et le bâton ensorcelé

remit debout, épousseta la robe verte toute simple que Mme Vanderbilt lui avait donnée la veille et, l'oreille aux aguets, s'enfonça plus profondément dans la ...
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Robert Beatty

et le bâton

ensorcelé

Illustration de couverture : Rémi Chayé Ouvrage publié originellement sous le titre « Serafina and the Twisted Staff » par Disney Hyperion, un département de Disney Book Group. © Robert Beatty, 2016 © Bayard Éditions, 2018 18 rue Barbès, 92128 Montrouge Cedex ISBN : 978-2-7470-6519-1 Dépôt légal : mai 2018 Première édition Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, interdite.

Ce livre vous est dédié, chers lecteurs qui avez contribué à faire connaître Serafina et la Cape noire et, ce faisant, avez rendu ce deuxième tome possible. Il est également dédié à Jennifer, Camille, Genevieve et Elizabeth, mes complices, mes inspiratrices et les amours de ma vie.

Domaine de Biltmore Asheville, Caroline du Nord 1899 Trois semaines après avoir vaincu l’Homme à la Cape noire

1

L

e dos courbé, les yeux fixés sur sa proie, Serafina se faufila dans les broussailles éclairées par la lune. À quelques pas devant elle, un gros mulot grignotait un scarabée qu’il venait de dénicher. Le cœur de Serafina battait à grands coups réguliers dans sa poitrine, comme pour ponctuer sa marche lente et silencieuse. Ses muscles frémissaient. Prête à bondir, elle se gardait bien de se précipiter. Roulant les épaules d’avant en arrière pour ajuster avec précision son angle d’attaque, elle guettait le bon moment. Lorsque le rongeur se baissa pour attraper un autre insecte, elle s’élança. Le mulot l’aperçut du coin de l’œil à l’instant où elle jaillissait des buissons. Pourquoi tant d’animaux de la forêt restaient pétrifiés de terreur quand elle se jetait sur eux, Serafina ne pouvait le comprendre. Si, sous forme de dents pointues et de griffes acérées, 11

la mort venait à surgir de l’obscurité pour lui sauter dessus, elle se battrait. Ou elle s’enfuirait. Bref, elle ferait quelque chose. Certes, les petites créatures des bois, telles que rats, lapins ou tamias, n’étaient pas réputées pour leur audace, mais tout de même ! En quoi se figer de peur pouvait-il les aider ? Serafina retomba sur le mulot, s’en saisit d’un geste plus vif qu’un frémissement de moustache et le serra dans sa main. Alors seulement, et bien qu’il fût déjà beaucoup trop tard, la bestiole se mit à se tortiller, à mordre et à griffer, son petit corps duveteux transformé en serpent frétillant, son cœur minuscule galopant à un rythme éperdu. Ça y est, songea Serafina, en sentant le boum boum des battements de ce cœur dans sa main nue. Le voilà qui se défend enfin. Son pouls s’accéléra, ses sens s’exacerbèrent. Soudain, elle percevait tout ce qui l’entourait dans la forêt : une rainette sautant sur une branche à dix mètres derrière elle, une bécasse d’Amérique solitaire émettant son chant nasillard dans le lointain, une chauve-souris traversant le ciel étoilé dans un bruissement d’ailes au-dessus d’une trouée dans la voûte des arbres. Poursuivre sa proie et lui sauter dessus, la traquer et la capturer, tout ça, c’était pour s’entraîner, bien sûr. Elle ne tuait pas les petits animaux sauvages qu’elle chassait, elle n’en avait pas besoin. Mais eux, 12

ils l’ignoraient, nom d’un petit bonhomme ! Elle inspirait la terreur ! Elle semait la mort ! Alors pourquoi restaient-ils cloués sur place jusqu’au dernier moment ? Pourquoi ne fuyaient-ils pas ? Tenant le mulot dans son poing serré, Serafina s’assit par terre, le dos contre le tronc recouvert de lichen d’un vieux chêne noueux. Puis, lentement, elle ouvrit la main. L’animal déguerpit aussitôt, mais elle le rattrapa et le reposa sur ses genoux. Elle le retint fermement pendant plusieurs secondes, avant d’écarter de nouveau les doigts. Cette fois, il ne tenta même pas de prendre la fuite. Il resta sur la paume de sa main, tremblant et haletant, trop désorienté et épuisé pour bouger un poil de moustache. Elle leva sa main ouverte pour examiner de plus près le petit rongeur terrifié, inclina la tête sur le côté. Il ne ressemblait pas à ces affreux rats d’égout gris qu’elle attrapait d’habitude dans les sous-sols du manoir de Biltmore. Ce mulot avait eu l’oreille gauche déchirée et en portait encore la cicatrice. Le pauvre avait déjà dû subir de tristes mésaventures. Et avec ses petits yeux noirs, ses moustaches tremblotantes et son long museau pointu, il faisait davantage penser à une mignonne petite souris dodue qu’aux bestioles nuisibles qui avaient valu son titre 13

à Serafina. Elle l’imaginait presque coiffé d’un petit chapeau et vêtu d’un gilet boutonné. Elle ressentait même une pointe de remords de l’avoir capturé, mais elle savait aussi que, s’il essayait de nouveau de lui fausser compagnie, sa main s’abattrait sur lui avant même qu’elle ait le temps d’y penser. Ce n’était pas une affaire de volonté, mais de pur réflexe. Tâchant tant bien que mal de reprendre son souffle, le petit animal roulait les yeux de gauche à droite, à la recherche d’un moyen de s’échapper. Sauf qu’il n’osait pas. Il se doutait bien que, dès qu’il ferait mine de s’éclipser, elle s’emparerait de lui une fois de plus, que c’était dans la nature des êtres de son espèce de jouer avec lui, de lui donner des coups de patte, des coups de griffe, jusqu’à ce qu’il meure. Cependant, après avoir jeté un dernier regard sur le rongeur, elle le reposa par terre. – Désolée, petit gars. C’était juste un exercice d’entraînement. Le mulot l’observa avec perplexité. – Vas-y, tu peux partir, lui dit-elle gentiment. La petite bête lança un coup d’œil vers le buisson de chardons derrière elle. – N’aie pas peur, ce n’est pas un piège, lui assurat-elle. Visiblement, il n’en croyait pas un mot. 14

– Rentre chez toi, maintenant, lui conseilla-t-elle. Seulement, ne fais pas de mouvement brusque. Tu dois t’éloigner tout doucement. Et, la prochaine fois, ouvre l’œil et tends l’oreille, même si tu es en plein mâchouillage de scarabée, tu entends ? Il y a des êtres bien plus méchants que moi dans cette forêt. Stupéfait, le rongeur à l’oreille déchirée se frotta le museau à plusieurs reprises de ses petites pattes et inclina la tête, presque comme s’il avait voulu la saluer. Elle laissa échapper un petit rire par le nez, ce qui eut pour effet d’inciter le rat des champs à se ressaisir enfin. En un éclair, il reprit ses esprits et décampa dans les fourrés. – Bonne soirée ! lui lança-t-elle. Elle savait que plus il se mettrait hors de sa portée, plus sa mémoire exagérerait son courage. Le temps qu’il rentre chez lui pour dîner, il aurait une belle histoire à relater à sa compagne et à ses petits. Serafina sourit en l’imaginant, entouré de toute sa petite famille, en train de leur raconter sa folle aventure, encore que légèrement enjolivée : il vaquait tranquillement dans la forêt à ses petites affaires, sans rien demander à personne, lorsqu’un dangereux prédateur lui avait sauté dessus et l’avait obligé à défendre chèrement sa vie. Elle se demanda si, dans son récit, elle apparaîtrait comme une bête féroce et cruelle. Ou simplement comme une petite fille. 15

