a une supériorité écrasante. Le temps est toujours superbe.

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12 mai 1915 La bataille s’est poursuivie hier avec un furieux acharnement. Avanthier, vers 17 heures, une forte contre-attaque boche a été freinée dès son apparition, par le 75, et nettoyée instantanément. Hier, à droite et à gauche, on a continué à avancer. J’ai vu les assauts de gauche enlever une tranchée malgré l’artillerie lourde boche. Sue le sale village, qui est devant nous, on a gagné quelques maisons, après un bombardement d’une heure par des nuées de 75, au point que tout disparaissait dans la fumée. Mais, contre des tranchées, le 75 n epeut rien, il faut le 155. Les mitrailleuses n’avaient pas été démolies, aussi l’assaut n’a réussi qu’avec de grosses pertes. Une Compagnie du régiment a perdu ses 4 officiers. Les boches se défendent avec un acharnement épouvantable, quitte à se rendre quand nos baïonnettes arrivent sur eux. On dit qu’hier, pendant qu’ils se rendaient, une mitrailleuse boche s’installait et nous a fait beaucoup de mal. Hier soir, on en était au siège d’une maison où se tenait, diton, un Commandant boche. Notre Corps d’armée est cité tout entier à l’ordre de l’armée.

Devant l’église de Carency, le 13 mai 1915

15 mai 1915 Le 12, le village de Carency était mal débordé, mais il tenait encore et avait une communication avec l’arrière par un bois. C’est ce bois, ou plutôt les 3 lignes successives de tranchées et les carrières environnant le bois que nous avons reçu (nous 269ème) l’ordre d’enlever. J’avais à ma disposition11 mitrailleuses. Je les ai toutes placées de façon à battre d’enfilade les parapets des tranchées à enlever, ou bien à battre les flanquements de ces tranchées. L’attaque a été préparée u ne heure avant, par un tir violent des 155 et des 220 sur les tranchées à enlever, et un quart d’heure avant, le 75 s’en est mis. C’était effroyable, et il est difficile d’en donner une idée..

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Essayez de vous imaginer un roulement de tambour d’une violence inouïe et augmentez le du fait qu’on entend le départ du coup très violent, et l’arrivée de l’obus. Mélangez à ce roulement qui secoue et qui est assourdissant, le sifflement des obus de 75, le ronflement des lourds ; ajoutez la vision des explosions à 150 mètres devant nous, des nuages de fumée noire comme de l’encre (obus explosifs de 75), ou des volcans de fumée rouge (155 et 220), projetant à des hauteurs énormes des pierres, des morceaux de bois, des chevalets des défenses accessoires, des chiffons, puis tous ces nuages s’étendant et formant un véritable voile. Représentez-vous les tranchées bourrées d’hommes, baïonnette au canon, les uns disant leur chapelet, les autres causant, les autres assis et sombres, et vous aurez une idée de la grandeur et de la griserie du spectacle. A 4 heures précises, l’artillerie allongeait son tir, un bataillon du 269ème sortait des tranchées au pas de charge et mes 11 pièces ouvraient le feu, faisant voler la terre des parapets, éventrant les sacs de terre, faisant éclater les bois des chevalets avec un crépitement ininterrompu. La 1ère vague est arrivée ainsi sans trop de pertes aux tranchées. Par-ci, par-là, un homme s’écroulait, lâchant son fusil et restant étendu, puis le bataillon s’est précipité dans les 3 lignes des tranchées. Après cela, les renforts ont suivi, mais plus difficilement et par bonds courts. Ils étaient pris d’écharpe, à droite et à gauche, par des tranchées flanquantes que nous n’avions pas attaquées. Nous avons eu la veine de voir les tireurs de gauche pas loin de nous ; cela n’a pas été long, une mitrailleuse les a pris sous son feu. J’en ai vu un s’écrouler et les autres disparaître. Nous avons continué longtemps en tir lent, rasant leur parapet, et ils n’ont plus fait parler d’eux. Nous avons eu surtout des pertes par une mitrailleuse boche tirant d’écharpe à droite et que je n’ai jamais pu trouver. Alors dans la tranchée où nous étions, a commencé le défilé lugubre des blessés allant au poste de secours, tout ruisselants de sang, quelques uns venant mourir là, d’autres se traînant avec des plaintes. C’était affreux. Au milieu d’eux, des Boches renvoyés de la tranchée conquise et courant vers nous sans armes, les bras en l’air, en criant : « Kamarad ! ». Une heure après, j’ai sauté dans la tranchée allemande, sans être touché, avec une mitrailleuse ; mais j’ai eu deux hommes tués pas bien loin. A la tombée de la nuit, 5 pièces étaient en batterie dans la tranchée conquise. Nous avons pris 1 mitrailleuse boche et 2 mitrailleuses françaises que j’ai fait emporter. Quel charnier que ces tranchées boches ! En bien des points, elle n’existait plus, bouleversée par le 155. Partout des cadavres allemands et français dans toutes les positions étendus, assis, etc… La terre en avait recouvert beaucoup et on voyait émerger un nez, une figure… Dans tous les abris, des tués et des blessés, des équipements, des armes, des milliers de cartouches épars, des flaques de sang. C’était horrible ! J’ai ressenti un dégoût de la guerre comme je ne l’avais jamais ressenti. La garnison du village était perdue. Une partie s’est rendue le 13 au matin. Les prisonniers (nous en avons fait 1200), étaient bien contents. Quelques uns étaient fous. C’était de l’active. Dans la tranchée conquise par nous, c’était de la garde Badoise. Ils appelaient le village et les abords « le front d’acier ». Mon Adjudant a fait seul 120 prisonniers dans le village, deux heures après la prise du bois. Il est entré dans la tranchée évacuée, et au bout a trouvé un Capitaine boche qu’il a mis en joue, et qui s’est rendu. Puis il est allé avec ce Capitaine à une cave, et en a fait sortir 120 boches qu’il a envoyés chez nous. Le lendemain, nous sommes sortis des tranchées et avons avancé un peu. Maintenant, nous sommes en 2ème ligne, un peu au-delà du village. Depuis deux jours, nous subissons de violents bombardements d’artillerie lourde ; ce n’est pas drôle, et elle nous fait un certain nombre de tués et blessés (une trentaine ce soir). Personnellement, je suis installé dans un superbe poste blindé de Capitaine boche. C’est une véritable maison, au pied d’un haut talus. Elle contient 4 pièces et un corridor. Le tout est en pierre de taille et en poutrelles de fer, avec un toit en pierre et terre,

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défiant l’artillerie lourde. J’ai choisi comme poste la chambre centrale, tendue en calicot rouge avec plafond en toile blanche, des baguettes le long des murs, table, fauteuils, 2 lits pliants, fenêtre et rideaux, etc… Dans le corridor, commence une immense cave où j’ai abrité mes hommes et mes pièces. J’ai vu dans le village un poste blindé, encore plus épatant. Comme dimensions, c’est à peu près mon bureau de Neuves-maisons, mais un peu moins haut. Les murs sont garnis tout du long de portes d’armoires anciennes. La cloison qui fait face à la fenêtre est tendue en papier de tenture. On y trouve une commode Louis XVI, une grande armoire sculptée, et au mur 8 ou 10 très jolies assiettes, un canapé en tapisserie, table, chaises, etc… Par contre, le village n’est plus qu’une ruine lamentable, crevée, défoncée, jonchée de cadavres français, et surtout allemands qui commencent à empester, de sacs éventrés, d’armes, d’équipements, etc… Hier, me trouvant dans les parages du poste luxueux dont je viens de parler, je me suis trouvé pris sous un tel bombardement d’artillerie lourde, que j’ai dû m’y réfugier ½ heure. Cette nuit, j’ai dormi comme un plomb dans ma chambre en calicot, car j’étais absolument éreinté.Et puis, nous venons d’avoir deux jours de froid intense, et de pluie ininterrompue. Enfin, aujourd’hui, il fait beau. J’ai vu dans le village deux canons courts de 105, et un de 77, deux mortiers de 210, et d’un lance-bombes, et je suis loin d’avoir vu tout le butin. Nous avons trouvé de gros approvisionnements d’effets, linge, torpilles, cartouches, conserves, pain noir, etc… J’ai ravitaillé mes hommes. J’ai le revolver d’un officier boche. C’est une arme automatique, tout à fait épatante… quoiqu’en disent les journaux, nous n’avons trouvé aucun habitant, ni aucune trace d’eux. Les journaux commencent à raconter leurs idioties, sous la forme de soit-disant récits d’un officier revenant de nos combats, et naturellement, ils lui laissent la parole et servent au lecteur un récit où le soldat a l’air de ne pas parler comme tout le monde, et d’être prétentieux ; c’est grotesque ! Nous parlons le langage de tout le monde, avec quelques gros mots à l’appui, mais c’est tout. La canonnade continue à faire rage partout. Tout à l’heure, c’était effrayant… Enfin, mon Corps d’armée est à l’ordre de l’armée. Les boches sont tout de même de rudes soldats, il faut le reconnaître. L’officier boche du village que mon Adjudant a fait prisonnier, lui dit que nos mitrailleuses leur avaient fait beaucoup de mal, ce qui m’a fait grand plaisir. « Mitrailleuses françaises très méchantes ! » a-t-il dit textuellement.

143ème territoriale, voiturettes des mitrailleuses à bras.

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17 mai 1915 Nous voici relativement assez tranquilles dans notre village, que nous organisons défensivement, comme on doit le faire par prudence dans toute position conquise. Nous ne sommes pas en 1ère ligne, aussi vivons-nous sans les marmites de toutes sortes, jour et nuit.. On ne circule que quand on ne peut pas faire autrement, et l’oreille au guet, pour suivre la marche des obus. Depuis 12 jours sans interruption, nous sommes dans les tranchées au combat. Quand cela finira-t-il ? On en arrive à une lassitude de la guerre inouïe. Je suis dans le poste du Commandant boche du secteur dont j’ai parlé. Je l’ai fait regarnir avec deux lits pliants, table, fauteuils, gravures, glace, coucou, etc… 18 mai 1915 On est venu m’alerter cette nuit à 1 heure. C’est bien embêtant quand on dort. Il faut nous tenir prêts à intervenir dans une attaque de nuit. Elle a eu lieu, et on n’a pas eu besoin de nous, mais nous restons prêts ; je pense cependant que nous n’aurons rien à faire. Je tombe de sommeil en écrivant. On se fatigue plus vite qu’autrefois. Il y a certainement de l’usure. En tous cas, je voudrais bien voir la fin de tout cela. C’est le cri du soldat français comme celui du soldat boche. 16 heures. Je crois bien qu’on va nous relever cette nuit. Tant mieux ! Mais je n’en éprouve cependant qu’un médiocre plaisir, car notre repos sera très court, et surtout le repos moral manquera, car on sait qu’il faudra revenir sur la brèche. C’est tout de même effroyable une guerre de cette longueur, quand on est combattant. Evidemment pour les Etats-Majors, ce n’est pas désagréable. Depuis notre attaque, nous vivons sous un déluge d’artillerie lourde. C’en est exaspérant. Aujourd’hui, on nous a laissés un peu plus tranquilles. On voit moins de cadavres, car des équipes spéciales les enterrent. L’air en était empoisonné ; c’était effroyable. Les équipes sont fournies par un bataillon de la jeune classe ; plusieurs, du reste, se sont évanouis. Ce ne sont pas encore de vieux grognards.

Notre PC, le 12 mai, à la fin de la prise de Carency. Capitaine Godard, Commandant Béjard, Moi, Méline, Tocaban, Lassath et en haut le télémétreur Androuet

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Je suis décidément ravi de mon poste. Il porte encore une pancarte sur laquelle on lit : « Abschuitt Kommandeur Dora Weifel », ce qui veut dire probablement « Commandant du secteur Dora Weifel ». Je suis proposé pour le grade de Capitaine, mais je ne sais pas si cela sera ratifié. J’ai visité en détail les tranchées allemandes qui entourent le village et surtout celles que nous avons enlevées. C’est formidable ! Il y en a 3 lignes successives, parmi lesquelles de profondes carrières. Entre les lignes, de forts réseaux de fil de fer. Dans chaque tranchée, des quantités de pétards, des mitrailleuses, en somme, une vraie forteresse. J’ai vu aussi les galeries des mines qui nous ont tant ennuyés, et les lance-torpilles. Je voudrais bien ne plus en revoir. 19 mai 1915 – 14 heures Nous voici depuis cette nuit dans un cantonnement de repos. C’est un vallon sur le bord d’une petite rivière, à 2 ou 3 kilomètres à l’ouest de notre ancien cantonnement. On dirait une petite oasis dans cet horrible pays. Malheureusement le temps est effroyable ; on marche dans des flots de boue, il y a du brouillard, et, sous la verdure, on se croirait en novembre. J’ai rarement été fatigué comme cette nuit quand nous sommes arrivés. Je me suis laissé tomber sur la paille avec bonheur. Avant la bataille, toute la division, sauf le 269ème, avait été au repos. On nous avait laissés devant notre secteur, reconnu très délicat à tenir, et comme c’est nous qui l’avons créé de toutes pièces par un siège de 6 mois en l’organisant progressivement, on a préféré nous y laisser. Quel repos moral de ne plus être sous le canon ! On éprouve un sentiment inouï de détente. La bataille est loin d’être finie. Elle passe seulement par un arrêt forcé à cause du mauvais temps et du brouillard. On prétend, et je le crois, que les pertes allemandes sur le front d’attaque atteignent l’effectif d’un Corps d’armée, soit dans les 35 000 hommes. Mais les nôtres ne doivent pas en être loin non plus. Mon régiment a perdu 9 officiers. Je suis en train de constituer une section supplémentaire avec des mitrailleuses allemandes que nous leur avons pris, ainsi que pas mal de munitions. Du reste, le butin a été énorme et le pillage très amusant. C’est encore ce qu’il y a de mieux à la guerre. En tous cas, des batailles actuelles, une série de principes se dégagent. Pour enlever des lignes successives de tranchées, il faut des masses d’artillerie lourde pour les bouleverser et détruire les mitrailleuses et les fortins de flanquement. Le 75 ne peut rien ; on l’emploie à la fin du bombardement, à forte doses, pour démolir les défenses accessoires, guetteurs et mitrailleuses. L’infanterie doit bondir au dernier coup de canon, pour arriver avant que les Boches sortent de leurs abris blindés, car si le lourd en démolit beaucoup, il en reste cependant pas mal. Inversement, une ligne de tranchées n’est pas solide, il en faut 3 ou 4 lignes successives. Si la 1ère est prise, la 2ème l’inonde de pétards pour la rendre intenable. De même, une tranchée en ligne droite est une grosse erreur ; elle doit être faite suivant une ligne brisée, ou concentré ainsi les feux et les saillants forment des flanquements où on met des mitrailleuses.

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20 mai 1915 – 8 heures 30 Pour le moment, nous sommes toujours au repos. J’ai recueilli quelques trophées : une plaque de ceinturon de la garde badoise, une dragonne de baïonnette, quelques attributs ornant les bonnets de police (car les Boches ne portent pas de casque dans les tranchées, les pointes dépasseraient), une topo d’une partie des tranchées allemandes, justement celles que nous avons enlevées, fait par un officier boche. 21 mai 1915 Nous sommes au repos, et je travaille à remettre sur pied ma Compagnie. Ne croyez pas que pendant un combat, aucune communication ne nous relie au monde. Les cuisiniers apportent la soupe, à des heures un peu indues sans doute, mais elle vient tout de même. Ils reçoivent les lettres du vaguemestre, et nous les apportent, et, en repartant, emportent les nôtres. Quant aux munitions, cartouches, pétards, il y en a d’énormes approvisionnements dans les tranchées, et d’autres encore plus considérables à 2 ou 300 mètres derrière. Et, en arrière, il y a les caissons, et en arrière encore, les parcs. Vous voyez qu’il n’y a pas à craindre d’en manquer. J’ai reçu de Nancy une tenue bleu clair, elle me sert au cantonnement et me servira pour nos futures entrées triomphales et surtout, je l’espère, pour rentrer chez soi. 22 mai 1915 Nous venons de faire ce matin une petite manœuvre ; c’est une distraction car on s’embête au cantonnement, mais c’est assez agréable d’être au repos pour quelques jours. Depuis deux jours, on entend une canonnade furieuse, jour et nuit, vers notre ancien secteur. Le bruit court que l’Italie va marcher et que nous enverrons au moins cent milles hommes. 25 mai 1915 Nous partons demain soir pour les tranchées. Ce sont de nouvelles tranchées établies en attendant qu’on gagne encore du terrain. Le temps est admirable, et c’est dommage de se battre à une pareille saison. J’ai vu hier, au cours d’une manœuvre, les Marocains. On les exerce à pousser d’effroyables cris au moment de l’assaut pour affoler l’ennemi. Ce soir, je vais tâcher de voir le Général de Mitry qui est tout près de moi.

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29 mai 1915 – 10 heures 30 Je vais expliquer un peu ma vie, mais ce sera très incomplet, car forcément je ne fais pas chaque jour la même chose. En ce moment, nous sommes aux tranchées, et voici le résumé de ma journée d’hier. Hier donc, j’ai passé tranquillement ma matinée au poste de commandement, où je me suis couché à 3 heures du matin pour me lever à 7. Puis j’ai pris du café, j’ai donné divers ordres et j’ai écrit. Nous avons déjeuné vers 11 heures, après quoi, chacun a fait la sieste, comme les hommes dans les tranchées. Vers 15 heures 30, j’ai gagné la 1ère ligne par les boyaux, puis par un sentier sous bois, dans un bois très marmité, à la lisière duquel nous avons de vagues tranchées, peu profondes à cause de l’eau. Là, j’ai examiné soigneusement le terrain, donné des modifications de direction à quelques pièces, puis en nous faufilant derrière des haies, nous avons gagné un boqueteau voisin où nous avons encore une Compagnie. Quand je dis nous, je parle de mes agents de liaison et de moi. En pataugeant et en me baissant beaucoup, j’ai reconnu toute la lisière et j’y ai installé deux mitrailleuses. Cela m’a mené jusqu’à 9 heures du soir, heure à laquelle je suis rentré dîner, bien abruti. Quel déluge d’obus toute l’après-midi ! L’artillerie allemande nous a littéralement inondés de Schrapnells et d’obus percutants. On en arrive à un haut degré d’agacement. Du reste, il y a eu pas mal de blessés et des tués. Je vous assure que, par moments, on sait ce que c’est que la peur, mais il faut se maîtriser. Dans le bois, les détonations sont effroyables, et quand on entend siffler les éclats ou un obus arriver tout près, on donnerait n’importe quoi pour être ailleurs. L’habitude est, heureusement, un puissant soutien, et surtout, j’ai toute confiance dans la protection d’En-Haut. Je comprends très bien que les jeunes soldats soient déprimés et pris de panique sous les obus, mais avec nos vieux grognards, je ne crois plus que ce soit à craindre. Dans la soirée, le Colonel est venu s’installer à la Kommandatur et en a délogé le Commandant et moi. Nous sommes alors allés aux abris boches dont j’ai parlé. L’un contient une commode Louis XVI, un canapé, des panneaux sculptés. Le Commandant couche là, et c’est notre salle à manger. J’en ai fait des photos. A coté, mon abri. C’est un abri souterrain. On y descend par 9 marches. La lumière vient par la porte qui est vitrée, et par une petite fenêtre. L’abri a 3 m. 50 sur 4 m., et 2 mètres de haut intérieur. Le toit est en arbres de 30 à 35 cm. de diamètre, recouverts de 1 m.50 à 2 m. de terre. L’herbe a poussé par-dessus et c’est très joli. Les murs sont doublés à l’intérieur avec des portes d’église capitonnées. Elles sont mises dans la position couchée Au-dessus court une banquette en bois doré. Entre cette banquette et le plafond, le mur est tapissé d’une sorte de linoléum imitant une tenture. Le plafond est tendu tout entier en linoléum, compartimenté par des baguettes également en bois doré. Au mur, deux gravures encadrées, extraites du journal « La mode ». Dans un coin, et sur 1 mètre de haut, le mur est tapissé de larges plaques de marbre. Dans 2 niches, 2 petits placards, dont l’un ancien. Le mobilier comprend 2 petits lits de fer, une table, 2 chaises. Naturellement, il y a un plancher. C’est vraiment très gentil et confortable. A coté, un abri analogue mais défoncé par un de nos 155 ou 220. Enfin, ème un 4 abri où loge notre liaison. Si on pouvait y passer ses journées, ce serait épatant. Seulement, une bonne partie du temps se passe aux tranchées. Nous sommes bombardés, presque sans interruption, jour et nuit, aussi ère bien en 1 ligne qu’ici. Nos abris résisteraient, je crois, au 105 percutant. Du reste, ils nous tirent peu de 210.

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Hier, l’aumônier en second de la division est venu coucher ici, et ce matin, il a dit la messe dans les souterrains de la Kommandatur. Tout à l’heure, je vais aller faire une reconnaissance à un cimetière conquis il y a deux jours, et jusqu’où notre gauche va s’étendre. Encore une promenade dans une région marmitée, mais après tout, là ou ailleurs, c’est bien pareil. En ce moment, le régiment n’attaque pas. Nous nous bornons à organiser notre ligne et à créer des communications. D’après Jules Guesde, la guerre finira bientôt, et d’après une phrase de Mr Cambou prononcée avant la mise en marche de l’Italie, la guerre finira fin octobre. J’espère que l’entrée en guerre des italiens l’avancera tout de même un peu. Voici ce que je porte d’habitude en bandoulière. A droite, mon revolver et ma jumelle. A gauche, mon Kodak et mon porte-cartes, contenant des cartes, des plans, du papier à lettres. Par dessus le tout, un ceinturon et une cartouchière dans laquelle il y a l’Imitation, un rouleau de pellicules et un carnet. Enfin, au ceinturon est accroché un bidon. La capote bleu clair, avec tout ce bazar et ma canne torse, voilà ma tenue de combat. 30 mai 1915 –14 heures Voici l’emploi de mon après-midi d’hier. Elle s’est passée à me mettre en liaison avec l’officier qui commande la Compagnie de mitrailleuses du régiment à notre gauche, qui devait nous abandonner une partie de son secteur en plus du nôtre. J’y ai mis du temps, car l’artillerie allemande gène bien la circulation. Je suis rentré au poste de commandement où nous avons dîné vers 7 heures 1/2 . Puis, à 8 heures ½, je suis reparti pour la 1ère ligne. Pour gagner la tranchée que nous devions occuper à la nuit., il fallait passer dans un boyau où, à cause de la proximité du ruisseau, l’eau monte aux genoux. Nous sommes enfin arrivés à la droite de cette 1ère ligne que le régiment devait occuper en plus de la sienne. C’est une tranchée boche conquise, il y a 2 ou 3 jours, elle est très récente, peu profonde et très bombardée. J’y ai passé une heure pleine de charmes pour y installer mes deux pièces. A cause de l’eau, je n’ai pas voulu revenir par ce boyau, et j’en ai longé le bord par les champs grâce à la nuit. Quelle odeur ! On trébuche dans des quantités de cadavres allemands qui empoisonnent. En plus, il faut se jeter à plat ventre à chaque fusée. A peine dans le bois, les obus lourds se sont mis à y tomber. Je me suis mis abrité dans le poste du Capitaine de la Compagnie qui tient la lisière du bois, pour y être à l’abri des éclats. C’est un poste à peine souterrain, à cause de l’eau et avec un toit qui ne résisterait pas au 77. Nous sentions trembler notre malheureux abri à chaque coup, et impossible de tenir la bougie allumée ; à chaque explosion, le déplacement d’air l’éteignait. Vers 1 heure du matin, tout s’étant calmé, je suis revenu au poste de commandement par la route. Elle est encombrée de cadavres boches, vieux de 12 jours, et horribles à voir. Mon pauvre sous-lieutenant vomissait tout le long du chemin, et je ne pouvais m’empêcher de rire. L’odeur était réellement effroyable. Ce matin, je suis retourné en 1ère ligne y chercher d’autres positions de pièces, en vue d’une attaque de notre part, qui ira, je crois, assez facilement. Soyez sans crainte, personnellement, je ne courrai pas plus de danger que les autres jours. Tous les jours, on attaque ici ou là, sans grandes pertes, car après un tir d’artillerie, les boches lèvent les bras quand l’assaut arrive. Le plus embêtant, c’est quand on est dans la tranchée allemande et que l’artillerie boche vous prend sous son feu. Elle tire rudement bien. Il faut enlever le terrain pied à pied. La forme de la ligne se modifie sans cesse de nouvelles tranchées. C’est un peu comme la déformation d’une barre de pâte molle dans laquelle on donnerait de petits coups de doigt.

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31 mai 1915 Je ne peux écrire qu’un mot aujourd’hui, car nous préparons une petite attaque, qui ira, je pense, très facilement, grâce à l’artillerie et aux mitrailleuses. J’ai reçu une carte d’un lieutenant blessé le 12, au grand assaut, et qui me dit combien les mitrailleuses l’ont aidé sur sa gauche, en démolissant les barricades de sacs et les tireurs boches, et lui permettant d’établir les siennes dans la tranchée conquise. Cela m’a fait grand plaisir. 2 juin 1915 – 10 heures Nous venons d’avoir de chaudes journées que je vais vous raconter en détail. D’abord, c’est aujourd’hui notre 6ème jour de tranchée et de combat. Le 31, nous avons reçu l’ordre d’enlever une tranchée limitée à droite par un moulin, à gauche par un bâtiment d’usine. Ce soir-là, après avoir pris toutes mes dispositions pour couvrir l’attaque, on a mis près d’une de mes pièces qui enfilait la tranchée à prendre, un téléphone, et j’étais chargé de renseigner le Colonel à chaque instant. L’attaque a été préparée par un bombardement lourd qui a commencé à 17 heures. Le tir était assez bon. Vers 18 heures, le 75 a commencé à jouer. Alors, pendant ½ heure, le même spectacle que d’habitude, des nuages de fumée jaune ou noire, autour de la tranchée boche, de véritables volcans qui sautent en l’air. Puis, peu à peu, ce n’est plus qu’un nuage de fumée dans lequel on ne distingue plus rien. Et toujours ce roulement de tambour, où se mélangent les départs des coups et les explosions des obus. Ce spectacle est toujours aussi grisant et impressionnant. A 18 heures 30, deux Compagnies passent à l’assaut qui est mené rapidement et réussit sans peine. Immédiatement les prisonniers, par petites colonnes, sont renvoyés chez nous. Ils se précipitent aussi vite qu’ils peuvent sous les obus boches et les balles boches, qui cependant ne les atteignent pas. L’assaut est parti quelques secondes avant l’heure fixée, pour bénéficier de l’invisibilité due à la fumée du bombardement. Puis, l’artillerie allonge son tir pour empêcher les réserves boches de contre-attaquer. Cinq minutes après, en se défilant, une de mes pièces s’installait aux ruines du moulin conquis, et commençait à tirer sur des haies où des boches arrivaient. A ce moment, j’y suis allé à mon tour, pour voir le terrain et me rendre compte du nombre de pièces que je devais installer. On a beau être dans le feu de l’action, c’est très embêtant de s’en aller tout seul dans les champs en pleine vue des boches, et le départ collectif de l’assaut est sûrement plus agréable. Enfin, j’y suis donc allé en compagnie du Capitaine Wallet et de ma chère canne torse. Nous avons traversé tant bien que mal le ruisseau, puis la voie ferrée. Là, le Capitaine Wallet me quittait et je me dirigeais vers ma pièce. Quelques instants plus tard, un obus le tuait raide. Le pauvre vieux, il était pourtant bien brave et gentil. Un peu avant, un autre Capitaine était blessé au bras. Arrivé à quelques mètres de ma pièce, on m’a fait signe de me coucher. En effet, un boche a commencé à tirer sur moi. Alors je me suis installé dans un trou d’obus et j’ai attendu. Il y a eu alors un sale moment sous le feu de l’artillerie boche, et sous le feu du 75 qui tirait trop court. Enfin, mon boche étant redevenu sage, je suis revenu en arrière, aiguiller mes autres pièces vers la tranchée prise. Mais l’assaut de nos voisins de gauche avait été arrêté par des mitrailleuses et l’usine (une sucrerie) ainsi qu’un morceau de la tranchée restaient boches. Nous avons donc reçu l’ordre d’attaquer la sucrerie, en suivant la tranchée qui y menait.

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Impossible naturellement de se servir de fusils, mais de pétards. Je ne sais pas si je suis bien clair. En tous cas, le moulin et la moitié de la tranchée étaient à nous, l’autre moitié et la sucrerie étaient boches. Il fallait donc progresser dans la tranchée vers la sucrerie. Les boches lâchant, cela a été facile. Pendant la nuit, la ligne a été consolidée, j’y ai amené toutes mes pièces. Vers 2 heures du matin, le 1er juin, les boches rentrant dans la sucrerie par surprise, arrivaient au bout gauche de la tranchée, et à coups de pétards faisaient refluer peu à peu les défenseurs vers le moulin. En somme, toute la trachée affluait. Alors panique. Mes deux pièces les plus à gauche ont du suivre le mouvement. Beaucoup de blessés qui revenaient en arrière affolés, jetaient la panique. L’un d’eux entre dans la baraque du Commandant et lui crie : « Sauvez-vous, les boches cernent la cabane ». Vous jugez de l’effet. Enfin, revolver au poing, on a pu remettre de l’ordre. Les réserves de pétards sont arrivées, et à leur tour, les boches ont été refoulés dans la tranchée vers la sucrerie. Mais, un moment la situation était très grave. Au jour, l’artillerie allemande s’est mise à tirer avec divers calibres sur la tranchée conquise, et sur le bois, un peu en arrière, où j’ai mon poste. Jour et nuit, elle a tiré. Cela faisait notre 4ème jour de bombardement. Le 2 juin, même bombardement, mais bien plus violent. Cela tombe partout. Dans tous les coins, il pleut des éclats. Les obus à schrapnells vous secouent, même très loin. Chaque obus s’annonce par un sifflement ou un ronflement, suivant son calibre. On entend se casser les petites branches qu’ils rencontrent le long des arbres. On voit alors l’arbre coupé en deux et la partie supérieure s’effondrer. La circulation est très dangereuse. Et puis il ne faut pas se faire voir. Si les ballons captifs boches voient seulement un homme, c’est une grêle d’obus. On reste dans ses petits abris, peu profonds ici car on trouve l’eau, et juste blindés contre les schrapnells. En somme, une existence passive de bête traquée, déprimante à un degré terrible, des nuits passées debout. Le commandement ne se rend pas assez compte de la fatigue. Nous ne serons relevés que demain, après 8 jours de cette existence. La nuit dernière est enfin arrivée. Pas question de dormir naturellement. Vers 8 heures du soir, on nous annonce qu’un avion a aperçu une forte colonne boche se dirigeant vers S. Alerte générale chez nous, car cela coïncide avec une recrudescence du bombardement de l’après-midi. Je ne peux pas vous donner l’idée du bruit d’une explosion, car cela dépasse trop tout ce que vous avez pu entendre et dans le bois, c’est effroyable. Vers 10 heures du soir, cessation brusque du bombardement boche. Aussitôt vive fusillade et j’entends mes pièces tirer en tir rapide. Voici ce qui s’était passé : il y avait eu contre-attaque. De fortes patrouilles la précédaient et, grâce à la nuit, étaient arrivées tout près des tranchées. Une de mes pièces a ouvert le feu, démoli la patrouille et donné l’éveil. Les autres pièces voyant la contre-attaque boche apparaître sur la crête, à 100 mètres, avaient ouvert le feu et toutes les ombres avaient disparu. Nous avons pris ainsi deux lieutenants boches et quelques hommes. Ils ont dit qu’ils marchaient en tête de la contreattaque, mais que, sous le feu des mitrailleuses, les hommes n’avaient pas suivi. Le reste de la nuit a été coupé encore par de petites alertes, puis tout est redevenu calme, sauf pour l’artillerie, car le déluge a continué toute la journée. Il est dix-sept heures 30, je viens de changer de place car ce n’est plus tenable, les obus tombent tout autour, dont un à 8 mètres dans le ruisseau. Voilà notre artillerie qui tire à toute vitesse car il y a attaque de nos voisins de gauche, tout à l’heure ; mais nous n’y prenons pas part. A part le bombardement, la nuit d’hier était bien pittoresque, dans la petite cahute des téléphonistes, en plein bois. Le téléphone fonctionnait sans cesse, avec les allées et venues des liaisons apportant des renseignements. C’est là que je me tiens ;

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seulement ce matin un obus est tombé dessus et l’a un peu abîmé. Aussi, j’ai élu domicile dans un simple trou. 3 juin - Midi Je croyais hier, en écrivant, avoir vu le maximum, mais hélas, je me trompais. Dans le courant de l’après-midi, la violence du bombardement a encore augmenté, mais sans rien d’anormal. Vers 6 heures du soir, nous avons été inondés brusquement d’obus fusants de 105 qui font un vacarme effrayant. Cela a duré 1 heure. Nous étions dans une extrémité du bois, large de 100 mètres et longue de 150 mètres. Tout y tombait. Un arbre est assez gros pour ne pas pouvoir être embrassé avec les deux bras, et situé contre notre abri, a été rencontré par un de ces 105, coupé en deux et est tombé sur notre abri, mais sans rien lui faire. Puis tout s’est calmé. Nous avons dîné dans une petite baraque un peu plus grande que la nôtre, quand, vers 8 heures ½ du soir, le bombardement a repris avec une violence inouïe et cette fois avec au moins du 150 percutant. Ils se sont acharnés sur notre malheureuse extrémité de bois, la parcourant méthodiquement par tranches. Je me suis réfugié dans mon abri qui n’est guère blindé contre le 77. Les boches tiraient d’abord court, puis allongeaient peu à peu jusqu’à nous dépasser d’1 centaine de mètres ; puis ils tiraient quelques mètres plus à droite, recommençaient ce petit manège, et ainsi de suite. Comme distraction, je voyais les blessés se déshabiller et se faire panser par mon infirmier. Pas de blessés graves heureusement. Mon cigare me tenait compagnie, et pendant 1 heure, j’ai pensé à un tas de choses en écoutant les explosions se succéder d’en avant en arrière, à droite et à gauche de mon poste. Comme on les entend très bien venir, à chaque coup on se demande si le coup tombera sur le poste. Je vous laisse à penser quelle heure charmante j’ai ainsi passée, sachant bien qu’un seul coup sur le toit, et pas un de nous n’échappait. Je comptais uniquement sur la protection divine, mais j’y comptais absolument ; aussi j’ai pu rester très calme. J’ai même pu raconter des idioties à des soldats pour les faire rire et leur remonter le moral. Enfin, le calme partiel est revenu. Mais tout a recommencé vers 2 heures du matin avec du 77 et du 105. Ce matin, un peu moins de violence, mais encore beaucoup de coups. Pendant que j’écris, les 150 recommencent à tomber, mais à 100 mètres au delà de nous. Il y en a dont je suis la trajectoire par les tranchées qu’ils cassent en passant. Et, malgré tout cela, les travaux continuent, les cuisiniers passent avec la soupe, on circule à droite et à gauche et les oiseaux continuent à chanter dans les bois, comme si la paix régnait. Toute la nuit, on entends les rossignols. J’ai du faire reposer quelques uns de mes sousofficiers et hommes, mon sous-lieutenant aussi, dont le système nerveux est à bout. Le commandement en arrière ne se rend pas assez compte de tout cela, et de l’effort inouï qu’il nous demande. Il faut un moral terrible pour résister à ces secousses continuelles, à cette vie où l’angoisse règne en maîtresse. Il n’y a que la résignation et la prière confiante qui puisse nous servir à quelque chose. Quand je vois des imbéciles écrire de soi-disant récites de batailles, dans les journaux, y célébrer la joie du soldat qui reçoit des marmites, et cracher le mépris sur l’artillerie boche, cela m’exaspère. Evidemment le moral du soldat français reste bon sous les marmites, mais l’artillerie boche devant nous est formidable et remarquable de précision. Je ne crois pas que de jeunes troupes tiendraient là où nous sommes ; en tous cas, quand il y en a, on commence par les laisser en arrière pour les habituer au bruit. 16 heures – Maintenant, j’écris du village même, car on est en train de nous relever, et voilà la tranquillité en perspective pour 8 jours.

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6 juin 1915 Il ne se passe rien ici, et nous sommes toujours au repos. Ma division a bien travaillé du 9 au 31 mai, et a fait près de 3000 prisonniers, dont 70 officiers environ, et puis, nous avons pris beaucoup de matériel. Il fait chaud, et nous sommes asphyxiés par la poussière des camions automobiles qui passent sans cesse. Ils secouent les maisons, comme à Paris. Il paraît que les allemands ont devant nous l’artillerie de 9 divisions, c’est formidable. Ils ont aussi une batterie du canon autrichien de 305. Ils ne l’ont pas tiré sur mon régiment et je n’y tiens nullement. Le 210 est déjà assez embêtant. Du reste, ils n’aiment pas non plus notre 155 et notre 220.

Est cité à l’ordre de l’Armée : Le 33ème Corps d’armée : « sous la conduite du Général Pétain, a fait preuve, au cours de son attaque du 9 mai, d’une vigueur et d’un entrain remarquables, qui lui ont permis de gagner d’une haleine, plus de trois kilomètres, de prendre à l’ennemi 25 mitrailleuses et 6 canons, et de faire 2000 prisonniers.

Repos juin 1915. Notre PC, un ancien PC allemand.

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Extérieur du même PC Moi, Commandant Béjard, Dudot, Tocaban, Méline

11 juin 1915 Nous sommes encore au repos pour trois ou quatre jours, et puis nous retournerons voir les marmites. Ne croyez pas que quand nous aurons enlever un certain nombre de tranchées, le terrain derrière sera libre. Les boches ont toujours devant nous deux à trois lignes de tranchées. Pendant qu’on leur en prend une, leurs réserves en font une plus loin. Pour empêcher cela, il faut crever définitivement le front boche ; il faudrait avec des masses d’artillerie lourde, et sur un grand front, concentrer le feu successivement sur chaque ligne de tranchées, et les enlever successivement à la baïonnette. Tout cela sans arrêt. Une fois la dernière ligne enlevée des masses d’infanterie, ou de cavalerie, avec du 75, achèveraient de crever. Pourquoi ne fait-on pas cela, et se livre-t-on à de petites opérations qui coûtent cher (50 000), au lieu de crever pendant que l’armée boche est en train de reconquérir la galerie ? Je considère Lemberg comme fichu, et les russes comme des andouilles, pour n’avoir pas su prévoir ce coup-là. En somme, comme alliés nous avons les russes qui se font battre, les belges qui se laissent défendre, les anglais qui ne font rien du tout et qui ont encore des troupes françaises en Belgique, les italiens qui vont probablement s’enterrer aussi et le Japon qui n’a pas l’air de se douter qu’on est en guerre. Enfin, j’espère que cela finira quand même bientôt ; mais c’est bien grotesque de voir l’Europe debout contre l’Allemagne et ne pas en venir à bout.

Méline, Dudot, Commandant Béjard, Docteur Parisot, Moi, Docteur Carrel, Tocaban

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16 juin 1915 – 10 heures Nous voici en réserve. Départ donc cette nuit à 11 heures (le 15 au soir), puis bivouac sur le terrain. Canonnade violente toute la nuit, mais rien pour nous. On a encore progressé. Nous attendons le grand moment mais, si tout va bien, peut-être n’aurons nous rien à faire. Voici le motif de ma citation au Corps d’armée : « Commandant la Compagnie de mitrailleuses, a montré, pendant les journées du 12 et 13 mai, l’énergie la plus soutenue et l’initiative la plus intelligente, mettant en batterie dans les tranchées conquises 5 mitrailleuses dont une enlevée à l’ennemi » Cela va me donner la croix de guerre. 11 heures 40 – Voilà quelqu’un qui retourne en arrière ; je lui donne ma lettre. C’est décidément ce soir que cela va se passer. Ça va cogner. Soyez sans inquiétude si vous ne recevez pas de lettres. 17 juin 1915 J’ai été voir celles de mes pièces qui sont en avant, car j’ai encore la moitié de ma Compagnie en réserve. J’ai donc été à 80 mètres d’un château qui n’est plus qu’une ruine, dans un parc ravagé également. C’est un coin très bombardé, et j’ai eu cinq blessés cette nuit, dont un chef de pièce et deux pointeurs ; c’est bien ennuyeux. Ce château nous arrête, surtout que les boches ont barré le ruisseau et que le vallon est inondé, au point qu’en certains endroits les hommes ont eu de l’eau jusqu’à la poitrine. La lutte a été très dure. Quelle sale nuit j’ai passée, jusqu’à 1 heure du matin dans la tranchée bondée de troupes. Tout le temps, il fallait s’écraser contre le mur, pour laisser passer des blessés et des brancards. Il y avait des cadavres, là un tronc d’homme coupé en deux, etc… Et puis, ce chahut perpétuel du 210 boche, qui finit par énerver à un degré énorme. J’ai eu une pièce enterrée, mais elle n’a rien eu, c’est une guerre de gymnastique auquel elles commencent à s’habituer. Du reste, à peu près toutes mes pièces portent des traces de balles ou d’éclats. On voit tout de suite que ce sont des mitrailleuses de vétérans. Mon Adjudant vient d’être tué ; c’est navrant. Quelle cochonnerie la guerre ! 19 juin 1915 Je n’ai presque rien raconté des journées précédentes, n’en ayant pas eu le temps. Le secteur est moins agité que ces jours derniers, bien que les deux artilleries s’en donnent à cœur joie. Ce matin, avec deux officiers, nous avons été couverts de terre par un obus de 77. Ma Compagnie a subi de fortes pertes. En une nuit, j’ai perdu le quart de l’effectif que j’avais mis en 1ère ligne dans un boyau pris par les allemands. Il était dominé par la crête

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allemande, et enfilé dans toute sa longueur. Une de mes pièces a été soulevé en l’air et est retombée sur un des servants qu’elle a presqu’assommé. Elle n’a rien eu. Les allemands ont une artillerie formidable devant nous, et hier j’ai vu de leurs obus dont la fumée défie toute description. Elle coulait sur les pentes comme de l’eau. Ce sont sûrement des obus de 280 ou de 305 à 1m 20 de haut. On ne voit décidément pas le bout de cette maudite guerre, à moins que Dieu ne s ‘en mêle. Pourvu qu’on n’ait pas une 2ème campagne d’hiver ! J’ignore le chiffre officiel de nos pertes, mais je crois bien que, du 9 mai au 3 juin, sur notre front de quelques lieues, il y aura eu 80 000 tués ou blessés, et cela n’empêche pas les oiseaux de chanter, comme avant, dans les bois, même quand il pleut des marmites. Ils y sont habitués. 20 juin 1915 Nous faisons encore deux jours de 1ère ligne, puis 4 jours de 2ème ligne, ensuite, je pense 4 jours de repos. Aujourd’hui, rien de neuf. Hier soir, j’ai été faire un tour et vers 10 heures 30 du soir, une canonnade terrible de notre de notre artillerie a commencé à droite. On sentait le tir à toute vitesse de toute l’artillerie. Le ciel en arrière était absolument en feu. Cela a gagné de proche en proche l’artillerie de ma division ; avec cela, à droite, fusillade violente et mitrailleuses.L’artillerie allemande, au bout de quelques instants, a répondu également très violemment. Et puis, dans le ciel, pluie de fusées éclairantes pour voir ce qui se passait. On n’était bien qu’en 1ère ligne ; à partir de cent mètres en arrière, tout le terrain était criblé par l’artillerie allemande. Cette musique a duré ½ heure, puis tout s’est tu. J’ai su depuis qu’il y avait eu à notre droite trois contre-attaques allemandes, et qu’elles avaient été fauchées. Aujourd’hui, c’est plus calme.

Capitaine Godard (18ème Cie) dans le moulin Malon pris par nous

Tranchée du moulin Malon, Godard, Moritel et moi

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Bois de Carency

Colombier du moulin Malon 4 juillet 1915 – 13 heures 30

Je suis parti pour les tranchées à 17 heures hier, de façon à faire ma reconnaissance. Ma Compagnie m’a rejoint à 20 heures 30. Je l’ai fait conduire à ses emplacements, et j’ai été dîner. Puis, vers 22 heures, la relève finie, j’ai été faire mon tour de tranchées, escorté de deux agents de liaison. Cela ne bombardait pas trop, mais quelle boue ! Par endroits, elle était très épaisse ; ailleurs, elle était comme du chocolat très épais, on en avait presque aux genoux, et le mieux était de marcher en traînant les pieds, pour s’éclabousser le moins possible. A l’endroit où la tranchée traverse un ruisseau, je suis tombé dans un violent combat de pétards. Les allemands lançaient de gros pétards tout près de la tranchée. Le sol en tremblait ; les nôtres répondaient par une vive fusillade et par des pétards. Avec cela, des fusées sans interruption. Au bout de quelque temps, nous étions dans un véritable nuage de fumée dû aux pétards. J’ai reçu sur l’épaule droite comme un violent coup de bâton qui m’a fait mal. J’ai cru que j’étais blessé, mais je me trompais. Ma capote n’était pas entamée ; c’était une toute petite contusion due à un projectile de pétard. A ce moment, un soldat est venu nous dire que les allemands lançaient du liquide mais sans nous donner plus de précisions. J’étais là avec un Capitaine, et en effet, quelques instants après, un pétard éclatait un peu en avant de la tranchée, et nos figures, nos mains ont été mouillées par quelque chose comme une pluie fine. Nous nous sommes baissés, et je mentirais en disant que je n’ai pas eu peur. J’ai pensé à un jet d’acide sulfurique, ou à des gaz asphyxiants et je n’avais pas mon masque. Mais comme ce liquide ne brûlait pas et que nous respirions très bien, nous avons fini par constater que cette pluie était simplement due à l’eau du marais, pulvérisé par la chute et l’explosion du pétard. Nous sommes restés là quelque temps encore, puis comme il faisait une chaleur torride, j’ai bu deux quarts

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d’excellent vin, fumé une cigarette avec le Capitaine, et vers deux heures du matin, j’ai pris le chemin du retour. Nous avons suivi un petit sentier qui traversait le marais, et comme il y avait de la lune, je voyais flotter des cadavres boches, déjà si vieux, qu’on aurait dit des squelettes habillés. Ce n’était pas beau. 5 juillet 1915 – 13 h 30 La nuit a été assez agitée. La tranchée où j’ai passé la nuit précédente a été attaquée par les boches à coups de pétards. Elle a été démolie en plusieurs endroits et il y a eu un tué et 14 blessés, presque tous au pied. Il y a des pieds coupés. Je n’y étais pas à ce moment, mais pour un spectateur, le coup d’œil était très beau. Notre artillerie prévenue tirait à vive allure. L’éclair des explosions illuminait le terrain en avant des tranchées, et les fusées lancées par 8 ou 10 à la fois, permettaient d’y voir comme en plein jour. C’était assez joli. L’attaque a été repoussée. Ce soir, nous faisons une toute petite attaque flanquée par toutes mes pièces. Je crois qu’elle réussira. Hier après-midi, j’ai reçu avec mon sous-lieutenant trois coups de 77, destinés rien qu’à nous deux. C’est très flatteur. Nous avons été vus dans un boyau nous dirigeant vers les tranchées. Le 1er coup a tapé 20 mètres devant nous. Nous sentant repérés, nous nous sommes arrêtés et nous nous sommes mis dans des niches creusées en terre ; mais, les boches ne nous voyant plus ont allongé un peu et ont tiré deux coups droit au dessus de nous. Nous avons été couverts de terre. Pour nous en sortir, nous avons filé alors vers les tranchées au pas de gymnastique.

Juillet 1915, Amiens, retour de permission

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14 août 1915 Hier soir, nous avons relevé. Relève assez pénible, kilomètres de boyaux, avec quelques marches et contre-marches, car je les connaissais mal. Et puis, il a fallu se terrer car pendant la relève, les boche ont fait une attaque à coups de pétards. Les nôtres ont répondu. C’était un véritable roulement de tambour.Quand tout le monde a été calmé, on est reparti, et la relève s’est achevée. Secteur tranquille, sauf la nuit. Pas d’eau dans les boyaux. Beaucoup de cadavres boches, mais les mouches ont tout boulotté et il ne reste que le squelette dans les débris d’uniforme, surmonté d’une tête de mort, cela en avant ou dans les parapets des tranchées. On voit sortir une main avec une bague, ou un tibia dans une botte.

Devant Souchez, Avril regardant au périscope

Notre Dame de Lorette, Jambe boche sur la tranchée de la Blanche voie

Chemin creux de Carleul, pris, perdu et repris par la 269ème. On ne peut y circuler de jour que sousla chicane de sacs de terre qui la borde

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15 août 1915 La nuit dernière a été très agitée. Vers 10 heures du soir, la bataille de pétards a commencé et elle a duré ¾ d’heure très intense. Nous avons eu pas mal de blessés, dont un lieutenant. Les mitrailleuses ont beaucoup tiré pour empêcher les boches de sortir de leurs tranchées. Avec cela, nous avons reçu un bon arrosage de 105 fusant, puis le calme est revenu. Ce matin, messe dans l’abri du Capitaine Godard. Le temps est assez frais en ce moment, la nuit c’est presque froid. C’est du reste assez agréable pour circuler. Je quitte chaque soir le poste de commandement vers 21 heures 30, et je navigue jusqu’à 1 heure du matin, car c’est dans cet intervalle de temps qu’a lieu l’attaque à coups de pétards. Ce n’est pas une sinécure, et je n’ai guère dormi depuis 48 heures que nous sommes ici. Mais ici, on supporte bien mieux la fatigue qu’au cantonnement, et je ne me sens pas fatigué.

Dans les tranchées nord du château de Carleul, Godard et moi

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16 août 1915 Nous avons pris pour la nuit dernière un dispositif nouveau de mitrailleuses battant sans cesse les points d’où les boches lançaient des pétards, et cette nuit, grâce à cela j’espère, le combat de pétards pour la 1ère fois n’a pas eu lieu. Aussi, je vais continuer ce petit système. Rien de bien nouveau ici ; pas mal d’obus boches de 105 qui sont bien embêtants, et qui tapent très dur. Ils affectionnent l’emplacement du poste de commandement, qui a heureusement une hauteur de terre formidable. Nous avons eu plusieurs blessés, dont un qui a encore eu de la chance. Un obus lui a arraché le bras puis s’est enfoncé en terre sans éclater.

Poste avancé dans la tranchée nord de Carleul 17 août 1915 Je suis en seconde ligne pour 3 jours, mais je vais chaque jour à la 1ère ligne où j’ai mon sous-lieutenant. Je vais y passer une partie de cette nuit. Le village où nous sommes est bien esquinté. Il ne reste que des pans de murs et des décombres. Les boches avaient fait de jolies postes, entre autres une sorte de cercle pour les officiers. C’est un abri souterrain, tapissé de planches vernies et assemblées comme un parquet. Le plafond est en toile blanche et cloisonné par des baguettes. Deux petites fenêtres très soignées donnent du jour. Il y a tout un mobilier et un excellent piano, qui nous a charmés une partie de la soirée d’hier. Le plafond est en rails juxtaposés et recouverts de plus de 2 m. de terre. Mon poste est bien moins luxueux, mais énorme. Il est plafonné et recouvert de même. Du reste, il a reçu 2 obus qui ne lui ont rien fait. Il est plein de rats, et c’est une sarabande infernale toute la nuit. Le jour, il y a les mouches. Le poste du Commandant, où nous prenons nos repas, a été baptisé par les boches « Villa dina Francisca ».

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Dudot et moi dans le PC aux rats d’Ablain

Dudot

Médecin auxiliaire (futur Professeur Simonin) Commandant du 6ème Bat. Commandant Béjard dans le casino des officiers allemands

Au PC

Moi

Commandant Béjard et moi

18 août 1915 La nuit dernière a été assez agitée. L’artillerie boche a fait des barrages dans nos boyaux, ce qui rendait la circulation difficile. J’ai eu un de mes hommes enterré dans un abri par un obus. On l’a dégagé et, heureusement, il n’avait rien.

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Ce matin, vers 4 heures, les boches ont lancé des pétards sur un point où notre tranchée est à 30 mètres d’eux. Les mitrailleuses ont fait immédiatement barrage et il n’y a rien eu, puis un pétard a éclaté sur la tête d’un sous-lieutenant qui a été tué. Ce matin, un sous-lieutenant a été blessé par un obus, et avant-hier un lieutenant par un pétard. Nous serons relevés demain après-midi pour passer 6 jours bien à l’abri en 3ème ligne, puis nous ferons encore 6 jours de tranchées avant d’aller au repos complet. Le temps est à la pluie, et les boyaux sont un cloaque. Avec la nuit noire, on glisse et on tombe dans des trous où on a de l’eau jusqu’au genoux. Heureusement, l’eau n’est pas froide, mais on est bien content d’avoir des chaussettes de rechange. Ce soir, je vais faire des vues au magnésium dans les postes. Tantôt, j’en ai fait de très intéressantes dans les ruines de l’église. J’ai fait acheter tout un harnachement pour Julot et je vais me mettre à faire du cheval avec mon maréchal des logis.

