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POUR UN THÉÂTRE EN PRISE AVEC LA RÉALITÉ DU MONDE. ENTRETIEN AVEC MARIANNA SALZMANN

Dans ce numéro de la revue Le bruit du monde, nous présentons deux de tes textes écrits pour le théâtre, Langue maternelle, Mameloschn et La Musique du pain blanc, dans lesquels il est question de déracinement mais aussi de déplacement et de mouvement entre plusieurs cultures ou plusieurs langues. Es-tu particulièrement attachée au thème de la migration ? Ce n’est pas tant le thème de la migration mais davantage celui de la recherche d’identité qui m’intéresse. Mes personnages ne migrent pas, ils sont pour la plupart Européens, et l’Europe est le résultat d’un processus de migration. Ils veulent pouvoir décider de leur vie sans avoir de comptes à rendre, ni être stigmatisés. L’Europe que j’observe et sur laquelle j’écris connaît actuellement de profonds changements. D’un côté, il y a ce courant réactionnaire, de droite, et de l’autre, il y a ce détachement de l’État-nation, vers un sentiment post-national. C’est dans cette deuxième voie que je souhaite poursuivre ma réflexion. Dans les deux pièces, il est aussi question de conflits générationnels à différents degrés, ainsi que d’une possible émancipation par rapport à la tradition familiale. Comment envisages-tu le rapport avec la génération précédente ? À la dimension post-nationale que j’ai mentionnée plus haut, vient évidemment s’ajouter un éclatement des structures familiales conventionnelles. Cela n’a rien de très nouveau. Mais ces idées du XXI e siècle peuvent engendrer de la peur, et la croyance dans le modèle « père-mère-enfant » s’en trouve renforcée. Il y a aussi l’appartenance à un groupe, du fait de son sang ou de ses gènes, qui est à nouveau fortement mise en avant, car les Européens ont de plus en plus peur de tolérer une autre façon de penser. Je ne sais pas exactement ce que représente « ma génération », j’ai également du mal à parler de « famille de sang ». Je comprends bien ce que ça veut dire et je crois que pour s’émanciper de cette manière obsolète de penser, il faut commencer par analyser de manière précise les normes qui nous déterminent pour ensuite les dépasser. Nous devons comprendre ce qui nous a façonnés pour savoir comment s’en détacher et trouver notre propre chemin. C’est ce que tente de faire les protagonistes, aussi bien dans Mameloschn que dans La Musique du pain blanc. Mes protagonistes les plus jeunes sont issus de structures familiales conventionnelles et essayent de trouver un nouveau chemin. Il s’agit peutêtre aussi de ne pas répéter les mêmes erreurs que leurs parents ou leurs grands-parents. Pouvoir faire ses propres erreurs, cela a déjà quelque chose en soi d’émancipateur. Les personnages féminins jouent toujours un rôle central dans ton écriture pour le théâtre. Est-ce que toutes ces femmes ont quelque chose en commun ? Il s’agit d’une réflexion que j’essaye de mener à plusieurs niveaux. D’une part, il y a évidemment une approche très personnelle qui vient du fait que je me sens moi-même très rarement représentée au théâtre. Je vois surtout des femmes en robes à fleurs qui courent pieds nus sur scène