C’est alors qu’elle entendit un léger bruit au-dessus d’elle, comme une brise d’automne soufflant entre les cimes des arbres. Sauf qu’il n’y avait pas de vent. L’air nocturne était froid, silencieux et parfaitement immobile, à croire que Dieu retenait son souffle. C’était un murmure léger, faible, à peine un chuchotement étouffé. Serafina leva les yeux mais ne put distinguer que les branches des arbres. Elle se remit debout, épousseta la robe verte toute simple que Mme Vanderbilt lui avait donnée la veille et, l’oreille aux aguets, s’enfonça plus profondément dans la forêt pour essayer de découvrir d’où provenait ce bruit étrange. Elle tourna la tête à gauche, puis à droite, mais le son semblait venir de nulle part. Elle se dirigea vers un affleurement rocheux, d’où le sol descendait en pente raide vers un vallon boisé. De là, la vue s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres à travers la brume, jusqu’aux montagnes Bleues. Une mince bande de nuages duveteux, luisant d’une lueur argentée, passa lentement devant la lune. La clarté de l’astre nocturne les traversa d’un halo lumineux et jeta une ombre longue et irrégulière sur le sol derrière Serafina. Debout sur la saillie rocheuse, celle-ci scruta le vallon à ses pieds. Au loin, les tours pointues et les toits recouverts d’ardoise du magnifique manoir de Biltmore émergeaient de l’obscurité de la forêt 16

avoisinante. Les murs de calcaire gris pâle s’ornaient de gargouilles figurant des bêtes mythiques et de délicates sculptures représentant des guerriers d’antan. La lueur des étoiles se réfléchissait sur les carreaux des fenêtres obliques, et les corniches des toits soulignées d’or et de cuivre scintillaient au clair de lune. Là-bas, dans la grande demeure, M. et Mme Vanderbilt dormaient au premier étage, de même que leur neveu, Braeden Vanderbilt, son ami. Les hôtes des Vanderbilt – membres de la famille en visite, hommes d’affaires, dignitaires, artistes célèbres – logeaient au deuxième étage, chacun dans sa chambre luxueusement meublée. Le père de Serafina assurait l’entretien des installations de chauffage à vapeur, du générateur électrique, des machines à laver le linge actionnées par des courroies de cuir rotatives, ainsi que de tous les autres appareils ultramodernes dont était équipé le manoir. Son père et elle vivaient dans l’atelier du sous-sol, au bout du couloir qui desservait les cuisines, les buanderies et les celliers. Mais, pendant que tous les gens qu’elle connaissait et aimait dormaient la nuit comme des bienheureux, Serafina veillait. Elle faisait de petits sommes durant la journée, recroquevillée dans l’embrasure d’un soupirail ou cachée dans un recoin sombre du sous-sol. La nuit, elle vadrouillait dans les corridors de Biltmore, ceux des étages supérieurs 17

comme ceux de la cave, sentinelle silencieuse et invisible. Elle explorait les allées sinueuses des vastes jardins du domaine et les vallons enténébrés de la forêt environnante. Et elle chassait. Âgée de douze ans, elle n’avait jamais vécu ce que n’importe qui d’autre aurait appelé une vie normale. Elle passait son temps à sillonner en cachette le vaste sous-sol du manoir pour capturer des rats. Son père, en plaisantant à moitié, l’avait gratifiée du titre de « A.R.C. » : Attrapeuse de Rats en Chef. Et elle l’assumait avec fierté. Son père avait toujours éprouvé une immense affection pour elle et fait de son mieux pour l’élever, à sa manière, même si celle-ci s’avérait un tantinet fruste, il fallait bien le reconnaître. Elle ne pouvait pas dire qu’elle était malheureuse quand elle dînait chaque soir avec lui ou se glissait dans les ténèbres, la nuit, pour débarrasser la grande maison de ces pestes de rongeurs. Qui l’aurait été ? Mais, tout au fond d’elle, elle se sentait bien seule et terriblement désorientée. Elle n’avait jamais compris pourquoi la plupart des gens avaient besoin d’une lanterne pour se déplacer dans le noir, ni pourquoi ils faisaient autant de bruit en marchant, ni ce qui les contraignait à dormir toute la nuit, juste au moment où tout était si beau. Elle avait observé assez d’enfants au domaine pour savoir qu’elle n’était pas comme eux. Quand elle 18

se contemplait dans un miroir, elle voyait une fille aux grands yeux ambrés, aux pommettes saillantes et à la crinière hirsute striée de différentes nuances de châtain. Non, elle n’était pas une enfant normale, ordinaire. Elle n’avait rien d’ordinaire. C’était une créature de la nuit. Comme elle se tenait au bord du vallon, elle entendit de nouveau le bruit qui l’avait attirée là : une douce palpitation, un flot de murmures porté par les ailes du vent qui soufflait très haut au-dessus de sa tête. Les étoiles suspendues dans le ciel d’encre clignotaient, comme animées de dix mille âmes, mais elles ne fournissaient aucun éclaircissement à cette énigme. Une petite silhouette sombre traversa le ciel devant la lune avant de disparaître aussitôt. Le cœur de Serafina manqua un battement. Qu’est-ce que c’était ? Elle resta sur le qui-vive. Une autre forme passa à son tour dans la clarté lunaire, puis une autre encore. Au début, elle crut qu’il s’agissait de chauvessouris, mais les chauves-souris ne volaient pas en ligne droite comme ça. Elle fronça les sourcils, troublée et fascinée tout à la fois. Les unes après les autres, des silhouettes minuscules défilèrent devant l’astre de la nuit. Scrutant le ciel, 19