Ablain vu de N.D. de Lorette Au fond le bous de Carenccy

Eglise d’Ablain

Bartholomeus, Moi, Commandant Béjard, Dudot

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19 août 1915 Hier soir vers 6 heures, nos voisins de gauche ont enlevé une ligne de tranchées. La préparation d’artillerie a été formidable avec des grosses pièces, du 380, je crois. L’attaque a réussi. L’artillerie boche a répondu énergiquement et nous a arrosés aussi, mais nous n’avons eu que quelques blessés. Nous voici relevés, ma Compagnie est partie, mais je suis restée pour montrer en détail le secteur au Capitaine qui me relève et je vais partir incessamment. Il y a eu cette nuit de véritables batailles de rats dans mon poste, c’était à ne pas dormir. Je vais dîner dans mon village en ruines, et repartir après. 20 août 1915 Nous voici au repos pour 6 jours dans un village intact, mais près du front. En réalité, nous sommes toujours alertes, prêts à intervenir. Ce matin, paperasses, enterrement d’un sous-lieutenant. Après déjeuner, sieste d’une heure, vérification de la feuille de prêt de la Compagnie, promenade sur Julot, convocation chez le Colonel, dîner, apprentissage de bridge. La nuit dernière, j’ai couché sur la paille ; maintenant, j’ai un lit. Vers 11 heures hier soir, une effroyable canonnade lourde et légère de chez nous car les allemands attaquaient les tranchées qu’on leur a prises près de nous. Il paraît qu’ils ont attaqué en masse compacte, et je crois qu’ils ont réussi. Que de mouches et de rats dans ce sale pays. Hier, j’en ai écrasé un à bicyclette. Il faut cependant reconnaître que ces sales bêtes nous aident à faire disparaître les débris de toutes sortes. 22 août 1915 Un sous-lieutenant revenant de Nancy m’a dit bonjour de la part de Mr Brincourt qui l’a abordé dans le train, à cause de son n°. Il paraît qu’il était furieux, car le train a mis 5 heures de plus que le temps fixé. Cet après-midi, concert. Voilà les casques qui commencent à arriver au régiment. Ils emboîtent bien la tête, et ce sera une protection efficace. 26 et 27 août 1915 Beau temps, pas trop d’obus. Un aéro boche se bat avec un des nôtres au dessus de ma tête. En général, l’aéro français fiche le camp quand le boche tire dessus. J’ai eu cette nuit une pièce esquintée par un obus, et une autre égratignée. Nous bombardons beaucoup, et sommes moyennement bombardés.

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Voici notre itinéraire : partez du château1 vers le nord, vous couperez une grande route ; continuez jusqu’à la 1ère crête, cela fait 3 à 400 mètres qui limitent le terrain acheté par F. Un sentier le borde. En dessous de la route, ce n’est plus à lui ; ce n’est pas très grand, mais il y a une belle chasse2.

26 septembre 1915 J’écris un mot dans les tranchées conquises par nous hier après-midi. Hier matin, tir effroyable de notre artillerie. Je le compare, comme d’habitude, au roulement du tambour. Le paysage couvert de fumée, un vacarme infernal sur tout le front. L’artillerie boche a commencé vers 10 heures son tir de barrage sur nos boyaux et tranchées. Tous nos boyaux, tranchées, crevés, éboulés par les 210 et les 150. A midi, nous avons gagné nos emplacements de départ pour l’assaut. A 12 heures 25, départ de l’assaut en deux vagues. Les mitrailleuses suivaient la 2ème vague. Tout a très bien marché et nous avons enlevé deux lignes au lieu d’une, de sorte que nous tenons maintenant une partie du village qui est devant nous. Les tranchées boches anéanties n’étaient plus qu’une sorte de sentier découvert où on s’est enterré le plus vite possible. Pendant deux heures, on s’est fait tout petit. Quelle journée ! J’étais fatigué hier soir. Avec cela, la pluie sans arrêt. Nous sommes couverts de boue des pieds à la tête. J’ai du jeter mon imperméable qui est en lambeaux, et je me sers de ma toile de tente comme imperméable. Aujourd’hui (8 heures), c’est calme. L’artillerie boche serrée de près à droite et à gauche a dû déménager. Beaucoup de brouillard, mais je ne crois pas qu’il pleuve. J’ai pris dans une tranchée boche parmi le courrier non distribué d’un vaguemestre un journal illustré allemand dans le genre du Miroir. Il donne aussi bien des vues de soldats français et anglais que des vues somptueuses des postes allemands. 26 septembre 1915 – 21 heures La matinée a été calme jusqu’à 9 heures, puis le bombardement a commencé pour préparer la continuation de l’attaque. Il a été terrible, ainsi que le tir de barrage boche. Par moments, nous avons dû nous aplatir au fond de la tranchée. Nous avons enlevé le reste de Souchez et sommes maintenant pas loin de Givenchy qui sera probablement à nous demain. Nous laissons derrière nous des morceaux de tranchées, où des boches avec pétards et mitrailleuses refusent de se rendre, et il y a ainsi quelques îlots. L’entrée dans Souchez faisait un effet bizarre. Je me sentais dépaysé, baissant le dos et filant vite, avec des balles venant d’un peu partout et surtout de ces fichus îlots. On marche très difficilement dans ces ruines qui dépassent en horreur tout ce que j’ai vu jusqu’à présent. J’ai marché avec une Compagnie pour reconnaître le chemin pour la mienne. Nous nous sommes perdus, car on ne soupçonne plus les rues, traversant en courrant les jardins, les haies, recevant des balles, nous abritant. Et puis, pour compléter cette scène, les obus dégringolent. J’ai fait plusieurs photos pendant le trajet et je voudrais bien qu’elles soient bonnes. L’aspect de ces ruines traversées de partout par des paquets d’hommes de plusieurs régiments, boueux jusqu’aux yeux, le fusil à la main, est réellement indescriptible. 1 2

Carleul Langage conventionnel pour délimiter notre secteur

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Actuellement, nous sommes en 2ème ligne dans un chemin creux. Je suis assez las et abruti.

Ablain-Saint-Nazaire

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28 septembre 1915 Nous avons été relevés ce matin, et sommes au repos dans nos anciennes tranchées, au milieu d’une boue innommable. La journée d’hier a été terrible. C’est la 1ère fois que je vois une pareille bataille avec un pareil acharnement. Les boches se défendaient comme des démons, et nous écrasaient d’artillerie. J’ai dû passer la nuit du 26 au 27 dans un chemin creux, à la lisière de Souchez. A 1 heure du matin, ordre d’attaquer. En face de nous, notre 1ère ligne était à mi-pente, derrière des séries de hauts talus, couronnés par les 2èmes lignes boches, tranchées formidables, garnies de plusieurs rangs de fil de fer barbelé, de 10 m de large chacun. Nous sommes arrivés là dans la nuit noire. Puis l’attaque est partie. Comme les fils de fer n’étaient pas démolis, tout a raté avec pas mal de pertes. Alors, on est revenu à mi-pente derrière la 1ère ligne. Malheureusement, à gauche et en arrière, il y avait un îlot de boches avec mitrailleuses, qui ne s’étaient pas rendus et nous tiraient dans le dos. On ne savait comment circuler. Vers 6 heures du matin, l’artillerie boche s’est réveillée, et de quel réveil ! Un déluge de gros obus sur Souchez, et un peu en arrière de notre talus. Ils tiraient avec du 210, et toute la colline était ébranlée. C’est vraiment effroyable comme détonation et comme fumée. Ce terrible barrage a duré toute la matinée et l’après-midi. C’était bien énervant et abrutissant. Avec cela, rien à boire, ni à manger toute la journée. J’avais heureusement du tabac. L’artillerie boche, calmée un moment, a repris vers midi, au moment de notre tir de préparation. Derrière notre talus, haut de 4 à 5 mètres, nous ne voyions rien du coté boche mais nous voyions à nos pieds Souchez et nos anciennes positions. Partout, des volcans de fumée noire, avec des secousses qui vous remuaient tout entier. Il faut avoir vu ce spectacle, et avoir eu les oreilles et tout l’organisme faussés par ces secousses pour pouvoir les comprendre. La simple description est insuffisante. L’attaque devait avoir lieu à 14 heures. A 13 heures, quelqu’un crie : «Voilà les boches ! » Alors, moment d’affolement. On fait mettre baïonnette au canon et garnir le talus. A droite, les groupes de chez nous revenaient en arrière. Nous avons cru à une contre-attaque, et il n’y a rien d’émotionnant et d’énervant comme cette attente. Nous avions chargé nos revolvers, et attendions. La satanée mitrailleuse boche qui était en arrière s’est mise à tirer. Il y a des blessés sur le parapet, alors nouvel affolement. Enfin, tout s’est tassé. On s’est enfoncé dans le parapet et je me suis assis pour fumer, en désirant de tout mon cœur être à 100 lieues de là. A 14 heures, l’attaque s’est déclenchée et on a réussi à enlever une partie de la tranchée boche et à s’y cramponner. Mais on n’avait pas assez de pétards et les boches ont contre-attaqué par les boyaux, et gagné du terrain. Les pétards étant enfin arrivés, on a pu se maintenir. Le 5ème bataillon s’est porté en renfort et j’ai mis mes mitrailleuses sur la ligne conquise. Voilà encore un tableau saisissant, celui de cette pente couverte de lignes de fil de fer barbelé, avec des hommes couchés derrière. En certains points, les grenadiers se battent à coups de pétards dans la même tranchée avec les grenadiers boches. Puis, tapis dans les angles, leur personnel couché, nos mitrailleuses à 50 mètres en arrière ; en contre-bas, une salade d’hommes de plusieurs régiments, blessés, se traînant couverts de sang, porteurs d’ordres, porteurs de sacs de pétards, officiers, etc… Tous ces groupes se croisant au milieu des cadavres ou des blessés qui gémissent. Tout le monde dans la boue, couvert de boue des pieds à la tête. Les 2èmes lignes viennent se coucher à 50 mètres derrière les 1ères, et tout cela avec les balles qui claquent en tous sens et les obus qui passent en miaulant. C’est une émotion qui me semble difficile à oublier.

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A la nuit, j’avais 6 pièces en renfort du régiment qui avait attaqué, et deux d’entre elles ont arrêté une contre-attaque boche. A la nuit, c’est un spectacle d’ombres illuminé par les fusées et les éclatements des obus. La pluie s’est remise à tomber, et, comme pendant la journée, nous avions mangé une sardine et rien bu, nous étions vannés et gelés. La relève est venue à 4 heures du matin. C’est à peine si je peux marcher car mes pieds, mouillés sans cesse depuis 4 jours et jamais déchaussés, sont enflés. Mais ce n’est rien ; seulement nous sommes exténués. 30 septembre 1915 Je reprends mon récit. J’en étais resté, je crois, au 27 ou 28 au matin. Nous avons donc passé en 1ère ligne la nuit du 27 au 28, bien sur nos gardes, à cause de la contre-attaque possible. Il a plu d’abord, puis le ciel s’est nettoyé et il a fait très froid. Vers 4 heures du matin, la relève est arrivée et on s’est dépêché de filer, car le trajet est impraticable de jour. Nous avons réoccupé nos anciennes tranchées et abris. C’est la guerre de montagne que nous avons faite en enlevant une colline abrupte avec des talus verticaux de 8 à 10 mètres de haut. Il a fallu un effort terrible pour en venir à bout, et la brigade a bien travaillé. Le 28, vers 14 heures, le bombardement a repris violemment sur la tranchée boche de la crête. Nous n’étions plus alors qu’à 100 ou 200 mètres de la crête, et après un dernier bond, elle serait à nous. Les boches avaient, à flanc de coteau et sur la crête, leur 2ème ligne, faite depuis longtemps, avec d’énormes, défenses accessoires, et presque tout était pris à la baïonnette. De nos lignes, nous voyions de longues lignes d’infanterie se masser sur les pentes, l’une derrière l’autre. Il en montait sans cesse. A 13 heures 40, la 1ère ligne est partie, au pas, alignée, puis la 2ème, la 3ème, et les autres. C’était admirable ! Ce flot montait, lorsque tout à coup a débouché sur la crête une contre-attaque allemande. On les voyait arriver en courant, puis tirer debout sur les nôtres. Mais nos vagues (terme consacré) continuaient à monter et disparaissaient derrière la crête, lorsque tout à coup, tout cela est revenu en arrière. Quelle angoisse ! J’ai su depuis qu’ils étaient arrivés sur une fausse tranchée, bouleversée par nos canons, en arrière de laquelle était la vraie tranchée bien garnie de mitrailleuses. Nous avons eu d’énormes pertes. Au bout de peu de temps, tout le monde a recommencé l’assaut, mais sans pouvoir dépasser la crête. Alors, un peu plus à droite s’est déclenché le gros assaut. Un mur d’hommes grimpant les pentes, les recouvrant toutes entières et franchissant la crête. Derrière eux, d’autres montaient sans interruption. Le canon grondait, la fusillade était très violente. C’était l’assaut dans tout ce qu’il y a de beau. Nous étions là, haletants, comme après une longue course. Toute la crête a été emportée, les hommes tourbillonnaient dessus. Ailleurs, une troupe en colonne par 4 passait au pas gymnastique. Peu à peu ; le calme revenait, et à la nuit, la crête était à nous, sauf vers la gauche. Nous étions alertés, prêts à partir en renfort. Heureusement on n’a pas eu besoin de nous.

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Rapport déposé à l’appui d’une demande de citation à l’ordre de l’Armée de la Compagnie de mitrailleuses du 269ème d’Infanterie. Pendant les quelques journées précédant l’attaque du 25 septembre sur Souchez, la Compagnie de mitrailleuse a reçu l’ordre d’empêcher, par des tirs de nuit violents, la remise en état des tranchées allemandes situées au nord du parc de Carleul, et bouleversées chaque jour par notre artillerie. Les 1ère, 2ème et 4ème sections de la Compagnie sont en ligne sur le front du régiment. La 3ème sur la hauteur T.4 remplit très efficacement cette mission, pendant 5 nuits, par des tirs d’enfilade très violents. Le 25 septembre, 3 heures avant l’heure fixée pour l’attaque, les ère ème ème 1 , 2 et 4 sections se portaient avec leur matériel dans la tranchée de 3ème ligne Herbelot, pendant le tir de préparation. Ces 3 heures se passent sous un bombardement très violent, qui pourrait énerver le moral des meilleurs. A l’heure fixée, les 3 sections et le Capitaine commandant la Compagnie se dirigent vers les emplacements de départ, et traversent un barrage terrible de l’artillerie lourde allemande. Une partie de la 2ème section et son chef de section sont enterrés par les obus, plusieurs sont blessés. On les dégage ainsi qu’une mitrailleuse enterrée dans la boue, et la marche en avant continue à travers le boyau, complètement bouché par endroits. A l’heure de l’attaque, les 3 sections sont rassemblées dans le chemin creux de Carleul à leur emplacement de départ. La 1ère vague débouche appuyée par le feu de la 3ème section restée à T. 4. Cette section a une pièce retournée et abîmée par un obus, mais continue à tirer avec l’autre, malgré le bombardement, sur les objectifs qui lui ont été désignés. Les 3 sections, le Capitaine commandant la Compagnie et le sous lieutenant Meline s’élancent derrière la 2ème vague, et arrivent derrière elle dans la tranchée conquise. La 1ère section sur la route de Souchez vers les premières maisons, la 2ème et la 4ème à la tranchée de l’Hopital qui vient d’être conquise par la 17ème Compagnie. Immédiatement en batterie, elles tirent sur les allemands qu’on voit se sauver dans les ruines. Le sergent Akermann, commandant la 4ème section était parti en tête de la 1ère vague, pour chercher le meilleur emplacement dans la tranchée conquise. Il revient chercher sa section et l’entraîne avec lui peu de temps après le départ de la 2ème vague. Ce sous-officier blessé d’une balle en mettant en batterie sa section, reste à son poste jusqu’à la nuit, et refuse ensuite pendant 4 jours de se laisser évacuer. Le soir, bombardement violent par une pièce de 77. La journée du 26 se passe sous un violent bombardement. Les 4 sections sont maintenant en ligne dans les nouvelles positions. Dans l’après-midi, la Compagnie reçoit l’ordre de traverser Souchez, et de se porter à la lisière Sud Est du village. La traversée est longue et difficile au milieu d’obstacles de toutes sortes, sous les balles et le bombardement. Mais, avant la nuit, l’exécution de l’ordre était terminée. Vers minuit, la 19ème Compagnie reçoit l’ordre de se porter par la tranchée Leipzig aux talus situés à l’Ouest de la tranchée de Brême, vers la côte 119, et de tenter l’attaque de cette tranchée avec 2 Compagnies du 44ème chasseurs. La 3ème section de mitrailleuses suit le mouvement, prête à suivre le 19ème en cas de succès. L’attaque échoue sur les fils de fer de la défense, et la section est mise en batterie pour permettre à la 19ème de revenir. La journée se passe dans la tranchée Leipzig, sous un tir de barrage ininterrompue. A 14 heures, le 109ème et le 21ème d’infanterie attaquent la tranchée Halle et l’enlèvent en partie, mais les allemands revenant en force par les

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boyaux, font fléchir la droite du 109ème à coups de pétards, et le Commandant de la Compagnie de mitrailleuses du 269ème, voyant cette situation, porte la 3ème section sur la ligne du 109ème. La ligne fléchit de nouveau, les allemands commencent à sortir des parapets. Le feu des 2 mitrailleuses les arrête net, et l’attitude calme des servants et de son chef de section ramène la solidité dans la ligne. Le Capitaine Dutilleul envoie l’ordre à ses 3 autres sections à Souchez, de venir le rejoindre. Prises d’enfilade par une mitrailleuse allemande, elles traversent cependant le barrage violent de l’artillerie lourde allemande avec mille difficultés, dans une véritable mer de boue. A la nuit, les 8 pièces de la Compagnie sont en ligne et établissent la liaison entre le 109ème et le 21ème. L’attitude et le moral des hommes sont demeurés admirables malgré le bombardement qu’ils ont subi sans arrêt, et les fatigues subies et augmentées par 5 jours de présence dans les tranchées. Depuis sa création, la Compagnie a pris part avec le Capitaine Dutilleul aux combats de Carency, à l’attaque du bois 125, à celle du moulin Malou, où elle a arrêté ensuite une attaque de nuit et à celle du chemin creux de Carleul. Au début de la guerre, n’existant alors que sous la forme de 2 sections, la 1ère commandée par le lieutenant Gâteaux, la 2ème par le sous-lieutenant Dutilleul, elle a appuyé les débris du 226ème au bois de Crévic, puis participé à l’attaque du bois d’Einville avec le 44ème chasseur, puis arrêté une attaque allemande dans le bois d’Haraucourt. Dans le Nord, elle a pris part aux combats d’Izel lès Esquerchin où la 2ème section perdit un tiers de son effectif, de Rouvroy où le lieutenant Gâteaux fût tué, de Givenchy et du bois de Berthonval Peu après, les 2 sections sous le commandement du sous-lieutenant Dutilleul prenaient part à l’attaque de Vermelles, puis revenaient devant Carency, où elles passaient l’hiver et le printemps, aidant la progression des Compagnies et se portant à hauteur des travailleurs pour les protéger dans leurs travaux de nuit, lorsqu’il s’agissait de creuser en avant de nouvelles tranchées. 22 novembre 1915 (Savy) Je suis Major du cantonnement, c’est à dire que je suis ici l’officier du grade le plus élevé, ou en tous cas, le plus ancien, et j’ai la responsabilité de tout le cantonnement, entretien, fermeture des cafés, signatures des laissez-passer, logement des troupes de passage, etc … J’ai fixé mes heures de réception pour ne pas être ennuyé du matin au soir. Cela me donne pas mal de droits sur les habitants, entre autres celui de consigner provisoirement ou de fermer définitivement les cafés. Mais c’est une fonction empoisonnante. J’avais quelqu’un à loger chez une vieille femme qui a une chambre libre, mais cette vieille refuse énergiquement, et s’enferme chez elle à clef, de sorte qu’on ne peut pas pénétrer. Je l’ai menacée d’aller chercher l’adjoint et de faire défoncer la porte. Mais d’abord, j’ai été trouver son mari qui travaille à la sucrerie. C’est lui qui enferme sa femme pour qu’elle n’ouvre pas. Je l’ai engueulé comme une brute et lui ai montré un rapport que je venais de faire pour le Général. Alors, de hautain, il est devenu tout doux et a promis d’ouvrir ; mais il a raconté qu’il ne pouvait loger personne. Le dernier officier ayant laissé des poux dans son lit, il avait dû faire vider le matelas, à quoi j’ai répondu que je n’en croyais pas un mot, et qu’il avait vidé le matelas pour ne loger personne. D’ailleurs, le sergent n’a pas trouvé trace de vermine en fouillant, et mon rapport sera porté au Général. Je me demande quelle excuse ces braves gens invoqueront.

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29 novembre 1915 Ma Compagnie est citée à l’ordre de l’Armée. Voici le texte de la citation : « Le Général commandant la Xème armée, cite à l’ordre de l’Armée ; la Compagnie de mitrailleuses du 269ème Régiment d’Infanterie, sous les ordres du Capitaine Dutilleul. Au cours des attaques des 25, 26 et 27 septembre 1915, malgré de violents barrages d’artillerie, a assuré la protection du terrain gagné, par son arrivée immédiate dans les tranchées conquises et par une action énergique contre les retours offensifs de l’ennemi. » Nous avons un secteur nouveau en bien mauvais état et sans abris. Le colonel m’a heureusement offert l’hospitalité ; mes hommes sont à l’abri de la pluie dans des casemates mais la pauvre infanterie est bien mal. 30 novembre 1915 Il a plu toute la journée et toute la nuit. Ce matin, dans ma tournée, j’avais de la boue au dessus des genoux. La boue est assez liquide pour avoir une surface horizontale comme l’eau, et assez solide pour qu’on ne puisse y avancer qu’au prix des plus grandes difficultés. J’ai du m’aider de mes mains pour me désenliser et, par-dessus le marché, je sortais de mes bottes qui sont, du reste, tout à fait épatantes. Je viens de recevoir la médaille d’argent du 20ème corps, offerte par la ville de Nancy aux officiers du 20ème corps ayant pris part à la campagne de Lorraine de 1914. 1er décembre 1915 Le temps est toujours assez laid, mais la pluie ne tombe que par ondées. Le secteur est toujours bien malade. Hier, il y a eu des hommes enlisés et il a fallu une corvée pour les dégager. Le colonel m’a dit que la présence de mon nom dans la citation de ma Compagnie donnait droit à la Croix de guerre, non seulement à mon fanion, mais à moi aussi. Je vais donc ajouter une palme au-dessus de mon étoile. 2 décembre 1915 Je suis parti hier soir après dîner, en bottes et veston de cuir, avec mon ordonnance. L’unique boyau utilisable était encombré car, l’après-midi, le 5ème bataillon avait relevé le 6ème en 1ère ligne et avait mis 2 heures à faire le trajet qu’on fait d’habitude en 20 minutes ! Les Compagnies relevées ont mis 3 à 4 heures à cause de la nuit. Je me suis donc heurté à la dernière Compagnie qui descendait, et j’ai assisté pendant ¾ d’heure à un spectacle bizarre : une quantité d’hommes enlisés au dessus du genou dans une boue affreusement collante et ne pouvant ni avancer ni reculer. Des hommes du génie, avec des pelles et des pioches, creusaient autour de leurs jambes et réussissaient ainsi à les dégager un

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à un. Toutes les lampes de poche étaient allumées, et c’était un spectacle curieux. Ces malheureux étaient à bout de forces après 3 jours de 1ère ligne, sans abri, dans des conditions épouvantables. Je suis resté en 1ère ligne jusqu’à 2 heures ½ du matin, puis ayant trouvé une place dans le trou d’un Commandant de la Compagnie, je m’y suis assoupi jusqu’au petit jour.

Septembre 1915, dans le parc du château de Carleul

3 décembre 1915 Toujours le même refrain : la pluie, la pluie, la pluie ! La situation de la division est laide, mais la nôtre, dans un secteur non organisé, est critique. Certaines parties de la 1ère ligne n’existent plus, il y a près d’un mètre de boue. Mes casemates dans cet ignoble terrain s’enfoncent. L’une d’elles s’est effondrée cette nuit et il est impossible de la refaire. La mitrailleuse est inutilisable, et j’en fais monter une autre. On l’installera ce soir comme on pourra. Les hommes sont trempés jusqu’à l’intérieur du corps et épuisés. J’ai passé ma nuit en 1ère ligne où j’ai circulé jusqu’à 2 heures du matin, dans une obscurité impénétrable, avec eau et boue jusqu’aux genoux et sous la pluie.. Représentez-vous les hommes recevant leur soupe dans la nuit, et la mangeant debout dans cette saleté, en pleine obscurité. Par dessus le marché, nous avons eu une alerte, lancement de pétards, fusillade ; c’était complet. J’ai vu un homme de corvée dont les chaussures sont restées dans la boue. Il était en chaussettes et est resté 24 heures épuisé, dans un trou. Il ne pouvait plus parler, et le sang coulait de ses pieds dans la boue. Quant à la 2ème ligne, les hommes sont dans de vagues abris en terre, où la pluie entre comme chez elle, et, jour et nuit, ils font dans la boue des transports de matériel. Voilà la guerre d’hiver que les journalistes déclaraient si douce. Je voudrais pouvoir en traîner un dans le secteur ; il expierait d’un seul coup toutes les bêtises qu’il a écrites.

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4 décembre 1915

La pluie est tombée sans arrêt cette nuit et ce matin, aussi je répèterai toujours la même chose : tout croule. Ce matin, d’autres abris se sont effondrés ; il y a eu un tué. Je m’acharne à sauver mes dernières casemates, mais ce n’est pas commode. Je suis monté en 1ère ligne ce matin à 4 heures, sous une pluie battante qui n’a pas cessé un instant. La nuit était noire comme de l’encre, et ma lampe m’a été indispensable. Le trajet s’est effectué avec de la boue liquide jusqu’aux genoux. Plus de boyaux. On va la nuit à travers champs avec les plus grandes difficultés à cause des vieux réseaux de fil de fer, des trous d’obus, des enlisements, etc… Ceux de nous qui ont fait l’Yser disent que c’était infiniment moins pénible. Pas mal d’hommes pleuraient dans les tranchées, certains sont restés enlisés 20 heures jusqu’au ventre, avant qu’on puisse les sortir. Beaucoup n’ont plus ni sac, ni fusil, et certains ont disparu. Et le Haut commandement reste serein et sourd aux rapports virulents du colonel et ne nous fait pas relever. Naturellement, on ne voit plus un officier d’Etat-Major, et la situation est jugée auprès du poêle des bureaux. Enfin, patientons ! J’ai vu toute la 1ère ligne. Le parapet n’existe plus à certains endroits, et on est à découvert jusqu’au ventre. Il faut se baisser beaucoup. La gauche de notre ligne est épouvantable, la boue y atteint le haut de mes grandes bottes que j’avais heureusement fermées avec une courroie, mais j’avais de la boue plein mon fond de culotte. Je suis rentré à travers champs, grâce au brouillard. Il y a encore des cadavres de septembre horribles à voir, les tranchées boches avec leur épais fils de fer hachés, beaucoup de gros obus non éclatés, enfin un spectacle curieux.. Depuis deux jours, les deux artilleries se sont apaisées, pour éviter les tirs de représailles qui empêchent les nettoyages. De même, presque pas de coups de fusils. Il y avait comme un accord tacite, au point que les boches se sont montrés sur leurs parapets en levant les bras. Les nôtres s’y sont mis aussi, et tout cela se regardait comme des andouilles. Le colonel a donné des ordres très sévères à ce sujet, moi aussi car je pensais qu’ils se servaient de ce procédé pour voir la densité de nos troupes, leur composition, etc Or, ce matin, après ma rentrée, des boches sont venus chez nous se rendre prisonniers. Il y a des détails très curieux, que je connais encore mal, mais que je raconterai demain. Ce qui est sûr, c’est que plusieurs boches sont sortis en courant vers nous. Il est regrettable qu’on ait tiré dessus et qu’on en ait tué, car il en serait venu d’autres. J’en ai vu interroger 3 devant nous. Ils sont du 24ème bavarois (Ersatz-réserve). L’un d’eux, garçon de café à Londres, a dit qu’il y avait trop de travail et pas assez de nourriture. Ils n’ont qu’un repas par jour, composé de soupe et d’un morceau de saucisson long comme le doigt. Un autre a dit que son régiment n’en voulait plus et en avait plein le dos. La population bavaroise demande, paraît-il, la paix à grands cris. Je leur ai fait poser plusieurs questions, et j’ai eu la satisfaction de voir que j’avais vu juste : 1°) Le bombardement de nos torpilles ne leur fait pas grand mal. 2°) Le dispositif très spécial de leurs tranchées de 1ère ligne, indiqué par les photos d’avion, est destiné à diminuer le nombre des gens veillant en 1ère ligne et à permettre à un plus grand nombre de se reposer dans les abris, ce que je soutenais, alors que nos grands chefs y voyaient le prélude d’une attaque par les gaz, au lieu d’un dispositif de sûreté. Voici le type de la 1ère ligne allemande devant nous :

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bb : 1ère ligne boche sans occupants sauf les mitrailleuses. aa : tranchées peu éloignées de bb et garnies d’abris. cccc : boyaux très nombreux sss : boyaux en avant de la 1ère ligne appelés sapes

Voici comment fonctionne ce système, très remarquable que je voudrais voir employer depuis longtemps : ces têtes de sapes s sont arrondies et contiennent quelques guetteurs avec des stocks de pétards. Dans la 1ère ligne b, personne, sauf les mitrailleurs. Dans a, des abris souterrains où se repose la garnison. En cas d’attaque, les guetteurs des sapes, (assez longues), donnent l’alarme et tiennent quelques temps à coups de pétards. La garnison de a alertée arrive en 1ère ligne par les nombreux boyaux c. De cette façon, le service est assuré avec le minimum de fatigue, au lieu que si on a une 1ère ligne simple, il faut que tout le monde veille. Pour en revenir aux boches, depuis qu’on leur en a tué ce matin, ils ripostent et nous ont fait plusieurs tués ou blessés, ce qui est bien facile avec l’état des parapets et leur absence en certains endroits. Nous serons relevés le 8 seulement pour aller au repos.

5 décembre 1915 Depuis deux jours, les allemands se montraient et faisaient des signes. Nos hommes y répondaient, et chacun pouvait ainsi travailler tranquillement au nettoyage de ses tranchées. Des ordres très sévères avaient été donnés pour arrêter ces manifestations et obliger les gens à tirer sur tout boche qui apparaîtrait. Ces ordres ont été exécutés au 226ème. Chez nous, il y avait tant de boue qu’on a gardé le « statu quo », et les officiers ont conseillé aux hommes de ne pas tirer, de façon à pouvoir travailler à découvert sans craindre les balles boches. Quelques instants après mon départ de la 1ère ligne, les boches se montraient et faisaient des signes. Les nôtres ont répondu, en montrant des pains et des bidons. Alors les boches sont sortis et sont venus vers nous. Une Compagnie de chez nous est sortie aussi, et chacune, des deux cotés, apportait quelque chose ; les boches du café et du saucisson ; les

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nôtres du vin. Poignées de mains, sourires, rien n’y a manqué. Même un soldat français et un boche se sont embrassés.

Décembre 1915, Artois. La boue a chassé tout le monde des tranchées. Un français, le capitaine boche d’en face et un soldat boche. Le commandement à faire tirer pour faire rentrer tout le monde.

Le 24ème bavarois va au repos à Roubaix et ils ont demandé si quelqu’un désirait faire parvenir une lettre à un habitant de Roubaix. Debouts, derrière la tranchée, se tenaient 3 officiers allemands très chic, regardant ce spectacle. Un sous-lieutenant commandant la Compagnie a alors fait porter un billet au Capitaine allemand disant qu’il serait heureux de causer avec lui. Ce dernier est venu tout de suite, et deux sous-lieutenants sont allés à sa rencontre. Je ne dis pas les noms dans le cas où ma lettre serait ouverte. La présentation a eu lieu. C’était le Capitaine boche Berger, habitant Paris, boulevard SaintGermain, je crois. Ils ont causé quelques instants assez peu sur la guerre. Le hauptmann a déclaré que les capitalistes étaient cause de la prolongation de la guerre. Le sous-lieutenant a fait plusieurs photos dont celle du hauptmann. Pendant ce temps-là, 3 sous-officiers de chez nous ont rôdé vers la tranchée boche et y ont repéré 3 mitrailleuses. Un soldat boche a déclaré qu’il fallait couper la tête à Guillaume et un autre qu’il était fou, mais il ne faut pas trop tirer de conclusions de ces quelques paroles. Enfin, chacun est rentré chez soi. N’est-ce pas un vrai épisode de cinéma ? Maintenant, ce qui est moins amusant, c’est notre triste situation qui n’a réellement plus de nom. Actuellement, il n’y a plus de boyau permettant d’arriver en 1ère ligne. Les Compagnies de relève, hier matin, ont réussi bien péniblement à passer, mais les Compagnies de 1ère ligne ont dû attendre la nuit pour revenir à travers champs car le 226ème ayant tiré, la fusillade avait repris. Or, le retour à travers champs est très difficile, dans la nuit noire, avec les vieilles tranchées, les réseaux de fil de fer, les innombrables trous d’obus. Toutes la nuit, les 3 Compagnies sont arrivées, homme par homme, en 2ème ligne où il n’y a pas d’abris et où ils doivent se creuser des niches dans le talus. Il y a des quantités d’enlisés, dont plusieurs le sont depuis 20 heures. On se met à 3 ou 4 pour les tirer, mais ils crient, disant qu’on leur arrache les jambes. Alors, il faut travailler à la pelle, et pas le jour, car hier les boches tiraient sur les hommes qui travaillaient à désenliser. J’ai envoyé cette nuit 2 agents de liaison à travers champs, en 1ère ligne, mais ils n’ont pu y arriver. Cet après-midi, je vais tâcher d’y aller en faisant de grands détours. J’espère y arriver sans trop de risques mais avec beaucoup de temps.

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Je sais qu’en 1ère ligne, nous avons pas mal d’enlisés, ce qui donne une idée de l’état des tranchées. Mais, je ne pourrai jamais donner une idée de l’aspect des hommes et de leur fatigue. Cela défie toute description. Ainsi, un lieutenant est rentré hier avec la relève, il avait de la boue plein la barbe et les cheveux, un soulier en moins, remplacé par un sac à terre enroulé autour du pied. Naturellement, pas un officier d’Etat-Major qui vienne voir les choses de près, et se rendre compte de notre situation. Enfin, les jours passent tout de même. Nous venons d’avoir un sous-lieutenant tué en cherchant à sortir dans les champs. Du reste, les champs ne valent guère mieux que les boyaux, et on risque autant de s’enliser. 6 décembre 1915 La journée d’hier a été à peu près sèche, aussi on a pu nettoyer un peu la 1ère ligne, mais pas les boyaux. Je suis donc allé en 1ère ligne hier soir, à travers champs, mais c’est très dur à cause des trous d’obus et de l’état du terrain. Avant d’y arriver, j’ai du prendre un boyau où l’eau touchait le haut de mes bottes, de sorte qu’avec l’éclaboussement, j’en ai eu jusqu’à la ceinture. Mais je n’ai pas pu faire toute la 1ère ligne, car, à un moment, on perdait pied. Le retour a été infiniment plus difficile car la nuit étant devenue tout à fait noire, on ne voyait plus rien. Enfin, nous sommes relevés ce soir. Mais, je m’épouvante de la relève, avec le matériel que j’ai et qu’il faudra traîner à dos pendant un bon moment. Dans les tranchées, il y a des hommes qui pleurent de souffrance, car en 1ère ligne, on ne peut admettre de malades. L’effectif fondrait. Mais, une fois en 2ème ligne, il y a 60 malades par Compagnie, et les médecins qui ont des ordres très sévères, ne reconnaissent que ceux qui sont hors d’état de marcher. Je suis sûr que le régiment ne sera complet au cantonnement qu’au bout de 48 heures. Quelle situation ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi lamentable. Et puis, il nous est arrivé ce matin une sale histoire. Un sergent d’une de nos Compagnies est sorti pour parlotter avec les boches, et sans doute tâcher d’en faire déserter, mais ceux-ci ne l’ont pas laissé revenir. Depuis cette nuit, la pluie retombe à flots et tout le nettoyage est inutile. Tout recommence à fondre. Je suis très mal outillé en ce moment, il me reste deux sousofficiers sur 4. J’ai un sous-lieutenant parti en permission le jour de notre départ aux tranchées, et l’autre malade après deux jours de tranchées, de sorte que je suis forcé de tout voir par moi-même. 7 décembre 1915 (Savy) Toujours la pluie. Nous voici relevés depuis hier soir. Des autobus devaient nous attendre à minuit à 9 ou 10 kilomètres de la 1ère ligne. A 20 heures, toute ma compagnie était relevée et revenue à mon poste, sauf une section. Ne la voyant pas venir, j’ai fait partir les autres et suis allé par les boyaux et les champs vers la 1ère ligne à la recherche de la retardataire, avec mon maréchal des logis. Après une ondée terrible, le ciel s’est couvert d’étoiles et il faisait froid. Dans les champs, nous avons rencontré des groupes d’hommes qui revenaient dans une nuit plus noire que l’encre, éclairée de temps en temps par des fusées. Avec cela, une vraie tempête qui atteint aujourd’hui une violence extrême. En cours de route, nous avons dégagé un malheureux tombé sur le dos dans la boue, avec son sac, et

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complètement enlisé. Moi-même, je ne m’en serais pas sorti sans mon sous-officier. Enfin, vers 11 heures du soir, j’ai su que ma section était relevée. Nous sommes alors revenus dans les champs, dans une bouillie ignoble, jusqu’à une route qui nous a ramenés tous deux en arrière. Il pleuvait, le vent nous soufflait dans la figure, et nous avions 18 kilomètres à faire si nous rations les autos. Heureusement, au bout de 5 ou 6 kilomètres, une voiture arrivait derrière nous ; c’était l’avant-train d’une cuisine roulante. Il est défendu d’y monter deux pour ne pas les charger, alors nous y sommes montés à 5 ! Etant en sueur et mouillés, le froid nous pénétrait. Heureusement, les autobus avaient 1 heure ½ de retard à cause des retardataires, et vers 2 heures du matin, nous partions. Ayant faim et froid, je me suis endormi tout de suite, et à 3 heures, nous arrivions et après avoir installé ma Compagnie, j’entrais dans ma chambre. Je m’étais procuré un morceau de pain sec et j’en avis mis le reste sur ma table, quand, au moment où je me déshabillais, j’entends du bruit, et je vois un gros rat courir sur ma table ver le pain. Je l’ai chassé et me suis couché. J’entendais cette sale bête courir, et je tapais par terre avec mes bretelles pour l’éloigner, puis je me suis endormi. Vers 7 heures du matin, j’ai été réveillé par deux femmes et un jeune homme avec des bougies et un chien. Tout ce monde ayant sa chambre contre la mienne, avait été tenu en éveil cette nuit par le chahut que faisait mon rat, qui, du reste, a mangé un morceau de la porte. Alors, on a chassé le rat dans ma chambre, il courait, poursuivi par le chien et les bonnes femmes. Prudemment, j’avais serré les couvertures autour de mon cou. Finalement, après avoir grimpé sur un buffet, le rat a sauté sur mon lit puis a disparu. On ne l’a plus revu, mais il y avait du sang par terre. Cet après-midi, on l’a trouvé réfugié en haut de la fenêtre, sur la barre du rideau. Le jeune homme l’a alors tué d’un coup de carabine qui a fait passer par dessus le marché de nombreux trous dans le plafond. 8 décembre 1915 (Savy) Nous avons enfin un peu de calme, mais beaucoup de travail, car il faut voir tout ce qui manque, tout ce qui a été perdu dans la boue. Entre autres choses, il me manque un affût. L’homme qui le portait est tombé dans un trou et a eu beaucoup de peine à se dégager. Il va y avoir des citations pour cette séance aux tranchées. Hier, le colonel m’a félicité pour avoir assuré le bon fonctionnement des pièces malgré l’écroulement des casemates, etc… Il n’y avait que nous, en effet, qui défendions le secteur, la majeure partie des fusils étant inutilisable. On change le régime des tranchées et nous avons maintenant 6 jours de repos et 6 jours de tranchées. Seulement, pour passer à ce système-là, la transition est dure et nous aurions dû remonter aux tranchées ce soir ! Comme c’est impossible, on fait appel aux chasseurs d’Afrique pour nous remplacer et nous monterons le 11. Je crois que ma division est la seule qui n’ait jamais eu de repos. Il y a eu des articles de journaux à notre sujet. Le 20ème Corps, les coloniaux font des attaques et sont ensuite plusieurs mois en arrière. Nous avons fait les mêmes attaques sans exception et nous nous reposons aux tranchées. Si cela continue, d’ici peu, la division sera à plat. En tous cas, il y a environ 50 hommes par Compagnie, chez nous, en état ( ?) de reprendre les tranchées. Les malades n’ont pas de maladies graves ; c’est de l’épuisement ou de l’enflure des pieds, et les médecins sont cependant d’une sévérité extrême. La fraternisation de l’autre jour aura des conséquences, car il s’ouvre une enquête pour donner des punitions exemplaires, officiers compris. Heureusement, ni les miens, ni moi n’y avons pris part. J’avais montré à mes hommes quelle monstruosité c’était

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de fraterniser avec des gens qui leur avaient tué des parents et des amis, et ils avaient bien compris. Du reste, ceux qui ont serré la main aux boches l’ont fait par pur enfantillage. Les boches ont une pièce de 380 qui tire à grande distance. Ils cherchent à détruire. 15 décembre 1915 Voilà la pluie qui recommence tout doucement, et il fait cependant très froid. Un déserteur bavarois est venu chez nous, il y a deux nuit. Son régiment devait attaquer vers le 15 novembre, mais le mauvais temps a fait remettre la chose. Nous ne nous laisserons pas surprendre. Du reste, ce n’est pas un temps à attaquer. J’attends impatiemment la relève, car c’est long 6 jours quand on est très mal installé, et qu’on ne peut tenir debout dans son abri. Mes hommes ne font que trois jours car j’ai constitué deux équipes qui se relèvent. Le soir, je fais la chasse aux rats à coups de bâton, mais c’est très difficile. 23 décembre 1915 Depuis hier midi, nous sommes dans un secteur presque totalement nouveau à droite du nôtre. Tout est à faire. Les emplacements de mitrailleuses grotesques à détruire. Ils mettent leurs pièces en 2ème ligne, et tirent au jugé par-dessus la 1ère. Aussi, quand il y a un mois ou deux, les boches les ont attaqués au petit jour, ils leur ont pris 800 mètres de tranchées, et j’ai dit à l’officier que je relevais que j’aurais trouvé le contraire surprenant. Toujours la pluie et beaucoup de boue. 25 décembre 1915 J’ai songé à la messe de minuit, cette nuit en 1ère ligne, sous un bombardement assez fort, et j’ai réveillonné dans un poste avec ma tablette de chocolat et une orange. Vous ai-je dit qu’un obus boche avait cassé une de mes mitrailleuses et tué ou blessé tous les servants ? Ce n’est pas gai ! 26 décembre 1915 Nous sommes relevés demain, et nous quitterons ce secteur de bombardement et de boue avec bien du plaisir pour retrouver des cantonnements sales et peu agréables, mais qui nous donnent cependant un peu de repos, mais c’est un repos précaire, car, comme Commandant de Compagnie, on a un travail constant pour voir le matériel, linge, vivres, etc… et faire compléter tout ce qui manque en faisant un tas de paperasseries. On devrait être plus large pour les permissions des soldats et officiers du début, surtout dans les corps d’attaque comme le nôtre. Ce serait une idée à lancer dans un journal. Toujours pas mal de pluie ; cependant, on a réussi partiellement à se rendre maître de la boue.

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L’artillerie allemande est très active et tire par rafales violentes de 77 et de 105. Presque pas de lourd. Les boches travaillent en mines et en ont une sous un point de notre tranchée de 1ère ligne. On en est sûr, grâce aux écouteurs spéciaux qui permettent de suivre le travail souterrain. On a donc évacué ce point-là, et je le surveille spécialement avec une mitrailleuse. Nous sommes toujours infestés de rats. Je m’éclaire maintenant à l’acétylène, j’ai acheté une lampe, c’est plus gai qu’une bougie.

2 janvier 1916 On se débarrasse de la boue avec des écopes, en la jetant par-dessus le parapet. Il s’en reforme évidemment, mais on tâche de l’éviter en mettant partout un plancher à claire-voie et les claies avec des pieux, contre les parois. Malgré cela, il y a des infiltrations d’eau, et on les combat avec des pompes. Ici, vent violent et pluie, c’est vraiment lamentable. Trois déserteurs allemands sont venus cette nuit dans les lignes de la brigade. Ce sont, paraît-il, des alsaciens ; ils disent que la vie n’est pas rose en Allemagne. J’ai reçu hier les colis de rillettes et de cigares ; je vous en remercie, et vais les distribuer demain matin en partant pour les tranchées. 23 février 1916 Mon colonel a perdu un fils, sous-lieutenant au 226ème. Au moment de l’attaque boche, ses hommes ont flanché. Il les a retenus et a tiré sur les boches à coups de revolver, puis il a été tué. Il paraît que le bombardement des boches a été terrible, analogue au nôtre en septembre. Ils ont tiré un jour 2000 coups de lourd sur le front de mon régiment, sans toucher du reste personne. Le terrain perdu par nous est très peu de choses, 50 à 100 mètres en profondeur. Mais, c’est parce que les boches n’ont pas voulu pousser, sans cela…

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La division voisine a lâché 500 mètres en profondeur et les a repris le lendemain, car les boches ne les avaient pas occupés. Tout cela se passait dans la boue. On a voulu reprendre le terrain perdu et le 155 a fait une préparation sur notre première ligne perdue. Malheureusement, les observateurs, étant comme toujours trop loin, ont fait lancer 100 coups de 155 sur notre 1ère ligne à nous, aussi la contre-attaque a été condamnée d’avance. Mon régiment a eu de la veine car il ne s’est pas trouvé en 1ère ligne quand les boches ont attaqué. Les deux fois, c’était le 226. Il a perdu 3 à 400 hommes. Mon régiment en a perdu 150 par le bombardement. Avril blessé, Carterou blessé, un lieutenant tué, et je ne sais pas encore tout. Charpentier enseveli par un de nos 155 et complètement sourd. Beaucoup d’obus suffoquants en arrière, ce qui a fait quelques dégâts. Ma Compagnie n’a que quelques blessés et le colonel m’a transmis ses félicitations à son égard. Cela m’a fait plaisir, bien que je ne l’ai pas commandée, et je félicite Méline. Les boches savaient probablement, par des prisonniers, l’emplacement des postes. Des postes très profonds ont été crevés, et tous les occupants tués. Mon poste a été très bombardé, mais aucun obus n’est tombé juste dessus. Par contre, on ne pouvait plus sortir, car une mitrailleuse boche, fichée sur le parapet d’un entonnoir en battait l’entrée. Les entonnoirs sont formidables ; ils ont bien 100 mètres de diamètre, et le parapet de l’entonnoir, au-dessus du sol, atteint 5 mètres. Notre pauvre colonel, arrivant de nuit avec le régiment, sous un bombardement terrible, dans la neige, a appris la mort de son fils. Des larmes coulaient de ses yeux. Il a demandé où était le corps – chez les boches – puis s’est mis à préparer la contreattaque avec les officiers et n’en a plus parlé. Il paraît que les assistants pleuraient devant un tel héroïsme qui ne s’est pas démenti un seul instant. Revenu au cantonnement, on a enterré son fils retrouvé par les contre-attaques et tous les jours, il faisait 8 à 10 kilomètres pour aller sur sa tombe. On ne saura jamais ce qu’il y a eu dans ces contre-attaques. En tous cas, on a repris à coups de pétards des tranchées où il n’y avait pas de boches et où ils n’avaient pas mis les pieds, car le corps du jeune Vigouroux, après 24 heures, n’était pas fouillé. En somme, le 226 a tout lâché et s’est arrêté assez loin. Les boches n’ont pas suivi, n’ayant pour but que notre 1ère ligne. Aussi, les contre-attaques ont pu reprendre la 2ème ligne sans difficulté, mais ils ont été courageux, car ils croyaient bien que les boches étaient là. 28 février 1916 Notre repos continue très bien, mais va se continuer ailleurs, aussi ai-je, aujourd’hui, un gros travail. Je vois que ça va bien du coté de Verdun et il pourrait bien se passer des choses curieuses et heureuses. 2 mars 1916 (Gannes, Oise) Je suis fatigué et courbaturé. Hier, de 11 à 15 heures, je suis resté debout trottant partout pour l’embarquement, et j’étais déjà rompu, m’étant assis la veille ½ heure en tout sur 11 heures de marche ou de circulation. Partis à 15 heures, nous sommes arrivés vers 22 heures. J’étais chef de train, c’est à dire que, dans certaines gares, je suis descendu recevoir des paperasses m’indiquant ma destination et des cartes. J’avais en plus la police du train. Le débarquement de tout le matériel a été très rapide, malgré la nuit, et je n’ai eu qu’un blessé léger.

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J’ai casé, pour la nuit, tout mon monde dans une briqueterie à 2 kilomètres de la gare, et, après avoir vu tout en place vers 3 heures du matin, j’ai été me coucher dans un wagon offert par le chef de gare. Nous étions si fatigués et courbaturés que nous avons à peine dormi. Vers 8 heures, j’ai rejoint ma Compagnie et nous avons gagné pedibus notre destination actuelle, où nous avons eu la chance d’arriver au commencement de la pluie. En somme, beaucoup de fatigue, mais tout s’est bien passé. Ma Compagnie est dans une ferme, très au large, et ma chambre est grande et propre. Cette fois-ci, ce n’est pas trop mal. J’ai oublié de raconter notre départ du 29 février. Nous partions à 10 heures de Fontaine l’Echelou (Pas de Calais) pour embarquer à Frévent (18 km). J’avais le commandement d’un détachement de 350 hommes avec 70 chevaux, dont 65 de ma Compagnie. Nous marchions, fanions déployés, c’était très bien. Mais, vers 4 heures, le vent s’est levé dans la vallée, il faisait froid et brouillasseux.

Embarquement de ma compagnie à Frévent

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A 3 heures ½, nous arrivions à 1km de la gare et je faisais faire la grande halte. L’embarquement devait commencer vers 18 heures. Il pleuvait pas mal, et le vent soufflait en tempête. A 7 heures ½, nous étions encore sur la route, tout le monde éreinté. Pour comble de bonheur, on vient me dire que le Corps d’armée supprime notre train, et que nos partons le lendemain à midi. Pour la façon dont les hommes passeraient la nuit, on s’en fichait pas mal. Il a donc fallu se débrouiller. J’ai téléphoné au Commandant de place qui m’a dit qu’il n’avait rien, et m’a envoyé à l’hôpital. Là, pas grand chose, mais on m’a dit que le Commandant de place avait des baraquements pour les détachements de permissionnaires, baraquements vides. J’ai téléphoné au Commandant qui n’a pas voulu les céder ; alors j’y ai mis tout de même 150 de mes hommes et je suis allé trouver le Commandant de place. Il a été très aimable en apprenant mon nom, car il connaissait Grand-père par les Scitivaux. Finalement, à 11 heures du soir, tout le monde était à l’abri et nous dînions. 3 mars 1916 Je nous croyais bien installés hier à Gannes (Oise). Or, ce matin à 11 heures, nous recevons l’ordre de filer et de laisser la place libre à un autre régiment. Alors, il a fallu recharger voitures, chevaux, et maintenant, nous sommes à 3 km de là au cantonnement du 5ème bataillon (Brunvillers la Motte). Quel désordre dans tous ces ordres et contre-ordres ; on voit bien que ceux qui les donnent n’ont pas à les exécuter. Nous sommes assez bien ici, et j’espère que c’est définitif. Notre popote a un piano et un phonographe. Il y a un cercle d’officiers avec un piano automatique Demain, inspection du cantonnement par le colonel Grange, aussi la matinée se passera-t-elle à nettoyer et à aménager. Arrivée aujourd’hui seulement, ma Compagnie aura du travail. 4 mars 1916 La neige a fait réapparition. Elle est tombée toute la journée, poussée par une bise très violente. Je suis logé dans une grande chambre chez une vieille femme qui vit seule. Elle est très aimable, et hier soir, en me couchant, j’ai eu la surprise de trouver dans mon lit une boule d’eau chaude qui m’a fait le plus grand plaisir, car ma chambre était glacée, mais comme elle a une cheminée, je vais y faire du feu. Il fait très froid et la bise souffle avec violence. Naturellement, beaucoup de rhumes. Un de mes sous-lieutenant est couché avec une bonne bronchite. 5 mars 1916 J’ai été débordé aujourd’hui. A 5 heures, le colonel m’a fait appeler. J’ai eu avec lui une violente discussion , car il a reçu des ordres de notre nouveau Général de division, au sujet des Compagnies de mitrailleuses pour en diminuer l’effectif établi par le quartier général. J’ai protesté très violemment et j’ai eu un peu l’avantage. Cela continue demain.

