choses vecues 1914-1918

Lorraine, conformément au plan français qui se casse les dents devant la tactique ..... eu lieu, dernier écho de la bataille de Charleroi et premier signal de l'invasion ...... poteaux sciés à leur base et tout au long de la route et sur le mur des.
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CHOSES VECUES 1914-1918

par et de Clément PIFTEAU

PARIS, Juin 2003

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REMERCIEMENTS Parti d’un projet de préservation d’un manuscrit, il arrive parfois qu’une personne étrangère à un récit ou à des évènements s’en pénètre au point de nous en restituer l’air du temps et le ressenti historique des acteurs. Ce fût le cas de Yves Horrière qui s’investit dans cette aventure de sauvegarde des mémoires de Guerre 14-18 de mon Grand-Père : Clément PIFTEAU, ci-après relatées. Qu’il en soit tout particulièrement remercié pour le temps passé, les conseils éclairés, les commentaires pertinents et une mise en reliure astucieuse et soignée. Une pensée toute particulière pour sa fille Valérie qui fît office de « décrypteuse » de ce volumineux document. Des remerciements aussi, envers ma mère qui a su conserver précieusement ces trois carnets, mon épouse qui m’a encouragé à les restaurer, les faire connaître à nos enfants et aux autres membres de notre famille ou à toute autre personne à qui pourrait profiter l’exemple d’un « héros inconnu ».

Paris, Juin 2003 Philippe VASSEUR-PIFTEAU

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BIOGRAPHIE Clément, Paul, Auguste PIFTEAU est né le 28 juin 1885, à Vieillevigne (44), huitième et dernier garçon d’une fratrie de huit enfants, au sein d’une famille d’agriculteurs. La famille PIFTEAU, originellement épelée et transcrite en PIVETEAU, puis au fil des ans PIFVETEAU ou PIFFETEAU, était implantée autant qu’on puisse remonter, depuis 1635 dans cette région frontalière de Vendée et de Loire-Atlantique, particulièrement connue par ses vins de Muscadet, mais aussi pour ses engagements sanglants pendant les guerres de Vendée. Le haut lieu de la Chouannerie, La Chabotterie, se situe à quelques kilomètres de ce village et nombre de « Blancs » périrent dans les environs. C’est donc dans un environnement encore très marqué historiquement que naquit Clément PIFTEAU en plein milieu rural, modeste et profondément catholique. Très tôt, doué d’une intelligence remarquée par ses maîtres de l’enseignement public obligatoire nouvellement instauré, il fût amené à poursuivre des études à Nantes et à Rennes jusqu’à obtenir sa capacité d’enseignement en Ecole Publique. Après un premier poste en Loire-Atlantique, il fût nommé à Vialas (Lozère) où il rencontra Léontine Herminie Vielzeuf qu’il épousa en ce village, le 12 août 1911. Toute sa vie homme de paradoxe, il épousait une femme issue d’un milieu très impliqué dans la religion Protestante. L’année suivante, muté à Jaignes (77), naissait en 1912 sa première fille Alice. En 1914, nommé à Fontaine sous Montaiguillon (77), y naissait le 1er septembre son fils Paul. C’est à eux deux qu’il fait référence lors de son départ à la guerre, le 1er Août 1914, dans le premier carnet. Ses années 1914-1918 sont partiellement relatées dans ses trois carnets, objet de ce livre. De retour de guerre comme prisonnier, ce qui sans aucun doute lui valût la vie sauve, il eut alors trois autres filles, nées au gré des mutations : Henriette née en 1920 à Fontaine sous Montaiguillon, Micheline, ma mère, née en 1921, et Colette en 1923, toutes deux nées à Villeneuve les Bordes (77). Il enseigna dans tous ces villages, en moyenne 5 ans dans chaque poste comme InstituteurDirecteur d’école, souvent à classe unique très chargée ( jusqu’à 50 élèves ). Comme il était d’usage à cette époque, il assurait aussi la fonction de Secrétaire de Mairie. En 1928, il perdit sa femme de maladie à Villeneuve les Bordes où elle y est enterrée. Il se remaria avec Antoinette Cénac en 1929 à Paris qui devait élever ses cinq enfants.

