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No.912 du 22 au 28 mai 2013

www.lesinrocks.com

spécial Cannes 25 pages The National

majesté rock

M 01154 - 912 - F: 3,50 €

Ryan Gosling

lʼart du cool

Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPF

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par Christophe Conte

cher Eric Brunet

I

l faudrait demander un replay car, sauf erreur de ma part, tu n’apparais pas sur le fameux “mur des cons” récemment découvert dans une grotte secrète d’un syndicat de magistrats gauchistes. A moins que ces bâtisseurs démolisseurs aient jugé que tu méritais un autel particulier, voire une seconde Légion d’honneur plus justifiée sans doute que la première qui te fut accordée, ça compte pour du beurre, par ceux de l’ancien régime dont tu cirais les godasses. En remerciement, tu t’étais fendu d’un ouvrage intitulé Pourquoi Sarko va gagner, qui évitera qu’à l’avenir on te consulte pour l’arrivée du tiercé, malgré le bar PMU que tu tiens tous les après-midi sur RMC info.

Renonçant à ta carrière de Nostradamus mais point à participer à la déforestation, tu publies à présent Sauve qui peut !, pamphlounet où tu encourages ceux qui le peuvent à se tirer dare-dare de ce pays de merde qui t’accorde pourtant, petit ingrat, une place démesurément exagérée et un nombre indécent de ronds de serviette dans les médias. Mais si tu veux montrer l’exemple, surtout te gêne pas ! On viendra remuer les mouchoirs au bord des passerelles et on chantera en ton honneur J’me tire de Maître Gims, un rappeur libéral de tes amis qui dégoise dans ta foulée “J’me tire dans un endroit où j’serai pas l’suspect, un endroit où j’aurai plus besoin d’prendre le mic’, un endroit où tout le monde s’en tape de ma life.”

J’ai le regret de te le dire sans autre précaution, mon Ricounet, on s’en tape de ta life. Et encore plus de ton avis et de celui des alcooliques anonymes à tendance FN refoulée – de moins en moins – qui forment le gros de ton auditoire. “La France, tu l’aimes ou tu la quittes”, cette affirmation devrait sans doute te parler. Je sais, pour t’avoir entendu chez Ardisson, qu’en vrai tu kiffes la France, et que tu ne traverses pas un village sans t’incliner devant le monument aux morts. Chacun ses perversions, personnellement je préfère les vivants. J’aime bien aussi notre modèle social, le fait que des gens dans le besoin puissent profiter de l’effort collectif. J’aime bien aussi qu’on puisse se soigner sans y laisser un bras et un rein comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, ces pays modèles de tes envies d’exil. Je ne déteste pas non plus l’idée qu’on perçoive un salaire minimum pour tout travail au lieu du 1 euro de l’heure dont la chancelière Merkel que tu admires tant fait l’aumône à certains de ses concitoyens. Bref, j’ai un faible endémique pour toutes ces choses nées de cet “angélisme” supposé que tu perfores à grands coups de harangue réactionnaire et dont tu voudrais l’abolition au nom de la compétitivité et du chacun pour sa gueule. Me renseignant sur tes états de services, je m’aperçois qu’avant de percer chez les professionnels du bla-bla avec un livre intitulé Dans la tête d’un réac, tu débutas ta florissante carrière de gratte-misère de l’inutile avec une Enquête chez les S. M., sous-titrée “Six mois chez les sadomasos”. Je suis convaincu que ta posture fatigante du trublion de droite qui s’abandonne aux flèches de tous ces médias infestés par la gauche en constitue à tes yeux une forme de prolongement. Je t’embrasse pas, je préfère rester ici.

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No.912 du 22 au 28 mai 2013 couverture Ryan Gosling par Benni Valsson

cher Eric Brunet

10 édito ça c’est Paris

12 quoi encore ? une nuit avec Clotilde Hesme

14 entretien

François Rousseau pour Les Inrockuptibles

03 billet dur

42

Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, en guerre contre les inégalités

18 nouvelle tête Mykki Blanco, flamme du hip-hop queer

20 la courbe

36

du pré-buzz au retour de hype + tweetstat

22 à la loupe Obama et sa larme à l’œil, ou le spectacle des émotions

Benjamin Pritzkuleit

24 idées le drone : analyse d’une arme de terreur avec le philosophe Grégoire Chamayou

28 où est le cool ? à Yokohama, chez la street artist Samantha Lo, dans Wax Magazine…

Cannes 2013

42 tout un Festival, 2e entretien avec Ryan Gosling : star et sexsymbol absolu des années 2010, il retrouve le réalisateur de Drive, Nicolas Winding Refn, pour Only God Forgives, en compétition + le journal du Festival

32

32 The National, on the road again retour lumineux du groupe américain avec Trouble Will Find Me, album solennel mais léger. Rencontre Deirdre O’Callaghan

36 diaspora israélienne à Berlin la capitale allemande semble offrir une hospitalité idéale aux Israéliens dits de “troisième génération”. Reportage 22.05.2013 les inrockuptibles 5

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société Everial au 01 44 84 80 34

68 Only God Forgives de Nicolas Winding Refn

70 jeux vidéo

Thomas Was Alone + Far Cry 3 – Blood Dragon

72 séries Enlightened éteint la lumière ; Arrested Development revient

74 Vampire Weekend les New-Yorkais partent à l’aventure

76 mur du son festival Vie sauvage en Gironde, Alela Diane, AlunaGeorge, Ed Banger…

77 interview Tricky, inventeur du “Trick-hop”

78 chroniques Femi Kuti, Alba Lua, Alex Beaupain, Jim James, Laura Marling, Ms Mr…

86 concerts + aftershow Les Nuits sonores à Lyon

88 François Guérif, sa vie en noir le directeur de Rivages/Noir, éditeur de James Ellroy, raconte son addiction au polar dans un livre d’entretiens

90 romans Harry Mathews, Peter Heller, Vladimir Sorokine, Annie Ernaux

93 essais l’étrange quotidien vu par les philosophes et les écrivains

94 tendance le grand retour de Montaigne

96 bd Mathilde Monnier & François Olislaeger

98 Irène Bonnaud Eschyle raconte les réfugiés de l’Union européenne + Yukio Ninagawa + Loïc Touzé

102 il n’y a pas de street art une nouvelle génération d’artistes abolit les frontières entre art et cultures de rue + le style de l’architecte Rudy Ricciotti

106 rapport Lescure : à suivre que restera-t-il des propositions du rapport sur les politiques culturelles à l’ère du numérique ?

108 programmes Daniel Cordier, un résistant venu de l’extrême droite, en téléfilm + Un voyageur, autobiographie filmée de Marcel Ophüls…

110 techno l’homme et les machines par Eric Sadin profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 95

112 best-of sélection des dernières semaines

114 print the legend

été 1996 : les frères Coen dans la neige

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Elisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski rédactrice en chef adjointe Géraldine Sarratia rédacteurs Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net rédacteur en chef adjoint Jean-Marie Durand collaborateurs E. Barnett, T. Blondeau, D. Boggeri, N. Chapelle, Coco, C. Cohen, M. de Abreu, M. Delcourt, A. Desforges, A. Fradin, A. Guirkinger, O. Joyard, B. Juffin, C. Larrède, N. Lecoq, H. Le Tanneur, D. Millier, P. Morais, P. Noisette, E. Philippe, B. Pritzkuleit, F. Rousseau, P. Sourd, S. Trelcat, B. Valsson lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz lesinRocKs.tv chef de rubrique Basile Lemaire assistant Fabien Garel photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, Amélie Modenese, Anne-Gaëlle Kamp, Laetitia Rolland, Mathias Hosxe, Laurence Morisset (stagiaire) conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98, Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 coordinateur Nicolas Rapp tél. 01 42 44 00 13 développement et nouveaux médias directrice Fabienne Martin directeurs adjoints Baptiste Vadon (promotion, médias, diversification) tél. 01 42 44 16 07 Laurent Girardot (événements et projets spéciaux) tél. 01 42 44 16 08 assistant Antoine Brunet tél. 01 42 44 15 68 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 diffusion responsable Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 service des ventes chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 assistant marketing direct Elliot Brindel tél. 01 42 44 16 62 contact agence A.M.E. Otto Borscha ([email protected]) et Terry Mattard ([email protected] tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOe trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un supplément “Chroniques lycéennes 2013” jeté dans les éditions kiosque et abonnés France, Suisse et Belgique ; un flyer “Reprise Quinzaine des réalisateurs” jeté dans l’édition Paris-Ile-de-France kiosque et abonnés.

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playlist de nuit(s)l 5 chansons pour monter en pression

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1 h du mat’ Aline – Je bois et puis je danse Formé sur les cendres de Young Michelin, Aline met le feu à la pop française avec un album gracile et élégant. On boit et on danse pour mieux faire l’inverse jusqu’au bout de la nuit.

2 h du mat’ Theme Park – Jamaica La pop des Anglais de Theme Park séduit par ses rythmes acrobates et ses rares répits tout en contrastes. Bande originale idéale d’un après-midi indolent en bord de plage.

3 h du mat’ La Femme – Antitaxi Ce n’est un secret pour personne : l’album de La Femme restera l’un des meilleurs disques de 2013. A écouter fort dans le bus avant de partir en soirée. Ou dans un taxi, en compagnie d’un chauffeur conciliant.

4 h du mat’ Juveniles – Through the Night Electro, new-wave et musique de club viennent se télescoper dans le premier album de Juveniles produit par l’excellent Yuksek. Au milieu des tubes, Through the Night ouvre la porte d’un tunnel sans fin où l’ombre de la French Touch croise la classe éternelle de New Order.

5 h du mat’ Daft Punk – Da Funk A l’heure où tous les clics s’excitent sur Random Access Memories, retour en 1996 avec le single qui a lancé la carrière du duo casqué le plus influent de la planète electro. Une autre version du funk.

de la musique jusqu’à l’aube sur villaschweppes.com

aftershowl 4 questions à C2C Le 16 mai à Cannes En plein Festival de Cannes, les Nantais de C2C ont enflammé les platines de la Villa Schweppes. On a eu le temps de leur poser quatre questions juste avant leur entrée en piste.

Coachella où vous avez assisté en direct au teaser de Daft Punk et au lancement du plan de communication de Random Access Memories… Pfel – Ouais ! On a rencontré Thomas Bangalter sur place par le biais d’un ami. Du coup, on a vécu ça à côté d’eux. C’était marrant de voir leurs réactions pendant ce moment important. Atom – Et puis, au final, le fait d’être sur place nous a permis d’éviter de subir toutes les retombées médiatiques. Si j’avais été chez moi, j’en aurais plus entendu parler, finalement ! Vous tournez sans arrêt depuis 2012. Comment faites-vous pour fuir la monotonie et faire évoluer vos concerts ? 20 Syl – On interprète toutes nos parties. On ne fait pas un mix : chacun joue un instrument pendant le set, donc chaque soir c’est assez

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Matthew Oliver

Vous étiez où avant d’arriver à Cannes ? Pfel – C’est un peu la reprise pour nous, en ce moment. On vient de faire quelques dates en France et on sort d’une grosse tournée en Amérique. On a joué à New York, Philadelphie, Montréal, Toronto, San Francisco, Chicago… Mais le point d’orgue, c’était Coachella !

différent de ce point de vue-là. Il y a aussi des parties complètement improvisées, même si elles sont cadrées par le fil global du concert. Greem – Depuis 2012, il y a eu plein de changements. De nouveaux morceaux et de nouveaux visuels se sont intégrés à notre live. Il nous arrive aussi d’inviter des musiciens extérieurs pour les Zénith. C’est quelque chose que l’on va être amené à refaire pour les festivals d’été et ça nous permet de nous renouveler sur scène.

Si on devait résumer votre année en une chanson, Down the Road s’imposerait obligatoirement ? 20 Syl – C’est difficile de choisir autre chose ! Le titre a vraiment porté le projet. Parfois malgré nous. Ce n’est pas toujours évident de voir sa musique surexploitée et “surutilisée”. Il nous arrive même parfois d’être saoulés quand on allume la télévision et qu’on l’entend partout. Mais on lui doit beaucoup !

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retour de hype

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

la courbe de la nuit FAUVE Primavera

Joke : Tokyo

Le Parc Floral de Paris

Kim Kardachiante

Le tapis rouge

Thomas Wesley Pentz

FDC G. Thierry

MGMT : nouvel album en juin

Lauryn Hill : un nouveau morceau… puis un tour en prison

Joke : Tokyo Pas une blague, la relève du rap français tient en quatre lettres et vient de Montpellier. Le premier album de Joke est barjo, il s’appelle Tokyo et il arrive le 27 mai. Primavera Avec quelques longueurs d’avance sur les festivals d’été, le Primavera Sound Festival fêtera le printemps à Barcelone la semaine prochaine. Au programme : Blur, Phoenix, Tame Impala, James Blake ou encore Solange. Thomas Wesley Pentz Que ce soit sous le nom de Diplo ou sous l’alias Major Lazer, le DJ américain s’invite sur les pistes de danse et dans les

Vampire Weekend et son nouvel album

iPod du monde entier. En tournée mondiale et de passage aux Eurocks cet été. Kim Karadachiante On en a un peu marre de voir nos timelines et autre fils d’actualités squattés par les déboires de la fille de l’avocat d’O. J. Simpson – ou la meuf de Kanye West, c’est selon. Le Parc Floral de Paris accueillera cet été The Peacock Society, grand- messe de l’electro et de la techno organisée par We Love Art et Savoir Faire. Entre les fleurs, on croisera notamment Carl Craig, Gesaffelstein, Brodinski, The Magician et Richie Hawtin.

noctambule Le meilleur des soirées à venir

dès cette semaine Astropolis Festival du 4 au 7/7 à Brest, avec Gesaffelstein, Kavinsky, Woodkid, Nina Kraviz, Mondkopf, Pachanga Boys,SebastiAn, Blawan, Kink, etc.

Austra 12/6 Paris, Nouveau Casino Beauregard du 5 au 7/7 à Hérouville Saint-Clair, avec New Order, Local Natives, Nick Cave & The Bad Seeds, Vitalic, Bloc Party,

The Hives, Juveniles, etc. Calvi On The Rocks du 5 au 8/7 Eurockéennes du 4 au 7/7 à Belfort, avec Blur, Jamiroquai, Phoenix, Archive, Alt-J, Boys Noize,

Major Lazer, Busy P, A$AP Rocky, Kavinsky, Is Tropical, Cassius, etc. Europride 10/7 Marseille, avec Fatboy Slim Free Music Festival les 7 et 8/6 à Montendre, avec

Kaiser Chiefs, Kavinsky, Breakbot, etc. Midi festival du 26 au 28/ 7 à Hyères, avec The Horrors, AlunaGeorge, Peter Hook & The Light, King Krule, Christopher Owens, Mount

Kimbie, Mykki Blanco, etc. The Peacock Society les 12 et 13/7 à Paris, avec Richie Hawtin, Joris Delacroix, The Magician, Adana Twins, Carl Craig, Gesaffelstein, Luciano,

Brodinski, Bambounou, T-E-E-D, etc. Primavera Sound Festival du 22 au 26 mai à Barcelone, avec Blur, Phoenix, Hot Chip, The Knife, Animal Collective, Tame Impala,

DIIV, Solange Knowles, etc. SBTRKT (DJ set) 31/5 Paris, Social Club Vampire Weekend 29/5 Casino de Paris Woodkid 25/5 Marseille, 26/5 Toulouse, 8/6 Lyon

plus de soirées sur villaschweppes.com

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Stéphane Allaman/Gamma-Rapho

Le 13 mai, placed u Trocadéro

ça c’est Paris

B

ah bravo morray, félicitations. Un titre de champion de France dix-neuf ans après le dernier, et le bilan pour le Paris-Saint-Germain c’est surtout celui-là : quarante interpellations, des forces de police débordées, des vitrines pétées, un bar zlatané, des déclarations chez les dirigeants du club (comme chez les politiques), bref, fiasco intégral pour la célébration du troisième titre du club au Trocadéro. Le même soir, le FC Barcelone et Manchester United célébraient leur victoire en championnat sans violences. United rendait hommage à Sir Alex Ferguson, coach mythique parti après vingt-sept ans de bons et loyaux services, avec un palmarès à faire passer Ancelotti pour un joueur de flûte. A Barcelone comme à Manchester, il y avait de l’émotion, des larmes de joie, il y avait la fin d’une histoire pour certains, mais cette histoire restera dans celle du club, c’est sûr. Celle du Paris-Saint-Germain, malgré les efforts du club, semble, elle, bégayer, s’écrire à la craie. Le directeur sportif Leonardo hospitalisé après une semaine pourrie (altercation avec un arbitre – monsieur Castro – puis avec un joueur de son propre club – Zlatan Ibrahimovic). L’entraîneur Ancelotti qui hésite à partir à Madrid (“C’est du 50/50”, a dit l’Italien à nos confrères de L’Equipe, preuve d’un bel attachement au club). Ibrahimovic – toujours lui – qui aimerait bien retourner en Italie mais qui hésite.

Beckham qui arrête sa carrière à 38 ans, après six mois au PSG, après la baston, et surtout après s’être péniblement trimballé sur quelques stades de Ligue 1. Encore merci. Le PSG n’est pas, et ne sera vraisemblablement jamais un grand club. Et Paris, jamais une grande ville de football. L’argent du Qatar n’y a rien fait et n’y fera rien : les sites de gossips footballistiques annoncent l’arrivée de Ronaldo, de Rooney, et même de Cavani (le goléador sublime du Napoli) à grands renforts de millions. Le président du Paris-Saint-Germain, Nasser Al-Khelaïfi, l’a dit : “La violence ne nous arrêtera pas.” Ce que semble ignorer Al-Khelaïfi, c’est qu’une histoire s’écrit à force de convictions, et le PSG tel qu’il est aujourd’hui, et tel qu’il est en gros depuis sa création, semble en manquer cruellement. Dans quelques années, le PSG vendra probablement à la Juventus ou à Manchester City son meilleur joueur, Blaise Matuidi, 26 ans, l’un des milieux de terrain les plus brillants du moment. Matuidi sera vendu pour faire la culbute. A Manchester United, Ryan Giggs, au club depuis vingt-cinq ans, va connaître son deuxième entraîneur après Ferguson : il s’agira de l’Ecossais David Moyes. A Barcelone, Xavi et Iniesta vont continuer à porter le maillot du Barça – le seul qu’ils connaîtront jamais. Même Carles Puyol, le défenseur mythique du Barça, va rester au club après une saison bof. Paris n’est pas magique, Paris est un petit club. La vérité : un vilain club.

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j’ai passé la nuit avec

Clotilde Hesme

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out a commencé à cause d’un dénommé Mike, sur un vol de nuit Singapour-Paris. Après un échange de sièges digne d’une partie de Rubik’s Cube, Mike prit ma place et je me retrouvais à la sienne, trois rangs plus loin, à côté de Clotilde Hesme. L’actrice, qui a déjà investi les lieux, m’accueille en sortant de son sac un brumisateur et en m’aspergeant le visage : “Il faut s’hydrater avant un vol”, rigole-t-elle. La coloc commence bien. On choisit de ne pas employer le volet amovible, seule séparation possible entre nos sièges, mais de définir quelques règles de notre vie commune éphémère : treize heures. L’actrice rentre du défilé Chanel Croisière à Singapour. Elle y a présenté le court métrage maison tourné par Karl Lagerfeld, qui retrace les débuts de Coco à Deauville en 1920. Clotilde joue la tante de Chanel (Keira Knightley). On se chamaille un peu pour savoir qui va lire en premier l’unique exemplaire du Monde disponible dans notre kiosque de fortune et découvrir ce qui s’est passé à Cleveland. Clotilde, qui parvient à porter avec classe les chaussons bleu Schtroumpf de la compagnie, cède rapidement. “Mais attention, je ne veux rien savoir. La dernière fois que j’ai lu un truc dans le genre dans Libé – l’histoire de deux parents qui avaient maltraité et au final tué leur gamine –, j’ai fait des cauchemars.” Deux heures du mat. Clotilde tente de me vendre Blancanieves, une adaptation espagnole de BlancheNeige. “Elle a une vieille marâtre et une vie pourrie. Elle s’échappe dans la forêt et elle rencontre une équipe de toréadors nains. Pitché comme ça, ça a l’air étrange mais c‘est super.” Une heure plus tard, elle pique

“elle rencontre une équipe de toréadors nains”

du nez devant A Royal Affair. Extinction des feux. Pendant la nuit, ses longues jambes se dressent et dessinent des cercles, à plusieurs reprises. “J’ai des impatiences”, me dit-elle au matin, devant des œufs brouillés. Elle a hâte d’attaquer ses nouveaux projets de rentrée, au théâtre. “Je m’y sens plus autonome, moins infantilisée qu’au cinéma. Je ne suis pas coupée dans tous les sens”, explique-t-elle. Dès son retour à Paris, elle commencera les lectures et répétitions de Comme il vous plaira de Shakespeare, mis en scène par Patrice Chéreau. “Il est d’une telle douceur, et d’une telle violence dans la douceur. Mais toujours juste. Travailler l’ambiguïté sexuelle avec lui, ça va être passionnant.” Clotilde joue Rosalinde, une femme qui se déguise en garçon pour séduire Orlando, afin que ce dernier devienne un amant parfait lorsqu’il reviendra vers elle. L’actrice enchaînera à Avignon avec Lear Is in Town, adaptée du Roi Lear de Shakespeare par Olivier Cadiot et Frédéric Boyer et mise en scène par Ludovic Lagarde. Elle y jouera plusieurs rôles, dont certains masculins. “Je me sens plus libre en jouant des rôles masculins. Cela me permet de dépasser certaines attentes et clichés qui peuvent m’ennuyer dans le fait d’être une actrice. Je pense qu’il faut dépasser la question du genre. Au théâtre c’est possible, au cinéma si l’on excepte Cate Blanchett qui joue Dylan, ça reste difficile.” On entame la descente vers Paris. Clotilde parle des Revenants, la série de Canal+ dont elle va tourner la saison 2. “Une expérience exceptionnelle. Il y avait une sidération à ressentir l’émotion de revoir des gens qu’on a perdus. Je pense qu’on est parvenus à la transmettre. Le challenge, ça va être de trouver quelque chose d’aussi fort pour la saison 2. J’espère que je ne vais pas me retrouver à changer des couches dans mon pavillon avec mon alien !” texte et photo Géraldine Sarratia Lear Is in Town au Festival d’Avignon du 20 au 26 juillet

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“une loi sur les droits des femmes en juin” Problème de parité à Cannes, sous-représentation du sport féminin, prostitution : la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, livre ses arguments en faveur de l’égalité.

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lus jeune ministre du gouvernement, Najat VallaudBelkacem n’a pourtant rien d’une novice en politique. Depuis 2007, elle a successivement assuré le porte-parolat des candidats Ségolène Royal et François Hollande. Aujourd’hui, en plus de ses fonctions de ministre des Droits des femmes, elle est porteparole du gouvernement. Après chaque Conseil des ministres, elle relaie les positions de ses collègues, qui sont parfois aussi les siennes. Elle répond aux questions des journalistes, stoïque, d’aucuns diraient soporifique, mais toujours avec le sourire malgré l’annus horribilis qui vient de s’écouler. Lors de sa conférence de presse du 16 mai, François Hollande a renvoyé à plus tard l’éventuel remaniement  d’un gouvernement éreinté. Les ministres soufflent un peu, mais jusqu’à quand ? La ministre des Droits des femmes était dimanche 12 mai à Cannes, avec sa collègue de la culture Aurélie Filippetti, pour débattre de l’égalité hommes-femmes avec les professionnels du cinéma, suite à la polémique sur la sous-représentation des femmes dans la compétition. “Il doit y avoir de la part des professionnels du secteur une prise de conscience et une implication”, estime Najat VallaudBelkacem qui, par ailleurs affirme sa foi dans l’action du gouvernement.

Depuis deux ans, Cannes est le lieu d’une polémique concernant le peu de réalisatrices en compétition : aucune en 2012, une en 2013. Comment expliquezvous cette faible représentation ? Comment y remédier ? Najat Vallaud-Belkacem – La question porte aussi sur le nombre de femmes à l’écran, derrière la caméra, dans les différents métiers du cinéma. Aujourd’hui, on manque de chiffres pour évaluer la situation de façon objective. On a donc demandé au CNC, pour l’automne prochain, de faire une étude sur la situation. A la Fémis et dans les

écoles de cinéma, on trouve autant de femmes que d’hommes. Les promotions de la Fémis sont paritaires, mais seulemet 25 % de premiers films sont réalisés par des femmes. La question des inégalités d’opportunités des femmes et des hommes dans le monde de la culture est une constante. Je pense, avec la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, qu’il faut agir contre cette polémique qui écorne l’image du cinéma français et abîme celle du Festival de Cannes. Il faut se demander où sont les responsabilités. Le Festival n’est pas à lui seul responsable de la

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“le Festival de Cannes est un révélateur des inégalités hommes-femmes”

situation. Il est plutôt un révélateur. Cela dit, il ne peut s’en contenter. Il doit participer à la dynamique que nous initions dans l’ensemble du cinéma. Thierry Frémaux, le délégué général du Festival, se défend des accusations de sexisme et convient que cette question est importante sans pour autant proposer de solutions. Que peut-il faire ? Imposer des quotas ? Il n’y a aucune raison que le cinéma fasse exception et reste en dehors du changement de société vers plus d’égalité. Nous devons réunir les conditions pour que les femmes et les

hommes disposent des mêmes chances de se faire connaître, de réaliser des chefs-d’œuvre, d’être promus. Il n’y a aucune raison de principe pour que les hommes fassent de meilleurs films. En revanche, il faut interroger un ensemble de réflexes et d’habitudes qui empêchent les femmes d’aller au bout de leurs capacités et de leurs projets. Certains de ces réflexes ne sont pas liés au cinéma – je pense aux questions d’articulation avec la vie personnelle et familiale largement prise en charge par les femmes. Thierry Frémaux est un acteur engagé que je crois de bonne volonté. La question n’est pas d’avoir un palmarès paritaire, c’est trop simpliste et cela ne résout pas le problème. C’est l’égalité de traitement qui compte plus que le résultat paritaire. Personne ne peut décider à l’avance ce que doit être le palmarès d’une année donnée. Mais on peut, on doit décider que le regard des femmes sur le monde compte autant que celui des hommes. Ainsi, les jurys doivent être paritaires. Celui de Cannes l’est, ce qui est rare dans le monde de la culture. Il faut que cela devienne la norme, tout comme l’alternance homme-femme à sa présidence. On pourrait imaginer que d’autres instances importantes du cinéma français, comme le CNC, soient aussi paritaires ? Cela fait partie des mesures que l’on va prendre en effet, comme pour tous les établissements publics qui relèvent de l’Etat. Dans la loi sur les droits des femmes que je présenterai en juin, le champ d’application de la parité et les moyens de contrôle seront élargis et renforcés. On va mettre en place des commissions paritaires au sein du CNC. Tout comme le CSA, qui verra aussi ses compétences élargies. Comment va-t-il procéder pour promouvoir et veiller à l’image des femmes dans les médias ? On va faire en sorte qu’il puisse mieux réguler la représentation qualitative des femmes à la télévision. Depuis peu, une commission sur l’image des femmes a vu 22.05.2013 les inrockuptibles 15

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le jour au CSA pour évaluer les contenus. Elle a un pouvoir de sanction. Une pub sexiste pourra par exemple être retirée. On travaille avec l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité. Elle pourra être saisie par des associations. Jeudi 16 mai, vous étiez aux Etats généraux du sport féminin. Vous souhaitez que le CSA veille à une meilleure représentation du sport féminin. Comment ? Près de 85 % de la couverture médiatique est dédiée à des sportifs masculins alors que la moitié des pratiquants de sport sont des femmes ! Le manque de visibilité du sport féminin est un véritable handicap. L’exposition médiatique attire des financements et des licenciés. C’est une injustice faite au sport féminin. On a décidé de créer les conditions pour développer sa diffusion. On va réformer le décret “Télévision sans frontières”. Ce dernier liste une série de manifestations sportives qui doivent obligatoirement faire l’objet d’une diffusion gratuite. Elles sont au nombre de 28. Aujourd’hui, seulement cinq d’entre elles sont des événements féminins. On a décidé d’ouvrir cette liste en y ajoutant au moins deux grands événements sportifs féminins : les principaux championnats de foot et de rugby. Promouvoir le sport féminin aide à lutter contre les préjugés sexistes. Les négociations sur les accords de libre-échange entre l’Union européenne et les USA inquiètent les industries culturelles françaises qui craignent la disparition de l’exception culturelle. Doit-on s’inquiéter de ces négociations ? On a des raisons d’être extrêmement vigilants. Les démarches d’Aurélie Filippetti vont dans ce sens. Elle a été rejointe par de nombreux homologues européens et de très nombreux cinéastes. La notion d’exception culturelle repose sur l’idée que la culture n’est pas une marchandise comme une autre. Evidemment, sa dimension économique doit être prise en compte. Mais le rôle joué par la culture dans le développement personnel et collectif d’un pays est trop important pour laisser les productions culturelles totalement soumises à la loi du marché. L’intervention de la puissance publique est indispensable

pour proposer une œuvre culturelle riche et variée. J’en discutais récemment avec Nicole Bricq, la ministre du Commerce extérieur. Elle m’a répété que si l’exception culturelle n’était pas respectée, la France n’accorderait pas de mandat à la Commission européenne pour négocier l’accord de libre-échange. C’est une ligne rouge. Deux entreprises ont été récemment sanctionnées pour non-respect de l’égalité salariale. Après la loi, vient le temps des sanctions ? Je compte beaucoup sur l’impact dissuasif des sanctions. A partir du moment où vous sentez une menace au-dessus de votre tête, vous réfléchissez à deux fois avant de ne pas respecter la loi. Il ne faut pas se leurrer, instaurer l’égalité professionnelle demande quelques moyens. Jusqu’à

présent, beaucoup d’entreprises faisaient le calcul que ça leur coûtait moins cher de ne pas bouger. Mais deux sanctions sont tombées. Il y a encore 135 entreprises mises en demeure. Si dans six mois elles n’ont rien fait, on verra d’autres sanctions financières tomber. Fin mars, le Sénat a abrogé le délit de racolage passif. A cette occasion, vous avez réaffirmé la position abolitionniste de la France. Pourquoi défendez-vous cette position ? De fait, c’est la position de la France, au-delà de mon opinion, qui y correspond assez bien. Depuis les années 60, quelles que soient les majorités politiques, il y a une continuité dans la conception de la prostitution comme violence faite aux femmes. En décembre 2011, une résolution votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale réaffirme la

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“le regard des femmes sur le monde compte autant que celui des hommes” position abolitionniste de la France. Cette position consiste à se donner tous les moyens les plus légitimes pour faire reculer la prostitution. Le délit de racolage passif, et nous le disions à l’époque, s’est révélé un moyen inefficace et injuste car il rendait coupables celles que l’on considère comme des victimes. Que faites-vous des revendications du Strass, le Syndicat des travailleurs sexuels, qui récuse le discours victimaire et défend la légalité du travail sexuel ? On se place d’abord dans la situation de celles qui sont des victimes. Que d’autres vivent les choses autrement, on ne va pas aller le vérifier dans les chambres à coucher. Nous réagissons contre les réseaux mafieux, la traite et le proxénétisme. Au-delà, il y a aussi des femmes qui se prostituent pour des raisons économiques, des étudiantes notamment. On ne peut se résoudre à détourner le regard parce que certaines prétendent que c’est leur liberté. Les gens attendent de nous qu’on fixe des règles, qu’on dise ce qui est acceptable ou pas. Dire que la prostitution est une violence c’est fixer un cadre de vie, un projet de société. Mais la position abolitionniste ne pousse-t-elle pas les prostituées vers la marginalité ? Etre abolitionniste, c’est faire reculer la prostitution en en limitant les voies d’entrée et en en multipliant les portes de sortie. C’est un package préventif : insertion professionnelle, aide à trouver un logement, des papiers. Les phénomènes valorisés médiatiquement, comme le cas de la jeune Zahia, sont affolants. Ils finissent par donner des idées à des jeunes filles. Il faut avoir un discours clair sur ce qu’est la prostitution, arrêter de la mythifier, de l’idéaliser. Elle repose sur un rapport profondément inégalitaire entre les hommes et les femmes. Ces messages doivent être portés par la puissance publique. Nous ne voulons pas d’une société faite de violence, d’asservissement. En tant que ministre femme et jeune, êtes-vous heurtée par les remarques plus ou moins sexistes que l’on peut entendre ici et là ? Ça fait longtemps qu’il ne m’est pas

arrivé d’être exposée à un comportement sexiste, lourd, graveleux, un peu comme lorsque Cécile Duflot en robe a été sifflée à l’Assemblée nationale. Le fait que je sois ministre des Droits des femmes est peut-être dissuasif… Il faut être serein et ne pas se crisper sur chaque propos : dans la vie politique, les propos désagréables sont légion. Par contre, il faut être intraitable avec le sexisme lorsqu’il se fait entendre publiquement. Crise, sondage, affaires, manifestations : le Président et le gouvernement sont malmenés. Qu’estce que cela fait d’être porte-parole d’un gouvernement aux abois ? Je suis très heureuse et très fière d’être porte-parole d’un gouvernement de gauche après dix ans d’absence, avec un idéal de société, des projets et des engagements très différents que ceux du précédent. Je suis fière de porter la parole d’un gouvernement qui rétablit de la justice dans la fiscalité, fait de la jeunesse son fil directeur, remet des postes dans l’Education nationale, fait voter le mariage pour tous. Mais l’exercice est difficile, quel que soit le contexte. Par définition, vous pesez vos mots car vous parlez au nom du collectif. Certains qualifient cela de langue de bois. Je dirais que c’est être dans un esprit de responsabilité, de pédagogie plus que de chercher à briller et détoner. L’élection de la gauche a suscité beaucoup d’attente. Qu’est-ce que cela fait de décevoir une partie des électeurs ? Je comprends que les Français soient angoissés à la lecture des chiffres du chômage, à voir l’état du monde, qu’ils craignent que leur enfants n’aient pas de perspectives. Ils ont entendu beaucoup de promesses sous le dernier quinquennat. Leur niveau de confiance à l’égard des politiques s’est un peu émoussé. Je suis convaincue que nous faisons les bons choix, que nous apportons des réponses au chômage qui donneront des résultats dans quelques mois. Les Français sont impatients, mais je leur demande de nous faire confiance. recueilli par Anne Laffeter photo Guillaume Binet/M.Y.O.P pour Les Inrockuptibles 22.05.2013 les inrockuptibles 17

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ioulex

Mykki Blanco Cette figure flamboyante de la scène queer hip-hop new-yorkaise fera transpirer la Villette Sonique ce week-end.