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6 mars 1916 J’ai encore passé aujourd’hui plusieurs heures chez le colonel, et j’ai eu en grande partie gain de cause. Nous vivons toujours avec des alternatives de neige et de dégel, mais il gèle très fort la nuit. Le Commandant Béjard vient d’être cité à l’Ordre du Corps d’armée pour les dernières affaires. 8 mars 1916 (Gare de Saint-Just en-Chaussée) Encore des voyages ! Ne vous inquiétez donc pas si pendant quelques jours vous ne recevez pas de nouvelles. 10 mars 1916 (Sainte-Menehould) J’écris du quartier de cavalerie où nous cantonnons, serrés comme des harengs. Soyez sans inquiétude si vous n’en recevez pas de lettres ; elles ont ici un retard systématique du 7 jours au moins. Par dessus le marché, notre service postal est tout à fait désorganisé. Le voyage s’est très bien passé, sans incidents, mais très dur à cause du froid. Partis à 11 heures du soir, nous avons eu une nuit sans dormir, sans lumière, sans feu, absolument gelés. Enfin, vers 9 heures, on nous a arrêtés dans une gare, où nous avons eu 2à minutes de halte-repas, et où du café chaud, des conserves et du pain nous attendaient ; puis la route a repris, bien ennuyeuse et longue, dans un pays affreux. Enfin, vers 4 heures du soir, après beaucoup de bridges , nous sommes arrivés dans un froid noir avec la neige. Le débarquement a eu lieu rondement et nous voici dans une petite ville bien triste. Mais, au printemps, je crois que les environs seront très jolis, car ils sont accidentés et sauvages. Les officiers sont aussi logés au quartier dans les anciennes chambres des sous-officiers. On n’y est pas très bien. Cet après-midi, j’ai été visiter les curiosités, pas nombreuses, entre autres la maison où a, paraît-il, logé le Kronprinz. Les habitant disent que les allemands ont été assez corrects. Les gens sont peu aimables, on ne trouve guère de popote et nous prenons nos repas dans un hôtel (Hôtel Saint-Nicolas). La cuisine est ordinaire et on nous écorche. 12 mars 1916 Nous avons quitté notre ville vers 15 heures par alerte. La marche était de 16 km seulement, mais nous ne sommes arrivés au cantonnement qu’à 11 heures ½ du soir (Gumont). J’ai rarement vu quelque chose d’aussi éreintant. Toute la brigade en colonne de route avec ses convois. Des à-coups sans interruption, des arrêts perpétuels variant de une minute à une heure à cause de l’encombrement, et une route effroyable, labourée comme si on avait passé la charrue, et pleine de cailloux. Et puis, une foule de petits accrocs parce que c’est mal organisé. On a dans le commandement la manie du mystère ; on vous fait partir par alerte alors qu’il n’y a nullement lieu, et alors on se bouscule pour être prêt à temps, puis on poireautte des heures sur une route.

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Il n’y a rien d’énervant comme de ne jamais être prévenu à temps et de vivre toujours sur le qui-vive. Vers 9 heures du soir, nous avons reçu l’ordre de faire distribuer la soupe sur la route. On s’est débrouillé dans la nuit avec les cuisines roulantes, mais le dîner manquait de charme, car il pleuvassait et il faisait très froid. Et puis, nous n’avons plus du tout le goût du pique-nique. Une heure après, nous repartions pour nous taper le nez dans un convoi de 3 à 400 mètres de long, en panne. Il a fallu serpenter, s’infiltrer au milieu des voitures dans une chichi !!!! Enfin, aux abords de minuit, nous sommes arrivés, et au moment de me coucher, je recevais l’ordre de partir ce matin à 5 heures ½. 3J’ai remarquablement dormi, et après une marche de 15 ou 20 km, nous voici dans un nouveau cantonnement (Esvres). Une partie a été détruite en 1914, mais il en reste tout de même un morceau. Nous ne sommes pas heureusement installés, mais c’est suffisant. J’ai une chambre à 2 lits avec Tocabeu. Voilà le 5ème jour que nous ne recevons pas de lettres. C’est vraiment pénible. Pour les faire partir, c’est aussi difficile, car notre secteur postal est égaré je ne sais où. Alors, je mets mes lettres un peu partout. Je verrai peut-être Jules un de ces jours, car on m’a signalé sa présence. Le pays est moins joli et moins sauvage ici, même pas du tout, mais on y roulerait agréablement en auto en temps de paix. 14 mars 1916 (gare de Châlons) Tout va bien. (Cantonnement Jubécourt) 15 mars 1916 Je suis à l’hôpital d’évacuation n°37 (Ste Ménéhould) depuis hier soir, et je vais repartir tout à l’heure pour aller plus en arrière. Avant-hier, j’avais 38° et hier 39°. Or le régiment faisait hier 18 km. J’ai pu en faire 4, puis j’ai dû monter dans une voiture. J’ai les oreillons et suis actuellement dans notre ville de débarquement. Nous devions prendre les tranchées dans quelques jours. N’écrivez pas à l’hôpital 37 car je ne fais qu’y passer. J’enverrai mon adresse quand je la connaîtrai. 17 mars 1916 Je suis en traitement à l’ambulance 6/22, château de Verrières (Marne). Après une diète au lait et au bouillon de légumes, je commence aujourd’hui le petit régime : potage, œufs ou viande, légumes, confiture. J’ai une tête énorme et je souffre assez, surtout par moments. La nuit, je dors très mal, car je ne peux pas me coucher sur les joues. Le médecin compte me garder une quinzaine environ, et m’envoyer en permission 8 jours. Et pendant ce temps-là, que devient mon régiment ? 20 mars 1916 (Verrières, Marne) 3

Ici commence le deuxième carnet.

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Cette nuit, l’enflure a considérablement diminué et je mange bien plus facilement. Seulement, plus le temps passe, plus il est long, l’ennui est mortel. J’ai bien des livres, mais on ne peut pas lire tout le temps. J’attends avec impatience mon départ en permission. Cet après-midi, je me suis promené sur la terrasse. La vue est idéale et plonge dans une petite vallée encaissée et bordée partout par la forêt d’Argonne. Ce doit être ravissant au printemps.

Evacué pour oreillons à l’ambulance de Vérrières

Ma chambre

En somme, sauf l’ennui, je suis très bien ici ; la cuisine est excellente et il n’y a rien à redire. Je suis au petit régime qui était ce matin : Hors d’œuvre, beefsteak, petits

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pois, compote de pêches, bananes. Ce soir les n° 1 et 2 seront remplacés par du potage et des œufs. Je ne crois pas rester ici plus de 8 jours maintenant. 12 avril 1916 Mon voyage s’effectue avec beaucoup de difficultés. J’ai eu toutes les peines du monde à trouver un logement hier soir et le pays des confitures est bien encombré. J’ai dû m’adresser à la place pour avoir une chambre. J’écris d’une petite gare où j’attends le train de 17 heures 16. Il aura sans doute un retard de 1h ½ à 2 heures comme tous les trains que j’ai pris depuis Paris. Ce matin, nous avons mis 2 heures à faire 11 km. En arrivant ici, je n’ai rien trouvé à manger et j’ai du m’adresser au poste des G.V.C. pour avoir quelque chose. Il paraît que c’est comme cela tous les jours. Naturellement, le commissaire de gare qui devait me renseigner n’a pas pu le faire. Il m’a fait téléphoner à un endroit d’où on m’a envoyé à 8 endroits différents. Le 8ème a pu me dire où était l’Etat-Major de ma division. J’arriverai à destination à 19 heures 3, mais trouverai-je encore quelqu’un ? C’est vraiment dégoûtant de voyager. Je ne retrouverai sûrement pas mon régiment ce soir, mais j’espère bien que, dans la soirée de demain, je l’aurai enfin, mais ce n’est pas sûr, car actuellement, j’ignore totalement où il est. 13 avril 1916 19 heures J’approche enfin du but. De la petite gare d’où j’ai écrit hier soir, j’ai sauté dans une rame vide pour gagner du temps, car mon train omnibus avait au moins 3 heures de retard, et je suis arrivé à G.4 où j’ai trouvé le Q.G. de ma division. Le mouvement de trains m’a paru considérable dans ce bout de gare, surtout que les express rebroussent à cette gare, d’où grosse circulation de locomotives. Au Q.G., on a été très gentil, et on me fera partir à 11 heures dans une auto sanitaire, qui me conduira à destination. Mon régiment a été étrillé. Godard a eu la Croix. Le 44ème, le 226ème et ème le 360 sont étrillés aussi. Aucun renseignement sur ma Compagnie. En quittant la division vers 10 heures du soir, j’ai cherché un logement sans en trouver. Heureusement, le chef de gare m’a donné au dortoir des mécaniciens et chauffeurs, une couchette où j’ai été très bien. L’opinion ici est que les boches grignotent ici et là un petit morceau autour de Verdun, mais qu’en réalité, c’est un piétinement sur place. Je pense que nous allons être au repos pendant un moment. C’est même sûr, car il faut reformer plusieurs régiments dont le mien. 15 avril 1916 J’ai retrouvé mon régiment bien abîmé. Ne sont encore ici du 6ème bataillon que ceux qui n’étaient pas aux tranchées le jour de l’attaque. Le Commandant Didier et Charpentier sont tués ou pris, et combien d’autres. Le 5ème bataillon était en ligne à coté du 6ème. Ils ont été effroyablement bombardés pendant 48 heures. Les pertes ont été sensibles, mais pas trop fortes, au moins au 5ème. Tous les hommes étaient terrés. 4

Gondrecourt

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Vers 16 heures, le 2 avril, le tir a augmenté de cadence et s’est allongé. Sentant que l’attaque était proche, les officiers ont fait sortir tout ce qui restait et ont garni les parapets. Au même moment, les boches sortaient. Au 6ème bataillon, ils ne les ont sans doute pas vu venir, car ils n’ont pas résisté et tout a été ramassé. Au 5ème, on les attendait. Ils ont débouché à 60 mètres, pétroleurs en tête. La fusillade s’est déchaînée. Une de mes pièces a tiré 1500 coups sans arrêt. Les boches ont été arrêtés, sauf quelques uns qui ont sauté dans la tranchée et qui ont été tués tout de suite. Il paraît que c’était admirable, et je regrette bien un pareil spectacle. Autant les hommes étaient hébétés sous le bombardement, autant ils ont repris leur valeur une fois sortis de leurs trous. Et puis, il paraît que le coup d’œil pour aller aux tranchées de nuit, était vraiment fantastique.

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En rase campagne, sur un terrain où les trous des gros obus se touchent, on croise sans cesse des cadavres, des corvées de cartouches, de pétards, de pain, de soupe, etc… On risque d’être écrasé par des caissons d’artillerie marchant à toute allure. Le cheval de tête est tué par un obus, on coupe les traits et tout repart au galop. Un obus fauche la roue d’un caisson, il continue à toute volée, la fusée de l’essieu faisant du feu sur la route. Ici, notre existence est simple, on se remet à flot et il y a du travail. 18 avril 1916 J’ai obtenu 24 heures pour aller à Neuves-Maisons. Il y a un Etat-Major dans notre maison depuis deux jours. Je suis donc tombé à pic. J’ai réservé notre chambre et le cabinet de toilette où j’ai fait entasser les bibelots qui restaient. Tout l’Etat-Major a été très aimable pour moi et le Général m’a invité à déjeuner. Je suis allé à l’usine vers 9 heures ½ et j’y ai vu Léon Lévy, Mossot, Thibaudier, Jacquet, ils m’ont invité aussi, mais j’ai dû refuser. Je me suis promené dans l’usine. Au train-machine, beaucoup de carreaux cassés, un taube ayant jeté des bombes, il y a deux nuits sur l’usine et Neuves-Maisons, sans faire de mal d’ailleurs.

Un monoplan Taube Après un excellent déjeuner, j’ai déchiré beaucoup de lettres et fouillé dans les bibelots. J’ai demandé qu’on pose un verrou dans le cabinet de toilette et une serrure de sûreté dans notre chambre. Je ne crains rien tant que l’Etat-Major est ici, mais qui le remplacera ? Ils ont leur central téléphonique dans la cuisine, le bureau des officiers dans le salon, le bureau des secrétaires dans la salle à manger. Mon bureau est celui du chef d’EtatMajor, et notre chambre à donner est occupée par un officier. Le Général est dans la maison à coté, ainsi que la popote. Il a plu toute la matinée, puis le temps s’est levé, et la vue de la chambre était charmante. Je suis allé voir mon ancienne propriétaire, quelques fournisseurs, que je connaissais bien, et le curé. Enfin, j’ai dîné en tête à tête avec Thibaudier qui m’a conduit en voiture à la gare. J’en ai profité pour emporter ma bicyclette. Le dîner était excellent, mais j’ai failli rater le train, et je ne l’ai eu qu’en passant par-dessus la palissade de la gare avec ma bicyclette. Je me suis couché vers 4 heures du matin et le lendemain, j’étais bien vaseux

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20 avril 1916 On augmente le personnel et le matériel de nos Compagnies de mitrailleuses. Nous recevons des renforts, on nous accable d’états à fournir et cela engendre une quantité de paperasse incroyable. C’est un travail écrasant pour les sergents-Majors et, par contre-coup, pour le Commandant de la Compagnie. Ma cavalerie augmente aussi. J’ai maintenant 60 chevaux. Par–dessus le marché, la journée a été longuement coupée par la visite du Général commandant l’armée ou plus, je ne sais pas, qui s’est fait présenter les officiers. Il a fallu aller en voiture au village voisin, car la route est coupée par l’inondation. Le Général est arrivé ½ heure en retard, ce que je trouve déplacé. J’aurais bien voulu parler à son chauffeur qui doit être le fils de Lulu. Le Général m’a paru sympathique et bienveillant. 21 avril 1916 Le travail ne chôme pas. La paperasserie est une calamité, et elle est si inutile les ¾ du temps ! Il y a vraiment des mesures de protection à prendre contre ce fléau. Je vais me coucher maintenant, car j’ai à fournir au colonel, demain avant midi, un programme d’instruction pour les mitrailleurs, et un compte rendu sur un champ de tir que je dois reconnaître demain matin. Il faudra donc me lever de bonne heure. 22 avril 1916 Ce matin, j’ai été trempé comme soupe en allant à la recherche d’un champ de tir. Cet après-midi, j’ai fait tirer mes pièces dans un vallon désert. Nous avons eu de bons résultats, les cibles sont vraiment hachées. J’ai été voir ensuite mon futur champ de tir, qu’une corvée de ma Compagnie aménage. C’est dans un petit vallon, en plein bois. Par un beau soleil, ce sera exquis. Une laie a débouché près de mes travailleurs et s’est sauvée. Mais le chien de la Compagnie, un chien blessé recueilli à Verdun, a sauté sur un marcassin et l’a tué. Je caresse l’idée, quand j’aurai mes pièces en batterie, de faire battre le bois par des traqueurs, et d’essayer de tirer un sanglier à coups de mitrailleuse. Au besoin, on tirera dessus avec 8 pièces s’il traverse le champ de tir. Je suis très content de mes nouveaux officiers. L’un est le souslieutenant Tracoll, l’autre le sous-lieutenant Combier, c’est un jésuite ; avant la guerre il était à l’observatoire de Beyrouth. Il est à la division depuis longtemps, et me vient du 44ème chasseurs. Il est bien gentil et sans l’ombre de pruderie. J’assisterai à sa messe demain à 11 heures. Notre Commandant d’armée vient de lancer une note qui sent pas mal le sectaire. Il prescrit que le dimanche soit jour de travail, et autorise le colonel à donner une après-midi de repos aux hommes en semaine. C’est triste de voir un Commandant d’armée descendre à de pareilles bassesses ! Inutile de dire que tout le monde s’asseoit sur la circulaire. En tous cas, voilà une des nombreuses et inutiles paperasses que nous recevons ! Le Commandant Didier est remplacé par un Capitaine de l’active. Le Barbey de Beaumont.

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23 avril 1916 Demain, vaccination de tous les hommes avec le vaccin anti paratyphique A et B. Qu’est-ce que c’est encore que cette sale drogue ? Je’ n’ai pas l’intention d’user de ce poison. Nous avons avec nous de la classe 16 ce que je trouve très regrettable. C’est un gaspillage forcé malheureusement. L’idéal aurait été de créer des régiments de classe 16, encadrés par des officiers et sous-officiers ayant fait la campagne. Il paraît que Charpentier a écrit à sa mère ; il serait prisonnier et non blessé. Rien du Commandant Didier. Le communiqué allemand n’ayant pas accusé un officier supérieur prisonnier, on craint qu’il ne soit tué. Je crois que le régiment sera cité à l’ordre de l’armée. 24 avril 1916 Voilà toute ma Compagnie vaccinée, sauf ceux ayant eu scarlatine, troubles cardiaques ou albumine, car, pour ceux-là, c’est très dangereux. Ils étaient bien mal fichus cet après-midi. J’ai conduit au tir le noyau de ceux qui restaient valides, et nous avons passé 2 heures ½ dans un charmant vallon en plein bois. Le tir a été assez bon, mais nous avons de fichues cartouches dans certains lots. Ce matin, j’ai rencontré, dans mon cantonnement, Léonce de Scitivaux à cheval. Il commande à coté d’ici un dépôt de remonte. J’irai déjeuner avec lui un de ces jours. J’apprends que la censure vient d’envoyer 10 lettres du régiment avec demande de punitions, car ils disent où ils sont. On n’est jamais trop prudent, aussi il est bon d’avoir un langage énigmatique. Comme tout le monde sait où sont les régiments, l’effet de la censure est faible. Je comprends, par contre, qu’elle soit impitoyable quand il s’agit de révélations sur les opérations 25 avril 1916 Visite à Paris du sous-lieutenant Combier S.J. 26 avril 1916 Voilà deux jours que le soleil tape dur ; on est bien abruti, et j’ai bien peiné hier avec Godard pour aller à Domremy. J’ai été déjeuner avec Mr de Scitivaux. Son bureau et sa popote sont dans un joli château à deux pas d’ici. Je dois y retourner pour essayer un pâté de canard d’Amiens. Il paraît que le Général Gallet, qui loge dans notre maison, était chef de cabinet d’André ! C’est un arriviste mais tous s’accordent à reconnaître qu’il est charmant et que maintenant qu’il est arrivé, il a mis de l’eau dans son vin. Il a du reste à son Etat-Major un député avec qui j’ai déjeuné l’autre jour, le sous-lieutenant de Juigné, et ils font très bon ménage.

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Après le déjeuner, j’ai rejoint mes types au tir. C’est passionnant quand les pièces vont bien, car c’est un spectacle grisant, et puis aussi quand ça va mal, il faut deviner d’où vient le mal et le voir tout de suite, ce qui vous pose auprès des hommes. Nous sommes très peu d’officiers ici, d’abord à cause des permissions et ensuite à cause de la manie des cours. Il y en a de détachés au cours des fusils, de mitrailleurs, de grenadiers, de Commandants de Compagnie, de chefs de sections, de signaleurs, etc., etc… de sorte que, pour faire l’instruction de la troupe, il ne reste pas grand monde. Mr de Scitivaux, qui sort de l’Etat-Major du 20ème corps, m’a dit de rudes choses sur les officiers d’Etat-Major. Il voudrait bien les voir tous remplacés par des officiers de troupe et non comblés de décorations comme ils le sont. Il est également de mon avis pour les généraux d’infanterie. C’est très bien de la part d’un cavalier. 28 avril 1916 Je n’ai pas beaucoup de temps pour écrire car notre vie de poussecailloux allant sans doute reprendre, il faut s’occuper de boucler les cantines et d’emballer le matériel, ce qui, pour nous, est très compliqué et absorbant. Et puis, pour faire honneur à la Compagnie, j’ai été trouver la couturière du village et je lui ai demandé d’adapter à mon fanion une belle cravate en ruban croix de guerre, sur lequel sera épinglé la croix. Avez-vous vu que nous allions porter des chevrons sur le bras gauche et que, dans les régiments cités, on porterait l’aiguillette. Je crois que mon régiment est proposé. Ici, il circule un tas de bruits, un tas de tuyaux de cuisine, intéressants, mais que je ne peux pas dire à cause d’Anastasie, féroce en ce moment. Le temps est toujours admirable, trop chaud l’après-midi cependant. Aussi, je tire le matin et la température est alors exquise. Les pièces vont bien, et j’éprouve toujours un très grand plaisir à les voir et à les entendre tirer.

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29 avril 1916 Je suis tout poussiéreux car j’ai fait ce matin 15 ou 16 km au milieu de flots de poussière, dûs au vent. Nous sommes arrivés vers midi au cantonnement qui est très bien. Je loge au presbytère dans une très belle chambre qui a l’électricité. C’est dommage de ne pas y rester longtemps. Comme j’étais très mal à mon précédent cantonnement, je goûte beaucoup celui-ci. Comme je le prévoyais l’ordre de départ annonçant l’heure et la destination est arrivée à 11 heures du soir. C’est bien souvent comme cela, et je ne serais pas éloigné de croire qu’il y a des gens qui trouvent très militaire de vous faire réveiller la nuit, alors qu’il serait peut-être aussi simple et aussi facile d’envoyer les ordres avant que tout le monde soit couché. Je suis convaincu que le même procédé se renouvellera ce soir. J’en serai navré car je suis tout à fait bien logé chez le curé, dans une très jolie chambre avec des vases de fleurs et de la lumière électrique. Ce pays-ci est vraiment très joli, accidenté avec beaucoup de bois. Tout est vert maintenant, et l’hiver est bien loin.

30 avril 1916 Nous voici dans notre nouveau cantonnement après être partis ce matin à 5 heures 30. Nous avons fait environ 25 km. Je ne suis pas fatigué, car l’entraînement vient en marchant. Il n’y a que la première marche qui coûte. Je suis ici avec deux Compagnies du 5ème bataillon. Ma chambre est assez bien, très claire et propre. Quelle drôle d’existence que celle que nous passons ainsi chez des gens que nous ne connaissons pas. Mon sergent Major part tout de suite ; il m’offre d’emporter ma lettre, aussi je l’arrête.

1er mai 1916 Après une bonne étape, nous voici arrivés dans une très jolie vallée où coule une rivière de mes amies. Je loge au château dans une belle chambre et n’ai nullement envie de m’en aller. Le propriétaire est seul ici. Je ne sais s’il a de la famille ni où elle est. Je suis un peu abruti, car voici le 3ème jour que nous nous levons tôt et que nous marchons pas mal. Nous sommes partis ce matin à 4 heures 30 par un temps exquis. En arrivant ici, orage et pluie. Nous avons eu un accident, un des conducteurs de caissons a été jeté par terre par son cheval. Il a eu le bras cassé, la main écrasée et des blessures à la tête. Comme cela se passait à l’entrée d’un village où se trouve un hôpital, on l’y a mis. Sa vie n’est pas en danger. Mes lettres sont courtes en ce moment, car les journées de marche ne sont pas fertiles en incidents, et puis, quand je suis assis, j’ai peur de m’endormir et je suis forcé de remuer. 4 mai 1916 Le Général de Cugnac commande l’autre division de mon Corps d’armée, mais il est toujours brigadier. J’irai le voir un de ces jours.

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Quel délicieux pays ! Nous somme dans une bien jolie vallée où coulent rivière et canal, ce qui fait la joie des hommes qui pêchent tout ce qu’ils peuvent. J’ai fait hier une bonne ballade à bicyclette avec Avril. Il n’avait jamais vu d’usine métallurgique. Nous avons dîné chez Thibaudier, puis nous sommes revenus en passant par le train machine. Au retour, la nuit était noire comme de l’encre avec du brouillard ; nous avons cependant marché à 18 à l’heure sans lanterne. Avril a été à deux doigts de tomber dans le canal, et moi, j’ai failli avoir un accident car l’écrou fixant ma roue de derrière s’est cassé. Enfin, tout s’est bien passé. Nous sommes revenus vers minuit, et, à 4 heures ½ , il fallait être debout pour une manœuvre, aussi ai-je une drôle de tête aujourd’hui. Il a fallu aller sur un terrain à 7 ou 8 kilomètres exécuter un schéma de manœuvre qu’on aurait pu exécuter aussi bien à coté du cantonnement. Température torride, éreintante, et manœuvre sans aucun intérêt, ne réussissant qu’à dégoûter et amollir officiers et hommes. Cela va recommencer tous ces jours-ci. Je note cela dans mon journal qui, d’ici quelque temps, si cela continue, constituera un vrai réquisitoire. L’instruction de détail pour tous, grenadiers, pionniers, etc. et le tir pour nous sont d’une importance essentielle, mais on n’a pas l’air de s’en douter, et on croit que les formations théoriques de combat, répétées à satiété, apprennent quelque chose à la troupe. Il suffirait d’une ou deux séances à la fin du repos. Avec toutes ces machines-là, je renonce à faire de l’instruction. Je voudrais tirer matin et soir, c’est le seul moyen de dresser les servants et de leur apprendre à fond la pièce. Voilà ce qu’il leur faut, et non pas l’abrutissement sur un tas de formations dont ils se fichent, et qu’il suffirait que les gradés connaissent. Est-ce que cela apprend aux mitrailleurs à remettre leur pièce en état quand elle est enrayée ?

5 mai 1916 Notre matinée s’est passée à manœuvrer, mais d’une façon intéressante grâce au Commandant. Malheureusement, il faut se lever à 4 h. ½ et cela continuera tous ces jours-ci. Lundi, toute la division manœuvre. Tout cela constitue un dressage pour la fameuse offensive de l’armée en admettant qu’il doive y en avoir une…

6 mai 1916 Voici encore une nuit courte, car il a fallu se lever ce matin à 3 h. 45 pour la manœuvre de brigade. Nous nous sommes rendus sur un terrain préparé, avec tranchées, boyaux, téléphone, artillerie, etc… Chacun a pris sa place dans les formations prévues, et à 8 heures, l’ordre d’assaut était donné. Les liaisons ; les signaleurs fonctionnaient, et transmettaient ordres et renseignements. C’était vraiment joli de voir ces vagues avancer partout se coucher, repartir, se dépasser. Le spectacle était impressionnant. Demain, manœuvre de cadres. Il faudra encore se lever à 5 h. 30. J’aimerais cependant bien dormir une nuit entière. Nous rentrons à nos cantonnements à 11 heures du matin, et l’aprèsmidi, il y a repos. Le temps est redevenu charmant, presque froid, et la matinée a été très agréable.

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7 mai 1916 Malgré le dimanche, il a fallu tout de même se lever à 5 heures pour aller à une manœuvre de cadres. Ce serait très intéressant si cela avait lieu par bataillon et non par brigade, car alors on cherche à jouer en stratège et on perd son temps. Demain, manœuvre de toute la division, il faudra se lever à 4 heures ½. C’est vraiment éreintant, tous les jours et tous les jours. Aujourd’hui, c’est la première communion dans notre village, et cela fait plaisir à tous de voir circuler les petites toilettes blanches dans les rues. Depuis hier soir, nous ne cessions d’entendre le carillon de l’église jouer des séries d’airs différents. C’est très gai. 9 mai 1916 Voici enfin une journée tranquille, où on a pu se lever à 7 heures et passer son temps à faire de l’instruction. Nous continuons à être favorisés par le temps, et je pense que, d’ici peu, nous prendrons un secteur. C’est le désir de tous, car un repos trop prolongé pourrait nous reconduire à Verdun, et ça c’est la bête noire. 10 mai 1916 Nous venons d’avoir une cérémonie très émouvante. Le Commandant Béjard a décoré de la Croix de Guerre, décerné à son père, le fils d’un sous-officier du bataillon tué dernièrement. C’est un gosse de 7 ou 8 ans, et toute la famille loge justement ici. Toute la musique était là, tous les habitants, et la prise d’armes a été superbe. Il y a eu bien des larmes. Ensuite, nous avons défilé, et ma foi, au passage, j’ai instinctivement salué ce gosse du sabre. C’est une cérémonie excellente pour le moral des hommes, car elle les rend meilleurs en remuant chez eux les souvenirs de famille. A la première occasion, j’enverrai des clichés.

Remise de la Croix de guerre à un orphelin du régiment à Neuvilles sur Moselle

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Défilé après remise de la décoration

Ma compagnie et moi

Nous avons eu ce matin une manœuvre de cadres, pas trop matinale et assez intéressante, sous la direction du Général Nudant. Il m’est très sympathique et je suis ravi de le voir au Corps d’armée, bien qu’il soit artilleur, mais il n’a pas le déplorable esprit de l’artilleur. Quel heureux changement avec le règne du vieux père Fayolle. Demain, manœuvre de tout le Corps d’armée sur un assez faible front, de sorte que le coup d’œil sera superbe. Je crois qu’elle sera très intéressante à cause de tous les imprévus qu’on fera naître au cours de l’attaque. Le 12 mai, il y aura fête au 269ème pour célébrer l’anniversaire de la charge du régiment sur les ouvrage allemands du bois 125, au nord de Carency, charge qui a fait tomber toute résistance et déterminé la reddition de toute la garnison après une bataille de 4 jours. Enfin, le 13 ou le 14, ce sera l’inconnu, la vie errante qui reprendra vers de nouvelles destinées que je crois assez bonnes. 11 mai 1916 La manœuvre du Corps d’armée s’est très bien passée. On y avait simulé toutes sortes de choses, barrages de gaz au moyen d’herbes brûlée qui faisait des nuages de fumée, barrages d’artillerie au moyen de pétards du 14 juillet, etc. L’ennemi était représenté également et il y a eu des décisions à prendre en cours de route. Vers 10 heures et ½, tout s’est arrêté, et les généraux commandant le groupe d’armée, l’armée, le Corps d’armée, avec leurs Etats-Majors sont passés. Je dois reconnaître que les officiers d’Etat-Major ont fait vaillamment leur devoir en venant jusqu’à nos deuxièmes lignes. L’auguste groupe s’est arrêté à moi, et le Général Gérard, commandant l’armée, m’a dit d’expliquer mon dispositif au Général Franchet d’Espérey. Il en a paru satisfait, sauf sur un point, où je continue à ne pas être de son avis. Le Général Nudant a été très aimable. Il me plaît d’ailleurs beaucoup ainsi qu’à tous ceux qui le connaissent et je l’estime. Après quoi, on est rentrés, et c’était très joli de voir les colonnes du Corps d’armée se croiser en tous sens pour regagner leurs cantonnements. Nous avons déjeuné à 1 heure et ½, après nous être levés à 4 heures et ½. Actuellement, on travaille à fleurir et à orner le cantonnement pour la parade de demain. Le Colonel Grange déjeune avec nous et assistera à la messe.

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12 mai 1916 Ce matin, à 9 heures, prise d’armes du bataillon, remise de la médaille militaire à un de nos caporaux, proposé pour son attitude à Douaumont, et défilé. Tout le cantonnement est fleuri, on y a planté des sapins, fleuri la grande rue. Les mitrailleuses des 2 compagnies sont alignées et fleuries comme des voiturettes.

Break fleuri

Moi sous la flêche

Le colonel Grange

Un peu partout des faisceaux de drapeaux. Tout à l’heure, grand déjeuner de 15 couverts, et après, musique, jeux, chansonnettes. Tous les types seront pafs ce soir, mais cela n’a pas d’importance. Nous sommes favorisés par le temps. Les combattants du 12 mai 1915, dont je suis, ont défilé en tête et se sont rangés pour laisser défiler devant eux le reste des troupes. Encore 2 jours ici probablement et nous irons de nouveau user nos semelles sur les routes. 98

Sachant que j’ai des tuyaux diplomatiques ( !!!), on m’a demandé s’il y aurait une offensive sur notre front. En tous cas, l’avis unanime au front est que ce serait de la folie furieuse et que le gain maximum serait de quelques kilomètres. Le vrai front d’attaque semble le front serbe à condition de ne pas ménager les moyens. 13 mai 1916 Ma journée s’est passée avec le commandant à rouler, et nous sommes allés faire des courses dans la grande ville5. Nous avons eu malheureusement un temps de chien. Demain, je boucle ma cantine. J’ai dîné ce soir avec le colonel du 223 qui est en permission. Il est persuadé que ce sera fini avant la fin de l’année. 14 mai 1916 Je viens de ranger mes affaires et de mettre tout en ordre, car c’est bien embêtant de se bousculer au dernier moment. Ce matin, contre mon habitude, j’ai été à la grand’messe et je ne le regrette pas, car j’en suis sorti charmé. L’orgue était très bien tenu, et les jeunes filles chantaient délicieusement. Je serre un peu la vis en ce moment. Je viens de donner 4 jours de prison à un homme et de promettre à un de mes caporaux la cassation, sans avertissement à sa 1ère faute. Il y a des moments où il faut tenir serré et d’autres où il faut avoir la main douce. Les hommes sont vraiment admirables, doux comme des moutons, et dociles malgré leur apparence souvent barbare. Seulement, celui qui aurait une main de fer ne réussirait pas du tout. On n’admire jamais assez le soldat français et il faut vivre avec eux, comme nous le faisons, pour en comprendre toute la beauté. Mon caporal d’ordinaire vous emporte un rouleau de photos, c’est lui qui est chargé de tout ce qui regarde l’alimentation de la Compagnie. C’est un très gentil garçon, extrêmement dévoué, et qui est avec moi depuis Domgermain. 16 mai 1916 Je n’ai pas eu le temps d’écrire hier avec la marche. Nous avons encore marché toute cette matinée et avons traversé un village qui m’a rappelé de vieux souvenirs. Il y avait énormément de monde sur notre passage, et on m’a donné un bouquet que j’ai attaché au fanion de la compagnie. Nous sommes dans un délicieux cantonnement, où je voudrais bien rester longtemps. J’ai fait ce matin la marche la plus exquise de la campagne, par un temps radieux dans ce cher pays. Comme vous autres, j’attends beaucoup de l’armée d’Orient, et je crois qu’on arrivera à étrangler l’Autriche de ce coté-là. Mais une offensive sur notre front ne peut rien donner humainement, à moins que Dieu n’y mette la main.

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Nancy

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17 mai 1916 Nous voici dans un nouveau cantonnement, à une quinzaine de kilomètres de notre nouveau front. Nous revoyons d’ici les schrapnells. Les actions qu’on me propose sont bonnes ; elles ont encore monté de 3.99, ce qui fait une hausse depuis leur lancement de 54,216. Hier, j’ai demandé la permission de l’après-midi pour aller voir mes camarades. J’ai revu entre autres Thibaudier. Vers 6 heures, quand j’allais repartir, un taube est arrivé. Tout le monde est sorti pour le regarder au lieu d’aller dans les caves. Dès que j’ai entendu le sifflement de sa 1ère bombe, je me suis mis dans une cave et j’ai bien fait. La bombe est tombée sur la place de la gare, tuant ou blessant 8 ou 9 militaires ou civils, parmi lesquels deux officiers du 22-ème, dont un Commandant. Ensuite deux bombes sur l’usine mais sans dégâts. Dans la soirée, je me suis engueulé avec un Commandant d’étapes qui m’a mis 4 jours d’arrêts, parce que je lui ai dit que j’étais habitué à voir traiter les officiers avec plus d’égards. Puis, il me les a levés. En somme, j’ai eu une après-midi très intéressante. Demain matin, les Commandants des Compagnies vont reconnaître le secteur. Je pense qu’on nous enlèvera en auto. Le soir, nous prenons les tranchées. Il paraît que le secteur est très bon et remarquablement organisé, car il a été très tranquille. On dit que les boches ont fait 7 propositions officieuses de paix, nous donnant l’Alsace et la Lorraine, mais ils veulent leurs colonies et le partage de la Serbie. Alors il est impossible de s’entendre. Nous sommes ici dans un sale cantonnement de 200 habitants, et l’EtatMajor se fiche de nous en y empilant 3 bataillons. Il y a des hommes qui coucheront dehors. Je couche sur la paille, car je ne veux pas des sales chambres, qu’il y a ici. Par-dessus le marché, les hommes sont fatigués après une marche de 25 kilomètres par une chaleur torride et après un lever à 3 heures ½ du matin. 19 mai 1916 Un des ingénieurs de l’usine m’écrit que les actions ont monté de 3.96, ce qui porte la hausse totale à 54.327. Voulez-vous m’en acheter avec ce que j’ai de disponible. Nous voici aux tranchées depuis hier soir. Les Commandants des Compagnies du 5ème et moi sommes partis hier à 2 heures et ½ de l’après-midi, en voiture. Trajet exquis, dans une vallée étroite en plein bois. Il y a juste la place de la route, d’un ruisseau et d’un Decauville. Tout le long de ce paradis terrestre, de véritables villas habitées par les divers services ou les troupes de réserve. C’est idéal et dans un pareil cadre, il n’est pas possible de penser à la guerre. On y pense cependant, car tout le long du trajet, on traverse une vraie forêt de fils de fer. C’est un secteur infranchissable. Nous sommes arrivés vers 4 heures et ½ du soir dans un village qui est, par rapport à notre première ligne, ce qu’était Ablain-Saint-Nazaire l’année dernière. Les premières lignes sont à 1000 mètres, au moins. Mon poste de commandement est dans ce village. C’est une maison assez intacte, dont le plafond est chargé de terre et de pierres. J’ai 12 poteaux dans ma chambre pour la soutenir. Les carreaux sont remplacés par des vitraux d’église. Le long de la route, j’ai un petit jardin avec deux rocking-chairs construits par mes prédécesseurs. On y prend le frais après le dîner. 6 7

Latitude : 54 g. 21’, Longitude : 3 g. 99’, soit 48°47’20’’ et 3°35’27’’, Manoncourt en Woëvre 3 g. 96’ et 54 g. 32’ soit 3° 33’ 50’’ et 48° 53’ 16’’ : Limey

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Mon PC à Limey

Le village est organisé pour la défense, et tout l’intérieur est garni de fils barbelés. Aussitôt arrivé, j’ai été faire le tour du secteur avec mon collègue. C’est une promenade considérable et très fatigante. La moitié de notre 1ère ligne est à 800 mètres des lignes boches, et l’autre à 150 mètres. C’est admirable comme organisation, abris, cavernes, postes blindés pour mitrailleuses et réseaux de fils de fer. On voit bien que c’était un secteur tranquille. Pas de coups de canon, sauf quelques uns sur le village. Par contre, beaucoup de grosses torpilles sur certaines de nos lignes. C’est assez embêtant. Ma maison en est secouée pendant que j’écris. Un de mes lieutenants est avec moi, et l’autre de service en première ligne. J’ai refait le tour du secteur ce matin et je ferai une ronde cette nuit. Le temps est superbe et il y a de la lune.

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20 mai 1916 Tout continue à bien aller ici. Beau temps, artillerie calme, pas de lourd. Avant le dîner, je vais prendre le frais en regardant le paysage, qui, en général, n’est pas abîmé. Nous sommes cependant très embêtés par les torpilles, qui sont de vrais monstres de 50 à 100 kilos. Ce matin, je n’ai reçu que 2 ou 3 coups de 77 dans ma tournée. Il paraît que les boches sont au courant de notre arrivée, et qu’il y a 3 ou 4 jours, dans le secteur voisin, ils ont écrit sur une pancarte : « Nous savons que le 33ème corps doit venir, mais nous l’attendons. » Ma matinée s’est passée en 1ère ligne, où j’ai pas mal de nouveaux emplacements à étudier. Pour mes rondes de nuit, je gagnerai la 1ère ligne, ou presque, en bicyclette, par la route. Il suffit de choisir un moment sans fusées. Vraiment les boches ne peuvent pas passer dans notre secteur. En l’écrasant, ils peuvent évidemment enlever la 1ère ligne, mais après, sur des kilomètres et des kilomètres, ils tombent sur des défenses formidables, avec emplacements de mitrailleuses remarquablement choisis qui arrêteraient des régiments.

Lassalle et moi auprès de la cloche d’alarme au gaz

Tranchée dans le secteur de Limey

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Dans le secteur de Limey Tout le monde n’a qu’un désir. C’est de voir cette situation durer. Il y a un tennis dans le village. Seulement depuis quelque temps, on n’y joue plus, car il reçoit des schrapnells. Il y a aussi une salle de douches et un musée. Nous prendrons, je crois, 8 jours de 1ère ligne, 8 jours de 2ème et 8 jours ème de repos. La 2 ligne se passe dans les bois, dans des villas charmantes. Je ne les connaîtrai pas, car je crois rester 15 jours de suite dans mon village, avec une semaine de repos dans un ignoble trou. Beaucoup d’aéros boche hier et aujourd’hui, ce qui n’avait jamais lieu. Hier, ils ont jeté des bombes en arrière sur une de nos colonnes. Notre arrivée les inquiète un peu. 21 mai 1916 Toute la matinée s’est passée en 1ère ligne à chercher des emplacements pour mes pièces. C’est un travail très délicat, car c’est très difficile de trouver juste la bonne position. Il y a des zones vraiment ravagées par les torpilles, qui sont ici l’empoisonnement de tout le monde. La puissance de la déflagration est incroyable. Je suis chargé aussi des batteries de fusils qui tirent à 2 ou 3000 mètres sur des points intéressants. On calcule l’inclinaison à donner aux fusils, et on espère qu’il y a des boches de touchés, mais personne n’en peut rien savoir. Avec tout cela, je suis beaucoup plus pris qu’en Artois. La nuit, il y a des patrouilles françaises et boches entre les lignes. Nous n’avons encore pas eu de casse, mais, cette nuit, les boches nous ont fait un sale tour. Ils ont écrasé de torpilles une sape avancée et ses fils de fer. On a évacué la sape en y laissant un crapouillaud, puis on a cru voir les boches sauter dans la sape et on a reçu des pétards. Il y a eu un flottement car le moral était fatigué par les torpilles. Au bout de quelques instants, on est rentré dans la sape : pas de boches, mais plus de crapouillaud. Je me fiche pas mal du crapouillaud, mais c’est vexant tout de même ! Je vais partir maintenant m’occuper de mes

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batteries de fusils que je vais faire tirer tout à l’heure. Les boches ne les ont pas repérées et, comme elles sont bien cachées, je pense qu’ils ne les trouveront pas. 22 mai 1916 On a été un peu inquiet hier soir car les torpilles avaient enlisé 80 mètres de nos barbelés, et on craignait un coup de main nocturne. Dès la nuit, on a commencé à refaire le réseau. J’ai été y passer 3 heures, de 9 heures à minuit avec le Commandant. Nous sommes sortis de la tranchée pour voir travailler. En avant, à quelques mètres des travailleurs, des grenadiers couchés se tenaient prêts à arrêter les patrouilles boches. La nuit était noire, et je tenais mon revolver tout prêt. Au début, les hommes n’étaient pas trop fiers et moi non plus, et ne disaient rien. Puis, peu à peu, ils ont fait plus de bruit et je craignais terriblement de voir revenir les torpilles, car nous étions en plein dans la zone torpillée. C’était impressionnant, pas une fusée de chez nous, pour ne pas éclairer les travailleurs, tous ces hommes s’agitant dans les champs en avant de la ligne, et remettant du fil de fer, les fusils à coté, baïonnette au canon, et les officiers revolver à la main. Pas de fusées boches non plus, ce qui indique qu’ils travaillent en avant de leur ligne ou que leurs patrouilles sont dehors. Tout le monde est parti vers minuit à cause de la lune, et vers minuit 30 est arrivé la 1ère torpille. C’est de la veine. Pour gagner du temps, nous sommes revenus au village à travers champs. Mes travaux continuent. J’ai trouvé des rails, des poutrelles, du ciment, et nous ferons de véritables forteresses cuirassées, mais on ne peut travailler que la nuit pour ne pas être bombardé ou torpillé. Le village a reçu quelques obus, mais mon coin est très tranquille, et le soir, je prends le frais au milieu de mes fleurs dans un délicieux rocking-chair. 23 mai 1916 J’ai fait hier une tournée de nuit dans notre immense secteur. La nuit était noire comme de l’encre. Impossible d’y voir quoi que ce soit dans les boyaux et tranchées. Il y a tout juste la largeur d’un homme et il faut marcher à petits pas à tâtons, en se faisant mal contre les pierres dans lesquelles tout le système est creusé. Et puis, il y a toujours le risque de se trouver nez à nez avec une patrouille boche dans cet immense secteur, et je ne me sentais pas fier du tout. Aussi, avais-je à la main mon pistolet chargé, et mon agent de liaison son fusil sur l’épaule. Aujourd’hui, activité plus grande de l’artillerie boche qui se livre à des réglages de 105 sur nos tranchées et boyaux. C’est très embêtant pour circuler. Le temps a été bien lourd depuis deux jours. Cette nuit, il y a eu de l’orage, et il fait un peu meilleur. C’est aujourd’hui notre 5ème jour de tranchées. Nous avons travaillé et le secteur mitrailleuses commence à être puissant. 24 mai 1916 Les boches ont tué un homme avec une torpille. C’est heureusement peu en raison de ce qu’ils ont lancé. Ce matin, mon tour a été tranquille, pas de torpilles.

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Hier, au cours de la journée, on a vu apparaître brusquement chez les boches, dans un tas de terre, un blockhaus en béton. Il devait être camouflé avec une toile peinte qu’un éclat a déchiré. La température a continué à être torride. Nous avons eu de l’orage vers midi, et maintenant la pluie tombe à flots. Je pense que nous allons au repos dans deux ou trois jours. Le cantonnement n’est pas épatant, mais c’est agréable tout de même. Voilà la pluie qui tombe dans ma chambre. Le toit a été crevé par des obus, et on a blindé le plafond avec des pierres, et des madriers, mais ce n’est pas étanche. Tant qu’il ne pleuvra pas sur ma table, c’est sans importance. 25 mai 1916 Nous sommes relevés après-demain soir, mais, personnellement, je reste ici jusqu’à dimanche pour mettre Méline au courant. Il reste ainsi un officier par compagnie. Le secteur est toujours calme, mais délicat la nuit. Cette nuit, une patrouille boche est arrivée à nos fils de fer et a lancé des pétards. Le signal d’alarme a déclenché instantanément les mitrailleuses, et on a entendu des cris. Nous en avons donc blessés.Encore pas mal de torpilles. Nos voisins en ont reçu hier 60 à 80 sur une tête de sape. Ce sont des torpilles de 40 kilos avec 16 kilos d’explosif. Mais, patience, d’ici peu, nous leur en enverrons de 100 kilos. Voilà encore Douaumont repris. C’était à prévoir. Tant qu’on ne réussira pas à le dépasser de 5 ou 600 mètres, jamais on ne pourra le garder. Peut-être notre attaque n’était-elle qu’une diversion pour dégager le Mort-Homme violemment attaqué. C’est mon ancien colonel au 135ème de Bazelaire qui a la charge de ce sale secteur. Il a l’air de s’en tirer remarquablement. Mes types viennent d’achever une casemate de mitrailleuses rudement bien. Le devant est en dalles de béton cimentées et masquées par de la terre, pour avoir l’air d’un parapet. Le dessus est blindé, en poutres et en rails jointifs, recouverts de sacs à terre.

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De cette position de 2ème ligne, on voit, en le dominant tout le secteur. J’ai essayé de faire tout à l’heure mes tirs de réglage, avec observation des points d’arrivée des balles, mais je n’ai rien pu voir car le terrain est mouillé. Il faudra recommencer demain.

26 mai 1916 Voilà qu’on va nous faire blanchir notre linge par un service civil. Aussi, aujourd’hui, l’intendance, toujours au courant des réalités, a fait demander le linge des hommes aux tranchées. Vous voyez d’ici le bataillon à poil aux tranchées, pour changer le linge sous la pluie ! On lui a répondu aimablement que ce n’était pas possible et qu’il fallait attendre la relève. J’ai constaté avec tristesse que mes bottes lacées prenaient l’eau. Ce n’est pas par les semelles, mais je n’arrive pas à me rendre compte par où. C’est dommage, car elles sont très agréables à porter. On vient de me prévenir que les torpilles tombent pas loin d’une de mes pièces. Elles sont destinées à des travailleurs à 50 mètres de là, aussi je ne m’affole pas.

27 mai 1916 La relève se termine et a été assez agitée. Je reste ici jusqu’à demain. Je dis adieu à mes bâts, qu’on me remplace par des voiturettes. 28 mai 1916

Nous avons été bien embêtés hier pour notre relève. Toute la compagnie Méline était dans le village devant ma porte, et je répartissais mes agents de liaison, quand, assez loin sur la gauche, se déclenche un tir de barrage d’artillerie qui, peu à peu, s’étend jusqu’à nous. Grand chahut. Les boches arrosent le village, mais heureusement pas mon quartier. Craignant une attaque, le colonel fait arrêter la relève. Enfin, 1/2heure après, tout était fini. Tout cela pour peu de chose. A gauche du 226, les boches ont fait éclater une mine. En même temps, une de leurs patrouilles venait jeter des grenades au 226 qui a répondu avec nos mitrailleuses. Les boches, je ne sais trop pourquoi, ont actionné leur barrage d’artillerie, et notre artillerie, croyant à une attaque, a déclenché le sien. Le 226 a, du reste, eu des tués et des blessés. Notre secteur est resté calme. Le barrage d’artillerie est très impressionnant la nuit. Le ciel est littéralement en feu, avec l’artillerie de campagne qui tire à toute vitesse. Les derniers éléments de ma compagnie sont partis vers 12 heures 30. Ce matin, j’ai piloté Méline dans le secteur,

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Méline et moi et, tout à l’heure, je vais faire une vingtaine de kilomètres à bicyclette pour rejoindre mon cantonnement. Ce sont des troupes du midi que nous avions relevées dans ce secteur, et ils connaissent notre Corps d’armée de réputation, car un de leurs officiers leur à dit hier : « Quand votre Corps d’armée arrive quelque part, c’en est fini de la tranquillité. » C’est flatteur, mais j’aimerais cependant bien la tranquillité. J’ai l’intention de prendre pour la popote quelques bouteilles de mon vin. Deux ans de bouteille l’auront sans doute amélioré. 29 mai 1916 Les villas dont j’ai parlé ne sont pas à des particuliers. Elles sont construites par le génie dans le plus joli vallon qu’on puisse trouver, à 4 ou 5 km des lignes. Elles sont destinées à un état-Major ou aux troupes de réserve. Ce matin, j’ai perdu au bridge 4 fr 4 et ce soir, j’ai gagné 54 fr 198. J’ai retrouvé hier ma compagnie en arrivant ici. Le cantonnement de repos est quelconque mais on n’y est pas mal. Les poilus n’ayant pas dépensé leur prêt dans les tranchées, l’ont dépensé d’un coût et les compagnies sont arrivées hier soir avec un blindage effrayant. Aujourd’hui cela a continué, et j’ai un de mes hommes qui s’est fracturé le crâne en tombant dans la rue. J’ai réuni ma compagnie et je lui ai posé un ultimatum, puis j’ai appliqué 8 jours de prison et tout va très bien. Pour la guerre de mouvement, je préfère le cheval de bât, plus souple et passant partout. Mais pour la guerre actuelle, la voiturette est meilleure. Quand on arrive au cantonnement, il faut décharger complètement le cheval de bât, le débâter, ranger le matériel, les caisses de cartouches, d’outillage, de rechanges, etc… C’est tout un travail, et quand on

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Jaillon, réserve de Corps d’Arme

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part, il faut rassembler bien plus tôt pour tout recharger. Avec la voiturette, tout reste dessus, et il suffit de dételer.

Cet après-midi, j’ai trouvé un champ de tir et je vais faire tirer le plus possible. Je veux que tous mes hommes soient rompus au maniement de la pièce. 30 mai 1916 Ce matin, j’ai fait une théorie sur le chargement des voiturettes. Cet après-midi, ajustage des harnais, puis concert et enfin promenade en bicyclette avec Godard, dans une vallée charmante que je connais bien. 31 mai 1916 Cet après-midi, nous avons été au tir. Le temps y passe très vite, et j’ai toujours un grand plaisir à entendre tirer mes pièces. Nous sommes au repos jusqu’à dimanche ou lundi, je pense, puis, nous retournerons dans notre même secteur. Il est réellement bon, à part les torpilles qui y empoisonnent l’existence. Nous sommes trop loin pour faire la guerre de mines, heureusement. J’espère que d’ici peu nous répondrons aux torpilles par des torpilles.