Serafina s’aperçut que les étoiles étaient en train de disparaître. Ses yeux s’agrandirent d’inquiétude. Puis elle commença à saisir peu à peu la signification du spectacle qui se déroulait devant ses yeux. Les paupières plissées, elle vit des volées de passereaux survoler le vallon. Pas seulement un ou deux, ni une douzaine, mais des nuées, apparemment interminables, des myriades d’oiseaux chanteurs. Ils remplissaient tout le ciel. Le bruit qu’elle entendait était le doux murmure produit par des milliers de petites ailes de moineaux, de roitelets et de jaseurs effectuant leur migration automnale. On aurait dit des pierres précieuses, vert et or, jaune et noir, rayées et tachetées, des milliers et des milliers de joyaux. Certes, il était beaucoup trop tard pour entamer ce périple saisonnier, et pourtant ils étaient là. Ils se hâtaient de traverser le ciel à tire-d’aile, en direction du sud, où ils passeraient l’hiver, voyageant discrètement de nuit pour éviter les faucons qui chassaient le jour, s’orientant d’après les crêtes montagneuses au-dessous d’eux et l’alignement des étoiles au-dessus pour trouver leur chemin. Les mouvements saccadés et virevoltants des oiseaux l’avaient toujours fascinée, mais cela était différent. Cette nuit, l’audace et la beauté de l’expédition entreprise par ces petits oiseaux le long de la vaste chaîne montagneuse – l’épine dorsale du 20

continent – lui étreignirent le cœur. Elle avait l’impression d’assister à un évènement unique. Sauf qu’elle se rendit bien vite compte que les oiseaux ne faisaient que suivre la route que leurs parents et leurs grands-parents leur avaient montrée, route qu’ils empruntaient depuis des millions d’années. La seule chose « unique » là-dedans, c’était elle, c’était qu’elle se trouvât là en cet instant précis et qu’elle assistât à cette scène. Elle en resta médusée. Les oiseaux lui faisaient penser à Braeden. Il les adorait, ainsi que tous les autres animaux, d’ailleurs. – J’aimerais tellement que tu voies ça, murmurat-elle, comme s’il avait été réveillé et que, de son lit, il pût l’entendre à des kilomètres de distance. Si seulement elle avait pu partager ce moment avec lui ! Elle aurait voulu qu’il se tienne à ses côtés et contemple avec elle les étoiles, les oiseaux, les nuages ourlés d’argent et la lune brillante dans toute sa splendeur. Bien sûr, elle lui raconterait tout la prochaine fois qu’elle le verrait. Mais les mots prononcés de jour ne pourraient jamais rendre la beauté de la nuit. Quelques semaines plus tôt, Braeden et elle avaient vaincu l’Homme à la Cape noire et déchiré le vêtement maudit en mille morceaux. Ils avaient œuvré ensemble, étaient même devenus bons amis. Pourtant, une fois encore, elle songea, 21

douloureusement, que cela faisait plusieurs nuits qu’elle ne l’avait pas vu. Chaque soir elle espérait sa visite dans l’atelier. Mais chaque matin elle allait se coucher pleine de dépit et en proie à des doutes amers. Que faisait-il donc ? Y avait-il quelque chose qui l’éloignait d’elle ? L’évitait-il délibérément ? Elle avait été si heureuse de trouver enfin un ami à qui parler. Elle se sentait rongée de l’intérieur à l’idée de n’avoir eu, peut-être, que l’attrait de la nouveauté aux yeux de Braeden, que cet attrait s’était estompé et qu’il ne lui restait plus qu’à retourner à ses nuits de chasse solitaire. Ils étaient amis. De cela, elle était certaine. Toutefois, elle craignait de ne pas avoir sa place, le jour, dans le monde « d’en haut ». Se pouvait-il que Braeden l’eût oubliée si vite ? Alors que les rangs des passereaux se clairsemaient et que l’instant magique prenait fin, elle continua à observer la vallée tout en s’interrogeant. Depuis qu’elle avait mis l’Homme à la Cape noire hors d’état de nuire, elle se considérait comme l’un des Gardiens du domaine de Biltmore, ces lions de marbre postés en sentinelle de part et d’autre de l’entrée du manoir, qui le protégeaient contre les démons et les esprits maléfiques. Elle se voyait en A.R.C., chargée de débarrasser la propriété non seulement des petits quadrupèdes nuisibles, mais aussi des intrus de toutes sortes. Son père n’avait cessé de la mettre en garde 22

contre le monde extérieur, de l’avertir des dangers qui risquaient de piéger son âme, et, après tout ce qui était déjà arrivé, elle ne doutait pas une seconde qu’il y eût d’autres démons en liberté. Depuis des semaines maintenant, elle se tenait sur le qui-vive, telle une vigie au sommet de sa tour de guet. Mais elle n’avait aucune idée du moment où les démons viendraient ni sous quelle forme ils apparaîtraient. En son for intérieur, ce qui l’inquiétait le plus quand elle regardait la vérité en face, c’était de savoir si elle serait assez forte et assez maligne, si elle finirait dans la peau du chasseur ou dans celle du gibier. Finalement, peut-être que les petites bêtes, telles que les mulots ou les tamias, savaient très bien que leur vie ne tenait qu’à un fil. Peut-être se voyaient-elles comme des proies et s’attendaientelles à mourir à tout instant. Elles se tenaient prêtes. Mais Serafina, elle, non, sûrement pas ! Elle avait trop à faire. Son amitié avec Braeden venait tout juste de naître, et elle n’allait certainement pas y renoncer dès le premier obstacle. Elle avait à peine commencé à découvrir ce qui la liait à la forêt, à comprendre qui elle était, ce qu’elle était. Et, maintenant qu’elle avait rencontré les Vanderbilt en personne, son père la tarabustait pour qu’elle se conduise comme il sied à une jeune fille digne de ce nom. Mme Vanderbilt 23

l’avait complètement adoptée et lui parlait toujours avec gentillesse. Désormais, elle était autant chez elle dans l’ensemble du manoir que dans le sous-sol et dans la forêt. Elle qui avait souffert de ne pas avoir assez de proches, elle en avait à présent presque trop, tiraillée comme elle l’était dans trois directions à la fois. Malgré tout, après avoir vécu toutes ces années avec son père pour seule famille, cela lui faisait du bien de commencer une nouvelle vie. Tout cela était bel et bon. Si un danger menaçait, elle était prête à se battre, car elle voulait vivre. Qui n’agirait pas de même ? Mais qu’en serait-il si le danger surgissait trop vite pour être anticipé ? Que se passerait-il si, pareilles à celles d’une chouette fondant sur une souris, des serres tombaient du ciel et la tuaient avant qu’elle se soit même aperçue de leur présence ? Et si la vraie question ne concernait pas son aptitude à se défendre – quelle que soit la menace –, mais sa capacité à reconnaître le danger avant qu’il soit trop tard ? Plus elle réfléchissait aux volées de passereaux qu’elle venait de voir, plus cela la turlupinait. Il faisait encore doux pour un mois de décembre, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que les oiseaux s’y prenaient beaucoup trop tard pour entamer leur long voyage migratoire. Les sourcils froncés, elle fouilla le ciel du regard, à la recherche de l’étoile Polaire. Une 24

fois qu’elle l’eut trouvée, elle s’avisa que les passereaux n’étaient pas partis dans la bonne direction. Elle n’était même pas certaine qu’ils soient le genre d’oiseaux à migrer vers le sud pour l’hiver. Debout sur le bord de la saillie rocheuse, elle sentit une terreur noire s’infiltrer dans ses os. Elle leva les yeux vers le ciel, là où elle avait vu les oiseaux voler, puis elle se tourna vers la direction d’où ils étaient venus. Elle survola la canopée du regard. Son esprit s’appliquait à déchiffrer l’énigme. Enfin, elle comprit ce qui se passait. Les oiseaux ne migraient pas. Ils fuyaient. Elle prit une longue et profonde inspiration. Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. Les muscles de ses bras et de ses jambes se contractèrent. La chose, quelle qu’elle fût, était en route. Et elle arrivait maintenant.