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Après Villeneuve les Bordes, il enseigna à Vimpelles (77) pendant 5 ou 6 ans. Il fût très apprécié de tout le village et se lia d’amitié avec la famille Papeguin, dont l’une des filles Hélène, épouse de Georges Delaune, fût la filleule d’Antoinette PIFTEAU. Récemment en mai 2003, j’ai eu la chance de faire connaissance avec une grande partie de cette famille dont Maurice, le fils aîné, Hélène sa sœur et d’autres habitants du village qui ont conservé la mémoire de PIFTEAU, leur Instituteur à la réputation de « sévère mais juste ». Enfin, il fût nommé pour son dernier poste à Charny (77) comme Directeur d’Ecole. C’était au début de la seconde Guerre Mondiale et il fût amené à remplacer par intérim le Maire, durant les premiers moments de l’occupation. Vers 1941, il prit sa retraite et reçut les Palmes Académiques pour sa carrière professionnelle. Retiré dans les Landes à Saint-Martin de Seignanx (40), dans une maison « Les Bruyères » de la famille Etchegary, il ne devait pas en profiter très longtemps et s’éteint de maladie le 24 juillet 1942, à l’age de 57 ans, un an avant le décès de son fils, pilote et Capitaine de l’armée de l’air abattu en vol à Oran en 1943. Aujourd’hui en 2003, enterré avec sa seconde épouse à Saint Martin de Seignanx, il laisse derrière lui : 5 enfants, 6 petits-enfants, 9 arrières petits-enfants et 2 arrière-arrières petitsenfants. L’un d’eux Philippe VASSEUR-PIFTEAU

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TABLE

NOTE AU LECTEUR

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1° CARNET

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CROUY

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APPENDICE

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L'EXIL

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EXTRAITS DES CARNETS DE PAUL TUFFRAU

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NOTE AU LECTEUR

C'est alors qu'il était prisonnier au camp de Langensalza, en Thuringe, que Clément Pifteau a écrit ses carnets, probablement entre Janvier et L'été 1915. Il s'agit d'un témoignage, destiné aux siens ou à la postérité, et non de notes prises sur le vif. L'ensemble se compose de 2 grandes parties. La 1°, qui correspond aux deux premiers carnets, va de sa mobilisation le 1° Août 1914 à Janvier 1915 date où il est fait prisonnier, et se prolonge d'un "appendice", recueil de scènes isolées et de considérations sur les officiers de l'armée française. La 2° correspond au 3° carnet et s'intitule "L'exil". Elle couvre le trajet jusqu'au camp et fait une description de la vie de prisonnier. Le travail a donc une allure inachevée puisqu'on se serait attendu au moins à un bref chapitre sur la façon dont les prisonniers ont accueilli l'annonce de la victoire et sur le retour. Il est possible que des carnets aient été perdus depuis, mais on sent également au fil de l'ouvrage monter une certaine lassitude sur un fond de fort pessimisme et d'amertume. L'écriture devient de moins en moins nette, l'orthographe de plus en plus relâchée, les phrases moins construites. Probablement C.Pifteau avait-il un projet initial de mémoires de guerre, au point de commencer par un frontispice grandiloquent, qu'il abandonna au milieu de l'ennui et de la monotonie des jours au camp. Pour le lecteur du 21° siècle plusieurs caractéristiques émergent nettement, même dans une lecture rapide : le style volontiers ampoulé et pompeux, mais courant à l'époque. La russophobie et l'anglophobie violentes, opposées à une certaine admiration pour les allemands que n'explique pas totalement la situation de prisonnier. La prudence conseillait en effet à C.Pifteau de ne pas se livrer à des attaques violentes contre l'Allemagne et son Kaiser mais rien ne l'obligeait à dire de ce dernier "Somme toute c'est un bel homme" ni à se livrer aux différents éloges dont il gratifie l'ennemi après l'avoir qualifié "d'Attila" et autres gracieusetés. Mais la principale caractéristique sur laquelle il nous faut revenir est la grande distance que met l'auteur entre lui et les évènements. Tout au long des deux premiers carnets il ne consacre pas une ligne à ses propres -9-