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1er juin 1916 J’ai été à la grande ville9 pour la journée, faire différentes courses. La route est exquise, moitié bicyclette et moitié tramway. Vous ai-je dit que depuis un mois, Franmouth n’était plus mon ordonnance. En permission, il est tombé sur un genou et s’est donné un épanchement de synovie. On vient de le renvoyer, non guéri, de l’hôpital de Saint-Ouen, sous prétexte qu’il n’y avait plus de place. Il marche difficilement et je vais le faire évacuer à la 1ère occasion. J’ai acheté un curvimètre enregistreur très chic. Il est gradué pour toutes les échelles usuelles et comporte en plus un totalisateur de tours. J’ai acheté également 12 cadenas pour nos bicyclettes et pour quelques coffres de voiturettes. Enfin, j’ai pris un bon bain. 2 juin 1916

Il paraît que les boches ont proposé officieusement la paix plusieurs fois. La dernière fois, ils évacuaient la Belgique et nous donnaient l’Alsace Lorraine, sans indemnité de guerre (la richesse de cette région représente déjà une belle indemnité). Ils voulaient un royaume de Pologne et donnaient leurs colonies à l’Angleterre. Mais suppression de la Serbie ( ?) et liberté d’action de l’Allemagne vers l’Orient. Il paraît que la France et la Russie auraient consenti, mais que l’Angleterre a refusé, et qu’alors nous lui aurions imposé comme condition « sine qua non » de la continuation de la guerre, le service militaire obligatoire. Il y a, je crois, pas mal de vrai dans tout cela, et le gros effort actuel allemand a sans doute pour but de nous user pour nous amener à ces conditions. D’ici peu, mon adresse sera : « 5ème Compagnie de mitrailleuses » car nous prendrons les numéros de nos bataillons. 4 juin 1916 Nous avons passé quelques moments orageux après le déjeuner. Une escadrille allemande, poursuivie par les canons des forts, se dirigeait vers une place forte très voisine de nous10 et que nous voyons très bien de notre cantonnement. Elle avait naturellement choisi un dimanche et l’heure du déjeuner. Nos nombreux avions de chasse n’ont donc commencé à s’envoler que quand les 1ères bombes tombaient sur la place, et il en est tombé un certain nombre, car nous voyions des nuages de fumée. Puis, les boches sont partis, poursuivis vaguement pas nos avions qui n’avaient pas pu prendre la hauteur nécessaire. Nous avons reçu des quantités d’éclats qui tombaient en sifflant, et un 75 entier qui a traversé un toit et est venu enfoncer un escalier, mais sans éclater. L’alerte finie, la musique s’est mise à jouer. C’est demain que nous allons aux tranchées. Nous partons l’après-midi. Mais pour éviter les saoûleries du départ, le Commandant fait boucler, dès le réveil, demain, tous les cafés et nous emmène dans les champs. Nous reviendrons déjeuner ici et partirons toute de suite après. 9

Nancy Toul

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6 juin 1916 Nous voici aux tranchées depuis cette nuit. Nous avons fait 23 km hier, dont une bonne partie sous une pluie battante et glacée. 7 juin 1916 Nous sommes donc aux tranchées depuis avant-hier, et par un temps de chien. C’est dommage car le secteur est tranquille, à part les torpilles qui ont une grande portée et qui sont énervantes. Le jour de la relève, il y a eu un sergent coupé en deux. Ils nous lancent aussi ce que nous appelons des épingles à chapeaux. C’est un pétard analogue à une pomme de pain, monté sur une longue tige qui s’introduit dans le canon du fusil. On tire une cartouche sans balle, et l’épingle à chapeau fiche son camp. C’est très puissant comme effet. Avec toutes ces saletés, on ne marche dans le secteur que le nez en l’air et l’oreille au guet. Il paraît que, sur le front de mon armée, des patrouilles de boches de cent hommes font des coups de main nocturnes sur nos tranchées, tuant tout ce qu’ils peuvent et repartent. Aussi, nous ouvrons l’œil et mes mitrailleuses font attention. Le métier militaire est vraiment celui où il ne faut pas chercher à comprendre. Il y a dix jours, on me change mes bâts contre des voiturettes et on me fait rendre tous mes mulets pour les remplacer par des chevaux. Aujourd’hui, je reçois l’ordre de rendre mes chevaux pour les remplacer par des mulets ! Ordres, contre-ordres = désordres. 9 juin 1916 Hier après-midi, une partie de notre 1ère ligne a été violemment torpillée et bombardée. J’ai profité d’une accalmie pour y aller et voir si mes hommes n’avaient rien. Le boyau que je suivais était absolument retourné par les torpilles, encombré par endroits sur 1 m de hauteur. Je trottais en regardant en l’air par crainte des torpilles. La 1ère ligne était presque comblée par endroits, et il ne fallait pas dormir en franchissant les éboulements car, là, rien ne protégeait plus. J’ai trouvé mes types tranquilles. Rien n’était tombé sur eux, ni même à coté d’eux. Mais, on ne peut imaginer combien ces grosses torpilles sont énervantes, et quel effroyable boucan elles font. A part cela, le secteur est calme. Le village a reçu hier des rafales de 77, mais rien dans mon coin. Une torpille tombe à l’instant. J’en suis bien à 800 m et ma table en remue. Aujourd’hui, nos avions se promènent, et les boches sont très excités, leurs mitrailleuses tapent tout le temps. Ma nuit va se passer aux tranchées, car nous allons faire un exercice de projecteurs qui sera intéressant et surtout très utile. 10 juin 1916 Je suis resté aux tranchées cette nuit jusqu’à 2 heures du matin. C’était tranquille. A 1 heure, le projecteur a éclairé. Les boches ont tiré dessus à coups de fusils, mais l’ont raté. J’ai modifié hier l’arrangement de ma chambre ici. Elle est très jolie maintenant. Il

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y a surtout une armoire que je chiperais bien, ou même que j’achèterais à son propriétaire, si je le connaissais. Seulement je ne sais pas où on pourrait la mettre à Neuves-Maisons. 11 juin 1916 J’ai monté au médecin-chef, célèbre par sa frousse, un énorme bateau. Il prétendait que mes batteries de fusils attiraient les obus. Je lui ai annoncé hier que j’en installais une dans son grenier. Le voilà affolé et allant trouver le colonel. Le colonel prévenu lui a dit qu’on pouvait toujours essayer. Comme je passais la nuit aux tranchées, j’ai dit à Avril de figurer l’installation. Il a monté une vieille caisse dans le grenier, quelques fusils, puis a tiré quelques coups en l’air. Deux minutes après, on faisait sauter aux abords de la maison 2 pétards et une grenade lacrymogène, de quoi asphyxier une souris. Il a alerté tous les voisins et fait mettre les cagoules, enfin un type affolé. Il m’a raconté ça, ce matin, en appelant obus les grenades. Je l’ai écouté en tâchant de ne pas rire, et pour le consoler, je lui ai dit que ce tir était sans doute le présage d’un tir de 150 ou de 210. Vous voyez sa joie. Ce soir, je crois qu’il commence à se douter de la farce, aussi je l’évite. J’espère avoir une permission de 6 jours vers la fin du mois. Si elle est accordée, j’arriverai sans doute sans prévenir, car actuellement on ne peut rien prévoir. 12 juin 1916 Les boches sont excités ce matin, et tirent sur le village. Heureusement, ce n’est jamais dans mon coin. Ils sont surtout embêtant la nuit, car ils balayent tout le secteur, le village, etc. par des rafales de mitrailleuses. Le jour, la parole est aux torpilles. C’est très curieux de les entendre. On entend d’abord le départ du coup, alors tout le monde regarde en l’air, puis on voit arriver un gros machin, tournant sur lui-même, avec un bruit imitant exactement le bruit d’une locomotive qui peine dans une côte. Toute cette mise en scène se termine par une effroyable explosion dont le souffle arrive à jeter par terre les gens se trouvant à proximité. En général, elles font plus de bruit que de mal. 13 juin 1916 Nous avons actuellement un temps de novembre froid, sombre et pluvieux, qui aplatit tout le monde. C’est vraiment dégoûtant. J’ai eu beaucoup de travail aujourd’hui, car nous sommes relevés cette nuit vers 11 heures ou minuit, après quoi nous ferons 10 km sous la pluie probablement. Si nous sommes couchés à 3 heures, ce sera bien beau. Les boches sont toujours calmes, mais ils lancent toute la nuit des rafales de mitrailleuses. Les balles tapent partout et c’est assez agaçant. Si une permission est accordée, elle aura lieu entre le 20 et le 30 juin.

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14 juin 1916 Notre relève a eu lieu sans incidents, et, vers 1 heure du matin, j’arrivais au cantonnement. Je suis parti à pied, tout seul avec mon chargement et j’ai fait 11 km en 2 heures 10, y compris ¼ d’heure de pose. Le cantonnement n’est pas mal. Il paraît qu’il a été vendu, de la petite brochure dont vous me parlez, d’abord 3.972, puis 54257 exemplaires11. C’est un gros succès, elle est, du reste, très intéressante. Rien de neuf ici, le mauvais temps dure toujours. 15 juin 1916 On se demande souvent comment naissent les faux bruits. En voici un exemple bien amusant. Il y a trois jours, l’adjudant de Méline se promenait dans le secteur des chasseurs, il s’arrête à une mitrailleuse de 2ème ligne. Comme il regardait par-dessus le parapet, les types lui disent : « Méfiez-vous des balles ! » « Bah ! leur répond-il en blaguant, les boches me connaissent, ils ne me tirent pas dessus ! » Après son départ, le chœur des mitrailleuses a fini par se persuader que c’était un vrai boche, faisant de l’espionnage. Ils racontent l’histoire, en l’amplifiant, au Commandant des chasseurs qui adresse un rapport à la brigade. Il s’agissait déjà d’un sousofficier boche en promenade dans nos lignes. Le lendemain, tout le monde savait qu’un sousofficier du génie allemand avait été arrêté dans nos lignes posant des dérivations sur nos fils téléphoniques. Arrêté, il disait : « C’est bien, je suis refait. » Celui qui nous racontait cela ne l’avait pas vu, mais un de ses camarades avait assisté à l’arrestation !!! C’est une histoire tordante. Nous retournons mardi ou mercredi aux tranchées. Après huit jours de 1ère ligne, ma Compagnie prend les 2èmes lignes pendant 8 jours. J’ai, paraît-il, un joli poste dans les bois, mais pas de draps, comme du reste dans certains cantonnements, aussi je voudrais bien qu’on m’envoie une paire de draps pour petit lit, cousus ensemble de façon à former un sac. C’est très pratique, et beaucoup d’officiers en ont. 16 juin 1916 Le beau temps a l’air de revenir. Nous avons été au tir cet après-midi. A mon histoire d’hier s’en ajoute une autre : on vient d’arrêter 3 boches habillés en soldats français, qui travaillaient à vider l’eau d’un boyau dans un coin du secteur de ma division. Ils ont sauté de nuit dans un coin de tranchée et sont venus espionner. C’est décidément prudent de circuler jour et nuit avec son revolver. Le régiment que nous avons relevé (le 341ème de la 69ème division), en prenant le secteur, venait d’avoir un soldat poignardé dans un boyau, sans qu’on sache par qui. Je crois le deviner. Je ne peux toujours rien dire pour ma permission.

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3g 97-2 et 54g25 Manonville, réserve de division

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21 juin 1916 Ma permission se trouve retardée de quelques jours, et je ne pense guère partir que vers lundi prochain. Nous sommes arrivés cette nuit aux tranchées sans incident, sauf un ème mort au 6 bataillon pendant la relève. Une torpille est tombée près de lui et on n’a pas retrouvé son corps. Au petit jour, les brancardiers sont sortis de la tranchée et ont retrouvé un tronc séparé des jambes. C’est vraiment triste. A part leurs sales torpilles, le secteur est calme. Il faut toujours faire attention aux patrouilles boches qui rampent jusqu’à nos parapets et attendent le passage d’un isolé. Jusqu’à présent, on s’en est aperçu à temps. Je ne circule la nuit que le revolver à la main en surveillant le parapet, mais maintenant je prendrai 2 hommes avec moi. Ma compagnie est ici pour 3 semaines, 9 jours de 1ère ligne, 8 jours de ème 2 ligne, 7 jours de 1ère ligne. Ce sera assez fatiguant, je crois. Toute la matinée, j’ai entendu vers le NO une canonnade épouvantable. Le communiqué de demain nous dira ce que c’est. Le temps est beau, mais il y a encore bien des nuages. Brigade Division Corps d’armée

Colonel Grange Général Gallou Général Nudant

Armée Gérard Groupe d’armée F. d’Esperey

22 juin 1916 Bien qu’aux tranchées, ma matinée s’est passée à paperasser. J’ai circulé après le déjeuner dans le secteur, et suis arrivé à point pour la dégringolade des torpilles. Elles tombaient à 150 mètres, et je suis resté assez longtemps à les regarder. C’est très curieux quand on n’est pas dessous. Au moment où elle arrive à terre, il faut se baisser car, même à cette distance, on se ferait décapiter par les éclats. Nous allons enfin commencer à leur répondre. Cette nuit, ils ont torpillé les travailleurs qui posaient des fils de fer en avant de la 1ère ligne. Un adjudant a été blessé et un caporal a disparu. On ne sait ce qu’il est devenu. Du 29 juin au 6 juillet : permission 9 juillet 1916 Mon voyage s’est très bien passé, mais très longuement. J’ai dû attendre toute la journée avant de reprendre mon petit train. En arrivant au point terminus, j’ai téléphoné pour que le régiment m’envoie une voiture et je suis arrivé aux tranchées vers 22 heures 30. J’ai vu le Commandant, et nous avons causé jusqu’à 1 heure du matin. Le secteur est toujours calme, avec beaucoup moins de torpilles, car il y a quelques jours, pour inviter au calme ces sales boches, l’artillerie lourde leur a pas mal bouleversé leurs tranchées. Quand je suis arrivé hier soir, elle donnait fort à notre gauche.

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11 juillet 1916 Avant-hier après-midi, notre artillerie a pas mal démoli les fils de fer boche. A la nuit, j’ai hissé une pièce chargée de battre la zone démolie, pour démolir à leur tour les travailleurs qui voudraient la réparer. Dès que le tir a commencé, on a entendu cesser le travail boche, et hier matin les fils de fer n’étaient pas remplacés. Nous avons recommencé cette nuit et je vais voir tout à l’heure le résultat. Par contre, les boches ont fait vers 8 heures un tir de représailles, pour notre tir d’artillerie. Ils nous ont arrosé pendant 1 heure de 150 et de torpilles. Deux de mes pièces ont été bien encadrées à quelques mètres tout autour. Je n’ai qu’un contusionné. J’ai reçu deux fusils à lunettes. Le soir, j’irai tirer les boches comme distraction. J’en ai vu hier soir qui se montraient jusqu’au ventre. 12 juillet 1916 Le secteur est de plus en plus calme. Notre artillerie a été active hier, mais les boches n’ont pas répondu. Pas un coup de canon. En revanche, la nuit dernière, une patrouille a sauté dans la tranchée du régiment à notre gauche, et à commencé à poignarder le guetteur qui somnolait. Quand celui-ci a senti l’acier lui entrer dans la peau, il a poussé des hurlements, ce qui a alerté tout le monde, et s’est défendu avec l’énergie du désespoir. Heureusement pour lui, le poignard s’est tordu et n’est pas entré loin. Je vous assure que cette nuit nos guetteurs ne dormaient pas. J’ai fait ma tournée de nuit, et tout le monde veillait bien. J’ai été épaté hier en apercevant ici un de mes médecins de Vérrières. Il est au 226ème. Il s’ennuyait à l’ambulance et a demandé à être versé dans un corps de troupe 14 juillet 10 heures 30 Je viens de me lever, ayant passé ma nuit à vadrouiller. Vers 1 heure du matin, accoudé au parapet avec Godard, j’ai aperçu très bien une patrouille boche qui bougeait nos fils de fer à une cinquantaine de mètre de nous. Il y avait une dizaine d’hommes. Nous leur avons tiré dessus. Ils se sont couchés et nous ont lancé un pétard qui n’a pas éclaté. Puis, au bout de quelques minutes, ils ont dû prendre peur et se sont sauvés à toutes jambes. On ne peut malheureusement pas viser avec la nuit. On voit très bien ce qui se passe, mais on ne peut pas prendre de ligne de mire. Nous serons sans doute relevés demain, mais les Commandants de Compagnies feront un jour de plus pour le passage des consignes. 15 juillet 1916 Nous attendons la relève qui est d’ailleurs en retard. La journée du 14 a été calme. Dans la nuit, les boches ont planté un peu en avant de leurs fils de fer un mannequin avec un chapeau haut de forme, représentant sans doute Poincaré. Ici, on a fleuri tous les postes de bouquets et de guirlandes tricolores. Cette nuit, avec une pièce installée, nous avons balayé les fils de fer boches dès que nous les avons entendu commencer leur travail. Ils ont dû l’arrêter, et ont

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répondu par des torpilles. Le Commandant a reçu hier une lettre d’un des infirmiers de son ancienne Compagnie au 269ème, fait prisonnier en 1914 à Izel-lès-Esquerchin . Ce type-là a été rapatrié il y a quelque temps. Il affirme sous la foi du serment que les 1ers boches entrés dans Izel portaient le brassard de la Croix-Rouge, et que les mitrailleuses qui suivaient, étaient camouflées et portaient la croix rouge. Ramené en arrière par les boches, il a vu couchée par terre une Compagnie boche en colonne par 4 fauchée sans doute par le 75. On l’a fouillé et un soldat boche a craché sur la photographie de sa femme. Voici la relève qui arrive. 17 juillet 1916 Nous sommes arrivés hier à notre cantonnement le plus éloigné des boches. Nous avions couché dans un cantonnement intermédiaire, où il y a eu de bonnes cuites. Résultat : 3 blessés dont un d’un coup de couteau. C’est charmant. Tout cela est tassé maintenant.

Passage du camion auto-bazar Hier après-midi, nous avons eu une conférence d’un médecin militaire pris à Morhange en 1914, et ayant fait 11 mois de captivité. Il fait des conférences par ordre du Général G.G. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la cruauté raisonnée avec laquelle les boches traitent les prisonniers. Leur but avoué est d’affaiblir notre race par tous les moyens. Ainsi, ils ont mis dans un camp français des prisonniers russes atteints du typhus, et le nombre des morts a été considérable. Les chirurgiens se servent des blessés français comme sujets d’expériences. Enfin, ils amputent énormément alors qu’il n’y a pas lieu, et que les soins donnés à la plaie assureraient la guérison. Ils produisent ainsi une quantité de mutilés inutilisables dans une autre guerre et ne pouvant plus guère travailler aux usines ou à la terre après la guerre. Des punitions à toute volée, le poteau jusqu’à la syncope et dans certains camps, on les attache au poteau, même blessés la tête en bas. La conférence s’est terminée par l’étude ces camps de représailles où la mortalité atteint un chiffre fabuleux. Chez nous, on devrait mettre à la tête des camps boches

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des mutilés et des blessés, et non les vieux ramollos qui y sont, et les traiter de la même façon, avec la même nourriture. L’esprit chevaleresque est de la folie. A partir de demain, les mitrailleurs vont, sur deux dimanches, apprendre à se servir des grenades, et moi aussi. C’est indispensable. J’espère que nous n’aurons pas d’accidents pour nos débuts. 18 juillet 1916 Hier après-midi, exercice de lancement de fausses grenades. Nous employons la méthode de lancement anglaise, impossible à expliquer par lettre. J’en ai lancé 50 à 60, et je suis tout courbaturé. Ce matin, j’ai eu différentes choses à régler. Cet après-midi, je commence à apprendre au bataillon le fonctionnement de la mitrailleuse boche. Demain matin, exercice réel de grenades. Demain soir, prise d’armes et remise de croix de guerre. Jeudi, tout le monde passe avec la cagoule dans des chambres remplies de gaz pour s’exercer, mais je coupe à cette corvée, grâce à une autre : je suis désigné pour représenter la division à des expériences qui vont avoir lieu dans une place forte voisine pour des appareils de transport d’eau. Vous voyez que nous ne chômons pas. 19 juillet 1916 La matinée s’est passée aux exercices de grenades. L’après-midi, prise d’armes avec musique, drapeau et remise d’une cinquantaine de croix de guerre. Demain matin, de bonne heure, je file examiner les appareils de transports d’eau. Le temps se remet au beau. 20 juillet 191612 J’ai passé ma matinée à examiner différents appareils pour aliment en eau les tranchées, et je me suis arrêté au cercle militaire pour écrire. J’ai commencé hier à vous parler de nos grenades qui sont excellentes. Elles ont la dimension d’un citron et sont extrêmement meurtrières. Nous avons exécuté avec elles des barrages, et acquis la conviction qu’on ne pouvait pas les traverser. Je pense que votre grande règle pourra bientôt recommencer à vous servir. Je me suis acheté tout à l’heure une veste de toile kaki, c’est tout ce qu’il y a de pratique pour les tranchées et pas salissant. Nous n’arrivons pas à avoir beau temps. Ce matin, il faisait radieux et maintenant la pluie va tomber. Je voudrais bien repartir avant. 21 juillet 1916 Alors, nous allons partir, mais pour où ? Cet après-midi, fête en plein air, avec exercices de cirque, ensuite dîner ensemble de tous les officiers du bataillon. 12

Timbre de Toul

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Mon retour d’hier s’est très bien passé et sans pluie, ce qui est étonnant. J’ai des clichés à envoyer, ce sera pour la première occasion. 22 juillet 191613 Je boucle mes cantines et je charge mes voitures, ce qui demande du travail. Heureusement, nous commençons à y être habitués, et puis, je ne déteste pas les ballades. Nous avons eu hier une séance très gentille en plein champ. Beaucoup de comiques. A 7 heures, dîner de tous les officiers du bataillon. Nous nous sommes séparés à minuit, après avoir chanté, sifflé, joué à l’opéra, etc. Aujourd’hui ; temps radieux mais chaleur torride . 23 juillet 1916 Nous sommes partis ce matin à 6 heures et cantonnons actuellement à une dizaine de kilomètres. L’étape n’a pas été pénible. Ma Compagnie est entrée la 1ère dans la ville, derrière la musique. Il paraît que Verdun se calme beaucoup. Nous recevons de là-bas des lettres qui le disent. Nous n’irons pas, je pense, le vérifier. La popote est installée ici chez la femme d’un capitaine de je ne sais quel régiment. C’est une nancéenne qui nous donne sa salle à manger et sa vaisselle. Naturellement, nous lui avons aimablement demandé de prendre ses repas avec nous, sinon elle aurait du boulotter dans sa cuisine. Le plus drôle est de voir la tête épatée des types qui viennent voir le Commandant ou moi pendant le déjeuner, en apercevant cette dame. Après le dîner, nous aurons la musique, et puis petit roupillon jusqu’à demain, si les ordres reçus le permettent. Il paraît, d’après cette dame, que nous avons fait les 1ers usage des gaz asphyxiants, mais, aussitôt, les allemands les ont appliqués en grand. Cela ne m’étonnerait pas, et puis ensuite, c’est si facile de dire que les boches ont commencé. Vous vous intéressez sans doute au gain de mes deux derniers mois au bridge. Gain maximum 54,85, gain actuel 3,95, ce qui est peu14 24 juillet 1916 L’autre bataillon est toujours aux tranchées et nous l’attendons. Aujourd’hui, nous sommes anéantis par la chaleur, ma compagnie est de garde et il ne se passe absolument rien. Le soir, la lumière est défendue par les règlements de la ville après 21 heures, de sorte qu’il faut calfeutrer ses fenêtres pour pouvoir lire. La meilleure distraction est la musique du régiment après-dîner. 25 juillet 1916 Les proportions que vous me demandez sont les suivantes : 54,7 et 3, 87-515. Nous nous sommes déplacés ce matin de 5 à 6 km. Le 4ème tour des permissions est 13

Timbre de Liverdun Toul, 49°21’54’’ 3°33’18’’ 15 Choloy 48°39’46’’8 3°29’15’’ 14

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commencé. Nous sommes dans un village vaste et confortable et ma chambre est éclairée à l’électricité. La bataille anglaise me semble effroyable, et nous l’admirons tous. Il paraît que les avions anglais attaquent avec leurs mitrailleuses les renforts boches qui se balladent sur les routes, et les forcent à s’étaler dans les champs, ce qui les fatigue et diminue leur moral. 27 juillet 1916 Le 6ème bataillon vient d’arriver. Il y a quelques jours, ils ont trouvé au petit jour, devant leurs fils de fer, un poteau portant une lettre cachetée et une pancarte invitant à la prendre. La lettre était adressée au commandant du secteur. Elle contenait un plan très exact de nos tranchées, et ces mots : « Messieurs les Français, toutes nos félicitations pour le beau travail que vous venez d’entreprendre et d’achever. » (Il s’agissait d’une tranchée de 2ème ligne en construction.) C’était signé : « Vos adversaires ». Est-ce un éloge ? Est-ce une blague d’un officier boche ? Mystère. 29 juillet 1916 Nous sommes toujours dans notre village où il fait affreusement chaud, mais avec de l’air le soir. Vous savez que je ne montais pas mon petit arabe et que je l’avais passé à Méline. Je viens d’en recevoir un autre, un petit cheval de légère, qui a l’air très doux. Je vais le monter.

Sans Atout

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30 juillet 1916 La température est toujours torride et il faut se calfeutrer l’après-midi. Avez-vous vu la razzia boche dans le nord, et la façon dont ils ont mutilé les familles, emmenant des femmes, des jeunes filles et des grues. Il paraît que tout ce personnel féminin va servir d’ordonnances aux officiers boches de l’arrière, ce qui permettra de disposer de leurs ordonnances actuelles. Si nous pouvons les écraser, les tenir à notre merci, et alors leur faire payer cela par des mesures analogues à la paix. Razzia et déportement aux colonies pour 10 ou 20 ans, de toutes les femmes d’officiers boches, fusillade pour tous ceux ayant donné des ordres contraires aux lois de la guerre, etc. Il faudra être sans pitié. Nous sommes trop idéalistes, et nos journaux ont tort de dire que, si nous entrons en Allemagne, il ne faudra pas agir à la boche. Il faudra dépasser au contraire la façon boche, et les forcer à admirer la cruauté de nos représailles, car il n’y a que la force qui les touche. Quelles brutes ! J’attends la fraîcheur pour aller faire un tour à cheval. Nous suivons avec passion les communiqués russes, et espérons la chute de l’Autriche. Quel débarras !

31 juillet 1916 Mon petit cheval me plaît beaucoup, il est gentil comme tout et pas vicieux. Cependant, ce soir, il a eu peur d’un âne qui hurlait comme un forcené. Demain, je compte aller voir Mossat. Quelle chaleur torride aujourd’hui, c’est anéantissant.

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1er août 191616 Je suis parti à 6 heures à bicyclette et arrivé à huit heures. Ballade chez le curé qui m’a donné les clefs. J’ai rangé un peu tout, car la maison n’est pas habitée. J’ai été voir tout le monde, et Thibaudier me donne à déjeuner et à dîner. Tout autour du jardin, il y a des haricots et des arbres fruitiers. Tout le centre est occupé par des pommes de terre et quelques arbres fruitiers. L’aspect est tout différent. 13 août 191617 Nous roulons bien. 14 août 1916 Nous arrivons à destination après 31 heures de route. 18 août 1916 Ce matin, nous avons fait quelques évolutions. Au retour, le commandant m’a emmené à cheval avec lui pour m’examiner. Il a corrigé ma position au pas, mais m’a dit qu’au trot, c’était bien. Puis il a changé de cheval avec moi et m’a fait finir la promenade sur sa jument. Nous avons eu par deux lettres passées en fraude le récit de la capture ème du 6 bataillon à la Caillette. Les mitrailleuses étaient hors de combat, sauf une que le tireur, resté seul, actionnait tant qu’il pouvait. Les allemands l’ont pris à bras le corps, et, sur l’intervention d’un officier boche qui l’admirait, ne lui ont fait aucun mal. Puis ils se sont précipités sur la redoute où étaient enfermés le commandant et sa liaison. On avait mis une mitrailleuse dans le couloir. Les boches n’en sont probablement venus à bout qu’à coups de pétards. Puis ils se sont rués dans la redoute, où il y a eu une mêlée sanglante. Il paraît que, sur tout le 6ème bataillon, il n’y a eu que 125 prisonniers, officiers compris. L’auteur de la lettre se plaint amèrement de notre artillerie qui, malgré tous les signaux de détresse ne les a pas aidés. Les officiers ont été enfermés 8 jours dans un village de l’arrière. Pour toute nourriture, ils recevaient une soupe d’orge le matin. Actuellement, ils sont affreusement nourris. Il paraît que le moral de l’arrière allemand est extrêmement bas. J’ai perdu au bézigue 0.635, ce qui ramène mon gain à 55.22.18. Etienne devra donner du papier plus haut, le dernier est infiniment trop bas.

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Neuves-Maisons Massy-Palaiseau. Baptême de Marie. 18 0g 63 ouest et 55 f 22 = 0° 3’ 17,4’’ouest et 49°41’52,8’’ 17

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19 août 1916 Si vous êtes plusieurs jours sans lettre, soyez sans inquiétude. Je n’aurai peut-être pas la possibilité d’écrire régulièrement et puis les lettres seront probablement retardées. 20 août 1916 Dans la soirée, j’ai été pris par les préparatifs ; bouclage de cantines, etc… Nous partons demain matin Tous nos bagages et voitures sont partis ce matin, les chevaux de selle aussi. Ce matin, j’ai fait vérifier les cagoules et je vais examiner la mienne, car ce n’est pas le moment de plaisanter avec cela. Les boches lancent des obus au (C.Cl4) tetrachlorure de carbone qui agit aussi perfidement que l’oxyde de carbone. Ne vous étonnez pas si les solutions des problèmes de géométrie ne tombent pas exactement sur un village. Elles seront justes tout de même. 21 août 1916 Nous venons d’arriver très tard, après 80 km dans des camions à munitions sur des routes affreuses. Les secousses étaient intolérables, et j’en ai mal à la tête. Nous sommes au bivouac sous des tentes que nous avons montées. Avec de la paille, ça va bien.

Campement du 269ème à Warfusée (Somme°)

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Les officiers sont dans une baraque sur la paille. Le canon cogne dur et l’A.L.V.E. s’amuse bien.

Le secteur que nous prendrons dans quelques jours a l’air assez calme. J’ai vu des choses que je n’avais jamais vues, des obus énormes, un train blindé en train de tirer à 30 km , m’a-t-on dit. La détonation est terrible. Pour l’affaire dont je vous ai parlé, c’est entendu. Je suis acheteur à 55,41 avec 0,29 de prime. Je vous laisse toute initiative car je n’ai pas le temps de m’en occuper19. 22 août 1916 La nuit s’est bien passée sur la paille de notre baraque. Les hommes avaient beaucoup de paille et n’ont pas eu à souffrir dans leurs tentes. Ce matin, le camp du régiment est très animé. Partout des hommes qui balayent avec des balais de fortune faits avec des branchages. Tout le monde est en bras de chemise, se lavent dans des seaux en toile ou des gamelles. Dans le baraquement des officiers, le début de la nuit et le réveil ont été aussi très agités. Il y a 2 étages de couchettes en grillage recouvert de paille. Les deux étages se sont fait des tas de blagues avec des chansons, cris, etc… Il y a eu hier soir une canonnade enragée jusqu’à minuit, mais on n’entend rien dans la direction où nous allons, et il paraît que notre futur secteur est assez bon. J’espère que, pendant le repos, il y aura des 24 heures, car on dit les repos assez longs et en arrière. Le colonel s’intéresse beaucoup à la petite Marie. Ici, on ne peut pas circuler. Le mouvement d’autos, voitures, convois automobiles est effrayant. C’est au moins aussi intense que dans les rues de Paris les plus fréquentées en temps de paix. Je ne pense pas que nous allions aux tranchées avant une semaine. Ce matin, un régiment qui en revenait, nous a dit qu’il avait très peu de pertes.

23 août 1916 Hier après-midi, j’ai été voir de près les 274 sur voie ferrée. Le lieutenant nous a tout montré et fait monter sur la pièce. Il a y dessus des passerelles avec bastingages comme sur un bateau. Le tube du canon fait bien 9 à 10 mètres, et tout le reste est en proportion. C’est formidable ! La pièce est horizontale pour le chargement puis elle se relève d’environ 45°. Le départ du coup fait un rude chahut. On voit une flamme de 10 m de long sortir du canon, avec une fumée rouge, et on a l’impression à 30 m en arrière d’un souffle chaud qui vous passe sur le corps. La batterie que j’ai vue tirait à 26 km. Les officiers et le personnel couchent dans leur train. C’est une existence agréable et tranquille.

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55g 41’ et 0g 29’ = 49° 52’8,4’’ et 0°15’ 39,6’’

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le 274 sur voie ferrée L’artillerie tape dur aujourd’hui, mais le bruit court de plus en plus que nous aurons un bon secteur. J’ai vu ce matin le commandant de Scitivaux, il est à l’Etat-Major du 38ème corps. C’est assez agréable. Nous allons nous déplacer demain et j’espère que nous serons plus confortablement qu’ici. 24 août 1916 Nous voici à 15 km du front et encore au repos dans des baraquements à proximité d’un village sans ressources. Ma fille a augmenté de 0,385, et pour faire comme elle, j’ai acheté pour 55,45 de conserves20. Qu’en dites-vous ? 25 août 1916 Rien de neuf ici. Nettoyage du camp, théories, bridges. Nous sommes sur la paille, mais grâce à une paire de draps, je me déshabille. 26 août 1916, Paris Grâce à une auto de l’armée, j’ai pu en fraude avec un camarade, faire le trajet de Paris en auto. Nous sommes arrivés vers 3 à 4 heures, et repartons ce soir à 10 heures.

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0g 385’ 55g 45’ = 0° 20’ 47,4’’ et 49° 54’ 18’’ (Dans la Somme°

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27 août 1916 Le voyage de retour s’est assez mal passé. Partis à 10 heures de Paris, nous sommes arrivés ici à 6 heures ½ du matin seulement. Nous avons mis près de 3 heures à faire 36 km en sortant de Paris. Impossible de se diriger avec les cartes baride, elles n’ont aucune précision. Les plaques des carrefours prêtent à confusion et nous nous sommes tout à fait égarés en sortant de Launais. Pendant trois heures, nous descendions à chaque carrefour, et nous avons plusieurs fois réveillé des habitants pour avoir des tuyaux. C’était désespérant. Enfin nous avons réussi à attraper la route de Dieppe et l’auto a commencé à filer. Mais le conducteur, éreinté comme nous, s’endormait et à 60 km/h, il nous a fait de telles embardées qu’il a fallu que l’un de nous reste auprès de lui pour le tenir éveillé. A partir de Beauvais, cela devenait trop dangereux. Je lui ai donné ma place, et bien que ce soit défendu, je me suis mis au volant. J’ai été dépaysé d’abord, car ce n’est pas le même mécanisme que la Bayard. Mais, au bout de quelques kilomètres, je l’ai lancée à toute allure pendant qu’Avril et le conducteur dormaient à poings fermés. Les phares étaient bons, mais la conduite très dure, car on a de vraies hallucinations la nuit. Enfin tout s’est bien passé, mais j’étais bien fatigué ce matin. En arrivant, je n’ai que le temps de me mettre en tenue, car il y avait revue de la brigade par le Général F. Le coup d’œil était superbe, avec tous les drapeaux, fanions, musiques, etc… Pour la 1ère fois, j’ai été seul sur Sans-Atout, sans le voisinage de mon maréchal des logis, et je m’en suis très bien tiré. Il a voulu me faire des bêtises en passant devant la musique, mais je lui ai collé dans les côtes quelques renfoncements qui l’ont calmé, et tout a marché comme sur des roulettes. Aussitôt après le déjeuner, je me suis effondré sur la paille et j’ai dormi jusqu’à 4 heures. Malheureusement, je me lève cette nuit à 2 heures et, à 3 heures, je vais aux tranchées avec les commandants de compagnies reconnaître le secteur. Le régiment nous y rejoint demain soir. Je ne pourrai probablement pas écrire demain, faute de vaguemestre. 28 août 1916 Les commandants de compagnies et moi sommes partis en auto cette nuit à 3 heures pour reconnaître le secteur. Nous avons fait dans les boyaux plusieurs heures d’une marche épuisante. Le secteur était calme, mais à notre arrivée, vers 9 heures, il s’est éveillé. Mon poste est une espèce de trou boche où on ne peut pas s’allonger, mais c’est mieux que rien et je l’ai trouvé avec plaisir. A peine arrivé, il a fallu s’y terrer car, pendant une heure, ils ont bombardé tout autour dans un rayon de 10 mètres. Heureusement, j’en ai vu d’autres ! J’ai deux commandants de compagnies tout près de moi. Depuis 10 heures et ½, je n’ai plus rien reçu, mais notre artillerie les inonde littéralement. Ce qu’il y a de plus rasant, ce sont les mouches. Le secteur est bien plus propre que je ne supposais. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cadavres car on ne sent à peu près rien. J’attends ma compagnie cette nuit. Pendant que j’écris, les salves de 75 passent au-dessus de ma tête. C’est assez agréable à entendre. Quelle dégelée d’artillerie ! Celle des boches est silencieuse en ce moment, mais la nôtre est effrayante. Si tout marche comme prévu, je gagnerai peut-être la croix dans quelques jours. Ne vous inquiétez pas, le principal est de prier.

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Achetez donc comme vous me le proposez à 55,45. La prime est de 0,6221. Ce n’est pas mal. Mes lettres seront peut-être irrégulières, car ce ne sera pas toujours facile de les envoyer. 29 août 1916

Biaches dans la Somme le 28 août 1916

C’est vraiment la vie de campagne dure que nous menons. La nuit de l’auto, je n’ai pas dormi. La nuit suivante, j’ai dormi 4 heures, et cette nuit, j’ai somnolé une heure, sur une planche, puis je me suis promené à cause du froid. Le régiment est parti hier du camp à 15 heures et est arrivé ce matin à 3 heures et ma compagnie à 5 heures. Tout le monde épuisé. Pour soulager mes hommes, et leur éviter de porter les pièces le plus longtemps possible, j’ai fait suivre la route aux voiturettes jusqu’au plus près possible des lignes et dans des zones terriblement marmitées. J’ai eu la veine de ne pas avoir de casse. Ce matin, l’artillerie boche nous a fichu à peu près la paix. Dans mon secteur, nous les inondons de 75. Je n’ai pas du tout confiance dans ce canon pour le tir à démolir mais il est effroyable dans le tir en rase campagne. L’artillerie lourde boche tape ferme sur la nôtre. Au dessus de nous, notre artillerie lourde est déchaînée. C’est bien autre chose qu’en septembre dernier, et cependant, c’était déjà énorme. Ce roulement terrible est coupé par les coups beaucoup plus violents des très grosses pièces. Aussi, c’est un tumulte et un ébranlement de tout autour de soi, dont rien ne peut donner idée. On se représente le boche écrasé dans ses abris profonds, les 21

55g 45’ et 0g 62’ = 49°54’ 18’’ et 0° 33’ 28,8’’ (dans la Somme)

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tranchées rasées, les mitrailleuses en morceaux, et l’imagination s’amuse de cette contemplation. Depuis cinq minutes, le vacarme est stupéfiant. On reste absolument saisi et impressionné. Ce n’est pas possible que les boches qui ne sont pas tués ne deviennent pas fous de peur et d’angoisse. Et cela continue à augmenter !! Le roulement de tambour des 75 apporte une notre plus aigüe à ce concert, et l’ensemble est très beau. La fumée couvre à perte de vue les lignes boches, blanche, noire ou jaune selon les obus. Je ne crois pas que l’enfer soit pire. Et le plus chic pour nous, c’est que les boches ne répondent pas. Le temps est aux ondées. Je crois que nous ferons 8 jours de tranchées, y compris la 2ème ligne. 30 août 1916 La vie n’est pas rose ici. Nous avons eu hier sept tués et des blessés par quelques obus lourds. L’artillerie boche ne tire cependant pas beaucoup, seulement on n’a pas d’abris. Chacun s’est creusé un trou. Les plus favorisés ont des trous étayés par des bois. C’est mon cas. La fatigue est très grande, car pour la moindre chose, il faut parcourir de grandes distances, pour la soupe, pour l’eau, etc… La soupe arrive la nuit aux tranchées. Le temps est effroyable, on a l’illusion de l’Artois pendant l’hiver. Tout cela n’est pas drôle. Hier après-midi, violent orage, le tonnerre sans arrêter se mélangeait au grondement des canons. C’était infernal. Je me suis endormi dans mon poste et la sensation d’avoir les pieds mouillés m’a réveillé. En ½ heure, l’eau montait aux genoux dans les boyaux, et tous les postes, dont le mien, se remplissaient d’eau. Plusieurs non étayés se sont effondrés. Avec des gamelles, nous avons lutté mais difficilement à cause de la quantité d’eau qui entrait. Le bombardement français est toujours aussi violent. On voudrait le voir s’arrêter, ne serait-ce qu’un quart d’heure, pour avoir un peu de calme. A la fin, c’est énervant, on a la tête cassée, bourdonnante, avec l’impression constante que le poste remue. 31 août 1916 Tout va mieux aujourd’hui car le soleil est revenu. Nous en avions bien besoin. Le bombardement a continué jusqu’à la nuit, mais peu devant nous. L’artillerie boche a été très calme. Hier soir quelques torpilles, pas très loin de mon poste, l’ont secoué comme s’il était suspendu à une corde. C’est très désagréable. Ce matin, le 155 tire devant nous, avec ses obus à charge renforcée. Sous le soleil, nous regardons avec délices les colonnes de fumée jaillir des tranchées boches. Hier, nous étions tous mal en point. Il a plu toute la journée et il faisait très froid. Dans certains boyaux, l’eau entrait dans les poches de pantalon. Cette nuit, je ne pouvais pas me réchauffer Aujourd’hui, c’est tout différent. Le voisinage relatif de l’eau nous amène de sales petites bêtes. Dans les postes, il y a des bêtes noires comme des cafards et qui se faufilent partout… Hier, chez Godard, il y avait une grenouille. C’est assez dégoûtant. Dans certains coins, les asticot pullulent, forment de vraies petites vagues dans un liquide noirâtre. C’est ignoble. 1er septembre 1916 Tout va bien.

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2 septembre 1916 Ça ne va pas fort. J’ai été malade avant-hier et hier, diarrhée, vomissements et vertiges. Hier, je suis resté étendu dans mon poste, à la diète complète avec café, eau de vie et pilules d’opium. Ce n’est pas actuellement qu’on peut se faire porter malade, puisque je l’interdis à mes hommes dont plusieurs sont malades comme moi. Je crois que c’est la fatigue. Ce matin, je ne suis pas très vaillant, mais j’ai mangé un peu. Il faut absolument tenir encore quelques jours. Après on pourra se soigner au cantonnement. Ce matin, nous avons mis nos cagoules pendant 2 heures, en raison d’un tir spécial de notre artillerie. On respire bien, mais il y a une compression des tempes qui fatigue. Actuellement, notre 155 tire à 200 mètres devant nous. J’ai la tête rompue dans mon poste par les vibrations souterraines, et il oscille comme une barque. C’est éreintant. Comme on est mieux en permission ! Du reste, tout le monde est ahuri et abruti. Enfin, dans quelques jours, la relève, et alors on aura parlé de nous. Le temps est assez beau. 3 septembre 1916 Je vais mieux mais sans appétit. Nous avons été violemment bombardés hier. Les 105 se sont acharnés sur le poste du Commandant, ancien poste boche. Ce poste très profond a été bien touché, abîmé à sa surface, mais il n’a pas bougé. En revanche, il n’était pas possible d’y tenir une bougie allumée. Pendant ce temps-là, je passais un mauvais moment dans mon trou, à 10 mètres de là. Chaque coup le remuait si dangereusement que je croyais le voir s’écrouler. Aujourd’hui, je me porte un peu plus à gauche, dans un autre poste. Toute la nuit, la canonnade à grondé formidablement. Il va sûrement se passer quelque chose incessamment. Nous attendons impatiemment la relève. Tout le monde est épuisé. Sale journée… 4 septembre 1916 Mon bataillon est relevé depuis hier soir. Tout ce que j’ai raconté sur notre préparation d’artillerie n’est rien à coté de ce que j’ai vu hier. C’est une épouvante. Impossible de distinguer les coups les uns des autres. C’est le tonnerre grondant sans arrêt, et cela depuis le commencement de la nuit d’avant-hier et les boches ne répondent pas trop. Cependant, il a fallu hier emmener un homme devenu fou. Hier, j’étais en train de tout préparer pour le grand jour, de voir par où je pourrai déboucher le plus facilement avec ma compagnie quand l’ordre de relève est arrivé.

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Route des relèves à l’ouest de Cappy

Nous sommes actuellement un peu en arrière, bien peu, dans un ravin, abrités dans des trous, des talus, affreusement mal entourés à 100 ou 200 mètres de batteries qui nous cassent la tête. Mon oreille gauche est sourde. Et puis, ces batteries sont bombardées, ce qui est embêtant. Nous ne recevons que du 77. Le 210 tombe pas mal plus loin. Hier soir, la fumée couvrait tout, aussi bien chez les boches que chez nous. Les canons ici tirent en tous sens, les sens en avant, les autres presque en arrière, à cause de la position très en arrière de notre gauche. Je pense que nous allons au repos dans deux jours. J’ai reçu ce matin une conserve de foie gras, une boîte d’asperges, une conserve de pèches et une boîte de gâteaux de la Compagnie des Forges de Châtillon. J’ignore pourquoi, mais c’est très aimable et c’est arrivé bien à pic. 6 septembre 1916 Je suis depuis hier dans un lit de l’ambulance 1-70 à Méricourt. J’ai été évacué pour gastro-entérite. On me purge ce matin et ce ne sera, je pense, que l’affaire de quelques jours. Ecrivez toujours au régiment, mon ordonnance m’apporte mes lettres. Nous n’avons pas attaqué, l’attaque ayant été contremandée pour nous. Heureusement car la préparation d’artillerie n’était pas suffisante dans notre secteur. 7 septembre 1916 Je vais beaucoup mieux et n’ai plus de fièvre. Je pense être retapé incessamment, heureusement, car mon plus grand désir serait de filer d’ici. On y est très bien soigné, mais c’est un grand baraquement où il n’y a que des blessés, et entendre du matin au soir leurs hurlements, voir mourir devant moi un Capitaine, etc… ce n’est pas gai. On vous laisse mourir avec une désinvolture ! Je n’ai même pas vu l’aumônier. Mon régiment est à 700 mètres d’ici de sorte que je reçois visites et lettres.

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8 septembre 1916 J’ai encore souffert du ventre hier soir, mais la nuit a été bonne. Hier, continuation des cris et plaintes des blessés. Les journées sont longues ici. Le plus exaspérant, c’est le canon. C’est une obsession dont on voudrait être délivré. Le Commandant est venu me voir hier. Je crois que notre division va être envoyée ailleurs, mais sera-ce du bon ou du mauvais ? Puissions-nous sortir de ce pays-ci ! 9 septembre 1916 Peut-être vais-je avoir quelques jours de convalescence pour me remplumer car j’ai maigri. Je les passerai aux Lions. Je ne prendrai probablement que 4 jours, pour ne pas risquer que mon régiment soit engagé sans moi. Je me suis levé quelques heures, et me suis assis au soleil. Il y avait hier 400 malades au régiment. Il y a un mort. 10 septembre 1916 J’espère partir demain. C’est du retapage qu’il me faut, car j’ai maigri pas mal. Encore un blessé mort cette nuit de la diarrhée. On croit que la maladie est due à l’eau. Hier, j’ai vu entrer dans la selle le Général de Cugnac venu remettre la médaille militaire à un blessé de sa division. Il a été stupéfait de me voir là et nous avons causé ensemble. Ici, brouillard le matin, temps beau l’après-midi. Nous nous déplaçons un peu, et il paraît que notre nouveau coin est pire que Verdun. C’est gai. 11 septembre 1916 Je n’aurai pas de convalescence car il faut dix jour de présence à l’ambulance pour y avoir droit. Le médecin-chef trouve cela idiot et me garderait jusque là, mais je ne veux pas, car je suis assez bien pour rejoindre mon corps incessamment. Je n’ai plus besoin que de me remplumer. Beaucoup de blessés en ce moment. La vie d’ambulance est déprimante par tout ce qu’on y voit ! 12 septembre 1916 Venu faire quelques courses ici, je vais bien et suis guéri. Je rejoins ce soir mon régiment. 19 heures. Tout va bien.

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14, 15, 16 septembre 1916 Tout va bien. 17 septembre 1916 J’ai cherché le n° du téléphone 55.51 que vous me demandez pour Joseph. C’est, je crois, 0.6322, mais dans la zone des armées, vous ne pouvez téléphoner. Tout continue à bien aller, mais nous venons de passer des journées très dures et terribles. C’est pire que Verdun, dit tout le monde. Pour moi, je ne peux comparer ce champ de bataille qu’à l’enfer. Je n’ai jamais rien vu d’approchant. Nous avons une immense artillerie, les boches aussi, et ils font des barrages de 210 qui sont une vraie épouvante. On reste couché là-dessous, et cela pendant 40 à 50 minutes, noyé dans la fumée et les éclats sans interruption. Un obus arrive pendant que l’autre éclate. J’ai mon casque cabossé à deux endroits. J’ai une légère contusion au genou, par une pierre lancée par un 210, tombé à 6 mètres de moi, au plus, et qui m’a fait si mal que j’ai cru d’abord mon genou traversé, cela la nuit en rase campagne. Le colonel a la jambe cassée. Le commandant enterré mais ce ne sera rien. Mon ordonnance Franmouth, tué à coté de moi. Beaucoup de blessés et très peu de tués relativement. Aujourd’hui la journée sera calme, je crois. Quand vous lirez ces détails, nous serons relevés. Je ne compte plus les avions français et boches que j’ai vu tomber. A 20 mètres de ma tranchée, un avion français, bimoteur descendu par un Fokker. Je l’ai vu tomber. Ma brigade est beaucoup moins abîmée que l’autre qui n’existe à peu près plus. Santé excellente, indisposition totalement remise par les tranchées. Les nuits sont glaciales, et il fait beau, mais l’épuisement arrive. J’espère que nous serons relevés ce soir. 20 heures : Tout va bien.23 18 septembre 1916, 6 heures 30 Nous ne sommes pas encore relevés, mais l’autre brigade l’est. Nous y comptons pour ce soir. La journée d’hier a dépassé les autres en horreur. Je ne crois pas que l’enfer puisse être pire. Je n’ai pas tendance à exagérer. Tout ce que je dis peut être pris à la lettre. Voici le récit de la journée d’hier. Matinée calme par ici, c’est à dire analogue à notre secteur de l’année dernière quand il s’agitait. Bombardement continu mais à une cadence raisonnable me blessant un Adjudant et m’enterrant 3 hommes. Même allure après-midi. C’est déjà très fatigant à supporter. Vers 17 heures, un avion français est passé à une dizaine de mètres au dessus de nous, allant probablement jeter des ordres au poste de commandement. Quel culot ! A la même heure, nous recevons l’ordre d’enlever à 19 heures un petit boyau boche, aboutissant à notre 1ère ligne, et écrasé toute la journée. Le plus simple aurait été d’attendre la nuit et d’y aller tout doucement, car il n’y avait sûrement personne dedans. Mais, le commandement n’est pas au courant de ces choses-là. A 19 heures, il fait jour, et les boches voyant la sortie ne pouvaient manquer de déclencher le barrage. Aussi, en prévision de cette agréable séance, nous avons dîné à 6 heures. 22 23

55g 51’ et 0g 63’ 1500 m Nord Est de Clary sur Somme, 500 m Nord Ouest de cote 76 Fin du récit dans la lettre du 24 septembre 1916

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Personnellement, je suis en 2ème ligne avec un de mes pelotons. Mon autre peloton est en 1ère ligne. Les boches marmitent peu la 1ère ligne, mais écrasent la 2ème et le terrain en arrière dans leurs tirs de barrage. A 19 heures 3, les boches voyant quelques uns des nôtres avancer, ont déclenché le barrage. Il a duré, sans arrêt, pendant 1 heure 20, à la cadence du tambour, avec une Majorité de 150 et de 210. Nous étions aplatis au fond de la tranchée, (pas d’abris), secoués, comprimés par les explosions, couverts de terre, de pierre, noyés dans la fumée et la poussière. Les obus tombaient en avant et en arrière de la tranchée, les plus près vous donnaient des commotions internes, à croire que la compression de l’air allait vous écraser. On a, en même temps, cette sensation spéciale et ce goût qu’on a quand on tombe ou qu’on se cogne fort et qu’on se fait mal. C’est à devenir fou, et cependant, tout le monde reste calme et résigné. Un 210 tombé à 2 ou 3 mètres et non éclaté, heureusement, a fait se soulever le fond de la tranchée, comme un tremblement de terre. Quelle sale sensation ! Puis, en retombant, la tranchée s’est effondrée sur quelques mètres. On a déterré les types, ils n’avaient rien. Une heure 20 sans arrêt de cette affreuse angoisse, et de souffrance physique et morale. Et on la supporte cependant avec une espèce d’indifférence. L’excès de tension nerveuse produit au contraire le calme. La plus grande raison de calme est de penser que, je suis resté aussi calme que dans la vie normale. Avant le barrage, le commandant m’avait fait demander en 1ère ligne. J’ai profité d’un répit relatif pour y courir à travers champs avec ma liaison. La nuit était noire, nous tombions dans les trous d’obus que nous ne voyions pas, mais nous sommes bien arrivés. Le commandant, encore très fatigué de son enterrement24, m’a gardé auprès de lui. Il a un poste boche très solide. Quel calme et quel soulagement ! Vers 1 heure du matin, je me suis couché par terre et j’ai somnolé jusqu’à 4 heures. Voilà 3 jours que je ne dors pas. On s’étend quelques heures la nuit dans le fonds de la tranchée, mais les obus et le froid très vif empêchent de dormir. On somnole un peu vers midi quand le soleil chauffe. Mais je vais très bien avec un très grand appétit. Je lutte très bien contre le sommeil en mangeant beaucoup et en buvant une dose de café fantastique. Voilà notre vie. Et le rédacteur du Petit Parisien qui est au QG de mon armée, prétend que l’artillerie boche tire avec mollesse. On voit qu’il est à 15 km en arrière, sinon plus. La vérité est que les boches ont une formidable artillerie lourde et qu’ils en usent à profusion. Mais heureusement leur réglage manque, en général, de précision. Ils ne peuvent pas nous empêcher de niveler leurs tranchées qui sont, du reste, bourrées de cadavres, mais ils les défendent remarquablement de la façon suivante : En arrière, à des distances variables, ils ont en plein champ des mitrailleuses disséminées et invisibles derrière des touffes d’herbe, des petits monticules. Ces mitrailleuses sont invisibles, et comme elles sont loin de toute tranchée, elles sont bien tranquilles. Quand la 1ère ligne boche est nivelée et qu’on cherche à y pénétrer, ce sont ces mitrailleuses qui arrêtent tout. Les pertes de la division sont fantastiques. Mon bataillon a été le plus veinard, mais dans mon bataillon, c’est ma compagnie qui a le plus souffert. Enfin, ce sera sûrement la relève ce soir et les adieux à cette exquise région. Il est agréable de penser que nous dominons le boche malgré sa défense acharnée et qu’il faut qu’il recule.