2

Q

uelques instants plus tard, un bruit lointain agaça l’oreille de Serafina. Ce n’était pas des ailes de moineaux, comme elle en avait entendu tout à l’heure, mais quelque chose de beaucoup plus terrestre. Elle inclina la tête et tendit l’oreille. Le son semblait venir d’en bas, du vallon. Elle se positionna face à l’origine du bruit et mit ses mains en cornet derrière ses oreilles, un truc qu’elle avait appris en imitant les chauves-souris. Elle perçut un léger cliquetis de harnais et le clip-clop de plusieurs sabots. Son ventre se noua. Quel bruit insolite au beau milieu de la nuit ! Une voiture tirée par un attelage de chevaux remontait les cinq kilomètres de route sinueuse qui conduisaient au manoir. En plein jour, cela n’aurait rien eu d’inhabituel. Mais personne ne venait jamais à Biltmore la nuit. Quelque chose ne tournait pas rond. S’agissait-il 27

d’un messager porteur de mauvaises nouvelles ? Quelqu’un était-il mort ? Les États du Nord allaientils de nouveau entrer en guerre avec ceux du Sud ? Quelle calamité s’était encore abattue sur le monde ? Quittant son poste d’observation, Serafina se hâta de descendre dans la vallée et se fraya un chemin à travers la forêt pour gagner l’un des ponts aux arches de brique qui enjambaient la rivière. Dissimulée au milieu des feuilles d’un laurier de montagne, elle vit une vieille berline toute cabossée passer en cahotant sur la route. En général, les équipages comprenaient un ou deux chevaux, mais cette voiture-là était tirée par quatre étalons aux muscles puissants, à la robe foncée luisante de sueur sous le clair de lune et aux naseaux dilatés. Serafina déglutit avec peine. Ce n’est pas un messager. Braeden lui avait expliqué que les étalons étaient des bêtes farouches, notoirement peu commodes ; ils n’hésitaient pas à lancer des coups de pied aux palefreniers et à mordre les gens qui passaient à leur portée, et, surtout, ils détestaient les autres étalons. Or, voilà qu’ils étaient quatre à tracter une voiture à l’unisson. Lorsque Serafina essaya de voir qui conduisait l’attelage, les petits cheveux sur sa nuque se hérissèrent. Le siège du cocher était vide. Les chevaux 28

avançaient ensemble au petit galop, comme dirigés par des rênes, sauf qu’il n’y avait pas trace de conducteur. Serafina serra les dents. Ça n’allait pas du tout. Elle le sentait tout au fond d’elle. La berline se dirigeait vers Biltmore, où tout le monde dormait à poings fermés, sans se douter le moins du monde de son arrivée imminente. Comme la voiture disparaissait au détour d’un virage, Serafina entreprit de la suivre au pas de course. Elle fila à travers la forêt, sur les traces de l’attelage qui bringuebalait sur la route tortueuse. Heureusement, la robe de coton que Mme Vanderbilt lui avait offerte n’était pas trop longue et ne la gênait pas pour courir, mais suivre l’allure des chevaux se révélait tout de même étonnamment difficile. Elle fonça entre les arbres, enjamba des rondins, sauta pardessus des fougères, franchit des ravines, escalada des collines. Tirant avantage des méandres de la route, elle emprunta des raccourcis. Sa poitrine commença à se soulever avec effort chaque fois qu’elle prenait une grande inspiration. Malgré la vive inquiétude qui s’était emparée d’elle quelques instants plus tôt, le défi de ne pas se laisser distancer par les chevaux la fit sourire, puis la fit rire, ce qui la gêna d’autant plus pour respirer en courant. Elle adorait l’ivresse de la poursuite. 29

Tout à coup, les chevaux ralentirent. Elle s’arrêta aussitôt et s’accroupit. Ils s’immobilisèrent. Elle plongea derrière un massif de rhododendrons, à un jet de pierre de la voiture, et s’y cacha, tout en s’efforçant de reprendre son souffle. Pourquoi l’attelage s’arrête-t-il ? Les chevaux piétinaient nerveusement le sol de leurs sabots, de la vapeur s’échappait de leurs naseaux. Le cœur battant à coups redoublés, Serafina ne quittait pas la voiture des yeux. La poignée de la portière tourna. Serafina se baissa à ras de terre. Lentement, la portière s’ouvrit. Elle crut d’abord distinguer deux silhouettes à l’intérieur, mais ensuite il y eut un tourbillon de ténèbres comme elle n’en avait jamais vu auparavant : une ombre si noire et si mouvante que même ses yeux ne pouvaient la discerner. Un homme grand et robuste, coiffé d’un chapeau de cuir à large bord et vêtu d’un manteau sombre usé par les intempéries, émergea de la berline. Il avait de longs cheveux gris pleins de nœuds et une moustache et une barbe de même couleur, qui évoquèrent à Serafina de la mousse pendant d’un vieil arbre au tronc déchiqueté. Il descendit de voiture et, debout 30

sur la route, une canne noueuse à la main, scruta la forêt des yeux. Derrière lui, un lévrier irlandais à l’air méchant sauta de la berline. Puis un autre le suivit. Ils étaient grands et minces, avec de longues pattes, une tête massive, des yeux noirs et un épais pelage gris noirâtre à l’aspect miteux. Cinq chiens au total sortirent de la voiture. Tous ensemble, ils restèrent là, à fouiller la forêt du regard à la recherche d’une proie à tuer. Craignant de faire le moindre bruit, Serafina prit une petite inspiration saccadée, aussi prudemment et silencieusement que possible. Les battements de son cœur redoublaient dans sa poitrine. Elle n’avait qu’une envie : prendre ses jambes à son cou. Ne bouge pas, s’ordonna-t-elle. Ne fais pas le plus petit mouvement. Elle était certaine que, tant qu’elle ne sortirait pas à découvert, ils ne la verraient pas. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi – peutêtre à cause de son long manteau râpé et du piteux état de sa voiture –, mais l’homme lui semblait avoir parcouru un très long trajet. À son grand étonnement, il referma la portière, s’écarta de la voiture et lança un regard vers les chevaux. Aussitôt, ils partirent au galop, comme frappés par un coup de fouet. La voiture eut bientôt disparu au bout de la route, emportant vers Biltmore celui ou celle qui était resté à l’intérieur, mais laissant l’homme barbu et ses 31