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’été dernier, c’est à la faveur d’une mixtape (Cosmic Angel: The Illuminati Prince/ss) qu’on fit la connaissance du rappeur transgenre Mykki Blanco. Flow grave et langoureux, textes à la noirceur existentielle balancés sur des instrus minimales, perruques blondes et leggings léopard : on devint illico accro à la Blanco. Dans

le sillage d’un Frank Ocean et aux côtés des plus underground Lef1 ou Zebra Katz, Mykki malmène les représentations traditionnelles du hip-hop à coups de culture camp et drag. Dans son nouveau clip, Feeling Special, Blanco s’attaque aux codes du film noir, et joue les Lauren Bacall déjantée dans une limousine en engageant l’auditeur à le “suivre dans ce

terrier” (“Follow me down that rabbit hole”). Préparez les lampes frontales : entouré de l’excellent collectif parisien La Bambaataa, Blanco fait halte cette semaine dans la capitale. Géraldine Sarratia ep Betty Rubble: The Initiation (Uno) concert le 26 mai à Villette Sonique, Paris (Jardin des Iles) www.villettesonique.com

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“en mai, mets ton gros K-Way”

retour de hype

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz

“en fait, je crois que le soleil est vexé pour un truc, non ?”

Solange x Kendrick Lamar

Berlusconi en prison

“ah bon ?, y a un nouveau Daft Punk ?”

la stracciatella

les 30 ans de Power, Corruption & Lies de New Order

“en juin, couvre-toi bien”

la récession

le service de musique en streaming de Google Family Tree

le poteau de Kanye West

Primavera

Le service de musique en streaming de Google, payant, veut concurrencer Spotify. Family Tree ou la nouvelle série de HBO derrière laquelle on trouve Christopher Guest (Spinal Tap, etc.). Le poteau de Kanye West, celui qu’il n’a pas vu venir alors qu’il marchait pour éviter les paparazzi

chanter du Whitney Houston dans un avion

“y paraît que tous ceux qui osent encore le jeu de mots ‘Yes we Cannes’ seront interpellés par la police à la fin du Festival”

et qu’il s’est pris en pleine tête. Chanter du Whitney Houston dans un avion Une passagère ne voulait pas arrêter de chanter I Will Always Love You lors d’un vol Los Angeles-New York d’American Airlines. L’avion a atterri en urgence à Kansas City pour la débarquer. La stracciatella, c’est bon. D. L.

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Pour leur rapidité on a comparé les tweets aux feux de brousse. Heureusement, ceux-ci ne vont pas aussi vite. 9:52 PM - 15 May, 13

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Obama self Lors d’une conférence de presse, le président américain a laissé échapper une larme, immédiatement recueillie par l’objectif d’un photographe.

1 à la Maison Blanche Malgré les lumières scintillantes qui donnent à cette photo de presse un petit côté téléfilm de Noël (le moment où tout va mal, juste avant le happy end), la scène s’est déroulée lundi 13 mai à la Maison Blanche. Après s’être entretenus autour du cas particulier de la Syrie, le président américain et le Premier ministre britannique, David Cameron, donnent une conférence de presse. Vient une question de la correspondante d’Associated Press au sujet de l’attentat qui, à Bengazhi, le 11 septembre 2012, en pleine campagne présidentielle, avait coûté la vie à quatre Américains dont l’ambassadeur des Etats-Unis en Libye. Sept mois plus tard, il est notamment reproché à la précédente administration Obama d’être responsable de failles de sécurité et d’avoir cherché à éluder le caractère terroriste de cet événement. En répondant, le président des EtatsUnis, traditionnellement considéré (à tort ou à raison) comme l’homme le plus puissant du monde, semble alors laisser échapper une larme. Séquence émotion.

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Jim Bourg/Reuters

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as tears go by La scène est capturée par un photographe de Reuters. S’il est probable que personne (si ce n’est Cameron) n’avait remarqué cette poussée lacrymale avant la publication du cliché, on lit clairement sur le site de l’agence cette légende : “Le Premier ministre britannique regarde couler les larmes du président américain pendant qu’il parle des attaques contre les Etats-Unis à Benghazi.” Un homme d’Etat observant un autre homme d’Etat pleurer dans une conférence de presse, voilà qui est singulier. Pourtant ce n’est pas la première fois qu’Obama verse des larmes en public. Les spectateurs du monde entier l’ont déjà vu pleurer à de nombreuses reprises : face à une chorale d’enfants chantant Determined to Go on, lors de la décoration d’un vétéran d’Irak, juste après la fusillade de Newtown ou les attentats de Boston. A travers Obama, c’est bien l’Amérique qui pleure et se raconte sa propre histoire – une histoire spectaculaire à laquelle le reste du monde assiste, bouche bée.

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l’économie des larmes La larme est, pour nos contemporains, censée traduire la vérité de l’être. Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes note : “Les larmes sont des signes, non des expressions. Par mes larmes, je raconte une histoire, je produis un mythe de la douleur (…) : en pleurant, je me donne un interlocuteur emphatique qui recueille le plus ‘vrai’ des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue : ‘Les paroles, que sont-elles ? Une larme en dira plus’.” Ainsi donc, se montrer en être pleurant, c’est d’emblée se positionner loin de l’image de l’homme politique moderne, froid, cynique et calculateur. Mais c’est aussi entrer dans le spectacle des émotions, celui qui, du même coup, les intensifie et les aliène dans un grand marché aux pleurs fanés. Pas super ce téléfilm, finalement. Diane Lisarelli

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surveiller et détruire La guerre du XXIe siècle a inventé une nouvelle arme fétiche et fatale : le drone. Un objet de terreur aveugle éclairé par le jeune philosophe Grégoire Chamayou dans une puissante réflexion critique. recueilli par Jean-Marie Durand

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vec le drone armé, utilisé par l’armée américaine depuis le début des années 2000, et bientôt par la France, la guerre change de visage. Mais, à distance, la “guerre sans risques” est-elle encore la guerre ? Pour le philosophe Grégoire Chamayou, auteur d’une impressionnante Théorie du drone, le drone Predator prolonge en réalité l’histoire des chasses à l’homme en transformant l’usage de la violence armée en pur abattage. Analyse d’une arme de terreur et de terrorisation. Quel enjeu philosophique avez-vous voulu soulever avec votre théorie d’une arme telle que le drone ? Grégoire Chamayou – Le drone, c’est un “objet violent non identifié” : il met en crise les catégories de pensée traditionnelles. Concrètement, un opérateur clique sur un écran dans le Nevada et quelqu’un meurt au Pakistan. L’action se disloque. Où a lieu l’action de tuer, lorsqu’elle est écartelée entre des points si distants ? Un premier enjeu, c’est d’analyser ces crises d’intelligibilité. Mais il y a aussi une visée critique : aujourd’hui, aux Etats-Unis et en Israël, des philosophes liés aux institutions militaires travaillent très activement à légitimer l’usage de cette arme, à justifier la conversion de la violence armée en “assassinats ciblés” par les airs. Il y a un enjeu, et même une urgence, à répliquer. Quand l’“éthique” participe de l’effort de guerre, la philosophie devient, plus que jamais, un champ de bataille.

“tuer plutôt que capturer. Avec une telle arme, c’est pratique, vous ne pouvez pas faire de prisonnier”

Cette théorie fait suite à votre précédent essai, Les Chasses à l’homme. Situez-vous ce nouveau travail dans une continuité ? Oui, le drone est l’avatar le plus contemporain, le plus technologique de cette histoire-là. C’est l’emblème de ce que les Etats-Unis appellent aujourd’hui, dans leurs propres documents stratégiques, la “guerre comme chasse à l’homme”. Elle a ses méthodes et son personnel : des contracteurs militaires recrutent carrément des analystes “chasseurs d’homme” par petites annonces. Le drone est l’instrument de la politique officieuse de la Maison Blanche : tuer plutôt que capturer. Avec une telle arme, c’est pratique, vous ne pouvez pas faire de prisonnier. Quand Obama dit qu’il veut fermer Guantánamo, c’est parce qu’il a choisi le drone Predator à la place. On règle le problème de la détention arbitraire par l’exécution extrajudiciaire. Cibler, traquer, attaquer : à partir de quels critères les opérateurs procèdent-ils ? Qu’est-ce que l’analyse des formes de vie sur laquelle ils se reposent ? Le droit des conflits armés impose de ne cibler directement que des combattants, pas des civils. Mais lorsqu’on remplace les troupes au sol par des drones, il n’y a plus de combat. Comment faire la différence, à l’écran, entre la silhouette d’un non-combattant et celle d’un combattant sans combat ? La plupart des frappes de drones américains ciblent des individus dont les autorités ignorent l’identité exacte. En filmant les déplacements, en suivant les cartes SIM, on trace des cartes, des graphes socio-spatiaux, dont on extrait des “profils”. Le marketing fondé sur l’analyse des données ne fait pas autre chose. Sauf que là, le profilage probabiliste sert à fonder des décisions de mort : votre “pattern of life” nous dit qu’il y a, mettons, 90 % de chances que vous soyez un militant hostile, donc nous avons le droit de vous tuer. De fait, comme le confie un officiel américain : “Ils comptent les cadavres, mais ils ne sont pas vraiment sûrs de qui il s’agit”. Vous cherchez donc à déconstruire un discours militaire dominant, qui, bien que fondé sur une prétention humanitaire, ne vise qu’à “surveiller et anéantir”. Il y a un discours que je qualifie “d’humilitaire” : la fusion de l’humanitaire et du militaire. On nous dit que le drone est une arme très humaine, qu’elle

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constitue un progrès sans précédent dans les technologies humanitaires. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Une arme humaine alors qu’il n’y a pas d’homme à son bord ! Si l’humanitaire c’est prendre soin des vies humaines en détresse, comment un instrument de mort pourrait-il l’être ? Les drones permettraient de sauver des vies. Mais lesquelles ? Les nôtres ! On est dans une sorte de nationalisme vitaliste, dans l’autopréservation hautaine des vies nationales. Cela sauverait aussi des vies dans l’autre camp, nous dit-on. Cet argument des “frappes chirurgicales” ne tient pas. Mais de quoi au juste sauverait-on des vies ? De soi-même, de sa propre puissance de mort. C’est un discours très étonnant, qui fusionne la destruction et le soin, le meurtre et le “care”. Que recouvre votre concept “nécroéthique” ? Le drone, vu du prisme des catégories traditionnelles de la vertu guerrière – courage, bravoure, sacrifice –, apparaît comme une arme du lâche, qui n’expose jamais sa vie. Avant même les pacifistes, ce sont des pilotes de l’Air Force qui se sont opposés aux drones. Avec une telle arme, l’héroïsme devient impossible ; il y a une crise dans l’ethos militaire. Guerroyer, c’était apprendre à mourir. Il faut désormais apprendre à tuer sans jamais risquer sa peau. Alors que l’éthique s’est définie comme une doctrine du bien vivre et du bien mourir, la “nécroéthique” émerge au contraire comme une doctrine du “bien tuer”.

La guerre sans risques promise par le drone n’est-ce pas l’idéal pour les civils que la guerre effraie ? J’esquisse une généalogie d’une morale guerrière contemporaine. Cet impératif de conduire des guerres sans perdre aucun soldat, on le voit émerger clairement en 1999 lors de la guerre au Kosovo ; l’Otan décide de faire voler ses avions à une altitude de 15 000 pieds, ce qui les met absolument hors d’atteinte. Préservation absolue des vies occidentales au détriment de la précision des tirs : on choisit de mettre les vies des militaires de son camp au-dessus de celles des civils kosovars qu’on était censés protéger. Les théoriciens de la guerre juste sont alors scandalisés par ce principe d’immunité du combattant national. Le philosophe Michael Walzer1, s’interroge : la guerre sans risques est-elle permise ? Il cite Camus : on ne peut pas tuer si on n’est pas prêt à mourir. C’est le problème : sur quoi se fonde le droit de tuer ? A la guerre, sous certaines conditions, l’homicide est décriminalisé. Cela se fonde sur une convention tacite : si j’accorde à l’ennemi le droit de me tuer impunément, c’est parce que je veux pouvoir en faire autant de mon côté. Autrement dit, ce droit se fonde sur un rapport de réciprocité. Que se passe-t-il lorsque celle-ci disparaît, dans sa possibilité même ? Dans une guerre sans risques, où, comme le dit une publicité pour drone, “personne ne meurt, sauf l’ennemi”, on abat les gens comme du gibier.

Drone MQ1 Predator. L’armée française envisage de s’équiper de ce type de “drone tueur”

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Vous évoquez Kant, pour qui un Etat n’a pas le droit de transformer ses citoyens en assassins. Cela restet-il pour vous un élément clé de la théorie du drone ? Ce qu’on nous fait faire nous fait être. Je veux dire : commettre certains actes peut nous faire devenir quelqu’un d’autre. Un pouvoir peut-il nous faire faire tout et n’importe quoi ? Ou y a-t-il des métamorphoses interdites ? Pour Kant, un Etat ne peut pas transformer ses sujets en assassins. En combattants, peut-être, en assassins, non. Je m’intéresse aussi aux cas de refus de tirer sur le soldat nu, discutés par Michael Walzer et Cora Diamond2. Ces soldats qui refusent de tirer sur un ennemi car il n’est pas dans une posture de combattant. Ils ne refusent pas de combattre en général, mais ils ne se sentent pas de faire ça. La question se pose pour les opérateurs de drone eux-mêmes : avec quoi va-t-on avoir à vivre, si on fait ça ? L’un d’entre eux, l’un des rares à avoir parlé publiquement après avoir démissionné, a donné un témoignage très fort : “Je voudrais que mes yeux se décomposent”. La guerre est devenue pour eux un télétravail. Ils cloisonnent leurs activités : tuer la journée et rentrer à la maison le soir ; les psychologues militaires sélectionnent des psychismes capables de compartimenter, de ne pas y repenser, de vivre des vies schizophrènes, sans relier entre eux les éléments de leur existence. La question politique, qui se pose aussi à l’échelle d’une société, c’est de savoir ce que l’on devient. Ce que l’on ne veut pas devenir. Face à ce nouvel usage des armes, que peut le droit ? Les juristes peuvent-ils opposer une conception du droit à la “philosophie” du drone ? On observe aujourd’hui une prolifération des discours “éthiques”. On parle de moralisation de la vie politique,

“la guerre est devenue un télétravail. Tuer la journée, rentrer à la maison le soir”

Jean-Marie Durand

Grégoire Chamayou

de réintroduire de la morale sur les marchés… Dans les affaires militaires, on observe un phénomène similaire : une inflation à perte de vue de discours éthiques. Avec de bons codes de conduite, il n’y aura plus de bavures. C’est un mouvement de dépolitisation des problèmes : troquer la critique structurelle contre des aménagements de détail. Dans le même temps, certains juristes travaillent, main dans la main avec les militaires, à réviser le droit pour l’adapter aux usages des drones. Un exemple : classiquement, pour faire usage d’armes de guerre, il faut se trouver dans une zone de conflit armé, un lieu délimitable ; or, le drone chasseur-tueur est utilisé pour frapper n’importe où, dans des zones où la guerre n’est pas déclarée : la Somalie, le Yémen, le Pakistan… Au nom de quoi ? Au nom d’une conception “ciblocentrée” du droit de la guerre et non plus “géocentrée” : la zone de conflit, c’est le corps de l’ennemi ou de la proie ; or, cette proie est mobile, on prétend donc la suivre partout dans le monde. Le corps de l’ennemi comme champ de bataille et le monde entier comme terrain de chasse. Le danger est immense car si on accepte cette conception ciblocentrée du droit des conflits armés, cela revient à accepter un état de guerre sans borne. Contre ces offensives, les juristes critiques ont aujourd’hui un rôle central à jouer. Les militaires français s’intéressent-ils aux drones ? Ce que l’état-major français a vu au Mali, avec dix ans de retard, c’est l’usage des drones Predator (utilisés à des fins d’observation – ndlr) par les Américains, stationnés au Niger. Aujourd’hui, en marge de la publication du livre blanc de la Défense, on apprend que la France est en pourparlers avec les Etats-Unis pour l’achat de drones Reaper. Ce sont des drones chasseurs-tueurs. Si l’entourage de Jean-Yves Le Drian avait annoncé vouloir importer les méthodes de torture de la CIA, il aurait sans doute déclenché un tollé. Mais la nouvelle est tombée sans susciter le moindre émoi. L’opinion publique française est mal informée sur la question des drones. Les drones font-ils débat aux Etats-Unis aujourd’hui ? Oui, la polémique est très intense. Il y a bien sûr les défenseurs des droits de l’homme et des libertés qui s’alarment. Des mouvements antidrones sont nés, avec notamment l’ONG Code Pink. Mais la nouveauté de ces derniers mois, c’est qu’une partie de la droite républicaine elle-même, sa frange libertarienne, s’en inquiète, à vrai dire surtout depuis qu’Obama s’en est servi pour faire tuer des citoyens américains à l’étranger, et que les projets de drones policiers se multiplient. Il existe donc un arc de contestation assez large. La question qui se pose à juste titre est l’extension sans précédent du droit de vie et de mort du souverain démocratique. Théorie du drone (La Fabrique), 178 pages, 14 € 1. Michael Walzer a travaillé sur le concept de “guerre juste” 2. Cora Diamond est spécialiste de philosophie analytique

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où est le cool ?

Kohei Iwasaki, Tota Abe/Eana photo Koichi Torimura

par Géraldine Sarratia et Dafne Boggeri

à Yokohama, dans ce parallélépipède blanc Dans un quartier résidentiel, sur le versant d’une colline, les deux architectes japonais du studio Eana se sont appliqués à concevoir la maison la plus simple possible. Ce parallélépipède abrite en effet deux chambres et une salle de bains au rezde-chaussée, ainsi qu’un salon d’une hauteur de 4 mètres sous plafond au premier, pour profiter de la lumière et de la vue sur le parc.

avec cette paire de Rivieras aux pieds Kaléidoscope de couleurs très Missoni dans l’esprit pour cet élégant modèle de Rivieras – chaussures de pépé espagnol, en canvas, nées sur la Costa Brava dans les années 50. www.rivieras-shoes.com

www.eana.jp

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dans ce sweat orange Chemise Oxford, sweat de couleur vive très college et short en soie plus féminin et sophistiqué : un instantané du cool de l’été 2013 vu par Isabel Marant.

Etoile - Isabel Marant

chez la street artist Samantha Lo Dans la très rigide République de Singapour, Samantha Lo, 27 ans, dénonce le paternalisme autoritaire du système en graphant et collant dans les rues ce sticker Limpeh (“Ton père”, en mandarin) inspiré de l’Obey du street artist Shepard Fairey. L’autocollant est à l’effigie de Lee Kuan Yew, le premier Premier ministre de Singapour, de 1959 à 1990. Son fils, Lee Hsien Loong, est actuellement au pouvoir. Lo, qui fait partie du collectif de grapheurs RSCLS, est régulièrement arrêtée et condamnée à de fortes amendes et peines d’emprisonnement. www.skl0.com, www.rscls.org 22.05.2013 les inrockuptibles 29

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à toutes les pages de Wax Magazine Basé à New York, le très graphique semestriel Wax Magazine explore les correspondances entre art contemporain, culture et surf. Le second numéro, articulé autour du thème “structures”, vient de sortir. readwax.com

dans ce sac à dos Fabriqués à la main à Osaka, les sacs Bag’n’Noun conjuguent couleurs pop, design minimaliste et fonctionnalité, à l’image de ce modèle d’inspiration montagne en coton canvas, fermé par une élégante lanière en cuir. www.bagnnoun.com

chez Etudes Studio Depuis 2012, les artistes Aurélien Arbet et Jérémie Egry ont regroupé leurs multiples champs d’expérimentation (graphisme, mode, édition de livres consacrés à la photographie contemporaine) sous le nom d’Etudes Studio. Obsédés par le bleu cobalt, ils signent des silhouettes aux lignes amples et actuelles, ponctuées par des explosions picturales. www.etudes-studio.com 30 les inrockuptibles 22.05.2013

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en eaux troubles

Avec un album solennel et pourtant débarrassé de toute gravité, les Américains de The National retrouvent une belle légèreté. Ils nous ont reçus à Berlin, où a été enregistré Trouble Will Find Me.

Deirdre O’Callaghan

recueilli par Jérôme Provençal et JD Beauvallet

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L  

e 5 mai, les Américains de The National donnaient un concert très spécial au Museum of Modern Art de leur New York d’adoption. Une performance pour laquelle ils ont joué pendant six heures sans interruption. Une seule et même chanson. Cent cinq fois. Voilà qui donne du grain à moudre à ceux qui pensent que depuis quelques années, les chansons de The National commencent à se ressembler et se confondre, bâties sur un savoir-faire pépère et des routines de plus en plus visibles sur le dernier album du groupe, High Violet en 2010. La chanson jouée jusqu’à la nausée au MoMA était tirée de ce recueil superflu, album d’impasses, même si elle en était l’un des moments les plus imposants : Sorrow. Une chanson qui dit : “Le chagrin m’est tombé dessus quand j’étais gosse/ Il a attendu et il a gagné.” Et qui porte ce chagrin comme une croix : comment

peut-on avoir envie de chanter cent cinq fois d’affilée ce grand malheur ? Pas de chance pour les grincheux qui auraient pu voir dans cette démarche psychotique (ils ont même joué un rappel en fin de concert : Sorrow) le constat d’impuissance d’un groupe engoncé dans un son, cadenassé dans des ambiances noires et prévisibles. Le nouvel album, Trouble Will Find Me, révèle au contraire un gang libéré, soulagé. Un retour à la grandeur, à la solennité mais aussi à l’urgence sournoise des meilleurs albums des rockeurs – on pense même au phénoménal Boxer de 2007. Pas un hasard si, au lieu de se cloîtrer, The National a fait journées portes ouvertes : Sufjan Stevens, St. Vincent, Sharon Van Etten, Doveman, l’électronicien français Rone se sont chargés d’aérer, de secouer cet intérieur trop bien dérangé. Ils ont poussé The National à se dépasser, à s’outrepasser, pour des chansons ambitieuses sans être crâneuses ou fortes en thème – on retrouve même parfois le grand souffle épique d’Arcade Fire, dont l’homme à tout faire Richard Parry est (re)venu en intime. Ensemble, de Brooklyn à Berlin, ils ont décoincé le dos un peu raide de The National, lui ont autorisé des flexions et souplesses interdites sur le trop amidonné High Violet. Une sensation de jeu et de joie retrouvée, de simplicité revenue, de légèreté reconquise qui illumine des chansons pourtant ambitieuses, à l’image d’un Sea of Love agité de tempêtes ou d’un majestueux I Need My Girl. Le genre de chansons qu’on pourrait écouter cent cinq fois. Quand avez-vous commencé à travailler sur cet album ? Matt (chant) – Les choses ont débuté avant notre dernière tournée, il y a environ deux ans. Aaron et Bryce Dessner (guitaristes) m’ont envoyé leurs premières idées musicales, qui étaient si excitantes que je me suis mis à travailler sur les paroles – alors que je m’étais dit que je ferais un long break. Assez vite, sans rien avoir programmé, nous nous sommes retrouvés avec une vingtaine de chansons. Cet album est celui que nous avons écrit et conçu le plus vite – car nous n’avions aucune pression.

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“nous avons enregistré sans nous demander quel groupe nous sommes et quel type de musique The National doit jouer” Qu’est-ce qui, selon vous, différencie cet album des précédents ? Matt – Il y a eu beaucoup moins de conflits entre nous. Nous avons composé et enregistré sans nous demander quel groupe nous sommes et quel type de musique The National doit jouer. Nous n’avons à aucun moment cherché à être cool, nous nous sommes simplement laissé emporter par les chansons. Ce disque a vraiment une personnalité différente, plus spontanée peut-être. Bryce – Musicalement, il s’agit de notre album le plus ambitieux. Beaucoup plus excitant que High Violet. Faut-il voir dans le titre de l’album Trouble Will Find Me une forme d’ironie, ou plutôt de fatalisme ? Matt – Cette phrase vient d’un des morceaux et a jailli lorsque nous cherchions un titre pour l’album. Elle nous plaît car elle ne ressemble pas à nos précédents titres. Nous voulions que ce disque surprenne le plus possible les gens qui connaissent bien le groupe. Par ailleurs, la plupart des chansons parlent de “troubles” (d’ennuis, de problèmes – ndlr). Plusieurs musiciens ont collaboré à l’album, parmi lesquels de fidèles compagnons de route, comme Sufjan Stevens. Bryce – Sufjan a des talents très particuliers que nous pouvons… Bryan (batterie) – … exploiter (rires)… Depuis quelque temps, il est par exemple obsédé par certains modèles de boîtes à rythmes et de synthés. Il peut passer des heures à les triturer. Par ailleurs, il aime notre musique, qui est pourtant très différente de la sienne. On note également la présence, assez inattendue, de Rone, espoir de la scène électronique française. Bryce – Erwan est un ami et j’aime beaucoup sa musique. Mon frère et moi sommes venus à Berlin en décembre, au Michelberger Hotel, pour travailler sur l’album. Nous avons un studio à Brooklyn, où nous faisons tous les overdubs, mais nous ressentions le besoin de changer d’environnement. Nous nous sommes installés au dernier étage de l’hôtel, dans une pièce avec

un très haut plafond et avons enregistré une partie des guitares électriques de l’album. Nous avons eu envie de faire appel à Erwan, qui vit à Berlin, car nous avions envie de nouvelles textures. Nous plaît en particulier la manière dont il utilise les sons des boîtes à rythmes. Nous lui avons confié quelques morceaux et il les a remaniés en profondeur, ce qui a donné un résultat incroyable, dont nous avons gardé certains éléments, pas seulement rythmiques. Matt – Le travail de Rone apporte un vrai rafraîchissement à notre son. Je ne dirais pas que nous nous sommes réinventés en tant que groupe mais nous avons ouvert de nouvelles portes. Votre premier album est sorti en 2001. Avez-vous le sentiment d’avoir beaucoup changé, à la fois comme individus et comme musiciens ? Bryan, à Matt – Il faudrait que tu voies des photos de l’époque : tu étais tout le temps sur scène avec un cocktail et une cigarette. Je pense que tu as pas mal changé en tant que chanteur et performeur.

Matt – Et j’avais une horrible coupe de cheveux (rires)… Nos personnalités n’ont peut-être pas autant évolué qu’elles auraient dû… Quand le groupe a commencé, nous n’étions déjà plus des adolescents mais des adultes – ce qui fait une grande différence. Musicalement, quand nous avons débuté, nous n’avions pas de concept spécifique en tête, ne savions pas précisément quel groupe nous voulions être. Nous aimions des choses différentes (par exemple, Scott et moi étions fans de Pavement et Guided By Voices) et n’avons jamais voulu ressembler à un groupe en particulier. Il s’agissait simplement de voir quelle musique pouvaient faire ces cinq personnes. Nous nous attachons à débusquer les chansons qui nous stimulent. Bryan – Entre le premier album et le nouveau, le groupe est le même mais il sonne beaucoup mieux : meilleurs studios, budgets plus importants… Pour nous, ce cheminement s’apparente à un rêve : hier encore, nous étions dans l’appartement de Matt, à décider de

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former un groupe puis enregistrer sur un 8-pistes. Bryce – Nous avons toujours le sentiment d’évoluer, d’apprendre et de grandir. Si ce n’était pas le cas, je ne pense pas que nous continuerions… Nous sommes très critiques vis-à-vis de nous-mêmes, n’avons rien en commun avec ces groupes qui tombent amoureux de ce qu’ils font. Ce danger ne nous menace pas : nous sommes trop durs les uns avec les autres. Comment vivez-vous la popularité ? Matt – Nous ne sommes pas devenus connus du jour au lendemain. Pendant longtemps, quand nous n’avions encore que peu de fans, nous avions peur de les perdre. Nous étions parfaitement conscients de la fragilité de notre situation. Quand nous enregistrions Boxer, Alligator et même High Violet, nous nous disions que l’album en cours allait peut-être mettre fin à notre carrière. Nous plaisantions beaucoup entre nous à ce sujet. On voit tant de groupes qui semblent au faîte de la gloire sombrer dans l’oubli lorsque

sort l’album suivant. Le milieu de la musique fonctionne comme ça : chaque fois qu’un groupe devient populaire, certains veulent le détruire… Nous avons le sentiment que nous allons continuer longtemps ensemble, enregistrer d’autres albums, ne pas nous séparer… Même si les projecteurs se détournent, et si les gens se désintéressent de nous, nous continuerons à faire des disques. Quand nous avons commencé, personne ne s’intéressait à nous. En quatorze ans, nous sommes passés par les hauts et les bas, les épreuves, que tout un chacun traverse. Nous menons des vies plutôt normales, avec de bons et de mauvais côtés. Vous jouerez au Zénith cet automne. Quels sont vos souvenirs les plus marquants de tournée ? Matt – Notre premier concert à la Guinguette Pirate, à Paris, reste un souvenir très fort. C’était le premier hors du cercle de nos proches, devant des étrangers. Ça nous a fait un choc : c’est à ce moment-là que nous avons pris conscience que nous pouvions être un vrai groupe, que nous nous sommes sentis dans la peau de rock stars. Nous avons compris que nous avions un public, même si c’était encore un petit public. Nous avons aussi de mauvais souvenirs, évidemment. Comme cette fois où nous nous sommes trompés de route et nous sommes perdus, quelque part dans les Alpes… Souvent, ce n’est que plus tard, une fois rentrés à la maison, que l’on perçoit le caractère exceptionnel d’un concert ou d’une situation. Sur le moment, on est trop fatigués ou excités pour vraiment se rendre compte. Je tiens à garder tous les souvenirs, même les mauvais – enfin, sauf quelques-uns peut-être (sourire)… Comme la fois où, en France, on a joué dans un club échangiste. album Trouble Will Find Me (4AD/Beggars/Naïve) www.americanmary.com concerts le 25 juin à Bruxelles, le 18 novembre à Paris (Zénith) retrouvez la discographie de The National sur 22.05.2013 les inrockuptibles 35

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Benjamin Pritzkuleit

La “Meschugge party”, soirée “non casher” du club Brunnen 70, à Berlin, avec le DJ Aviv Netter

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Berlin, ville ouverte La capitale allemande attire de plus en plus les jeunes artistes israéliens, dits de “troisième génération”, lassés du désintérêt que l’Etat hébreu réserve à ses créateurs. par Isabelle Foucrier

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n 2007, il y avait deux vols directs par semaine entre Berlin et Tel-Aviv. En 2013, on en compte un ou deux par jour. En ce moment, les Juifs qui arrivent à Berlin sont israéliens, souvent de Tel-Aviv. La ville compterait actuellement 12 000 personnes qui viennent de l’Etat hébreu. En 1933, plus de 160 000 personnes d’origine juive habitaient dans la capitale allemande. En 1944, il restait en tout et pour tout 12 000 Juifs dans toute

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David Millier

l’Allemagne. Soixante-dix ans plus tard, c’est le seul pays au monde où augmente le nombre de migrants juifs. Ces dernières années, beaucoup de Juifs israéliens se bousculent pour un deuxième passeport, comme cela est accordé aux Israéliens dont les ancêtres sont nés en Allemagne. Déjà, 100 000 d’entre eux possèdent le passeport allemand et appartiennent à ce qu’on appelle la “troisième génération” d’Israéliens vivant à Berlin. Symbole du renouveau du judaïsme allemand, la plus grande synagogue d’Allemagne a rouvert ses portes en août 2007, à Berlin, après trois années de travaux de restauration.

“en Israël, l’extérieur, la communauté, le groupe, tout cela vous sollicite, vous rappelle à l’ordre, ne vous laisse aucun répit. Berlin me laisse tranquille” Benyamin Reich

Pourquoi cet engouement ? L’Amérique est moins généreuse qu’avant en visas, l’Europe offre une grande liberté de mouvement et, surtout, Berlin est une ville ouverte, cosmopolite et bon marché, qui attire les jeunes. Les artistes aussi. C’est dans une galerie chic de Charlottenburg que nous a donné rendez-vous Benyamin Reich, originaire de Tel-Aviv. La famille de Benyamin a été décimée par la Shoah. Fils de rabbin, élevé dans la plus grande orthodoxie avec ses dix frères et sœurs, il a été éduqué dans différentes yeshivah (centres d’étude de la Torah et du Talmud). Privé des rudiments scolaires, il ignore tout du monde jusqu’à ses 15 ans, âge auquel son père l’envoie poursuivre sa formation à New York. Après un passage aux Beaux-Arts de Paris, il atterrit à Berlin en 2008 et ne cesse depuis de photographier l’essence de l’objet juif. Tous les artistes venus d’Israël ne mènent pas des projets liés à leur culture et leur identité religieuse. Mary Ocher, 26 ans, chanteuse et vidéaste d’origine russe, a elle aussi quitté Tel-Aviv pour Berlin. Sa famille n’a pas été touchée par la Shoah. “Je ne suis pas venue en Allemagne, je suis venue à Berlin. De l’Allemagne, je ne connais que Nina Hagen et Einstürzende Neubauten. Ce que je cherche, c’est l’ouverture. Je ne parle pas allemand. Pour moi, la langue n’est rien d’autre qu’un moyen de communication et ici, c’est l’anglais.” Interrogé sur les rives de la Spree, la rivière qui traverse la ville, le plasticien Roey Heifetz, 36 ans, installé ici depuis dix mois, va plus loin. Pour lui, le nombre croissant d’artistes israéliens à Berlin renseigne aussi sur la place qu’Israël réserve à la création : “Là-bas, non seulement il est impossible économiquement d’être artiste, mais il est également impossible de se dire artiste. Les gens pensent que c’est un hobby.”