19 septembre 1916, 16 heures La journée d’hier a été plus calme, grâce à la pluie. Les boches ont pas mal tiré, mais sans faire de barrages. La tranchée de l’aéro où j’étais a été moins mutilée.

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voir la lettre du 24 septembre relatant cet épisode datant du 14 septembre

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Prisonnier boche qui nous est envoyé, le bras cassé, de la 1ère ligne, dans notre tranchée de l’aéro.

Depuis que j’ai rejoint le commandant, je suis dans un excellent poste boche, au fond d’un profond ravin, un peu en arrière de la 1ère ligne, et extraordinairement marmité. C’est bien pénible de sortir du poste pour gagner les WC, et on hésite longtemps. Le ravin et la pente montant vers la 1ère ligne sont hachés et couverts de cadavres boches et français. Il y a des cadavres en morceaux, et cela ne sent pas bon. Hier soir, on m’a dit que l’homme qui avait pris ma place dans la tranchée de l’aéro, venait d’être enterré par un 210, et emporté dans un état grave. Le commandant me demandant auprès de lui, m’a sans doute sauvé la vie. La nuit d’hier a été calme. Ce matin, vers 6 heures, je suis monté en 1ère ligne avec le commandant. On avait énergiquement travaillé pendant la nuit, et notre 1ère ligne commence à prendre tournure. De là, on a une belle vue sur le dernier vallon qui nous sépare d’une grande ville. Le terrain est un vrai chaos. Les trous d’obus s’entassent mutuellement, et c’est un spectacle de désolation, surtout le ravin où nous sommes. Quelle orgie d’artillerie de part et d’autre ! En cherchant dans ce chaos où pouvaient être les boches, nous en avons vu deux qui venaient vers nous avec précaution à 80 mètres, sans doute des déserteurs. Ils ont eu peur et se sont terrés. Peut-être viendront-ils cette nuit ? Reste de la journée assez calme. Le temps se remet un peu. La nuit dernière, 3 boches sont venus dans nos lignes. C’est du 117ème bavarois, arrivé quelques heures avant. Au milieu de chaos, ces 3 là se sont perdus et sont tombés chez nous. Leur moral est excellent. Je les ai vus. Ils disent : « Français, camarades, bons soldats. Anglais, russes et roumains, capout ! »

20 septembre 1916, 15 heures Nuit un peu agitée, pas mal de patrouilles boches et françaises. Vers 4 heures du matin, on nous apprend qu’un prisonnier boche a déclaré que ce matin, c’était attaque générale. On a aussitôt alerté tout le monde.

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En effet, vers 7 heures 30, l’artillerie lourde allemande s’est déchaînée furieusement en « trommelfeuer ». Cela commençait un peu derrière nous, mais avait son maximum à notre gauche et plus loin. A 16 heures, cela dure toujours, mais un peu moins fort. Notre secteur est bruyant, mais cependant sans rien d’anormal. C’est sans doute une préparation d’attaque. Ce matin, nous avons eu, pour la 1ère fois, la visite d’un officier d’étatMajor du Corps d’armée. Ce n’est pas trop tôt ! Il pense que nous serons relevés demain. Souhaitons-le. Je sais qu’il y a eu contre-attaque boche finalement sans résultat. 21 septembre 1916 Nos successeurs viennent visiter le secteur, ce qui met une grande joie dans les tranchées. Journée assez calme, réglage de notre artillerie lourde. A minuit, la relève commence à passer. Tout cela est fini vers 2heures du matin et je pars.

Relève de Cléry. Absolument fourbus apèrs une relève de nuit sous les lacrymogènes. Tracol – Simon- cdt Béjard – moi - Combier

Nos successeurs ont été très gênés pendant 2 ou 3 kilomètres par le bombardement et par des obus lacrymogènes. Il y en a des batteries. De la 1ère ligne à plusieurs km en arrière, on file à travers champs, bien vite, et l’oreille tendue pour saisir la direction des obus. Nous avons traversé la zone des lacrymogènes sans en recevoir, mais l’odeur restait, ainsi qu’une odeur de chlore. Ça m’a piqué assez fort les yeux, et chez plusieurs à produit des indispositions. Enfin, nous voici dans un village. Les autobus nous ont soulagés d’une vingtaine de km. La réaction a lieu maintenant pour tous. Je suis anéanti, abruti, épuisé. S’il fallait courir, je ne pourrais pas. Cela passera dans 2 ou 3 jours.

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23 septembre 1916 J’ai été faire des courses à la grande ville25 et me doucher car j’avis des totos. On est encore abruti et fatigué. 24 septembre 1916 Actuellement, nous nous reposons dans le cantonnement d’où nous sommes partis pour notre 1er secteur26. Je suis navré car le commandant Béjard s’en va. Il prend le commandement du 42ème bataillon de chasseurs. Il est remplacé par un chasseur d’Afrique, le commandant de Chalyn. Nous attendons aussi un nouveau colonel, le colonel Rosset. Le nôtre est soigné au Ritz, à Paris. Ce matin, j’ai vu le commandant de Scitivaux. Aujourd’hui, je vais compléter ma lettre du 17 en racontant nos premiers jours de tranchées. Je suis sorti le 12 de l’ambulance. L’après-midi, nous allions nous coucher à , village en ruines. Au petit jour, alerte, et nous nous portions à 7 ou 8 km du front dans des tranchées où nous passions la journée. Dans la nuit du 13 au 14, alerte, et nous nous portions derrière un talus à 1500 ou 2000 mètres du front. En arrivant, j’avais déjà 4 blessés par le marmitage. Nous avons passé là la matinée, gelés, et sous un bombardement constant. Vers midi, le 6ème bataillon recevait l’ordre d’aller renforcer la 1ère ligne. Il avait pour cela plus de 1500 mètres à faire à découvert. Comme consolation, on lui disait de s’abriter derrière un petit bois, figurant sur la carte, mais en réalité décapité à hauteur d’homme.

25 26

Amiens Lamotte en Santerre

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Quand on donne des ordres sans qu’un officier d’état-major ait vu le terrain, de pareilles fautes sont possibles. Aussitôt que les boches ont vu apparaître le 6ème bataillon ; ils lui ont collé un tir de barrage qui l’a forcé à se terrer et nous aussi qui devions suivre son mouvement. Le 6ème bataillon tout de même a réussi à filtrer jusqu’à la tranchée de 2ème ligne, très, très loin de la 1ère et s’y est terré. C’est une tranchée fameuse et citée dans les journaux, (celle des berlingots). Mon bataillon s’était porté contre une série de talus où il est resté toute la journée, marmité sans arrêt, et nous avons eu pas mal de blessés. A la nuit, nous avons appris que le colonel avait la jambe cassée, et que le commandant Béjard était enterré. Godard a donc pris le commandement du bataillon, et nous avions tous un sale cafard. Le froid nous a tenus éveillés, ainsi que les ordres et les contre-ordres (désordre). Enfin, vers 3 heures du matin, le 15, nous avons été relever le 6ème bataillon dans sa fameuse tranchée Le lot qui me revenait était complètement retourné. Nous nous y sommes installés tout de même, et toute la journée nous avons été énergiquement bombardés. A 7 heures du soir, nous recevions l’ordre d’aller en 1ère ligne et plus à droite relever un bataillon de l’autre brigade. Il ne pouvait être question d’emmener nos hommes sans avoir reconnu l’itinéraire et la destination. Je suis donc parti avec les autres Capitaines du 5ème bataillon, chacun avec un agent de liaison, Franmouth pour moi. On ne nous avait pas donné de guides. La carte nous montrait qu’il fallait suivre jusqu’à son extrémité sur la tranchée dont nous occupions l’extrémité nord, puis en arrivant au haut, diablement loin, filer vers l’est, au petit bonheur. Nous avons eu un mal inouï dans un terrain retourné, bouleversé, au point de défier toute description. Nous sautions dans des trous, grimpions sur des bouts de bois, au milieu des cadavres, des mitrailleuses boches abandonnées, des équipements, fusils, etc… La tranchée était tellement détruite par endroits, qu’il n’était plus possible de la distinguer du terrain avoisinant, et il fallait une reconnaissance complète pour retrouver sa continuation. Nous avons reçu alors un tir de 150 m de 210 qui nous a forcés à rester ½ heure aplatis. C’est là que le pauvre Franmouth a été tué raide à coté de moi. Nous sommes enfin arrivés au bataillon que nous devions relever. Après l’avoir reconnu, nous sommes allés chercher nos Compagnies, et au petit jour, la relève était faite. Je me suis installé dans la tranchée que nous avons appelé « tranchée de l’aéro » parce qu’un bimoteur français est tombé à coté. Je l’ai vu prendre en chasse par un Fokker et tomber. Les aviateurs ont réussi tout de même à s’en sortir. Je crois que nous remonterons encore une fois dans notre 1er secteur qui est tranquille avant le grand repos 28 septembre 1916 J’ai fait hier une petite fugue à Paris. Je suis proposé pour la Croix. J’ignore si cela collera, car souvent une première proposition ne colle pas. En tous cas, on a joint à l’appui un rapport élogieux qui ne pourra que faire du bien. Rien de neuf ici. J’ignore ce que nous allons faire, rien de grave probablement.

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29 septembre 1916 J’ai été déjeuner aujourd’hui au 42ème bataillon de chasseurs, avec le commandant Béjard. Temps de septembre, pluie, brouillard. Je pense aller en permission vers fin octobre. 1er octobre 1916 Le général de Cugnac loge dans mon cantonnement. Je l’avais déjà vu à l’ambulance. Il m’a trouvé bien meilleure mine, mais m’a paru épaté que j’ai rejoint si vite mon régiment sans permission. Il m’a dit qu’il avait espéré que j’échapperais à l’attaque. Mais maintenant, je préfère de beaucoup l’avoir faite. Rien de neuf. Quel sale pays, laid et affreux, on s’y rase et on s’y abrutit. 5 octobre 1916 Nous allons demain nous rapprocher des boches. Ne vous alarmez pas, il n’ay a pas lieu cette fois-ci. 7 octobre 1916 Nous partons aux tranchées, excellent secteur. Rien de neuf. 8 octobre 1916 Nous voici en 1ère ligne, par un sale temps. Mon poste de commandement est dans une vaste cave, vraiment confortable et composée de plusieurs salles. La maison est en miettes comme les communs, mais les débris protègent la cave. Le secteur est bon. De temps à autre, une rafale d’obus, des torpilles, des épingles à chapeau, mais c’est vraiment très supportable. On circule au milieu des ruines de cette grande propriété, des arbres du parc déchiquetés. On a une belle vue. Je ne sais pas combien nous allons faire ici. Avez-vous vu que nos actions sont montés de 0,64, ce qui fait une hausse de 55, 46327 depuis le début. 9 octobre 1916 La matinée a été calme, et l’après-midi très agitée. J’ai fait une tournée avec le colonel et nous avons dû nous abriter à cause des 77. Nous avons déjeuner vers 10 heures ½. J’ai dormi un peu, puis, vers 4 heures, on est venu me prévenir qu’une torpille 27

0g 64’ et 55g 463’ = La Maisonnette

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venait d’écraser un abri et de m’enterrer 4 hommes. J’y ai été et j’ai trouvé l’abri d’une de mes pièces complètement effondré . Quatre ou cinq hommes travaillaient au déblaiement, dont un de mes sergents qui a été remarquable. Les boches continuaient à torpiller. L’un de nous observait les torpilles et nous filions chaque fois dans le sens opposé. Aucune n’est plus tombée dans la tranchée, mais il faut se faire violence pour rester là. Après 1 heure ½ de travail, on a pu dégager les 4 hommes. Aucun n’est tué. Ils ont des contusions graves et sont évacués. Et pendant ce temps-là, le 155 français tirait en avant de nous, et le 105 boche tirait à toute volée à 30 mètres derrière nous sur un pan de mur qui l’intéressait, je ne sais pas pourquoi. Enfin, voici le calme revenu. Ce secteur est curieux. Période de calme plat puis périodes endiablées. Le secteur du bataillon est, sans aucun doute, le moins mauvais de la brigade. Il est bon pour la région, et il ne faut pas s’en plaindre, mais nous recevons la relève avec un très grand plaisir. J’ai entendu dire que notre commandant de Corps d’armée serait limogé depuis deux jours, à la suite de paroles violentes avec le commandant du groupe d’armées qui lui aurait fait des reproches à propos des dernières attaques. Je ne sais si c ‘est la raison, mais il est parti et remplacé. Nous sommes tous navrés. Heureusement, on dit que le nouveau a de grandes qualités militaires. 10 octobre 1916 Secteur plus calme qu’hier, bien qu’assez agité par moments. Nous prenons toutes précautions contre les mines car on entend travailler sous terre. On ne sait pas au juste s’ils travaillent à des abris souterrains ou à des mines, mais, à bien des symptômes, je suis convaincu qu’ils minent. C’est terrible de penser à ce genre de guerre après l’avoir vécu 1 an ½. Mais leurs mines ne sont pas prêtes, nous avons le temps d’y parer et je crois que, suivant l’expression, ils tomberont « sur un bec de gaz ». Je vous ai dit que mon poste était dans une vaste cave. C’est immense. A une extrémité de la cave, on descend à 7 ou 8 mètres sous terre, et on arrive dans un couloir construit par les boches, long de 40 à 50 mètres et débouchant près de notre 1ère ligne. Au fond, ils ont travaillé pour nous. Pas bien loin de là, sur un arbre, un observatoire démoli qui devait servir au général Corps d’armée boche. Il y avait l’électricité dans la cave. J’y ai vu de nombreux fils et des coupe-circuits. On suppose qu’avec des microphones, les boches peuvent entendre nos conversations. Tous ces fils aboutissent on ne sait où. Pour plus de sûreté, nous allons les couper. Les boches ont réussi, certainement grâce à des microphones placés dans leurs tranchées, à capter des conversations ici, soit téléphoniques, soit simplement entre les occupants. Deux fois déjà, à l’heure précise où nos prédécesseurs devaient envoyer des patrouilles ; ils ont lancé brusquement des fusées éclairantes en quantité et des coups de fusil sur les points de sortie. Cette nuit, à l’heure où une de nos patrouilles devait sortir, et à 8 ou 10 mètres de la tranchée, il y avait une patrouille boche. On a tiré dessus, mais les hommes s’affolent et visent mal. On n’en a pas tué. Simple coïncidence peut-être, mais maintenant nous parlons bas. 11 octobre 1916 Vraiment sale journée aujourd’hui. Matinée calme jusqu’à 8 heures. J’en ai profité pour faire toutes les ballades et recherches d’emplacements que j’avais à faire.

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A partir de 8 heures, torpillage à outrance, et bombardement sur tout le secteur du bataillon. Une partie de la 1ère ligne a été anéantie. Heureusement, grâce aux déplacements latéraux, on a évité les pertes. Mon poste et ses abords ont été très bombardés. Un obus a effondré l’entrée du vestibule de la cave.

Le PC de la 18ème (Dudot), de la 19ème (Avril) et le mien sont là dessous

Mon sous-lieutenant Combier qui passait a reçu un éclat dans le pied. Nos bougies se sont éteintes plusieurs fois. Craignant quelque chose, j’ai alerté mes pièces, et elles ont surveillé les parties démolies de nos tranchées, en cas d’un coup de main. Vers 1 heure de l’après-midi, j’ai été voir une de mes pièces dont le moral était un peu ému. Maintenant tout va bien. Le 155 et le 75 font actuellement un tir de représailles, et naturellement les boches répondent, mais moins que ce matin. Notre secteur dont beaucoup de point étaient retournés et bouleversés chaque soir est bien abîmé aujourd’hui. On le réparera de nuit, on refera les tranchées et boyaux, mais demain ça recommencera. Les bataillons de droite et de gauche sont au contraire beaucoup plus calmes, car ils n’ont pas une zone importante comme l’est malheureusement la nôtre. Nos prédécesseurs ne fichaient rien dans le secteur et nous ont dit que si on remuait de la terre la nuit, les boches le voyaient le lendemain et cherchaient à démolir. Aussi, ils ne faisaient rien.. Mais, nous qui faisons sortir de terre tranchées et boyaux, qui fortifions et aménageons, nous recevons de la ferraille. Aussi le secteur qu’on nous disait bon et qui l’était parce qu’on ne fichait rien, est-il maintenant extrêmement mauvais, fatigant et pénible. Je puis vous dire cela maintenant, parce que nous sommes relevés cette nuit et passons en réserve. Ce matin, fait rare, 2 officiers d’Etat-Major de la division sont venus voir un point du secteur. Comme il sont venus avant huit heures et que tout était calme, ils ont dû se dire que la réputation de calme du secteur était méritée, et que nous étions des farceurs de raconter dans nos comptes-rendus qu’il était bouleversé chaque jour. Au cours de la visite, et à propos des tirs de 155 d’hier et avant-hier, Avril a dit à un des officiers d’état-major artilleur : « Vous nous em….ez avec votre artillerie lourde. Pas d’observateur dans la 1ère ligne, et sur 50 coups tirés, 2ou 3 en tout ont porté dans la tranchée ! » Il a bigrement raison.

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12 octobre 1916 La relève s’est bien passée. Les capitaines qui nous ont relevé et qui, eux, sont arrivés de jour pour voir le secteur, en ont été effarés tant tout était démoli et bouleversé, et puis ça tapait dur. Personnellement, j’ai quitté les tranchées vers 2heures ½ du matin. Nous sommes en réserve dans des tranchées à 1 ou 2 kilomètres des lignes. On y a commencé des abris souterrains. Je n’ai comme poste qu’un escalier, l’abri n’étant encore qu’ébauché. On a supprimé les marches du bas pour les transformer en pente douce et je couche là sur de la paille. Un souterrain de 2 ou 3 mètres de long me conduit dans l’abri du commandant. Entre mon escalier et celui du commandant, la tranchée est couverte et j’y ai mis une table de fortune et un banc. Cette tranchée est calme. Sept ou huit 105 dans ses abords aujourd’hui, c’est donc très tranquille. Cet après-midi, nous avons été reconnaître le secteur à gauche de celui que nous avons quitté hier. C’est nécessaire pour des réserves de connaître les endroits où elles peuvent être appelées. Nous sommes donc partis par des boyaux d’où nous avons eu un très beau panorama. Puis, nous sommes tombés en 1ère ligne, dans un village. La moitié est à nous, le reste aux boches. Nous avons eu l’imprudence de regarder à 4 ou 5 par dessus le parapet. Peu après, une volée de 77 nous arrivait. Nous avons filé comme des lapins, pendant que les boches s’acharnaient sur l’endroit que nous venions de quitter. Notre retour a eu lieu sans encombres. Voilà Godard nommé adjudant-major du bataillon. C’était tout notre désir. Dudot prend le commandement de sa compagnie. 13 octobre 1916 Notre nouveau commandant de Corps d’armée est le vainqueur de Combles. C’est un vrai fantassin qui était colonel, je crois, au début de la guerre, et qui, heureusement, n’est pas breveté. Il a dit au colonel du 226ème : « Je n’ai pas à me reprocher 5 minutes d’état-major ». Je pense qu’il va secouer le sien. La journée a été calme pour nous, mais le canon cogne dur, surtout le soir. Il doit y avoir attaque à notre droite. J’ai monté près de mon poste une mitrailleuse contre avions, mais il n’en est pas venu aujourd’hui. Les boches ont marmité sans arrêt à 500 ou 1000 mètres derrière nous. J’ai vu sauter deux dépôts de munitions, et ce bombardement est bien embêtant les jours de relève. Le temps est froid, et nous sommes tous vaguement enrhumés. Heureusement, il ne pleut pas.. 14 octobre 1916 La journée a été calme, sauf devant nous, où les torpilles dégringolaient en 1ère ligne. A notre droite, il a dû ce soir y avoir une attaque ou contre-attaque, car il y a eu tout à coup une canonnade enragée. Toutes les batteries qui nous entourent, et dont l’une est à peine à 50 mètres derrière nous, se sont mises à tirer. Quel pétard ! Les boches répondaient bien, et ils ont dû toucher un dépôt de cartouches, car pendant ¼ d’heure, nous avons entendu un crépitement ininterrompu.

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Les tranchées où nous sommes sont très calmes, et reçoivent 2 ou 3 obus par jour. Je n’ai pas encore eu à tirer sur avions. Le seul que j’ai vu aujourd’hui étant hors de portée. 15 octobre 1916 Toujours en réserve dans une tranchée arrière. Notre vallon a été marmité avec du 210, mais pas mon coin. A 200 mètres de moi, un obus est tombé sur un dépôt de fusées. Quel feu d’artifice pendant quelques minutes ! On ne s’imagine pas l’effroyable puissance d’un obus lourd et ce qu’il défonce. Hier, ils ont lancé derrière nous un 280. Le culot a fait 6 ou 700 mètres pour venir retomber derrière nous. Cet obus-là s’enfonce à 8 mètres sous terre avant d’éclater et l’explosion défonce encore 5 ou 6 mètres en dessous. Il n’y a pas d’abri pouvant y résister. Au nord, la canonnade continue à être effroyable, comme tous les soirs. Le ciel est en feu. Il faut vraiment vivre dans la zone de combat pour s’imaginer ce qu’est la guerre. La description est impuissante, car elle n’évoque rien chez celui qui n’a ni vu ni entendu. 17 octobre 1916 En remplacement de mon sous-lieutenant jésuite blessé, j’ai reçu un sous-lieutenant de territoriale, nomme Merlant, cousin germain d’Henri Viot par sa femme. Sale temps humide et froid. Aussi, j’ai un rhume pépère. 18 octobre 1916 La journée s’écoule calme dans nos tranchées de réserve. Mais les deux artilleries sont très violentes, surtout la nôtre. On verra ça demain dans les communiqués. Pendant 1 heure, les boches viennent de faire un barrage de lourd dans une zone située de 50 à 200 mètres en arrière de nous. Comme nous ne risquions rien, tout le monde regardait les gros pépères éclater. J’interromps ma lettre pour aller voir une compagnie alertée. Elle est alertée à partir de 15 heures, sans changer de place, de façon à pouvoir agir sans retard si on a besoin de vous quelque part, mais je suis convaincu qu’on n’aura pas besoin de nous, à moins d’un gros malheur toujours possible mais peu probable. 17 heures 30 : Ça y est, le réseau de 1ère ligne boche a été enlevé devant nous à 16 heures. Ma brigade en a enlevé une partie. Nous restons toujours en réserve. L’opération a remarquablement marché. Un carrefour a résisté un peu, mais les grenades l’ont vite réduit. Actuellement, les prisonniers passent, il y en a plus de 200, dont quelques officiers. Tout a été mis en œuvre pour les renseignements rapides, feux de Bengale, pigeons voyageurs, etc… Les malheureux pigeons ont hésité un moment car le chahut les effrayaient. Mon bataillon n’a pas été attaqué, mais nous avons fourni, jour et nuit, depuis que nous sommes en réserve, un travail immense, creusement de boyaux, de tranchées, transport de matériel, etc… Nous avons, du reste, été félicités.

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19 octobre 1916 Nous ne serons relevés que demain soir. C’est dommage, car voilà la pluie qui s’en met. Il a plu toute la journée, les boyaux sont effondrés, on nage dans la boue. On se sait plus où se fourrer dans le poste, malgré sa profondeur. Tout le terrain est de la grosse pierre, et l’eau filtre à travers. Alors, on tend des toiles de tente en plafond et on les vide de temps à autre avec des gamelles. Notre nouveau commandant de Corps d’armée n’est pas tendre, paraîtil, seulement il a le grand mérite d’être fantassin et de ne pas être breveté. Je ne le connais pas encore, mais je crois qu’il a de la valeur. 21 octobre 1916 Nous voici relevés depuis cette nuit. Ma compagnie est partie en pleins champs, car les boyaux sont pleins d’eau. Tout le terrain est très battu, et nous n’avons pas flâné. Six kilomètres en 1 heure, après quoi nous avons ralenti. Temps radieux, mais atrocement froid. Il gèle très dur. Partis vers 11 heures du soir, nous avons marché toute la nuit, gelés, malgré la marche. Vers 3 heures du matin, ma compagnie et moi étions seuls sur la route par un beau clair de lune, et j’ai entendu un avion qui suivait notre route très bas. Craignant un avion boche, j’allais jeter tout le monde dans les champs quand une 1ère bombe est tombée derrière nous, alors tout le monde a sauté dans les champs, puis une 2ème bombe en avant de nous, et des coups de mitrailleuses. Personne de touché. L’avion a ensuite lancé quelques bombes sur un village à 1 kilomètre devant nous, puis il est revenu sur nous. J’ai remis ma compagnie dans les champs, avec défense absolue de bouger, et il ne nous a pas vus. A 2 kilomètres plus loin, même alerte, j’ai abrité ma compagnie sous des arbres, jusqu’à disparition de cet agaçant avion. Toutes les nuits, ils bombardent des cantonnements en arrière. Leurs bombes ne démolissent pas car elles éclatent au ras du sol et fauchent tout à 0,60 mètres de hauteur. Il faut s’abriter ou se coucher, mais ne pas rester sur les routes ou dans les rues. Nous sommes au repos dans des baraques, on ne peut être plus mal. Celles des hommes ferment bien mais sont froides car il n’y a aucun moyen de chauffage. Celles des officiers sont si mal bâties, à claire-voie, que c’est à se demander si on se f… de nous dans le commandement. On se fiche un peu trop des combattants. Nous donnons notre maximum aux tranchées, mais le commandement ne nous récompense pas. J’ai fait chercher du carton bitumé au parc du génie. On va tâcher de se défendre contre l’air et le froid. Nous n’avons pu nous réchauffer de la journée, après avoir marché toute la nuit. 24 octobre 1916 Nous sommes au repos dans un camp mal installé et dont les abords sont bombardés chaque nuit par les avions boches Nous montons des mitrailleuses pour nous défendre.

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27 octobre 1916 24 heures à Paris 29 octobre 1916 Le temps est froid avec pluie et tempête depuis 8 jours. Malgré tous les efforts, nous n’arrivons pas à calfeutrer notre baraque. Le vent y souffle comme chez lui et on ne peut pas dormir, aussi je viens de monter à l’intérieur une vraie tente qui me donnera, j’espère, la chaleur désirée. Toutes ces baraques sont construites pour l’été et sont effroyables l’hiver. Il n’y a rien à faire, même avec du carton bitumé. Je me suis mis à fumer la pipe, j’en ai deux Luhe et Bite. La cigarette est peu pratique l’hiver aux tranchées quand il pleut et qu’on a les doigts froids et mouillés. 31 octobre 1916 Mon bataillon monte ce soir en 1ère ligne. Quelle boue va-t-on trouver ? Les commandants de compagnies, nous partons devant à 12 heures 30 pour la reconnaissance du secteur. Nous avons énormément de malades, ce qui est forcé avec le métier que fait le Corps d’armée depuis deux mois. Dans le camp que nous quittons, j’ai eu plus de malades qu’aux tranchées, car le vent souffle dans les baraques comme dehors. En tous cas, ce soir, les malades monteront aux tranchées sinon on ne pourrait pas assurer le service. 1er novembre 1916 Nous sommes aux tranchées depuis cette nuit. Pas très drôle. Les boches sont bien embêtants, ils nous ont fait remonter plus tôt, pas tout à fait au même endroit que l’autre fois, car ils s’y sont installés pendant que nous étions au repos, après l’avoir marmité sur un front d’un kilomètre seulement avec 55 batteries, 30 à 35 lourdes et du 305 ou du 280 sur mon ex-poste. J’aime autant ne pas y avoir été. Notre artillerie n’a pas été à hauteur dans cette affaire. C’est curieux comme les liaisons avec l’infanterie sont mauvaises alors qu’on dirait le contraire chez les boches. L’attaque à été menée par des Brandebourgeois. Au moment de l’attaque, ils ont amené à bras un canon à 4 ou 500 mètres de notre ligne, derrière un épaulement, et ont tiré. Notre artillerie n’a pas tiré dessus. Il faudrait fusiller deux ou trois officiers d’artillerie, à titre d’exemples. Autre ennemie : la boue ! C’est l’hiver dernier qui recommence ; La relève devient alors une fatigue qui dépasse les forces. J’ai vu des hommes sans souliers, leurs souliers restés dans la boue. Pour d’autres, les semelles s’arrachaient. Un lieutenant du régiment que nous avons relevé, enlisé hier, est mort de congestion. Enfin, cela fait partie de la guerre. 2 novembre 1916 Les boches ont été plutôt calmes, bien plus qu’hier où leur artillerie a été très active. Ce soir, c’est la nôtre qui cogne, et j’entends les gros pépère passer au-dessus de ma tête et aller éclater chez eux. Beaucoup d’avions aussi, mais 4 ou 5 boches seulement.

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Quand on en voit davantage, c’est signe d’attaque, et j’espère bien qu’ils vont rester tranquilles et ne pas chercher à nous raser. 3 novembre 1916 Nous commençons à triompher de la boue par un travail acharné que le temps favorise u peu, car, en dehors de la matinée d’hier, il n’a pas plu. Journée calme de la part des boches, très active de la part de notre artillerie. Ce matin, brouillard. Un de mes caporaux a aperçu près de la 1ère ligne boche qui n’est guère qu’à 10 mètres, une corvée qui se balladait à découvert, grâce au brouillard. Il a tiré dessus avec son mousqueton et a touché un boche qui s’est mis à hurler pendant que les autres sautaient dans leur tranchée. Il y a actuellement une effroyable canonnade un peu plus loin que notre droite. C’est effrayant. On entend un grondement continu, où il est impossible de distinguer les coups les uns des autres. Ce grondement est si puissant que tout le poste résonne et que les oreilles en tintent, c’est extrêmement fatigant. Ici, je passe mes matinées à circuler depuis 6 heures du matin. Je rentre déjeuner, ensuite sieste, travail, plans, compte-rendus, ordres pour les travaux à exécuter, etc… Le dîner arrive à 6 heures. Ensuite, comme nous sommes deux capitaines dans le même poste, nous causons jusqu’à l’arrivée de nos corvées de soupe, entre 10 heures du soir et 1 heure du matin. Alors, on liquide quelques paperasses venant de l’arrière avec la soupe, puis sommeil tout habillé jusqu’à 4 heures du matin où il y a un compte-rendu à fournir. On dort encore jusqu’à 5 heures ½ du matin, puis la journée commence. 4 novembre 1916 Le secteur est beaucoup plus calme depuis deux jours. Puisse cela durer. Toujours beaucoup d’avions boches, ils descendent à quelques centaines de mètres et nous mitraillent. Les fusils-mitrailleuses leur répondent sans résultat. J’attends ce soir mon matériel contre-avions, et demain, nous les chasserons dur. J’ai attrapé des totos, ce qui m’agace et me démange. Une bonne partie du secteur, tout l’avant, est admirablement nettoyé. Nous l’appelons « le Boulevard ». Par contre, le reste est un océan de boue, juste dans la zone où les boches lancent des lacrymogènes. Hier, certaines corvées ont mis leur masque. Ce que je déteste surtout dans le lacrymogène, que je supporte assez bien sans masque, alors que les autres sont forcés de le mettre, c’est qu’il vous fait mal au cœur quelques heures après. S’il n’y avait pas la séparation, le danger permanent de mort et la boue, la guerre me plairait assez. On y vit largement, même aux tranchées. On donne aux hommes le plus possible d’alcool solidifié et ils peuvent tout réchauffer, du moins boire leur café chaud plusieurs fois par jour. Dans mon PC, nous faisons chaque jour des œufs sur le plat, nous buvons du café au lait le matin et à 4 heures, grâce au lait concentré, et Avril se fait apporter des bifsteacks pour les cuire sur place. Tous les jours, nous avons des fruits, raisin ou poires, mais il a fallu une bien longue expérience de la guerre pour arriver à ce résultat. Au début, j’avais une satisfaction toute militaire à ne manger que du singe froid. 6 novembre 1916 Sauf imprévu, nous sommes relevés demain. Serait-ce l’adieu à ce doux coin ? Nous laisserons un secteur épatant comme tenue, et qui a épaté les grosses huiles. C’est qu’on y a travaillé d’arrache-pied toutes les nuits.

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Notre artillerie a bien travaillé cet après-midi avec ses gros obus à fusées retard. L’obus s’enfonce et n’éclate qu’une fois arrêté, produisant son effet à très grande profondeur. J’en ai reçu et je sais combien c’est terrible. Pas d’éclat, pas de détonation, mais un effet de démolition souterraine à grande distance. Le bruit court à l’instant que nous passons ce soir en réserve dans d’autres tranchées pas luxueuses du tout. Au contraire, le secteur de mon bataillon est admirable. Le général de division est venu ce matin au moment où je sortais de mon poste, à moitié endormi, et je le regardais tout abruti, en fermant à moitié les yeux. Il m’a demandé quelques renseignements, puis est parti dans le secteur, où, rencontrant Avril, il s’est fait accompagner par lui. Justement hier, nous avons fait un plan très soigné des tranchées, chacun ayant tous les renseignements sur sa compagnie, et moi toutes mes positions de pièces, leurs champs de tir, etc…

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Avril les avait dans sa poche et les lui a montrés. Au cours de la visite, il lui a fait voir toutes les mitrailleuses. Le général a vérifié les champs de tir et les pointages. Il a été émerveillé par la propreté et la netteté des tranchées, des dépôts de munitions, etc… Puis il a dit à Avril : « Vous avez une compagnie admirable, et puis vous féliciterez Dutilleul de ma part. Voilà un secteur étudié. » Il en a fait prendre note à son officier d’ordonnance. Un peu après, le colonel du régiment à notre droite (que la guerre a démonté pour le mettre à pied, ce qui fait qu’il est encore un peu novice) venu pour prendre des renseignements, et à qui nous soumettions nos fameux plans, a dit à un de ses officiers : « Eh ! bien, voilà des gens qui font la guerre ! » Et tout cela nous fait plaisir, en flattant notre orgueil de fantassin. 7 novembre 1916 Nous avons été relevés la nuit dernière et sommes en réserve dans un ravin, où il y a des abris peu confortables. Le temps est bien laid, et la boue reprend. Nous sommes relevés cette nuit et allons chercher à quelques kilomètres des autos qui vont nous emmener un peu plus loin. La relève de cette nuit a été facile. Un peu avant, notre artillerie trompée par le signal d’alerte lancé à faux, a déclenché le barrage. Les boches inquiets ont déclenché le leur, et pendant ½ heure, il ne faisait pas bon mettre le nez dehors. Puis, tout s’est calmé. L’artillerie tonne à droite aujourd’hui d’une façon effrayante. Le général de division a envoyé une notre de félicitations au 6ème bataillon. Je ne l’ai pas encore eu en communication. Finalement, ce ne sont pas des totos que nous avons, ce sont des puces. J’aime mieux cela. 9 novembre 1916 Nous voilà au repos dans notre camp habituel. J’y ai une mitrailleuse contre-avions, car ils deviennent énervants. 19 novembre 1916 La nuit a été mouvementée hier depuis 18 heures. Les avions sont venus lancer des bombes un peu partout. Dans tous les coins, les mitrailleuses tiraient dessus, les canons aussi. Nous avons vécu ainsi en alerte jusqu’à 22 heures. C’est une vraie scie. Ce matin, après le déjeuner, combat d’avions au dessus de nous. Nous sommes sortis, et avons vu un avion boche, une aile brisée, tombant verticalement. La chte a duré longtemps et on est atrocement angoissé en suivant ce drame. Le moteur continuait à marcher. A un moment, l’observateur est tombé de l’avion, puis le tout s’est écrasé à 1500 mètres de nous. Alors ce fut la ruée de tous les points de l’horizon. Les deux boches étaient l’un mort, l’autre mourant. C’était une escadrille boche composée d’un avion de reconnaissance, escorté de 3 avions de chasse. Guynemer les a attaqués, il a descendu un avion de chasse que nous n’avions pas vu, et 4 à 5 minutes après a descendu l’avion de reconnaissance que nous avons vu tomber. J’ai regardé les cartouches de la mitrailleuse boche. Toutes les 10 cartouches, il y en a une à balle explosive, comme un petit obus.

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Décembre 1916 à Mai 1917, Centre d’Instruction à Claye-Souilly, (Seine et Marne) 15 mai 1917 Ne me croyez pas revenu à l’Ecole. Mon voyage s’est très bien passé. Arrivé à 11 heures et ½ dans une ville presqu’intacte28, j’en suis reparti en voiture pour gagner mon cantonnement qui est à une quinzaine de kilomètres de là29. Nous sommes, paraîtil, à la limite de la zone détruite. Au delà, tout est rasé. J’ai admiré en cours de route un vaste cimetière boche, bien placé dans les bois. On m’a fait un accueil des plus aimables. J’ai retrouvé ma compagnie et le collier est repris. Nous sommes au grand repos et je ne sais rien sur sa durée. Beau temps, couvert et frais. Pays ravissant, couvert de bois. Les arbres fruitiers, par exemple, sont navrants, presque tous coupés, ou au moins l’écorce enlevée, ce qui les tue sûrement. On cultive activement les terres et on semble y vouloir apporter un peu de méthode. Mais c’est si peu dans nos habitudes que cela ne durera pas. 17 mai 1917 Il a plus hier toute la journée et il fait très froid. Je t’écris avant d’aller au tir, car les hommes ont besoin d’être remis au point avant de retourner prendre le secteur, très calme. Le régiment a maintenant un orchestre à cordes qui n’est pas mauvais, je l’ai entendu avant-hier dans quelques opéras connus. 18 mai 1917 Voilà Avril marié. J’en suis bien content. Mais il avait la gale sans s’en douter et l’a passée à sa femme. Heureusement, c’est vite guéri. J’ai entendu cette nuit une canonnade qui m’a rappelé la Somme l’année dernière. Ce n’est pas dans notre secteur, admirablement calme, paraît-il. Tout à l’heure, je vais faire un concours dans ma Compagnie. Il y a une route de 200 mètres environ, jonchée d’arbres abattus par les boches. Je vais faire un concours de vitesse entre les sections. 19 mai 1917 On fait les préparatifs pour la relève. Je pars devant après le déjeuner pour reconnaître le secteur. Le temps est douteux et j’espère qu’il attendra à demain pour se déclarer contre nous. Tracoll, rentré hier de Paris, dit qu’on y est bien inquiet des russes. C’est bien grâce à eux que les allemands ont pu tenir le coup en Champagne. Je vois d’ici à l’horizon 2 monticules que tout le monde appelle ici les « Tétons de la baronne » C’est assez amusant. 28 29

Noyon Saint-Aubin

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20 mai 1917 Voici la première journée de secteur terminée. Le paysage est un vrai enchantement. Partout et partout, forêt et bois. Des milliers d’arbres fruitiers en fleurs. Avec cela, secteur très calme et, par moments, il est impossible de se croire en guerre. Du coté boche, le paysage est encore plus beau : des étages de croupes complètement boisées, et rien d’autre. Partout de l’eau, des sources. Je suis dans un village détruit maison par maison par les boches. Une mer de lilas, de glycines, de toutes les fleurs possibles. Quel délicieux pays il doit être en temps de paix. Les boches sont loin de nous, je ne sais pas trop où car on ne peut rien voir. Nous ne recevons guère que 10 coups de canons par jour. Seulement à 4 heures du matin, un avion vole très bas au dessus de nous et nous mitraille. Nous ne pouvons pas le tirer facilement car nous sommes sous les arbres. Par exemple, ce qui est intolérable, ce sont les moustiques. Il y en a par millions et rien à faire pour s’en préserver. En 5 mois, j’avais perdu l’habitude du danger, et les premiers coups de canon tombés assez près, m’ont fortement impressionné. Mais c’est à peu près passé maintenant. A propos, n’oublie pas que tu dois 6f 10 à Mélizot et 53f 12 à la banque . Paye cela avant de repartir 30

21 mai 1917 Nous avons bu ce soir du vin déterré, trouvé dans un village voisin. Les habitants ont tous enterré quelque chose et il y a bien des soldats qui creusent et qui fouillent. Les villages abandonnés par les allemands sont autrement détruits qu’un village bombardé. Toutes les maisons ou bien ont sauté, cave comprise, ou bien ont été incendiées. C’est la dévastation parfaite. Mais l’impression est atténuée par une mer d’arbres fruitiers en fleurs, vraiment ravissants.

Clocher d’Amigny-Rouy renversé par les allemands

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Longitude, chiffre le plus faible. Diminuer de 5° le chiffre de la lettre. Latitude, augmenter de 26 le chiffre de la lettre. Secteur situé à l’est d’Amigny Rouy, entre le ru de Servais et la route de Saint-Gobain à Amigny Rouy

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Dévastations allemandes avant leur retraite du printemps 1917

23 mai 1917 Je viens de régler 2 pièces pour faire un tir à 2800 mètres sur les communications boches. Si nous pouvions leur démolir quelques corvées ou quelques hommes de soupe, ce serai pain bénit. Je fait tirer les bandes souples. Elles ont beaucoup de détracteurs. Je trouve, pour moi, que bien chargées, elles sont supérieures à tout. 24 mai 1917 (24 heures) Je viens seulement de rentrer, après une tournée aux petits postes. On a le revolver à la main et on scrute les champs. Beaucoup d’obus aujourd’hui. Je ne sais si c’est une réponse à notre tir indirect. 25 mai 1917 Je rentre de tournée aux avant-postes, où tout était tranquille. C’est un peu la guerre de rase campagne sans aucun boyau ni tranchée. Il y a tant d’arbres qu’on n’est pas vu et puis, comme l’eau est presque à fleur de terre, on ne peut pas creuser. En revanche, il faut un bon réseau de petits postes, et quand on va s’y promener, le soir ou de nuit, on tien généralement son pistolet dans sa main.

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26 mai 1917 J’apprends que le colonel vient de me proposer avec Godard et Avril comme chef de bataillon à titre temporaire. J’en suis encore tout effaré, cela me fait peur. Et puis, cela ne collera pas, parce que je n’ai pas été adjudant-major. C’est plutôt cette dernière fonction qui pourrait m’arriver. 27 mai 1917 Cette nuit, nous avons mis aux avant-postes, dans des marais, 1200 mètres de fil de fer barbelés. A certains endroits, nous avions de l’eau presqu’aux genoux. Mais la nuit était tiède et c’était très agréable. Ce matin, nous avons la messe de la Pentecôte. Cette nuit, je vais faire avec 4 pièces, tirant à plus de 3000 mètres des tirs indirects sur des passages boches. Ces tirs sont vraiment très intéressants. 28 mai 1917 J’ai trouvé dans les mines un beau prisme en verre qui me sert de presse papiers et que j’emporterai. On trouve d’ailleurs les objets en verre en grande quantité.

Chemin d’Amigny-Rouy à Saint-Gobain 31 mai 1917 Nous sommes toujours en ligne, depuis le 19. Cela commence à compter, 12 jours sans enlever ses souliers. Mais le secteur est calme, et pendant que nous sommes ici, nous ne sommes pas ailleurs… où on est moins bien ! Il ne s’est rien passé hier. 4 obus sur le village et c’est tout. Par contre, l’aviation boche est très active, ce qui est étrange dans un secteur aussi calme. Voudraient-ils reculer encore ?

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1er juin 1917 Depuis ce matin, je travaille aux ordres pour la relève : c’est minutieux et absorbant. Il faut penser aux petits détails, tels que tous ceux concernant la cuisine. C’est bien autre chose que les soucis d’une maîtresse de maison. Les boches sont très excités aujourd’hui. Hier, un des rares obus de la journée à tué 2 hommes. Ce matin, le 1er obus est tombé près de mon poste et m’a réveillé. Depuis 8 heures du matin, ils lancent 2 à 4 obus par minute en arrière de nous, sur une batterie, je crois. C’est du 105, je crois, ou peut-être plus. En tout cas, c’est bien extraordinaire. J’ai vu hier soir un gros incendie dans une ville boche31 qui est tout près de nous. Il ne restera rien de ce malheureux pays, et ce sera probablement pareil jusqu’à la frontière. Je garde comme monument de paperasserie un rapport de gendarmerie au sujet de l’arrestation d’un de mes hommes, pour ivrognerie. Il y a 5 pages de papier écolier pour aboutir à 15 jours de prison. Je voudrais bien qu’on nous donne un grand repos pour faire de l’instruction. Tout le monde en a grand besoin. Nous sommes, je crois, un des seuls corps d’armée qu’on jette toujours dans la bagarre, sans repos et sans instruction. Par contre, il y en a d’autres, le 20ème par exemple, qui savent se débrouiller. 2 juin 1917 Nous voilà relevés de cette nuit. Nous sommes arrivés au cantonnement vers 5 heures du matin32. Tout avait été bien combiné, mais personne ne nous avait dit que notre cantonnement ne serait libre qu’à partir de midi, de sorte que, de 5 heures du matin à midi, avec 13 jours de tranchées et 18 kilomètres dans les pattes, les compagnies ont attendu dans les champs. Et s’il avait plu ! Et on s’étonne après cela que le moral des troupes ne soit pas toujours serein. Il faudrait que les états-major soient un peu plus compétents. En somme, en 30 heures, j’ai dormi à peine 2 heures sur le fossé de la route. Et puis, pour les hommes, les permissions ne vont pas régulièrement. J’ai une quinzaine d’hommes qui ont déjà près de 6 mois depuis leur dernière permission. Le moral est bon tout de même, mais les hommes sont fatigués. Vous aviez raison, c’est 53f que nous devons à Etienne. Quant au calcul d’intérêt dont vous me parlez, il est simple. L’intérêt est de 5f 9733 3 juin 1917 J’ai dormi profondément de 22 heures 30 à ce matin 8 heures 30. N’ayant pas été couché un instant de vendredi 20 heures à samedi 22 heures, je suis resté 38 heures sans dormir. C’est vannant, et hier avant le dîner, je me suis à peu près endormi pendant que le commandant nous parlait. Je vais avoir un temps bien employé pendant mon séjour ici, pour reprendre en main ma compagnie. Je vais voir individuellement chaque homme, causer avec 31

La Fère Selens 33 Selens 32

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lui, me renseigner sur sa famille et tâcher de pénétrer un peu de leur vie intime. C’est le meilleur moyen de se les attacher. 6 juin 1917 Nous voici au cantonnement de repos. Pas épatant. Pas un brin d’ombre, il n’y a pas d’arbres, et pas le moindre ruisseau. C’est le dernier des endroits comme cantonnement de repos, mais enfin, c’est le repos. J’ignore sa durée. Peut-être y aura-t-il moyen d’avoir 24 heures ? Nous voudrions bien, après un repos de 15 jours ou 3 semaines, faire un mois d’instruction. C’est indispensable et on s’exposerait à de rudes mécomptes si on nous lançait tels que nous sommes dans la bagarre. Et puis, le régiment n’a guère que des vieux, capables de tenir un secteur défensif et de faire des travaux, mais totalement inaptes à l’offensive. Pour les valeurs dont vous me parlez, ce ne serait guère avantageux. L’opération ne rapporterait que 52f 94, soit une perte de 5f 44 environ. J’y réfléchirai34. 10 et 11 juin, permission de 24 heures 13 juin 1917 Je vous écris avant de passer avec ma compagnie dans une chambre à chlore, où on nous enfume pour vérifier si nos cagoules sont bonnes : c’est une bonne précaution. Comme nous avons 2 cagoules, il faut en changer dans le gaz sans respirer. Je ne l’ai jamais fait et je vais voir si c’est très difficile. Je ne le crois pas. Nous nous levons tôt : 4 heures ½ pour aller à l’exercice à 5 heures ½. Je n’aime pas du tout ces levers matinaux, mais avec la chaleur, il n’est guère possible de faire autrement. 14 juin 1917 La journée commencée à 4heures ½ a été très occupée. A 5heures ½, tir ; à 9 heures 30 service pour les 2 tués du bataillon à la dernière période de tranchées. Après le déjeuner, bureau, paperasserie, revues diverses jusqu’à maintenant. A 18 heures 30, l’orchestre à cordes du régiment vient donner une heure de musique au cantonnement. Il est très bon et est dirigé par un chef d’orchestre du casino de Vichy. Je crois que c’est une bonne référence. Hier soir, j’ai eu la visite d’un commandant du G.Q.G. venu pour interviewer les colonels dans les régiments sur le matériel. Le colonel me l’avait envoyé pour les mitrailleuses et nous avons causé ½ heure. J’aime beaucoup ces relations directes sans passer par les intermédiaires. Les permissions marchent assez fort et on a raison. Et le moral en dépend et on a eu grand tort jusqu’à présent d’être parcimonieux, avare et toujours en retard pour elles. Nous, officiers de troupe, nous avons une influence capitale sur le moral des 34

Lachelle

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hommes. Mais il faut qu’on nous aide en haut lieu. On a l’air de commencer à le comprendre. D’ailleurs, je suis très content de mes types et je crois qu’il y a vraiment de l’union entre nous. 15 juin 1917 J’ai été à cheval ce matin, chercher un terrain et le piqueter pour un concours de grenadiers. Mon Sans-Atout a été tellement piqué par les taons qu’il a cassé sa bride et a filé, mais pas loin et on l’a eu facilement. Il était en sang. Je viens de calculer à peu près le poids du matériel roulant de ma compagnie, caissons, voiturettes, cuisine roulante etc… Eh bien, il pèse au moins 18 tonnes, avec une quarantaine de chevaux pour le traîner. C’est presque comme un cirque. Demain matin, réveil à 4 heures. Départ pour une marche à 5 heures. Et il fait déjà chaud à cette heure ! 18 juin 1917 Hier, lendemain de paye, terreur des commandants de compagnie avec les saouleries, surtout par cette effroyable chaleur. Heureusement, le vin atteint 1f 60 le litre et la paye file vite. C’est navrant d’en arriver à avoir cette joie. Qu’attend l’autorité militaire pour réquisitionner le vin à l’avant et le faire vendre – sagement – par les commandants . Nous le faisions souvent là où on ne trouvait pas de vin, et les hommes ne se saoulaient pas. Par dessus le marché, je suis capitaine de jour depuis hier soir, c’est à dire chargé du rationnement. J’ai repêché un puni de prison, saoul, qui s’était enfui du poste de police. Je l’y ai fait rentrer illico, avec 4 jours de prison supplémentaires. J’ai distribué 20 jours de prison depuis 3 jours, dont 16 à des permissionnaires rentrés en retard, et j’ai un cas de conseil de guerre, avec un type de chez moi qui, dans une gare, étant ivre, a insulté des officiers et menacé un sous-officier de son couteau. Et c’est un petit gosse de la classe 16 auquel je tiens. C’est terrible de voir où le vin mène un homme. C’est curieux l’antipathie croissante de l’homme pour l’officier de l’arrière ou des services, surtout quand il a bu un petit coup. Il faut être un vétéran du feu pour être pris en considération. Malgré cela, ils sont bien doux et il ne faut pas en avoir peur, ils se mènent facilement, seulement il y a la façon. 21 juin 1917 Aujourd’hui, on garnit ses sacoches et on se prépare à aller revoir le boche. J’ai été proposé avant-hier pour l’instruction du canon de 37 dans un centre d’instruction, et hier on m’a proposé pour suivre un cours d’officier d’état-major. Que résultera-t-il de tout cela, mystère pour le moment !