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et qui donnent la réplique à leurs collègues masculins avec une petite voix fluette. Et lorsque les femmes sont en soi différentes ou écrites autrement, elles jouent des rôles d’hommes. Je noircis un peu le tableau, mais on retrouve ce schéma très fréquemment. Nous ne sommes pas des objets de décoration. Dans l’Antiquité, les personnages féminins étaient tout aussi forts et importants — comme Clytemnestre, Antigone, Médée. Par la suite, le romantisme allemand et le classicisme ont exclu la femme de la scène, en la sexualisant ou en la tuant — ce qui est certainement à mettre en rapport avec le siècle des Lumières et son corrélat : la stabilisation des structures du pouvoir à travers la famille, fondée sur l’autorité du père et de l’État. Ou mieux encore, la femme doit supplier son père de la tuer parce qu’un homme a abusé d’elle (N.d.T. : L’auteure fait ici référence à la pièce de Lessing, Emilia Galotti). Ce sont les racines de la dramaturgie allemande, on ne peut pas les effacer. Mais il faut en prendre conscience. C’est également la raison pour laquelle les personnages féminins ne sont réhabilités que très lentement — car nous bâtissons sur un socle autoritaire et patriarcal. J’essaie de traiter cette question de manière très ciblée dans mes pièces. Avec Mameloschn, je voulais faire une pièce qui concerne et qui comporte trois femmes fortes. Le seul endroit où un père est mentionné, c’est à travers une blague où un père ver de terre oblige son fils ver de terre à manger de la merde « parce que c’est chez nous ». C’est mon commentaire personnel sur notre héritage culturel. J’ai consacré toute une pièce à la question du père et de l’État : Veufs et orphelins, qui porte le sous-titre « ma tête est une valise ouverte d’où tombe Dieu/Le Père/L’État sans se briser car il est aussi souple que du caoutchouc », où j’examine le modèle « père-mère-enfant » pour comprendre à quel point nous avons intériorisé le système et comment nous le reproduisons sans même nous en rendre compte. Ce sont les questions de discrimination à l’encontre des minorités qui m’entraînent sur un terrain philosophico-politique. Derrière chaque discrimination se dissimule le souhait de maintenir les hiérarchies établies. Je ne crois pas aux idéologies. Je ne crois pas que derrière la discrimination de la femme, il soit question de « protéger la famille », de même que pour la discrimination des LGBTIQ. D’ailleurs, je ne crois pas non plus que les dictateurs soient ou aient été de grands idéologues. La plupart du temps, ce sont des implications d’ordre économique qui déclenchent une levée de boucliers autour de la « famille conventionnelle » (je pense à Poutine) et la peur que nous ne soyons plus aussi dociles. Dans la mesure où je m’interroge en permanence sur la société et les structures sociales, sur le rapport de l’individu à la société — sur « qui construit quoi et comment ? », je considère presque cela comme un devoir d’écrire des personnages féminins qui racontent un état du monde que je vois et que je vis, sans répéter bêtement les clichés qu’on voudrait projeter sur moi. Et ce devoir se matérialise à travers des femmes incroyablement fortes, indépendantes et courageuses. Tu as gagné de nombreux prix et bourses d’écriture ces dernières années et ta nouvelle position d’artiste associée au Maxim Gorki Theater t’offre également une grande visibilité dans le paysage théâtral contemporain. Mais que penses-tu globalement des conditions de travail des jeunes auteur-e-s de théâtre en Allemagne ?

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D’un côté, j’ai l’impression que les auteurs sont mieux lotis en Allemagne que dans n’importe quel autre pays. Cela ne veut pas dire qu’ils vont très bien, mais on peut vivre ici de bourses, de prix, de créations et de droits d’auteur. Les conditions de travail sont tout de même brutales et cela se ressent dans les œuvres, car la course à la nouvelle création ne laisse pas aux auteurs le temps de se plonger sérieusement dans leurs sujets. Dans le milieu culturel, on voit les gens se bagarrer pour obtenir des prix ou des invitations à des festivals, afin de gagner en visibilité, et c’est à ça qu’ils passent le plus clair de leur temps. En général, les théâtres considèrent les jeunes auteurs comme des objets bons à jeter au bout de deux ou trois pièces. Il n’y a pas de véritable réflexion sur le fond et la forme, et il est extrêmement difficile avec toute cette effervescence autour du Regietheater (N.d.T. : littéralement « théâtre de mise en scène ») d’arriver à se concentrer sur l’essentiel. N’y a-t-il vraiment aucun débat intéressant sur l’écriture contemporaine en ce moment en Allemagne ? Il y en a, bien évidemment. Mais ils sont encore trop éloignés du mainstream. Par exemple, l’une des réflexions les plus intéressantes à mes yeux est menée par l’auteure Maxi Obexer, au sein de son laboratoire « In Zukunft » (« À l’avenir »). Elle y interroge le potentiel explosif de l’écriture dans ce conflit permanent entre le dramatique et le performatif, afin d’élaborer une pensée collective autour du théâtre politique. Elle se demande aussi pourquoi l’écriture dramatique a perdu de sa force en tant que forme artistique, et en arrive à la conclusion que l’écriture dramatique manque de contenus, notamment parce que ceux et celles qui ont le privilège de suivre une formation à l’écriture théâtrale n’ont en général jamais fait l’expérience des mécanismes de discrimination et écrivent donc de manière assez plate sur leur mal-être. Son champ de recherche est évidemment plus complexe, mais pour faire bref, disons qu’avec l’institut qu’elle vient de fonder (le NIDS – en français : Nouvel Institut d’Écriture Dramatique), Maxi veut créer une plateforme pour auteur-e-s, issus ou non de l’immigration, où les grandes questions politiques de notre époque se reflèteraient à nouveau au travers de textes écrits pour la scène. Elle le dit clairement : c’est le contenu qui détermine la forme et non l’inverse. Elle dit aussi qu’en Allemagne les écoles et les programmes d’encouragement à l’écriture sont des clubs englués dans leur routine. J’ajouterai : des clubs d’hommes blancs qui se reproduisent entre eux dans les écoles et les ateliers. Est-ce que tu as parfois le sentiment que l’institution théâtrale est un milieu très marqué par le patriarcat ? Je ne le ressens pas « parfois ». C’est le signe par excellence de l’institution théâtrale. Il ne faut pas oublier que ce sont principalement des hommes blancs et hétérosexuels. Il ne s’agit pas seulement d’expressions comme « blanc » ou « homme », mais de ce que cela signifie réellement : où que nous regardions, les postes de direction sont occupés par les représentants habituels du pouvoir. Et ce n’est certainement pas un hasard. Personne n’est vraiment mal intentionné, mais lorsqu’il est question de succession, ceux qui sont préférés ou choisis sont ceux qui ne représentent pas une menace par rapport à une certaine vision du monde. Une institution en soi, même si nous parlons de théâtre, est la manifestation d’une hiérarchie. Si quelque chose change au sommet, cela modifie également ce qui