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Ikey Greene, 30 ans, free-lance en marketing, possède un blog intitulé Transmissions from Germany. Dans ses posts, elle pointe pêle-mêle “le métro direction Wannsee, la vieille écriture gothique des panneaux des stations, qui rappelle irrésistiblement les écriteaux ‘Raus’ ou ‘Jude’ (en français : ‘dehors’ et ‘juif’)…” Plus loin, on peut lire : “Ai-je trahi mes grands-parents, moi qui me balade dans les rues les sacs chargés d’articles pour goys, et qui en plus aime ça ? Berlin est comme un professeur sévère qui m’empêche de sécher mes cours d’histoire.” Elevée à Tel-Aviv par une mère d’origine polonaise “incapable de pardonner aux Allemands pour ce qui est arrivé à sa famille”, Ikey est venue ici “pour faire la paix”. “Ceux qui restent en Israël sont persuadés d’être sur le vrai front et nous accusent de déserter. Ce qu’ils ne voient pas, c’est à quel point ici aussi il existe

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Gabriel S. Moses, auteur de romans graphiques, berlinois depuis cinq ans, ne pense pas autre chose : “En Israël, on envisage souvent l’art comme de l’entertainment. Berlin m’a donné la possibilité d’être publié.” A 31 ans, il est venu ici avec sa femme Lior, une commissaire d’expo qui vient de lancer Die Asporas – Young Israeli Artists in Berlin, un projet pluridisciplinaire interrogeant le lien entre les artistes israéliens et leur environnement allemand (lire p. 41). Roey Heifetz y voit un joli retournement de situation. “Dans les années 30, ce sont les Allemands du Bauhaus fuyant le nazisme qui ont contribué à fonder Bezalel (la plus prestigieuse école d’art d’Israël –xndlr). Aujourd’hui, ce sont les artistes israéliens fuyant la politique et la guerre qui réinvestissent Berlin.” Formé à Bezalel, gay, militant de gauche, Roey est arrivé à Berlin il y a quelques mois avec son compagnon. Pas pour clubber, mais pour vivre enfin sur les lieux de sa fascination de toujours : la célébration du corps ambivalent, telle qu’elle se pratiquait dans les cabarets berlinois des années 20 et 30. Dans ses dessins, des personnages surdimensionnés posent la question du genre dans une surenchère de glamour, de décadence et d’étrangeté, empruntant aux traits d’Otto Dix ou de George Grosz. La “troisième génération” n’est pas qu’une horde de jeunes gens attirés par la hype et les petits loyers de Berlin. “Officiellement, nous venons pour l’art, pour les facilités que Berlin offre aux artistes. Mais la plupart de ceux qui restent sont tenus par autre chose”, poursuit Benyamin Reich.

“Berlin est comme un professeur sévère qui m’empêche de sécher mes cours d’histoire” Ikey Greene

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Roey Heifetz, plasticien, et Nirit Bialer, pionnièred e la néo-diaspora berlinoise

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de réels enjeux liés à notre identité”, lâche Nirit Bialer, 32 ans. Arrivée en 2007, c’est une pionnière de la néo-diaspora de Berlin. Lorsqu’elle découvre la ville en 1995, à 17 ans, Berlin est grise, hostile – tout sauf à la mode. Nirit en tombe raide amoureuse. Elle s’est débrouillée pour apprendre l’allemand dans la banlieue de Tel-Aviv, dans les années 90. Autant dire qu’elle a déplacé des montagnes. Aujourd’hui en Israël, les listes d’attente s’allongent pour les cours d’allemand de l’Institut Goethe.

Nirit s’est débrouillée pour apprendre l’allemand dans la banlieue de Tel-Aviv, dans les années 90. Autant dire qu’elle a déplacé des montagnes

Tous, ici, confessent reprendre possession de leur identité avec un certain soulagement. Le photographe Benyamin Reich explique à son tour : “En Israël, l’extérieur, la communauté, le groupe, tout cela vous sollicite en permanence, vous rappelle à l’ordre, ne vous laisse aucun répit. Berlin me laisse tranquille. C’est moi seul qui décide de me poser les questions, et d’y répondre.” C’est l’expérience qu’a faite Roey Heifetz, qui venait de visiter son “premier camp”, Sachsenhausen, non loin de Berlin : “Pur hasard, je suis venu le jour de l’anniversaire de la libération du camp, si bien qu’une série de cérémonies ponctuaient toute la journée. Il y en avait pour toutes les catégories de victimes. Moi, qui suis à la fois juif, israélien, artiste et gay, j’ai hésité à laquelle me rendre !” Roey finira par choisir la cérémonie d’hommage aux victimes homosexuelles. Berlin octroie ce droit au flottement identitaire. “Nous arrivons israéliens avant tout. Mais ici, ce qui est sûr, c’est qu’on nous voit d’abord comme juifs”, poursuit Benyamin Reich. A 25 ans, Hagar Levin participe, elle, à un programme social à Neuköln, le quartier à forte population immigrée de Berlin : “Ici, les préjugés sur Israël et les Juifs en général sont tels que ma mission a vraiment du sens.” Malgré quelques récentes menaces antisémites, Berlin est aussi le lieu où ces Israéliens entrent enfin en contact avec le monde arabe. Ici, de nombreux conducteurs de taxi sont palestiniens. Pour Benyamin Reich, “parler avec eux, c’est réaliser ce que c’est que de perdre sa terre, sa patrie. L’extrême droite israélienne devrait venir ici en séminaire.” Tous les Israéliens que nous avons rencontrés veulent-ils rentrer en Israël ? Non. Leur présence à Berlin est-elle vécue comme un juste retour ? Non plus : sauf peut-être pour Benyamin Reich, qui rêve sporadiquement de redevenir un Juif allemand. Parmi nos interlocuteurs, seule Hagar Levin possède la double nationalité. Pour tous les autres, Berlin se contente d’offrir une sorte d’hospitalité idéale. La preuve ? Au moment de notre reportage, une beach party “made in” Tel-Aviv s’organisait sur les bords de la Spree.

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entre symbiose et rupture

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Un collectif de jeunes artistes israéliens installés à Berlin s’inspire de la relation complexe unissant les deux pays.

“je ne suis pas venue en Allemagne, je suis venue à Berlin. Ce que je cherche, c’est l’ouverture” Mary Ocher

Die Asporas : leur nom est un jeu de mots germanique (“die” signifiant “les” en français). Ce collectif regroupe neuf jeunes artistes israéliens formés dans les plus grandes écoles d’art du pays et résidant à Berlin pour y poursuivre leur travail. Mariée à l’auteur de romans graphiques Gabriel S. Moses, Lior Wilentzik, 29 ans, est à l’origine du projet. Elle s’installe à Berlin en 2011 après trois ans d’allers-retours entre l’Allemagne et Israël. Au cours de ces voyages répétés, elle ressent fortement la relation complexe entre les deux pays, faite de symbioses et de ruptures. Aujourd’hui salariée du Musée juif de Berlin, Lior Wilentzik travaille parallèlement comme artiste et commissaire indépendante. En créant Die Asporas, elle souhaitait faire traduire plastiquement les émotions et les réflexions nées sur le terrain berlinois. Car pour elle comme pour les autres membres de la bande, Berlin n’est pas le symbole du nazisme. C’est “là où tout a commencé”, quelle que soit l’approximation historique de cette perception. Centre intellectuel de l’Europe, Berlin représente pour eux le berceau du mouvement sioniste, à l’origine de la fondation en 1906 de la prestigieuse école d’art de Bezalel à Jérusalem. Berlin, c’est aussi la République de Weimar, le Jugendstil (Art nouveau), le Bauhaus… Tout cela fonde en partie leur identité d’artistes israéliens. Die Asporas s’exposent de façon itinérante, au gré des sollicitations. Dès le 31 mai, le Pavillon Am Milchhof, à Prenzlauer Berg, présentera The German Nature of Things, expo dans laquelle ils tentent de se réapproprier, non sans ironie, les tentatives de classification anthropologique du début du XXe siècle en Allemagne. 22.05.2013 les inrockuptibles 41

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Depuis son excitante prestation dans Drive, dont il retrouve le réalisateur pour Only God Forgives, il est devenu le sex-symbol absolu des années 2010. Entretien avec le zen et volubile Ryan Gosling, star incontestable de Cannes. par Serge Kaganski photo François Rousseau pour Les Inrockuptibles ui eût cru que le “petit Mickey”, qui débuta dans la sphère Disney avec Britney Spears et Justin Timberlake, deviendrait le symbole ultime de la masculinité taiseuse, le champion du monde des beaux gosses ? Après un florilège de rôles oubliables, Ryan Gosling a commencé à se faire reconnaître avec Blue Valentine de Derek Cianfrance avant de devenir superstar et sex symbol mondial avec Drive de Nicolas Winding Refn. Des réalisateurs qui semblent lui réussir puisque Gosling a confirmé son nouveau statut avec The Place Beyond the Pines avant de remettre son titre en jeu à Cannes et sur nos écrans avec Only God Forgives, le polar ambient gangstaï style de Refn. S’il est laconique dans ses rôles, Ryan Gosling est heureusement très bavard en entretien. Magnéto, Serge !

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Cannes 2013

Aux côtés de Nicolas Winding Refn, réalisateur de Drive, sur le tournage d’Only God Forgives

Votre jeu fait penser à celui de grands acteurs comme Steve McQueen, Marlon Brando, Clint Eastwood… Quels sont vos modèles ? Ryan Gosling – Je n’ai pas grandi avec les films de Brando ou McQueen, j’étais plus âgé quand je les ai vus. Quand je les ai découverts, je n’ai pas pu m’empêcher d’être influencé. Si un film a marqué mon adolescence, c’est Boyz ’n the Hood ! L’acteur Cuba Gooding Jr. m’a fait forte impression. J’ai grandi dans les années 80 et je n’ai vraiment découvert le cinéma qu’au début des années 90, époque où Brando ou McQueen étaient hors circuit. Ça vous fait quel effet qu’on vous compare à ces acteurs des grandes heures hollywoodiennes ? Je le prends comme un compliment mais en même temps, je m’en méfie. Ces acteurs ont acquis une aura mythologique, et moi je ne veux pas devenir un demi-dieu, je ne veux pas qu’on me croie différent ou supérieur aux autres, je veux rester un être ordinaire. Vous savez, je suis beaucoup plus proche de vous que de Marlon Brando. A moins, bien sûr, que vous-même ne soyez proche de Marlon Brando ! Pour mon équilibre mental et la qualité de mon travail, je préfère rester un gars comme tout le monde. Vous jouez un gars ordinaire dans The Place Beyond the Pines. Comment avez-vous vécu ce tournage ? J’adore travailler avec Derek. C’est un cinéaste audacieux et talentueux. Il fait des choix courageux, gonflés et je me sens très honoré de faire un bout

de chemin avec lui. Je crois à fond à sa vision du cinéma. Avec lui, on entre dans un processus d’immersion plus fort et poussé que dans la plupart des films. Avec Derek, on perd parfois la conscience qu’on est en train de tourner un film parce qu’il nous fait travailler avec des non-professionnels, il tourne dans de vrais endroits et non des studios, ses films sont très ancrés dans la réalité, un peu comme ceux de l’Anglais Mike Leigh. Pour Blue Valentine, il a mis cinq années à développer ses personnages. C’est typique de sa méthode : prendre le temps qu’il faut pour faire mûrir les choses, ne pas travailler dans l’urgence ou la bousculade… J’aime jouer dans ce genre de films parce que j’aime aussi les regarder en tant que spectateur. Que pensez-vous de sa façon de partir de clichés et de les transcender en allant chercher la profondeur sous la surface ? J’admire. Dans The Place Beyond the Pines, il commence par donner au public toutes les conventions d’un film d’action, d’un film de hold-up, d’un thriller criminel, mais il traite ces genres avec profondeur et authenticité. Il dépouille progressivement les codes des genres pour amener le film vers la vraie vie ordinaire. Derek traite les clichés en explorant leurs racines, leurs origines. Il développe les personnages qui vivent dans l’ombre des clichés. The Place Beyond the Pines débute avec un personnage qui concentre tous les clichés de la masculinité : les muscles, les tatouages, la moto, les pantalons de cuir, les clopes,

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Ryan Gosling dans Only God Forgives

“l’absence de dialogues est parfois un bon moyen de mettre le feu à l’imagination des spectateurs” le couteau, la cool attitude, etc. C’est l’image archétypale et superficielle du biker, du cavalier solitaire. Puis on lui présente son fils dont il ignorait l’existence et c’est comme s’il se regardait soudainement dans le miroir et réalisait qu’il n’est en fait pas un homme accompli. Il se rend compte que les attributs superficiels de la masculinité ne veulent rien dire. C’est le sujet du film : comment un cliché devient un homme. Dans ce film, votre personnage est tué au bout d’une demi-heure. Vous l’avez accepté facilement ? Absolument ! J’étais même très excité par cette idée. J’ai toujours admiré la façon dont Hitchcock fait disparaître Janet Leigh dans la première partie de Psychose. Avant The Place Beyond the Pines, je n’aurais jamais imaginé me comparer à Janet Leigh, mais c’est en pensant à elle que je me suis teint en blond platine. Je suis la blonde hitchcokienne de Derek ! (rires) Travailler en Thaïlande pour Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, c’était comment ? Magnifique, une des meilleures expériences de ma vie professionnelle ! Les équipes techniques étaient constituées de Thaïlandais, des gens très spéciaux par rapport à nous, Occidentaux. Ils ont une sensibilité et une spiritualité particulières. Ils se sont mis en quatre pour servir le film et le style de Nicolas. Avant le tournage, il a passé plusieurs mois en Thaïlande pour préparer le film, il y vivait avec sa famille, et sa petite fille se réveillait toutes les nuits en pleurant et en pointant le mur. Au bout d’un moment, ils ont

alerté la réception de l’hôtel. Les Thaïlandais leur ont dit “C’est à cause de la présence d’un esprit dans la chambre, on va faire venir un chasseur de fantômes.” En Thaïlande, les fantômes font partie du quotidien. Là-bas, c’est un problème naturel et facile à résoudre. J’ai séjourné en Thaïlande il y a quelques années et je m’étais dit que j’aimerais bien y tourner un film. Je n’ai donc pas hésité quand Nicolas me l’a proposé. Vous avez passé votre enfance dans un milieu mormon. Cela vous a-t-il aidé à vous connecter à la spiritualité de la Thaïlande, que l’on retrouve dans Only God Forgives ? Pas vraiment. La religion mormone et le bouddhisme sont très différents. Et puis, si mes parents étaient mormons, je ne l’ai jamais été et ils ne m’ont d’ailleurs jamais forcé. La religion mormone est dogmatique, rigide, la spiritualité thaï est plus mythique et abstraite. Elle me touche mais je pense que ça n’a rien à voir avec mon enfance. Comment voyez-vous votre p ersonnage ? Si je le définissais en un seul mot, ce serait impuissant. Sur tous les plans. C’est lié à sa relation à sa mère dont il ne s’est jamais libéré. Je trouve intéressant de prendre l’archétype d’un héros de film d’action et de le castrer. Mon personnage est incapable de prendre la moindre décision sans le feu vert de sa mère. C’est paradoxal, et même drôle parfois. En apparence, c’est un dur mais avec sa maman, il redevient un bébé. 22.05.2013 les inrockuptibles 45

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“avant The Place Beyond the Pines, je n’aurais jamais imaginé me comparer à Janet Leigh, mais c’est en pensant à elle que je me suis teint en blond platine” Dans une des scènes, votre personnage se fait tabasser. Ça fait quel effet de jouer avec le visage tuméfié quand on est un sex-symbol ? Oh, c’était juste une scène réaliste, ça s’inscrivait dans le récit. Dans une première version du scénario, mon personnage était invincible. Mais après réflexion et surtout des heures d’entraînement avec des maîtres thaïs, on s’est dit que ce serait idiot de supposer que mon personnage puisse battre les maîtres à leur propre discipline. Nous avons suivi une autre piste, où il révèle des tendances autodestructrices. Il prend des coups, physiquement et psychologiquement, c’est une autre façon d’atteindre une forme de spiritualité. En souffrant, il imagine se rapprocher de Dieu. J’ai toujours voulu jouer un personnage à deux visages, genre Jekyll et Hyde. Dans Drive, je porte un masque à la fin du film, manière de montrer les deux facettes du personnage. Dans Only God Forgives, j’ai demandé à Nicolas si je pouvais avoir une scène où le personnage serait sévèrement amoché, de façon à continuer cette exploration d’un personnage à deux faces. Ce personnage rappelle ceux que vous avez joués dans Drive et dans The Place Beyond the Pines : de grands brûlés de la vie, solitaires et laconiques… Vous aimez particulièrement ces rôles silencieux ? J’ai débuté à l’âge de 12 ans et j’ai eu largement le temps de jouer des personnages bavards… Longtemps, j’ai raconté des histoires avec des mots, parfois trop. Récemment, j’ai eu la chance d’avoir ces rôles plus avares de dialogues et c’est un nouvel exercice pour moi : ménager un peu plus d’espace pour le public afin qu’il puisse développer ses propres pensées sur le film et le personnage. C’est bien de ne pas toujours dicter au public ce qu’il doit penser et ressentir. L’absence de dialogues est parfois un bon moyen de mettre le feu à l’imagination des spectateurs. Ce laconisme correspond bien au style légèrement onirique de Winding Refn. On essaie d’élaborer un langage cinématographique rêveur, de créer un effet de réalité altérée, concentrée, décalée. En ce sens, on pourrait dire que Drive était un rêve et que Only God Forgives est un cauchemar : les deux films ont les deux faces, lumineuse et sombre, d’une même vérité à mi-chemin entre la réalité et le songe. Mes rêves se révèlent avares en dialogues, ils sont plutôt paisibles et silencieux. Les films de Nicolas ont cette qualité calme et flottante des rêves.

Le laconisme est-il un moyen d’apporter de la profondeur à un personnage, du mystère à un film ? Ça permet surtout au spectateur de projeter sur le personnage ses propres pensées, ses propres sentiments. Le personnage devient une sorte d’avatar de chaque spectateur qui lui permet de mieux vivre l’expérience du monde décrite par le film. Vous avez tourné dans tous les types de films : blockbusters, comédies, films indés, polars, gros ou petits budgets… Lesquels ont votre préférence ? J’aime travailler sur des films qui laissent de la place pour la créativité. Par exemple, Nicolas tourne ses films dans l’ordre chronologique du récit, je trouve cette méthode intéressante, elle permet de suivre le film dans sa progression organique, de corriger son cap dans la salle de montage au fur et à mesure des rushes. Derek travaille différemment. Avec lui, ce qui prédomine, pendant le tournage, c’est une sensation documentaire, on est immergé dans des vrais lieux peuplés par de vraies gens. Voilà ce qui me passionne au cinéma, les budgets sont une donnée secondaire. Croyez-vous que plus petits sont les budgets, plus grande est la liberté artistique ? Ça dépend. Parfois, le budget est tellement serré que ça restreint la liberté artistique : vous êtes en flux tendu, vous ne pouvez pas refaire autant de prises que souhaité… La pression du temps et de l’argent peut être source de stress et de problèmes. Au-delà du budget, je crois que l’élément crucial est la façon dont on utilise l’argent dont on dispose. Moi, j’aurais tendance à dépenser moins en décors ou en matériel technique et à utiliser mon budget plutôt en temps pour écrire, structurer mon film, travailler avec les acteurs… L’argent doit être investi dans le temps, c’est là le plus grand luxe pour un film. Regardez 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, on voit qu’il a disposé de beaucoup de temps pour penser et fabriquer ce film. Pareil pour Shining. Quand on n’est pas sous pression, on a le temps de trouver des idées, de modifier des choses qui ne fonctionnent pas, etc. Quand on a un budget trop juste, l’argent devient la préoccupation principale, ce qui n’est pas bon. Mais d’un autre côté, quand on a trop d’argent, on le dépense souvent en conneries secondaires qui n’apportent pas de choses essentielles au film. Vous êtes en train de tourner votre premier film en tant que réalisateur, How to Catch a Monster. C’est comment ? Nicolas m’a donné un précieux conseil : “Au début du tournage, tu voudras faire un chef-d’œuvre, au milieu, tu voudras faire un bon film, et vers la fin, tu voudras juste terminer ce putain de film !” Bon, il m’a aussi dit que diriger un film serait la plus grande sensation de ma vie. Je confirme. C’est comme un saut à l’élastique ! Ce désir remonte à loin ? Je crois que j’ai ça en moi depuis longtemps, que c’est dans mes gènes. A force de graviter autour de grands cinéastes… J’ai toujours travaillé de façon très proche des réalisateurs parce que la réalisation

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Avec Eva Mendes dans The Place Beyond the Pines de Derek Cianfrance

m’a toujours passionné, et leur proximité n’a fait que décupler cet intérêt. Les réalisateurs sont les véritables auteurs des films, l’équipe technique n’est là que pour les aider dans leur vision. Même les acteurs ne sont que des outils. En dehors de Nicolas Winding Refn et Derek Cianfrance, quels sont les cinéastes qui vous ont donné envie de passer à la réalisation ? Harmony Korine, Gaspar Noé, Terrence Malick avec qui je viens de terminer Untitled Terrence Malick Project. Ce tournage fut conforme à tout ce que j’espérais, la meilleure école de cinéma du monde. J’aime les films et les réalisateurs qui ont un point de vue personnel. Les cinéastes doivent faire des films en se faisant plaisir à eux-mêmes, pas en pensant faire plaisir au public. Si on cherche à plaire au plus grand nombre, on perd sa personnalité, son tranchant. Vous êtes engagé dans de multiples causes : qualité de la nourriture, enfance maltraitée, Darfour… C’est important de ne pas rester enfermé dans la bulle cinéma ? Grâce à mon métier, j’ai eu la chance de rencontrer des gens extraordinaires et de visiter des pays merveilleux. En Afrique, je suis devenu très ami avec le responsable d’une ONG engagée là-bas, j’ai voyagé avec lui au Congo au Soudan, en Ouganda… J’y ai vu beaucoup de misère, de pauvreté… La tragédie africaine est flagrante mais la beauté, le talent, la richesse spirituelle et culturelle, la créativité et le potentiel le sont tout autant.

Les stars véhiculent souvent une image d’égoïsme. Votre engagement est-il une façon de rester, comme vous l’avez dit, un homme ordinaire ? Peut-être. Mais c’est plus facile pour moi de m’engager, d’aller sur le terrain. La plupart des gens n’ont pas le temps ou les moyens de le faire. Mon engagement est aussi paradoxalement un privilège. Si plus de gens bénéficiaient de ma situation, je suis certain qu’eux aussi s’engageraient. Quant aux autres personnes qui travaillent dans le show business, je ne me permettrais pas de les juger. Peut-être qu’ils s’engagent aussi, mais de façon moins médiatisée. Le film que vous réalisez est-il un one shot ou pensez-vous poursuivre une carrière d’acteurréalisateur, comme Clint Eastwood ou Robert Redford ? Déjà, j’espère finir ce film ! Et si possible dans les meilleures conditions. Avec un peu d’espoir, je viendrai à Cannes avec en 2014 ! En tout cas, je m’y investis comme si c’était mon dernier. Tourner un film dans le fauteuil de réalisateur est une grande et rare opportunité, je ne la prends pas à la légère, je ne veux pas la gâcher. On ne sait jamais ce que l’avenir réserve, peut-être que cette occasion ne se représentera jamais, qui sait ? Alors le faire comme si c’était le dernier me semble la bonne attitude. lire la critique d’Only God Forgives p. 68 retrouvez la filmographie de Ryan Gosling sur 22.05.2013 les inrockuptibles 47

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feux croisés Des filles coupées en deux, des mémoires trouées, des familles explosées servent de fil rouge à cette première semaine du Festival. Mais c’est Alain Guiraudie avec son Inconnu du lac qui remporte tous nos suffrages. par Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne et Jean-Baptiste Morain

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L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie, Un certain regard

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Jeune et jolie de François Ozon, Sélection officielle, en compétition

The Bling Ring de Sofia Coppola, Un certain regard

une fille pour deux A un moment dans Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines), un spectacle de marionnettes représente deux hommes luttant pour une femme. Si ce motif dramaturgique éternel est en fait absent du film d’Arnaud Desplechin, il constitue le cœur battant de nombreux films de cette première semaine cannoise. C’est évidemment le Gatsby de Baz Luhrmann qui a lancé le trio infernal sous sa forme la plus classique, celui d’une femme que se disputent le mari et l’amant. Le premier est riche, le second a les traits de Leo DiCaprio, mais cette gourde de Daisy choisira finalement le légitime – et vrai milliardaire de souche. Avec Grand Central de Rebecca Zlotowski, on passe de la Rolex au Solex, des palais années 20 de Long Island aux caravanes années 2000 des sousprolétaires de l’industrie nucléaire française. Mais on retrouve le triangle femme, (soon to be) mari, amant. Campant (dans tous les sens du terme) une ouvrière aux cheveux courts, au physique râblé mais sexy, épaules carrées, seins voluptueux, bombasse gironde qui drague comme un mec,

Léa Seydoux et la cinéaste recomposent de A à Z (comme Zlotowski) la figure classique de la vamp fatale telle qu’Hollywood l’a peaufinée. Tahar Rahim est l’amant de Léa, mais aussi celui de Bérénice Bejo dans Le Passé d’Asghar Farhadi. Cette fois, la femme est écartelée entre son (soon to be divorced) mari et le nouvel homme de sa vie, lui-même coupé en deux entre sa nouvelle compagne et son épouse plongée dans le coma. Chez Farhadi, les dilemmes sentimentaux prolifèrent bien au-delà du classique triangle. Si le trio de Zlotowski évolue dans et autour d’une centrale nucléaire (voir le titre, qui n’est pas la célèbre gare de New York), soumis aux risques de radiations de l’atome et de l’amour, la femme du Passé est le cœur nucléaire d’une série de réactions affectives en chaîne tout aussi explosives et toxiques qu’une centrale. Enfin dans Inside Llewyn Davis, Carey Mulligan est elle aussi écartelée entre le mec présent et le mec passé, le légitime (Justin Timberlake) et l’illégitime (Oscar Isaac). Sauf qu’elle est bien en peine de déterminer lequel des deux est soon to be dad. Le film ne décide pas, tout au plus apprend-on que l’alternative est

plus ouverte encore. C’est tout le charme subtilement déceptif de ce nouveau film des frères Coen, antibiopic narquois d’un chanteur de folk moyen sur la même ligne de départ que Dylan. Comme dans la vie de son personnage, rien ne s’y produit vraiment ; aucun choix n’est jamais tranché ; tout n’est qu’un éternel balancement.

des filles en feu Isabelle (Marine Vacth), la lycéenne de Jeune et jolie de François Ozon balance aussi entre deux hommes : son père, hors champ, et son beau-père, avec qui elle vit. Ce balancement non dit est peut-être à l’origine du balancement explicite du film entre un soupirant du lycée et… non pas un homme mais les dizaines d’anonymes que cette belle de jour mineure fréquente de cinq à sept à trois cents euros la passe. Le lycéen est amoureux d’elle, l’un des clients semble aussi éprouver des sentiments, mais Isabelle n’aime ni ne jouit avec personne. Ici pas de dilemme racinien, pas d’écartèlement affectif, juste le frisson ultra-égoïste d’une jeune bourgeoise qui s’ennuie. Sous l’usuelle facture lisse

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Suzanne de Katell Quillévéré, Semaine de la critique

de jeunes bourgeoises qui s’ennuient et sont bien décidées à tirer tous les bénéfices possibles du monde marchand et léchée caractéristique du cinéma de François Ozon, Jeune et jolie est un film assez terrifiant de froideur et de cruauté, radiographie exacte d’une époque. Autres jeunes bourgeoises qui s’ennuient et sont bien décidées à tirer tous les bénéfices possibles du monde marchand moderne, les bling-bling girls du Bling Ring de Sofia Coppola. Inspiré d’un fait divers récent relaté dans Vanity Fair, le film raconte les tribulations d’un gang de filles (et un garçon) qui dévalisent les icônes américaines d’aujourd’hui, Lindsay Lohan, Paris Hilton… Le vol n’y est plus un geste antisocial mais plutôt le symptôme détraqué d’une logique où les richesses étalées, et à peine surveillées, appellent effectivement à se servir. Passer une nuit chez Paris Hilton à essayer ses chaussures y devient le plus désirable des rêves, comme être enfermé dans un grand magasin de jouets, et Sofia Coppola excelle à filmer cet imaginaire de consumérisme enfantin. Le gag le plus drôle du film est celui où on apprend qu’il a fallu quatre cambriolages pour que la très bien dotée Paris se rende compte qu’il manquait deux ou trois bricoles dans ses tiroirs à bijoux.

Chez Sofia Coppola, on ne vole pas par haine mais par idolâtrie, pour devenir qui on veut être.

des familles en feu En revanche, on vole, on braque, on deale par nécessité dans le beau mélo social de Katell Quillévéré, Suzanne, interprété par Sara Forestier. Mais le point commun à toutes ces girls on fire, qu’elles soient nanties (Ozon, Coppola) ou démunies (Quillévéré), auxquelles on pourrait ajouter l’ado dérangée (et fille de Bérénice Bejo dans Le Passé), c’est qu’à un moment donné elles doivent répondre devant le tribunal de la famille. Tribunal laxiste et encore plus déphasé qu’elles chez Sofia Coppola. Petite communauté tétanisée chez Ozon et Farhadi. Sur la famille nid à névroses, ce grand sujet français, que nous dit le cinéaste japonais Kore-eda, qui a fait de cette question le centre de la plupart de ses films ? Qu’il y a plusieurs façons d’être parents, et qu’il n’y en a pas une qui prime sur l’autre. Tel père, tel fils commence comme La vie est un long fleuve tranquille d’Etienne Chatiliez.

Un couple très aisé et traditionnel (le père a un poste élevé dans un grand cabinet d’architectes) apprend soudain que leur fils de 6 ans a été malencontreusement échangé à la naissance avec le fils d’une autre famille bien plus modeste, puisqu’elle tient un petit commerce dans un quartier reculé de la ville. Une question se pose très rapidement : doivent-ils échanger leurs fils ? Qu’estce qui fait un parent : la biologie ou l’éducation et l’amour ? Qu’est-ce qui est acquis et/ou inné ? Kore-eda, subtilement, et avec un sens du détail et de l’humour concomitant, ne tranche pas réellement, ou plutôt dit : les deux mon général. Plus on a de parents, de parents aimants qui vous font découvrir les joies et les difficultés de la vie, mieux c’est.

des mondes en feu L’autre jour, à Cannes, à la sortie d’une projection de presse, un type, téléphone collé à l’oreille, bouchait le passage à la foule journalistique. Mille personnes derrière lui, mais non, monsieur parlait. Je le bouscule légèrement pour qu’il avance, quand le type, furax, se retourne et me crie : “Keep your distance, please !” 22.05.2013 les inrockuptibles 51

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Cannes 2013 comment survivre à la plus grande catastrophe de l’histoire et à la destruction d’un peuple ?

Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) d’Arnaud Desplechin Sélection officielle, en compétition

L’Image manquante de Rithy Panh, Un certain regard

et reprend sa conversation. Enervé, je le pousse un peu plus violemment. Il s’enfuit. Une vieille dame m’interpelle : “Pourquoi ce geste de violence, monsieur ? J’ai horreur de la violence !”… Comment ça naît, la violence ? Deux films cannois de la compétition abordaient le sujet sous des angles différents. D’abord, l’affreux film du Mexicain Amat Escalante, Heli, qui se complaît dans l’étalage de l’horreur : c’est parfois drôle (un petit chien se fait tordre le cou en une seconde par un membre d’un escadron de la mort), c’est souvent lourdingue et longuet (un personnage, pendu par les mains au plafond, se fait brûler le sexe avec de l’essence). Pendant ce temps, les témoins de la scène de torture (des enfants drogués de jeux vidéo, une mère qui lave son linge), paraissent indifférents, blasés, habitués au spectacle, comme s’il était normal. Un film horrible sur l’horreur, jamais filmée à la bonne distance. Penser la violence, c’est le but que semble s’être donné le génie du cinéma chinois Jia Zhangke avec A Touch of Sin. Quittant les rives habituelles de son cinéma mi-documentaire, mi-fiction, Jia s’aventure sur des terres qui ne sont a priori pas les siennes : celles du film de genre, précisément de combat. Premier constat : Jia ne perd rien de son

regard percutant dans cet exercice nouveau et chacun de ses plans est une merveille de sensibilité au monde, d’intelligence, de beauté (qui n’a évidemment rien à voir avec la joliesse). En quatre récits entrelacés, il rend compte de la violence dans la Chine contemporaine. Une violence que les personnages contiennent d’abord beaucoup – beaucoup trop longtemps peut-être. Quand l’agresseur, soudain, ne parvient plus à contrôler sa propre agressivité, l’agressé se rebelle, dans un geste moins vengeur (il ne s’agit pas de vanter les mérites de l’autodéfense) que de colère, cette vague qui vous entraîne bien plus loin que vous ne l’auriez souhaité. C’est le moment, en général, où Jia Zhangke décide, avec un humour ravageur, de styliser la réaction de l’offensé, et d’utiliser les codes du film asiatique de combat. Alors les personnages prennent la pose, et les lames ou les flingues se déchaînent. Nul doute qu’il y a aussi, dans cette manière de faire du cinoche, du cinéma de série Z (mais filmé magnifiquement), le désir chez Jia de trouver le truchement qui ne le mettra pas en porte-à-faux avec la violence politique de son pays… Mais Jia ne fait pas que dans le comique. Rarement on aura filmé avec une telle compréhension des êtres

ce geste ultime qu’est un suicide, ou le moment qui le précède. A Touch of Sin compte parmi les deux ou trois grands moments de cinéma du Festival.

trous de mémoire Dans Le Congrès d’Ari Folman, un personnage dit à Robin Wright que, pour relancer sa carrière, elle devrait jouer dans des films sur l’Holocauste car cela rapporte toujours succès et oscars. Cet humour noir est légèrement déplaisant, Folman signifiant au public qu’il est un juif israélien progressiste, nullement obsédé par la Shoah. Cette vanne cynique est pulvérisée par les chefsd’œuvre de Claude Lanzmann et de Rithy Panh, Le Dernier des injustes et L’Image manquante qui prouvent que oui, on peut faire d’immenses films qui ont pour sujet ou matière les génocides. Lanzmann s’est attelé une nouvelle fois à retravailler des chutes non utilisées de Shoah. Et quelles chutes ! Un entretien au long cours avec Benjamin Murmelstein qui fut l’ultime président du Conseil juif du camp de Theresienstadt, et l’unique survivant de cette fonction, donc le seul témoin possible pouvant raconter de l’intérieur ce que furent ces institutions qui furent accusées de “collaboration” par Hannah

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Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann, Sélection officielle, hors compétition

Arendt. On imaginait Murmelstein maigrichon, avec une barbiche de rabbin (qu’il fut avant la guerre) et on découvre un homme costaud, cheveux courts, qui ressemble étonnamment à Suchomel, le gardien de Treblinka présent dans Shoah ! Tout au long des trois heures trente du film, on va découvrir la personnalité extrêmement retorse de Murmelstein, qui travailla avec Eichmann, participa à des luttes de pouvoir au sein des conseils juifs, et qui raconte son rôle ambigu pendant la guerre avec un sens de la dialectique incroyable et une culture mythologique fascinante. Etait-il un salaud ou un homme qui a fait ce qu’il pouvait ? La réponse est incertaine et qui sommesnous pour juger, nous qui n’avons pas vécu cette période terrible ? Lanzmann ne s’en tient pas à la seule figure de Murmelstein : il raconte toute l’histoire de Theresienstadt et de son Conseil juif, mêlant images tournées aujourd’hui, dessins et peintures de détenus (splendides et bouleversants), film de propagande nazi, lettres des protagonistes lues et incarnées par lui-même, faisant exploser sa réputation de cinéaste rétif aux archives ou à des images autres que les siennes. Ce film d’une force et d’une complexité morale extraordinaires fait écho au récent

Hannah Arendt de Margarethe von Trotta tout en l’écrabouillant. Le vrai Eichmann, c’est Murmelstein qui l’a connu, pas la philosophe. Mais tout monstrueux qu’aient été ses actes, Eichmann n’en demeurait pas moins un homme, et non un “monstre” comme le dit à un moment Murmelstein. Le Dernier des injustes (référence au prix Goncourt d’André Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes) prolonge admirablement Shoah, avec son vertige de réponses-questions sur l’histoire et la nature humaine. On pourrait utiliser les mêmes mots pour Rithy Panh, qui de son côté n’en finit pas d’interroger le génocide khmer et son enfance saccagée. Dans L’Image manquante, il complète par le cinéma le livre qu’il a écrit avec Christophe Bataille, en racontant son vécu de l’ère Pol Pot. Comme les images manquent, hormis celles de la propagande qu’il utilise aussi dans ce film, il a construit les siennes : des petites figurines de glaise, placées dans des décors qui reconstituent en les stylisant les lieux de son enfance et du génocide. Cette stylisation rappelle celle d’Art Spiegelman qui avait dessiné des souris et des chats dans Maus : cartoons, marionnettes, la stylisation liée à l’enfance peut posséder une puissance d’évocation supérieure à toutes les

reconstitutions avec acteurs. Puissance d’évocation bien évidemment soutenue par une voix off qui pose la parole du cinéaste sur ces santons inertes et leur donne vie. Les mensonges de l’Angkar, les slogans grotesques et l’idéologie omniprésente, les conditions de vie atroces, les tortures, les assassinats, l’ingestion de rats ou d’escargots vivants pour se nourrir, tout cela est prégnant, s’adosse aux figurines ou se confronte aux images d’archives pol-potiennes. Mais la colère calme de Rithy Panh va plus loin : où était le reste du monde ? Que disent les beaux esprits antiimpérialistes de l’époque qui à Paris ou ailleurs soutenaient le Kampuchea ? “La lune se taisait comme vous vous taisiez”, chantait Jean Ferrat à propos des camps nazis. Que dire aujourd’hui devant tant de souffrances, d’horreurs, de folie criminelle ? Que dire face à un régime qui voulait le bonheur du peuple en le torturant et en le faisant disparaître ? Il n’y a pas grand-chose à dire, juste à ne jamais oublier les dérives de la pureté idéologique, le bonheur des démocraties malgré tous leurs défauts, et à accepter silencieusement et avec une boule dans la gorge le cadeau cinématographique que nous fait Rithy Panh en nous offrant pudiquement et sensiblement ses images. 22.05.2013 les inrockuptibles 53

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Heli d’Amat Escalante, Sélection officielle, en compétition

A Touch of Sin de Jia Zhangke, Sélection officielle, en compétition

trous de mémoire ) (bis Les grands trous génocidaires de l’histoire, c’est aussi de façon à peine moins explicite le sujet du très beau film d’Arnaud Desplechin, Jimmy P. Ce n’est pas simplement son personnage d’Amérindien souffrant d’un trouble de la vue psychosomatique que Desplechin assoit sur un fauteuil d’analysant. C’est toute l’histoire des temps modernes qui est soumise au même régime analytique. Une histoire qui va du génocide indien à la Shoah, et dont les deux protagonnistes, Jimmy P. donc et Georges Devereux, son analyste français, juif, d’origine roumaine (le film est adapté d’un de ses “cas”), portent la mémoire. La possibilité de la survie, c’est la question ultime de toute psychanalyse et Devereux, campé avec bonhomie et malice par Mathieu Amalric accouche Jimmy P. des moyens de sa survie, rongée par de puissants acides névrotiques qui attaquent les yeux, la parole et le corps de cet Indien catholique prostré (Benicio Del Toro, tout en puissance endolorie). Mais la survie, c’est aussi un poids, une culpabilité terrible pour ceux qui n’ont pas été anéantis par une des grandes catastrophes de l’histoire. Comment survivre au désastre de sa propre vie, de celle de ses parents ? comment survivre à la plus grande catastrophe de l’histoire et à la destruction d’un peuple ?

Desplechin noue ces deux questions avec beaucoup de finesse, organise une belle circulation entre mémoires collective et individuelle, les poids dont on se leste soi-même et ceux dont on hérite. Le film est grave, sombre ; il couve à feu doux, mais laisse des brûlures profondes.

des désirs en feu Pour Desplechin et ses personnages, la survie est un travail, un chantier, même (historique, analytique…). Pour les personnages bien vivants de Serge Bozon (Tip Top) et Alain Guiraudie (L’Inconnu du lac), rien n’est plus plaisant que de jouer avec. Le sexe, c’est ce territoire où l’on se sent si vivant qu’on peut danser avec sa propre mort. Dans Tip Top, Isabelle Huppert et Sandrine Kiberlain sont deux officiers de la police des polices, dépêchées pour enquêter sur la disparition d’un indic et les agissements suspects d’un policier volcanique (François Damiens). Très vite, l’intrigue policière prend des virages loufoques et ausculte les désirs, sadiques ou voyeuristes c’est selon, des deux flics. On s’amuse beaucoup avec cette comédie assez insituable et vraiment dingote. L’amour y est vraiment vache et la jouissance passe beaucoup par le goût de la démolition. Le surgissement d’une Isabelle Huppert ensanglantée mais turgescente une

massue à la main pour en découdre sexuellement avec son prochain restera comme un des ahurissements du Festival. Autour du lac, les inconnus cul nu d’Alain Guiraudie frayent dans les fougères. Le danger rôde et il est multiple : c’est un animal fabuleux comme Guiraudie les affectionne, le silure ; c’est un assassin qui tue ses amants ; c’est peut-être le sida, puisqu’on s’encule bareback. Que le danger prenne la forme d’une métaphore (silure ou sida ?) ou d’un fantasme (le film épouse la logique d’une rêverie érotique aux relents mortifères), il est la condition du désir. Le film est l’autopsie implacable d’un frisson érotique. Un peu de peur, un peu de mort, un peu de cristallisation amoureuse et c’est toute la chimie du désir sexuel qui est mise à nu. De façon à la fois dure et désirante, tendue comme une érection. Le cinéma de Guiraudie (Ce vieux rêve qui bouge, Le Roi de l’évasion) resserre sa grammaire (ici tout se répète : les lieux, les plans, les situations), épure ses effets et décoche un coup de cinéma fulgurant. A mi-parcours, et bien que le Festival l’ait bizarrement privé de compète pour le reléguer à Un certain regard, c’est à ce film où on nage tout le temps (sauf quand on baise) qu’on remet sans hésiter notre Palme.

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Sandrine Kiberlain dans Tip Top de Serge Bozon

la guerre des étoiles (épisode 1) Emily Barnett

les films

Romain Blondeau

Jacky Goldberg

Serge Kaganski

Jean-Marc Lalanne

JeanBaptiste Morain

Les Amants du Texas de David Lowery As I Lay Dying de James Franco A Touch of Sin de Jia Zhangke The Bling Ring de Sofia Coppola



Blue Ruin de Jeremy Saulnier Borgman d’Alex van Warmerdam Le Congrès d’Ari Folman Le Démantèlement de Sébastien Pilote Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann Fruitvale Station de Ryan Coogler Gatsby le Magnifique de Baz Luhrmann Grand Central de Rebecca Zlotowski Heli d’Amat Escalante L’Image manquante de Rithy Panh L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie Inside Llewyn Davis de Joel et Ethan Coen Jeune et jolie de François Ozon Jimmy P. (Psychothérapie…) d’Arnaud Desplechin Le Passé d’Asghar Farhadi Les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzales Salvo de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza The Selfish Giant de Clio Barnard Suzanne de Katell Quillévéré Tel père, tel fils d’Hirokazu Kore-eda Tip Top de Serge Bozon

ah non !

ouais…

bien

carrément

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portraits choisis Débutants, habitués, stars ou révélations. par Emily Barnett, Romain Blondeau et Jacky Goldberg photo Alexandre Guirkinger pour Les Inrockuptibles

Marine Vacth actrice dans Jeune et jolie de François Ozon Il ne faut pas beaucoup de plans au dernier film de François Ozon, Jeune et jolie, pour nous convaincre du talent précieux de Marine Vacth. Dans le rôle d’une lycéenne qui découvre sa sexualité en même temps que la possibilité d’en faire commerce, la jeune femme de 23 ans se met à nu et révèle, au-delà d’une photogénie fascinante, de sa beauté glaciale et fragile, un tempérament d’actrice très affirmé. “J’ai fait passer le même casting à beaucoup de jeunes filles – un interrogatoire au commissariat –, mais avec Marine, la scène dépassait le naturalisme, l’enjeu devenait différent, il y avait un mystère, une mélancolie dans ses yeux, autre chose se racontait”, évoque avec admiration François Ozon. Repérée par les agences de mannequins dès son adolescence, et propulsée depuis 2011 égérie d’Yves Saint Laurent, cette grande brune n’avait aucune prédisposition pour le cinéma : une enfance passée à Lyon dans d’une famille modeste et un rapport lointain – sinon indifférent – au métier d’actrice. Elle a fait récemment de la figuration dans quelques films anecdotiques, “par simple curiosité”, mais ce n’est que grâce à sa rencontre avec François Ozon qu’elle s’est découvert un vrai désir de cinéma : “J’ai vécu ce film d’une manière viscérale, je me suis immiscée dans le rôle de cette jeune fille qui parle peu et ne s’explique jamais”, raconte l’actrice, qui n’a pas reculé devant certaines scènes de sexe frontales. Secrète, presque effacée, Marine Vacth a néanmoins une idée précise de la carrière à laquelle elle se destine lorsqu’elle évoque l’un de ses modèles, Charlotte Rampling, avec qui elle partage quelques-unes des plus belles scènes de Jeune et jolie. “C’est une femme très inspirante, elle dégage une vérité qui me touche. Il y a peu d’actrices comme elle qui sortent du lot, qui ont un grand parcours, une vision à travers leurs choix de films.” Et l’on se dit alors, en la quittant, que Marine Vacth ne fera sûrement pas les mauvais choix. R. B. Sélection officielle, en compétition 22.05.2013 les inrockuptibles 57

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Robin Wright actrice dans Le Congrès d’Ari Folman La première fois qu’on l’a revue, c’était en 2009, dans un film au charme ténu : Les Vies privées de Pippa Lee de Rebecca Miller. “Revue”, parce que depuis le début des années 2000 (Incassable, The Pledge), celle qu’on appelait encore Robin Wright Penn, du nom de son ex, le tempétueux Sean dont elle divorça en 2010, la jolie Princess Bride, l’amoureuse de Forrest Gump – et surtout la garce de Santa Barbara – ne donnait plus de nouvelles. Ou plutôt, c’est nous qui n’en prenions plus, tant les films dans lesquels elle jouait ne nous semblaient pas mériter le déplacement. Et puis, soudain, un déclic. On put ainsi la voir récemment dans Le Stratège, dans Millénium de David Fincher et sa série House of Cards, dans Perfect Mothers d’Anne Fontaine, où elle jouait la Milf ultime. Dans Le Congrès d’Ari Folman, éblouissant film d’anticipation sur le devenir des images et des rêves, mélangeant animation et prises de vues réelles, elle se penche sur son passé, et peut-être son avenir...

Dans Le Congrès, vous jouez un rôle très proche de vous, par beaucoup d’aspects. Et ce n’est pas toujours tendre, notamment lorsque le film évoque vos “mauvais choix”. Comment Ari Folman vous a-t-il convaincue ? Robin Wright – On s’est rencontrés à Los Angeles, avant les oscars où il était venu présenter Valse avec Bachir. On s’est aperçus une première fois à une table ronde, puis il est revenu vers moi, quelques jours plus tard, avec cette proposition et quelques dessins préparatifs de mon visage que son équipe avait pris le temps de dessiner. Ça m’a beaucoup plu, j’avais adoré Valse avec Bachir et j’ai donc accepté. Puis on a commencé à écrire le personnage ensemble. Mais si on lui a donné beaucoup de ma personnalité, rien de ce qu’il vit n’est autobiographique. Donc vous n’estimez pas avoir fait de mauvais choix ? Et le fait que vous ayez joué dans deux films de Robert Zemeckis en performance capture (La Légende de Beowulf et L’Etrange Noël de Scrooge), c’est-à-dire à peu près la technologie décrite dans Le Congrès, ça rend le film un minimum autobiographique, non ? Sur cet aspect précis, oui. J’ai également une fille et un fils, mais ils sont très différents de ceux du film. Contrairement à mon personnage, je ne regrette aucun de mes choix de carrière. Ni de vie, d’ailleurs. J’ai lu qu’un des films qui vous avaient le plus marquée, étant jeune, était Persona de Bergman. Pour quelles raisons ? Et est-ce qu’il continue à vous influencer ? Je l’ai vu à Paris, quand je suis venue y passer dix mois après le lycée. Je ne connaissais rien au cinéma européen, et un ami m’a emmenée voir Persona dans une petite salle. Ça a effectivement été un choc de voir qu’on pouvait faire du cinéma de cette façon. Plus tard, j’ai découvert John Cassavetes. Et Kieslowski. Eux aussi m’ont aidée à savoir ce que je voulais faire en tant qu’actrice. She’s So Lovely de Nick Cassavetes a été un rôle déterminant : c’est la première fois qu’on me demandait un vrai rôle de composition. Y a-t-il un réalisateur avec qui vous rêveriez de tourner ? Celui de Blue Valentine et The Place Beyond the Pines, Derek Cianfrance. Pour tout vous dire, j’ai écrit un scénario – je veux vraiment réaliser un film un jour – et il se trouve que c’était à peu près le même film que Blue Valentine, qui est insurpassable... J’ai dû me résoudre à le jeter. Avec vos cheveux courts et votre blouson de cuir, on vous verrait bien dans un film de Kathryn Bigelow... Comme soldate des forces spéciales ? (rires) Oui, pourquoi pas ! J’aimerais bien jouer une chanteuse des années 60, sinon. Genre un biopic de Janis Joplin (elle réfléchit)... OK, voilà ce qu’on pourrait faire : un personnage tiraillé, à la Persona, qui habite en Finlande et hésite entre faire de la musique ou entrer dans les Navy Seals. Ça ce serait incroyable non ? Il faut tout de suite qu’on aille le pitcher au marché du film ! J. G. Quinzaine des réalisateurs

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François Damiens

Hirokazu Kore-eda réalisateur de Tel père, tel fils A 50 ans passés, le très zen Hirokazu Kore-eda revient pour la troisième fois à Cannes en compétition avec Tel père, tel fils, un mélo délicat qui affine les motifs chers au cinéaste : la famille japonaise et ses dysfonctionnements observés par le prisme de l’enfance. “C’est peut-être, avec Still Walking, le film qui m’est le plus proche, explique-t-il. Je l’ai écrit lorsque j’ai eu un enfant que je voyais peu à cause de mon travail, et je me suis demandé ce qu’était la paternité, les liens au sein d’une famille.” Autant de questions Spielbergocompatibles qui en font un candidat sérieux au palmarès, même s’il préfère la jouer modeste : “Je veux seulement pouvoir continuer à faire mes films. Pour le reste, les récompenses, je n’ai pas d’ambition personnelle.” R. B.

acteur dans Suzanne de Katell Quillévéré et Tip Top de Serge Bozon François Damiens (“le s se prononce, contrairement à Amiens”, précise-t-il) serait-il en train de devenir une égérie du jeune cinéma d’auteur français ? Après qu’Axelle Ropert a révélé sa part tendre dans La Famille Wolberg en 2009, Katell Quillévéré lui offre un nouveau rôle de papa poule torturé dans Suzanne, tandis que Serge Bozon explore au contraire son côté freak, avec un rôle de flic arabophile qui louvoie entre chiens et loups, à la frontière de la légalité. Il avoue “ne rien avoir compris au scénario de Bozon, ni à la lecture ni pendant le tournage”. “Mais ce n’est pas grave, rassure-t-il, ce qui compte, c’est la vision du cinéaste. J’aime de plus en plus les projets risqués, davantage que les scénarios où on a l’impression que tout est déjà bouclé, et qui croulent sous le fric.” Très touchant dans Suzanne, François Damiens atteint un niveau de bizarrerie inégalé dans Tip Top, tour à tour goujat, délicat, pourri, monstrueux, angélique, droit, hilarant, flippant – toujours vertigineux. J. G. Semaine de la critique Quinzaine des réalisateurs

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Jia Zhangke réalisateur d’A Touch of Sin Personne mieux que Jia Zhangke n’a filmé la Chine contemporaine, traquant depuis Xiao Wu artisan pickpocket (1997) les distorsions induites par la marche forcée du pays vers le capitalisme rapace. Après trois documentaires, il revient à la (très) grande forme fictionnelle avec A Touch of Sin, quatre histoires entremêlées qui semblent ne pouvoir s’achever que dans la violence.

actrice et réalisatrice de Grand Central “Je ne suis pas dans un truc obsessionnel à la Doinel, mais oui, on peut parler d’alter ego”, se marre Rebecca Zlotowski lorsqu’on l’interroge sur la relation qu’elle a nouée avec Léa Seydoux. Les nouvelles it-girls du cinéma français, réunies en 2010 dans Belle épine, présentent aujourd’hui leur deuxième film en commun, Grand Central, une belle histoire d’amour toxique sur fond de radiation nucléaire et de lutte ouvrière. Léa Seydoux affirme avoir trouvé chez Rebecca Zlotowski ce qui fait tant défaut au cinéma français selon elle, “un regard”. En interview comme sur les tournages, les deux femmes affichent une proximité évidente, non feinte, “une relation animale, instinctive, qui ne passe jamais par la séduction ou les artifices”, dit l’actrice, qui, on le confirme, a rarement été aussi bien filmée. R. B.

Le titre de votre film, A Touch of Sin, fait référence au célèbre wu xia pian (film de sabre) de King Hu, A Touch of Zen. Avez-vous réalisé, d’une certaine manière, un wu xia pian ? Jia Zhangke – Je travaille depuis 2010 sur un authentique wu xia pian. J’ai observé que la société chinoise était de plus en plus violente, éruptive. J’ai eu le sentiment qu’il y avait une urgence à se pencher sur la question. Or, tous les protagonistes de ces faits divers tragiques ressemblaient à ceux des romans historiques ou à ceux de films d’arts martiaux. J’ai décidé de transposer ce genre dans la Chine moderne. Le film de King Hu, que j’aime beaucoup, m’a aidé à comprendre ces actes de violence. Vous n’aviez jamais réalisé de telles scènes d’action. Comment avez-vous abordé ce défi ? J’ai opté pour deux styles différents, en fonction de l’arme utilisée : le sabre ou l’arme à feu. Avec cette dernière, j’ai cherché à être le plus direct et brutal possible ; avec le sabre, j’ai cherché à esthétiser davantage la violence. Ça passe aussi beaucoup par le son, que je n’ai pas hésité à amplifier, quitte à sortir du réalisme. Cette violence est assez jouissive pour le spectateur. S’agit-il d’une saine colère ? Je ne pense pas que la violence soit la bonne façon de réagir, mais montrer la violence de façon objective peut jouer un rôle d’apaisement. Je ne suis pas du tout désespéré, personnellement, mais mon film l’est. Et j’aimerais, par l’expression de ce désespoir, aider les gens à en sortir. Tous vos films sont ambitieux mais celui-ci encore plus, dans sa construction. Pourquoi cette structure en quatre parties qui se répondent les unes aux autres ? Ces quatre histoires n’en forment qu’une à mes yeux. En tant que citoyens, nous faisons face, tous les jours, à une masse d’informations colossale... Du coup, nous avons un rapport de plus en plus fragmentaire à ces informations, et je voulais en rendre compte par la forme de mon film. Le cinéma a un rôle de révélateur à jouer : quand on entend une info, on peut être frappé, choqué, mais on l’oublie vite. Alors qu’un film nous amène à réfléchir et ressentir plus profondément les choses. J. G.

Sélection officielle, Un certain regard

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Léa Seydoux et Rebecca Zlotowski

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Benicio Del Toro acteur de Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) d’Arnaud Desplechin On se représentait Benicio Del Toro comme l’un des acteurs les plus beaux et ombrageux du monde. Aussi a-t-on été légèrement décontenancé par sa coupe mulet et son côté boute-en-train, à mille lieues de son rôle de mâle blessé dans Jimmy P., le film en compétition d’Arnaud Desplechin. L’acteur fétiche de Soderbergh y joue un vétéran de guerre perturbé, pris sous l’aile de son analyste européen, joué par Mathieu Amalric. “Je me suis documenté sur l’histoire des Indiens d’Amérique, leur oppression, les névroses qui en découlent encore aujourd’hui, en 2013. C’est un film sur l’amitié, les promesses tenues, l’espoir.” L’acteur, récompensé à Cannes en 2008 pour Che, impressionne par son interprétation tout en retenue et pudeur cernée, nourrie par ses lectures : “Je suis un lecteur profane de Jung, Freud. J’écris mes rêves, mais ne comptez pas sur moi pour les raconter. Vous risqueriez de vouloir m’analyser.” E. B. Sélection officielle, en compétition

Christophe Paou et Pierre Deladonchamps acteurs dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie Deux mots reviennent souvent dans la bouche de Pierre Deladonchamps et Christophe Paou lorsqu’ils racontent leur expérience sur le tournage de L’Inconnu du lac, le quatrième long métrage d’Alain Guiraudie : “complicité et délicatesse”. Engagés à l’issue d’un processus de casting classique, les deux comédiens, qui ont essentiellement un bagage théâtral, ont su dépasser leurs craintes initiales concernant les scènes sexuelles “grâce à la confiance qu’a su (leur) communiquer Guiraudie”, explique Deladonchamps, qui jouait là son premier rôle au cinéma. “Au-delà de l’homosexualité, ce film touche quelque chose de profondément libertaire et utopique, une invitation à assouvir tous ses désirs”, confie de son côté Paou, le moustachu et le plus âgé des deux (qu’on a pu voir dans Le Voyage aux Pyrénées des frères Larrieu). Tous deux impressionnants de justesse et de sensualité, les deux inconnus du lac ne devraient pas le rester longtemps. J. G. Sélection officielle, Un certain regard 22.05.2013 les inrockuptibles 63

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Sara Forestier et Katell Quillévéré

Tahar Rahim acteur dans Le Passé d’Asghar Farhadi et Grand Central de Rebecca Zlotowski C’est un samedi pluvieux. Mais la pluie le fait sourire : “En ce moment, je tourne dans le désert, en Jordanie. Ça me rafraîchit !” L’ex-Prophète joue dans le prochain film de Fatih Akin, inscrivant une fois de plus sa carrière dans le circuit international. “Le film de Jacques Audiard a été vu partout dans le monde. C’est comme ça que me sont venues des propositions de l’étranger, plus alléchantes qu’en France.” Depuis sa révélation à Cannes en 2009, l’acteur de 31 ans a multiplié les collaborations inattendues et hors Hexagone, du cinéaste chinois Lou Ye au Belge Joachim Lafosse. C’est de nouveau sous la férule d’un cinéaste étranger, Asghar Farhadi, que l’acteur a fait sa nouvelle prestation cannoise : dans Le Passé, drame conjugal un poil corseté, il incarne un gérant de pressing pris dans une tourmente amoureuse. Il a fallu attendre le film de Rebecca Zlotowski pour le trouver génial, en jeune gars paumé embauché dans une centrale nucléaire, fou d’amour pour Léa Seydoux. “J’ai mis du temps à accepter ma sensibilité. Etre dirigé par une femme a débloqué quelque chose dans mon jeu d’acteur. D’un côté, il y avait la précision des gestes très techniques liée au métier de mon personnage, de l’autre, une relation charnelle qu’il fallait mener à son paroxysme, c’était très fort.” Pris au piège de terrains minés, l’amour et la radioactivité, dans Grand Central, Tahar Rahim trace sa route en toute quiétude vers le cœur du réacteur du cinéma mondial. E. B. Sélection officielle, en compétition Sélection officielle, Un certain regard

actrice et réalisatrice de Suzanne Sur une plage aménagée de la Croisette, grands parasols et buffet froid, Sara et Katell nous parlent de Suzanne, second film de cette dernière sélectionné à la Semaine de la critique. Sara porte une robe trapèze et un rouge à lèvres rose fuchsia, la réalisatrice arbore un jean sexy. La lumière changeante du ciel fait danser les ombres sur leurs visages. Pendant l’interview, leur dissemblance saute aux yeux, alors que c’est l’effet inverse qui se produit dans le film : la ressemblance frappante entre Sara Forestier dans le rôle de Suzanne et Katell Quillivéré. On s’interroge sur l’identité de cette jeune fille modeste, qui va s’éprendre d’un bad boy marseillais et basculer dans la délinquance. Réponse de Katell : “Il y a une révolte chez cette jeune femme. Dès l’enfance, on identifie le défi et le besoin d’ailleurs, d’échapper à son milieu social.” Sara rebondit, de sa voix cassée (pour une raison qu’elle préfère garder secrète) : “Pour moi, c’est surtout une amoureuse. Suzanne est sauvage par amour.” Asociale, au point de s’enchaîner à un homme, quitter travail et enfant, faire le choix d’une autre vie que la sienne. Côté décor, Suzanne s’invite dans un lieu marquant. Plusieurs scènes se déroulent en prison, où Sara Forestier se révèle bouleversante : “J’avais très peur de tourner en prison car je suis claustrophobe. Au final, ce sont les scènes de parloir que j’ai le plus aimé tourner.” Katell Quillévéré nous explique que c’était une prison d’hommes transformée pour le tournage en prison de femmes : “Dans la cour, les mecs des cellules autour sifflaient pour attirer l’attention des trente figurantes ! Suzanne avait du mal à les ignorer.” C’est un peu troublant, cette impression que Suzanne est vivante, là, avec nous. Mais de qui Suzanne est-elle le double ? De l’actrice de 26 ans ou de la réalisatrice de six ans son aînée ? “En lisant le scénario, j’avais l’impression de connaître Suzanne mieux que personne, et même mieux que Katell.” Clé d’un personnage féminin entier, mirifique, comme on en croise peu sur les écrans français. E. B. Semaine de la critique

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Casey Affleck et Rooney Mara acteurs dans Les Amants du Texas de David Lowery Dans Les Amants du Texas, traversé d’une certaine grâce, ils jouent un énième Bonnie and Clyde, séparés derechef par une fusillade foireuse, une arrestation piteuse et quelques années de prison pour monsieur. Durant l’interview, l’impassible Rooney Mara est souvent tournée vers son partenaire de jeu, comme pour requérir son assistance lorsqu’une question ne l’inspire pas – et entre deux SMS, il lui vient volontiers en aide. Elle avoue n’avoir eu aucune difficulté à interpréter ce rôle d’épouse éplorée. Et lorsqu’elle vous fixe enfin de ses yeux chromés, son regard exprime tout ce que sa parole, rare, laisse en suspens. On comprend alors mieux pourquoi on aime tant se perdre dans ces billes d’acier, qu’elles appartiennent à l’ex-petite amie d’un magnat du net (The Social Network de Fincher), à une jeune fille bipolaire et manipulatrice (Effets secondaires de Soderbergh) ou à une hackeuse de haut vol (Millénium de Fincher, encore). Au fond, ce regard foudroyant est celui d’une cyborg. J. G. Semaine de la critique

Sandrine Kiberlain et Serge Bozon actrice et réalisateur de Tip Top “J’aime bien être inquiétée”, nous glisse Sandrine Kiberlain, venue sur la Croisette défendre Tip Top, le quatrième long métrage de Serge Bozon. Inspectrice de la police des polices, en charge d’une enquête sur la mort d’un indic d’origine algérienne, son personnage est “comme une éponge, qui observe et imite”, notamment sa supérieure, interprétée par une Isabelle Huppert en grande forme comique (et sur qui l’on peut toujours compter pour inquiéter). Bozon, s’il revendique lui aussi “une certaine forme d’inquiétude secrète, présente dans le matériau original”, explique avoir surtout cherché, dans le roman de Bill James ici adapté, “une sécheresse, un côté abrupt, éclaté, afin de rompre avec la pente mélancolique et contemplative d’un certain cinéma d’auteur à forte valeur culturelle”. Tranchant avec le reste de la production nationale (et internationale), Tip Top ressemble en tout cas à son auteur : véloce, fulgurant, jovial – dément. J. G. Quinzaine des réalisateurs retrouvez toute l’actualité du Festival de Cannes sur

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Only God Forgives de Nicolas Winding Refn Ryan Gosling et le réalisateur de Drive se retrouvent pour une ballade ambient et œdipienne dans les bas-fonds de Bangkok, portée par une mise en scène magistralement inspirée.

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près avoir fermement planté son drapeau sur la cinémappemonde avec Drive, le couple Gosling/Winding Refn récidive, hopa gangstaï style. Reprenant l’univers torve de la trilogie Pusher, accentuant le formalisme ambient de Drive, déplaçant l’action dans les ruelles louches de Bangkok, Only God Forgives se présente comme le nec plus ultra du film noir des années techno. L’argument narratif est simple, voire simpliste. Deux frères (Julian/Ryan Gosling

et Billy/Tom Burke) gèrent une salle de boxe à Bangkok, couverture d’un trafic de dope dirigé par leur maman toutepuissante (jouée over the top par Kristin Scott Thomas). Un soir, Billy assassine une pute et se fait massacrer par la police. La mère sorcière débarque alors en Thaïlande pour obliger Julian à venger son frère. Règlements de comptes entre flics et gangsters, rivalité fraternelle, fils préféré, mère maléfique, l’histoire d’Only God Forgives est une énième variation œdipienne sur des motifs bibliques,

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en salle revoir Debord

le nec plus ultra du film noir des années techno

On peut travailler sa révolte au fond des cafés, à coups de cigarettes, de cheveux longs et de mots. Ou on peut croire, dégoûté, que tout est perdu et qu’il faut recommencer. Le MK2 Bibliothèque, à Paris, propose de trancher, en projetant l’intégralité des films de Guy Debord. Hurlements en faveur de Sade, Critique de la séparation ou La Société du spectacle sont programmés chaque matin jusqu’à la fin du mois de mai. rétrospective Guy Debord jusqu’au 31 mai au MK2 Bibliothèque, Paris XIIIe, www.mk2.com/salle/bibliotheque

classiques en Provence Marilyn Monroe jouant du ukulélé et cachant de l’eau de vie sous ses chemises de nuit, cela vaut bien Tony Curtis et Jack Lemmon en travestis potaches. Certains l’aiment chaud de Billy Wilder ouvre le bal des Ecrans voyageurs, vendredi à Istres. Prochaines étapes à Roquevaire, Martigues, Gardanne et Aix-en-Provence avec les plus incontournables des classiques, qu’il s’agisse de western, de muet, de science-fiction ou de film noir. Les Ecrans voyageurs jusqu’au 13 septembre, ecransvoyageurs.blogspot.fr

hors salle alerte à Hollywood

des fragments de contes et des thématiques de films noirs, ronde de clichés recuits au centre de laquelle rayonne paradoxalement le laconique Julian. Paradoxalement, parce qu’aussi sexy et charismatique soit-il, Julian est ici une figure de l’impuissance, tant sexuelle que psychologique, à la fois voyou, beau gosse, combattant aguerri et petit enfant écrabouillé par sa “môman” (les symboles de castration abondent). Mais si l’histoire est mince, la mise en scène de Refn est ébouriffante. Le cinéaste danois a déniché les bars les plus cinégéniques de Bangkok, les décors les plus saillants, éclairés selon un système de pénombres et de néons qui excite sans arrêt le regard, le tout rehaussé par une prise de son exceptionnelle qui met en valeur aussi bien les nappes de synthés de la BO que le moindre dialogue. L’action se déploie comme au ralenti dans cet univers ultrasensoriel, somnambulique, amniotique, réglée

sur un tempo languide, selon une alternance de stases silencieuses et de zébrures de violence. Refn maîtrise tellement bien ce registre action/planant qu’une attente au coin d’une ruelle devient aussi excitante et sexy qu’une scène de règlement de comptes sanglant. Dans ces conditions, le simplisme de l’histoire devient aussi anecdotique que la minceur des textes dans un disque de Brian Eno ou de Daft Punk. Seuls comptent le style, la musique, et celle de Refn est terriblement accrocheuse. On n’aimerait pas du tout vivre dans le monde qu’il décrit mais, transfigurée par la Refn touch, mélange de puissance physique et de contemplation méditative, de lourdeur terrestre et de grâce aérienne, cette noirceur devient extrêmement prégnante et séduisante. Serge Kaganski Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, avec Ryan Gosling, Kristin Scott Thomas, Vithaya Pansringarm (Fr., Dan., 2013, 1 h 30) lire aussi l’entretien avec Ryan Gosling page 42

Les Cahiers du cinéma lancent “Anatomie d’un acteur”, une nouvelle collection de beaux livres, au titre faussement évocateur : inutile de chercher ici les clichés volés de Marlon Brandon à la salle de sport ou d’Al Pacino en slip de bain. A l’aide d’un scalpel, la collection s’attaque à la carrière d’un interprète, révélant son travail à travers ses apports personnels, ses héritages et l’analyse détaillée des dix rôles les plus marquants de sa filmographie. Après les deux premiers volets consacrés à Al Pacino et Marlon Brandon, Meryl Streep et Jack Nicholson viendront rejoindre ce panthéon. collection “Anatomie d’un acteur” (éditions Cahiers du cinéma), 45 € chaque volume

autres films L’Affaire Peugeot de Francesco Condemi (Fr., 2013, 52 min) Alata de Michael Mayer (Isr.,E.-U., Pal., 2012, 1 h 36,) De l’usage du sextoy en temps de crise d’Eric Pittard (Fr., 2012, 1 h 35) Epic – La bataille du royaume secret de Chris Wedge (E.-U., 2013, 1 h 42) Fast & Furious 6 de Justin Lin (E.-U., 2013, 2 h 10), Un grand mariage de Justin Zackham (E.-U., 2013, 1 h 29) 22.05.2013 les inrockuptibles 69

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Soul Sacrifice

blocs party Des blocs de couleur, une voix off : Thomas Was Alone débarque sur consoles. Une plongée minimaliste et vertigineuse au pays des concepts et des affects.