faits et gestes. Il ne tire aucun coup de feu, il ne rampe jamais sous les tirs, il ne se décrit pas au milieu de ses propres combats, il n'existe que par le "on" ou le "nous" collectif… il pousse la place d'auteur jusqu'à une situation extrême passant de la position de protagoniste des évènements à celle d'observateur extérieur, comme une sorte de correspondant de guerre seulement armé de son carnet et de son crayon. Pourtant Clément Pifteau a été en plein cœur des évènements dramatiques qui ont marqué le début de la Grande Guerre, et son témoignage colle parfaitement avec le fil des épisodes que font les historiens, sur la stratégie initiale de Joffre, le repli des armées, le début de débandade et de démoralisation, le sursaut de la Marne etc. Simple fantassin en une circonstance où seuls Joffre et quelques généraux avaient une vue claire de la situation, il ne fallait pas demander à C.Pifteau d'insérer les mouvements de sa compagnie dans le cadre d'ensemble. Voici donc un bref rappel de celui-ci. Du point de vue des stratégies en présence tout d'abord rappelons que le plan français était d'attaquer à tout crin à l'Est en s'appuyant sur le dispositif militaire autour de Nancy et de Verdun, et d'attaquer notamment en Alsace. En face le fameux plan Schlieffen était de contourner les troupes françaises en passant par la Belgique (neutre), et de foncer sur Paris tout en prenant l'armée française dans une grande nasse allant de la Lorraine à l'Ile de France. Cela supposait un mouvement très rapide pour bénéficier à fond de l'effet de surprise, qui sera réel, alors que les moyens de communication de l'époque ne permettaient pas des liaisons très rapides. L'infanterie allait à pied. Liège tombe le 16 Août, Bruxelles le 20. A ce moment là CP est en Lorraine, conformément au plan français qui se casse les dents devant la tactique défensive allemande. Le 22 Août Joffre prend conscience de l'échec autour de Metz, et surtout comprend le mouvement d'ensemble d'Est en Ouest de l'armée allemande. Il prend alors une décision audacieuse et fondamentale pour la suite : dissoudre l'armée de Lorraine confiée à Maunoury, et constituer, sous le commandement de ce dernier, une armée nouvelle à l'Ouest qui renforcera son aile gauche. Le commandement allemand ne comprendra pas immédiatement la manœuvre, et ne se rendra compte de l'existence de cette nouvelle armée que devant Paris. Le 25 Août, alors que les Allemands commencent à entrer en France, la décision est formulée, et il s'opère un admirable mouvement de