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22 juin 1917 Hier soir, veille de départ, il y avait un peu de vent dans les voiles. Ainsi un vieux type se présente le mieux qu’il peut devant le commandant qui se promenait, saluant d’une main, de l’autre tenant un fond de culotte, probablement pour se tenir droit, et disant d’une voix épaisse au commandant : « Mon aspirant ». On l’a fait coucher discrètement par un de ses camarades. Jusqu’au départ les cafés sont fermés, mais c’est incontrôlable d’une façon complète. Et puis les hommes ne boivent pas beaucoup, ils se cuitent avec rien. Celui qui trouvera moyen de supprimer l’ivresse rendra un fin service à l’armée. 23 juin 1917 (9 heures) Je suis dans une cave depuis 2 heures du matin. J’y ai eu si froid que je n’ai pu dormir. Nous sommes dans des ruines complètes, dans une vallée charmante. Je ne sais pas à combien nous sommes des boches : ‘ ou 5 kilomètres peut-être. Il paraît que le secteur rappelle la Somme au point de vue artillerie et agitation. On dit cependant que l’ensemble des journées est plus calme que la Somme : mais ce n’est pas la peine de se creuser la tête d’avance. Nous le verrons bien. Je regrette de débuter ici avec beaucoup de nouveaux soldats qui n’ont pas vu le feu. Bien encadrés par les anciens, je pense qu’il ne s’épateront pas trop. Pour les valeurs dont tu me parles, mieux vaut les garder. Elles représentent environ 52f 895. Elles ont déjà remonté de 6f 37. Attendons, ce n’est pas la peine de se presser35. 24 juin 1917 Nous voici en ligne, sans encombre pendant la relève36. Le secteur est ou bon ou effroyable suivant les moments avec des tirs qui laissent loin derrière eux ceux de la Somme. La proportion d'artillerie boche y est d'abord beaucoup plus forte. Comme terrain, je vous dirai ce que je vous disais l'année dernière dans la Somme : je n'ai rien vu de pareil, on dirait la mer avec un mélange de petites et de grandes vagues. C'est le chaos tel qu'il devait être quand le monde s'est solidifié. Mais les lointains sont admirables. Quelles jolies vallées il y a dans ce pays ! Les boches attaquent beaucoup, mais pas dans mon secteur. En tous cas, nous n'avons encore rien eu, et je ne pense pas qu'il se produira quelque chose. Vu Azire hier soir. J'ai pas mal de jeunes petits loupiots qui ont aujourd'hui le baptême du feu. Ils font très bonne contenance. Les anciens s'en occupent, les conseillent, les font manger. Le petit de cette famille de 19 enfants, semblait assez mal à l'aise dans un trou. Un de mes vieux soldats était à genoux près de lui, le forçait à manger, à boire. C'est un rien, mais qui m'a remué. Je serais navré s'il arrivait quelque chose à ce petit là. J'ai un excellent abri.

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Chavonne à 4 ou 5 km du Chemin des Dames Ferme de Froidmont au Chemin des Dames

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25 juin 1917 (1heure du matin) Après une journée assez tranquille de la part des boches, pendant laquelle notre artillerie lourde a violemment tiré, l'artillerie lourde boche s'est déclenchée à son tour pendant 2 heures, à la tombée de la nuit, et je vous prie de croire que « nous en avons pris pour notre rhume » . Ils ont lancé un tas de saletés, et notre poste vibrait comme une cloche. Pas moyen de mettre le nez dehors, nous étions envahis de fumée et de poussière. Vers minuit, ils se sont calmés, j'ai été voir les pièces et il n'y avait personne de touché. Mais nous travaillons ferme aux abris. Ce n'est pas une sinécure de trotter la nuit dans ce terrain bouleversé. A certains endroits, le boyau ou la tranchée est profond, à d'autres il est plus ou moins nivelé. Dans la nuit noire, on monte et on descend, s'accrochant aux débris de fil barbelé, aux vieux fils téléphoniques. Et puis, on écoute bien si l'obus qui arrive nous est destiné. Je n'en ai d'ailleurs pas reçu pendant ma promenade. A mon retour, ils recommençaient à bombarder la tranchée où est mon poste, avec du 150, à intervalles de 40 secondes à peu près. J'ai alors adopté la seule linge de conduite possible : attendre à l'entrée de la tranchée la chute d'un obus et aussitôt qu'il est tombé, filer à toute allure. Cela a très bien réussi, nous sommes passés entre 2 obus et le suivant est arrivé au moment où je commençais à descendre mon escalier. 25 juin 1917 (23 h 50) La journée a été calme du coté boche. Par contre, du nôtre, le 155 a tiré sans arrêt sur leurs tranchées. Ils se sont excités ce soir et, depuis 21 h, nous envoient de violentes rafales d'artillerie lourde. Je venais juste de finir mon tour quand ça a commencé. J'ai eu beaucoup à circuler aujourd'hui, dans des boyaux qui n'en ont plus que le nom. Ce n'est pas très drôle. Demain, dans la journée, je pars à l'arrière pour 24 h, convoqué pour voir de nouveaux appareils. Aujourd'hui, un lieutenant tué eu 6ème bataillon. Son abri, peu solide sans doute, a été écrasé. 27 juin 1917 Bonne journée dans mon patelin tranquille pour voir des nouveautés au centre de réparation des armes automatiques de l'armée. Je repars demain et regagnerai mon poste demain soir. 29 juin 1917 Je suis rentré aux tranchées depuis hier soir. Ce soir, nous passons en réserve. J'ai eu cette nuit une pièce très abîmée par un obus, mais personne de touché heureusement. J'ai entendu hier en remontant en ligne une canonnade furieuse présageant une contre-attaque boche sur notre droite. C'est fou ce qu'il tombait. Il y avait de l'orage et on ne distinguait plus le canon du tonnerre. Chez nous, c'était assez calme.

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30 juin 1917 Nous voici en réserve, à 5 ou 6 km du front, peut-être moins. Ma compagnie est installée très bien, dans de bons abris, dans un petit bois au bord d'une rivière ou d'un fleuve37, je ne sais quel nom lui donner. Tous les hommes ont des couchettes, et cela devrait être ainsi partout. Nous sommes très en vue des saucisses,

Une saucisse près d’Eclusier-Vaux mais je veille à ce que personne ne se montre. Mon poste est assez blindé, mais pas souterrain. J’ai une large fenêtre sur la vallée, et l’ensemble est si bien que le Commandant met sa popote chez moi. J’ai une chambre à coucher et une salle à manger. Je suis navrée car ils m’ont tué un de mes petits de la classe 17. Il a eu les 2 jambes coupées et est mort 2 heures après, avec un courage extraordinaire. Quand on l’a ramassé, il tenait une de ses jambes reliée seulement au corps par des lambeaux de chair, et il plaisantait. Un de mes lieutenants est blessé aussi. Nous avons été durement bombardés hier. Ils m’ont démoli une mitrailleuse, et à un autre endroit m’ont cassé les caisses de cartouches et pas mal de matériel. Heureusement, la relève a eu lieu sans encombre. Très bien pour Loulou et ses enfants38. Elle me rappelle le fameux pont sinistre sous lequel nous sommes passés plusieurs fois pendant notre voyage de noces39. 1er juillet 1917 La journée d’hier s’est passée dans le calme et dans la pluie. Mais cette dernière est bien moins ennuyeuse qu’aux tranchées. Hier soir, un peu à droite, il y a eu une canonnade furieuse. Pendant une heure, il n’y a pas eu 1 seconde sans plusieurs coups de canon à la fois. C’est d’un effet admirable quand on n’est pas dessous, et émouvant comme de la musique. Mais quand on est dessous, c’est différent. 37

l'Aisne Chavonne 39 Soupir 38

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Vers 23 heures, j’ai été réveillé par des obus tombant pas très loin de nous, puis tout s’est tu et je me suis réveillé ce matin à 10 heures. J’ai d’ailleurs bien fait de dormir car cette nuit, nous ne dormirons pas. Je monte à la nuit avec ma compagnie pour des fils de fer devant de nouvelles tranchées, en arrière des lignes. Je pense que tout se passera bien. On reçoit pas mal d’asphyxiant dans nos parages, mais nous n’en avons pas reçu. Je sais qu’ils se mettent à en lancer sur les lignes avec des minenwerfer. Ils nous sont signalés comme sentant les uns le chocolat, les autre le hanneton écrasé. Je ne connaissais pas ce parfum-là, mais j’ai senti pendant la relève une odeur bizarre qui pourrait bien être cela. 2 juillet 1917 Nous n’avons pas posé de fils de fer cette nuit, ma compagnie étant réservée à la construction d’abris souterrains. Nous y sommes allés cette nuit, avec beaucoup de veine, car 10 minutes après notre passage, les boches ont lancé une vingtaine d’obus sur la route que nous avions à suivre. 4 juillet 1917 Ce soir nous nous rapprochons de la 1ère ligne, dans un endroit malheureusement peu confortable. Heureusement par contre, il fait beau. Beaucoup d’avions boches hier. Notre aviation est bien timide devant eux, et cela décourage le soldat. Il y a les nouvelles russes pour le remonter. 5 juillet 1917 Nous voici stationnés depuis cette nuit à 1500 mètres des lignes. Nous avons pris un itinéraire très marmité, des branches d’arbres récemment cassées barraient la route, crevé de trous frais, enfin, nous marchions respectueusement et l’oreille attentive. Finalement nous n’avons pas reçu un coup de canon. Le pays est très joli et très accidenté. J’ai un bon poste, mais trop bas pour pouvoir s’y tenir debout, et c’est un supplice quand on est debout de rester courbé. Je viens de recevoir dans mon poste l’aumônier de la division et celui du régiment et je leur ai offert du café. L’aumônier de la division m’a fait cadeau de citrons et de cigarettes. Neuves-Maisons travaille bien. Moyenne de 52 tonnes 922 de fil de fer par 12 heures, soit à peu près 5 tonnes 37 de moins que quand j’y étais40. Ils manquent d’ouvriers. Quand y retournerons-nous tous les deux ? 6 juillet 1917 (5 heures)

40 Ostel

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Quelle nuit ! De 22 heures à 23 heures 30, l’artillerie boche a été déchaînée. J’ai attendu pour monter en ligne que ce soit calmé, et quand mes sections ont été en mouvement, je suis monté jusqu’à la 3ème tranchée, par la route avec ma liaison, pour gagner du temps. C’était d’ailleurs idiot. Cette route est un poème. Elle est labourée d’obus, et tout autour c’est le chaos. Nous marchions à toute allure, et sauf une mitrailleuse qui a balayé la route, nous avons avancé sans encombres. Une fois dans la tranchée, le marmitage a repris jusqu’à 5 heures du matin. C’est exaspérant. Une de mes sections, perdue par son guide, a erre toute la nuit. Enfin, tout est récolté et nous avons la veine incroyable de n’avoir qu’un blessé. Quel secteur ! Puissions-nous le quitter bientôt pour n’y jamais revenir. Le génie n’a pas la cote de l’infanterie en ce moment. Il ne fiche rien, mais rien, et si on ne compte que sur lui pour pousser rapidement les abris !!! 7 juillet 1917 A part 3 bombardements, la journée a été assez calme, ainsi que cette nuit. Ce n’est tout de même pas l’idéal. Le temps semble long à tout le monde. Pendant que j’écris, nos voisins de gauche sont en train de prendre une volée de 77. On ne peut jamais être tranquilles. 8 juillet 1917 (8 heures) Quelle séance ! La journée d’hier a été d’un calme absolu. Trop calme, ainsi que la nuit. J’ai circulé jusqu’à 1 heure du matin puis je me suis étendu. A 3 heures ½ du matin, exactement, un torrent d’obus s’abat subitement sur notre secteur, celui de gauche et peut-être d’autres. Ce n’était plus le barrage violent auquel nous sommes habitués. C’était bien un tir d’écrasement, subit, et qui laisse bien loin tout ce que j’ai vu jusqu’à présent. J’ai sauté de ma couchette et, instantanément, sans nous concerter et sans rien dire, le commandant Godard et moi, nous nous sommes équipés. On a trié les papier secrets pour pouvoir les brûler, et nous avons attendu. Vers 4 heures 15, le bombardement a diminué sur nous, et continué violemment à gauche. Puis les renseignements sont arrivés peu à peu, incomplets. Les boches ont enlevé la 1ère ligne à notre gauche, mais nos grenadiers ont tenu. On a des prisonniers boches. Je pense qu’ils seront cuisinés. Vers 7 heures, enfin un peu de calme. De 8 heures à 8 heures 20, ça a recommencé, mais sous forme de tir de barrage des boches pour protéger leur conquête. Finalement pas grand chose de bien grave comme résultat mais pas drôle. Le plus terrible et angoissant a été de 3heures ½ à 4 heures 15, sous ce feu effroyable, et sans savoir ce qui allait se passer. Cela m’a l’air tassé maintenant. Ma compagnie, dans de bons abris, a peu souffert. C’est surtout mon matériel qui a écopé. Heureusement, nous ne sommes pas seuls et notre artillerie gronde ainsi de toute sa force. D’ailleurs, nous prévoyions cette opération car la ligne boche avait besoin d’être modifié. 9 juillet 1917 Je suis nommé capitaine adjudant-major au 42ème chasseurs. Je le rejoins tout à l’heure. Son secteur est meilleur que le nôtre. Quelle journée hier !!!

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10 juillet 1917 Voici rapidement mon histoire depuis la grosse affaire du 8. Journée du 8 assez calme, sauf nos 155 qui ont écrabouillé toute la journée la tranchée perdue. Vers 20 heures, l’orage s’est rallumé à gauche et s’est étendu à nous comme le matin. Et de suite, le 75 s’est mis à faire barrage pendant que toute l’artillerie lourde’ faisait du tir de contrepréparation. Et ça a recommencé comme le matin. Seulement on n’a pas vu de boches. Notre artillerie lourde tirait encore plus fort que les boches et leur 1ère ligne a du être rasée. En tous cas, c’est la guerre et pas à l’eau de roses. Ceux qui ont fait Verdun disent que c’était bien moins terrible sauf pour les bombardements de l’arrière. Puis le calme est revenu et le reste de la nuit a été tranquille. Le lendemain matin, 9, j’ai été réveillé par Godard qui m’a annoncé ma nomination d’adjudantmajor au 42ème bataillon de C.P. C’est très pénible de quitter ses camarades et les hommes qu’on connaît et je n’ai pas été emballé. Je l’ai été beaucoup plus en apprenant que, si la place n’avait pas été libre au 42ème , j’aurais été désigné pour un bataillon de chasseurs dans un autre corps. Je suis retourné aux cuisines avec Gars et j’ai attendu la nuit. Un guide m’a conduit au 42ème à la nuit. Il est en 1ère ligne et ne tardera pas à être relevé. Mon arrivée a été très agitée. Toute la 1ère ligne s’étant allumée, il a fallu nous abriter dans un boyau, très tranquille d’ailleurs, avec de l’eau jusqu’au genoux, et attendre. Enfin, je suis arrivé dans la cave où se trouve le commandant Béjard, au milieu des ruines. Accueil charmant. Secteur un peu à droite de mon ancien, juste au dessus d’un ravin profond et pittoresque. Mais le village est bien rasé. Le secteur semble plus calme que mon ancien. 11 juillet 1917 La journée a été calme. Le 42ème a un esprit épatant. Les hommes sont tout jeunes et pleins d’entrain. Ils ont subi un coup de main le 4 juillet. Les boches sont entrés dans les tranchées, mais se sont heurtés à des barrages de grenadiers qui ont résisté avec la dernière énergie. Un caporal a eu successivement ses 3 hommes tués à coté de lui par les types du Stosstrupp. Il a résisté tout seul, a fait sauter la tête d’un boche d’un coup de grenade et ils ont filé. Reçu une lettre de Neuves. Mon atelier marche toujours bien et sort pas mal de fil de fer. Moyenne ces temps-ci 52.933 kilos, soit une différence de 6.415 kilos par 12 heures avec autrefois.41 12 juillet 1917 Les boches ont préparé et accompagné l’attaque que je t’ai racontée, avec 65 batteries, soit 260 pièces, en admettant qu’ils n’aient plus de batteries de 6 pièces, ce dont je ne suis pas sûr. Aussi, tu peux t’imaginer le chambard. Et il faut ajouter les Minenwerfer. Le secteur du 42 est assez calme en ce moment. Beau temps, heureusement. Beaucoup de fatigue car on ne dort pas. Nous nous étendons vers1 heure du matin pour nous relever au petit jour et prendre un café chaud à cette heure la plus critique. Si rien ne bouge, on se recouche jusqu’à 7 heures. Après le déjeuner, sieste d’une heure ou deux. Tu vois que cela n’a rien d’un régime de sommeil. 41 Braye-en-Laonnois

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Les officiers du 42 sont charmants et ce seront d’excellents camarades. D’ailleurs, j’en connaissais pas mal. Ils sont tous jeunes, comme leurs hommes, et le bataillon a un « cran » remarquable. C’est un milieu tout à fait sympathique.

Maison de l’état-major du 42ème BCP à Arpennans près de Lure

Médecin Rasis, moi et Lieutenant Brice au 42ème BCP 13 juillet 1917

Je viens de passer mon après-midi à dormir à peu près tranquillement car nous sommes relevés depuis cette nuit, et en réserve. Nous sommes encore pas loin des lignes, dans des tranchées abandonnées et recouvertes d’une débauche de liserons et autres fleurs. On peut au moins se détendre et respirer, sans être enfoncé sous la terre. Nous déjeunons et écrivons en plein air. Nous sommes d’ailleurs très fatigués, et le commandant n’en croit rien puisqu’il ne l’est pas. Je trouve que le paysage a son air des grands jours, et malgré le calme de cet après-midi, je suis sûr qu’une attaque boche est imminente, pour ce soir peut-être. Je le sens depuis hier : nombreux avions boches, réglages d’artillerie nombreux, et maintenant calme plat. Par contre, tir de barrage brutal contre nos avions pour les empêcher d’approcher des lignes. Voilà des indices qui ne trompent pas. Déjà, ce matin, de 4 à 5 heures, le secteur a été très agité, mais je ne sais pas trop pourquoi. Finalement tout s’est calmé de part et d’autre. Le commandant Béjard a sa mère très malade et part demain matin pour 3 jours. Je vais donc prendre le commandement du 42ème…

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14 juillet 1917 (10 heures) L’attaque que je sentais n’a pas eu lieu hier soir, ni ce matin. Pendant toute la nuit, notre artillerie a martelé les tranchées boches, sans doute pour les empêcher de garnir leurs tranchées de départ. Vers 9 heures, gros chambard à gauche, terminé maintenant. Je ne sais ce que c’est. Je commande le 42ème depuis ce matin. Il n’y a pas grand chose à faire, d’ailleurs, mais pour un début d’adjudant-major c’est un début. En tous cas, je ferai de mon mieux.

Le « capitaine adjudant major» du 42ème BCP 22 heures : Je vous prie de croire que, depuis 20 heures 30, nous respirons une rude saloperie. Ils bombardent notre position de réserve et les batteries plus en arrière avec des obus à gaz, et par moments, il a fallu mettre le masque. Je l’ai enlevé maintenant parce qu’il n’y a pas beaucoup de gaz, mais l’air est tout de même bien désagréable et pique les yeux. Comme nous avons eu un mort l’autre jour, nous faisons attention, son sang était coagulé. Heureusement, nous sommes sur une hauteur et nous avons le masque à portée de la main, suspendu au cou. La pluie commence : c’est un gros ennemi du gaz. 18 juillet 1917 Relève. Nous aurions dû avoir des quantités de tués et de blessés à cette relève, avec la façon dont l’état-major l’a organisée. Heureusement, il y a eu du brouillard, sans quoi… J’ai rendu le commandement du 42ème au commandant rentré hier, et repris mes fonctions d’adjudant-major.

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Je crois que nous allons encore remonter en ligne. C’est fou de tirer comme cela sur la corde de la division, qui est éreintée. C’est toujours pareil. On ne se rend compte de rien en haut lieu. Seulement si le moral baisse, ou que des troupes fraîches nous attaquent et gagnent du terrain, il ne faudra pas nous en faire endosser la responsabilité. 19 juillet 1917 Alors nous remontons ce soir en ligne, ce qui n’est pas très emballant. J’espère que les boches se tiendront tranquilles, mais …?, car il y a des indices nets d’attaque prochaine de leur part. S’ils cherchent, comme l’autre jour, le coup de surprise, ils peuvent s’attendre à une jolie volée avec le 42. Le repos fera plaisir après, car depuis un mois, nous ne dormons guère et nous ne nous lavons que sommairement et de temps en temps. 20 juillet 1917 Nous sommes en ligne depuis cette nuit, et dans mon ancien secteur42 que je ne croyais pourtant pas revoir. C’est tout à fait calme. J’espère que ce calme n’est pas trompeur et qu’il durera. D’ailleurs, le temps est couvert et l’artillerie ne peut guère faire de réglages. 24 juillet 1917 : Relève 25 juillet 1917 : Permission de 24 heures 26 juillet 1917 Mon voyage s’est très bien passé. Le pays est ravissant43. Je loge dans un château avec le commandant. Devant moi, j’ai un grand étang, puis les bois à perte de vue. C’est charmant. 27 juillet 1917 Le général de division vient de venir. La division a eu des félicitations de l’armée, du groupe d’armées et du G.Q.G. où on a dit au général de division que la 70ème était cotée dans les meilleures de l’armée française. 28 juillet 1917 : je commande le 42ème 3 jours 28 juillet au 5 août : je vais rendre visite au général de Boissoudy, commandant l’armée. Accueil chaud et très aimable. Il est cousin germain de mon beau-père.

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Epine de Chevrigny Faverolles, près Villers-Cotterets

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29 juillet 1917 Ce n’est pas facile d’écrire44.Le commandant étant parti en permission, je commande le 42ème et j’ai parcouru ce matin, à cheval, sans accroc, le front du bataillon au garde à vous. Ma jument était excitée par les taons, mais je me suis très bien comportée.

30 juillet 1917 Le général vient inspecter le 42ème BCP que je lui présente. Après l’inspection, j’invite le général à boire une coupe de champagne à la popote. Il a un sursaut. Je lui dis que nous n’invitons pas le général mais l’ancien officier du 2ème BCP, notre père. Alors, il accepte.

Arpenans, août 1917. Retour du 42ème BCP que je commandais pendant la permission du commandant Béjard, après une revue par le général de Boissoudy, commandant l’armée.

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lettre écrite dans un train

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31 juillet 1917 Nous voici dans un charmant pays. Le cantonnement dans la verdure, bien espacé, l’air est vif et le moral excellent. J’espère qu’on va nous laisser la paix complète et que nous pourrons souffler un peu. 1er et 2 août 1917 L’Etat-Major du bataillon est installé dans un petit château. C’est un repos charmant pour tout le monde, dans un charmant pays, avec de très grands horizons barrés par les lignes bleues des montagnes. Cette étendue de la vue est extraordinairement reposante. Voilà donc la grande bataille du nord commencée. Les anglais ont l’air d’être au contact des 2èmes positions. C’est là le point critique. Jusqu’à présent, on n’a jamais trouvé le moyen de les franchir. 3 août 1917 Le temps est pourri comme l’armée russe. Hier on a revacciné contre la typhoïde, et aujourd’hui le bataillon est vaseux, mais il n’y en a pas de très malades. Demain, nous allons commencer à travailler un peu. J’ai prescrit 2 heures de travail le matin et 1 heure l’après-midi. C’est largement suffisant si on ne veut pas dégoûter les hommes. Et dans les 2 heures du matin, il y a 1 heure de jeux. Ils profiteront infiniment plus que si on leur imposait 4 heures le matin et 4 heures le soir. 4 août 1917 Nouveau coup de théâtre dans mon existence. Je suis désigné par le G.Q.G. pour suivre un cours d’Etat-Major de 3 mois ½ à 5 mois45. En tous cas, il n’est plus question de permission. Je regrette le 42, mais ce cours m’attire beaucoup car il doit être très intéressant et puis ce doit être une vie genre Claye. J’ai été à la division. Le Général Tantot a été charmant, il m’adit qu’il me regrettait très vivement, ce qui m’a beaucoup touché. D’après ce qu’il m’a dit, je crois qu’il cherchera à me faire affecter à l’Etat-Major de la division à la fin du cours.

Le 5 août, je quitte le 42ème, la veille du retour du commandant, pour l’Ecole d’EM de Senlis où je viens d’être affecté

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à Senlis

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5 août 1917 Mon baptême de chasseur aura lieu demain devant tous les officiers ? Je ne sais pas au juste ce qu’on y fait, sauf de boire du champagne dans un cor de chasse. 10 août 1917 Ouverture de l’école à Senlis. Emploi du temps : de 7 heures à 8 heures 30, cheval. De 9 à 10, conférence. A midi déjeuner. A 14 heures, conférence, suivie de travaux en salles jusqu’à 17, 18 ou 19 heures. 4 novembre au 10 novembre1917 : permission à Paris 11 novembre 191746 Voici la 1ère partie de notre programme. Stages : du 11 au 14 inclus, direction de l’aéronautique (armée) du 15 au 18 inclus, aviation de corps d’armée du 20 au 23 inclus, groupe d’artillerie du 24 au 27 inclus, Etat-Major de l’artillerie d’une division Nous ne nous foulons pas, et on nous a fait voir ce soir des photos et des appareils de photo à bord d’avions, très intéressants. Nous sommes organisés tant bien que mal, mais c’est loin d’être épatant. Convoqués hier à 14 heures 30, nous avons été reçus vers 16 heures 30 par un officier d’Etat-Major avec un retard que je trouve inadmissible. Nous sommes en chambrée et nous avons tout autour du chahut jusqu’à minuit. Pour les repas, nous déjeunons à l’hôtel, et nous dînerons au cercle militaire. Quant au travail personnel, j’en fais un deuil complet, faute d’endroit pour travailler. En somme, nous avons été reçus sans la moindre camaraderie. 12 novembre 1917 Hier, études de photos aériennes. On nous a projeté sur un écran pas mal de vues en nous montrant comment on reconnaît un emplacement de mitrailleuses ou de canon, etc… Séance très intéressante. Nous avons vu entre autres des vues de la Somme avec les vagues d’assaut ou marches, et une vue de Ginchy après bombardement par les anglais. Il n’en reste rigoureusement pas 2 pierres l’une sur l’autre. A 14 heures 30 nous allons en auto visiter les escadrilles d’armée. Ce matin laïus sur les saucisses. Il paraît qu’il faut être cuirassé contre le mal de mer. Aussi e reste rêveur à l’idée de l’ascension. Après tout, comme je serai dans le ballon et pas dessous… 46

Châlons-sur-Marne

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13 juillet 1917 Excellente après-midi hier, pendant notre visite à l’escadrille d’armée. Nous y avons vu atterrir un avion de chasse tout rouge. C’est celui du lieutenant Madou qui a abattu officiellement son 17ème avion. A la suite d’une contestation avec un autre avion, au sujet d’un boche abattu, il a décidé de peindre en rouge son appareil, de façon à ce que les fantassins puissent le reconnaître lorsqu’il abat un avion. Il revenait d’une chasse qu’il avait dû interrompre, ses 2 mitrailleuses étant enrayées. Il est d’ailleurs connu des boches, grâce à sa couleur, et dernièrement, il a fait atterrir un avion boche dans nos lignes par simple persuasion rien qu’en le poursuivant. Au retour, j’ai été voir le Capitaine d’Amerstaedt avec 3 camarades. Il a été charmant et nous a invités à dîner le soir à sa popote. Excellent dîner : potage, soufflé à je ne sais quoi, viande inconnue avec des croquettes de pommes de terre, lentilles, excellent camembert, compote de poires, fruits. En plus, un accueil très cordial. On nous a expliqué qu’il avait été impossible de nous loger, mais que pour notre stage de 20 jours, on tâcherait d’améliorer notre sort. Aussi, nous revenons sur le jugement de non camaraderie que nous avions porté. Le Capitaine d’Amerstaedt est au 3ème bureau, instructeur. C’est donc lui qui s’occupe de nous et il m’a dit de lui dire franchement les désirs que je pourrai avoir. Pendant que je vous écris, le canon tape au dessus de nous sur un avion boche. Il ne lui fera d’ailleurs aucun mal car il fait nuit noire. Je pars demain soir pour le corps d’armée d’Ernest (30ème) pour y faire 4 jours à l’escadrille de corps. Je ne suis pas fâché de m’en aller d’ici car on n’est pas assez occupé et il est impossible de travailler pour son compte faute de place. 14 novembre 1917 Voilà notre dernière journée ici pour le moment. Notre après-midi s’est passée au parc aéronautique où nous avons vu tout le déballage de pièces de rechange, moteurs, etc… des escadrilles de l’armée. Demain matin, à 8 heures, nous partons en auto, par groupes de 2, aux escadrilles de corps d’armée. 15 novembre 191747 Cette première journée à l’escadrille C18 s’est très bien passée. Nous sommes en popote d’une quinzaine. Milieu très jeune et original. En tous cas, excellent accueil. Le temps a été brumeux toute la journée et nous avons dû remettre l’ascension en ballon qui était prévue : ce sera sans doute pour demain. J’ai retrouvé Ernest qui habite à 500 mètres de moi. C’est une vraie chance. Je loge dans une petite baraque revêtue intérieurement de carton ondulé. Pas un courant d’air. J’ai un lit, un poële à pétrole, et la lumière électrique. C’est on ne peut mieux. Notre salle de popote est comme ma chambre, tapissée de carton ondulée. Comme ornementation, 2 gravures seulement, de 0m60 ou 0m80 représentant 2 femmes en maillot collant. 47

Bouix

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16 novembre 1917 Le temps n’est pas propice aux vols, mais je pense demain pouvoir faire ma 1ère ascension. Ce matin, on nous a parlé de l’aviation de corps d’armée, et ce soir nous avons étudié les appareils de T.S.F. Et à l’heure, grosse canonnade et j’ai eu un véritable plaisir à retrouver ce bruit si connu. Mais, c’est très égoïste, car ceux qui sont dessous n’en disent pas autant. 18 novembre 1917 Bonne journée aujourd’hui. Un vol en avion et une ascension en ballon. L’avion était un Caudron G6 bimoteur. J’ai revêtu la combinaison, c’est à dire le vêtement de fourrure qui enveloppe des pieds à la tête, le passe montagne, le casque en cuir et les lunettes. Puis nous sommes partis, roulant par terre à 150 km à l’heure avant de nous enlever. Nous n’avons guère dépassé 500 mètres car les nuages étaient bas. Très beau coup d’œil, mais sensation très spéciale.

Mon premier vol dans un Caudron bimoteur

Ma place dans le Caudron, en avant les pilotes

L’avion houle légèrement et de temps en temps, s’enfonce brusquement par l’effet d’un remous, donnant la sensation du vide. La sensation la plus bizarre résulte du fait de voir l’avion, les machines, etc… puis tout autour l’air et rien d’autre. Le vol a duré une vingtaine de minutes. Je suis heureux de connaître la sensation, mais je ne sais trop qu’en penser. Il y a un mélange de plaisir et d’appréhension difficile à définir. En tous cas, j’aimerais bien mieux être pilote qu’observateur car j’aurais une confiance beaucoup plus grande. Ensuite, le ballon captif, ou saucisse. On vous entoure le corps de sangles attachées à un parachute et on vous explique comment vous jeter dans le vide si le câble casse ou si le ballon est incendié par un avion boche. Mais l’ascension est exquise. On monte vite et sans une secousse pendant que tout le panorama se déroule. Quand on a arrêté le ballon, l’altimètre marquait 600 mètres.

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J’ai observé quelque temps et vu le bombardement de nos lignes par des torpilles. Puis descente, violent coup de vent entre 400 et 500 mètres, pas d’incidents. 19 novembre 1917 Demain matin, départ à 7 heures 30 en auto pour un groupe de 75. A la fin du stage d’artillerie, je compte demander 24 heures à l’occasion du retour de tante Jeanne48. J’espère donc, si on me l’accorde, arriver à Paris dans la soirée du 27. 20 novembre 1917 Me voici de nouveau en secteur au P.C. d’un groupe de 75. Le P.C. luimême est calme, mais dans la région, ça cogne pas mal. La nuit, les boches bombardent les batteries par obus à gaz et ont fait beaucoup de mal avant-hier : aussi je vis avec mon masque. Je tombe à pic pour voir du travail d’artillerie. Un de nos obus a fait sortir, il y a 3 jours, des tranchées boches, une épaisse fumée. On en a conclu qu’ils avaient placé des bouteilles pour faire une attaque par vagues de gaz. Aussi, depuis ce matin, l’artillerie lourde s’acharne sur les tranchées et on a constaté à plusieurs reprises le dégagement d’épaisses fumées. Il est donc probable que les boches ont tout préparé pour nous lancer une vague. Je ne trouve pas ça spirituel du tout. Heureusement le vent nous est favorable pour le moment. Notre P.C. est au fond d’un ancien entonnoir de mine qui pourrait tenir une vaste maison. Quand nous sortons de l’abri, nous sommes donc dans un cirque et ne voyons que le ciel. C’est assez pittoresque. J’ai été très bien accueilli ici, et je suis content de retrouver ce milieu combattant, bien sympathique.

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Mme de Bantel de l’Ordre de Marie Réparatrice, rapatriée de Liège

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21 novembre 1917, 18 heures Ce matin, coup de main très réussi, après une minute ½ de préparation . Les boches ont l’ordre d’évacuer leur 1ère ligne dès qu’il y a un indice de coup de main. Ils n’ont donc pas eu le temps et le détachement a ramené 3 prisonniers. Il a vu dans les tranchées les cadavres de 2 officiers et de 4 boches. Cet après-midi, j’ai été faire une visite à une batterie du groupe. Il faisait un sale temps, mais c’est tout de même agréable de prendre l’air. Notre coin est tout à fait calme. Je regarde les papiers, les ordres, je vois en application ce que j’ai appris à Senlis. J’ai écouté avec une vraie jouissance les tirs de notre artillerie. Ce bruit si familier est vraiment charmant. 21 novembre 1917 (20 heures 30) Secteur assez agité aujourd’hui. Les boches ont déclenché plusieurs barrages violents car ils sont inquiets. Avant le dîner, ils ont tiré un obus à gaz sur nos lignes, mais après le dîner, on leur a fait de violentes représailles en obus à gaz également. Je crois que l’obus à gaz sera l’arme de l’année prochaine. Elle est terrible. La journée a été très claire et j’ai passé de longs moments à l’observatoire, où le spectacle est très intéressant surtout quand ça cogne. Que dit-on à Paris de l’extraordinaire succès anglais ? C’est une nouveauté sensationnelle dans les méthodes de combat ! 23 novembre 1917 Je vais partir tout à l’heure pour l’Etat-Major de l’artillerie où je passerai 4 jours et où je vais me retrouver avec 3 camarades49. 24 novembre 1917 Depuis hier soir, je suis dans un village à 8 ou 9 km des lignes à l’EtatMajor de l’artillerie d’une division. C’est assez gai. Après le dîner hier soir, bridge. Aujourd’hui, vers 17 heures, thé facultatif. En somme, la vie y est douce. Par contre, le village n’est pas beau et bien qu’il soit intact, ce doit être navrant d’y vivre. Quel sale pays ! 25 novembre 1917 Ici, on est tout à l’armistice offert par les russes. On considère la situation comme liquidée du coté oriental et la partie ouest de la Russie devenant progressivement colonie allemande. On ajoute que si les boches exigent un recul des russes de 49

Somme sur Suippe

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100 km, c’est pour avoir les coudées franches dans cette zone, et aussi pour éviter le contact des soldats russes et allemands, ces derniers ne pouvant que s’y contaminer. Quant aux troupes russes de France, c’est un tollé général de la part de ceux qui les ont connus. Les officiers russes qui ont servi, en stage, dans les troupes françaises, s’y sont fait remarquer par leur indifférence absolue à tout ce qui touche la guerre, et les progrès à réaliser, et en revanche par leur passion exclusive de l’alcool. Les troupes russes en secteur arrachaient les fils de fer des secondes lignes pour brûler les piquets en bois, se servaient de produits contre le gaz pour faire du feu, et mangeaient les pigeons voyageurs. Puis, un beau jour, à la suite des 1ères proclamations de Kerensky, ils ont déclaré qu’ils ne voulaient plus se battre et Kerensky prévenu a répondu qu’il fallait leur faire un discours. L’ambassadeur de Russie prévenu est donc venu leur faire un laïus patriotique et a été porté en triomphe. Il rentrait annonçant son succès quand on lui a appris que les Russes l’avaient applaudi, mais qu’ils continuaient à ne pas vouloir se battre. Alors Kerensly a dit que c’était très mal de leur part et leur a envoyé un délégué du soviet. Il a été porté aussi en triomphe et revenait aussi, ravi, disant qu’il y en avait 5000 qui voulaient bien se battre et 600 qui ne voulaient pas, mais qu’on arriverait facilement à persuader ces derniers, Seulement, pendant qu’on le félicitait de son succès, on est venu annoncer qu’il s’était trompé, qu’il y en avait 500 qui voulaient se battre et 5000 qui ne voulaient pas. Alors, furieux, il est reparti les voir et les a engueulés. Cette fois, il a été blackboulé et s’est sauvé en disant qu’il se plaindrait à Kerensky et qu’on ne leur partagerait pas leurs terres. De guerre lasse, les français les ont tous emmenés dans l’intérieur et ont voulu leur faire rendre leurs armes. A ce moment, on n’a plus trouvé un officier russe, et, à force de les chercher, on les a trouvés à Paris en train de faire la bombe. Du moment qu’ils ne faisaient plus la guerre, ils lâchaient leur troupe. Quand au renvoi en Russie, ils ne voulaient pas en entendre parler parce qu’on y fusillait les officiers. Et ça n’avançait pas la reddition des armes des soldats russes qui pillaient les maisons en bandes armées. Alors on a enlevé les 500 soldats russes bien pensants, on les a mis autour des autres sur des hauteurs avec 2 canons et les français derrière. La reddition ne venait toujours pas. Au petit jour, les russes ont tiré les 2 canons, ce qui était beaucoup plus dangereux pour les spectateurs que pour les rebelles. Alors les 5000 se sont rendus. Je crois qu’on les emploie maintenant comme ouvriers. Cette petite histoire est peut-être un peu fantaisiste, mais le fond est vrai. Il paraît que les officiers russes sont détestés de leurs troupes parce qu’ils ne vont pas au feu. Il paraît qu’avant chaque attaque, dans bien des corps russes, on tire au sort le nom d’un officier qui conduira le régiment. Quand le sort tombait sur un colonel, on mettait son nom au communiqué officiel en l’appelant le brave colonel…off. Et cela n’avance pas les choses. Enfin la paix russe fera peut-être lâcher l’Autriche. 28 novembre 1917 : Permission de 24 heures à Paris

29 novembre 1917 (Châlons, Stage d’Etat-Major d’armée) . Très bon voyage hier soir. Avec le retard, j’étais à l’hôtel un peu avant minuit.

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Nous sommes 16 élèves. Notre P.C. commun est un local qu’on a loué en ville, et garni de bancs, chaises, tables, etc. Ce n’est pas mal, de là nous rayonnons dans les divers bureaux. Je suis logé en ville, par billet de logement au N°2 de la rue de l’Orion. J’habite le second chez de très braves gens, dans un salon bureau aménagé en chambre et je crois que j’y serai très bien. Seulement, c’est excessivement loin de tout. 30 novembre 1917 Je ne vous dirai rien de neuf de notre vie ici. La question ordonnances est seule un peu mal fichue. Nous avons pour 16, 6 ordonnances, braves territoriaux, ne semblant pas au courant du métier. Ainsi l’un d’eux, ne trouvant pas de pot à eau pour son officier et ne sachant où mettre l’eau, a eu l’idée ingénieuse de remplir d’eau le pot de chambre et de le mettre dans la cuvette. Tu devines la douce surprise de l’officier à son retour. Nous sommes habitués à pas mal de choses, mais pas encore à cela. 3 décembre 1917 Ce matin, nous avons déjeuné plus tôt, de façon à aller voir cet aprèsmidi des pièces d’artillerie lourde dernier cri.

Dans un char d’assaut Canon de 145-155 Il faisait très froid, avec une bise peu agréable et les deux heures passées à regarder les engins et à entendre un laïus d’ailleurs intéressant, ont semblé longues à nos pieds devenus insensibles. Je vais demain faire la liaison avec le front, avec un officier d’Etat-Major de l’armée. Voici ce que c’est : un officier de l’Etat-Major de l’armée est chargé

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en permanence de la surveillance du secteur d’un corps d’armée. Il l’étudie dans tous ses détails, indique ce qui cloche, etc. C’est un de ces officiers que j’accompagne demain, pour le voir opérer. Je ne sais pas son programme, mais je pense que nous irons jusqu’en 1ère ligne. Je regrette simplement de me lever demain à 6 heures. Mais c’estun petit malheur. 6 décembre 1917 Je vais vous détailler mes journées. Réveil le matin vers 8 h. Déjeuner à 8h 45 (chocolat au lait, pain grillé, beurre). De 9h à 11h 15 travail. De 11h 15 à 12h promenade et journal. De 12h à 12h 45, déjeuner. De 12h 45 à 14h, bridge, ou je gagne 20 ou 25 francs depuis une dizaine de jours. De 14h à 17h 30, travail. De 17h 30 à 18h 30, je vais chez moi. A 18h 30, je viens écrire au cercle. A 19h 30 dîner, puis bridge. Rentré vers 10h ou 10h ½ et travail jusqu’à 11h ou 11h ½, heure du coucher. Voilà le type moyen d’une journée.

7 décembre 1917 Si tout se passe comme c’est prévu, nous commencerons notre stage à l’Etat-Major d’un corps d’armée vers le 18 ou le 19, pour finir le 27. Je tâcherai donc d’être à Paris le 27 décembre. Il faut que nous soyons à Senlis le 2 janvier à midi. 10 décembre 1917 J’ai les doigts gelés. Je descends d’auto. Nous avons été voir comment étaient organisés les dépôts de munitions. C’est une visite très intéressante mais pas chaude. 11 décembre 1917 Rien de nouveau ici, sauf une alerte hier soir, mais aucun avion ne s’est présenté. Je crois d’ailleurs qu’o a parlé de zeppelins ; 12 décembre 1917 J’ai passé la journée en stage au 2ème bureau.

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13 décembre 1917 Ce matin, j’ai déjeuné avec Ernest. Il croit qu’on va lui faire des propositions pour l’armée américaine. Je lui ai vraiment conseillé d’accepter si l’offre se présentait. 14 décembre 1917 Nous sommes vraiment très pris et je n’ai pas eu un moment dans la journée pour écrire. Demain, je serai encore très pris car je vais vers l’avant pour accompagner un Commandant de l’Etat-Major qui va en liaison. 15 décembre 1917 A partir du 18 inclus, écris-moi à l’adresse suivante : Stagiaire d’Etat-Major 3. P. 152 Je serai le 19 au soir à ma nouvelle adresse. J’ai passé ma matinée dans les champs et en auto, accompagnant un Commandant de l’Etat-Major pour l’étude de positions. Trajet charmant, sur belle route, dans une grosse limousine. 16 décembre 1917 Le Général Gouraud s’est invité à dîner hier soir à la popote. Nous lui avons été présentés, nous, c’est à dire 2 élèves de Senlis, car nous sommes par 2 dans les diverses popotes. Il m’a tendu la main, m’a regardé un instant puis m’a dit très aimablement « Vous avez une belle croix de guerre. Je vous félicite : c’est très bien. » Puis on s’est mis à table. Bien qu’il n’ait que le bras gauche, il se tire très bien d’affaire. Dîner très entrain. Je t’avoue qu’il m’a complètement séduit. C’est le type de chef dans toute l’acceptation du mot et avec cela du chef aimable. Il est d’ailleurs adoré ici. 17 décembre 1917 J’ai oublié de te dire que l’armée a organisé une loterie. Le prix du billet était 1f. Avec l’argent ainsi récolté, elle a souscrit à l’emprunt, et les coupons ainsi achetés ont été mis en loterie hier. Figure-toi que j’ai gagné un titre de rente de 20f. La journée s’est passée à visiter les écoles d’armée, vraiment bien organisées. Ce matin, nous avons passé 2 heure, les pieds dans la neige, à regarder opérer les fusils-mitrailleuses. Le soir, départ à 12h 45, nous sommes allés voir l’école de tir indirect des mitrailleuses, et avons assisté au calcul et aux tirs simultanés de 2 compagnies de mitrailleuses. Mon cœur a battu. Par contre, je ne sentais plus mes pieds et la bise enlevait beaucoup d’agrément.

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Entre temps, j’ai vu fonctionner les lance-flammes C’est vraiment épouvantable. On voit un tourbillon de flammes, dans une fumée noire comme de l’encre. Demain matin, visite des matériels d’A.L.G.P. (artillerie lourde à longue portée). Cela représente 15 à 20 km dans un car alpin. Il ne fera pas chaud. 18 décembre 1917 Ce matin, départ en car alpin pour aller à 27 km d’ici. Je te prie de croire que ce n’était pas drôle. Finalement, à moitié gelés, nous sommes venus échouer au pied d’un 400, que j’ai admiré pour ses dimensions, et envié parce qu’il ne sentait pas le froid. Le retour a été encore plus dur, car nos pieds étaient au dessus de zéro après avoir stationné longuement dans la neige. Enfin un bon déjeuner nous a fait oublier ces misères. 19 décembre 1917 Me voici arrivé à mon corps d’armée. Excellent accueil. Nous allons avoir pas mal de travail et le temps passe vite. Bonne installation. J’ai une chambre avec un bon feu et c’est appréciable avec le froid qu’il fait. La popote est quelconque, par contre, et je regrette celle que je quitte. Les affaires au budget ont été bonnes. Je perds 7f 00 et je gagne 39f 71 exactement.50 21 décembre 1917 J’ai reçu de Godard une longue lettre, assez mélancolique, le pauvre. Méline vient d’être tué. Comme c’est triste de voir disparaître ceux qu’on a connus depuis si longtemps. Le colonel Rosset est remplacé. Je ne sais pas où il est affecté. Je ne suis pas très emballé par le stage ici. Nous avons pourtant été accueillis d’une façon charmante. Je travaille au 1er bureau, et le chef de bureau est un capitaine ami de Bernard Dutilleul. 24 décembre 1917 J’ai enfin pu hier aller à la tombe de Jacques. Le papier de ton père est exact et j’ai trouvé tout de suite le cimetière51. La tombe de Jacques est à l’entrée, elle est très bien tenue avec une couronne de perles offertes probablement par sa compagnie. J’ai fait 2 photos mais j’ai peur qu’elles ne valent rien parce qu’il était déjà très tard. Mais ta mère ne peut vraiment pas y aller. C’est à 4 km des lignes, et on voit que la région reçoit des obus. Du 27 décembre 1917 au 2 janvier 1918 : permission

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Saint Rémy en Bussy Saint-Hilaire-le-Grand

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2 janvier 1918 (Senlis) La rentrée s’est faite sans perte de temps. Les cours ont recommencé à 14 heures, sous forme d’une conférence d’ailleurs très bien sur le tir contre-avions. Seulement, la sortie de dimanche prochain est supprimée. Nous commençons demain à travailler l’attaque de la cote 304, celle d’août dernier. Nous avons d’abord à faire le plan d’artillerie et ce n’est pas une sinécure. Ici, tout le monde réuni, les tuyaux ont circulé. Il y a une gaine véritable contre Sarrail et son entourage, une bande de créatures à lui, faisant une noce effrénée à Salonique. En Italie, il paraît que nos troupes ont été très mécontentes de voir dans les villes le nombre d’italiens jeunes, non touchés par la mobilisation. Quoi d’étonnant à ce qu’ils n’aient jamais rien fait de décisif, puisqu’ils n’en ont pas pris les moyens. Quant à l’italien en général, ceux qui l’ont vu se battre le méprisent. 4 janvier 1918 Voici le programme moyens de nos journées : conférence à 8h 30, cheval de 10h 30 à midi (supprimé en ce moment à cause de la gelée), travail chez soi l’aprèsmidi. On a demandé ceux qui parlaient l’anglais, pour les Etats-Majors américains. Je le reparlerais couramment assez vite, en le travaillant, mais ce n’est pas assez de 3 semaines. Aussi, je n’ai pas donné mon nom. Ceux qui seront inscrits auront un cours d’anglais tous les jours et prendront leurs repas à part avec 2 officiers américains. Nous avons un froid de chien depuis cette nuit, où il y a eu, je crois, 16° dans Senlis. 5 janvier 1918 La popote est un peu meilleure que l’année dernière. Mais on nous a supprimé le dessert, c’est à dire les pommes le matin. Ce sont nos petites restrictions. 21 janvier 1918 Ce matin, correction d’un travail d’infanterie sur la cote 304 . J’y ai eu mes notes les meilleures depuis le début et, en tête, le Commandant de Job qui m’a corrigé a marqué « Très bien ». 24 janvier 1918 Nos exercices d’Etat-Major commencent aujourd’hui. Hier, on a installé les bureaux. Je suis pour 3 jours au 1er bureau de la 48ème division et, aujourd’hui, je joue le rôle de la section du courrier.

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25 janvier 1918 Le dernier tuyau est que nous devons être rendus le 10 février à nos divisions. Nous partons d’ici en principe le 31 janvier. Ce n’est donc même pas une permission de 10 jours. Peut-être pourrai-je partir le 30 au soir, mais je ne sais pas encore.

30 janvier 1918 : Départ de Senlis 31 janvier et 1er février 1918 : Mussy 2 février 1918 : Départ pour Tours 10 février 1918 (Darney, Vosges) Voici le voyage achevé. Au train, j’ai retrouvé plusieurs camarades. Je les ai quittés à une petite gare où j’ai changé de train, et suivi une petite ligne pendant 2 heures dans un pays exquis. La voie suit une vallée profonde et sinueuse, couverte de bois et de très beaux sapins. Au fond, une jolie rivière. Et cela très en couleur, très vert, grâce à l’absence de terre labourées et vraiment je ne me croyais plus en hiver. Le cantonnement est un grand village, presque une petite ville, dans cette vallée, et je trouve ce coins si joli que je voudrais y rester longtemps. A l’Etat-Major (70ème division), j’ai été tout à fait bien reçu et je suis affecté pour l’instant au 3ème bureau. Popote très bonne et très soignée. J’ai revu Avril et le Commandant Béjard. Je te laisse à penser les effusions. Figure-toi qu’on est sans nouvelles de mon ordonnance, de mon cheval et de mes cantines. C’est assez désagréable. J’espère tout de même qu’ils ne tarderont pas trop. 11 et 12 février 1918 Nous déjeunons à 11h ½ et dînons à 19 heures. Arrivée au bureau vers 8 heures. Popote vraiment très bonne, mais curieuse par son silence. On n’ouvre pas la bouche jusqu’au café. C’est le meilleur moyen de manger tranquillement. Le village est curieux par la quantité de ses vieilles maisons bourgeoises à escalier de pierre et rampe de fer forgé. Il a dû y avoir ici autrefois une petit noblesse nombreuse. Le coup d’œil est très pittoresque. Je n’ai toujours ni cantine, ni cheval, ni ordonnance. C’est tout de même assommant. Je loge dans un vieux petit château, qui n’est qu’une grande maison, vieillotte, à grandes chambres garnies de boiseries ou d’imitations de boiseries. On a l’impression d’être dans un cadre vide bien démodé au 20ème siècle. Ma chambre est glacée, comme je l’aime et, le matin, j’ai l’onglée en me lavant.

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14 février 1918 Voilà la pluie et tout le paysage est caché dans un voile de brouillard. Berquet est absent pour quelques jours et comme je lui ai été adjoint au 3ème bureau, m’y voilà seul pour quelques jours. Il y a peu de travail aujourd’hui, cela vient par à coups. Voilà enfin mon ordonnance arrivé, hier. Il avait été mis en route le 7 février, et on l’a oublié un jour et demi sur une voie de garage. C’est un voyage charmant. 17 février 1918 (Arches) Notre nouveau cantonnement n’est pas chaud, mais je le préfère à l’autre, où notre bureau tout petit était surchauffé et malsain. Ici, nous avons de vastes salles où il fait plutôt froid que chaud, mais j’aime mieux cela que d’avoir trop chaud. Pays très beau, très accidenté et superbe sous le beau soleil d’aujourd’hui. Rien de bien spécial, sauf en ce qui touche les repas. Ils vont assez vite, mais le Général nous garde à table 45 minutes ou plus d’une heure après le café. C’est un supplice pour moi qui suis habitué à me remuer après les repas. Nous arrivons dans notre salle à manger à avoir 5° au dessus et nous sommes restés à table 1heure ½. Vraiment cela manque de charme. 19 février 1918 Le travail est toujours à peu près nul sauf pour le 1er bureau qui a toujours du travail. Voici le tableau approximatif de ma vie ici : Lever vers 7h ¼. Petit déjeuner. Au bureau vers 8h ¼. Je travaille pour mon compte jusque vers 10h ½ où je fais un petit tour d’1/2 heure. Déjeuner à 11h ½. On sort de table entre 1h ¼ et 1h ½ !!! Je fais ensuite un tour d’une heure avec un camarade puis bureau. Dîner à 7 heures. Sortie de table entre 8h ¾ et 9h. Bureau jusqu’à 10h, puis coucher. 21 février 1918 Les distractions sont nulles ici. Heureusement, il n’y a que de très gentils camarades, et le soir après le dîner, nous faisons notre partie d’échecs. Il n’est malheureusement pas question de bridge. L’Etat-Major est bien composé. Nous avons comme interprète un agrégé d’université, Leseur, et comme officier topographe, Jean Droit, le peintre qui a fait l’affiche de l’emprunt représentant un soldat du 226 debout dans la tranchée, et regardant le soleil se lever.