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uand tout a commencé, Thomas était seul. Mais il a rencontré le petit Chris, puis le grand John, et tout a changé. Claire, elle, se laissait gagner par de bien morbides pensées jusqu’au jour où elle s’est rendu compte qu’elle n’était pas si nulle que ça. Et qui est cette mystérieuse Laura toute de rose vêtue ? Quelque chose ne serait-il pas en train de naître entre Chris et elle ? Cela n’est pas le résumé d’un nouveau soap télé ou du dernier film US mumblecore en transit entre Sundance et Cannes. Thomas, Chris, Laura et leurs camarades sont les personnages d’un jeu vidéo indépendant du Britannique Mike Bithell qui, lancé sur PC et Mac l’an dernier, vient de faire son apparition sur consoles (celles de Sony, en l’occurrence), où son mélange de réflexion et de plate-forme se révèle très à son aise. Une précision : Thomas et les autres n’ont pas de visage. Pour être tout à fait honnête, ce ne sont même que des rectangles, rouge, vert, jaune ou bleu, dont la fascinante voix off – confiée au comédien et humoriste Danny Wallace – nous fait partager les états d’âme. Le paradoxe étant que l’on ressent infiniment plus d’empathie pour eux que pour les héros à l’allure (à peu près) humaine de la plupart des blockbusters du moment. A chacun de ces blocs (é)mouvants sa capacité propre : sauter haut, flotter sur l’eau, servir de tremplin aux copains… Pour trouver la sortie des cent niveaux

de Thomas Was Alone – vingt autres sont disponibles contre 2,49 € supplémentaires –, une seule solution : les faire coopérer. C’est-à-dire, pour le joueur, passer sans relâche de l’un à l’autre en se creusant la tête jusqu’à trouver l’enchaînement d’actions qui permettra de conduire chaque membre du gang à son point d’arrivée désigné. Plus tard, les choses se compliqueront avec l’arrivée de quadrilatères sans pouvoirs particuliers, mais qui pourront en acquérir momentanément à condition de traverser la zone adéquate du niveau concerné. Le plaisir et le trouble naissent du renouvellement constant de ces (gentils) casse-tête au minimalisme esthète mais, surtout, de la rencontre incroyablement féconde entre la fine narration off et les évolutions alternativement hésitantes et déterminées de nos blocs sur l’écran. La douce collision provoque comme un appel d’air au sein de cette gracieuse et mélancolique cyberfantaisie, façon aspirateur à métaphores, à concepts, à affects. On pourrait reprocher au jeu de se boucler assez vite, mais sûrement pas de ne laisser aucune trace en nous, pauvres rectangles pâlissants, un peu perdus mais toujours désirants. Erwan Higuinen Thomas Was Alone sur PS3 et PS Vita (Mike Bithell/Curve Studios), 7,99 € en téléchargement. Egalement disponible sur PC et Mac

Sur PS Vita (Marvelous/Sony), environ 35 € Avec Soul Sacrifice, la mission de Keiji Inafune était simple : faire oublier que la Vita ne peut pas, contrairement à sa grande sœur PSP, compter sur Monster Hunter pour attirer les foules japonaises. L’homme ne s’est pourtant pas contenté de copier la saga de son ancien employeur Capcom. Ici, pas de traque entre forêts et lacs mais des combats en arènes riches en options tactiques. Il faudra jongler entre nos différents sorts, gérer nos ressources et prendre des décisions (sacrifier ou épargner ce démon ?) lourdes de conséquences. L’affaire n’est donc pas que compulsive – même si l’ivresse de la répétition demeure son principal carburant. E. H.

Worms – The Revolution Collection Sur Xbox 360 (Team 17/Mastertronic), environ 35 € Déjà dix-huit ans que les soldats-vers de terre du studio britannique Team 17, apparus dans le sillage des Lemmings, s’affrontent sans pitié au moyen de leurs armes bouffonnes – dont l’une des plus fameuses est le lanceur de moutons explosifs. Après un passage mitigé en 3D, Worms a renoué depuis 2006 avec son gameplay 2D d’origine, auquel ses auteurs ne manquent jamais une occasion d’ajouter de nouvelles subtilités. A défaut de constituer une vraie anthologie de la série, cette nouvelle compilation a le mérite de réunir, avec Armageddon (2010) et Revolution (2012), deux des meilleurs Worms de ces dernières années. E. H.

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drôle de dragon Sur les bases de Far Cry, une aventure trépidante et rigolarde ultraréférencée 80’s. ertains gamers et frontale de Blood Dragon. référentielle du duo plus créatifs que Quant au maquillage australien Power Glove, la moyenne ont tout en néons nocturnes toutes les conditions pris l’habitude de de l’île originale, aussi sont réunies pour que modifier leurs titres favoris réussi soit-il plastiquement, l’on se sente investi du rôle pour en créer de nouveaux il n’est pas sans poser principal d’un double – des mods, donc – quelques problèmes de joyeusement ringard de pourvus d’autres règles, lisibilité. RoboCop, Predator ou personnages ou univers Le malicieux pari Blood Commando. mais tournant sur le même Dragon est néanmoins A l’heure où la tendance “moteur” de jeu. Ainsi tenu avec un aplomb qui est à prolonger les gros naquit par exemple force le respect et, dans jeux au moyen de chapitres Counter Strike, le FPS l’ensemble, sur le plan additionnels à télécharger, (first person shooter) du gameplay aussi. Ce qui y compris (avec Assassin’s star des compétitions de tombe bien, car le secret Creed) chez Ubisoft sport électronique, pour jouer (et perdre) Montréal à qui on doit ce sur les bases de Half-Life. au second degré n’a pas Blood Dragon, la démarche C’est un peu la même encore été trouvé – peutsurprend. Ici, c’est plutôt démarche qu’ont adoptée être une piste pour une la version série B de les auteurs même de suite qui, selon certaines Far Cry 3 qui lui succède l’excellent Far Cry 3, lequel rumeurs, seraient en tournant le dos nous revient transformé déjà envisagée ? E. H. à l’original AAA – pour en aventure moqueuse reprendre le sigle dont Far Cry 3 – Blood Dragon et survitaminée regorgeant l’industrie vidéoludique sur PS3, Xbox 360 et PC de références potaches affuble couramment (Ubisoft), environ 15 € en aux films d’action des ses blockbusters. téléchargement années 80 (et, dans une Entre les deux, il y a moindre mesure, aux jeux cependant un peu de de la même époque). frottement. Pas sûr que, Des dialogues absurdes même simplifié, le système (“Tu diras à ma femme que de jeu de Far Cry 3, je suis mort pour mon pays plus sophistiqué que bien – Non : tu lui diras toides FPS, soit celui même”) à la musique qui convienne le mieux synthétique savamment à l’approche rigolarde

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Lacey Terrell/HBO

Enlightened, une sortie lumineuse La belle série californienne de Laura Dern, interrompue par HBO, s’achève par une seconde saison bouleversante.

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n mars dernier, la lumière s’est définitivement éteinte sur Enlightened. Malgré une importante mobilisation de la presse, HBO a annoncé que la série de Mike White et Laura Dern (créateurs et acteurs principaux) ne reviendrait pas pour une troisième saison. Une issue triste qui, ironiquement, sied plutôt bien à Enlightened, pas du style à se contenter d’un happy end. A l’issue de la première saison, on avait quitté la tornade blonde Amy Jellicoe (Laura Dern) en pleine quête mystico-zen sur le sens de la vie après une dépression et une cure holistique à Hawaii. Cette ancienne executive woman broyée par le monde professionnel et l’échec de sa vie de couple tentait de recoller les morceaux, toute revigorée par la découverte du yoga et de la méditation, “positivant” à outrance et soûlant tout le monde au passage. Car ce qui rend Amy inoubliable, c’est sa maladresse, sa bêtise parfois (elle est capable de ne s’exprimer que par clichés), alliées à une énergie qui balaie tout sur son passage – y compris sa maladresse et sa bêtise. Son intarissable envie d’en découdre fait d’elle une figure presque abstraite qui s’épuise à avancer sans jamais plier, toujours en marche dans ses petits cardigans colorés et ses robes imprimées.

Revenue habiter avec sa mère au milieu de bibelots désuets et de napperons en crochet, criblée de dettes, Amy Jellicoe redirige cette saison sa quête échevelée vers un nouvel objectif : révéler les agissements crapuleux de l’entreprise qui l’emploie. La voilà donc qui se réinvente en pasionaria anti-corporations, appuyant un peu plus sur ce qui était déjà présent lors de la première saison : l’illusion dégénérée du libéralisme américain. C’est là que la géographie de la série joue un rôle important. Perpétuellement baignée d’une lumière aveuglante et presque cruelle, la Californie d’Enlightened est loin de celle de Beverly Hills 90210 ou même Californication. On se gare dans des parkings géants à ciel ouvert au milieu des immeubles de verre du quartier d’affaires, sous un soleil de plomb. Le reste de la journée sera passé à se cacher de la lumière. Bienvenue à Riverside, à une centaine de kilomètres à l’est de Los Angeles. Les personnages s’excusent souvent d’habiter “un peu loin” lorsqu’ils discutent avec des habitants de L. A. Cette distance, c’est aussi le chemin qu’il faut faire à la rencontre de cette série singulière sur les laissés-pour-compte du soleil – pas un hasard si Tyler, le timide collègue d’Amy, interprété par le scénariste

et showrunner Mike White, est blond-blanc limite albinos. Signalons au passage que le couple d’amis formé par Amy et Tyler est l’un des plus bouleversants qui soient. C’est grâce au regard posé sur elle par Tyler que les clichés débités par Amy à la minute finissent par conquérir une sorte de fraîcheur, l’envie de s’y laisser prendre, une fois, pour voir. “Laisser une trace dans le monde”, “arrêter de se laisser mourir à petit feu”, et pourquoi pas ? Toute la souffrance et la colère qu’induit la quête du bonheur est une belle idée à laquelle Enlightened se tient avec une grande honnêteté. Dans leur sous-sol blafard où ils effectuent un travail ingrat (que la série aura toujours pris soin de rendre incompréhensible, nous savons seulement qu’il est question d’alimenter une base de données informatique) bientôt réalisé par des machines, ce que défendent Amy et Tyler, au fond, c’est la créativité. Ils tapent des chiffres sur un ordinateur, ils pourraient aussi bien écrire des scénarios. Tout le monde s’en foutrait autant. Et le sort qu’ils souhaitent réserver à leur pdg de fiction, ils ont dû en rêver pour le président de HBO. Clélia Cohen Enlightened saison 2 à partir du 24 mai, 20 h 40, O CS No vo

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à suivre… Michael C. Hall occupé Alors que les derniers tours de manivelle de Dexter sont en train d’être donnés (diffusion américaine de l’ultime saison 8 à partir du 30 juin), l’acteur Michael C. Hall a déjà trouvé son prochain projet, toujours sur Showtime, mais cette fois en tant que producteur. Il s’agit de l’alléchante adaptation du roman de Matthew Specktor sur les coulisses d’Hollywood des années 60 à nos jours, American Dream Machine.

Maison close annulée Après la chute monumentale des audiences lors de la saison 2 (-60 % !), Maison close ne reviendra pas sur Canal+. Un échec précoce pour la chaîne cryptée, qui avait pris l’habitude de laisser ses séries s’épanouir dans le temps.

Development durable

Le retour d’Arrested Development, la meilleure comédie des années 2000, a lieu cette semaine sur Netflix. es plus jeunes amateurs de séries l’imaginaient peut-être comme un dinosaure à jamais éteint. Arrested Development avait été brutalement 24 ressuscitée  On avait rangé 24 dans boutée hors de sa grille par la Fox en 2006 un carton “séries importantes au bout de trois saisons stupéfiantes, des années 2000” sans regrets assez pour redéfinir les contours de la à la suite de son annulation comédie moderne à coups d’humour en mai 2010. Mais après l’échec chargé sexuellement et d’absurde carabiné d’une tentative d’adaptation dans le langage et les attitudes. Le retour en film, une minisérie de de la famille Bluth pour quinze épisodes douze épisodes vient d’être a donc tout d’une divine surprise (même commandée par la chaîne Fox. si l’événement a été annoncé en 2011, C’est Howard Gordon, on se pinçait pour y croire) et rien d’une l’ex-showrunner de la série, réunion pathétique guidée par le désir qui a proposé ce format. de payer ses impôts. Le créateur Mitchell Kiefer Sutherland s’est dit ému Hurwitz, un ancien des Craquantes, de retrouver “un vieil ami”. où il a croisé le futur boss de Desperate Le come-back de Jack Bauer Housewives, Marc Cherry, avait tenté est prévu pour 2014. un come-back en 2010 avec Running Wilde. Mais qui s’en souvient ? Les grandes réussites n’arrivent souvent qu’une fois dans une vie. C’est pourquoi l’homme chérit Arrested Development et a donné des Degrassi : The Next Generation gages de sa bonne foi. “La nouvelle version (June, le 22 à 16 h 05) Cette série ado est aussi subtilement de mauvais goût canadienne créée dans les années 80 que la précédente”, a-t-il expliqué. Voilà est passée loin des radars critiques habituels. Elle compte plusieurs qui promet, d’autant que l’ensemble centaines d’épisodes. Autant s’y mettre des acteurs, de Jason Bateman à Michael tout de suite. Cera, a donné son accord. Selon Hurwitz, cette nouvelle saison Doctor Who (France 4, le 25 à 20 h 45) est pensée comme une sorte de prologue Saison 7 inédite de ce monument au long métrage de cinéma qu’il espère de la science-fiction britannique mettre en branle dans la foulée. qui a traversé tous les âges de la série Chaque épisode suit le point de vue d’un télé : Doctor Who existe sous diverses personnage. Et le reste, c’est-à-dire formes depuis cinquante ans ! le principal ? L’opérateur de streaming Netflix a décidé de ne pas montrer Glee (OCS Happy, le 25 à 20 h 40) à la presse les quinze épisodes qui seront Son cocréateur Ryan Murphy a depuis mis en ligne simultanément le 26 mai. longtemps quitté la gestion quotidienne Tout le monde trépigne sur la ligne du navire, mais Glee poursuit sa route. de départ à égalité. Olivier Joyard Ici, la saison 4. Le problème ?

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agenda télé

Ce qui fut un charmant manifeste pop n’intéresse plus grand monde.

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les vampires contre-attaquent Ils ont toujours les crocs. Cinq ans après leur premier album, les Américains Vampire Weekend clôturent leur “trilogie accidentelle” avec l’aventureux Modern Vampires of the City.



n aura, depuis une poignée d’années, côtoyé beaucoup de vampires : ceux de la saga américano-mormone Twilight ; ceux, plus trash, de la série True Blood ; la clique de la sitcom Vampire Diaries, et un gang de New York, Vampire Weekend. Quatre garçons découverts en 2007 grâce à un titre éclatant, Cape Cod Kwassa Kwassa, que l’on songe encore à prescrire en guise de luminothérapie d’hiver. Si à l’époque le groupe formé sur les bancs de l’université de Columbia sortait à peine du nid, il n’en avait pas moins déjà les idées larges. Fraîchement diplômés, les complices aux têtes de gendres idéaux tissaient une pop rêvée à Johannesburg, Lagos et Bamako. Des sons chauds et organiques édifiés comme bande originale de Gossip Girl : c’était la recette irrésistible de ce morceau et de ses successeurs (A-Punk, Oxford Comma), tous réunis dans un premier album malin, au potentiel de contagion remarquable. Plus qu’un simple disque, Vampire Weekend ouvrait aussi une nouvelle ère : celle où le rock crado, les Converse élimées et la rébellion érigée en étendard pouvaient aller se rhabiller – en polo et chemisette s’il vous plaît. Le quatuor tranchait avec l’ambiance “retour du rock” du début des années 2000, attitude confirmée par leur second album en 2010. Si l’on trouvait dans Contra le même lien de filiation à Paul Simon, le disque se voulait déjà une déclaration d’intention. Sans renier ses influences évidentes, Vampire Weekend refusait alors de se poser en ambassadeur de l’Afrique à Manhattan, et conviait avec beaucoup d’excentricité auto-tune et touche hip-hop.

écoutez les albums de la semaine sur

avec

un besoin d’expérimentations propre à cette étape de la vie où l’on sait un peu mieux qui l’on est mais pas tout à fait où l’on va

Un pas en avant que les garçons voient aujourd’hui comme un départ nécessaire pour réaliser leur troisième album. “Cet album nous a permis de tenter des choses que l’on n’avait pas encore faites, et pour cette raison Contra a en quelque sorte pavé le chemin qui nous a menés à Modern Vampires of the City. Nos albums sont tous très connectés, un peu comme plusieurs étapes d’un voyage”, explique le chanteur et guitariste Ezra Koenig. Un voyage : le terme est on ne peut mieux choisi puisque Modern Vampires of the City se pose comme la destination finale d’un road-trip entamé cinq ans plus tôt avec le premier album de jeunes étudiants que l’on retrouve aujourd’hui à l’âge adulte. “Le premier album est gai, naïf. Il raconte un temps où on était encore à l’école. Ensuite, Contra parle d’explorer le monde, de grandir, de se libérer, et le dernier, c’est le retour plein de doutes à la maison. Je vois ça comme une trilogie accidentelle”, confie Koenig. Porté par une volonté farouche du groupe de ne pas se répéter, Modern Vampires of the City voit les quatre garçons mettre en musique leur trentaine approchante. On y entend leurs tâtonnements, les leçons tirées de ruptures, leurs espoirs et surtout un besoin d’expérimentations propre à cette étape de la vie où l’on sait un peu mieux qui l’on est, mais pas tout à fait où l’on va. En ressort un album aventureux où Vampire Weekend prend sans cesse des risques, comme celui, inconscient sur le papier, de recruter Ariel Rechtshaid, producteur de groupes pas franchement connus pour faire dans la dentelle (Usher, Major Lazer), qui permettra pourtant la naissance de titres comme les poignants Obvious Bicycle et Everlasting Arms. Modern Vampires of the City est le fruit de tentatives et associations heureuses et malheureuses. On se laisse surprendre par la parfaite BO de film d’angoisse

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on connaît la chanson

outre-nerfs Ces derniers mois, on a beaucoup écouté de musiques immatérielles. Une façon de s’isoler du vacarme encombrant de la réalité.

Hudson, séduire par la ballade dépouillée Hannah Hunt. On reste à l’inverse perplexe devant la production béton et la déconstruite Diane Young, potentielle bombe rock sans queue ni tête où Koenig se prend pour un hybride d’Elvis et George Michael circa Wake Me up Before You Go-Go. On frôle la crise de rire à l’écoute des cris de Snorky de Worship You et la chute tordante de la pourtant très belle Step. “J’ai beaucoup dit que ce disque était sombre et organique. Puis des gamins sur Twitter m’ont dit : ‘sombre et organique comme du chocolat noir ?’ Je crois que c’est une meilleure façon de décrire cet album. Modern Vampires… n’est pas une sorte de chocolat sans sucre, c’est du chocolat noir amer qui est aussi bon que n’importe quel autre chocolat”, rigole Ezra. On poussera la métaphore plus loin : “La vie, c’est comme

une boîte de chocolats, on ne sait jamais sur quoi on va tomber”, et Vampire Weekend a décidé de tous les goûter. Ondine Benetier photo Audoin Desforges pour Les Inrockuptibles album Modern Vampires of the City (XL Recordings/Beggars) concerts le 29 mai à Paris (Casino de Paris), le 14 juillet à Aix-les-Bains entretien en intégralité sur

La tendance n’est pas nouvelle, elle remonte à Satie et Debussy au moins, elle est passée par plein de groupes barbus et chevelus allemands des années 70 – on conseille toujours Tangerine Dream –, par quelques Anglais visionnaires dont bien sûr Brian Eno, puis Talk Talk ou Blue Nile. Mais ces dernières semaines, en réaction peut-être à l’urgence dictatoriale des réseaux sociaux et des sites d’information, quand même le sommeil devient culpabilisant, en ce qu’il interdit pendant quelques heures un devoir de vigie et de présence, on s’est isolé de la frénésie en se réfugiant dans les musiques immatérielles de Cloud Boat, Koreless, Olafur Arnalds ou James Blake. De la pop peut-être – on n’est pas encore dans l’abstraction –, mais qui oppose la lenteur et la patience à la vitesse et à l’agitation. Une musique strictement contemplative mais qui ne s’affale jamais dans le new-age – trop construite, à l’envers (déconstruite, si on veut : on préfère parler de soustraction), pour se contenter de ces ectoplasmes molassons pour boutiques Nature & Découvertes. On a tous joué, gamins, à relier les points, numérotés ou non, qui à la fin révélaient un dessin, clairement identifiable. Eux font pareil avec leur musique, mais en espaçant de plus en plus les points, en étirant radicalement les espaces, en ouvrant des gouffres de silence entre les notes. Pourtant, à l’arrivée, en prenant le recul nécessaire, leurs morceaux révèlent, suggèrent des paysages vertigineux, des natures mortes qui n’en sont pas. Car si cette musique ralentit la vie, décélère le pouls, elle ne pousse jamais à la torpeur, à l’apathie. Dans toute son utopie, cette musique de peu mais jamais de rien nourrit au contraire une riche et intense vie intérieure, qui s’anime en couleurs, fuit le gris de dehors. Le son étale des nerfs qui démissionnent. Ça fait un bien fou.

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Kim

Deuxième édition et programmation toujours aussi excitante pour le festival aquitain Vie sauvage, qui accueillera notamment cette année une flopée d’artistes InRocKs Lab. Du 21 au 23 juin, on pourra, entre deux gorgées de vin de la région, danser en rythme au son d’Archipel, Fauve ≠, Pendentif, Kim, A Call At Nausicaa et Dream Paradise. Un week-end en Gironde sauvage. du 21 au 23 juin à Bourg-en-Gironde, www.facebook.com/ festivalviesauvage

AlunaGeorge en été Prévu pour le 1er juillet, le premier album du duo anglais mené par Aluna Francis et George Reid vient finalement d’être repoussé de quelques semaines. C’est en effet le 15 juillet que le bien nommé Body Music viendra faire monter la température déjà estivale avec sa pop humide et ses rythmes bâtis pour onduler des hanches. concerts le 17 juillet à Montreux (Montreux Jazz), le 27 à Hyères (Midi Festival)

Alela, elle revient Grand frisson folk de la deuxième moitié des années 2000 et beau succès en France, la Californienne Alela Diane sortira son quatrième album, titré About Farewell, le 24 juin. Pour ce qu’on en a entendu, un disque de retour aux sources, un peu cabossé : elle l’a enregistré après son divorce et le sort sur son propre label, après un passage par la maison Rough Trade. Concerts en France début juillet.

cette semaine

Tricky à la Gaîté Lyrique Tricky, pionnier du trip-hop, revient à la vie. Trois ans après son dernier album, le fantôme de Bristol viendra envoûter la Gaîté Lyrique ce jeudi en présentant False Idols au public parisien. Presque un concert à domicile puisque l’Anglais habite le XVIIIe arrondissement depuis bientôt quatre ans. le 23 mai à Paris (Gaîté Lyrique), www.trickysite.com

neuf

Ed Banger fête ses 10 ans en compile Après une énorme soirée à la Grande Halle de La Villette début mars, le label de Pedro Winter continue de fêter son dixième anniversaire avec la sortie d’une compilation logiquement baptisée Ed Rec Vol. X. Prévue pour le 10 juin, la bête comportera de nouveaux titres de l’écurie, notamment de Justice, Cassius, Feadz, SebastiAn, Mr Oizo et Busy P. De quoi passer un joyeux anniversaire, donc.

Van Der Graaf Generator

Koreless L’excellent label Young Turks adore signer des groupes dont les noms cartonnent au Scrabble : The xx, SBTRKT et maintenant Koreless. Soit le projet du jeune Lewis Roberts, Anglais poupon installé à Glasgow, où son cerveau et son laptop se sont mariés pour créer une electro étrange, à la fois planante et menaçante, pacifique et agressive. facebook.com/Koreless

Chloé Aftel

retour à la Vie sauvage

Valentina On avait repéré le nom de Valentina dans les crédits de Gabriel, le phénoménal single de Joe Goddard. Le grand homme de Hot Chip accueille aujourd’hui sur son label l’Italo-Londonienne pour un Wolves qui fait danser des slows langoureux aux incubes et aux succubes – et nous fait hurler comme un loup ivre de sang frais. facebook.com/Valentinamusic

Influence écrasante de tout un néo-prog, de Mars Volta à Radiohead, le groupe nucléaire de Peter Hammill continue de  faire réfléchir tous ceux curieux de savoir s’il n’y aurait pas un vaste monde derrière les cloisons du rock. Plus de quarante ans après, l’esprit perdure à Manchester, où les Courteneers ont baptisé Van Der Graaff leur récent single. www.vandergraafgenerator.co.uk

Elton John On le savait collectionneur fou de petits 45t indés, fan de Smog et addict du label Domino. On le retrouve cet été au bras des Queens Of The Stone Age ou en tête d’affiche du coolissime festival anglais Bestival. Qu’attendre désormais du virage indie-hip d’Elton John ? Une signature chez Kitsuné ? Une collaboration avec Palma Violets ? www.eltonjohn.com

vintage

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“je souhaite que la reine meure demain”

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on album et ton label portent le même nom : “False Idols”. Quels sont les artistes qui incarnent selon toi ces fausses idoles ? Tricky – Rihanna, Justin Bieber… tous ceux qui participent de près ou de loin au culte de la célébrité. Il s’agit juste de vendre du sexe, de vendre une personnalité pour en faire une icône. Ils sont plus célèbres qu’artistes. Si tu es Kurt Cobain, Public Enemy, Bob Marley, John Lennon, ta célébrité veut dire quelque chose car tu as un propos. Quel est celui de Rihanna ? Rien, zéro. Elle n’a rien à dire. Il y a quand même des groupes actuels que tu écoutes avec plaisir ? J’écoute les Cool Kids. Ils ont vraiment des super morceaux. Il y a aussi un autre rappeur américain qui est très fort : Hopsin. Ses paroles sont incroyables. En dehors d’eux, je n’écoute pas grand-chose. Pour être honnête, je pense que l’industrie est très chiante en ce moment. Le travail est moins accompli, il y a moins de profondeur. Il m’arrive d’aimer un titre par-ci, un autre par-là, mais quand je mets un album entier je n’entends rien qui tienne la distance. Ton album est assez noir. La mort, le danger sont des sources d’inspiration particulières pour toi ? J’ai fait plusieurs fois l’expérience de la mort et du danger dans ma vie. Trois

membres de ma famille ont été assassinés. Je me souviens aussi avoir vu mes oncles s’engueuler et régler leurs comptes à coups de poignard. Si ma musique est lugubre, j’imagine que ça a à voir avec toute la violence dans laquelle j’ai grandi. Le danger, la mort, ce sont des choses que j’ai en moi. Tu parlais de ton éducation. De 11 ans à 22 ans, tu as grandi sous Margaret Thatcher. Quelle a été ta réaction à l’annonce de sa mort ? C’était une salope. Une horrible personne. Mais les politiciens sont tous pareils. Ils ne sont pas là pour changer les choses mais pour conserver un statu quo qui les arrange. Je déteste tous les hommes politiques. Je déteste David Cameron, je déteste Obama, je déteste Bush. Ce sont des vampires. Ils se nourrissent de l’espoir et de la faiblesse des gens pour atteindre des objectifs personnels. Je n’ai aucun respect pour eux. Thatcher a tellement maltraité le pays que plein de groupes se sont senti obligés de réagir en musique. C’est logique. Ce qui me

“dans un sens, peut-être que le trip-hop existe. Même si le nom reste stupide”

Aldo Belmonte

Avec un album très personnel publié sur son label, Tricky renoue avec les origines du trip-hop. Dix-huit ans après Maxinquaye, il ne cache pas son dégoût d’une époque qui semble de moins en moins lui correspondre. surprend, c’est que l’on ait dépensé autant d’argent pour organiser les funérailles de quelqu’un d’aussi détesté. Avec la reine au milieu de tout ça… J’espère qu’elle sera la suivante ! Pour être honnête, je souhaite que la reine meure demain et qu’elle emporte avec elle la majorité de sa famille. Pour revenir à False Idols, peut-on vraiment dire qu’il s’agit d’un album de trip-hop ? Dans les années 90, tu disais que le trip-hop n’existait pas… J’ai peut-être un peu évolué sur la question, avec le temps. Ce qui est sûr, c’est que si tu prends des groupes comme Morcheeba, le trip-hop n’existe pas ! Heureusement, quelques personnes se sont inspirées de ce que je faisais dans les années 90 pour l’amener à un niveau supérieur. C’est le cas dans l’electro par exemple. Donc dans un sens, peut-être que le trip-hop existe. Même si le nom reste stupide. Comment appellerais-tu cette musique, du coup ? Si on part du principe que c’est quelque chose que j’ai inventé, on devrait appeler ça du Trick-hop ! recueilli par Azzedine Fall album False Idols (False Idols/K7 Records/La Baleine) concert le 23 mai à Paris (Gaîté Lyrique) www.trickysite.com 22.05.2013 les inrockuptibles 77

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“je suis engagé dans le même sport que mon père. Je ne peux pas revenir en arrière. Je dois aller de l’avant”

Femi le guerrier Héritier naturel de l’afro-beat, Femi Kuti fait fructifier le bien précieux au rythme de dialogues d’outre-tombe avec son père, le grand Fela. Et incite à passer à l’action.



emi Kuti enrage. Au bout du fil, une voix tente de lui décrire une situation à laquelle il ne peut remédier, vu qu’il est à Paris et que l’action se déroule à Lagos, à 4 700 kilomètres d’ici. Une de ses ex vient de débarquer au club dont il est propriétaire, le Shrine, et vandalise une boutique attenante dont elle avait la gérance. Avec le concours d’une poignée de soldats de l’armée de l’air qu’un gradé, ami de la furie, a aimablement mise à sa disposition. Inimaginable ici, la mésaventure n’a rien d’exceptionnel pour le Nigeria, où le moindre différend, amoureux ou non,

peut dégénérer en péripétie ubuesque. Femi, qui se croyait enfin à l’abri du chaos, après dix ans de calamités en tout genre, s’y voit soudain replongé. Le feu de la colère passé, il ne peut que méditer sur les aléas d’une existence voulue différente de celle de son père Fela, et qui tend pourtant à s’en approcher de plus en plus, frasques domestiques comprises. La communication entre lui et Fela n’a jamais été aussi féconde qu’aujourd’hui. Il y a trois ans, le père s’est mis à visiter le fils dans ses rêves. “Nous avons des discussions sur certains points, sur la politique et la vie en général. Quelque chose que je n’ai jamais pu faire de son vivant. Ça a commencé à l’époque où je subissais cette campagne de presse instrumentalisée par le gouvernement nigérian et où j’ai été en mesure de mieux comprendre par quoi il était passé.”