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logistique dans lequel CP va embarquer le 26 pour se retrouver avec le même chef au sud d'Amiens.1 La rapidité de l'avance allemande, et surtout celle de Von Kluck qui commandait l'aile droite, a bien failli compromettre les plans de Joffre. Dorgelès, Péguy, Marc Bloch ont tous parlé du spectacle désolant de la fuite des armées françaises, de fantassins perdus, de civils désemparés, de l'effondrement moral qui a menacé de tout emporter. CP parle peu des civils, alors que ceux-ci encombraient les routes au point de bloquer les mouvements de troupes., et il est tout proche du régiment où servait Péguy qui se fera tuer près de Monthyon lors d'une contre attaque de Maunoury, encore une de celles faites à la baïonnette contre les mitrailleuses. Comme on le sait c'est Von Kluck lui-même, celui qui bousculait l'armée française depuis Lille, qui va donner l'occasion de la contre attaque en se déportant sur Château-Thierry. Galliéni puis Joffre virent assez vite ce changement de direction, ce qui permit vers le 4 Septembre de passer d'une fuite Nord - Sud à un mouvement Ouest - Est. C.Pifteau sera ainsi aux environs de Meaux le 5. Le problème du 246° sera alors la rapidité de réaction de Von Kluck derrière lequel il courait, et qui, réalisant la manœuvre d'enveloppement dont il est l'objet fait purement et simplement demitour profitant de la lenteur de réaction des troupes britanniques. Il remonte brutalement vers le Nord derrière un violent tir d'artillerie devant lequel la tactique française aura toujours la même efficacité. C.Pifteau fait bien des allusions à la longueur des distances que l'on demandait aux fantassins de franchir face au tir ennemi, avec le sac au dos. Il aurait pu préciser encore à titre d'exemple qu'à Vareddes, au Nord Est de Meaux, et dont il était tout proche, les soldats avaient 1.500m à parcourir. Les pertes de l'armée de Maunoury lors de ces journées d'Etrépilly, Barey, Vareddes… ne seront même pas publiées. N'en déplaise à l'anglophobie de C.Pifteau, c'est lorsque le mouvement des troupes britanniques commence à s'insérer entre les armées de Von Kluck et de Von Bulow que Von Moltke ordonne le repli au Nord de l'Aisne. L'armée allemande se retire en bon ordre, comme le notera bien notre chroniqueur, et s'installe solidement au Nord de Soissons pour accueillir les français comme il convient dès que ceux-ci se montreront. Officiellement la bataille de la Marne se termine vers le 10 Septembre quand Von Kluck décroche. Le Kaiser furieux de cet ordre de repli démissionne Von Moltke le 14 et le remplace par Von Falkenhayn.

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C'est indirectement que l'on apprend qu'il est engagé dans le 246° régiment, par l'intermédiaire d'une harangue "Salut drapeau du 246…" ce qui confirme le lien que l'on peut faire avec les mémoires de P.Tuffrau dont on parlera plus loin.

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Commence alors une période de transition où les armées vont se tester, mais sans grande manœuvre si ce n'est l'épisode de la course à la mer. Elles vont s'enterrer, tenter des coups de main. C'est là que Von Falkenhayn teste sa tactique d'épuisement de l'adversaire qu'il appliquera en grand à Verdun. On désignera plus tard par "bataille de l'Aisne" cette série d'engagements marqués notamment par les combats de Craonne, et à la fin desquels les allemands réussiront à rejeter les franco-anglais au sud de l'Aisne. Clément Pifteau est placé à un point sensible, à la jonction de l'armée de Maunoury et de celle de French. C'est bien sûr aux jonctions que les offensives se portent volontiers. Mais c'est à l'occasion d'une nouvelle offensive ratée, lancée par Joffre sur Soissons entre le 9 et le 14 janvier 1915 qu'il est fait prisonnier (le 12). Il n'a ainsi pas compté dans le bilan de 12.000 tués français qu'a causé cette tentative. Il arrive à Langensalza vers la mi-janvier, et il se met probablement très vite à la rédaction puisque le 2° carnet comporte à la fin une mention "Janvier – Mars 1915". Le 3° carnet n'est pas daté, mais les dernières pages ont clairement été rédigées en été, et il ne comporte aucune mention explicite ou implicite à Verdun qui a débuté en Septembre. Il fait de la vie au camp une description relativement sereine qui fait penser que ces pages ont été écrites avant que n'arrivent les pires moments de la guerre. LES CARNETS DE PAUL TUFFRAU Ces carnets, publiés en 1998 par les éditions Imago, sont un des multiples recueil tirés de lettres ou de notes de poilus. Ils ont ici un intérêt particulier car P.Tuffrau était en août 1914 sous lieutenant au 246° régiment d'infanterie, celui donc de C.Pifteau. Les témoignages sur la partie de combats qu'ils ont en commun concordent parfaitement quant aux dates et aux itinéraires 2. Par contre Paul Tuffrau n'a absolument pas le même parti que Clément Pifteau sur la place d'auteur. Ses notes sont irrégulières, prises sur le vif, rédigées à l'occasion d'une halte, et l'auteur s'attarde surtout à décrire le quotidien de la vie de soldat c'est-à-dire les combats sous les canons, la peur, les centaines de mètres passés à ramper sous le feu des mitrailleuses etc. C'est pourquoi nous avons pensé qu'il était intéressant de reproduire un extrait de ces notes concernant la période juste avant et pendant la bataille de la Marne.