chiens au milieu des bois. L’inconnu n’en parut pas le moins du monde ennuyé ni fâché. Au contraire, il se conduisit comme si la forêt était exactement l’endroit où il souhaitait se trouver. Prononçant des paroles que Serafina ne saisit pas, il rassembla sa meute autour de lui. C’était d’horribles molosses aux pattes énormes et aux griffes puissantes. Ils ne ressemblaient pas à des chiens ordinaires, du genre à fureter entre les arbres en reniflant le sol. Ils gardaient tous le regard rivé sur leur maître, comme s’ils n’avaient attendu que ses ordres. Le visage de l’homme demeurait dissimulé sous le bord de son chapeau. Mais, lorsqu’il pencha la tête en arrière pour regarder la lune, Serafina retint son souffle. Les yeux argentés de l’inconnu étincelaient dans son visage anguleux et buriné. Sa bouche s’ouvrit lentement, on aurait dit qu’il s’apprêtait à aspirer la lune. Juste au moment où elle crut qu’il allait prononcer quelques mots, il poussa le cri le plus terrifiant qu’elle eût jamais entendu. C’était un long sifflement rauque et strident. Au même instant, une chouette effraie blanche comme un fantôme surgit d’entre les arbres, dans un battement d’ailes totalement silencieux, avant de répondre à l’appel de l’homme par un cri à vous glacer le sang. Serafina sentit une vague de frissons lui parcourir l’échine. En passant près d’elle, la chouette tourna son étrange 32

face aplatie de son côté, comme en quête d’une proie. Serafina se ratatina sur le sol, pareille à une souris apeurée. Une fois la chouette disparue dans les ténèbres nocturnes, Serafina risqua de nouveau un œil sur la route. Son cœur cessa de battre. L’homme barbu et ses cinq chiens regardaient à présent dans sa direction. Bien qu’il eût détourné son visage de la clarté de la lune, ses yeux brillaient toujours d’une lueur surnaturelle. Serafina tenta de se convaincre qu’il leur était impossible de la voir, camouflée comme elle l’était au milieu du feuillage. Mais, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait chasser cette peur effroyable : qu’ils ne sachent précisément où elle se trouvait. Il lui sembla tout à coup qu’une humidité inconnue rendait le sol glissant sous ses pieds, que les lianes rampantes par terre se mettaient à bouger. Elle entendit une sorte de craquètement suivi d’un long sifflement rauque. Et soudain elle sentit le souffle de l’homme sur sa nuque. Tressaillant violemment, elle fit volteface, mais il n’y avait rien derrière elle. Rien que l’obscurité. L’homme plongea une de ses mains noueuses et parcheminées dans sa poche et en retira ce qui ressemblait à un lambeau d’étoffe de couleur foncée. – Reniflez ça, ordonna-t-il à ses chiens, d’une voix basse et sinistre. 33

Quelque chose dans sa barbe et son visage rude, dans ses vêtements rustiques et sa façon de parler, donnait à penser à Serafina qu’il était originaire des Appalaches, qu’il était né et avait grandi dans les ravins rocailleux et les vallons encaissés, hérissés d’épineux, de ces montagnes. Un premier chien enfouit son museau dans les plis du morceau de tissu. Lorsqu’il en ressortit sa truffe, il ouvrit grand sa gueule dégoulinante de bave, retroussa les babines et fit claquer ses dents. Il se mit à gronder. Puis un deuxième chien et un troisième flairèrent à leur tour le bout d’étoffe, jusqu’à ce que tous les cinq aient humé l’odeur que leur présentait leur maître. Devant l’air de méchanceté féroce des molosses, Serafina se sentit glacée de peur. Son seul espoir était que l’odeur du tissu les entraînerait dans une direction opposée. L’homme contempla sa meute. – Notre proie est toute proche, leur annonça-t-il, d’une voix pleine d’autorité menaçante. Suivez sa piste ! Trouvez-moi Celle-qui-est-noire-comme-la-nuit ! Les chiens se mirent subitement à hurler, aussi sauvages que des loups. Dans un même mouvement, tous les cinq se dressèrent sur leurs pattes et s’élancèrent dans la forêt. Serafina sursauta malgré elle. Ses jambes lui démangeaient tellement de courir qu’elle avait le plus grand mal à demeurer immobile. 34

Mais il fallait à tout prix qu’elle reste cachée. C’était le seul moyen pour elle de s’en tirer à bon compte. Or, à sa grande épouvante, elle vit les chiens foncer droit vers elle. Prise de court, elle hésita. Devait-elle continuer à se cacher ? Ou ferait-elle mieux de se battre ? Devaitelle prendre la fuite ? Les chiens ne manqueraient pas de la tailler en pièces. À l’instant où elle comprit qu’il lui fallait déguerpir à toute vitesse, elle se rendit compte qu’il était trop tard. Elle n’avait aucune chance. Sa poitrine se serra. Ses jambes se tétanisèrent. Elle se figea de terreur. Non ! Non ! Non ! Ne fais pas ça ! Tu n’es pas un rat ! Tu n’es pas un tamia ! Il faut que tu bouges ! Face à une mort certaine, elle fit ce que n’importe quelle créature sensée de la forêt aurait fait à sa place : elle fit un bond de trois mètres de haut qui la propulsa dans un arbre. Elle atterrit sur une branche, la longea à fond de train jusqu’à son extrémité, puis, pareille à un écureuil volant, se jeta dans le vide en un effort désespéré pour atteindre l’arbre suivant. De là, elle sauta sur le sol et détala comme si elle avait eu le diable à ses trousses. Avec des hurlements de rage, les chiens la prirent en chasse, courant et aboyant comme des fous. Ils la poursuivirent, telle une meute de loups pourchassant un chevreuil. Mais c’étaient des lévriers irlandais, 35

ils n’étaient pas faits pour chasser de malheureux chevreuils. Ils étaient dressés pour chasser et tuer des loups. Sans cesser de courir, Serafina jeta un regard pardessus son épaule. L’homme au visage taillé à la serpe leva les yeux vers la chouette revenue décrire des cercles au-dessus de sa tête. Alors, à la stupéfaction de Serafina, il lança sa canne en l’air, laquelle retomba en tournoyant en direction du rapace. Mais le bâton ne heurta pas l’oiseau. Il devint flou et disparut dans l’obscurité, tandis que la chouette allait se mettre sous le couvert des arbres. Serafina n’avait aucune idée de l’identité de cet homme ni de la signification de ce qu’elle venait de voir, mais peu importait pour l’instant. Elle devait continuer à courir pour sauver sa peau. Repousser les attaques d’un chien qui grondait en montrant les dents et ne pensait qu’à vous mordre était déjà bien assez difficile, mais se battre contre cinq était quasiment impossible. Alors, aiguillonnée par la peur, elle fila ventre à terre à travers les bois. Pas question de laisser ces brutes grondantes avoir le dessus ! Ses poumons aspiraient avec avidité l’air froid de la forêt, le déferlement d’une véritable vague de panique dans tout son corps avait mis tous ses sens en alerte maximale. S’approchant par-derrière, le premier chien tendit son cou hirsute, ouvrit grand la 36

gueule et referma les mâchoires sur son mollet. Avec un cri de colère et de douleur, Serafina pivota sur ses talons et frappa l’animal dont les crocs s’enfonçaient dans sa chair. Aussitôt, l’odeur du sang excita les autres molosses, qui se déchaînèrent. Un deuxième chien bondit sur elle et lui mordit l’épaule, lui déchirant la peau avec une détermination impitoyable, alors même qu’elle lui abattait son poing sur le museau. Un troisième saisit son poignet entre les dents et ne la lâcha plus, malgré tous ses efforts pour dégager son bras. Les trois monstres la firent culbuter par terre puis la traînèrent sur le sol. Alors, les deux autres chiens arrivèrent pour la mise à mort. Babines retroussées sur leurs formidables crocs, ils lui sautèrent à la gorge.