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se trouve à la base. Cela produirait des changements considérables, une nouvelle manière de penser. Un acte révolutionnaire. D’autres pièces de théâtre seraient jouées, le public se transformerait, il y aurait un véritable changement dans la société, car le public éloigné du théâtre serait tout à coup impliqué dans le discours, notamment dans celui qui est tenu sur lui. C’est une chaîne de causalité très longue. Mais je n’ai pas l’impression que les représentants actuels du pouvoir soient prêts à passer la main. La réouverture du Gorki à Berlin, sous la direction conjointe de Shermin Langhoff et Jens Hillje, est tout de même une exception notable dont on ne peut que se réjouir. Dans ce nouveau théâtre, tu es en charge du Studio qui donne la parole à des artistes engagé-e-s, d’origines et de cultures diverses. Comment fonctionne ce lieu de programmation ? Le projet du Studio est de proposer une plateforme pour les voix qui sont marginalisées. Berlin est une ville pleine d’artistes venant du monde entier, mais pour lesquels l’entrée dans l’institution demeure une chose difficile. Que ce soit à cause de la langue ou bien de la connaissance des papiers et des statuts de résidence à fournir — il y a beaucoup de raisons à cette situation. Nous voulons créer un lieu pour les artistes qui ont une position marginalisée, nous voulons éclairer sous un autre angle la réalité allemande, donner une autre image de Berlin, car tous ces gens font partie de la ville, mais la plupart du temps, ils ne sont pas visibles dans le milieu artistique ou alors seulement à travers des esquisses stéréotypées. Nous avons trois sections distinctes. « Unternational » concerne la programmation musicale. C’est Daniel Kahn qui s’en occupe et qui invite des musiciens du monde entier. Il s’intéresse particulièrement au klezmer contemporain, mais ce n’est pas la seule musique sur laquelle on peut danser chez nous. Il y a ensuite la section « stagediving » qui concerne tout ce qui touche le théâtre : pièces, performances, danse, lectures scéniques... Je suis responsable de cette programmation et particulièrement attentive aux contenus politiques qui reflètent une réalité européenne. Enfin, il y a « gegen sätze » qui s’organise autour de lectures et de discours. Dans cette section, nous avons par exemple un format qui s’appelle Berlin Calling… dans lequel nous avons réalisé une soirée intitulée Berlin Calling Stockholm au sujet du racisme structurel, puis il y a eu Berlin Calling Lampedusa autour des questions de frontières en Europe et de la problématique des réfugiées, puis Berlin Calling Teheran sur les cinq années passées depuis la « Révolution verte », et cet été il y aura Berlin Calling Istanbul, un an après les manifestations du parc Gezi. Nous invitons à chaque fois un panel représentatif de gens issus des pays en question pour discuter avec nous de l’état actuel des choses. En février dernier, nous avions également un week-end sur les « Réalités francophones » où nous avons présenté certains aspects de l’écriture dramatique francophone à partir de voix ou de thèmes marginalisés. Il était question des déchets qui s’empilent à Istanbul comme à Paris, de l’histoire d’une génération de travailleurs algériens ou encore d’un safari humain en zones de guerre. C’était vraiment passionnant de parler avec les auteur-e-s présent-e-s de leurs thèmes de recherche et de voir à quel point notre lutte contre la stigmatisation et la marginalisation est la même partout dans le monde. Propos recueillis et traduits par Charlotte Bomy — Avril 2014, Berlin.

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Photographie de Lutz Knospe

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