Pour son nouvel album, Femi a enregistré une chanson, One Man Show, écrite il y a vingt ans, qui s’inspire de l’expérience singulière de ce héros du peuple disparu en 1997, à l’âge de 59 ans, des suites du sida, après une carrière de musicien combattant au service de la justice et de la liberté. “Je me souviens combien tout le monde sympathisait avec la cause qu’il défendait. Mais quand il s’agissait de passer à l’action, il n’y avait plus personne. Je vis exactement la même solitude. Chaque soir, je me dis que si quelque chose de grave devait arriver, je serais seul à faire face. Je suis engagé dans le même sport que mon père. Je ne peux esquiver, ni à gauche, ni à droite. Et je ne peux pas revenir en arrière. Je dois aller de l’avant.” Voilà qui donne le ton de No Place for My Dream, cavalcade haletante, effrénée, jamais

désordonnée, où Femi attaque avec une hargne digne d’un saint Georges africain, ou d’un Mélenchon des grands jours, le dragon de la corruption, du népotisme, de la prédation capitaliste à l’échelle planétaire. Car si différence il y a entre No Place for My Dream et ses précédents albums, elle se situe sur le plan rhétorique. Le thème du combat panafricain, qui est en effet éperonné sans relâche par le chanteur jusqu’à présent, se trouve désormais solidaire de celui des autres peuples. “La difficulté à laquelle je me suis longtemps confronté était d’intéresser le public occidental aux problèmes que rencontrent les Africains. Et inversement. Je crois que la crise actuelle m’a aidé à réussir ce cross-over.” C’est donc à la fois de l’inventaire (The World Is Changing), du réquisitoire (Politics Na Big Business) et de l’incitation à passer à l’action (Action Time) que relève ce huitième album produit par le fidèle Sodi Marciszewer. Car musicalement, la donne reste inchangée. Accompagné par un Positive Force rajeuni, Femi chevauche l’afro-beat comme un cheval de guerre. Comme Fela le lui a appris. Francis Dordor album No Place for My Dream (Label Maison/Naïve) www.femikuti.tv en écoute sur lesinrocks.com avec

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Rüdy Waks

Spectral Park Spectral Park

Alex Beaupain Après moi le déluge AZ/Universal Sur un beau disque mélancolique, Beaupain continue d’explorer les chansons d’amour. a chanson Au départ avait été choisie par le PS pour égayer la campagne de la présidentielle en 2012. Beaupain y comparait les histoires d’amour et la politique, toutes deux commençant par un grand espoir pour s’achever le plus souvent sur une cohabitation. Un an après son élection, François Hollande est au plus bas dans les sondages et Alex Beaupain signe un nouvel album dont on espère que le titre n’a rien à voir, cette fois, avec la politique : Après moi le déluge. Popularisé en 2008 par la bande originale des Chansons d’amour, le Français imagine un recueil hanté par la mélancolie de la quarantaine. Il explore les peines et doutes des anciens jeunes (En quarantaine, Ça m’amuse plus), agençant une poésie du quotidien patraque et sentimentale (Pacotille). Souvent, Après moi le déluge apparaît comme le successeur, dix ans plus âgé, de Toto 30 ans, rien que du malheur d’Alain Souchon. Sur une mélodie de Julien Clerc (si si), Beaupain signe la plus belle chanson du disque, une délicieuse ritournelle de garçon amoché (Coule), brisé par le départ d’un ou d’une autre. Il y est question d’un garçon qui fuit et subit un dégât des eaux sur ses joues. On n’avait pas entendu de texte aussi bouleversant dans la chanson française contemporaine depuis certains mots de Vincent Delerm. Johanna Seban

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alexbeaupain.artiste.universalmusic.fr en écoute sur lesinrocks.com avec

Mexican Summer/Differ-ant

Un Anglo-bricolo reconstruit le psychédélisme à partir de vieux disques cassés. Enfants, avec de vieux bouts de chambres à air et d’autres matériaux glanés au hasard des poubelles, on confectionnait des balles pour jouer à la stripaille, jeu de rue qui, en dépit de règles plus complexes que celles d’une salle de marché, nous procurait une joie primitive qui se mesurait aux brûlures sur les doigts et aux bleus aux articulations. On se fichera un peu de savoir si Luke Donovan a construit son Spectral Park en torturant lui aussi des bouts de disques trouvés aux ordures. Parce que son objet est bel et bien semblable à notre jeu : rapide, sale, bruyant, dangereux, épuisant et terriblement jouissif. De cet absolu chaos psychédélique de façade évoquant un Swinging London intemporel, où Animal Collective serait martyrisé à la fois par les mods et les rockeurs, ressortent des chansons. Bien formées, pop et même entraînantes. Les boucles aux rebonds imprévisibles dévoilent des constructions précises et une fin qui justifie tous les moyens : danser. Nicolas Chapelle concert le 22 mai à Paris (Point Ephémère) spectralpark.bandcamp.com en écoute sur lesinrocks.com avec 22.05.2013 les inrockuptibles 79

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Patrick Vian Bruits et temps analogues Un album culte et electro, enregistré en 76 par le fils de Boris Vian. C’était avant internet, avant les MP3. On ne connaissait ce genre d’albums qu’à travers des articles cryptiques de fanzines indéchiffrables, au mieux sur des copies de copies de cassettes. Mais les plus anciens nous parlaient, en pleine dictature de la variété giscardienne, d’une époque où le rock français s’était émancipé, avait touché le ciel. Et souvent revenait alors le nom de Red Noise, groupe implosif qui aurait inventé le post-rock mille ans avant et qui aurait dû servir de BO à Mai 68, révolution sans musique. A sa tête, le fils de Boris Vian, qui préférait visiblement la bave aux lèvres à l’écume des jours. Car ce premier album solo assez cinglé de 1976, introuvable jusqu’ici, le voit directement connecté par autobahn cosmique aux Allemands de Tangerine Dream ou surtout d’Amon Düül, et aux rares Français d’Heldon. Principalement synthétique, il révèle un dark side of the Moog. JD Beauvallet www.staubgold.com

Justin Tyler Close

Staubgold/Differ-ant

Laura Marling Once I Was an Eagle EMI Inégal, le nouvel album d’une Anglaise capable du meilleur. e quatrième album de l’Anglaise Laura Marling n’est pas double, mais c’est tout comme. Once I Was an Eagle semble en effet contenir deux disques en un, et la vérité c’est qu’on aime beaucoup le second, un peu moins le premier. L’album commence sur une série de morceaux agencés autour du même riff de guitare : la voix de Marling, certes élégante, effectue des variations autour de la même mélodie, des mêmes accords. Le résultat est raide, rêche, presque agressif parfois, tant elle semble ici régler des comptes avec, probablement, la gent masculine. Heureusement, les chansons laissent ensuite place à de belles démonstrations de songwriting érudit, et Marling chante et joue alors comme elle le fit sur son magnifique premier album Alas, I Cannot Swim, c’est-à-dire comme si elle était la fille imaginaire de Nick Drake et Joni Mitchell. Au choix, Where Can I Go?, Undine ou Love Be Brave sont autant de petits trésors mélodiques, bien plus attachants et ouverts que les titres qui les ont précédés. Johanna Seban

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www.lauramarling.com

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Shervin Lainez

Ms Mr Secondhand Rapture Columbia/Sony Fusion judicieuse de pop et d’electro-soul : un premier album visionnaire. isiblement, l’égalité New York : faire d’une dizaine d’airs homme-femme n’est plus fougueux, flirtant ouvertement un doux rêve. Avec avec la sensualité de la soul et les mélodies excentriques la subtilité de l’electro, une œuvre de Ms Mr, elle s’affranchit même globale, vénéneuse mais accessible de tout interdit. Il suffit pour s’en – Dark Doo Wop et Bones sont convaincre de remonter le temps, irrésistibles. On frôle certes parfois jusqu’à l’été dernier, moment où la grandiloquence, voire le pathos, l’on découvrait hébété la pop ample comme sur No Trace et Think de Hurricane. Tout l’apport de Lizzy of You, où une production trop Plapinger (Ms) et Max Hershenow clinquante vient amoindrir l’impact (Mr) à la musique contemporaine de potentiels tubes bubblegum. était déjà là : dans cette manière Reste que ce premier album, de confronter une pop acidulée produit par Monsieur, révèle aux textures cheap du r’n’b, une grande finesse dans l’écriture. dans cette volonté de défier les Une certaine audace et une belle normes, pour mieux les simplifier. élégance aussi. Maxime Delcourt Mais pour qui aurait manqué le début, Secondhand Rapture a le www.msmrsounds.com mérite de remettre à plat l’ambition en écoute sur lesinrocks.com avec qui anime ce duo originaire de

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Malo’ The Old Way Atmosphériques Un tout jeune Français promet de beaux lendemains folk qui chantent. Tout juste majeur, tournée en Tasmanie. de belles audaces sonores, le Français Malo’ affiche Sur The Old Way, son boudant les élagages déjà un parcours atypique. premier album déjà paru folk classiques, chantant Après avoir grandi en Australie, il privilégie souvent comme s’il était en Normandie, où il a l’anglais et choisit un groupe à lui seul commencé l’écriture le français pour deux titres. (Requiem of Happiness). de chansons à 10 ans, Le disque, d’ailleurs, Il enregistrera ce printemps le garçon part en Australie oscille beaucoup : entre un nouvel album rejoindre sa mère. chanson (Dormir dehors), – à suivre. J. S. Là, il rencontre John Stone, folk épique (Freedom, Over le père des fameux Place or Off the Premises) www.malo-music.com Angus et Julia, qu’il part et pop funky (Day to Day). en écoute sur lesinrocks.com avec accompagner lors d’une Prometteur, Malo’ ose déjà 22.05.2013 les inrockuptibles 81

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Youri Lenquette

Neil Krug

Jim James Regions of Light & Sound of God V2/Differ-ant Grâce à son home-studio, un chanteur de rock américain découvre la liberté. ousin vague de Matthew E. à ces étranges montages soniques White – longue barbe, tuxedo sautillants, à ce soft-rock emmêlé blanc Las Vegas –, Jim James dans les cordes ou à ces longues chante un genre de gospel plages contemplatives – on pensait dénudé, désossé, translucide, avec ces cascades réservées, par la musique qui ne va pas forcément exemple, aux Flaming Lips avec. On connaît sa voix – elle ou à Mercury Rev. La libération de illumine le rock littéraire et hérissé son chant, poussé à la fugue par de My Morning Jacket – mais ces constructions affranchies, par on la reconnaît peu dans ce ces sons volatiles, est stupéfiante. registre aérien, recueilli. Habituée “Ouvre la porte/Je veux une nouvelle à des décors ruraux, frugaux vie”, murmure-t-il en crooner même parfois, elle découvre sur ce illuminé, et ce n’est pas un vœu premier album solo la luxuriance et pieu : un homme vient de sortir tous les possibles du home-studio. de prison. JD Beauvallet Quand on vient d’un songwriting aussi classique, il faut beaucoup www.jimjames.com en écoute sur lesinrocks.com avec de courage, de drogues ou d’inconscience pour ainsi l’exposer



Lou Marco Same ep Music Unit/L’Autre Distribution Une Française papillonne entre electro et pop, clair et obscur. e galop d’essai en six chapitres et refrains vaporeux intrigue. Car, d’une voix flûtée, manifestement portée sur les fonts baptismaux par Kate Bush, Lou Marco s’enroule, fragile, tendue et sauvage tout à la fois, dans les volutes d’une electro-pop pointilliste. Ce qui génère de drôles de chansons irisées, où les machines le disputent à des lampées de slide-guitar et à une légion d’instruments-jouets, ainsi qu’une authentique joliesse mélodique, embuée de mélancolie. La chose trouble aussi parce qu’une manière de pygmalion (Mirwais) et le responsable de plusieurs textes du projet (Nikola Acin, critique rock récemment disparu) renvoient tous deux au côté sombre, et brutal, d’une musique qui refuse définitivement de se laisser cantonner dans la sophistication, pour achever son périple dans un violent et acide mantra (Cauchemar bleu). Christian Larrède

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www.facebook.com/loumarcomusic en écoute sur lesinrocks.com avec

Georgio & Hologram Lo’ Soleil d’hiver Pressing Epaulé par un membre de 1995, ce nouveau venu ébranle le rap français. Parmi les loups de la et dégoupillé par Hologram Un théâtre classique, nouvelle scène, Georgio se Lo’ (du groupe 1995), une “soupe de cailloux” détache. Originaire qui prend ici une belle qu’une voix âpre, un flow du XVIIIe arrondissement ampleur, Soleil d’hiver technique et un certain de Paris, ce rappeur sans trimballe des histoires de recul habillent cependant grande prétention déroule famille abîmée, de prières d’un supplément d’âme. un verbe simple et sain qui ne servent à rien, de Epaulé par les plumes qui ne se raconte pas gosses qu’on regrette – un les plus justes du quartier, d’histoires et rend ce peu – d’avoir rackettés, de Koma (Scred Connexion) premier album doucement joints qui grillent en rêvant et C.Sen en tête, ce spleen séduisant. Goupillé qu’on vend des disques. urbain bercé d’espoirs

voilés, de failles superbes, révèle une personnalité, un mouvement : ce relief qui fait si souvent défaut au rap. “On kiffe le biff, le rap/ On n’a aucune estime de soi.” Thomas Blondeau www.facebook.com/GeorgioXV3 en écoute sur lesinrocks.com avec

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Exsonvaldes Nouvel album, bilingue et inspiré, de Parisiens fortiches. Depuis bientôt dix ans, les Parisiens d’Exsonvaldes signent des disques d’indie-rock puissant. Sur son nouvel album Lights, le groupe continue de s’offrir de beaux cousins : on pense souvent à Phoenix, Girls In Hawaii ou Death Cab For Cutie dans cet art d’enchaîner des ritournelles pop adhésives (Let Go, Days, Action, Lights). Nouveauté, Exsonvaldes ose aujourd’hui une poignée de chansons en français de la plus belle eau (L’Aérotrain ou L’Inertie, dont n’aurait pas rougi Kaolin…). Et achève son album avec Nineties, imparable petit tube pop. Johanna Seban www.exsonvaldes.net en écoute sur lesinrocks.com avec

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Michael Wilson

Lights Believe

Sam Amidon Bright Sunny South Nonesuch/East West/Warner Le folk austère et hanté d’un Américain dont seul le nom est rigolo. u’on nous pardonne cette blague Car Sam Amidon tient l’arme douteuse, mais Sam Amidon est de destruction massive. Pas forcément plus un peu raide. Il faut même attendre doué mélodiquement que d’autres hobos quatre chansons et dix minutes dépenaillés, il possède la voix qui manque si pour que sa guitare arrête de chialer, tente souvent à ce folk qui a fait vœu de pauvreté. une petite ritournelle joyeuse – que Alors qu’importe l’aridité des arrangements, la voix minée et le texte endeuillé viennent l’occupation spartiate des instruments : lui contrarier. Car si l’album s’appelle Bright chante ou hurle comme s’il avait vu le diable Sunny South, le jeune Américain n’est pas dans la forêt, comme s’il avait vu mille très pote avec la légèreté, l’allégresse vierges dans la rivière, comme s’il descendait, et la grosse poilade. Ces trois-là ne savent très profond, à la mine. On parle d’or. JDB pas ce qu’elles perdent : monté des terres en fumerolles dangereuses, son folk www.samamidon.com en écoute sur lesinrocks.com avec de zombie transperce le cœur.

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le single de la semaine Andromakers Lanterns of April/ Lanterns of May

Loan Calmon

en téléchargement

Alba Lua Inner Seasons Roy Music De Bordeaux, les plus réjouissantes nouvelles de la pop chorale française. a scène girondine ne cesse oxygéner leur songwriting. Leurs d’alimenter nos oreilles pop-songs sont des cavalcades et platines ces temps-ci : radieuses (Permanent Vacation), Bengale, JC Satan, Dorian des hommages aux Beach Boys And The Dawn Riders, Pendentif, (les chœurs parfaits de When Perez… A cette belle liste, il faut I’m Roaming Free), des comptines ajouter le nom d’Alba Lua, soit “la au titre mensonger (Barbarism), lune de l’aube”, aperçu en première des feux de joie pour la plage. partie des concerts parisiens de Souvent, leur chanteur chante Noah And The Whale et de Richard comme une chanteuse, voire Hawley, et qui publie ce printemps comme plusieurs chanteuses un premier album charpenté pour à la fois, apportant grâce squatter les palmarès de 2013. et fragilité à des mélodies pourtant Le disque des Bordelais s’ouvre impeccables, apprises chez Brian sur Hermanos de la lluvia, un titre Wilson et les Byrds. Si la chose est à vapeur qui semble échappé à la mode depuis quelques saisons, d’un recueil secret de Beach elle témoigne chez Alba Lua d’un House. Enregistré et produit dans vrai savoir-faire et d’une précision les studios de Joakim, le disque de joaillier. Contrairement à trop tout entier est d’ailleurs une de ses contemporains, le groupe déclaration d’amour à l’indie-pop joue la mélodie du bonheur américaine, et on ne s’étonnera dans la netteté et la minutie, évitant pas d’apprendre que les quatre le côté foutraque et brouillon trublions ont, outre-Atlantique, qui trop souvent accompagne déjà séduit les arbitres du genre : les célébrations de joie. Ainsi, ils ont été programmés à South les Bordelais agencent une bande By Southwest et sont les chouchous originale claire et savante pour de Stereogum ou Pitchfork, la belle saison à venir. Plus de qui voient en eux de sérieux crise, plus de déprime ici : concurrents français pour Inner Seasons promet d’ailleurs Girls Names ou Real Estate. quatre étés par an. Johanna Seban A nos oreilles, c’est comme des correspondants des jeunes www.facebook.com/ Californiens de Cayucas que albaluamusic en écoute sur les Bordelais apparaissent. A l’instar lesinrocks.com des Américains, les Français avec ont ainsi su profiter des embruns et du vent frais de la Côte Ouest pour

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La pop à la fois dansante et songeuse de Françaises en gros progrès. Jusqu’alors plutôt réputées pour leurs entrelacs de voix cotonneuses et pour leur electro lunaire, les Andromakers d’Aixen-Provence ont longtemps observé la pop à travers une vitre embuée, un vitrail, un kaléidoscope – Björk ou Au Revoir Simone bloquaient même parfois un peu la vue. Sur ce double ep, Nadège et Lucille (re)découvrent la pop avec une netteté et une précision inédites, d’un ton qui finit par leur appartenir, à la fois radieux et boudeur. Et on ne dit pas seulement ça parce que le titre le plus puissant ici s’appelle Stupid Sun. A la fois en plein soleil et ombrageuse, cette chanson forcément magique redéfinit en profondeur le concept de sunshine pop. Alternant langueurs contemplatives et refrain rayonnant, sucre et amertume, elle plonge la chaise longue dans le caisson d’isolation sensorielle, ordonne la lumière noire sur le dance-floor. Sur son site, le duo nous dit que sa passion est de “se perdre dans la forêt”. Il oublie de préciser que c’est celle de Sleepy Hollow. JD Beauvallet

Laetitia Bazzoni

www.andromakers.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Josh Ritter The Beast in Its Tracks Toujours raffinées, les folk-songs d’un Américain constant. Depuis quelques années, l’Américain Josh Ritter distille des folk-songs délicates qui sentent bon l’americana. The Beast in Its Tracks est son septième album et le musicien continue d’y agencer de jolies ballades, qui évoquent plus que jamais celles de Simon & Garfunkel (Evil Eye, A Certain Light, Nightmares). The Beast in Its Tracks ne changera certainement pas l’histoire de la musique mais il apporte à ceux qui aiment Ron Sexsmith et Bob Dylan un sensible nouveau chapitre. J. S. www.joshritter.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Anton Corbijn, courtesy Schirmer/Mosel

Pytheas/Differ-ant

livre

Waits/Corbijn de Tom Waits & Anton Corbijn Editions Schirmer/Mosel, 272 pages, 150 €

Un (très) bel ouvrage qui retrace plus de trente ans de collaborations. e la relation entre l’Américain où l’un et l’autre s’évadent de l’attente, Tom Waits et le Néerlandais Anton des habitudes, de leur comfort zone : Corbijn, on ne connaissait que Corbijn en abandonnant ses visages les photos du premier par burinés, ses contrastes exorbitants le second, masques de drôlerie et de et ses lignes de fuite brisées ; Tom Waits douleur saisis depuis 1977. On ignorait en redevenant enfant, dessinant son ami que Tom Waits était lui-même ou conduisant un tracteur, revolver photographe, Monsieur Loyal d’un cabinet en plastique à la main. Préface de Jim de curiosités où la loufoquerie le dispute Jarmusch, introduction brillante de Robert au tragique. Mais la beauté de cette Christgau : on envie celles et ceux dont collaboration au long cours, en plus l’anniversaire tombe en mai ou juin. JDB des dizaines de photos retentissantes www.waits-corbijn.com du chanteur, ce sont les moments

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dès cette semaine

nouvelles locations

en location

Garçon D’Argent Renaissance du pop art à la française. l est venu le temps des cathédrales pop. Adieu franglish et yogourt récités par des baby rockers trop fauchés pour se payer l’Eurostar. En 2013, on barbote dans une “chanson pop” décomplexée et en français, avec comme figures de proue Aline, Granville ou Pendentif. Au milieu de ce paysage, un nouvel élément scintille : un métal précieux répondant au nom de Garçon D’Argent et briguant la place de fils spirituel d’Andy Warhol. Entouré de quatre musiciens – dont Yan, un batteur prodige d’à peine 16 ans –, Florian, le chanteur, compose des chansons accessibles et populaires, qui collent à la tête comme du chewing-gum. Ressuscitant les années 80 et leurs programmes TV yé-yé à travers les bébés tubes Salut les copains et La Boum, Garçon D’Argent célèbre les synthés d’une voix candide. Mourir pour la pop ouvre leur premier ep comme une déclaration d’amour, tandis que Sensation pop éclate telle une bulle de savon et donne envie de soulever les jupes des filles sur la piste de danse. Remarqué par la Fabrique Balades sonores, leur premier ep figure également dans la sélection du conceptstore de luxe Colette. Abigaïl Aïnouz

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www.lesinrockslab.com/garcondargent

actualités du concours découvrez la nouvelle scène du Sud-Est avec notre application “Sosh aime le lab”, Facebook.com/lesinrocks

Alba Lua 17/6 Paris, Point Ephémère Aline 28/5 Paris, Alhambra, 29/5 Caen, 6/6 Nantes, 6/7 Thiers, 13/7 La Rochelle, 20/7 Colmar, 22/8 Sète Alt-J 2/10 Paris, Olympia Animal Collective 29/5 Paris, Trianon A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan Atoms For Peace 6/7 Paris, Zénith Autour De Lucie 28/5 Paris, Alhambra Babyshambles 3/10 Paris, Zénith Beach Fossils 27/5 Paris, Maroquinerie Jake Bugg 21/11 Paris, Olympia, 22/11 Lille, 9/12 Lyon, 10/12 Toulouse, 11/12 Nantes Crammed Festival du 5 au 7/6 à Paris, avec Amatorski, Maïa Vidal et Yasmine Hamdan Chromatics 7/6 Paris, Cigale Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Hugh Coltman 23/5 Paris, Cigale Days Off Festival du 1er au 9/7 à Paris, avec Two Door Cinema Club, Patrick Watson, Chilly Gonzales, Lou Doillon, James Blake, Rover, Beck, Jacco Gardner, Lambchop, Band Of Horses, etc. Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France

Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Eurockéennes de Belfort du 4 au 7/7, avec Blur, Phoenix, M, Asaf Avidan, Two Door Cinema Club, The Smashing Pumpkins, Boys Noize, Jamiroquai, Tame Impala, My Bloody Valentine, Major Lazer, etc. Europavox du 23 au 25/5 à ClermontFerrand, avec Benjamin Biolay, Lescop, Fauve ≠, Miles Kane, Villagers, Skip & Die, Vitalic, etc. Fauve ≠ 28/5 Paris, Flèche d’Or Festival This Is Not a Love Song du 22 au 25/5 à Nîmes, avec Animal

Collective, La Femme, Mac DeMarco, Fauve ≠, Connan Mockasin, Black Strobe, Dinosaur Jr., etc. Foals 26/10 Nîmes, 1/11 ClermontFerrand, 2/11 Bordeaux, 3/11 Toulouse, 5/11 Nantes, 7/11 Strasbourg 12/11 Paris, Zénith Glass Candy 7/6 Paris, Cigale Grems 7/6 Paris, Gaîté Lyrique Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia Hanni El Khatib 29/5 Paris, Trabendo Local Natives 20/11 Paris, Bataclan Midi festival du 26 au 28/7 à Hyères, avec Peter Hook

& The Light, The Horrors, AlunaGeorge, King Krule, Christopher Owens, Mount Kimbie, Mykki Blanco, Only Real, etc. My Bloody Valentine 3/6 Toulouse 5/6 Paris, Bataclan 7/7 Belfort Palma Violets 12/6 Paris, Trabendo Peace 22/5 Nîmes The Peacock Society les 12 & 13/7 Paris, Parc Floral, avec Richie Hawtin, Gesaffelstein, Luciano, Hot Natured,

Carl Craig, Brodinski, T. E. E. D., The Magician, Joris Delacroix, The Aikiu, Bambounou, etc. Phoenix 26/5 Paris, Cigale Primavera Sound Festival du 22 au 26/5 à Barcelone, avec Blur, Phoenix, Nick Cave & The Bad Seeds, Animal Collective, Tame Impala, Solange Knowles, The Knife, Wu-Tang Clan, My Bloody Valentine, Grizzly Bear, James Blake, etc. Sparks 24/5 Paris, Maroquinerie

Tricky 23/5 Paris, Gaîté Lyrique The Undertones 29/5 Paris, Maroquinerie Vampire  Weekend 29/5 Casino de Paris Festival Vie sauvage du 21 au 23/6 à Bourg-surGironde, avec Fauve ≠, Archipel, Pendentif, Arch Woodman, Kim, etc. Villette sonique du 23 au 26/5 à Paris, avec The Flaming Lips, Mendelson, TNGHT, Zombie Zombie, Thee Oh Sees, The Intelligence, etc.

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Breton

Ondine Benetier

Arthur Coulet et Alix Vossieg

la découverte du lab

Les Nuits sonores du 7 au 12 mai à Lyon Pour leur onzième édition, les Nuits sonores restaient fidèles à leur savoir-faire : une programmation pointue de pop et d’electro plantée dans des lieux superbement aménagés. Les Subsistances et les anciennes usines Brossette ont ainsi vu défiler la crème de la techno et de la house, toutes générations confondues : de Laurent Garnier à Ben Klock et Tale Of Us, de Carl Cox à Seth Troxler et Jacques Greene, tous ont offert des sets hypnotiques et puissants, des progressions lentes et maîtrisées à travers les tribalités de la dance-music. Côté pop, on aura bavé devant les charmes d’AlunaGeorge, découvert les formidables BRNS, calmé nos ardeurs avec Anika et retrouvé Breton avec la même passion qu’au premier jour. Mais ce qu’on retiendra surtout, c’est le blues futuriste et enfumé de ce petit génie de King Krule et le show explosif de Disclosure – cette house-music de l’amour et de la danse les yeux fermés, le cœur ouvert. Sous des installations visuelles et participatives de MoooZ et LFA, on aura donc sévèrement plané au-dessus du meilleur de la musique de demain. Quand pop et electro s’embrassent si fort, c’est sous les draps des Nuits sonores que ça se passe. Maxime de Abreu

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fondu de noir Directeur de la collection Rivages/Noir, éditeur de James Ellroy, François Guérif se raconte dans un livre d’entretiens. Un pur shoot de polar.



e roman noir, il se l’injecte en intraveineuse depuis sa plus tendre enfance, accro très tôt à Gaston Leroux et Conan Doyle. Normal que François Guérif soit devenu le plus gros dealer de polar de l’édition française. A la tête de Rivages/Noir depuis 1986, il fournit la meilleure came du marché : David Goodis, Jim Thompson, côté classique ; Donald Westlake, James Ellroy ou David Peace au rayon contemporain. Aujourd’hui, l’éditeur est passé à la question par le journaliste Philippe Blanchet, ancien chroniqueur de Rock & Folk. Pas besoin de braquer une lampe sur lui pour le faire parler. Doté d’une mémoire encyclopédique mais jamais assommante, François Guérif avoue tout : sa passion compulsive, sa conception du métier d’éditeur, son amour indéfectible pour les auteurs qu’il suit. A travers son parcours s’écrit l’histoire du polar et de sa réception en France durant les cinquante dernières années.

François Guérif et James Ellroy en juin 1990, à Paris, à l’occasion de la sortie française du Dahlia noir

Le livre retrace en même temps les mutations d’un genre longtemps considéré comme mineur. De quelle manière, par exemple, le roman noir a acquis, au début des années 70 (le néopolar de Manchette), une forte dimension sociale sous l’influence des Américains. Ou encore, à peu près à la même époque, la façon dont le personnage du privé solitaire a progressivement été remplacé par des flics, reflet d’une nouvelle criminalité : “Terminé les petits voleurs des années 50, les petits pickpockets sympas. On tombe désormais sur de terribles serial-killers, sur d’horribles violeurs, sur des crimes absolument abominables…” Si dans les années 60 Guérif encore ado lit toutes les intrigues policières qui lui passent sous la main, des livres souvent dégotés dans les librairies d’occasion en face de son lycée parisien, c’est à travers le cinéma qu’il se “spécialise” dans le polar. Il dévore les Cahiers du cinéma, hante la Cinémathèque de Langlois et les salles de quartier :

Quand la ville dort, Le Grand Sommeil… des films adaptés de romans qui lui font découvrir Burnett, Chandler. En 1973, il ouvre sa librairie Au troisième œil. Un certain Monsieur Franck, personnage qui semble sorti d’un detective novel, lui rapporte des pépites de ses voyages aux EtatsUnis. Notamment un inédit de David Goodis, The Moon in the Gutter (La Lune dans le caniveau). “Un choc !”, se souvient Guérif. Goodis fera d’ailleurs partie des quatre premiers auteurs qu’il publiera à ses débuts, dans la collection Red Label. Avec une modestie débonnaire, le patron de Rivages/Noir met ses succès sur le compte d’un heureux enchaînement de circonstances : “Chaque chose semble rebondir sur une autre.” Mais en réalité, s’il réussit à s’imposer dans un milieu encore peu réceptif au polar, c’est grâce à sa ténacité et à sa haute exigence littéraire. “Pour faire un bon roman policier, il faut la même chose que pour un bon roman tout court : une écriture, une voix”, assène Guérif. Certainement pas

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le genre à publier un roman danois parce que le polar scandinave a le vent en poupe. Ce n’est pas un effet de mode qui le pousse, par exemple, à récupérer chez Rivages Sjöwall et Wahlöö, un couple de Suédois précurseurs du polar nordique. Il privilégie le style. Cette vision hautement littéraire du roman noir le rapproche de Jean-Patrick Manchette, qui estimait que la révolution portée par le genre policier passait d’abord par une révolution de l’écriture. Pour l’éditeur, la découverte des livres de Manchette s’apparentera à “une énorme claque dans la gueule”. C’est aussi ce souci du détail et du mot juste qui lui fait prendre conscience,

toujours dans les années 60-70, que la plupart des romans policiers anglo-saxons sont parvenus aux lecteurs français dans des traductions plus qu’approximatives, souvent édulcorées, avec des coupes barbares. Son travail va également consister à redonner à lire dans de bonnes traductions l’œuvre d’auteurs majeurs, comme Jim Thompson (L’assassin qui est en moi), auquel il trouve “un côté célinien”. François Guérif est un éditeur à l’ancienne, plus préoccupé par les enjeux d’écriture que par les coups marketing, même s’il affiche pas mal de succès commerciaux à son actif, à commencer par James

Ellroy. Sorti en France en 1987, Lune sanglante sera d’abord un échec commercial, mais un article élogieux dans Libération signé Manchette relancera le livre. L’éditeur raconte d’ailleurs un déjeuner en compagnie d’Ellroy et de Manchette, deux personnages compliqués, l’un plutôt classé à droite, l’autre à l’extrême gauche. “Et ça s’est excellemment passé !”, s’amuse-t-il. Du polar regorge d’anecdotes de ce type, mais aussi de microportraits d’écrivains, dont François Guérif parle avec beaucoup d’empathie. Même si cela ressemble à un cliché, les auteurs de polars sont souvent cabossés, abîmés par l’angoisse, par des années de taule et/ou par l’alcool. Sont évoqués, entre autres, Pierre Siniac, tombé dans l’oubli, l’ex-braqueur Edward Bunker et aussi Robin Cook, un “saint dostoïevskien”, auteur d’un des romans noirs les plus sombres et dérangeants, J’étais Dora Suarez. François Guérif est un passeur d’une générosité inouïe. On referme Du polar avec une envie décuplée de lire ou relire Michael Dibdin (L’Ultime Défi de Sherlock Holmes), Robert Bloch, James M. Cain et les autres… S’immerger dans le noir avec délectation. Elisabeth Philippe Du polar – Entretiens avec Philippe Blanchet (Payot & Rivages), 320 pages, 20 €

le meilleur selon Guérif A la fin de Du polar, François Guérif donne la liste de ses “cent polars préférés”. “Cent ? Une bagatelle. Pour citer tous les livres que j’aime, ce livre n’y suffirait pas.” Il se plie quand même à l’exercice. On trouve évidemment les classiques W. Wilkie Collins, Conan Doyle, Agatha Christie (La mort n’est pas une fin), Chandler (The Long Goodbye), Hammett (La Moisson rouge), Chester Himes (La Reine des pommes), Georges Simenon, Léo Malet, mais aussi Les Misérables de Victor Hugo – pourquoi pas – ou Sanctuaire de William Faulkner, roman d’une noirceur absolue autour d’un viol, l’un des plus puissants de l’écrivain américain. 22.05.2013 les inrockuptibles 89

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l’auteur

Sigrid Estrada

1930 Naissance à New York. 1952 Obtient son diplôme à Harvard en musicologie ; déménage à Paris. 1961 Crée la revue Locus Solus avec trois poètes new-yorkais, dont John Ashbery. 1973 Devient membre de l’Oulipo. 1980 Six poèmes, premier texte traduit par Perec. 1983 Publie Plaisirs singuliers, 63 plaisirs poético-charnels dans un pur style oulipien. 1988 Parution de Cigarettes, fresque baroque du New York des années 60. 2005 Ma vie dans la CIA, vraie-fausse chronique de 1973 par l’auteur grimé en agent secret.

l’écrivain était masochiste Membre de l’Oulipo, le désopilant Harry Mathews décortique les rouages de sa pratique littéraire dans un recueil d’articles, hommage à son modèle et traducteur Georges Perec.

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e jamais écouter les conseils d’écrivains. La plupart sont une incitation au suicide – littéraire s’entend. Devant un public d’étudiants assoiffés d’astuces et de prophéties, Harry Mathews ne mâche pas ses mots : “J’ai voulu vous mettre en garde contre l’avenir glauque qui vous attend…” Et plus loin : “On vous demandera peut-être de vous exprimer publiquement sur la sauvegarde des ours.” Maigre compensation. Sauf si on a la chance de croiser la route d’un dieu vivant. Pour Mathews, c’est à l’aube des années 70. Accueilli au sein de l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo) à la suite de sa rencontre avec Perec, il va produire de nombreux textes sous cette banderole (lire encadré). Ses toutes premières œuvres, qui attirent l’œil de son aîné,

consistent en une “lecture homophonique de l’alphabet” et une “transduction” – échange lexical entre un poème de Keats et une recette de cuisine. Nombre d’articles rassemblés dans ce volume illustrent la tentative de familiariser le lecteur américain avec l’obédience oulipienne. Le côté enveloppant du groupe est là (“Je me suis senti comme quelqu’un qui a toujours renié une habitude honteuse et qui découvre finalement qu’elle est parfaitement honorable”), noué à des problématiques formelles (“Si l’on n’est pas masochiste, pourquoi se servir des diagrammes d’un sémiologue structuraliste pour faire le plan de son roman ?”). Mathews pose “l’écriture sous contrainte” en prêtresse de l’imaginaire : libéré de l’asservissement au sens, l’auteur peut se perdre sans limites.