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S

erafina eut le réflexe de lever un bras pour se protéger le cou, si bien que, au lieu de se planter dans sa gorge, les dents du premier chien lui lacérèrent l’avant-bras, la transperçant d’une douleur fulgurante jusque dans les os. Elle hurla. Le deuxième molosse s’apprêtait à lui porter le coup de grâce lorsqu’une pierre de la taille d’un poing le heurta en pleine tête et le fit tomber à la renverse. Puis une autre pierre atteignit l’un des chiens restants, qui fit demi-tour pour se défendre. – Haaaa ! Un cri sauvage jaillit de l’obscurité et un garçon aux longs cheveux ébouriffés plongea dans la mêlée. Il cognait de gauche et de droite, distribuait coups de poing et coups de griffe, en veux-tu, en voilà, agitait les bras dans tous les sens, avec des grognements féroces. 39

Éperdue de douleur, Serafina écrasa la paume de sa main sur le museau du chien cramponné à son bras, dans une ultime tentative pour le repousser. – Haut les cœurs ! Relève-toi ! Cours ! lui cria le garçon en s’attaquant à deux des chiens pour lui dégager le passage. Serafina se remit tant bien que mal sur ses pieds, prête à prendre la poudre d’escampette. Mais, juste au moment où elle pensait que le garçon et elle reprenaient le dessus et auraient une chance d’en réchapper, un chien bondit hors des ténèbres, percuta le garçon en pleine poitrine et le jeta à terre. Les deux adversaires culbutèrent sur le sol, poussant des grognements pleins de hargne et d’impitoyable sauvagerie. Un autre chien en profita pour se ruer sur Serafina. Elle réussit à l’esquiver, mais un autre encore l’assaillit par l’autre côté. – On n’échappe pas à ces monstres très longtemps, cria le garçon. Il faut que tu te mettes à l’abri ! Elle évita un coup de croc, puis un deuxième et un troisième, mais les horribles gueules écumantes s’acharnaient. Elle frappa un chien à la tête, cogna sur l’épaule d’un autre, alors que les molosses n’en finissaient pas de la mordre, et de la mordre, et de la mordre encore. 40

Elle reculait désormais, dans une tentative désespérée pour se protéger des crocs, mais elle buta bientôt contre une paroi rocheuse. Sa retraite était coupée. Elle se ramassa sur elle-même en position d’attaque, sifflant et crachant comme un animal pris au piège. Un chien fondit sur elle. Heureusement, le garçon réussit à le plaquer au sol. – Vas-y ! rugit-il. Grimpe ! Serafina se retourna et tenta d’escalader la falaise à pic, mais la roche ruisselante était bien trop glissante. Enhardis par sa tentative de fuite, deux chiens chargèrent. Elle leur flanqua de grands coups de pied sur la tête pour les refouler, les martela de ses poings, encore et encore. – N’essaie pas de te battre, espèce d’idiote ! Grimpe ! vociféra le garçon. Tu dois t’enfuir ! Alors qu’elle s’apprêtait de nouveau à essayer de gravir l’escarpement rocheux, un chien se précipita sur elle. Sans hésiter, le garçon lui sauta sur le dos et se mit à le mordre et à le griffer, pareil à une bête sauvage. Poussant un hurlement d’indignation, le molosse se tortilla dans tous les sens pour tenter de refermer ses canines sur son adversaire. Ils basculèrent ensemble dans une mêlée furieuse. Deux autres chiens se jetèrent dans la bagarre, crocs en avant. 41

Voyant là une occasion de leur fausser compagnie, Serafina se catapulta en l’air d’un bond et empoigna une branche de rhododendron avant de se hisser sur la falaise. Elle trouva aussitôt un point d’appui pour son pied ainsi qu’une autre branche à agripper. Se servant des arbustes comme d’une échelle, elle escalada la paroi aussi vite qu’elle le put. Essayez donc de faire la même chose, chiens de malheur ! Une fois hors de portée, elle jeta un regard derrière elle. Deux des molosses allaient et venaient au pied de l’à-pic, à la recherche d’un moyen de grimper. Le plus courageux des deux – et sans doute le plus bête – tenta à plusieurs reprises de prendre son élan pour gravir la paroi abrupte, mais ne réussit chaque fois qu’à retomber lourdement et s’étaler par terre. – Retournez voir votre maître, sales bêtes ! leur cracha-t-elle, se rappelant la sombre silhouette noyée dans l’ombre. Cependant, ce n’était pas leur maître qu’elle cherchait en survolant du regard les bois derrière elle. Elle ne distinguait plus les trois autres chiens. Ni le garçon. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il livrait une bataille acharnée contre les monstres. Elle n’aurait su dire qui l’emportait, mais il semblait impossible qu’il pût se débarrasser des trois bêtes en même temps. 42

Immobile, elle tendit l’oreille aux bruits de la forêt. Rien ! Les deux chiens qui s’étaient lancés à ses trousses avaient disparu. Ils avaient décidé de longer le pied de la falaise. Ces maudits bâtards cherchent un autre chemin pour arriver en haut, pensa-t-elle. Elle devait poursuivre son ascension avant qu’il ne soit trop tard. Elle grimpa encore quatre ou cinq mètres avant d’atteindre le sommet de la falaise. Haletante et complètement épuisée, la tête, les bras et les mollets en sang, elle s’effondra sur le sol. Puis elle scruta les arbres en contrebas, espérant toujours apercevoir le garçon. Mais elle eut beau regarder et regarder encore, rien ne bougeait alentour, rien n’émettait le moindre son. Comment s’étaient-ils éloignés d’elle aussi rapidement ? Le garçon allait-il bien ? Avait-il réussi à s’en sortir ? Ou bien était-il blessé ? Elle ne l’avait jamais vu auparavant, n’avait jamais rien observé de semblable, cette façon qu’il avait de se mouvoir, de se battre. Il avait la peau brunâtre, un corps souple et musclé, de longs cheveux bruns en broussaille, mais c’était sa rapidité et sa férocité qui l’avaient le plus frappée. Elle supposa qu’il devait être l’un de ces montagnards natifs de la région, comme son père, réputés pour avoir la peau dure et l’esprit acéré. À ce détail près que le garçon s’était battu avec la même cruauté qu’un lynx enragé. Il y avait quelque 43

chose de presque sauvage chez lui, comme s’il avait vécu dans ces bois toute sa vie. Elle se retourna et parcourut du regard l’étendue derrière elle : un terrain plat, rocheux, recouvert d’épais fourrés et de buissons touffus, qui descendait vers un ravin plus large. Elle était à peu près sûre de savoir où elle se trouvait et comment rentrer à la maison. Pourtant, elle pivota sur ses talons pour regarder une fois de plus au bas de la falaise. Le garçon sauvage lui avait sauvé la vie. Elle ne pouvait tout de même pas l’abandonner ! La douleur causée par les morsures et les griffures que les chiens lui avaient infligées pendant la bagarre la brûlait terriblement. Elle avait l’impression que des barbelés lui transperçaient les chairs. Elle devait à tout prix regagner la maison. Elle survola du regard la cime des arbres, vers l’endroit où elle avait vu le garçon en dernier. Elle ouvrit grand les oreilles. Qui sait, peut-être entendrait-elle des bruits de bataille ou l’apercevrait-elle, les yeux levés vers elle. Ou alors, à Dieu ne plaise, peut-être repérerait-elle son corps déchiqueté et ensanglanté, gisant inanimé sur le sol. « N’essaie pas de te battre, espèce d’idiote ! Grimpe ! » Les paroles du garçon résonnaient encore à ses oreilles, comme s’il avait été là, juste à côté d’elle. « Cours ! » avait-il crié. 44