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Paul Tuffrau est un peu plus précis sur les lieux, car il a pris ses notes au fur et à mesure. C'est beaucoup en s'appuyant sur celles-ci que l'on a pu reconstituer dans le détail la route suivie après le transfert de l'armée au nord de Paris.

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PRINCIPES SUIVIS POUR LA REPRODUCTION DES CARNETS Rédigés dans le calme les carnets de C.Pifteau ne posent pas de vrais problèmes de lecture ni d'interprétation. Ici ou là cependant des choix ont été nécessaires, voici les principes suivis : •

On a pris le parti d'une reproduction aussi fidèle que possible c'està-dire fautes d'orthographe incluses. Il y en peu dans les premiers carnets beaucoup plus comme on l'a dit dans le 3° avec en sus des fautes de français dont l'instituteur qu'il était aurait sans doute rougi s'il s'était relu (ce qu'il n'a vraisemblablement pas fait)



Pour les mots totalement illisibles (rares) on n'a pas cherché l'approximation et ils sont marqués par des xxxx. Généralement l'approximation est possible et est alors signalée.



De même on n'a pas remplacé les mots manquants, le sens général de la phrase restant le plus souvent lisible.



Clément Pifteau fait souvent appel aux guillemets pour de simples monologues intérieurs, qui ne sont qu'un rapport des impressions du moment mis en style direct, et il oublie parfois de les fermer. Le plus souvent l'emplacement où prend fin ce monologue peut être situé assez clairement et, pour faciliter la lecture on les a alors fermés. Dans d'autres occasions la chose est moins nette et elle est alors signalée.



On verra que l'auteur fait de larges digressions politiques ou philosophiques. Il n'appartenait pas à l'éditeur de les commenter. On a toutefois ajouté en note un commentaire sur un cours d'économie monétaire, craignant que les explications un peu fumeuses et approximatives sur la façon dont la Banque Impériale et la Banque de France réglaient leurs compensations n'induisent le lecteur en erreur.

Les numéros entre crochets renvoient aux pages du carnet en question.

Yves Horrière Mars 2003

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CHOSES VECUES ______________________

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1° CARNET

"Que la malédiction éternelle des peuples retombe sur ceux qui déclarent la guerre, et qui sciemment, pour la vaine satisfaction de quelques agioteurs véreux à court d'argent font pleurer des millions de mères et d'épouses, et transforment en un vaste désert les plus riches contrées d'un pays" CP

1° Août 1914 L'aube sanglante apparaît et fait bientôt place à un soleil radieux qui illuminera la campagne de toute la chaleur accablante du mois d'Août. Il est 5 heures du matin, à peine aperçois-je, ça et là, dans le petit village que j'habite quelques personnes encore mal réveillées qui se rendent nonchalamment au travail. J'arrive au puits communal et déjà l'on me communique la triste nouvelle qui va transformer l'orage menaçant sur nos têtes en un cataclysme épouvantable: la mort de Jaurès, la mort de l'homme qui, à lui seul, était capable d'arrêter en plein XX° siècle la guerre la plus épouvantable de notre époque. Ah ! Messieurs les politiciens, le coup était réellement bien combiné ! Cet homme, avec son impétuosité ordinaire, avec son ardeur combative et sa liberté de parole vous gênait, et d'un coup vous le supprimez !…. Le coup de revolver d'un fanatique assassin n'a pas seulement tué le travailleur assoiffé de liberté et d'internationalisme, il a tué aussi du même coup, tous ceux qui, à l'heure actuelle, sont étendus sous une couche uniforme de terre et sur la tombe desquels se penchent les regards navrés des mères et des épouses… Désormais la voie est libre et les choses vont se précipiter. A trois heures de l'après-midi, la guerre qui n'était encore qu'imminente, devient la réalité : La Mobilisation est décrétée…… Pleurez, mères et épouses ! Combien d'entre vous reverrez vos enfants & époux ?…. Les hommes, eux, se hâtent déjà vers leur demeure, à la hâte les plus jeunes empilent dans un mouchoir les quelques vêtements indispensables au début d'une campagne. Un dernier baiser sur le front des mamans éplorées et les voilà qui se dirigent vers la gare, premières victimes - 17 -