Ces autoroutes ludiques de l’inconscient, l’écrivain de 83 ans installé entre la France et les Etats-Unis en relève la marque au sein d’autres mouvances. Le texte intitulé “Sexe, réel et imaginaire” offre une incursion dans une séance consacrée aux questions sexuelles chez les surréalistes (“Breton : – dans quelle mesure Aragon considère-t-il que l’érection est nécessaire à l’accomplissement de l’acte sexuel ?”), et un portrait de Lautréamont tente de cerner “l’incarnation du postromantisme baudelairien”. Une modalité récurrente, dans ces écrits rédigés sur près de trente ans, est celle de la conversion. Prise au sens le plus littéral, elle concerne la traduction en français des textes de Mathews – par Perec ou Marie Chaix. L’auteur évoque ces séances avec ravissement dans “Difformes symétries”, où nous est conté comment Perec se dépatouille vaillamment d’un titre impossible à traduire (Tlooth, qui donnera Les Verts Champs de moutarde de l’Afghanistan, paru en 1998) ou d’une scène épique de base-ball aux termes techniques sans équivalent de notre côté de l’océan. Mathews n’omet pas la traduction du ressenti par le langage musical (“Le Singe volant”) ou la “langue oho”, issue d’une peuplade de Nouvelle-Guinée (“Oulipo et traduction – Le cas du Maltais persévérant”). Le décodage le plus signifiant étant celui de l’auteur traduisant les symboles qu’il trouve en lui-même. Emily Barnett Le Cas du Maltais persévérant (P.O.L), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par l’auteur, Laurence Kiefé, Marie Chaix et Héloïse Raccah-Neefs, 432 pages, 25 €

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Mad Max 2 – Le défi de George Miller (1981)

la fin des fins Sur fond de dévastation généralisée, le premier roman de Peter Heller célèbre les noces du western, du lyrisme bucolique et de l’humour dur à cuire. Improbable mais irrésistible. vant de se lancer désigner –, Heller signe inattendue, sa fibre dans l’écriture un vigoureux roman de pastorale lui conférant une d’une fiction la renaissance, dans lequel réelle dimension poétique. postapocalyptique, les figures archétypales Harmoniser d’aussi Peter Heller fut de l’épopée américaine irrésistible manière odes successivement pêcheur reprennent du service. à une nature menacée, en haute mer, kayakiste La fin, soit une sentimentalisme de choc et poète lyrique, combinaison d’épidémie crânement assumé toutes choses qui lui foudroyante et de et apartés caustiques valurent une solide réchauffement climatique – le narrateur ami des arts réputation dans le domaine fatal, est pour Heller (et des animaux, au point du nature writing, option une toile de fond propice de faire cadeau à un chien survie en milieu hostile. à la réinvention du western, défunt d’une parcelle En la matière, le cadre de avec vallée perdue de cosmos) voyant dans les son premier roman laisse aux confins du Colorado, scènes finales “une espèce peu à désirer. La population rancher dur à cuire, de parodie postapocalyptique mondiale ayant été héroïne sexy, narrateur d’un tableau de Norman décimée par un virus chevaleresque et, dans Rockwell” – témoigne inconnu, quelques le rôle du pistolero taiseux, d’un tempérament poignées de survivants un flingueur d’élite littéraire hors du commun, affrontent des barbares convaincu qu’il est plus l’anéantissement d’une estampillés Mad Max, sage de trouer la peau civilisation s’accompagnant s’accrochent à de rares de ses semblables ici de l’essor d’un lambeaux de civilisation que de dialoguer avec eux. romancier à suivre. Bruno Juffin et sont assaillis à longueur L’art du décollage de nuit par les fantômes express, Heller le maîtrise La Constellation du chien de leur passé. Si pareille pour sa part mieux qu’un (Actes Sud), traduit de l’anglais trame pourrait faire congrès de scénaristes (Etats-Unis) par Céline Leroy, craindre un pâle professionnels en pleine 336 pages, 21,90 € démarquage de La Route, séance de brainstorming. une différence majeure En une poignée de sépare La Constellation paragraphes secs, insolites du chien du livre de et saisissants, son roman Cormac McCarthy. Au lieu met les gaz et embarque d’envisager une Genèse le lecteur pour trois à rebours – la disparition cents pages de loopings des choses entraînant narratifs, de plongées inéluctablement celle trompe-la-mort et de vols des mots servant à les planés d’une sérénité

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Vladimir Sorokine 23 000

Annie Ernaux, 1961

Annie Ernaux Retour à Yvetot  Editions du Mauconduit, 80 pages, 9 €

L’auteur des Années revient sur les lieux de son enfance et interroge à nouveau les liens avec son écriture. n octobre 2012, Annie Ernaux a répondu à l’invitation de la municipalité d’Yvetot – où elle a grandi – à s’exprimer sur les liens qui unissent son écriture à la petite ville normande. Dans la conférence qui a donné ce livre, l’auteur des Années (2008) aborde un thème qui nourrit depuis le début son œuvre : la question de l’origine sociale. Ernaux brosse le portrait d’un Yvetot “mythique” – c’est-à-dire tel qu’il s’est dupliqué dans la mémoire –, de la petite ville d’après-guerre, “champ de décombres hétéroclites”, du “quartier” où elle sera témoin de la modeste ascension sociale de ses parents ouvriers en patrons de bistrot (effet des Trente Glorieuses), et enfin de l’école, lieu d’expérimentation de la “honte sociale”. Plus tard, après l’agrégation et l’enseignement, intervient l’écriture, et la transformation de cette géographie intime. Gommée dans ses premiers livres, elle s’impose dans La Place (1983), rédigé après la mort de son père. Suivront Une femme (1988), La Honte (1997) et, plus tard, Les Années, lieux de tension entre “langue d’origine” et “langue littéraire”. On sait que l’œuvre de la romancière – regroupée en 2010 dans un volume intitulé Ecrire la vie – puise son esthétique au cœur de ce conflit, à travers ce dépouillement de la phrase, du style, cette “écriture plate” et éminemment politique au sens où elle s’offre à tous. Emily Barnett

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Collection particulière

Editions de l’Olivier, traduit du russe par Bernard Kreise, 280 pages, 23 €

Le grand Sorokine signe une nouvelle fable allégorique sur les crimes du totalitarisme russe. Dernier volet d’une trilogie amorcée avec La Glace (2004), puis La Voie de Bro (2010), 23 000 poursuit un travail de sape des dérives totalitaires en Russie. Régime communiste et société post-soviétique corrompue étaient au centre des deux précédents romans, mais c’est toujours à travers le filtre de l’allégorie que Vladimir Sorokine s’en prend le mieux aux rouages du pouvoir. 23 000 rapporte les exactions sanglantes d’une secte tentaculaire, de New York au Kazakhstan. Cette “Fraternité” rassemblée autour d’un marteau de glace vise le contrôle du monde, utopie au nom de la laquelle sont commises toutes sortes d’atrocités : enlèvement d’enfants, meurtres de marginaux, guérillas urbaines. Mais, pour que la “Confrérie de la Lumière” soit au complet, il lui faut ses 23 000 frères et sœurs sur la planète, et autant de cœurs de glace… Ardent satiriste, Sorokine forge une énième fable brutale et parfois gore sur la tyrannie politique – quelles qu’en soient la forme ou la toile de fond historique. Reste qu’aujourd’hui, à Moscou, l’écrivain russe est l’un des rares poils à gratter du pouvoir en place. Les jeunesses poutiniennes lui ont déjà fait savoir ce qu’elles en pensent : en 1999, son roman Le Lard bleu avait fait l’objet d’un autodafé sur la place publique. E. B.

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Daniel Auteuil dans L’Invité de Laurent Bouhnik (2007)

l’écume de nos jours Comment penser la banalité du quotidien ? Réponses à travers philosophes et écrivains.

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e qu’il y a de plus difficile à découvrir”. Maurice Blanchot définissait ainsi la caractéristique première du quotidien : l’indétermination. En devenir perpétuel, l’expérience du quotidien se dérobe à l’objectivation. “C’est sa visibilité ordinaire qui le rend invisible, en nous laissant croire que tout y est déjà manifeste”, soulignait aussi le philosophe Bruce Bégout dans son essai La Découverte du quotidien (Allia, 2005). Découvrir le quotidien : telle est l’aventure qui traverse l’histoire de la pensée, sur laquelle revient Michael Sheringham, spécialiste de littérature à Oxford, dans son essai Traversées du quotidien. L’universitaire dresse une cartographie des diverses formes prises par l’étude du quotidien dans le champ de la création à partir de quatre penseurs fondateurs : Henri Lefebvre, Roland Barthes, Michel de Certeau et Georges Perec. Avec eux s’est élaboré “un ensemble de façons d’explorer et de penser la vie quotidienne qui ont depuis lors installé la question du quotidien au cœur de la culture française des deux dernières décennies du XXe siècle et du début du XXIe siècle.” Si l’idée maîtresse d’une critique de la vie quotidienne transpirait déjà chez Freud, Bataille, Leiris, Queneau ou Benjamin, ces quatre visions, développées en interaction plutôt que dans l’isolement, ont permis l’émergence du quotidien comme “paradigme”. La quotidienneté n’est pas une

propriété qui serait inhérente à des choses répétées, “elle réside plutôt dans la manière dont elles participent de l’expérience vécue”, souligne Sheringham. Si le quotidien n’est pas le lieu de l’événement (qui relève toujours de l’exceptionnel), s’il est en tension avec l’histoire, “il possède sa propre historicité, qui est incarnée, partagée et perpétuellement mouvante”. Pour chacun des quatre auteurs, il s’agit de “prêter attention” aux multiples effets et visages de ce quotidien qui n’existe que dans la mesure où on lui prête ce regard, qu’à la condition que l’on accepte de le reconnaître. “Loin d’en faire l’éloge, les œuvres relevant d’une pensée du quotidien mettent en effet à notre portée des dispositifs susceptibles d’orienter voire de réorienter notre capacité d’attention à l’égard de ce qui se passe tous les jours, à tout instant, autour de nous, en nous-mêmes.” Pour Georges Perec, le quotidien est “ce que nous sommes”. Penser le quotidien, c’est saisir “l’infra-ordinaire”, le bruit de fond. Un geste de dévoilement, à la fois ample et autocentré, dont Sheringham perçoit le prolongement dans une grande part de la création contemporaine, du roman – Annie Ernaux, Jean-Philippe Toussaint… – à l’art – Sophie Calle, Christian Boltanski… Jean-Marie Durand Traversées du quotidien – Des surréalistes aux postmodernes de Michael Sheringham (PUF, collection Lignes d’Art), 416 pages, 32 € 22.05.2013 les inrockuptibles 93

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Montaigne, ce gourou L’auteur des Essais est-il le nouveau coach à la mode ? Au cœur d’un best-seller anglais et d’un petit livre d’Antoine Compagnon, Montaigne fait son grand retour en 2013.

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oigner son asthme avec Proust”, “Devenir une reine du sexe grâce à Anaïs Nin”, “Apprendre le maniement du colt avec Burroughs”. On pourrait imaginer une collection de guides pratiques fondée sur la vie et l’œuvre d’écrivains célèbres. Pour tout avouer, l’idée nous a été soufflée par le livre de l’Anglaise Sarah Bakewell, qui se propose de répondre à une question toute simple – “comment vivre ?” – en s’inspirant des préceptes incarnés et défendus par Montaigne dans ses Essais. Best-seller inattendu

en Angleterre et aux Etats-Unis, le Comment vivre ? de Sarah Bakewell se vend aussi très bien en France. Cette somme hyperdocumentée doit autant son succès à son côté “développement personnel” qu’à son érudition. Chaque titre de chapitre tient en une brève formule qui rappelle les conseils prodigués dans les manuels de vie : “Ne pas s’inquiéter de la mort”, “Faire attention”, “Etre convivial”, “Vivre avec tempérance”… A croire que Montaigne, en fusionnant au XVIe siècle stoïcisme, épicurisme et scepticisme, était un précurseur d’Allen

Carr et David Servan-Schreiber, gourous du livre thérapeutique. On retrouve un peu le même esprit dans L’Eté avec Montaigne d’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France et auteur de plusieurs livres sur Montaigne. Ce petit volume rassemble ses chroniques sur France Inter, textes courts comme des invitations à la méditation. “Découper Montaigne et le servir en morceaux” a d’abord semblé un défi risqué à l’éminent spécialiste. Montaigne n’écrivait-il pas que “tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé” ? Et n’a-t-il pas toujours plaidé pour un retour aux auteurs et aux textes originaux ? Mais comme le propre de la pensée “montaignienne” est d’ondoyer et de fluctuer, pourquoi ne pas la contredire ? Il est amusant de noter que Bakewell et Compagnon retiennent beaucoup de passages identiques : les plus connus, comme la chute de cheval, la description de la librairie, l’amitié avec La Boétie ; ou d’autres, moins familiers, telles les considérations de Montaigne sur le sexe – qu’il avait d’ailleurs de taille modeste, comme on le (re)découvre en lisant Sarah Bakewell. Peut-être que ces choix correspondent à notre époque, chaque génération abordant les Essais avec ses attentes et perspectives propres. Et il semblerait que les lecteurs d’aujourd’hui y cherchent un vade-mecum existentiel. Doit-on le déplorer ? Montaigne lui-même notait, lucide : “Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d’autrui des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches.” Elisabeth Philippe Comment vivre ? – Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse de Sarah Bakewell (Albin Michel), traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, 496 p., 23,50 € L’Eté avec Montaigne d’Antoine Compagnon (Equateurs parallèles), 168 pages, 12 €

la 4e dimension Martin Amis jamais content libertinage avec Cécile Guilbert

Il y a deux ans, Martin Amis quittait l’Angleterre pour New York – son dernier roman, Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre (Gallimard) est une critique violente de son pays. Aujourd’hui installé à Brooklyn, l’écrivain ne supporte plus les hipsters de son quartier, d’après le London Evening Standard.

En résidence à la Bibliothèque de l’Arsenal, la romancière Cécile Guilbert, auteur de Réanimation, propose un cycle de conférences autour de la littérature du XVIIIe siècle et de ses figures borderline, livres in the city de Mirabeau le libertin à La Morlière, Le festival Passages de témoins à Caen ouvre sa 4e édition. escroc, maquereau et vaurien. Au cœur de la programmation, le thème de la ville. Parmi les lundis, du 27 mai au 17 juin, à 18 h 30, les auteurs invités : Aurélien Bellanger, Emmanuèle Bernheim, tél. 01 53 79 39 39, bnf.fr Patrick Deville, Catherine Robbe-Grillet… du 23 au 26 mai, passagesdetemoins.caen.fr

l’homosexualité selon Bret Easton Ellis Après avoir créé la polémique avec ses tweets, dont celui où il comparait la série Glee à “une flaque de VIH”, Bret Easton Ellis s’explique dans la revue Out. Il s’en prend aux “gardiens de l’homosexualité politiquement correcte”, une homosexualité édulcorée qui, selon lui, ne fait pas peur aux hétéros.

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 113 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) Fantazio Gang du 31 mai au 1er juin au Théâtre de la Cité internationale (Paris XIVe)

musiques

En compagnie de son groupe formé en 1999, Fantazio nous entraîne dans son univers en ébullition permanente, entre joie collective et expérience solitaire. Avec des cuivres issus du jazz, un guitariste punk et un DJ hip-hop, ce patchwork musical lui offre l’occasion de s’inventer un nouveau talent d’entremetteur. à gagner : 10 x 2 places pour le concert du 31 mai

The Stone Roses les 3 et 4 juin à la Cigale (Paris XVIIIe)

musiques Les Mancuniens reviennent en France pour deux dates exceptionnelles les 3 et 4 juin. Ian Brown et sa bande retrouveront la salle mythique de la Cigale, où ils avaient joué pour leur première date hexagonale, en 1989, dans le cadre du Festival des Inrocks. à gagner : 5 places pour chaque date

Real Humans une série de Lars Lundström

DVD Dans ce futur proche, les hubots (robots humanoïdes) s’adaptent à tous les besoins humains, des tâches ménagères simples aux activités plus dangereuses, voire illégales. Alors que la société est de plus en plus dépendante de ces machines vivantes, une partie de la population refuse leur intégration, tandis que, de leur côté, les robots manifestent peu à peu des signes d’indépendance et de personnalité propre. à gagner : 20 coffrets DVD

veillée Foodstock 2013 le 30 mai au Nüba sur le toit de la Cité de la mode et du design (Paris XIIIe)

événements Au programme de cette 5e édition : le cochon de lait à la broche de la Boucherie Les Provinces, la petite crèmerie façon CheZaline et le cocktail James on a maple tree, créé par les chefs de Roseval. Seront invités pour régaler nos oreilles : Keziah Jones, Naïve New Beaters, Theodore, Paul & Gabriel, Winston McAnuff & Fixi et Joséphine. à gagner : 5 pass

pour profiter de ces cadeaux spécial abonnés Pier Paolo Pasolini  – La force scandaleuse du passé jusqu’au 8 juillet à Marseille

expos Cette exposition au Centre international de poésie Marseille propose une rétrospective des films (projections bihebdomadaires), des archives, des lectures, des conférences et des tables rondes. La ville souhaite ainsi célébrer la vivacité, la singularité, et l’actualité de l’œuvre de Pier Paolo Pasolini. à gagner : 5 x 2 pass

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munissez-vous de votre numéro d’abonné et participez sur 

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fin des participations le 26 mai

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Robert Crumb Fritz the Cat Cornelius, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Mercier, 126 pages, 22,50 €

Lucie Durbiano Mélo pop Gallimard Jeunesse, 112 pages, 16,75 €

Lucie Durbiano s’amuse des clichés rock dans un récit malin à la fois noir et plein d’espoir. Toujours habile dans l’art de mettre en scène les ballets amoureux dans des univers bien définis (l’Antiquité, les fifties…), Lucie Durbiano invente un cadre de rêve pour Mélo pop. Cette nouvelle tragi-comédie se déroule sur un bateau de croisière, où un groupe de rock en galère, The Funny Pills, anime des soirées dansantes. Des intrigues sentimentales, des rivalités et la présence sur le bateau d’un producteur cinglé ayant tendance à la violence conjugale et un penchant pour les armes à feu – Phil Spector à peine déguisé – pimenteront ce voyage, qui rappelle aussi un fait divers des années folles, la mort mystérieuse du réalisateur Thomas Ince sur le yacht de William Randolph Hearst. Avec son élégance habituelle et son sens du dialogue qui fuse, Lucie Durbiano torture ici gentiment les clichés du rock – groupie éconduite, chanteur frimeur et dragueur, manager mollasson – et dissèque âprement les relations amoureuses – désespérées, superficielles, violentes. Mais comme dans la chanson de Daniel Johnston que pourrait reprendre The Funny Pills, “true love will find you in the end”… Anne-Claire Norot

danser, dit-elle Sous le crayon de François Olislaeger, la chorégraphe Mathilde Monnier se réinvente entre souvenirs et inspiration.



’est l’histoire d’un rendez-vous presque raté. En 2008, François Olislaeger dessine pour le Festival d’Avignon et rencontre Mathilde Monnier. Cette dernière travaille alors avec des non-danseurs. Olislaeger s’y verrait bien mais les auditions sont finies, la distribution arrêtée. Ça aurait pu en rester là. Ce livre, Mathilde – Danser après tout, prouve que ce ne fut pas le cas. Le dessinateur se retrouve ainsi à croquer Pavlova 3’23, invité par Mathilde Monnier. Tout au long de ces pages, c’est un pan de l’histoire de la danse française qui s’écrit en images. D’un trait efficace, François Olislaeger transforme les souvenirs de la chorégraphe installée à Montpellier en carnet de route. On revit les débuts avec le danseur Jean-Francois Duroure à New York ou la création de Pudique acide – le plus beau passage de l’ouvrage. Entre chaque récit, chaque aventure chorégraphique, François Olislaeger intercale des pleines pages de ces face-à-face avec Mathilde dans son bureau, son studio de répétition. La danse à l’œuvre est saisie sur le vif. Surtout, on montre autre chose : la création et ses processus. Les artistes eux-mêmes ont parfois du mal à trouver le ton juste. Ici, c’est le dessin qui vient en soutien. De Déroutes – dont Mathilde avoue qu’elle est sa pièce préférée – à 2008 Vallée avec Philippe Katerine, le livre perce un peu de ces mystères. Les mots, enfin, ont largement leur place ici, renforçant la proximité ressentie entre le geste et la pensée. Philippe Noisette

Compilation des aventures du héros hâbleur de Crumb. Tour à tour étudiant glandeur, chômeur, espion, apprenti terroriste, Fritz the Cat est un chat anthropomorphe inventé à l’origine en 1959 par Robert Crumb pour divertir ses frères et sœurs. Ses véritables aventures ne commenceront qu’en 1964 et paraîtront pour la plupart à partir de 1968. Egrillard, libre, dévergondé, cet animal expressif promène sa philosophie de bazar dans une Amérique en plein changement. Qu’il se prenne pour un être tourmenté et profond, qu’il joue (de façon assez pathétique) les durs ou les intellos, Fritz the Cat reste avant tout un hâbleur qui arrive toujours à embobiner ses proies (les filles, en général) et à faire illusion parmi son entourage. A travers lui, Robert Crumb, au somment de sa verve, porte un regard détaché, désabusé et acide sur les hippies, sur les jeunes de sa génération – sans pour autant les juger – et sur les problèmes de l’époque (guerre froide, tensions raciales…). Le succès tuera Fritz the Cat en 1972. Alors que le réalisateur Ralph Bakshi en a fait un dessin animé à succès, Crumb, qui déteste le résultat, assassinera ironiquement son héros, devenu une star de ciné parvenue. A.-C. N.

Mathilde – Danser après tout de Mathilde Monnier et François Olislaeger (Denoël Graphic), 176 pages, 24,90 €

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réservez mise en scène Jan Fabre Pour sa nouvelle création, Jan Fabre s’interroge sur la relation entre le philosophe Nietzsche et le compositeur Wagner et le passage de l’admiration sans bornes à la dénonciation sans limites. L’occasion de gratter là où ça fait mal, au cœur des contradictions “entre l’attrait pour la réflexion spéculative et les appels de l’intuition”. Une pièce où musique et chant ont toute leur place. du 29 mai au 3 juin au Théâtre de la Ville, Paris IVe, tél. 01 42 74 22 77, www.theatredelaville-paris.com

Crash Course Chit Chat de Sanja Mitrovic Découverte en 2009 au festival Premières, l’artiste serbe Sanja Mitrovic est de retour avec une pièce pour cinq acteurs qui représentent chacun une nation européenne et tentent de faire valoir leur appartenance… européenne, bien sûr. Spectacle en anglais, néerlandais, français et allemand, surtitré en français. les 4 et 5 juin au Maillon de StrasbourgThéâtre de Hautepierre, tél. 03 88 27 61 81, www.maillon.eu

Frédéric Iovino

Tragedy of a Friendship

droit d’asile En adaptant Les Exilées d’Eschyle, Irène Bonnaud évoque la situation des réfugiés condamnés à errer en Europe. Juste et puissant.

 U

ne bonne légende en dit parfois plus long qu’un discours sèchement prosaïque. C’est par la porte du mythe qu’on entre dans le nouveau spectacle d’Irène Bonnaud, avec les figures de Prométhée et de Io, princesse d’Argos dont la beauté causa le malheur quand Zeus voulut s’unir à elle, suscitant la jalousie d’Héra. Transformée en vache, Io fut condamnée à errer de par le monde, harcelée par un taon. Ce qu’on appelle une vacherie. Cette histoire prophétisée par Prométhée dans Prométhée enchaîné d’Eschyle est reprise dans Les Exilées du même auteur, où ce sont cette fois ses descendantes qui racontent le périple qui mena leur ancêtre en Egypte.

Comment, devant l’errance de cette jeune femme, ne pas penser aux migrants chassés d’un pays à l’autre de l’Union européenne, “enfermés” dans un mouvement incessant ? En encadrant son spectacle d’un prologue extrait de Prométhée enchaîné et d’un épilogue constitué de deux textes, Io 467 et Flux migratoire, commandés à la romancière et comédienne Violaine Schwartz, Irène Bonnaud s’appuie sur la figure légendaire de Io pour souligner combien la pièce d’Eschyle éclaire notre présent. Nul besoin, en effet, d’actualiser une œuvre qui a pour sujet la question brûlante du droit d’asile. Les exilées auxquelles il est fait allusion dans le titre de la pièce ont quitté l’Egypte au péril de leur vie, fuyant l’esclavage, le viol et les mariages

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côté jardin

l’Odéon et la ZAC Comment grandir dans la ville à l’heure du Grand Paris ? Les Ateliers Berthier tentent de répondre en franchissant le périph. forcés. Poursuivies par les soldats, elles ont accosté à Argos. Ces “colombes noires effrayées par des oiseaux de proie”, accompagnées de leur père, Danaos, sont interprétées par des comédiennes d’origine africaine. Le décor constitué d’un blockhaus en partie enfoncé dans le sable évoque la protection des frontières. Non loin, un olivier s’élève près d’un sanctuaire. “Zeus/Toi qui protèges les demandeurs d’asile”, invoque le chœur des jeunes femmes dès l’ouverture de la pièce. Car tout l’enjeu est là, savoir si elles seront accueillies ou repoussées. Elles défendent leur cause face au roi d’Argos. Celui-ci doit d’abord en référer à son peuple – c’est d’ailleurs la première apparition dans un texte du mot “démocratie”. Une assemblée décidera du sort de ces femmes. Ainsi s’installe au cœur même de l’urgence – car l’armée égyptienne est à leurs trousses – le temps de la délibération démocratique. Cette notion d’urgence est accentuée par les témoignages en voix off de réfugiés issus notamment de Libye, de Syrie ou d’Afghanistan. Témoignages auxquels font écho les deux textes de l’épilogue, où Io devient le nom impossible de tous ces réfugiés traqués obligés de se taillader les doigts avec des lames de rasoir pour détruire leurs empreintes digitales. L’un des nombreux mérites de ce spectacle puissant tient à son urgence. En s’appuyant sur un texte admirablement traduit par Irène Bonnaud elle-même – qui, en plus d’être une femme de théâtre talentueuse, est aussi helléniste –, il souligne la nécessité d’une politique plus humaine en matière d’immigration. Depuis plusieurs années, en montant des auteurs aussi différents qu’Heiner Müller, John Osborne, Sean O’Casey ou Isaac Babel, Irène Bonnaud poursuit un parcours d’une exigence et d’une qualité artistique irréprochables, qui la place parmi les metteurs en scène les plus intéressants du moment. Ce que confirme largement cette nouvelle création. Hugues Le Tanneur Retour à Argos d’après Eschyle, mise en scène Irène Bonnaud, avec Astrid Bayiha, Ludmilla Dabo, Jean-Christophe Folly, Adeline Guillot, Laetitia Lalle Bi Benie, Jean-Baptiste Malatre, Boubakar Samb. Les 24 et 25 mai à Toulon, Théâtre Liberté, www.theatre-liberte.fr

Quand Georges Lavaudant choisit en 2003 un des anciens magasins de décors de l’Opéra de Paris du boulevard Berthier pour installer la deuxième salle de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, les Ateliers Berthier, il ne se doute pas que sa décision est une première graine à l’origine de l’invention d’un quartier. Avec la création de la zone d’aménagement concerté Clichy-Batignolles, le XVIIe arrondissement va se doter d’un nouveau quartier autour des dix hectares du parc Martin-LutherKing. Et malgré l’imposant projet des 160 mètres de haut du nouveau palais de justice de Paris de l’architecte Renzo Piano, c’est au final l’Odéon à Berthier, construction industrielle devenue château de culture, qui, en occupant l’axe central de la composition, donne sens au projet urbain. On se plaint des bégaiements de l’histoire mais, ici, c’est pour le meilleur qu’elle se répète, si l’on se souvient qu’en 1780 l’Odéon, dans le VIe, fut déjà la pièce centrale d’un projet d’urbanisme et le premier “théâtre-monument” construit dans la capitale. Forte de cette reconnaissance urbaine, l’équipe de l’Odéon a décidé de questionner ce que c’est que d’avoir 17 ans d’un côté et de l’autre du périphérique. Un théâtre documentaire où, en quinze tendres autoportraits, se racontent et se rencontrent des ados du XVIIe, de Clichy et de Saint-Ouen. Après les Ateliers Berthier à Paris et l’Espace 1789 de Saint-Ouen, les représentations s’achèveront au Théâtre Rutebeuf de Clichy, riches de cette escouade de jeunes éclaireurs nous rappelant que le Grand Paris de la culture est d’ores et déjà en marche. 2013 comme possible conception et mise en œuvre Didier Ruiz, le 8 juin à Clichy, Théâtre Rutebeuf

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conception et chorégraphie Loïc Touzé Loïc Touzé se fait chef de c(h)œur. Un enchantement. Créateur multiple, Loïc Touzé, désormais installé à Rennes, prolonge ses recherches dans le cadre de son association ORO. Pédagogue, artiste engagé, il signe avec Ô Montagne une pièce qui prend la tangente et gagne les sommets. “Je veux raconter, m’adresser, émouvoir, trahir, utiliser, fabriquer, jouer avec le théâtre, profiter de la convention que nous offre le dispositif pour construire une épopée”, dit le chorégraphe. Et d’inviter sur le plateau les mythes à foison – trésor commun qui prend ici un sacré coup de jeune. Le travail de la voix saisit dès l’ouverture. Sept chants héroïques, fantastiques… qui sont autant de stations pour réussir à s’élever. Dans le registre grotesque, qui manque encore de rythme, les interprètes passent du rire à gorge déployée aux corps pliés. Défilent alors les figures mythologiques, de Médée à Jason. Leur traitement contemporain en fait des acteurs proches de nous – une des belles idées du spectacle. Sans sombrer dans l’excès de citations, Loïc Touzé convoque la trace de fantômes de la danse, comme Martha Graham ou Birgit Cullberg. Inconsciemment sans doute. Ô Montagne devient dès lors un jeu de rôles où conversent ces absents et ces présents. Pour ce faire, Touzé a réuni une équipe risque-tout, Ondine Cloez – fantastique Méduse – en tête. Philippe Noisette le 4 juin au Théâtre de l’Aquarium, Paris XIIe (June Events), le 5 à Lille (festival Latitudes contemporaines)

Koda Mori

Ô Montagne

stupeur et tremblements Aussi engagé que dans les années 70, Yukio Ninagawa renvoie dos à dos jeunes et vieux dans un happening à l’ouverture arty et au finale apocalyptique.

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ous une lumière bleutée et dans la tradition des interventions d’artistes des années 70, le plateau est couvert d’une collection de grandes boîtes en verre, avec dans chacune d’elle un vieillard en position fœtale, tel un prématuré. Lorsque le rideau tombe sur cette vision ironique du cycle de la vie, deux jeunes perturbateurs jaillissent des rangs du public et s’amusent dans la salle avec une balle qui s’avère être une bombe, qui explose dans les coulisses quand ils finissent par botter en touche. Provoquant stupeur et tremblements a posteriori rien qu’avec cette scène d’ouverture, Corbeaux ! Nos fusils sont chargés !, la pièce de Kunio Shimizu, montée par Yukio Ninagawa, fit scandale à sa création, en 1971. L’auteur et le metteur en scène y critiquaient à chaud certaines dérives violentes d’une révolte étudiante se décrédibilisant en se radicalisant. “Notre groupe théâtral était lié à la mouvance gauchiste, précise Yukio Ninagawa. Certains d’entre nous avaient même posé des bombes dans des usines. Cette pièce est une réaction à cet activisme désespéré. Alors que la jeunesse se perdait dans la violence, nous voulions l’opposer à une colère des aïeux pour ramener un peu de raison dans nos luttes.” Après la performance perturbée par une attaque à la bombe, le rideau s’ouvre sur un tribunal où l’on instruit le procès

des deux coupables. A la barre, la grandmère de l’un témoigne mais elle n’est pas venue seule. Face à l’intransigeance des juges et la stupidité des jeunes gens, elle appelle à la rescousse un gang de mamies qui prennent en otage le tribunal. Se lançant dans le procès à charge de l’institution et des dérives révolutionnaires, elles seront les premières victimes d’une révolte jugulée dans un bain de sang. Reprenant sa mise en scène à l’âge de 77 ans, Yukio Ninagawa, conscient des errements du Japon de l’après-Fukushima, se considère plus que jamais comme un lanceur d’alerte. Dirigeant une troupe de juniors et une de seniors, il peut enfin réunir une distribution idéale en mettant face à face les vingt jeunes acteurs du Saitama Next Theater et les trente-sept anciens du Saitama Gold Theater, où la moyenne d’âge est de 75 ans. “Je n’accepte pas plus le Japon d’aujourd’hui que celui d’hier et je veux continuer à militer pour un dialogue entre les générations, affirme-t-il. Je reste dans la posture du chien qui n’obéit pas et refuse de se soumettre. A mon âge, l’impatience renoue avec celle de la jeunesse, on n’a plus le temps de tourner autour du pot, il faut jouer cartes sur table.” Patrick Sourd Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! de Kunio Shimizu, mise en scène Yukio Ninagawa, du 30 mai au 1er juin à la Maison de la Culture du Japon, Paris XVe, en japonais surtitré, tél. 01 44 37 95 95, www.mcjp.fr

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le street art n’existe pas De Marseille à Bruxelles, une vague d’artistes remet en cause les limites et les catégories établies de l’art et des cultures de la rue.