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L’illustration va publier incessamment des dessins de lui. Avec eux, des officiers de l’active et des officiers de réserve, sans rien de saillant ; 22 février 1918 La vie ici est rudement sévère. Dans la troupe, on est plus gai et plus libre. La division va être dotée d’un cinématographe pour donner des représentations aux hommes. C’est une idée excellente et qui aura certainement un gros succès. 23 février 1918 Pour m’occuper sans doute, le Général m’a chargé de le tenir au courant de l’avancement des travaux d’aménagement des cantonnements. C’est sans intérêt aucun, mais au moins, je vais pouvoir passer dehors une partie des journées et bien qu’il pleuve, c’est assez agréable. Figure-toi que le Major de la zone d’ici est l’ancien Commandant de mon bataillon en août et septembre 1914. J’ai été content de le revoir, et lui aussi, je crois. Mais c’est un limogeage car les Majors de zone ne sont guère bons à autre chose. Demain, je déjeune avec le Commandant Béjard. C’est un moment charmant en perspective, à tous les points de vue.

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24 février 1918 Je crois bien que je n’irai pas à la messe ce matin, car en voici l’heure, et pour le moment, il n’y a que moi au bureau. Je ne peux donc pas m’absenter. Notre vie ici n’est toujours pas palpitante, et très monotone. Le temps heureusement semble vouloir se remettre au beau. J’ai commencé hier notre visite de cantonnement et je vais continuer cet après-midi. Ce n’est vraiment pas désagréable du tout de se promener et de circuler l’aprèsmidi. Le bureau (3ème) est dans un salon, démeublé mais dont les murs sont encore garnis de tableaux représentant des portraits de femmes assez jolies et d’aquarelles pas mal du tout. Il y a une cheminée en marbre blanc et un grand poële en faïence qui doit avoir 1m 30 ou 1m 40 de hauteur et qui chauffe admirablement. La pièce a bien 4m de haut et 8m de coté. Tu vois que nous y sommes à l’aise. 25 février 1918 Je pars à cheval dans 1/2h voir des cantonnements puis déjeuner chez le Commandant Béjard, puis revoir des cantonnements. Je vais bien faire 25 à 30 km de cheval. J’espère qu’il ne pleuvra pas mais je n’en suis pas autrement sûr. D’après les calculs faits sur tes renseignements, voici quelle doit être notre situation à la banque : compte général : 38,665 et compte personnel 9,155 francs52. D’ailleurs tu vérifieras. J’ai retrouvé le texte des félicitations (il n’y avait pas encore de citations) adressées le 14 septembre 1914 par le Général de Castelnau à la 70ème DI : « Depuis le 2 août, au cours de combats incessants, la 70ème DI a, chaque jour, affirmé davantage sa valeur. Les régiments, bataillons et batteries ont montré les belles qualités des Unités actives qui les avaient formées et la division a été digne en toutes les occasions du Corps d’élite (20ème) aux cotés duquel elle a livré les plus rudes combats. » 26 février 1918 J’étais las hier soir après avoir fait 28 km à cheval pour la 1ère fois que j’y remonte. En plus, j’ai eu, pendant une partie du temps, une pluie battante. Aussi ai-je bien dormi cette nuit. Je repars après le déjeuner pour faire dans les 25 km. Mais aujourd’hui, il fait beau et il y a du soleil. Chez le Commandant Béjard, nous avons eu un excellent déjeuner dont voici le menu : Jors d’œuvre, Carpes à l’alsacienne, Poulets grand-mère, Choux-fleurs gratin, Fromage, Tarte aux cerises, Café. C’était très bien.

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Arches, Vosges

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27 février 1918 Hier, par un temps radieux, j’ai fait dans mon après-midi 32 km à cheval. Sans entraînement, cela commence à compter. Je finirai ma tournée aujourd’hui, mais ce sera en voiture car il neige. On ne peut pas avoir deux jours de suite le même temps. 28 février 1918 Sur le conseil qu’on m’a donné, j’ai échangé Sans-Atout. J’ai reçu à la place un immense cheval qui ferait bonne figure dans un régiment de cuirassiers. On m’a affirmé qu’il n’était pas difficile. Il a pourtant fait devant moi quelques sauts d emouton qui m’ont laissé rêveur. Enfin, on verra. Je me suis couché très tard hier soir ayant eu pas mal de travail après le dîner. Mais j’aime assez cela. 2 mars 1918 Nous avons un nouveau Commandant d’artillerie divisionnaire. Figuretoi que c’est le Colonel auprès de qui j’ai fait mon stage d’artillerie en novembre dernier. Le monde est petit ! La vie ici est toujours sévère et monotone, très différente de la vie de troupe, plus pénible, mais plus gaie et plus libre. Heureusement, j’y ai beaucoup de camarades. D’ailleurs, ceux de l’Etat-Major sont charmants. 3 mars 1918 Etant seul ici, je viens de recevoir le Commandant de corps d’armée et de répondre de mon mieux aux questions qu’il m’ a posées sur différentes choses relatives à la division. 4 mars 1918 Vous n’êtes pas seuls à avoir de la neige, et ici depuis 5 heures du matin, il neige sans arrêt. C’est embêtant pour circuler. Ce matin, en auto, éclatement de pneu. Heureusement, nous étions près d’un village et nous avons pu nous abriter. Malheureusement, nous avons constaté que ni le crick, ni la pompe ne marchaient. Nous avons patienté jusqu’au passage d’une autre auto qui nous a prêtés les outils nécessaires. Voilà le total de notre compte, d’après les chiffres que tu m’as envoyés : à mon compte personnel : 9,870 f et au compte commun : 38,770 f53. La différence est due aux valeurs qui ne payent pas. 53

Bruyères

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10 mars 1918 Très jolie ta description des fleurs de ton amie Suzanne. Seulement, elles ne durent pas longtemps, malheureusement. Je fais beaucoup d’autos, pour le service naturellement. Je roule dans une voiturette « Zèbre », genre de la petite Bayard mais plus gracieuse.

Seulement depuis deux jours, elle est insupportable. Si on laisse arrêter le moteur, impossible de le remettre en route. Nous sommes forcés d’appeler des soldats, de leur demander de pousser la voiture 5 ou 6 mètres. Alors, elle veut bien partir. C’est charmant. Je suis seul ici depuis ce matin. Je prends mes repas à l’hôtel et ce n’est pas mal. Ce matin, pour 3f, j’ai eu : soupe, boudin, 2 œufs sur le plat, une côtelette de veau, des pommes sautées, du fromage. Tu n’en trouverais pas autant à Paris ? 13 mars 1918 Nous avons un temps délicieux. Il gèle la nuit, mais les journées sont radieuses. Je suis bien logé, chez de braves gens, dans une petite maison paysanne, très propre. Nos bureaux sont moins luxueux, car ils sont dans une baraque. Le jour il y fait bon à cause du soleil, mais le soir, ce n’est pas chaud. 14 mars 1918 Alors, nous avons à notre compte 39,510 ce qui fait une différence de 6,810 francs avec la dernière fois54. D’ailleurs, tu vérifieras. Ici, rien de nouveau. Beau temps, mais pays laid. Nous aovns à coté de nous une escadre de bombardement. Je n’aime pas beaucoup ce voisinage car il peut prendre fantaisie aux boches de venir bombarder notre coin. Hier soir, nous avons eu une alerte, mais aucun avion n’est venu de notre coté.

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Saint-Germain-la-Ville, Marne

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15 mars 1918 J’ai essayé hier mon nouveau cheval et je regrette bien d’avoir fait l’échange. Il a un trot court, désagréable. Il tire énormément au galop et puis, il a peur des autos, même arrêtées. C’est assommant. Peu ou pas de travail à mon bureau et le temps est long. Et puis il n’y a jamais de détente. Après les repas, on reste assis à fumer pendant un temps infini, et ensuite bureau. C’est déplorable. Ce serait si agréable par ce beau temps de déjeuner et dîner en une demie heure et de sortir après. Enfin, rien à faire là contre. 16 mars 1918 Tous les soirs, nous avons l’alerte aux avions. Heureusement, nous sommes dans un village sans intérêt. Hier soir, ils ont bombardé assez dur la gare d’une ville de nos parages. J’ai entendu le barrage de la D.C.A.(défense contre avions) et je t’assure que c’était gentil. 18 mars 1918 Nous avons eu hier la visite du grand chef55. Il a demandé s’il restait encore des officiers ayant fait l’attaque de Carency et nous a dit que c’était un des plus beaux faits d’armes de toute la campagne. Mais il a été peu éloquent. Nous avons eu la visite des avions de reconnaissance boches venus faire des photos de notre zone, et comme nous avons de dangereux voisins, nous nous préparons à recevoir des bombes. Comme nous n’avons pas de caves, les préparatifs sont simples. Enfin, Berquet part demain en permission. Cela va dégager la série. Je vais le remplacer et prendre complètement le 3ème bureau pendant son absence. A son retour, il remplacera le chef d’EtatMajor qui partira en permission. Je me vois donc grand maître du 3ème bureau pour 1 mois. Il y a du travail en ce moment et j’espère que je m’en tirerai sans accroc. 20 mars 1918 Pas le temps d’écrire. Je pars pour toute la journée. Hier ballade dans les tranchées. Quelques coups de canon. Mais je suis heureux d’avoir revu ce cadre. Il change de ces insipides cantonnement. Tout va bien. Sale temps.

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Pétain

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21 mars 1918 Hier je suis parti à 9 heures en auto avec le général. Nous avons déjeuné à un P.C. de division où j’ai naturellement retrouvé des camarades de Senlis. Nous sommes rentrés vers 16 heures aux tranchées. Très calme sauf 3 obus assez près de nous et qui m’ont fait me baisser instinctivement car nous étions en pleins champs et je n’ai plus l’habitude de ce genre de divertissement. Par exemple, il a plus tout le temps et nous avons été trempés. Le retour en auto découverte a été glacial et j’ai du me changer en rentrant. 22 mars 191856 Le canon tape dur dans la région depuis hier et cette nuit, les avions boches sont venus bombarder nos parages. Je me sais pas au juste où c’est tombé. Depuis ce matin, le canon gronde dur encore. 23 mars 1918 Alors voilà la grosse bagarre décrochée sur les anglais. C’est le va-tout de l’Allemagne probablement et nous passerons des jours terribles. Sur le front français, encore rien. Mais patience. La Champagne et Verdun commencent à chahuter. Travail énorme. On m’a réveillé cette nuit à 2 heures et depuis ce moment, nous travaillons sans débrider. Ce qu’il faut à l’arrière, c’est de bien prier et pour la victoire et pour ceux qui sont actuellement au front. Je ne pense pas que le front anglais cède. Sinon je te dirais de quitter Paris. Mais je crois que le boche ne va pas avancer facilement. Evidemment, il a enlevé une partie de la 1ère position anglaise. Mais c’est un bien piètre succès s’il n’a pas de lendemain. 18 heures 30 : Avec les 3 heures de sommeil de cette nuit, je suis un peu abruti et je dormirai bien cette nuit. Toutes les nuits, grand chahut de 10 heures du soir à minuit ou 1 heure du matin, car les avions boches viennent bombarder les villes de la région, et je t’assure que cela claque dur. Ils lancent d’énormes bombes qui font une détonation vraiment effroyable. Ne pas s’affoler pour le front anglais. Il n’y a rien de cassé. Mais la lutte sera féroce. 21 heures : Nous voici de nouveau alertés par les avions. Ça va recommencer. Heureusement notre village ne les a pas encore tentés. 56

Ici commence le troisième cahier

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24 mars 1918 Alors voilà les boches qui bombardent Paris avec une pièce à longue portée. La vie va commencer à ne pas y être drôle. Mais cette pièce ne tirera probablement pas toujours car je pense que notre A.L.G.P. y mettra bon ordre. Le recul anglais est très sérieux, considérable, mais pas inquiétant pour le moment. Le chiffre des prisonniers faits par les boches est démesurément petit par rapport au terrain conquis. Je crois que les anglais ont refusé le combat et reculé pour se battre sur un terrain fortifié et choisi par eux. Sinon, le boche aurait fait bien moins d’avance. Les anglais ont du se borner à tâcher de ne pas se laisser accrocher et à ralentir la marche boche par de fortes arrières gardes. A mon humble avis, la bataille va seulement commencer. Je suis abruti et fatigué, faute de sommeil. Je me suis couché hier soir à 11 heures, pensant rattraper ma nuit précédente, et à 11 heures ¾, on est venu me réveiller et j’ai travaillé jusqu’à 2 heures du matin pour me lever à 6 heures ½. Espérons que cette nuit-ci sera plus tranquille. Mais je vais bien et j’ai bon appétit et bon moral. 25 mars 1918 On nous annonce que nous n’aurons pas de courrier aujourd’hui à cause du bombardement de Paris. Quelle vie ! Je me suis un peu reposé cette nuit, mais j’ai eu froid, car maintenant je n’ai qu’un sommier et le bruit des canons contre avions tirant tout près n’aidait pas le sommeil. Mais c’est peu de chose à coté de la partie qui se joue en ce moment. Il faut bien prier. Très gros travail.

27 mars 1918 Je viens de déjeuner dans un petit village et suis couvert de poussière. Le spectacle des gens se sauvant avec des voitures d’enfants, pleines de ballots, ou de pauvres vieux marchant tout doucement avec quelques objets sur leurs épaules, vous serre le cœur et augmente ou plutôt fait renaître la haine du boche et le désir de leur faire le plus de mal possible quand l’occasion se présentera. Je crois que cela commence à s’arranger. Il paraît que le 1er jour la préparation d’artillerie lourde a été effrayante, mais que ces jours-ci, ils ont foncé sur nos lignes par masses et sans avoir attendu leur artillerie. On est unanime à dire que leurs pertes sont effroyables. Je crois que nous verrons la paix cette année. L’Allemagne risque actuellement le tout pour le tout et il me semble impossible que, après cet assaut des deux armées, une petite guerre des tranchées puisse reprendre de nouveau.

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29 mars 1918 Ça barde. Nous avons attaqué toute l’après-midi d’hier mais pas pu atteindre tous nos objectifs. J’ai bien vu l’attaque, ayant été toute l’après-midi en liaison chez l’infanterie. J’ai vu la cavalerie allemande se balader. En somme, nous revivons 1914, la rase campagne.

J’ai pu dormir cette nuit et j’en avais besoin. Hier soir, j’étais épuisé, au point d’avoir presque des hallucinations. Après de l’auto pendant une journée, j’ai passé la nuit suivante et la journée d’hier sans m’étendre un instant. Enfin aujourd’hui, j’espère que cela va coller. Nous avons reçu une proclamation de Pétain que je trouve splendide. 31 mars 1918 Dures journées et sale temps. Pas de lettres depuis 6 jours. 1er avril 1918 Aussitôt arrivés, nous avions été engagés et avions attaqué. Nous avons donc attaqué deux jours et avancé de 2 à 3 km, sans pouvoir aller plus loin à cause des mitrailleuses. Puis, le 30 mars, à 7 heures du matin, nous avons été attaqués toute la journée/ 184

La division a tenu d’une façon admirable, et la lutte a été acharnée. En fin de journée, nous n’avions perdu que le terrain gagné les deux jours précédents. La division de droite à lâché un peu plus, ce qui nous a pas mal gênés Hier, 31 mars, le boche n’a pas attaqué. Il est probable qu’il ne comptait pas sur notre résistance qui est la première sérieuse qu’il trouve par ici. En effet, au cours de l’attaque boche, notre division a contre attaqué 2 ou 3 fois. Hier 31, nous n’avons pas été attaqués, mais nous avons coopéré à une contre attaque sur notre droite et repris un petit marnelon important. Puis le reste de la journée a été calme. Nous savons maintenant, par des prisonniers, l’objectif boche. C’est une petite ville derrière nous. Ils comptaient l’avoir en peu de temps, et je crois qu’ils n’y sont pas encore. C’est la vraie rase campagne, et je reconnais que les autos mitrailleuses ont été très chics. Hier soir, 2 escadrilles se sont battues sous nos yeux. C’était un spectacle extraordinaire, Les avions montaient, descendaient, se croisaient comme des fous. En 50 secondes, j’ai vu abattre 3 avions boches en flammes. Nous nous attendions à être attaqués ce matin, car cette nuit la division boche qui nous fait face à été relevée par une division fraîche. Nous avions contre nous de bonnes troupes : devant nous une division prussienne et devant la division à notre gauche, une division de la garde probablement. Pour moi, je vais bien. Je suis un peu enrhumé car nous sommes dans une cave bien humide. 2 avril 1918 Le boche ne nous a pas réattaqués depuis le 30 mars. Mais nous nous y attendons. Il y a eu une grosse casse devant nous, de là sans doute cet arrêt de 2 jours déjà, devant nous, pour se renforcer en hommes et artillerie. Conclusion : le 30 le boche n’a pas pu atteindre son objectif, le voilà retardé déjà de 2 jours et obligé d’enlever à un point où ils seraient utiles des canons et des hommes pour les mettre devant nous. De gros résultats. Le commandant Béjard m’a envoyé ce matin un petit mot que je te copie : « Mon cher ami. Quelle bagarre ! Mais aussi quelle belle chose qu’une unité bien en main. Nous avons tué des milliers de boches. Vous entendez ? Des milliers !! Les cadavres couvrant la plaine comme les gerbes de blé à la moisson. etc. » D’ailleurs la division a reçu des félicitations. L’autre division, celle d’Azire, a été encore plus brillante. Vraiment le corps d’armée s’est bien tenu. Notre cave est bien désagréable. Elle est d’une humidité effroyable et j’ai pris un rhume. 3 avril 1918 Nous avons quitté notre ignoble cave pour un P.C. meilleur. Je crains qu’un nouvel effort ne se passe sur l’armée anglaise. J’espère qu’ils tiendront le coup. Pour tenir contre le boche, il n’y a encore que l’armée française.

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4 avril 1918 Ici, c’est calme tout en bombardant beaucoup. Mais les boches n’ont pas réattaqué. Je crois que notre résistance était attendue par le haut commandement comme capitale, presque vitale. J’ai reçu nos comptes : 40, 700 f et 4 830 f . Tu vérifieras. Je suis assez fatigué par mon rhume qui me fait tousser. Mais je n’ai pas de bronchite. C’est la gorge et le cerveau qui sont pris. 5 avril 1918 Me voici pour 24 heures seul dans une cave avec un cycliste et un motocycliste, pour y jouer le rôle de centre de renseignements avancé de la division. Pas grand chose à faire et 24 heures de tranquillité. 6 avril 1918 Dîné hier soir au 42 qui est à coté de moi. Quel bonheur de retrouver cette atmosphère et de sortir un peu de cette geôle qu’est un état-major. J’ai eu hier soir quelques heures de vraie détente et qui m’ont fait du bien. J’ai causé avec les officiers mitrailleurs du 42. Ils ont eu des objectifs merveilleux et ont descendu le boche par paquets, sans épargner même les brancardiers boches. Ils reconnaissent que le boche qui était là est un rude soldat avançant malgré les pertes. L’adjudant mitrailleur du 42 vient d’être décoré de la légion d’honneur. Devant nous, c’est bien tassé maintenant, mais les tirs de harcèlement de l’artillerie sont empoisonnants. L’artillerie des deux cotés est très active mais je ne crois plus que nous soyons attaqués. Tout se passe vers Amiens Le boche veut percer à coups d’hommes. C’est sa volonté. Je pense qu’on doit le soigner sérieusement. Mais c’est une période grave et il faut bien prier. 7 avril 1918 Le secteur est assez calme mais il y a encore pas mal d’obus. Les gens de la région ont filé précipitamment, abandonnant leur bétail. Nous l’avons évacué sur l’arrière, sauf une vache que nous gardons précieusement, et qui nous permet de petites gourmandises telles que café au lait etc… Nous la passerons en consigne à nous successeurs quand nous en aurons. 9 avril 1918 J’ai été envoyé en liaison vers les lignes. Nous avons chacun un petit coin de terrain que nous devons visiter. J’ai la partie droite du secteur de la division avec Berquet. C’est impressionnant ces promenades sans boyaux, en pleins champs. J’ai mis en

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œuvre tout mon flair de vieux fantassin pour éviter les zones que je voyais plus dangereuses ou plus favorables au bombardement, et je reconnais avec satisfaction qu’il est tombé pas mal d’obus pendant ma promenade, mais pas un sur mon itinéraire à travers champs. Cette nuit, j’ai été de service, et tout à l’heure je vais repartir passer 24 heures dans la cave comme il y a 4 jours. 10 avril 1918 Me voici revenu dans ma cave, après quelques émotions. J’ai dîné hier soir chez le colonel d’un régiment, dans une maison, et au cours du dîner, la maison a été violemment secouée par 3 obus de 150 ou 210 tombés tout près. Nous avons d’abord cru que c’était sur la maison, car le plâtre du plafond est tombé avec des pierres. Nous nous sommes levés, avons achevé nos verres d’excellent vin fon, et sommes allés à la cave. Après 2 autres rafales, comme rien ne venait plus, nous sommes remontés finir notre dîner. A mon retour à la cave, j’ai trouvé la maison voisine rasée et le tuyau de mon poêle également. Après quoi, nous avons eu le calme. Temps gris et brouillard depuis plusieurs jours. 11 avril 1918 Demain, je fais une tournée en secteur. Comme il n’est pas possible, dans la zone qui m’est dévolue, d’aller de jour aux lignes, j’irai le soir entre chien et loup. La circulation n’est pas facile, car tous les points tant soit peu fréquentés, les carrefours sont battus par des rafales subites de 20 ou 30 coups. C’est très embêtant et je n’aime pas cela. 12 avril 1918 Ce soir je pars en secteur vers 17 heures. Je dînerai à l’état-major de l’infanterie, qui est dans un coin bigrement marmité et j’éprouve toujours de l’appréhension à y aller, jusqu’à ce que je sois dans leur abri. Il tombe de tout dans leurs villages, du 77 au 210. Après le dîner, entre chien et loup, j’irai aux lignes. Je donnerai rendez-vous à l’auto à 21 heures et nous filerons comme des zèbres, pendant 3 ou 4 km de route dangereuse pour rentrer. J’espère que tout se passera bien. 13 avril 1918 Tout s’est bien passé. Je suis parti en auto vers 17 heures jusqu’au point terminus où on peut aller sans être vu, c’est à dire environ 4 kilomètres des lignes. Là, je suis parti pédibus à travers champs, évitant soigneusement les routes. La visibilité du soir était extraordinaire. Je voyais à quelques kilomètres toute la région boche et c’est très gênant de penser qu’ils vous regardent aussi et que, peut-être, un sale artilleur se demande s’il va s’amuser. Enfin, aucun ne s’est amusé et je suis arrivé sans encombre à un village où est l’état-major de notre infanterie. Le village avait été marmité toute la journée au 210 et j’ai

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trouvé une maison en partie dans la rue par un de ces obus. J’ai dîné au son du 210 qui nous secouait rudement, dans une cave peu solide et en espérant qu’il n’en tomberait pas dessus. Vers 19 heures ¾ , je suis parti vers les lignes, toujours à travers champs. Je voyais un petit champ de brouillard à traverser et, m’y engageant, j’ai senti une forte odeur de gaz. Après quelques inspirations, j’ai mis mon masque et continué sans encombres. Les boches avaient fait dans la journée un tir à obus toxiques à 2 km de là et la nappe poussée par un vent faible, était venue se promener là, peu dangereuse je crois, parce que diluée d’air. Aux lignes, j’ai éprouvé une vraie jouissance à me retrouver au milieu des soldats, comme je l’ai fait pendant 3 ans. Voilà la bonne vie. Enfin, je suis rentré, mais je n’ai guère dormi, d’abord parce que j’étais de service et puis parce que notre artillerie a fait un chahut effroyable toute la nuit. 14 avril 1918 La nuit dernière, notre village a été bombardé, à la suite du passage d’autos, phares allumés. Ce n’est pas très fort. Je venais de me coucher et, ma foi, je suis resté dans mon lit. 16 avril 1918 Me voici seul de nouveau, mais plus content que dans ma cave. Je suis dans un petit château évacué par ses habitants et j’y serai rejoint demain par tout le monde. Vraiment mes bureaux sont très bien. J’y suis confortablement installé, c’est un des deux salons du château. C’est agréable de se sentir dans un cadre un peu délicat, rappelant le passé et non la cave ou la salle de ferme. 18 avril 1918 Nous nous reposons, et voici l’emploi de nos journées de repos : lever vers 7 heures 30 – déjeuner (lait et cacao) – bureau – déjeuner 11heures ½ - sortie de table 13 heures !!! –un bout de causette –promenade de 2 heures à 3 heures et ½ - puis bureau – dîner à 7 heures et bridge quand le général est allé se coucher. J’ai heureusement beaucoup d’invitations sur la planche. Ce soir, je dîne à l’état-major du groupe de chasseurs, demain au bataillon avril, après-demain à l’état-major de l’infanterie. 22 avril 1918 Hier soir, vers 10 heures, nous avons entendu passer les avions boches, très bas et puis la dégringolade des grosses bombes, pas très loin de nous. Je n’aime pas ça, sentant que ma chambre est juste sous le toit. Je n’y risque d’ailleurs pas plus qu’au rez-dechaussée.

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23 avril 1918

curé57

Demande à grand-papa le nom du bâtiment attenant à la demeure du

24 avril 1918 Nous sommes dans un village désagréable car on nous a dit que, toutes les nuits, il était bombardé par avions et par canon à longue portée. En effet, il y a un obus de cette nuit dans la cour de la maison où je loge. Il paraît qu’on a la paix jusqu’à 17 heures. Il pleut et cela nous préservera j’espère cette nuit des avions et du bombardement à longue portée. Et demain nous nous en ficherons. Il y a eu un travail énorme tout l’après-midi, beaucoup d’ordres à pondre, et avec Berquet, nous n’avons pas cessé de trimer. C’est comme cela les 3èmes bureaux. Travail énorme ou rien du tout. C’est un travail par à-coups. 27 avril 1918 Je suis seul depuis avant-hier, et je fais le chien de berger. Ce soir, vers 16 heures, ma solitude cessera. Je suis dans une petite ville bondée58, et ne sachant où coucher, j’ai été bien content de trouver un wagon-lit-salon, qui se trouve en gare, je ne sais pourquoi. Je l’ai adopté comme hôtel et j’y suis très bien, aussi bien que la moyenne des chambres. 29 avril 1918 Après 2 ou 3 jours de solitude, je rejoins ma division depuis hier soir. Quel dommage qu’il y ait du brouillard car le pays est admirable. Nous sommes tous ravis d’y être pour le printemps, mais les marches y seront fatigantes. Je loge chez l’huissier : chambre splendide avec WC. J’ai été reçu par toute la famille vraiment très bien59. 30 avril 1918 Aujourd’hui, c’est la pluie bien installée. Adieu promenades et excursions. La ville est réellement jolie, dans un cirque boisé. La rue principale est en arcades, comme la rue de Rivoli. Il y a beaucoup de magasins très chers.

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(mairie –Méry[Somme]) Saint-Just-en-chaussée 59 Remiremont 58

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4 mai 1918 D’ici peu, nous allons aller voir le boche, mais dans un bon coin. Peu d’artillerie, beaucoup de bois et montagnes. C’est le coin des coups de main de surprise et des embuscades, et on peut être assailli en plein jour en arrière des lignes. Il est défendu de circuler seul. En somme, ce sera un peu la guerre des francs-tireurs. 5 mai 1918 Une fois de plus, je boucle mes cantines, car nous commençons à nous rapprocher du boche, mais avec le cœur léger. Et pourtant, c’est souvent dans les secteurs calmes qu’il y a de la casse. Seulement, le pays est si beau, et ce genre de guerre si nouveau pour nous, que tout le monde est content. 8 mai 1918 J’ai été absent toute la journée hier avec Berquet, c’est à dire tout le 3ème bureau, le bureau des cerveaux, comme on dit pompeusement en termes état-major. Nous avons fait une longue tournée d’auto, tout le long des lignes et tout près d’elles, car l’ennemi ne peut pas nous voir. Nous sommes montés, partie à pied, partie auto, par une chaleur terrible, à environ 1000 mètres, et j’étais bien content d’avoir de bons clous à mes souliers, mais malheureusement pas de canne. Comme je n’avais pas pris mon révolver, le colonel du régiment m’en à prêté un, car nous allions à pied dans la zone où les boches tendent des traquenards en plein jour. C’est un des embêtements du secteur : comme le front est immense, il y a de grand trous. Le boche y vient la nuit et s’embusque derrière les ligne, et attaque en plein jour les passants. Il est interdit de circuler seul. Enfin, nous n’avons pas été attaqués et nous avons eu des observatoires un panorama admirable. Le seul incident a été le torpillage de la route que nous suivions. Nous avons arrêté l’auto et attendu patiemment la fin de l’opération pour traverser cette zone. Au retour, nous étions fatigués par ces ascensions auxquelles nous ne sommes pas habitués, et nous avons dormi dans l’auto. 10 mais 1918 Nous voici en secteur. Nous allons avoir la fourragère pour le 360. Ce sera la 2ème de la division. Je regrette vivement qu’elle n’ait été accordée au 42ème chasseur qui la méritait davantage, mais le général s’y est pris maladroitement. C’est une grosse déception ici. 11 mai 1918 J’ai une chambre épatante ici car il n’est pas question de postes souterrains. Nous sommes dans une vallée charmante, encadrée de hautes montagnes, et une

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jolie rivière qui nous donne l’électricité. Avec cela, ce coin n’est pas abîmé par la guerre ; le terrain arrête le son et nous n’entendons pas le canon et vraiment on peut se croire en vacances en temps de paix. 12 mai 1918 Les bureaux sont des baraques très confortables. La popote, à 30 mètres de là, dans le château du fabricant de papier de la vallée. Je loge chez un marchand de vins en gros où j’ai une chambre splendide, et un lit beaucoup trop grand. Pour me tenir compagnie, j’ai le téléphone sur ma table de nuit, et je souhaite qu’il ne serve jamais pendant la nuit. C’était assez rasant dans la Somme. 13 mai 1918 Il y a bien des choses à voir dans notre immense secteur, mais il faut le temps. Nous avons quelques curiosités, telles que les équipages de chiens de l’Alaska qui tirent des wagonnets. 15 mai 1918 Avant-hier après-midi, j’avais fait 3 officiers une longue reconnaissance sous bois, dans des endroits rudement durs, mais rudement beaux. La nuit dernière, les boches ont fait un coup de main assez dur sur un de nos postes, à coups de lance-flammes. Ils ont pris 2 hommes, mais on leur a pris un sousofficier de stosstrupp. Cela se compense à peu près. Sans cela, le secteur est calme sauf en quelques points où on est un peu excité. 17 mai 1918 Je n’ai pas eu un instant pour t’écrire hier. Seul au 3ème bureau, dans un secteur pareil on n’y suffit pas. Je commence à 7 heures et je finis à 22 heures 30, m’interrompant juste pour les repas. C’est assez dur surtout avec la chaleur qu’il fait. Mon bureau est une baraque en bois couverte de plaque de tôle et le soleil a beau jeu. Ce ne sera pas tenable l’été. Je t’ai dit que les boches nous avaient fait un coup de main avec flammenwerfer. Ils nous ont enlevé 2 hommes, mais les autres hommes du poste se sont bien défendus : on a retrouvé plusieurs cadavres boches, un flammenwerfer intact et des armes et on leur a fait prisonnier un sous officier de flammenwerfer. Quelle arme ignoble que ce jet de feu liquide.

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Le flammenwerfer41 (lance-flammes) La nuit dernière, les boches nous ont enlevé 2 conducteurs d’une voiture à 2 km à l’intérieur de nos lignes. Ils ne manquent pas de culot, et de jour comme de nuit, il faut circuler armé et être très à l’œil. Ils ont des stosstrupp qui sont dans la région depuis 2 ou 3 ans, qui la connaissent admirablement, qui savent les points non gardés, et s’en servent pour passer et tendre des embuscades. 18 mai 1918 Cette nuit, j’ai travaillé jusqu’à 2 heures et à 7 heures du matin, j’étais au bureau. Dans un secteur comme celui-ci, seul au 3ème bureau, c’est écrasant. On vit dans le papier et on ne peut pas remplir la tâche de l’officier d’état-major qui est de circuler pour renseigner le commandant. 21 mai 1918 Je passerai la journée de demain en secteur. Je monterai par la voie de 60 qui est très commode, mais probablement peu confortable. Enfin, bonne journée en perspective. Ici, toujours du papier. On vous demande beaucoup de choses, dans de courts délais, alors on répond comme on peut, des choses probablement inexactes. Et voilà , l’étatmajor. Dans les secteurs agités, on vous fiche la paix et c’est appréciable. J’ai fait la connaissance de l’aumônier protestant de la division. Il a été très aimable et moi aussi, bien que je n’aime pas beaucoup ces gens-là. Je ne sais pas si nous avons un rabbin mais je ne sais pas si je pourrais être aimable avec lui. 25 mai : Mussy.

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Je suis nommé à l’état-major de l’armée d’Italie. 27 mai : 6 heures départ pour Paris et à 20 heures 25 départ pour l’Italie 28 mai 1918 Je t’écris de Chambéry. Excellent voyage, train exact, nuit excellente, et ce matin, temps splendide. Le panorama est splendide. 13 heures. Je viens de déjeuner à Modane. 29 mai 1918 Après être arrivé à 23 heures 30 dans une ville60 que je ne connaissais que pour y avoir déjà passé une nuit, me voici de nouveau en chemin de fer. J’ai donc couché dans ladite ville, au Terminus, où j’avais un billet de logement. Cet hôtel ainsi que l’hôtel du Parc est réquisitionné par l’autorité française. Ce matin, j’ai fait un tour en ville, sans rencontrer d’ailleurs un officier français et les gens me faisaient les yeux ronds que faisaient les parisiens aux premiers italiens qu’ils ont vus à Paris. Habitués aux tenues claires de leurs troupes et de notre infanterie, mon uniforme sombre semblait les épater. 22 heures 61. Me voici arrivé au P.C. du C.A. (12ème) où j’ai dîné. Pays exquis, ravissant. Les bureaux sont dans une ville, avec un jardin plein de bosquets, de roses et avec des statues. Demain, je rejoins ma division (23ème). Il paraît que le général est essentiellement désagréable. 30 mai 1918 Bien arrivé à 1200 mètres d’altitude. Pas chaud. 30 mai 1918 Je suis donc arrivé hier soir au corps d’armée pour dîner. Dîner dans le vestibule central d’une vieille villa italienne, très pittoresque. Vraiment je me sentais dépaysé, et bien hors de France. On m’a logé chez le pharmacien. Comme le lit n’était pas prêt, la pharmacienne m’a fait entrer dans le salon, où j’ai trouvé 6 femmes en train de travailler à l’aiguille. Impossible de comprendre le moindre mot ni de me faire comprendre. C’était exquis. Au bout de quelques minutes est heureusement arrivé un officier italien qui loge à coté de moi et qui parle français. Alors tout a marché à souhait. On a apporté un plat de cerises, un vin blanc inconnu, et une espèce de sirop bizarre. En échange, j’ai offert des cigarettes qu 2 des dames ont fumées. Puis je suis monté me coucher. Ce matin, à 9 heures, je suis parti en auto pour le P.C. de ma division. La route est longue et impressionnante. Le P.C. est dans la montagne62, à 1200 mètres 60 61

Milan Armédole près Vienne

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d’altitude. La route monte en lacets, à pic, sans garde-fous. Par moments, on a de petits frissons. Ici au P.C., vue admirable sur la plaine italienne. La montagne est peu boisée. C’est le rocher sauvage avec de petits arbustes. On est totalement isolé du monde civilisé. Et puis, il fait froid et c’est tout juste si on n’a pas besoin de feu quand le soleil est couché.

Le P.C. Lucien, P.C. de la 23ème DI sur le rebord sud du plateau d’Asiago

Vue du P.C. Lucien sur l’arrière. Par beau temps, on voit jusqu’à Venise et aux Apennins

Le général est bourru. Mais il a été très gentil et très accueillant. Il me mettra au 3ème bureau dès qu’il y aura une place disponible. En attendant, il m’a bombardé cher du 2ème bureau : renseignements sur l’ennemi et ses organisations, interrogatoire des prisonniers, et liaisons par pigeons voyageurs. Il m’a dit que son 2ème bureau n fonctionnait pas bien et que j’aurais à le mettre au point. Je lui ai dit que je ne m’étais jamais occupé de cela, mais il m’a dit que cela ne faisait rien et que je me mettrais au courant. Alors tout va bien. Il paraît que les autrichiens font des préparatifs pour nous attaquer. C’est à l’ordre du jour. Pourvu que les italiens tiennent ??? Il n’y a rien à craindre. Il ne faut pas que l’Italie me fasse oublier la France et c’est terrible ce qui s’y passe. IL faut que le boche ait réalisé la surprise complète ou fait un usage abondant des gaz, avec une artillerie effroyable. Sans cela, c’est incompréhensible. Je t’assure que le communiqué allemand est pénible à lire, et on a raison de ne pas le publier. Mais j’ai bon espoir malgré tout. On l’arrêtera. Pourtant, je suis bien content que tu ne sois pas à Paris. 1er juin 1918 Nous avons à l’état-major un sous-lieutenant anglais de 25 ans, représentant l’armée anglaise auprès de nous. Je lui parle anglais tant je peux, et il me fait lire et traduire. Je travaille aussi ma grammaire italienne, et ma foi, cela passe le temps car, au point de vue militaire, je me sens une flemme terrible. Hier, avec un bon bâton ferré, j’ai fait la grimpette des observatoires, par des chemins qui n’en ont que le nom et qui sont en réalité un chaos de pierres et de blocs.

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Plateau d’Asiago

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2 juin 1918 Il paraît qu’ici il y a des vipères et des scorpions. Les ambulances sont munies de sérum spécial contre leurs piqures. Je constate qu’on n’aime pas beaucoup les italiens : on m’affirme que leurs officiers ne valent rien, sont d’une ignorance crasse au point de vue militaire, et, par làdessus, d’un orgueil et d’une suffisance intolérables. Ici, il y a beaucoup d’union entre français et anglais, mais il n’y a que mépris poli pour les italiens. 3 juin 1918 Que dirait grand-papa s’il était à notre popote ! Le déjeuner est servi à 11 heures et le dîner à 7 heures. Pratiquement, on déjeune entre 11heures et 12 heures 15 et on dîne entre 7 heures et 8 heures 15. Tout dépend du moment où cela dit au général. C’est le 2ème général avec qui je vis et, vraiment, je crois que les étoiles apportent avec elles un certain détraquage. 4 juin 1918 Aujourd’hui, nous sommes dans les nuages. On ne voit pas à 10 pas autour de soi, et j’ai remis mon tricot. Chic pays. Je n’ai pas énormément de travail, mais tout à créer comme 2ème bureau, car il n’existe pas. C’est le désordre complet, malgré les deux officiers qu’il y a au 2ème bureau. Pour le moment, je ne dis rien, car je regarde et je cherche à m’orienter. Mais, d’ici peu, il faudra sans doute que je me gendarme un peu. Dans mes attributions, j’ai les pigeons voyageurs. Ce n’est pas drôle d’être pigeon ici. Nous en avons constamment d’abimés par les éperviers, qui viennent les attaquer jusqu’au colombier. Hier, longue tournée en montagne pou voir les observatoires qui sont encore de mon ressort. C’est très fatiguant de marcher dans les pierres et les rochers. Je me suis d’ailleurs fichu par terre, malgré mon bâton ferré et mes souliers à clous, mais sans me faire du mal.

Echelle conduisant dans un sapin observatoire

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Je crois que nos voisins d’en face ont des intentions agressives. Nos sommes sur nos gardes. C’est infiniment probable qu’ils vont faire quelque chose. Mais si les allemands ne sont pas avec eux, ça ne collera pas. D’ailleurs, il y a depuis longtemps beaucoup de désertions autrichiennes. Pour tâcher de relever le moral de l’armée, le gouvernement autrichien a créé des bureaux de propagande, un par division, dirigés par des officiers. Ces bureaux font des conférences aux troupes. La division devant nous n’en a plus, car l’officier qui en est chargé à déserté aussi, il y a quelque temps. Je trouve cela tordant. 7 juin 1918 Nous avons fait hier un coup de main très réussi qui nous a donné 22 prisonniers, une mitrailleuse et un minenwerfer. Parmi les prisonniers, le lieutenant commandant la compagnie. De midi à 7 heures, on a interrogé dans mon bureau. J’avais 2 interprètes, un parlant allemand, l’autre le croate. Le lieutenant ne disait pas grand chose. Il mentait et il a fallu le menacer. Il avait passé la matinée à pleurer. Il a du y avoir pas mal de tués car on n’a pas fouillé les abris, mais on y a jeté des caisses d’explosifs qui les ont fait s’effondrer. C’est beau, la guerre. Quant aux soldats prisonniers, ils dépassent tout ce que j’ai vu comme délabrement, saleté et ignorance. 8 juin 1918 Nos adversaires racontent notre coup de main dans leur communiqué, avec un certain culot : ils disent qu’ils ont repoussé une attaque d’un bataillon. Nos voisins de droite ont fait hier un coup de main à plus grande envergure qui leur a donné 33 prisonniers et nos voisins de gauche en ont fait un cette nuit qui leur en a donné 11. Pauvres autrichiens !!

Camp provisoire de prisonniers autrichiens

Prisonniers autrichiens faits lors du coup de main du 6 juin

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Un artilleur d’artillerie lourde autrichien fait prisonnier

9 juin 1918 On croit toujours que nous allons recevoir une grosse attaque d’ici peu. Evidemment, l’ennemi travaille dur devant nous, fait beaucoup d’emplacements de batteries et remue beaucoup de terre. C’est un indice, mais pas décisif. Je ne sais trop que croire, mais après tout, c’est très possible. Ce matin, j’ai été à la messe à la chapelle militaire. C’est une jolie petite baraque en bois avec un petit clocher et 2 cloches constituées par des douilles d’obus. Elle est dans une gorge au milieu des rochers et des sapins. C’est très pittoresque.

Notre Dame de France construite par le génie au Campo Rossignolo du plateau d’Asiago

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Le lieutenant italien attaché à la division, le lieutenant Di Martino, revient de Rome où il était en permission. Il paraît qu’on y fait la fête sans penser à la guerre. On a interdit la fabrication des bonbons, crottes au chocolat, etc…, en un mot, tout ce qui est confiserie de petite taille. Alors les confiseurs font maintenant des crottes grosses comme le poing, et le reste à l’avenant. 10 juin 1918 Nous avons reçu cette nuit 7 déserteurs, croates et slovènes. Il y en a deux qu’on interroge en ce moment dans mon bureau. Un seul parle allemand. L’interprète s’en sert pour interroger les autres en croate. Il leur parle aussi russe. Et, comme cela, ça va. Quelle tour de Babel ! Ils nous annoncent tous une grosse offensive imminente. Ma foi, nous verrons. Hier, j’ai été chez nos alliés (anglais) et j’y ai pris le tea. Le leur est beaucoup meilleur que le nôtre : avec cela, il y avait de l’excellent beurre et de la confiture d’oranges d’Australie délicieuse. J’en ai acheté deux pots que je rapporterai à une prochaine permission. Voilà l’autre interprète qui vient d’arriver, et actuellement, nous sommes dans mon bureau : 2 officiers français, 1 officier anglais, 1 officier italien, 1 sousofficier autrichien. Quelle foire !! J’ai réussi à me faire comprendre de celui qui parle allemand. Hier soir, nous avons ramené pour dîner un capitaine anglais, et en repartant, il m’a invité pour un de ces soirs. Tu vois que j’ai des relations internationnales. 12 juin 1918 Enormément de travail en ce moment, ce qui me laisse juste le temps de t’écrire un mot. Deux déserteurs cette nuit. Ils sont bosniaques et parlent le serbe. On nous a envoyé un interprète italien qui parle italien, allemand et serbe. L’interprète de ma division pose les questions en allemand à l’interprète italien qui interroge alors les déserteurs en serbe. C’est très calé. J’ai fouillé leurs papiers. Ils sont si gras et sentent si mauvais que j’ai été aussitôt me laver les mains. Ils confirment une attaque imminente. 13 juin 1918 J’ai encore passé ma journée à interroger les 2 déserteurs bosniaques, avec 2 interprètes, l’un italien, l’autre tchèque. Ils ont pas mal parlé, et j’ai pu obtenir pas mal de renseignements. Et cela est transmis à l’artillerie qui en fait son profit. Quand on sait les heures et les itinéraires des corvées, des relèves, la nuit l’artillerie arrose sérieusement. Ils disent d’ailleurs qu’ils ont pas mal de pertes. Je commence, à force de les entendre, à comprendre quelques mots de croate. Ainsi, « koliko » veut dire « combien » Ces animaux d’autrichiens continuent à dire qu’ils vont nous attaquer. Je crois qu’ils ont une artillerie considérable, presque finie d’installer.

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Voilà la division à notre droite qui a eu des déserteurs. Il paraît que leur attaque est proche et que leurs bataillons d’assaut, les « sturmbataillons » montent en ligne ce soir. Je leur ai bien fait préciser l’itinéraire et l’heure, et l’artillerie est prévenue. Elle va taper toute la nuit sur l’itinéraire. Notre artillerie fait d’ailleurs un harcèlement féroce. A la suite de notre interrogatoire d’hier, elle a tiré toute la nuit sur une route où on décharge des munitions, et ce matin on a vue sur la route des tas de caisses abandonnées. Les porteurs pris dans le tir ont du tout lâcher. Alors aujourd’hui on a tiré sur ces caisses et on en a fait sauter. Nous sommes toujours dans les nuages. 15 juin 1918 D’après mes interrogatoires et ceux des voisins, j’attendais le commencement de la préparation d’artillerie autrichienne pour cette nuit, 2 heures du matin. Elle a commencé à 2 heures et demie, et ça barde depuis ce matin. Ils ont une grosse artillerie, et ils s’en servent. Tous les fils téléphoniques sont coupés. Heureusement la T.S.F. marche. L’infanterie autrichienne a commencé à attaquer notre saillant avancé vers 6 heures. Il avait été évacué à cause du bombardement. D’après un prisonnier, nous attendons la vraie attaque d’infanterie pour 9 heures. Notre P.C. n’est pas bombardé, heureusement car ce sont des baraques et il n’y a pas trace d’abris. Les autrichiens ont voulu nous surprendre, de la façon suivante, mais ils ne sont pas de taille. Ils ont installé un nombre considérable de batteries ces temps derniers, sans les faire jamais tirer. Seulement, nos avions les ont vues malgré les camouflages et on se tenait sur ses gardes. Enfin, actuellement, les 2 artilleries tapent dur. Hier après-midi, j’étais aux lignes. Notre artillerie assassinait le quartier autrichien, et eux ne répondaient pas, toujours pour ne pas révéler leurs batteries. Il n’y a qu’à attendre.

L’empereur Charles d’Autriche passant en revue un de ses régiments. Photo prise sur un officier autrichien prisonnier le 15 juin 1918

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16 juin 1918 Après une dure journée, les autrichiens ont été cloués. La 1ère ligne de ma division est intacte et nous avons fait 170 prisonniers. Nos chers alliés ont été moins brillants et j’ai assisté à de vilains spectacles. Mais tout est retapé chez eux et nous avons une situation nette. Mais il y a eu de durs moments. J’ai été envoyé porter un ordre au colonel commandant l’infanterie, qui est très en avant, et ma foi, c’est dur de quitter le poste tranquille pour la bagarre. Nous avons déplacé avant-hier notre P.C. de 500 mètres. Heureusement : car notre ancien a été écrasé hier par un 210. Nos abords ont été très marmités hier après-midi et nous n’avons comme abri que des baraques. Voici encore 40 prisonniers.

Le PC Juliette, notre nouveau PC à quelques mètres de l’ancien PC

Vue du PC Juliette analogue à celle du PC Lucien

La baraque du milieu du PC Lucien écrasée par un obus 17 juin 1918 Ce matin, c’est calme bien que la nuit ait été un peu nerveuse. Voici ce qui s’est passé. Comme je te l’ai dit, les autrichiens ont fait devant nous une préparation intense de 3 heures ou 4, entre 2 heures et ½ et 6 heures du matin le 15 juin. Beaucoup d’obus à gaz et de gros calibres. La ligne française est sensiblement à droite, sauf un rectangle de 400

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mètres de long sur 100 mètres de large, poussé en avant. Il a été évacué par ordre dès le début de la préparation. Les autrichiens sont sortis en grandes masses partout. Mais ils avaient déjà reçu pendant 3 heures le tir de contre-préparation de notre artillerie et ils sont tombés dans le barrage de 75 qui a fait une grosse casse. D’assez gros effectifs, peut-être 400 hommes, ont réussi à sauter dans ce saillant où ils n’ont trouvé personne. Partout ailleurs, ils ont été démolis et ont dû regagner leurs lignes de départ. A droite et à gauche de ma division, il y a eu des fléchissements assez forts. Mais ça s’est tassé. D’ailleurs, nous sommes intervenus. Les contre-attaques ont rétabli complètement la situation à gauche, et partiellement à droite. Je ne sais ce qui est de moins bon de l’italien et de l’autrichien. L’italien est piteux en général. Je crois qu’il est mauvais surtout par ses officiers. Les autrichiens ne savent pas faire une préparation d’artillerie. Ils avaient dit à leurs hommes que ce serait une promenade, que tout serait écrasé. Evidemment, nous avons eu de la casse mais peu. Sur le Piave, ils ont réussi davantage, mais je crois que les italiens rétablissent les choses. Nous avons contre-attaqué le saillant à la grenade, avec un adjudant et 12 grenadiers pour mener la contre-attaque. Ils ont ramené 160 prisonniers,. Hier on a continué et on a ramené 112 prisonniers dont 7 officiers, 2 mitrailleuses, 2 canons de 37 et 1 lance-flammes. Il y a du travail pour surveiller ces gens-là, en interroger quelques uns, les évacuer, etc. Nos bureaux ont été écrasés et il y a 7 ou 8 tués mais pas de chez nous car nous nous étions légèrement déplacés la veille. 17 juin 1918 Décidément tout se tasse, du moins pour le moment. Devant nous et sur la gauche, les lignes sont intactes. A notre droite, nos alliés avaient déjà lâché 2 km et n’auraient demandé qu’à continuer, sans nos bataillons de réserve, arrivés à temps à la rescousse. Depuis ils ont contre-attaqué et il ne leur reste plus qu’1 km à reprendre. Devant ma division, dans les parties de terrain qu’on peut voir entre les lignes, il y a une centaine de cadavres, et dans le saillant repris par nous et dont je t’ai parlé ce matin, il y en a 50 autres. Actuellement, depuis le 15, en de nos régiments a fait plus de 300 prisonniers. Parmi eux, j’ai vu de tout, même des turcs avec le fez gris. Du 24 juin au 16 juillet, permission de 20 jours, rattrapant celle de l’année dernière, manquée par l’entrée à Senlis. 17 juillet 1918 Bien arrivé à la frontière avec deux heures de retard. Grâce à cela, j’ai pu passer quelques heures dans le train ce matin avec ta famille.

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19 juillet 1918 Je suis enfin arrivé63 hier soir à ma division par une chaleur effroyable. J’entends parler de 38° à l’ombre. M’y voici seul. Il y avait là à mon départ 2 officiers, l’un est nommé au commandement d’un bataillon, l’autre est en permission. Il y a du travail, mais je suis tout de même content d’être au 3ème bureau. Nous sommes logé dans une immense villa isolée. Les murs extérieurs sont couverts de fresques sur fond ocre. L’intérieur, rez-de-chaussée, est constitué par des salles de dimensions analogues à celles de la villa Carlotta, où nous avons vu des statues. C’est là que sont les bureaux et la popote . Au dessus, les chambres, 2 salles de bain. C’est extrêmement luxueux.