Devait-elle fuir, comme il le lui avait ordonné, ou se mettre à sa recherche, comme elle en avait envie ? La dernière chose qu’elle désirait, c’était bien de faire du bruit, de signaler sa présence à la créature qui rôdait dans la forêt autour d’elle. Toutefois, il ne lui vint pas à l’esprit d’autre solution ; elle mit ses mains en porte-voix et chuchota par-dessus les arbres : – Ohé ! Tu m’entends ? Puis elle attendit. Pour toute réponse, elle ne perçut que l’appel des grillons, des grenouilles et autres bruits nocturnes de la forêt. Elle sentit le martèlement de son cœur ralentir, son souffle faiblir, ses membres s’alourdir. Si elle voulait rentrer chez elle, il ne fallait plus tarder. Elle ne voulait pas abandonner le garçon, seul contre les chiens. Elle n’était pas du genre lâcheuse, ni ingrate. Elle aurait aimé lui parler, connaître son nom et savoir où il habitait, ou du moins s’assurer qu’il était sain et sauf. Qui était-il ? Que faisait-il dans la forêt en pleine nuit ? Et pour quelle raison s’était-il jeté au beau milieu d’une meute de chiens méchants pour la protéger ? Une fois de plus, elle murmura en direction des arbres : – Tu es là ?

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À

l’instant où Serafina entendit les deux chiens arriver, elle comprit qu’elle avait attendu le garçon sauvage trop longtemps. Les molosses avaient découvert un chemin pour parvenir en haut de la falaise en la contournant par-derrière. Regardant autour d’elle, elle repéra un arbre et se demanda si elle serait capable d’y grimper assez haut. Puis elle songea à redescendre dans le ravin pour tâcher d’embrouiller ses poursuivants. Mais elle savait qu’elle ne survivrait pas toute seule, ici, pendant une nuit entière. « Tu dois t’enfuir ! » lui avait dit le garçon sauvage. Finalement, elle se ressaisit. Qui que fût ce garçon, elle espéra qu’il s’en sortirait. Courage, mon ami ! Elle s’enfonça dans un petit bois touffu d’épicéas et de sapins, si serrés les uns contre les autres qu’elle 47

avait l’impression de nager dans un océan de feuillage vert. Alors qu’elle se frayait un chemin dans les fourrés, elle sentait ses forces céder peu à peu le pas au désarroi. Ses genoux ne cessaient de se dérober sous elle, elle n’arrivait pas à concentrer son regard sur le terrain devant elle. Elle leva une main pour se palper le crâne et s’aperçut qu’elle saignait sérieusement du cuir chevelu. Du sang coulait sur son front et lui tombait dans les yeux. Elle avançait en chancelant dans cette mer de conifères, consciente qu’il lui était désormais impossible d’échapper aux chiens. Des spasmes de douleur irradiaient des blessures sur ses bras et ses jambes. Elle était obligée d’essuyer le sang de ses yeux pour voir où elle allait. Les branches des arbres couvertes d’aiguilles étaient si épaisses et montaient si haut qu’elle ne distinguait plus la lune et les étoiles. Dans sa course éperdue, elle écrasait des brindilles sous ses pieds, avec plus de bruit qu’elle n’en aurait fait en temps normal. Mais peu importait à présent. Il lui fallait courir comme jamais elle n’avait couru auparavant. Cependant, alors même qu’elle fonçait, tête baissée, entre les arbres, elle entendait encore la voix du garçon sauvage : « On n’échappe pas à ces monstres très longtemps ! » Elle aurait préféré rebrousser chemin et les affronter, sauf que, s’ils la rattrapaient ici, dans l’épaisseur des taillis, elle ne les 48

verrait pas arriver. Et alors ils la tueraient, elle n’en doutait pas une seconde. Il ne lui restait plus qu’à continuer de courir. Soudain, les arbres s’écartèrent et elle faillit tomber tête la première du haut d’une falaise dans les eaux écumantes des rapides qui coulaient en contrebas. Elle se rattrapa de justesse et, le souffle coupé, recula de quelques pas pour s’agripper à des branches. Glissant un œil par-dessus le bord de la paroi rocheuse, elle s’aperçut qu’il n’y avait aucun moyen de traverser la rivière à cet endroit. La falaise était trop haute, les rapides, trop dangereux. De mieux en mieux, se lamenta-t-elle intérieurement. Elle savait qu’elle devait se mettre à couvert, mais pour l’instant le plus urgent était de masquer son odeur pour empêcher les chiens de flairer sa piste. Se forçant à poursuivre sa route, elle longea la falaise, qui descendait vers le lit de la rivière. Arrivée au-delà des rapides, elle tenta de passer à gué à l’endroit où le cours d’eau lui semblait le moins dangereux et le moins profond. Elle ne s’était jamais trouvée en eau profonde auparavant et, de toute façon, elle ne savait pas nager. Au prix de grands efforts, elle avança vaille que vaille dans le courant torrentueux, de l’eau jusqu’aux genoux. L’eau des montagnes était si froide qu’elle lui faisait mal aux jambes. Le courant était impétueux et, à chaque pas qu’elle faisait, elle 49

sentait des galets tapissés d’algues rouler et glisser sous ses pieds tâtonnants. Elle parvint enfin au milieu de la rivière. L’eau lui fouettait les cuisses, et il lui était de plus en plus difficile de lutter contre la force formidable du courant. Malgré tout, pas à pas, elle avançait. Mais au moment où elle commençait à croire qu’elle allait y arriver, elle sentit l’eau lui arracher les pieds du sol et la soulever. Elle perdit l’équilibre et sombra dans le liquide glacé. Elle se débattit avec l’énergie du désespoir, agitant les jambes pour essayer de trouver un point d’appui, mais le courant l’entraînait inexorablement vers des eaux plus profondes. Haletante, elle toussait et crachait, battait des bras, tandis que la rivière l’emportait plus bas, vers d’autres rapides. Le courant l’aspira dans un tourbillon entre deux énormes rochers avant de la projeter, cul par-dessus tête, de l’autre côté, dans une flaque vert sombre. Elle refit surface tant bien que mal et réussit à avaler une grande goulée d’air avant que la rivière s’empare d’elle de nouveau et la rejette dans les eaux tumultueuses. Elle se retrouva submergée dans un remous si profond qu’elle crut sa dernière heure venue et fit mentalement ses adieux à son père. C’est alors que son corps heurta un rocher déchiqueté. Elle tenta de s’y cramponner, mais les flots impétueux l’entraînèrent une fois de plus. Et elle qui s’était toujours crue forte ! 50