A   vernissages Danh Vo Parmi les œuvres éminemment politiques de cette exposition de l’artiste vietnamien : une série produite à partir d’objets ayant appartenu à Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense américain, et We the People, une réplique à échelle 1 mais fragmentée de la statue de la Liberté. à partir du 24 mai au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris XVIe, www.mam.paris.fr

Artist Comes First C’est le nouveau nom de l’ex-Printemps de Septembre, qui en a également profité pour changer de calendrier. Au programme : moins d’une dizaine d’expos avec un artiste par lieu (le Californien Jason Rhoades aux Jacobins, Jorge Pardo au musée des Augustins et la famille Smith – le père Tony Smith et les deux filles, Kiki et Seton – aux Abattoirs…). à partir du 24 mai à Toulouse, www.toulouseartfestival.com

Gerald Petit Fragments d’un discours amoureux. Ç’aurait pu être le sous-titre de L’Entremise, l’exposition personnelle de Gerald Petit, dont les peintures et photographies forment une galerie de portraits intimes. à partir du 21 mai à la Fondation d’Entreprise Ricard, Paris VIIIe, www.fondation-entreprise-ricard.com

ussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas d’art “outsider”. Et quoi qu’on veuille nous faire croire, il n’y a pas non plus de “street” art. La raison d’être de ces formules implacables ? L’art n’a jamais eu besoin de sous-catégories. Et l’histoire de l’art est en mouvement permanent : les visions mystiques de la peintre suédoise Hilma af Klint (1862-1944) sont désormais reconnues comme pionnières de l’art abstrait moderne, tandis que le peintre contemporain, lui aussi suédois, Jockum Nordström (né en 1963) exposait récemment au LaM de Villeneuve-d’Ascq de minutieux collages folkloriques. S’il vient de loin, ce processus est accéléré par la façon dont internet développe un accès illimité à toutes formes d’art et à une hypermémoire des œuvres du passé, supprimant les distances qui séparaient les formes d’art les plus autodidactes d’un certain “art contemporain”. Quant au street art, il est exposé dans les galeries et musées. Pendant ce temps, la majorité des artistes, y compris les plus soutenus par le marché, se voient toujours comme appartenant à une contre-culture ou, du moins, à une culture critique des logiques dominantes. Il n’est donc plus possible d’opposer de façon simpliste le “mainstream” et l’“underground”. Deux autres mots largement dépassés. Du coup, ça bouge aussi intra-muros : musées et centres d’art semblent commencer à prendre acte de la démolition de ces murs invisibles. La curatrice du Hammer Museum de Los Angeles, Ali Subotnick, n’a-t-elle pas organisé une biennale sur les trottoirs de Venice Beach mélangeant des artistes reconnus internationalement à des figures du

musées et centres d’art semblent commencer à prendre acte de la démolition de ces murs invisibles

quartier ? Et le critique new-yorkais Jerry Saltz ne déclarait-il pas récemment : “Musées : vous êtes du mauvais côté de l’histoire. Vos définitions de l’art sont réductionnistes et insulaires quand elles ont besoin d’être inclusives et expansives. Vous avez touché le mur. Changez – ou dépérissez avec vos préjugés et mourez d’une longue mort.” C’est dans ce même mouvement que se situe l’exposition La Dernière Vague, à la Friche Belle de Mai à Marseille, où le critique d’art Richard Leydier s’efforce de réunir l’art contemporain et des formes jusqu’ici associées au street art, issues d’un intérêt commun pour les cultures urbaines (surf, skate, custom, bikers, BMX). Le tout entretient une confusion volontaire entre un simple rapport iconographique à ces cultures (planches de surf customisées, portraits de skateurs stars) et des modes de vie issus d’une façon de pratiquer la ville. Mais pour atteindre des modalités plus profondes de crossover, il faut se tourner une fois de plus vers les périphéries. Au milieu de cet univers très (trop ?) masculin des virtuoses de la glisse, le Suisse Yann Gross expose ses photos d’un des premiers skate-parks africains en Ouganda, construit de bric et de broc. Les filles y prennent leur place et les compétitions se jouent par équipes sur des pistes vaguement terreuses. Idem avec les surfeurs d’Algérie, filmés par Pierre Michelon, qui trouvent sur les vagues une forme d’évasion face à des horizons bouchés. Il se joue là une dense négociation import-export des identités. On emprunte des pratiques médiatisées, produites par l’industrie globale, et on les adapte à la sauce d’un do it yourself local. C’est ainsi qu’à des siècles d’intervalle, ces cultures dites urbaines renouent avec l’esprit initial du surf pratiqué par les Kahunas à Hawaii. D’autres artistes cherchent cet esprit autonome d’autoconstruction, à l’image de Jay Nelson qui transforme un bateau

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en cabane autarcique, ou Pat McCarthy qui s’est éloigné du lieu d’expo pour parcourir la ville, avec son vélo équipé d’un gril, où il vit de la vente de sandwiches tout en façonnant ses fanzines retraçant ses réflexions et expériences. Avec des entreprises pareilles, aux allures amateurs, il paraît alors évident que les catégories ne sont plus vraiment opératoires. Dernier pas de côté : se démarquant elle aussi de ce schéma, une “autre” scène parisienne expose actuellement en Belgique, chez Komplot, centre d’art indépendant incontournable de Bruxelles. Avec l’installation de Vava Dudu (chanteuse du groupe La Chatte), mélangeant vêtements, étendards et écritures murales, ou avec les trouvailles de Théodore Fivel dans le quartier symbole des Halles, il est question d’un manifeste pour un “nouveau tropicalisme”

Yann Gross/Institute

YannG ross, Gilbert Mwebe, série Kitintale

capable de renverser par un biais plus carnavalesque les étiquettes “mixité”, “intégration” ou “postcolonialisme”. Pour Yann Chevalier, commissaire de l’exposition et par ailleurs directeur du centre d’art Confort Moderne de Poitiers, “ces artistes sont de la ville, vivent la ville et sont construits par elle, ils n’ont pas fait d’école d’art”. Ainsi est-il possible de vérifier partout l’émergence d’une génération d’artistes qui tout en pratiquant les street cultures se jouent aisément des sous-catégories de l’art. Pedro Morais La Dernière Vague jusqu’au 9 juin, au Panorama (Friche Belle de Mai), dans le cadre de This Is (Not) Music, Marseille, www.mp2013.fr Ile 2 France jusqu’au 15 juin, galerie Komplot, Bruxelles, www.kmplt.be Hilma af Klint – A Pioneer of Abstraction à partir du 15 juin à la Hamburger Bahnhof, Berlin 22.05.2013 les inrockuptibles 103

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à Paris, un assemblage de 3 300 triangles d’une épaisseur de 3,5 à 18 centimètres : un vrai travail de marqueterie.

Ecole internationale, ITER, Manosque, 2007-2010

Ricciotti : effets de style Entre l’ouverture en juin du MuCEM, le musée qu’il a dessiné à Marseille, et la grande expo que lui consacre la Cité de l’architecture à Paris, il est l’architecte le plus médiatisé du moment. Le style Rudy Ricciotti en quatre traits distinctifs. le rebelle Ses formules choc en ont fait la coqueluche du public et des médias, qu’il occupe de manière continue ces derniers mois. L’architecte Rudy Ricciotti, né en 1952 en Algérie et ancré à Bandol, se montre aussi à l’aise sur les plateaux de radio et de télévision que sur les chantiers. Il excelle en tant que provocateur – un rôle en vogue aujourd’hui, comme en témoigne la présence grandissante d’éditorialistes-grandes gueules invités à jouer les seconds couteaux dans les émissions d’actualité. Mais cette faconde sudiste est aussi le reflet d’une personnalité comme force de travail et une façon de dire ce qu’il pense des politiques, officiels et professionnels de l’architecture. Là réside une des nombreuses

ambiguïtés du personnage, par ailleurs récompensé par le Grand Prix national d’architecture en 2006.

le virtuose Bien qu’expliquant être redevable aux plasticiens, poètes et autres compagnons œuvrant sur ses chantiers, le créateur semble venir de nulle part. Pourtant, en tant qu’ingénieur et architecte, il est un virtuose. Les structures qu’il dessine sont de vraies prises de risque techniques, notamment avec l’utilisation nouvelle du béton fibré ultraperformant (BFUP), habituellement utilisé en peaux et parements. Avec les fins exosquelettes porteurs faits de ce même matériau et placés en extérieur du Pavillon Noir d’Aix-en-Provence,

de l’école internationale liée au programme Iter, à Manosque, ou du MuCEM de Marseille, il a relancé l’ancien débat du rapport entre structure et façade. Chez lui, la structure s’exhibe et est expressive.

le roi du BFUP Ce nouveau béton BFUP s’avère être le matériau de prédilection de l’architecte. Né dans les laboratoires français lors de l’épopée des premières centrales nucléaires, il est particulièrement étanche et permet des épaisseurs d’une grande finesse. Depuis peu, il trouve une application dans le secteur du bâtiment et Rudy Ricciotti en est l’un des précurseurs. Ce matériau a rendu possible la réification de l’enveloppe ondulante du stade Jean-Bouin,

Lisa Ricciotti

l’homme de la mer La science du cadrage et la richesse formelle sont les marques de l’architecte. Ainsi des furtives villas Navarra et 356, immergées dans les collines du Var, et laissant la part belle au paysage, ou du MuCEM qui nous projette de manière dramatique au-dessus de la Méditerranée. C’est d’ailleurs l’univers marin (corail, pinces de crabe, mandibules, ondulations sablonneuses et carapaces…) qui semble habiter Rudy Ricciotti bien plus que celui du féminin où dentelles, résilles et autres mantilles caricaturent trop facilement son architecture. Ainsi en va-t-il de la fine enveloppe protectrice du soleil du MuCEM, faite d’une section de roche corallienne, du musée Cocteau ressemblant à un poulpe géant, et encore de la délicate coquille du stade Jean-Bouin. Quoi qu’il en soit, formes et techniques sont toujours au service de l’émotion plastique, et l’architecte bandolais a atteint une capacité d’expression poétique avec le béton aujourd’hui inégalée. Sophie Trelcat Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) ouverture le 7 juin à Marseille Ricciotti architecte jusqu’au 8 septembre à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris XVIe, www.citechaillot.fr

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suspense numérique Pas assez radical, le rapport Lescure sur les politiques culturelles à l’ère du numérique ? Avant de passer au filtre du Parlement, il bute sur le maintien d’un dispositif de riposte qui, s’il ménage les industries de la culture, mécontente les représentants des internautes.

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’était bien tenté. Mais ça n’a pas suffi. Si le rapport Lescure a globalement été applaudi par les milieux culturels, côté utilisateurs et sphère numérique la réception de ces neuf mois de travail est beaucoup plus fraîche. La création d’une taxe sur les appareils connectés et, surtout, le maintien de la réponse graduée ont fait froncer plus d’un sourcil. C’est “la poursuite des politiques antipartage de Nicolas Sarkozy”, a même réagi Philippe Aigrain, l’un des membres fondateurs de l’association de défense des libertés en ligne La Quadrature du net, qui s’est désolidarisée de la mission Lescure dès son lancement. Certes, on est loin du tollé soulevé il y a quelques années, au moment du vote de la loi Hadopi, quand les serveurs de l’Assemblée nationale cillaient sous la masse des internautes inquiets de la création d’une telle autorité, chargée de lutter contre le téléchargement illégal en menaçant de taper fort sur les internautes en question.

Le ton a changé. Contrairement à ses prédécesseurs – rapports Olivennes, Zelnik –, la mission Lescure a laissé tomber le vocabulaire d’usage. Exit les vilains pirates assassins de culture, bye-bye l’internet “tout-à-l’égout de la démocratie”. Pour le petit comité d’experts réunis autour de Pierre Lescure fin septembre pour réfléchir une fois encore à l’avenirde-la-culture-à-l’heure-du-numérique, le réseau n’est pas le fléau qui a décimé les industries culturelles mais bien une “opportunité”. Mieux, ses soi-disant victimes portent une part de responsabilité dans leur déclin : leur “attitude globalement défensive a freiné l’émergence d’une offre compétitive et conforme aux attentes des publics et a contribué au développement des pratiques illicites”, peut-on lire à la sixième page du rapport. Inédit. Bien sûr, les créateurs, auteurs, producteurs et autres ne sont pas oubliés, loin s’en faut. Des garanties leur sont apportées, car il s’agit d’accompagner ce petit monde sur les autoroutes de l’information. Mais la mission Lescure fait au moins l’effort de ne pas attiser

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au poste

tout augmente Homme et TV “augmentés” : nouveau vocabulaire pour époque obsessionnelle.

“vu la largeur de ces propositions, il peut en sortir n’importe quoi. Tout dépendra en fait du Parlement”

Lili

Lionel Maurel, juriste

la guerre entre ces deux mondes, qu’elle juge “factice”, pour mieux se poser en médiatrice. Mais qui dit conciliation dit aussi concession. Et celle-ci porte un nom : le maintien de la réponse graduée. Car si l’Hadopi est mise en bière, son bras armé survit dans une version allégée. Chez Lescure, la coupure du net est remplacée par une amende débutant à 60 euros. A en croire plusieurs sources qui ont suivi le dossier de près, ne rien conserver d’Hadopi aurait été perçu comme un “acte de guerre” par les industries culturelles. Si l’Etat supprimait la réponse graduée, “symboliquement, ça aurait été perçu comme une autorisation du piratage”, ajoute-t-on du côté du gouvernement. De quoi braquer toute la profession et s’amputer d’une marge de négociation pour la faire reculer sur d’autres dossiers – telle la réduction des délais de diffusion des films sur internet. Tout en prenant le risque, à l’inverse, de froisser la communauté de défense des intérêts des internautes, pour qui ces mesures ressemblent à une “fausse mise à mort de l’Hadopi”, pour reprendre les mots de La Quadrature du net. Pragmatisme nécessaire ou consensus mou si souvent associé à la méthode Hollande ? Ce qui est sûr, c’est que le résultat manque de cette étincelle disruptive, “ce petit truc radical”, concède-

t-on encore dans les ministères, qui aurait pu conférer au rapport Lescure une envergure politique réellement nouvelle et claire. La faute à des arbitrages qui, en la précédant, ont enserré les propositions de la mission dans un message brouillé. “C’est à la fois très répressif et très novateur”, note le juriste et bibliothécaire Lionel Maurel, qui se montre moins réticent que La Quadrature du net, dont il est aussi membre. “Vu la largeur de ces propositions, il peut en sortir n’importe quoi, poursuit-il. Tout dépendra en fait du Parlement.” Rien ne dit en effet que les conclusions de la mission prendront forme un jour. Encore faut-il qu’elles passent à la moulinette du gouvernement, puis des élus, et le scénario final est loin d’être connu – sans compter qu’en la matière les querelles de clocher, qui s’expriment déjà ici et là, sont fortes. Et les prises de position passées difficiles à gommer. L’Hadopi – et en particulier son côté répressif – est historiquement la bête noire des députés socialistes à l’avant-garde des questions culturo-numériques. Ne pas l’achever complètement risque de se retourner contre ces élus, qui le savent bien et prennent déjà leurs distances. “Personnellement, a ainsi prévenu le député PS Christian Paul, dans une interview à PC INpact au lendemain de la remise du rapport, je ne voudrais pas que la riposte graduée soit le chewing-gum collé sous la chaussure du gouvernement.” Patrick Bloche, autre homme fort du PS sur le dossier, se veut plus clair encore, et déclare “s’interroger sur le simple allègement du dispositif de réponse graduée là où (j’)aurai(s) souhaité, compte tenu de son inutilité, sa suppression.” L’acte II de l’exception culturelle est donc loin d’avoir scellé le sort de la culture sur internet et de ses consommateurs. Place à de nouvelles tractations, jusqu’à fin 2013. Avant le début de l’acte III. Andréa Fradin

En dehors des salaires, tout augmente : chômage, prix, loyers, TVA, taxes, températures… L’époque ne pense qu’à cela : l’augmentation fonctionne comme un horizon obsessionnel, une maladie infantile du capitalisme. Comme si, à travers son fantasme, les hommes se libéraient de leurs propres limites. L’homme est aujourd’hui augmenté, grâce au forçage technologique (nanotechnologies, biotechnologies…), au point que le philosophe Thierry Hoquet (Cyborg philosophie) invite à créer un “service public d’augmentation”, soit une arène démocratique dans laquelle seraient débattues les décisions techniques concernant l’humain de demain. L’humanité elle-même est dite “augmentée”, grâce à l’intelligence de la technique analysée par Eric Sadin (lire p. 110). La télévision, aussi, à son niveau, aspire à cette réalité augmentée : elle n’est plus seulement connectée, elle prétend n’être pas moins qu’une télé “où le téléspectateur peut choisir à tout moment de prendre le contrôle et de vivre une expérience nouvelle et unique”, comme l’affirme la direction de France Télévisions, qui lance à l’occasion de Roland-Garros sa TV augmentée. Une nouvelle étape stratégique dans sa marche vers les nouveaux usages des téléspectateurs. Tout devient possible (mais vraiment utile ?) pour le public : questionner l’animateur, commenter les images, obtenir des informations pratiques en temps réel, avoir des statistiques sur un événement sportif… Ce nouvel écosytème en cours d’élaboration promet dans les années à venir l’apparition de services et applications qui brouilleront le statut même de téléspectateur ; le spectateur minuscule et passif fixant l’écran monochrome et monotone s’est métamorphosé en spectateur augmenté et actif. On le sent déjà impatient d’interroger Lionel Chamoulaud ou Gérard Holtz en direct du Central.

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Jean-Philippe Baltel/FTV

Jules Sadoughi interprète Daniel Cordier

tours et détours d’un résistant Un téléfilm d’Alain Tasma retrace le parcours de Daniel Cordier, ancien de l’Action française devenu secrétaire de Jean Moulin pendant la guerre.

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a jeunesse de Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin pendant l’Occupation, d’après son propre récit, adapté par Georges-Marc Benamou. Ou comment un jeune homme de 20 ans, issu de l’Action française, antisémite déclaré, hostile à l’armistice signé par Pétain avec les Allemands en 1940, gagne l’Angleterre avec quelques camarades pour intégrer le corps de la France libre, avant d’être envoyé clandestinement en France et de devenir le secrétaire de Jean Moulin, âme de la Résistance. Grâce à celui-ci, Cordier s’ouvrira graduellement aux valeurs de la gauche humaniste. Le film, en deux parties, a été confié à un solide artisan de la télé française, Alain Tasma, qui mène son affaire avec brio. Ça commence même sur les chapeaux de roue. On s’attend à un thriller haletant. Pourtant, ça tourne court. Quelque chose manque. Certes, la première partie, située en Angleterre, où le jeune Cordier fait ses classes dans la mini-armée française commandée par de Gaulle, apprend des choses qu’on connaît mal. Mais ça n’a rien d’exaltant. On s’attend à ce que la deuxième

partie soit plus palpitante, notamment lorsque Cordier, agent de la France libre, est parachuté à Lyon, puis entre au service de Rex, alias Jean Moulin, chef d’orchestre de la Résistance. Hélas, même ce segment a priori rocambolesque se tasse vite et tourne à la routine. Il n’est question que de la Résistance administrative. Cordier s’occupe principalement de la transmission des messages, puis, lorsque Moulin s’absente pour Londres, de la remise du nerf de la guerre, l’argent (envoyé par de Gaulle), aux groupes rebelles. L’organisation de ces courants fournit d’ailleurs le moment le plus marquant du film. On n’assiste pas aux attentats ni aux arrestations (il n’y a pratiquement pas d’Allemands dans le film), mais à des bisbilles internes parfois sérieuses. En particulier avec le mouvement Combat,

si l’on évoque les pratiques de codage, les réunions, on ne dit rien sur les actions violentes

dont le chef, Henri Frenay, se heurte à Moulin. Le film, qui s’arrête au moment de l’arrestation de Jean Moulin, en 1943, retrace donc trois années de la vie de Cordier. Mais si l’on évoque les pratiques de codage-décodage de messages, leur envoi, les réunions avec Moulin, les conciliabules dans les restaurants, on ne dit rien sur les actions violentes de la Résistance. Certes, le film corrobore un documentaire récent, L’Argent de la Résistance, qui décrivait la trajectoire des fonds et les difficultés du gouvernement de la France libre en Angleterre pour alimenter les maquis français. On y parlait de ce que le film de Tasma n’évoque pas : à un certain point, la Résistance eut ses vivres coupés par Londres et dut entrer dans l’illégalité, réquisitionnant nourriture et matériel, voire effectuant des braquages. Sans doute, Daniel Cordier n’y a pas assisté. Il était trop proche de la direction de la Résistance pour avoir été sur le terrain. Et ce n’est pas le sujet dufilm qui, quoique bien mené, aurait gagné à être moins long. Vincent Ostria Alias Caracalla – Au cœur de la Résistance téléfilm d’Alain Tasma. Samedi 25 mai et dimanche 26 mai, 20 h 40, France 3

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du 22 au 28 mai Le Sable – Enquête sur une disparition Documentaire de Denis Delestrac. Mardi 28 mai, 20 h 50, Arte

La Reine bicyclette Documentaire de Laurent Védrine. Vendredi 24 mai, 23 h 45, Planète+

Eloge raisonné et historique du vélo. Un panorama aussi succinct que ludique de l’évolution de la bicyclette, de l’héroïque vélocipède du XIXe siècle au Vélib’ parisien d’aujourd’hui. Historiquement et techniquement assez peu précis, ce documentaire a comme atout majeur la richesse et la diversité de ses images d’archives. En passant, on apprend que Zola, Marie Curie et autres célébrités d’antan étaient adeptes de la petite reine. La facette la plus intéressante est la mise en évidence des phases d’engouement et de désaffection pour le vélo. Totalement has-been dans les années 70 et 80, il sort de son purgatoire à la suite d’un intérêt croissant pour l’écologie. Le documentaire se conclut donc sur la montée en puissance du deux-roues non motorisé, signe avantcoureur d’une prise de conscience du caractère nocif du machinisme à outrance qui risque de mener l’humanité à sa perte. V. O.

mémoires d’un vieil homme indigne Autobiographie filmée du grand documentaristehistorien Marcel Ophüls. Vivant et touchant. l y a près de dix ans qu’Ophüls n’avait pas tourné. D’après lui, c’est à cause du “bide” (sic) de Veillée d’armes, son film précédent. Bref, à 85 ans, il reprend sa caméra pour réaliser son autobiographie, suivant le conseil de son meilleur ami, François Truffaut, qui lui disait d’écrire ses mémoires. On est à la fois content et triste. Content de revoir Ophüls égal à lui-même, toujours caustique et drôle – qui n’hésite pas par exemple à tacler Antonioni en passant. Triste de penser que cela ressemble à un testament et qu’il ne réalisera peut-être plus de films. Pourtant, il n’a rien perdu de son bagout. On le voit dans ce documentaire aussi vivant que touchant, où Ophüls, en faisant la visite guidée de son passé, rappelle à sa manière l’écuyer du film Lola Montès de son père Max, qui racontait la vie de la célèbre courtisane au public d’un cirque. Max Ophüls, mythique cinéaste allemand ayant tourné aussi bien à Hollywood qu’en Europe, est le deuxième grand sujet du documentaire. Marcel retrouve les lieux où celui-ci a tourné, vécu avec sa famille (Hollywood, Paris, Suisse), tout en parcourant la filmographie de son père comme la sienne, dont il offre de nombreux extraits, en y adjoignant, à son habitude, des bribes de classiques de l’âge d’or hollywoodien pour ponctuer tel ou tel propos. Au-delà de la dimension intime et triviale du film, le grand sujet de la vie et de l’œuvre de Marcel Ophüls se dessine clairement : c’est encore et toujours la guerre, les guerres, qu’il interroge sans cesse dans ses documentaires. Un parfait autoportrait de l’artiste en vieil homme indigne et blagueur. Vincent Ostria

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En 2100, les plages du globe pourraient avoir disparu, s’alarme ce doc salvateur. “Sous les pavés, la plage” n’est plus qu’un souvenir d’utopiste : entre 75 et 90 % des plages de la planète sont aujourd’hui menacées de disparition ! A tel point que si la communauté internationale ne réagit pas d’ici 2100, les mers inonderont nos côtes. Nous aurons les pieds dans l’eau, sans grains de sable pour les sécher. Car les plages disparaissent à la mesure du sable qui se raréfie à force d’être exploité. Ce constat hallucinant forme le cœur de l’enquête très riche de Denis Delestrac, qui dresse la cartographie mondiale d’une catastrophe écologique mal connue. Ressource naturelle la plus utilisée après l’eau (pour le bâtiment, surtout), cette particule élémentaire fait l’objet de convoitises tous azimuts, de Dubaï (avec ses îles artificielles) à la Floride, du Maroc à Singapour, où les eaux reculent. Plages, rivières, carrières, mais aussi fonds sous-marins… partout où il se trouve, des entreprises, contrebandiers et même groupes mafieux s’organisent pour l’extraire à outrance, sans respecter les règles de l’écosystème. Sous le sable se révèle un productivisme absurde. Mouvant, le sable risque de n’être qu’un souvenir émouvant, dénoncent les témoins de cette salvatrice enquête. Jean-Marie Durand

Un voyageur documentaire de Marcel Ophüls. Mardi 28 mai, Arte, 22 h 20 14.08.2012 les inrockuptibles 109

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Real Humans, photo Johan Paulin/Arte

humains, moins humains L’ère de l’homme-machine a bel et bien commencé. Dans un essai brillant, Eric Sadin analyse les effets anthropologiques de la nouvelle hybridation entre corps humains et codes numériques.

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nitiée il y a une vingtaine d’années, la révolution numérique n’en finit pas de déstabiliser nos repères existentiels. Cette révolution n’amorcerait-elle pas un renversement technique plus vertigineux encore que ce nous vivons aujourd’hui ? Eric Schmidt, le pdg de Google, estime dans son dernier livre The New Digital Age que “nous venons juste de quitter les starting-blocks de la révolution numérique” : des lunettes à la réalité augmentée (Project Glass) aux logiciels de reconnaissance faciale, des montresordinateurs aux imprimantes 3D, le champ d’une humanité augmentée s’ouvre à nous. Une révolution qui sert les intérêts du patron de Google, pur marchand de cette promesse technique repoussant les frontières de la puissance prométhéenne : “Ce que nous essayons de faire, c’est de construire une humanité augmentée, nous construisons des machines pour aider les individus à mieux faire les choses qu’ils n’arrivent pas bien à faire eux-mêmes.” Pour Eric Sadin, auteur d’un essai subtil et réfléchi, L’Humanité augmentée, nous vivons plutôt la fin de cette révolution numérique : à la numérisation effective de nos sociétés se substitue progressivement, avec des effets conséquents, “l’ère de l’intelligence de la technique”, c’est-à-dire la capacité de systèmes automatisés de gérer

nos propres vies. Un moment de rupture du présent que l’auteur analyse dans une réflexion archéologique sur la notion d’intelligence artificielle. Déjà auteur de deux essais remarqués sur la question de la technique – Surveillance globale, La Société de l’anticipation –, Eric Sadin propose ici le dernier volet d’une trilogie en forme d’odyssée de l’espace humain reconfiguré par les artifices de la technique. Pour lui, “une mutation à la fois discrète et décisive du statut imparti à la technique s’est opérée depuis un demi-siècle ; alors que sa vocation ancestrale consistait à combler les insuffisances du corps suivant une dimension prioritairement prophétique, elle a progressivement assuré la charge inédite de régir plus massivement, rapidement et rationnellement les êtres et les choses.” Notre condition n’est plus cantonnée à ses propres limites cognitives, mais augmentée dans ses facultés de jugement et de décision. Le trading algorithmique permet par exemple à des robots, grâce

Sadin prend acte d’une nouvelle condition humaine secondée ou redoublée par des robots intelligents

à des algorithmes, de décider d’ordres d’achat de titres boursiers suivant une vitesse supérieure à celle des traders de chair. Sadin note une “délégation de pouvoir” à des agents immatériels entreprenants. L’histoire du XXIe siècle se présente en conséquence comme celle d’une redéfinition des lignes anthropologiques : “une humanité engagée dans une odyssée incertaine et hybride, anthropo-machinique”. Sadin prend acte de l’émergence d’une “anthrobologie”, c’est-à-dire d’une nouvelle condition humaine secondée ou redoublée par des robots intelligents. Cet entrelacement entre organismes humains et processeurs offre à Eric Sadin un objet de pensée vertigineux. Il en évalue les enjeux au point de caractériser ce début de XXIe siècle sous l’angle décisif de son hybridité échevelée. En dépit de ses apories, voire de ses zones d’opacité, cette humanité augmentée trouve dans ses mots habités un cadre d’invention qui l’éclaire. Et interroge les capacités incertaines des humains, désormais indissociables des codes numériques, à se protéger, juridiquement, contre la place dominante de la technè contemporaine. Jean-Marie Durand L’Humanité augmentée – L’administration numérique du monde (Editions L’Echappée), 160 pages, 12 €

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expo Edvard Munch: The Modern Eye à la Tate Modern L’histoire de sa vie me parle, comme ses relations avec autrui, avec son art. Ma mère m’a emmené à cette expo pendant quand je préparais l’album Sundark and Riverlight et ça m’a beaucoup inspiré. Dans la foulée, j’ai lu une biographie et j’ai décidé de tourner mon prochain clip, fondé sur sa vie, à Paris.

Le Passé d’Asghar Farhadi Le cinéaste iranien réussit parfaitement sa greffe Téhéran-Paris.

Gatsby le Magnifique de Baz Luhrmann Portée par une BO et des acteurs géniaux, l’adaptation pyrotechnique et en 3D du chef-d’œuvre de Francis Scott Fitzgerald.

Le Pouvoir de Patrick Rotman Les six premiers mois de présidence de François Hollande et sa difficulté à incarner la fonction suprême.

Mud – Sur les rives du Mississippi de Jeff Nichols Une œuvre sur la présence/ absence des pères réels ou symboliques.

Fauve ≠ Blizzard Avec sa poésie déglinguée et son rock irascible, le groupe décrète l’état d’urgence.

Chassol Indiamore L’hurluberlu Chassol continue son parcours sinueux avec ce deuxième album, enregistré dans le nord-est de l’Inde.

La Meilleure des vies d’Adam Phillips Et si nos vies non vécues nous constituaient autant que notre vie réelle ?

Quand les colombes disparurent de Sofi Oksanen L’écrivaine finlandaise poursuit sa fresque estonienne et confirme sa puissance romanesque.

GhostPoet Some Say I So I Say Light La soul anglaise avait rarement à ce point brillé dans l’obscurité.

Marée basse marée haute de J.-B. Pontalis L’ultime texte du brillant écrivain et psychanalyste, une confrontation pacifiée avec la mort. Daft Punk Random Access Memories Une redéfinition de la dance-music.

Legit iTunes Le comique australien Jim Jefferies s’entoure de handicapés. Humour agressif. Rectify saison 1, Sundance Channel La nouvelle vie d’un homme innocenté après dix-neuf ans passés dans le couloir de la mort. QI saison 2, OCS Max Une comédie française sur la reconversion d’une porn-star en fille qui pense.

Télex n° 1 de Jean-Jacques Schuhl Peuplé de stars hollywoodiennes, ce roman underground culte ressort quarante ans après sa parution, sans une ride.

Heavy Heart d’Abi Wade Je l’ai invitée à assurer mes premières parties. Elle joue du violoncelle et chante avec tout son cœur, toute son âme. Son histoire me rappelle un peu les débuts de PJ Harvey. Cinglante, passionnée et ténébreuse.

film Autant en emporte le vent de Victor Fleming Mes amis me conseillaient de le voir depuis des années et je l’ai enfin vu. La réalisation m’a vraiment fasciné. Scarlett me touche particulièrement. Homme ou femme, hétéro ou homo, tout le monde peut s’identifier à des passages de ce film. recueilli par Noémie Lecoq

Cowboy Henk d’Herr Seele et Kamagurka Les aventures débridées du cowboy bisexuel, icône pop de la culture flamande.

Only Skin de Sean Ford Entre aventure et fantastique, une ambiance à la Twin Peaks.

Total Jazz de Blutch Sur un rythme free, les histoires de jazz de l’auteur de Péplum.

Retour à Argos mise en scène Irène Bonnaud Théâtre Liberté, Toulon D’après Eschyle, Irène Bonnaud évoque les réfugiés errant en Europe.

Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! mise en scène Yukio Ninagawa Maison de la culture du Japon, Paris Yukio Ninagawa renvoie dos à dos jeunes et vieux dans un happening apocalyptique.

Quand je pense qu’on va vieillir ensemble création Les Chiens De Navarre Bouffes du Nord, Paris Mordante et sexy, une vision de nos modernes solitudes.

Saga Sig

single

Patrick Wolf Son nouvel album, Sundark and Riverlight, est disponible.

Adrien Missika galerie Edouard Manet, Gennevilliers Cet artistevoyageur fait escale ce printemps en banlieue parisienne avec un nouveau lot de photos, vidéos et sculptures.

L’Ange de l’histoire Palais des Beaux-Arts, Paris Des artistes de toutes les époques explorent l’usage du passé.

Mike Kelley Centre Pompidou, Paris Hommage à l’artiste emblématique de la Côte Ouest, érudit et irrévérencieux.

Fire Emblem: Awakening sur 3DS Ce jeu de rôle sur échiquier est le théâtre d’une guerre où les pions ont, eux aussi, une vie.

Starseed Pilgrim sur PC et Mac Créé par un petit génie du game design indépendant, un jeu qui met en scène des mondes minimalistes et déstabilise complètement.

Bit.Trip Presents: Runner 2 – Future Legend of Rhythm Alien sur Wii U, Xbox 360, Mac et PC Les propositions d’action sont multipliées pour propulser le coureur du rang d’exécutant à celui d’interprète.

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par Serge Kaganski

spécial Palme d’or (3/4) été 1996

rendez-vous sur une autre Croisette avec

Ethan et Joel Coen

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et été-là, je dois rencontrer les Coen Bros. dans un hôtel en bordure d’un boulevard à palmiers, le long de la mer. Ça ressemble à la Croisette, où les frangins sont déjà couverts d’or, mais ce n’est pas la Croisette : nous sommes sur Ocean Avenue, Santa Monica, Californie. La raison de cette entrevue est la sortie française de Fargo et je suppose aujourd’hui que c’est en raison de la préparation de The Big Lebowski, son film suivant, tourné à Los Angeles, que j’ai dû me rendre au bord du Pacifique pour rencontrer notre duo new-yorkais. Les Coen ont cueilli une Palme d’or pour Barton Fink (1991), bon film, pas forcément leur meilleur. Si ça ne tenait qu’à moi, ils auraient aussi une Palme pour Sang pour sang, Miller’s Crossing et bien sûr le splendide et neigeux Fargo (depuis ce rendez-vous de Santa Monica, la liste des Coen-films en or s’est allongée et peut-être décrocheront-ils leur seconde timballe officielle avec Inside Llewyn Davis ?). Tout ça pour dire que j’arrive à ce premier entretien avec les Coen pour Les Inrocks dans un état d’admiration transie. Mais comme on a souvent eu l’occasion de le dire, les artistes ne sont pas toujours aussi excitants que leurs œuvres – ou que l’image que nous projetons sur eux. Dans le cas des deux frères, et cela s’est vérifié lors de rencontres ultérieures, il y a légère déception. Ils sont certes très aimables, courtois, coopératifs, mais leur discours est toujours en deçà de leur cinéma. Leurs films sont tellement riches, complexes, porteurs de multiples niveaux d’analyse, que ce soit sur l’esthétique, la narration, les personnages, les acteurs, le rapport aux genres et à l’histoire du cinéma,

l’americana, la psychanalyse, les référents bibliques et mythologiques, qu’on attend des Coen des interviews du niveau intellectuel et critique d’un Stanley Cavell ou d’un Serge Daney – au moins. Evidemment, on a tort. Comme beaucoup de cinéastes américains, Ethan et Joel sont plus portés sur la narration et l’action que sur l’analyse et l’exégèse. Parfois, j’ai cru qu’ils le faisaient exprès, qu’ils la jouaient moins savants qu’ils ne sont pour embrouiller le critique, un peu comme certains estiment que, dans leurs films, ils sont trop cyniques en se montrant plus intelligents que leurs personnages. Or, pas du tout, je suis convaincu qu’ils ne font pas plus les malins dans leurs films qu’ils ne jouent les idiots en interview. Je les crois quand ils répondent : “Vous placez la barre trop haut, nous n’avions pas de telles ambitions existentielles” ou “Cinéma et philo sont des domaines très séparés. Pour nos films, notre démarche n’est jamais aussi abstraite.” Et quand on leur demande si, dans Fargo, ils ne se moqueraient pas un peu beaucoup des ploucs du Minnesota, ils répliquent calmement et sans la moindre ironie : “Les gens qui échangent des banalités, c’est typique du Minnesota. Ils peuvent avoir de longues conversations qui ne sont que des jetons de politesse. Evidemment, ça peut devenir très comique. Pour nous qui avons grandi là, ça n’a rien d’extraordinaire.” Les Coen sont avant tout des storytellers, préoccupés par la puissance d’un récit ou la consistance d’un personnage et par l’effet que ceux-ci produisent sur le spectateur. Les théories et concepts, ils laissent ça aux critiques. Dommage pour la hauteur de la conversation, mais tant qu’ils feront des films aussi brillants que Fargo, ça nous ira très bien.

Fargo en couve des Inrocks : du sang sur la neige en plein été

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