Villa Rossi, villa de repos de l’E.M. du DI à 12 km au nord-est de Vicence Et autour, un vaste parc avec une rivière bordée de bambous épais, atteignant 8 ou 9 centimètres de diamètre. Puis, au-delà, l’admirable végétation italienne, débordante. Tous les champs sont rectangles, ceinturés de muriers, d’arbres de 2 à 3 mètres. Dans ces champs, du trèfle qui embaume, ou des maïs hauts comme un homme. C’est splendide ; et à perte de vue, on est obsédé de ce spectacle, pas de grands arbres sauf quelques peupliers très élancés. 22 juillet 1918 Voici un jeu de mots qu’on nous a fait ce soir : « Je fais deux fois mon second dans mon premier que je mets dans mon troisième. Mon 4ème est une coutume. Mon

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Villa Rossi près Vicenza

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tout est un nom romain. » C’est Popilius. En effet, je fais pipi dans mon pot que je mets sous mon lit. Un us est une coutume. 23 juillet 1918 A propos, j’ai reçu une lettre de Xavier64. Il n’est pas tout à fait où je croyais, mais bien dans une villa isolée à une douzaine de km au nord, nord-est de San Francisco (Vicence). Il trouve le temps un peu long et regrette bien sa femme. 27 juillet 1918 J’ai passé l’après-midi à courir en auto les cantonnements, pour des cours à organiser. J’ai eu de l’orage tout le temps, mais un orage indécis et continu. Seule la pluie était bien décidée à tomber. 28 juillet 1918

J’ai été à la messe ce matin au village voisin, et y ai entendu un sermon en italien qui ne me fera guère faire de progrès dans la vertu. Après le sermon, il y a eu 4 quêtes. L’une dans une sorte de filet à papillons qui est en cuir jaune au lieu d’être en tulle, et porté au bout d’un manche à balai. Cette quête m’a eu l’air de faire beaucoup d’affaires. Puis 2ème quête dans un filet à papillons en cuir noir. Les gens ont pris un air détaché et n’ont, pour la plupart rien donné. Je les ai imités. Puis est passé le chaisier qui quêtait dans le creux de la main en vous faisant un sale œil. Après quoi, le curé a commencé le chapelet, et un rang de petits garçons s’est mis à genoux devant la nappe de communion, pas pour communier, mais sans doute pour faire garniture. Pendant ce chapelet méconnaissable tant le curé le disait vite, les petits garçons couraient à quatre pattes à l’abri de la nappe de communion pour se faire des niches. Enfin, le chapelet terminé, le curé est arrivé avec une bourse ressemblant exactement à une serviette d’études et a fait une 4ème quête où tout le monde a donné. Puis la messe finie, nous sommes partis. Sauf quelques petits garçons, j’ai été frappé de la tenue merveilleuse et convaincue des hommes et des femmes. Il me semble que je ne t’ai pas envoyé l’emploi de mes journées depuis que je suis ici : réveil et lever vers 8 heures 30. Petit déjeuner à 9 heures. Llecture des communiqués de la nuit. Travail. Déjeuner à 11 heures, ou plutôt quand le général a faim. Après le déjeuner, je travaille mes cartes jusque vers 15 heures. De 15 heures à 15 heures 30, grammaire italienne. Puis travail coupé par l’arrivée du courrier et des communiqués. Vers 18 heures 15, petite promenade. Dîner à 19 heures, ou plutôt quand le général veut bien descendre. Après le dîner, petite promenade, puis je t’écris. Coucher vers 23 heures, mais on s’endort quand on peut.

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Moi

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31 juillet 1918 J’ai passé l’après-midi à Padoue avec le général et l’officier italien de la division. Avec l’auto du général qui va bien, nous avons à peine mis une heure. Et d’abord, visite de la basilique de Saint Antoine. Malheureusement, tout ce qui a de la valeur et qui peut s’enlever a été mis en lieu sûr, par exemple, un admirable chandelier en bronze ciselé de 4 mètres de haut. La plupart des bas-reliefs en marbre sont couverts de sacs à terre, sauf deux, qui m’ont permis de juger quelle doit être la beauté de ceux qu’on protège. J’ai vu des bas-reliefs en bronze représentant l’histoire sainte. Autrefois, très autrefois, toute l’église était couverte de fresques, mais un jour, au cours d’une épidémie de choléra, on y a déposé les contaminés, et ensuite, pour désinfecter, on a badigeonné l’église à la chaux. C’est une idée comme une autre. Depuis quelques années, on fait un nouveau tapissage de l’église en fresques modernes, dont certaines ont beaucoup d’allure. Nous avons été au tombeau du saint et, comme tout le monde, nous l’avons prié une main à plat sur son tombeau. Puis nous avons été voir les cloîtres de l’ancien couvent des Franciscains qui bordent l’église. Il y en a bien 3 ou 4. Et bien, cette visite a duré près de deux heures. 1er août 1918 Demain soir, la popote donne un grand dîner, avec un invité de marque : le prince de Galles. Il est capitaine dans un état-major anglais. Je serai heureux de dîner à la table d’une future tête couronnée. Cet épisode manquait à ma vie de guerre. Il paraît qu’il aime assez les femmes, comme son grand-père. 2 août 1918 Voilà notre grand dîner terminé. Le prince de Galles est arrivé vers 19 heures 15 avec Lord je ne sais quoi, son aide de camp, et le commandant français Massignac, attaché à lui. Présentation générale, et poignée de mains à chacun. Il a l’air tout gosse, bien qu’il ait 22 ou 23 ans et il est blond comme Marguerite Clayeux, et timide. Il tortille ses mains, ses jambes, pour se donner une contenance. Nous avons fait un excellent dîner au champagne (Heidsieck monopole) et en voici le menu : - Consommé aux œufs pochés - Galantine à la gelée - Mulets Bercy - Filet de bœuf Richelieu - Aubergines provencales - Poulets de grain rôtis - Salade - Bombe glacée à la vanille - Fruits - Fine Champagne 1812 Ce n’est pas mal. Le prince de Galles boit dur et sa coupe de champagne a été remplie je ne sais combien de fois. Ajoute à cela 2 verres de liqueur. Seulement, il se tient mal, les coudes sur les genoux entre les plats, et le nez à la hauteur de son assiette. Et puis, il aime les jeux de mots : il nous a dit au dessert qu’il appelait souvent le commandant Massignac : Massicognac. Le dîner était complèté par la musique d’un de nos

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régiments qui a joué dans le jardin pendant le dîner des choses charmantes, parmi lesquelles Faust et Lakmé . A la fin du dîner, le prince de Galles a demandé l’air « Auprès de ma blonde » qu’on lui a joué aussitôt. Seulement c’est un peu long et les liqueurs nous ont fait traîner jusqu’à 22 heures.

Visite du prince de Galles

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3 août 1918 Notre division sœur a fait cette nuit un gros coup de main. Elle a pris 120 prisonniers (ulhans à pieds) dont le colonel, qui avait eu la malencontreuse idée de faire une tournée de nuit. Nos fantassins ont tué tous les officiers, car ils refusaient de se rendre. 4 août 1918 Aujourd’hui, jour de prières nationales, la messe a été dite au village voisin par notre aumônier. Il a fait en français un petit sermon auquel les habitants n’ont naturellement rien compris. Voilà le général qui me fait la sale blague de m’envoyer assister demain à la manœuvre d’un régiment avec avion. Il faudra me lever à 5 heures et j’ai horreur de cela. 5 août 1918 J’ai été malade toute la nuit et toute la matinée, diarrhée et vomissement. Avec cela, la manœuvre à aller voir à 6 heures du matin ! Nous avons tous cela à tour de rôle, et pourquoi, je n’en sais rien. Je suis désigné pour ajouter à mes occupations de 3ème bureau toutes les questions relatives au chiffre et aux codes secrets. Cela me vaudra d’aller ce mois-ci farie un stage de 48 heures à la ville voisine. 6 août 1918 Nous sommes invités le 10 à une fête que donne la division anglaise auprès de nous. Elle y a invité les infirmières de toutes nationalités des ambulances de la région. Je pense que nous irons, où tout au moins, une délégation. 9 août 1918 On parle assez sérieusement de l’arrivée d’allemands devant nous, et on parle vaguement d’une nouvelle attaque, sur nous aussi. Cela, je ne le crois guère, car les spécimens qu’il y a actuellement en ligne ne me semblent pas brillants. Cette nuit, les anglais ont raflé 300 et 5 mulets !! Pauvre armée autrichienne !

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11 août 1918 Voilà mes cantines bouclées une fois de plus. Ma table est vide etje n’ai plus devant moi que la fameuse boîte contenant toutes mes affaires de bureau. Je n’aurai qu’à la fermer et la mettre sous mon bras.

12 août 1918 Nous voici en secteur sans incident. D’ailleurs, je me trouve en pays connu, et au même P.C. que la dernière fois (plateau d’Asiago). Il n’y a donc plus l’attrait de la nouveauté. Le secteur est calme, mais l’artillerie autrichienne plus active qu’autrefois. Ils envoient pas mal de 305, et battent les routes ce qui est un peu embêtant. 14 août 1918 Les autrichiens lancent dans nos parages un obus bizarre : l’obus éclate fusant, en lançant des shrapnells, et un 2ème obus plus petit qu’il contient, et qui va éclater par le choc au sol. Mais je ne sais pas si c’est bien avantageux Le général est de plus en plus irrégulier pour les repas : c’est horripilant. Heureusement, je déjeune exactement à 11 heures parce qu’à 11 heures 45, il faut que je fasse le compte rendu des 224 heures écoulés. Je bénis ce compte rendu. Voici le tableau moyen de mes journées. Lever vers 7 heures 30. Déjeuner. Travail. A 11 heures, je déjeune seul. A 12 heures, je fais le compte rendu des événements. Visite de secteur ou travail pendant l’après-midi. Dîner vers 19 heures 45 !! Après le dîner, lettres et travail jusqu’à 23 heures ou 23 heures 30.

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16 août 1918 Ici, c’est dégoûtant, voilà les autrichiens qui deviennent méchant. Ils arrosent nos routes le jour et la nuit. Hier après-midi, j’ai été pris brusquement sous un tir de shrapnells à 5 km en arrière des lignes. Heureusement, ils éclataient haut. Et puis, cete nuit, vers 2 heures, ils ont lancé une trentaine d’obus aux abords du P.C. C’est embêtant quand on a un toit en carton. 17 août 1918 Aujourd’hui, nous sommes dans les nuages, pas moralement, mais réellement. Les autrichiens sont de plus en plus excités avec leur artillerie. Ils nous ont arrosés hier soir vers 17 heures. Puis la séance a repris cette nuit vers 1 heure, puis vers 2 heures. C’est assommant surtout quand on est dans des baraques. Et puis ils tirent beaucoup sur les lignes et sur les routes. L’allure du secteur est vraiment complètement changée. Il faudrait pour les arrêter leur répondre automatiquement à chaque bombardement par un bombardement encore plus violent, de façon qu’ils sachent qu’à chaque tir de chez eux correspondent des représailles. C’est ce que nous faisions en France. Et puis, il faudrait une contre-batterie plus sérieuse. Quand une batterie boche tire et qu’on la repère, notre artillerie de contre-batterie lui en envoie quelques coups qui arrivent quand leur tir est fini et qu’ils se sont mis à l’abri. Il faudrait concentrer 2 ou 3 batteries lourdes sur une seule batterie boche, et lui coller 100 ou 200 coups, de façon à tâcher de la retourner. Et le reste, c’est de la blague. L’artillerie autrichienne tire admirablement, et avec une précision remarquable, pour des tirs faits par le calcul sans pouvoir observer les coups. Mais ils ne savent heureusement pas discerner nos zones les plus sensibles et les laissent tranquilles relativement. Et cela, et d’autres choses m’ont donné du travail, et j’ai mis 1 heure aujourd’hui à faire mon compte rendu journalier que je faisais d’habitude en ¼ d’heure. 19 août 1918 J’ai passé la majeure partie de la journée d’hier en secteur. Je suis allé déjeuner à l’infanterie divisionnaire, puis l’officier anglais de liaison est venu me prendre et nous avons fait la succession des P.C. : compagnie, bataillon, brigade de nos voisins, pour voir si partout la liaison existait bien avec les nôtres. Reçus partout admirablement. Il faisait une chaleur humide, et comme notre voyage s’est passé à monter tout le temps dans les pierres et les rochers, nous étions suants et fatigués. A la compagnie, on nous a offert des whisky and soda. C’est une sorte de grog à la limonade. Au bataillon, nous avons pris du lemon gins que je n’aime pas. A la brigade, nous sommes arrivés pour le thé, et le général nous a très aimablement invités. Nous avons mangé du pain délicieux genre américain, avec du beurre d’Irlande et des petits chocolats qu’il venait de recevoir. Je suis revenu seul, par un P.C. de bataillon de chez nous où on m’a offert de la citronnade, puis je suis remonté en auto vers 19 heures 45 exténué. Quand on n’est pas entraîné à marcher en montagne hors des routes, c’est épuisant.

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Ici, le calme continue. Les autrichiens ont recommencé à se tenir tranquilles, et, pour les remercier, nous leur avons envoyé 800 obus à gaz au petit jour. Ils l’ont trouvé mauvaise, car leur artillerie a répondu mais pas fort. Aujourd’hui, nous sommes encore dans les nuages. J’ai horreur de cela et je n’aime pas du tout cette région, contrairement au général. Coup d’état : tout le monde en ayant assez d’attendre de 11 à 12 heures pour déjeuner et de 19 à 20 heures pour dîner, le chef a dit au général que cette irrégularité gênait le service d’état-major, ce qui est absolument vrai, et lui a demandé l’autorisation de se mettre à table à 11heures 15 et 19 heures 15, qu’il soit là ou non. Le général a grogné un peu, mais a consenti. Nous allons enfin boulotter à heure fixe. J’ai vu hier quelque chose de curieux. C’est une baraque traversée par un obus qui est entré par le toit, est passé à 2 centimètres du bras d’un soldat qui écrivait, a crevé la cloison contre laquelle il était adossé, en passant à 1 centimètre d’un poteau en bois, tout cela sans éclater, puis est arrivé sur la route où il a éclaté en blessant deux hommes. C’est une chance. Il paraît que c’est la deuxième fois que cela arrive à ce soldat. 20 août 1918 Ce matin, j’ai été envoyé en secteur pour régler des questions délicates de délimitation avec nos voisins de droite. Ils sont susceptibles et il y a eu des froissements regrettables. Le chef d’état-major m’a envoyé en « mission diplomatique » pour arranger cela. Je ne sais pas pourquoi il m’a choisi car je ne me sens pas diplomate. Enfin, j’ai été le plus aimable que j’ai pu et j’espère que cela collera. Les autrichiens continuent à être calmes, et fichent la paix à notre P.C. J’espère qu’ils continueront cette excellente conduite. ; 21 août 1918 Les autrichiens ont recommencé hier à être excités, mais pas sur le P.C. Hier soir, au cours d’un combat aérien, j’ai vu un avion autrichien tomber. Il a cassé un poteau télégraphique, qui s’est couché en travers d’une mare où une femme lavait, protégeant ainsi la femme qui a été recouverte par l’avion, mais sans aucun mal. Ce soir, nous avons à dîner un général italien et quelques légumes. J’ai horreur de ces réceptions, car on dîne tard, longtemps, et on s’embête. J’aime notre petite popote tranquille. A l’avenir, ces jours-là, je me ferai inviter quelque part. D’ailleurs, je l’ai dit au chef. En attendant le dîner, je vais aller tout à l’heure en auto avec le chef pour voir des observatoires. C’est une agréable diversion, bien que j’aie pas mal de travail en ce moment. 22 août 1918 Notre ballon vient de me téléphoner. Les autrichiens se remuent d’une façon anormale sur les arrières.

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1 saucissa Notre artillerie longue va y mettre un peu de désordre. Calme toujours. Pourtant les lignes reçoivent toujours une dose assez importante d’obus. Temps radieux et chaud aujourd’hui. La plaine doit être atroce en ce moment. Ici nous sommes pas mal, mais la nuit il y a des sarabandes de rats. J’en ai été réveillé cette nuit. 23 août 1918 Voilà de nouveau les déserteurs autrichiens. 3 chez nous la nuit dernière. Mais au 3 bureau, je n’ai plus à m’occuper d’eux. Devant nous, ils sont inquiets et nerveux. Quand on est dans cet état d’esprit, on fait des coups de main pour avoir des prisonniers et des renseignements. Or il n’en font jamais. Je les en crois incapables. Pourant, il y a un mois, ils en ont fait un sur les anglais, mais leur propre barrage roulant est tombé sur leur troupes qui ont à peine pu faire quelques mètres… Le secteur est toujours au calme. Cette nuit, une de nos patrouilles est tombée dans un traquenard tendu par les autrichiens. Elle a failli être encerclée et s’est dégagée difficilement, mais elle a pu ramener tous ses blessés. ème

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24 août 1918 L’artillerie autrichienne tire moyennement, mais ils usent pas mal du 305 sur les lignes, et je te prie de croire que cela fait de fameux trous. L’obus de 305 doit avoir 1m20 de haut, je crois. Nous avons eu hier un gros accident, un camion ramenant des permissionnaires a été heurté par un autre camion et jeté dans un ravin. Il y a des tués et blessés. 25 août 1918 J’ai appris que dans leur dernière offensive, là où ils avaient réussi, les autrichiens avaient été très cruels pour les italiens. Les contre-attaques ont retrouvé des groupes d’italiens poignardés, et d’autres le cou coupé. Et pourtant, ces types-là ont l’air très pieux. Tous ceux que j’ai vus avaient dans leurs poches des images du Sacré-Cœur et de la Sainte-Vierge et des livres de messe. Aussi je ne cherche pas à comprendre. 28 août 1918 Nous avons trouvé la route barrée par un trou formidable de 305 ou peut-être de 420. Jamais, je n’ai vu pareil. Deux hommes debout l’un sur l’autre dans le fond donnent à peu près l’idée de sa profondeur. Tout autour des sapins déracinés. 31 août 1918 Pas mal de travail en ce moment. Tant mieux car il n’y a rien d’ennuyeux comme de n’avoir rien à faire. Cet après-midi, j’ai de quoi m’occuper jusqu’au dîner. Hier soir, nous avons eu à dîner le général anglais et 3 de ses officiers. Dîner très long, trop long, mais réussi.

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4 septembre 1918 Travail énorme et qui va durer. Toujours sale temps et brouillard. Tuyaux sur le coup de main. A l’heure fixée, on entoure la zone à attaquer d’une ceinture serrée d’obus, qu’on maintient tout le temps, pour isoler cette zone. Puis l’infanterie sort derrière un barrage qui roule devant elle, forçant les défenseurs à se terrer. Alors, elle saute sur eux. Il y a eu bataille corps à corps cette nuit. On n’a pas fouillé les abris, mais on y a jeté d’énormes bidons incendiaires qui éclatent dans l’abri en faisant une pluie de feu, et qui grillent tous ceux qui sont dedans. En plus, on y jette des charges de mélinite ou des grenades. Tu vois que c’est exquis. 6 septembre 1918 Nous avons fait cette nuit un coup de main qui nous a donné 47 prisonniers. Mais ce n’est plus comme autrefois. Les autrichiens sont sur leurs gardes, se défendent énergiquement, et la casse qu’on a, ne vaut pas les 47 crapules qu’on ramène. Si le commandement avait un besoin absolu de prisonniers pour en tirer des renseignements urgents, rien à dire. Mais si ce n’est qu’une fantaisie destinée à alimenter un communiqué ou à soutenir une réputation, c’est un crime. Je suis très sévère pour ce genre de choses. Demain matin, je descends à la ville, théoriquement pour 2 jours, mais si je peux je n’y passerai qu’un jour car j’ai beaucoup à faire ici. C’est pour y faire un stage au bureau du chiffre. J’ai passé mon après-midi d’hier en secteur et je la repasserai aujourd’hui. C’est d’ailleurs assez calme. 8 septembre 1918 Je suis rentré hier soir de la ville, n’y ayant passé que la journée, abrégeant donc de deux jours le séjour prévu, car, avec le travail qu’il y a, j’aime mieux être ici. 9 septembre 1918 Le temps continue à être maussade. Hier soir, il a fait nuit vers 17 heures, et il est tombé un déluge de grêle. Des toiles peintes sont tendues au dessus de nos baraques pour les camoufler, et sont portées par des piquets en fer. Le poids de la grêle a été tel que les tiges de fer ont été tordues et que la tête de certains touchait presque par terre. Ce matin, en plusieurs endroits, la grêle n’avait pas encore fondu. C’est un bien doux pays. Sans cela, il ne se passe rien ici. La grande nouvelle, c’est que hier, pour la première fois, nous avons vu les Apennins, dans une éclaircie. On les voyait à l’œil nu, et il y a 200 km de distance.

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Du 16 au 28 septembre, permission de 10 jours, passée à Mussy, Tours et Port-Marly 29 septembre 1918 La 1ère phase du voyage s’est très bien passée malgré les retards. Cette nuit, je fais halte dans la première grande ville65 et j’en repartirai demain pour faire le reste du voyage. 1er octobre 1918 Je suis arrivé sans encombre pour déjeuner. L’auto est venue me chercher66 et me voici réinstallé dans la villa où j’étais il y a deux mois67. On est très ennuyé ici par la grippe espagnole. Il y a beaucoup de décès, et souvent en quelques heures. Il paraît qu’il se produit brutalement une dose énorme d’albumine, le foie et les reins sont paralysés et il n’y a rien à faire, aucun médicament n’agit. Ici, on prend de la quinine à titre préventif et ce soir, j’en ai pris comme tout le monde. 3 octobre 1918 Ce soir, n’ayant rien à faire, je me suis amusé à relier un petit cahier pour y mettre ce que j’ai de photos, depuis Cannes jusqu’à maintenant. N’ayant pas mon petit bâti de Tours, j’ai tendu mes 3 ficelles entre ma canne posée sur 2 boîtes et la table, et tout a très bien marché. Je ne retrouve pas les renseignements sur les divisions allemandes. Mais les boches ont en France et en Belgique (en secteur et en arrière) 205 divisions. Leur attaque de fin mai qui a eu lieu entre Pontoise et Reims, attaque qui leur a donné ChâteauThierry, a été conduite par 49 divisions, dont 28 étaient à l’arrière. Ils avaient donc de fortes disponibilités. 4 octobre 1918 J’ai été invité ce matin à déjeuner à l’infanterie divisionnaire. Ils sont installés dans une vaste maison qui tient le milieu entre la ferme et le château, avec une immense cour entourée d’écuries, d’étables, avec 300 ha de terres tout autour faisant partie de la propriété. C’est tout à fait une habitation de gentilhomme campagnard. Les gens qui y habitent sont les parents et quelques membres d’une famille de 14 enfants. Il y a le père, la mère, une fille mariée et 2 jeunes filles de 20 à 25 ans, Anita et Margarita. On m’a présenté après le déjeuner et je les ai trouvées pas belles, mais fraîches et gentilles. Je suis réinvité ce soir par le colonel, avec un camarade, et nous aurons un cinéma militaire après le dîner. 65

Turin à Vicenza 67 Villa Rossi 66

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Le temps est admirable depuis 2 jours. C’est vraiment l’époque où l’Italie est à visiter. La température est exquise (froide la nuit) et la lumière a diminué de violence, aussi les couleurs sont-elles à leur tour très violentes et les paysages même quelconques, sont splendides par leurs couleurs et la couleur bleu du ciel. J’ai une impression toute différente de celle que j’avais il y a 2 mois. J’ai parlé ici des possibilités de la prise de Paris avant notre offensive. L’avis général, celui du 2ème bureau en particulier, est que, sans les renforts considérables d’américains que nous avons reçus, la prise de Paris était plus que possible. L’Allemagne avait un gros chiffre de divisions en réserve. Il me semble qu’au début de 1918, elle avait environ 70 divisions en réserve sur notre front. Mais elle a compté sans la témérité de nos troupes. En tous cas, il est certain que l’objectif final allemand était Paris… Voilà le front du nord qui marche et je ne serais pas étonné que nous tenions Lille à la fin de l’année. Il faut bien prier. 6 octobre 1918 Ici, après n’avoir rien eu à faire, le travail est arrivé ce soir brusquement et comme je suis seul, je prévois d’avoir à travailler cette nuit, ce que je n’aime pas beaucoup. Enfin, nous sommes en guerre. Et le boche continue à lâcher un peu partout. C’est épatant. Voilà Reims dégagé et je pense que d’ici peu nos armées de Champagne auront poussé jusqu’à l’Aisne qui est gardée par une forte position allemande. Et voilà qu’ils ont brûlé Douai. Si nous entrons en Allemagne, et maintenant j’y compte, il faudra déménager complètement le mobilier et le matériel de quelques grandes villes boches et l’expédier dans les régions dévastées, et puis brûler complètement les villes que nous aurons démeublées. Œil pour œil. 7 octobre 1918 Je suis débordé de travail. Après avoir été absent toute la journée, j’ai eu à faire des ordres et n’ai dîné qu’à 20 heures 30. Et depuis, je n’ai pas cessé de travailler. 8 octobre 1918 J’ai encore beaucoup de travail aujourd’hui, mais intéressant et je préfère ces journées chargées de travail utile aux journées mortelles où on ne sait comment s’occuper. J’ai pris l’habitude de faire faire mes cantines par mon ordonnance, de sorte que je gagne du temps de ce coté-là. J’espère qu’il fera beau demain car l’auto par la pluie n’est pas drôle. Pour l’affaire dont tu me parles, il y a lieu de compter sur 30 f 85, soit un intérêt de 4,8268.

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Riese

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9 octobre 1918 Notre voyage s’est passé sans encombre, mais les cantonnements ne valent pas cher. Nous avons eu des difficultés sans fin, mais à force de déloger nos braves alliés, nous avons réussi à nous caser. Les officiers d’état-major italiens chargés des cantonnements devraient bien faire des stages à ce sujet dans nos états-majors pour sortir de la situation de foire et d’incurie dans laquelle ils vivent. Enfin tout commence à se tasser. Malheureusement, après cette longue période de beau temps, il est tombé de l’eau toute la nuit et toute la journée. La neige a fait son apparition vers les altitudes de 1000 mètres. Pays plus beau que le précédent, et s’il y avait du soleil, il serait vraiment admirable. Nos 3 bureaux sont réunis dans une salle qui a dans les 10 à 12 mètres de coté, et 7 à 8 mètres de hauteur de plafond. 10 octobre 1918 Nous assistons depuis hier au prélude de la retraite générale. Et nous n’avons pas la joie d’être là-bas, et après avoir vécu les moments durs, d’assister au triomphe. Aussi sommes-nous de plus en plus dégoutés des italiens. Ils ont pourtant de bonnes troupes. J’ai vu passer hier une de leurs divisions alpines dont j’ai vraiment admiré l’allure et la discipline. Puis, j’ai vu une de leurs divisions d’assaut, les « Ardita », bandes d’apaches et de voyous, débraillés, ayant les chemises noires, des mouchoirs noirs, un bonnet noir, peu disciplinés, la terreur des populations par leurs vols, mais braves au feu. Mais ce qui pèche surtout, c’est le commandement italien. Je ne comprends pas que leur armée tienne encore avec la façon dont ils la mènent. Ici tout est plein des souvenirs de Pie X. 11 octobre 1918 Je suis logé chez le percepteur, dans une vraie cellule de moine, blanchie à la chaux. Les seuls meubles sont un lit, une cuvette, une table de nuit, une table de 60 cm de coté et 2 chaises. Et avec cela, on peut à peine se retourner. Et puis toute la nuit, il y a dans le grenier, au dessus de ma tête, une sarabande de rats qui ne s’arrête pas. Ce n’est pas l’idéal du genre. 12 octobre 1918 J’ai vu défiler cet après-midi des troupes tchécoslovaques. Ce sont de superbes troupes, des jeunes gens bien bâtis, robustes, disciplinés, et qui doivent faire de fameux soldats, car ils sont tous volontaires, se battent pour la recréation de leur pays et savent que, s’ils sont pris par les autrichiens, ils sont fusillés.

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Musique tchécoslovaque à Riese – octobre 1918 13 octobre 1918 J’ai été faire aujourd’hui une reconnaissance dans un bien beau pays, et j’ai vu un fleuve fameux69. Malheureusement la ballade s’est terminée sous une pluie battante. 14 octobre 1918 Nous avons eu encore des morts de la grippe. Ce qu’il faut d’abord, c’est de ne pas en avoir peur et de ne pas y penser, car le moral aide puissamment les défenses naturelles du corps. Il paraît que comme préventif la quinine est remarquable… Je crois tout de même qu’elle est en décroissance. A Milan où il y avait une moyenne de 1300 cas nouveaux par jour, avec mortalité de 140 à 150 par jour, on ne signale plus que 700 ou 800 cas nouveaux par jour. C’est déjà gentil. 16 octobre 1918 (23heures 30) Je circule depuis 11 heures du matin, je suis rentré pour dîner à 20 heures et j’ai eu du travail jusqu’à maintenant. J’ai vu un bien beau paysage et des gorges splendides. Le temps qui est effroyable a été un peu plus clément cet après-midi. Mais comme j’étais trempé de sueur, et les pieds mouillés à faire des marches dans l’eau, j’ai du me changer en rentrant… J’ai entendu dire que la Turquie avait officiellement demandé la paix.

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Le Piave

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17 octobre 1918 Aujourd’hui, gros travail, comme les jours qui vont suivre. Demain matin, tout le monde vadrouille et je garde la maison. Par contre, demain après-midi, je file à mon tour faire une reconnaissance. Je compte aller à un observatoire admirable, d’où on voit admirablement les lignes ennemies. On y est d’ailleurs découvert jusqu’au nombril mais les autrichiens sont tolérants et vous laissent regarder en paix. Il y a une différence avec le front allemand. 19 octobre 1918 Le travail de ces jours-ci vient de s’arrêter en queue de poisson, de sorte que je me trouve maintenant devant un travail normal. 20 octobre 1918 Travail énorme aujourd’hui. J’ai pondu un ordre et des croquis tout l’après-midi et toute la soirée, et demain à 8 heures, je pars en auto. Aussi vais-je me coucher. Toujours ordres et contre-ordres, et dame un désordre… C’est dégoûtant de travailler avec nos bons alliés car on ne sait jamais sur quel pied danser. Figure-toi que, cette nuit, le poêle du général a pris feu. C’était un fourneau peint en blanc qui semblait en terre réfractaire. Pas du tout. Il était en bois doublé intérieurement d’une couche de briques ! Ça c’est une trouvaille, un poêle en bois ! 21 octobre 1918 Le travail est revenu, vraiment immense. J’ai travaillé toute la journée sans arrêt, aux prises avec de grandes difficultés, et surtout des contre-ordres à n’en plus finir. C’est abrutissant de travailler dans ces conditions. C’est une incohérence et un désordre sans nom dans ce haut commandement italien. Pourquoi Foch n’y met-il pas un peu le nez ? Enfin, depuis 5 ou 6 jours, à peine ai-je fait un ordre que je reçois le contrordre, et quand on a tenu compte du contrordre, l’ordre initial revient. C’est complètement stupide, surtout quand il s’agit de choses graves et non de la foire au pain d’épices. Enfin, rien à y faire. Il n’y a qu’à se fier à Dieu et à espérer que Diaz aura la grippe espagnole. Je comprends maintenant pourquoi les autrichiens n’ont jamais été capables de battre les autrichiens. 22 octobre 1918 Coucher cette nuit à 1 heure 30, et cette nuit, ce sera pareil. Avec cela, il faut que je m’occupe un peu de mes affaires, que je fasse mes cantines et ce n’est pas commode car je n’ai pas une seconde. Quand nous quitterons notre palazzo, je suis décidé à n’emporter que 2 musettes avec quelques affaires, mon révolver, ma jumelle, mon appareil et mes couvertures, surtout mes couvertures car il fait bigrement froid la nuit.

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23 octobre 1918 Travail insensé aujourd’hui, de 7 heures 30 à 21 heures, sans arrêt, sauf un instant pour les repas, mais très intéressant. Demain, adieu le repos et le confort. Une petite prière pour nous. 24 octobre 1918 En secteur, la bataille gronde, on a avancé. Moi, je suis encore au calme, mais je ne vais pas tarder à aller rejoindre l’infanterie, avec qui je dois rester. Et cette nuit, je vais avoir une mission d’une grosse importance à remplir. J’espère que ça collera. Moral excellent. Tout va bien. 25 octobre 1918 Et voilà un contrordre de plus. Au moment où je partais hier pour mon poste de combat, contrordre. Comme je filais à tâtons dans la nuit pour transmettre les ordres, j’ai mis le pied dans le vide et je suis tombé de 2 mètres de haut dans une tranchée. Il y avait en travers sur la tranchée 2 barres de fer. Je suis passé entre les deux et en ai heurté une avec mon genou. On m’a aidé à me relever et j’en suis quitte pour le poignet droit enflé, la cheville droite meurtrie, et le genou gauche scalpé à travers la culotte et avec une bonne entaille. J’ai continué à trotter comme j’ai pu, pour achever ce que j’avais à faire et je suis revenu au P.C., où j’ai du changer de caleçon car le sang du genou l’avait pas mal Sali. On m’a arrangé tout cela et il paraît que ce ne sera rien. Je marche, pas trop facilement, mais cela va. L’os n’est pas touché. Aujourd’hui temps radieux, après la pluie d’hier. Ça canonne assez dur près de nous, mais qu’est-ce que cela donnera ? Il n’y a rien à tirer des italiens. Si on voulait aboutir à quelque chose, il faudrait les encadrer de troupes françaises et leur donner des étatsmajors, depuis cette nouille de Comando Supremo, jusqu’aux brigades, exclusivement français ou anglais. Ils ne préparent rien, ne prévoient rien. Sur les routes, un embouteillage effroyable, etc… Ce n’est pas brillant ! 25 octobre 1918 (21 heures 30)70 Chasse aux scorpions. Nous sommes dans une chaumière que le canon a épargnée parce qu’elle est cachée. Les plafonds en grosses poutres pas équarries, et tout un monde de sales bêtes qui y pullule : rats, souris et insectes, surtout d’énormes araignées noires. Tout à l’heure, nous avons vu 2 scorpions au plafond et nous venons de les tuer.IL y a d’ailleurs eu des soldats évacués pour piqûres de ces sales bêtes. Hier soir, j’ai vu un rat se promener dans le vide sur un fil téléphonique. C’est le comble.

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Pederobia sur le Haut Piave

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P.C. DI de San Martino

La bataille continue. Nous sommes en secteur. Pas trop bombardés pour le moment. Les italiens n’ont pas avancé beaucoup. Je reconnais qu’ils ont un terrain atrocement difficile et escarpé. Mais leur commandement n’est pas à la hauteur. Espérons que nous réussirons mieux si notre tour vient. Par exemple, paysage admirable et surtout varié. Dans un tour d’horizon, nous avons à nos pieds les gorges escarpées et splendides d’où débouche un fleuve, et puis la plaine immense. C’est réellement très beau… Mon genou est toujours très sensible et me gène, surtout quand je plie la jambe, aussi je marche en boîtant. 26 ocotbre 1918 A 17 heures, je quitte le P.C., pour m’installer en 1ère ligne, et même en avant de la 1 ligne, pour jouer un rôle auquel je réfléchis depuis plusieurs jours, pour m’y préparer le mieux possible car il est d’une importance capitale. Je voudrais bien être à demain matin. J’espère que l’artillerie autrichienne nous fichera la paix cette nuit et que les projecteurs ne nous éclaireront pas, sinon nous serons empoisonnés. Enfin, il n’y a qu’à faire ce qu’on doit et se fier à Dieu. ère

27 octobre 1918 Et nous voilà engagés dans la grande bataille après avoir forcé cette nuit le passage d’un fleuve. Hier soir, dès la tombée de la nuit, les équipages de pont sont arrivés au bord de l’eau. C’est là que j’étais détaché, avec plusieurs agents de liaison, un téléphone, et un horaire que j’avais établi pour le passage des différentes troupes très nombreuses.

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J’avais donné à chaque régiment une zone de rassemblement, la tête à un point bien fixé, où j’enverrais un agent de liaison le chercher quand ce serait son tour de passer. C’était le seul moyen d’avoir de l’ordre et d’empêcher l’embouteillage du pont. Nuit noire. Le bruit des pontonniers était masqué par le bruit du fleuve qui coulait à une vitesse de 3 mètres à la seconde : c’est une vitesse énorme. On a commencé par passer en barques des détachements d’infanterie qui se sont installés sur l’autre rive, dans le plus grand silence pour protéger, le cas échéant, la construction du pont. Cela a bien marché, sauf pour quelques barques, que le courant a entraînées pendant 2 km. Sur la plage où nous étions, des rafales assez fréquentes de shrapnels, car les autrichiens se méfiaient, mais pas de casse. On a donc commencé un pont. On met les bateaux à l’eau successivement, à 200 mètres environ du point où sera le pont. Ils se laissent aller et jettent l’ancre quand ils sont arrivés au point voulu. ON met dessus un plancher, et ainsi de suite.

Le pont sur le Piave Au bout d’une heure, le pont a été emmené par le courant, les ancres ayant mal mordu. On en a alors commencé un second, avec toutes les précautions. Mais le travail a été difficile et long à cause des shrapnels, et d’un projecteur autrichien qui obligeait à arrêter le travail. Finalement, vers 1 heure du matin, le pont a été fini. J’ai fait filer mes agents de liaison pour chercher les nombreuses troupes qui devaient passer le pont et se porter à l’attaque. Je me tenais à l’entrée du pont et les troupes commençaient à passer quand le projecteur s’est fixé droit sur nous. Au même moment, l’artillerie autrichienne s’est mise à battre avec explosifs et shrapnels, pendant que les mitrailleuses balayaient la région, tirant heureusement trop bas ou trop haut. Les 1er éléments ont reflué. Nous sous sommes jetés sur eux, les encourageant, et en quelques secondes, le recul s’était arrêté, et les colonnes par 4 défilaient sur le pont. Partout les obus tombant autour de nous, les mitrailleuses tirant, le tout éclairé par le projecteur, les officiers entraînant leurs hommes, les pontonniers courant dans tout cela avec les planches sur le dos : c était splendide et j’ai rarement vu quelque chose d’aussi beau. Je guettais au passage les chefs de bataillon pour leur communiquer des ordres et, dans cet affairement, on ne pensait plus au danger. Heureusement, l’artillerie boche tirait légèrement à notre droite, et ne nous a pas fait beaucoup de pertes, ni les mitrailleuses.

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Malheureusement, vers 3 heures, un obus a coupé le pont. On l’a rétabli, et vers 4 heures, un nouvel obus l’a coupé sur 15 mètres de long, coupant les câbles, et finalement tout le reste du pont a filé. Impossible de le refaire de jour. Celles de nos troupes qui ont passé se cramponnent sur l’autre rive, et ont repoussé des contre-attaques. Ayant pleins pouvoirs, j’ai arrêté le passage, averti le général et renvoyé les troupes pas encore passées. A partir de 4 heures, l’artillerie boche est devenue terrible et, jusqu’à 9 heures, je me suis cru reporté aux plus mauvais jours de la Somme ou du chemin des Dames, pluie de shrapnels et tirs d’écrasement par 150 et 210. Vers 8 heures, j’ai reçu l’ordre de revenir à la division. J’ai mis un temps fou à traverser la zone battue, me couchant tout le temps, avec des 210 tombant à 15 ou 20 mètres. Avec un agent de liaison, nous avons passé des moments terribles. Enfin, nous avons des troupes qui tiennent ferme de l’autre coté et nous communiquons par des bateaux. Ce n’est plus moi qui vais ce soir au bord de l’eau. Aussi, je vais me coucher, car je suis brisé. Je t’assure que j’ai passé une nuit terrible, d’abord à cause de la responsabilité que j’avais de régler les passages des troupes, et puis à cause de ce séjour sous un violent bombardement. Mais tout s’est bien passé, et à mon retour, le général et le chef d’état-major m’ont remercié. Aussi, je suis content. 28 octobre 1918 8 heures : Nous avons jeté cette nuit un autre pont. Tout va bien. Déjà 300 prisonniers et 2 canons.

Un radeau sur le Piave

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18 heures : La nuit dernière, nous avons relancé un pont et passé du monde. Il a été démoli ce matin. Cette nuit, nous en refaisons un pour passer de grosses masses. Je vais y passer la nuit et régler le passage. Les troupes qui ont passé ont bien marché aujourd’hui. Nous sommes à plus de 1000 prisonniers, 25 officiers, 2 canons, 30 mitrailleuses et 2 lance-bombes. L’artillerie boche a commencé à se replier et j’espère qu’au bord de l’eau, j’aurais une nuit calme. 29 octobre 1918 Ma division a relancé dans la nuit qui vient de s’écouler pour la 3ème fois un pont de bateaux. J’avais l’ordre d’assurer le passage du reste de ma division et de 12 bataillons et 2 groupes d’artillerie de montagnes d’autres divisions.

Commandant Péronne et moi au bord du Piave J’ai réglé tout de mon mieux et repassé la nuit dernière au bord du Piave. Nuit calme. Le pont n’a été prêt qu’au petit jour et on a risqué le passage de jour. Tout a collé. En 4 heures, j’avais pu faire passer 15 000 hommes sur l’autre rive et plusieurs batteries sous le feu. Et cela a attaqué, gagné du terrain, pris des prisonniers, canons, etc…. Aussi je suis bien content de t’annoncer que je suis proposé ce soir pour la légion d’honneur, et je voudrais bien que cela colle. Je suis brisé. Ce matin, j’ai été bombardé avec du 230 ou du 280 et c’est déprimant, car à chaque arrivée de l’obus, tout près, on a l’impression qu’il vous arrive droit dessus et on ressent une angoisse affreuse. Enfin, tout cela est fini et le commandant m’a donné cette nuit-ci entière pour dormir.

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En 3 jours, ma division a fait environ 3500 prisonniers, 100 officiers, une batterie de 230, une batterie de 77, 50 mitrailleuses et un gros matériel.

Sur le Piave, après la victoire

30 octobre 1918 Nous avançons. Seguerino est pris. 31 octobre 1918 Alors nous poursuivons. L’armée autrichienne est en pleine déroute sur un front considérable. Ma division a fait craquer la charnière ces jours-ci et maintenant, nous marchons dans la montagne pour tâcher d’atteindre la seule route de retraite de plusieurs armées autrichiennes. Mais elles ont pris de l’avance et je ne sais si, avec les difficultés de notre marche, nous arriverons à temps. Demain soir, j’espère coucher dans une ville reconquise. Je finis de remballer mes musettes, car nous n’avons pas de cantines, car, demain, le P.C. avance et, moi, je vais rejoindre l’infanterie. Nous remontons une vallée admirable, pendant que la plupart de nos troupes franchissent de hautes montagnes et je te prie de croire que ce n’est pas une petite affaire. Mais nous avons la joie de la victoire décisive et d’y avoir énormément contribué.

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2 novembre 1918 Feltre : Nous sommes très mécontents de l’attitude des italiens à notre égard. Leurs communiqués parlent à peine de nous, alors que, sans les anglais et nous, ils auraient vraisemblablement tout raté. Le fleuve a été franchi d’abord par anglais et français, qui ont eu la partie la plus dure, surtout nous, au pied des montagnes qu’il a fallu enlever et franchir. Ça décolle partout. On dit que la cavalerie italienne est à Udine ??? Nous, nous ne pouvons avoir une avance pareille dans la région extrêmement difficile où nous sommes : peu de routes, et encore les autrichiens les ont fait sauter. Les seules communications sont de rares gorges dans les montagnes et les ravitaillements sont épouvantablement difficiles. Et puis, il fait extrêmement froid, et les rhumes règnent. Pour moi, j’ai un fort rhume de cerveau. Cette gorge où coule le fleuve est admirable et c’est un vrai voyage de tourisme, moins le confort. Nous sommes épouvantablement mal, et, hier soir, j’ai dîné dehors. Nous avons retrouvé des civils qui nous ont accueillis avec grand enthousiasme. Cet après-midi, j’ai été faire un tour à la petite ville auprès de laquelle sont nos avant-postes. Elle est assez pillée, et surtout, elle sent bien mauvais. Mais quel pays ! Des gorges avec des torrents et de hautes montagnes. C’est splendide ! Les gens sont dans la joie de nous avoir. Les hommes nous saluent et nous disent bonjour. Les femmes rient, agitent les bras vers nous et sont dans la joie. 3 novembre 1918 Une dépêche nous arrive : l’armistice est signée avec l’Autriche ! Pour une nouvelle, c’est une nouvelle. Et nous, qu’allons-nous devenir ? Il n’y a que 3 solutions : 1° Ou rester au repos ici et occuper l’Autriche 2° Ou rentrer en France 3° Ou traverser l’Autriche et marcher sur la Bavière. Cette dernière solution me plairait assez. C’est une rude satisfaction d’avoir contribué puissamment à la débâcle de l’armée autrichienne. J’ai une jolie petite jumelle à prismes autrichienne, une Goerz, s’il te plaît, c’est à dire une des premières marques du monde. Elle a besoin d’être réglée. Je le ferai faire et je compte te l’offrir. 5 novembre 1918 8 heures : Plus un coup de canon. Ici, c’est la paix complète. Hier soir, de toutes les montagnes, de partout, à perte de vue, toutes les troupes célébraient l’armistice par le lancement de fusées de toutes les couleurs. 22 heures (Aselo) : Me voici dans une charmante villa avec piano, électricité, etc… Cela nous change. Ce soir, le chef d’état-major, qui a dû être très bon pianiste, nous a joué par cœur la 1ère partie de la « sonate au clair de lune », et avec musique, des préludes de Franck. C’est épatant, et ici nous restons quelques jours, nous pouvons nous reposer. Nous sommes tous très enrhumés. Je crois que la 3ème hypothèse dont je t’ai parlé se réalisera sous peu.

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Voici le total de nos prises : 3000 prisonniers, 118 canons, 180 mitrailleuses et une quantité énorme de fusils et matériel. Mais l’autrichien était moralement mûr pour la défaite, sans cela nous n’aurions jamais pu passer. 6 novembre 1918 Il paraît que les divisions hongroises et bosniaques ont eu une conduite terrible avec les populations civiles envahies. Il paraît que les premiers jours, on leur aurait accordé le droit de meurtre. Aussi, au moment de la retraite de ces jours-ci, les femmes et les enfants ont fait des massacres d’autrichiens. 7 novembre 1918 La 23ème D.I. vient d’être citée à l’ordre de l’armée italienne. Je suis proposé pour la médaille italienne de la valeur militaire. J’ignore si elle aboutira, mais j’aimerais bien mieux voir réussir ma proposition de croix. Mais tout cela importe peu. L’essentiel est de voir la fin de la guerre. 16 novembre 1918

78

ème

, 107

ème

Le G.Q.G71. français vient de citer à l’ordre de l’armée nos 3 régiments et 108 d’infanterie. ème

19 novembre 1918 Rien de nouveau pour nous. Je ne crois plus à l’occupation pour nous, l’Autriche ayant l’air d’être partagée entre l’Italie et Franchet d’Esperey. Aussi, le 1er moment d’enthousiasme passé, ce que nous désirons tous, c’est de rentrer en France le plus vite possible, et de quitter ce pays dont nous sommes sursaturés. 20 novembre 1918 Hier soir, nous avons eu à dîner le général Etna, commandant le 1er corps italien. Il est très aimable, très vif, et, au moment du champagne, il méritait son nom de volcan. Il faisait quelquefois des tirades entières en italien, auxquelles notre malheureux général ne comprenait goutte. Alors quand nos interprètes d’italien riaient, le général riait aussi et cessait de rire en même temps qu’eux. C’était tordant.

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G.Q.G. Grand Quartier Général

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Ordre N°117309 D Mr Collart Dutilleul… nommé chevalier de la Légion d’Honneur à la date du 22 novembre 1918. « Officier d’état-major de très grande valeur, qui depuis le début de la guerre, n’a cessé de se distinguer à la tête d’une unité de mitrailleuses, vient d’affirmer à nouveau son courage pendant 2 jours et 2 nuits au cours du franchissement du Piave sous le feu de l’ennemi. Organisateur admirable, a su amener en ordre parfait les unités de 3 divisions, les réconfortant sous les balles et les obus qui pleuvaient sur le pont, montrant le brassard divisionnaire français à l’avant-garde d’unités alliées. – 4 citations » La présente nomination comporte l’attribution de la croix de guerre avec palme. Le Maréchal, Commandant en chef Pétain

13 décembre 1918 : Capitaine François Dutilleul : « Promu chevalier de la légion d’honneur. Amicales félicitations Péronne Raoul »

Permission de 22 jours : arrivée à Mussy le 30 novembre 1918. Départ de Mussy le 24 décembre1918 pour Asolo où on s’embête ferme.

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28 décembre 1918, Asolo Je suis arrivé ici hier soir vers 23 heures 15 après un voyage on ne peut plus désagréable. D’abord, les inondations nous ont forcé à faire le détour par Lyon et Grenoble, et nous avons repris la ligne de Modane et Montinélian, pour arriver à Modane vers 17 heures, au lieu de 11 heures et quelque chose. Heureusement, le génral Graziani (12ème C.A.) étant dans le train, son officier d’ordonnance a télégraphié de Lyon à Grenoble pour faire préparer un repas froid dont il a eu l’amabilité de me faire profiter. Arrivé à Turin vers 22 heures, soit avec 5 ou 6 heures de retard, j’y ai couché et en suis reparti le 26 à 6 heures 50 du matin, pour rouler sans arrêt jusqu’à 22 heures 30, dans des trains surbondés, et arrêtant à toutes les stations. Et le temps de vagues repas froids et je ne suis pas fâché que tout cela soit fini. Ici temps radieux et froid. 12 janvier 1919 Le seul événement de la journée, c’est que le général m’a remis la Croix. On a armé pour la circonstance le quartier général, et tout s’est passé avec le cérémonial habituel. J’étais au port du sabre, le général a lu lentement le texte de ma citation, puis m’a touché les 2 épaules avec son sabre, m’a décoré, puis embrassé, en me disant quelques mots tout à fait aimables. Puis défilé du quartier général et c’était fini. Et bien, je trouve que ce cérémonial produit une certaine émotion, et j’aurais été bien content si tu avait été là. 25 janvier 1919 Je suis parti hier à 9 heures 30 avec le général après avoir déjeuné. Nous avions des couvertures, cartes, bâtons ferrés. Itinéraire par Bassano et Marostica. Très jolie route par un beau soleil, et l’illusion du printemps à cause de nombreux bois d’oliviers. Malheureusement, à Marostica, un de nos ressorts a cassé. Nous voilà donc forcés de rentrer bien navrés. Nous en avons profité pour visiter Bassano, petite ville charmante et bien pittoresque, avec ses nombreux petits palais anciens. Puis, comme l’auto se tenait bien, au lieu de rentrer, nous sommes entrés à petite vitesse dans la vallée de la Brenta, qui traverse Bassano, et nous l’avons remonté vers le nord. Nous avons traversé Valstagna, Primolano et sommes allés jusqu’à Grigno qui est dans l’ancienne Autriche, d’après ma carte. Toute la vallée a été abîmée par nos bombardements et par les explosions des dépôts de munitions. Elle est sauvage et très à pic, mais il ne reste plus une maison et les malheureux habitants habitent de lamentables baraques et font pitié. Nous avons donné à deux jeunes filles les restes de notre repas froid. Au retour, nous avons visité Valstagna, bourg assez abîmé, mais extrêmement intéressant… Puis nous sommes rentrés vers 19 heures. En résumé, journée charmante. Cette Italie est vraiment délicieuse et charmante, comme lumière, comme architecture, comme costume. Je n’aimerais pas l’habiter, mais c’est le pays idéal pour voyager.

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Nous avons interrogé une vieille femme qui nous adit que les soldats français étaient meilleurs que les italiens car ils ne volent ni les poules, ni le bois. C’est l’impression générale dans ce pays. 6 février 1919 Alors, on se prépare à partir. Nous ne laisserons que quelques éléments… Je suis désigné pour faire les embarquements. Donc, je pars avec le dernier train, c’est à dire, je pense, pas avant les derniers jours du mois… Sauf contrordre, quand j’aurai fini les embarquements ici, j’irai passer 2 jours à Milan pour y embarquer ce que nous y avons et je m’y embarquerais moi-même, le 23 au soir. 17 février 1919 (Castelfranco) Rien de neuf sauf une sale pluie qui vient de s’installer et qui va bien gêner nos embarquements. Nous sommes forcés de prendre des précautions sur nos trains, de très nombreuses tentatives de vol ayant été signalées pendant leur traversée d’Italie. Quel peuple charmant. 19 février 1919 (Castelfranco) J’ai passé une bonne nuit à l’albergo Roma, qui est sordide. Les portes des chambres ne ferment pas et la mienne est complètement isolée. Aussi j’ai dormi avec mon révolver sur ma table de nuit. Il n’y a rien de neuf. Je pars demain à 16 heures 37 pour Milan où je séjournerai jusqu’au 23 au soir. 25 et 26 février 1919 : Mussy 28 février 1919 (Avize – Champagne) Hier soir, nous attendions Madame Frenels (pas la maréchale) qui tient une cantine pour permissionnaires et qui vient s’installer ici. A 23 heures, elle n’était pas arrivée. Elle est arrivée tout à l’heure à 14 heures. L’auto de l’armée n’étant pas venue la prendre, elle a fait le voyage de Rethel ici sur un camion, avec pour nourriture un bout de saucisson, et il paraît qu’elle n’était pas trop contente. Le commandant qui l’a rencontrée dans la rue, l’a invitée à prendre le thé, et comme tout le monde était occupé, j’ai été désigné pour la recevoir à la popote. Heureusement que je m’étais rasé ce matin. L’entrevue a très bien marché. Nous la prenons complètement à notre popote. Mais ce ne sera pas très drôle. Je suis très bien logé, chez une vieille dame, dans une belle chambre donnant sur un grand jardin. Les bureaux dans une baraque sont moins bien. 2 mars 1919 : Mussy

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