Comparée à la puissance de la rivière, elle n’était rien de plus qu’un chaton jeté à l’eau. Lorsque les rapides l’eurent enfin recrachée dans des eaux plus calmes en aval, elle s’en extirpa à quatre pattes, trempée comme une soupe et les vêtements en loques, et s’écroula sur la rive rocheuse, à bout de forces. Elle avait réussi à traverser. Elle savait que, si les chiens descendaient le cours de la rivière à sa poursuite et l’apercevaient sur l’autre rive, ils tenteraient de la rejoindre. Pas question donc de se reposer. Elle devait se remettre debout et poursuivre sa course effrénée. Sauf qu’elle n’arrivait à bouger ni les bras ni les jambes. Elle ne pouvait même pas relever la tête. L’eau glaciale et la violence du courant avaient épuisé tout ce qui lui restait de force dans les muscles. Elle tremblait de tous ses membres. Des pierres humides de la berge où elle s’était affalée, Biltmore lui semblait à l’autre bout du monde, pratiquement hors d’atteinte. Elle était si fatiguée qu’elle serait à peine capable de faire quelques mètres, sans parler des kilomètres qui lui restaient à parcourir. L’obscurité commençait à assombrir les petites flaques d’eau entre les rochers où elle était étendue. Elle était frigorifiée. Elle se demanda si le garçon sauvage gisait, mortellement blessé, quelque part dans la forêt où elle l’avait laissé, ou s’il était toujours aux prises avec les 51

chiens. Peut-être avait-il réussi à leur échapper. Elle entendait encore sa voix. « Cours ! » lui avait-il crié. « Cours ! » Mais elle ne pouvait pas courir. Elle ne pouvait plus bouger. Un calme lugubre l’envahit, l’incitant à fermer les paupières et à lâcher prise. Un voile aux couleurs hideuses lui tomba sur les yeux. Elle se sentit perdre connaissance. Il aurait été si facile de se laisser emporter ! Mais voilà qu’une volonté farouche se réveilla et se mit à bouillonner dans son cœur. Debout ! s’ordonna-t-elle. Sauve-toi ! Retourne à la maison ! Elle s’efforça de se redresser, de se remettre à grandpeine sur ses pieds, de relever au moins la tête. Elle ouvrit les yeux et plissa ses paupières couvertes de sang. Le terrain de ce côté-ci de la rivière était peu accidenté, parsemé de fougères et de bouleaux, très différent des escarpements rocheux qu’elle avait laissés sur l’autre rive. Tout à coup, elle perçut dans l’obscurité une lumière qui arrivait dans sa direction. Elle pensa tout d’abord que c’était le scintillement d’une étoile, vu que le ciel était parfaitement dégagé. Mais il ne s’agissait pas d’une clarté isolée. C’était une multitude de lueurs. Elle sentit sa poitrine tenter désespérément d’inspirer de l’air en prévision d’une attaque imminente. Pourtant, malgré la frayeur qui lui embrumait l’esprit, elle espérait encore que ce serait une torche ou une 52

lanterne : son père venu à sa recherche comme il l’avait déjà fait une fois. Hélas, elle s’aperçut bien vite que les lumières ne provenaient pas des flammes vacillantes d’une lanterne, mais de créatures volantes qui descendaient la rivière dans sa direction. Des lucioles ? s’interrogea-t-elle en les voyant approcher. Or, ces créatures, de couleur vert pâle, étaient beaucoup plus grosses que des lucioles. Leurs ailes jetaient des éclats verts et blancs, telles les ailes de papillons luminescents. Mais pas n’importe quels papillons, songea-t-elle avec un sourire. Ce sont des papillons lunes. Une véritable nuée de lépidoptères nocturnes, luisant au clair de lune. Ils étaient des centaines à survoler silencieusement la rivière, leurs longues queues flottant dans le sillage de leurs ailes scintillantes. Serafina avait trouvé son premier papillon lune dans les jardins de Biltmore, une nuit d’été, quand elle était encore petite fille. Elle se rappelait la lueur presque magique qui émanait de l’insecte dans l’obscurité étoilée, alors qu’elle le tenait dans sa paume ouverte et que ses ailes se soulevaient et s’abaissaient tout doucement. Cependant, il était étrange d’en voir un si grand nombre se déplacer en même temps. Était-ce un effet de son imagination ? Était-ce ainsi 53

que la mort venait la prendre ? À travers le souvenir lointain d’une nuit de son passé ? Comme elle observait le vol des papillons lunes, une pensée la frappa de nouveau : ils ne voletaient pas au hasard. Ils descendaient le cours d’eau, comme s’ils avaient eu l’intention de le suivre jusqu’à la rivière où il se jetterait, puis jusqu’à la suivante, et ainsi de suite, franchissant les montagnes les unes après les autres pour enfin atteindre la mer. Ils quittaient les lieux. Exactement comme les oiseaux chanteurs. Elle entendit les chiens aboyer sur la falaise de l’autre côté de la rivière. Ils arrivaient. Tandis que le dernier papillon lune disparaissait, elle essaya de se relever en prenant appui sur ses pauvres bras affaiblis, mais la force lui manqua. Elle tenta alors de ramasser ses jambes sous elle. Sans plus de succès. En tout cas, ce n’était pas par hasard qu’elle avait vu les papillons lunes. De cela, elle était certaine. En observant les alentours à la recherche d’un endroit où se mettre à l’abri, elle remarqua un bosquet de bouleaux à seulement quelques mètres de là. Alors qu’elle s’efforçait de trouver un moyen d’arriver jusqu’aux arbres, elle vit une paire d’yeux briller dans les ténèbres. Et, tout en gardant leurs distances, ces yeux l’épiaient. 54

Serafina s’appliqua à respirer le plus doucement possible et soutint leur regard. Au début, elle crut qu’elle s’était trompée sur l’endroit où se trouvaient les chiens, qu’ils avaient déjà franchi la rivière et s’apprêtaient à l’encercler. Mais ces yeux-là n’étaient pas les yeux noirs flamboyants des chasseurs de loups. Ils étaient brun doré. Une vague de soulagement l’envahit. Elle avait deviné de qui il s’agissait. – J’ai besoin de ton aide, chuchota-t-elle. Or, ce qui émergea de la forêt la fit sursauter de frayeur. Un lion des montagnes, qu’elle n’avait jamais vu, se dirigeait droit vers elle. C’était un jeune fauve au pelage sombre, et il avait l’air robuste, intrépide et affamé. Pas du tout le félin qu’elle espérait. Serafina tenta une nouvelle fois de se relever pour se défendre, mais rien à faire. L’animal ne ferait qu’une bouchée d’elle. Elle se demandait encore comment elle allait bien pouvoir se battre contre ce puma inconnu, lorsqu’un second puma des montagnes surgit d’entre les arbres. Elle laissa échapper un soupir de soulagement. C’était une femelle, adulte et forte comme pas deux, une lionne des montagnes qu’elle connaissait bien. Quand sa mère revêtait son apparence de fauve, elle était encore plus belle, avec son épais pelage brun 55