expiatoires offertes à l'Hydre qui, bientôt va dévorer les nôtres par milliers. La gare présente son aspect accoutumé mais l'élément féminin est en infime minorité : quelques voyageuses attardées et c'est tout. Là des dragons hissent sur une plate –forme à grands renforts de muscles les lourdes voitures réglementaires qui nous apporteront en campagne la nourriture & les munitions indispensables. Sous le hall vitré de la gare, les employés principaux déjà militarisés, se promènent et perdent peu à peu cette élégante politesse qui est l'apanage des employés français. Déjà, l'on entend sur le pavé, le heurt métallique du sabre de l'officier de planton. A peine a-t-on le temps de faire en ville les quelques achats indispensables que déjà il faut partir dare-dare pour le village. Les gendarmes y sont déjà et sur les murs désignés à l'avance pour l'affichage s'étale en grandes lettres l'ordre de Mort d'une quantité de citoyens paisibles, la Mobilisation générale des armées de terre & de mer, c'est le règne de la Canarde qui commence, règne qui durera….. longs mois pendant lesquels la hideuse mégère fauchera à pleins bras parmi la multitude des têtes blondes ou brune penchées anxieusement sur ces affiches. 3° jour de la mobilisation. Voici le moment de quitter peut être pour toujours les êtres qui nous sont le plus chers au monde : sa famille !! Les derniers préparatifs se font avec une hâte fébrile, avec une fièvre d'impatience où l'on semble plutôt chercher le moyen de retarder l'heure fatale. Chacun reste confiné dans le coin le plus obscur de la salle à manger pour essayer de cacher ses sanglots et de ne pas entraver l'effort courageux de celui qui malgré tout veut se montrer ferme jusqu'au bout. Pauvre petit bébé qui dort dans ton berceau d'un sommeil d'ange, ton souffle régulier & pur ne dénonce pas toutes les émotions qui s'agitent autour de toi ! Tu es le plus heureux car à ton âge, on ignore tout des tristesses de la vie. Dors bel ange ! Dors mon adorée ! Ton sommeil ne sera pas interrompu, car ton père, lorsque l'heure fatale arrive, se contente de déposer un long baiser sur ton front, baiser dans lequel il renferme toute la tendresse qu'il ressent pour toit… Un muet regard, mais combien éloquent ! Jeté à la mère, à l'épouse, semble lui dire "Je pars faire mon devoir, car il le faut ! tu auras désormais à assurer l'avenir de notre fille; sois forte & courageuse quoiqu'il advienne; montres-toi jusqu'au bout la digne Française que l'ai connue, ton mari te reviendra sain & sauf. Il passera peut être à travers tous les périls de cette guerre et tu le retrouveras de nouveau le

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cœur rempli d'un regain de tendresse & de dévouement pour la femme qui se sera montrée courageuse." C'est fini La voiture est partie emportant le soldat. Que deviennent à cette heure les femmes livrées à leurs seules réflexions ? Lui s'efforce de ne pas approfondir, il ne veut pas renouveler par la pensée les adieux déchirants du départ. Il part et s'efforce d'observer la majestueuse étendue de la plaine ensoleillée qui s'étale devant li. Les meules de blé éparses çà et là, les épis ondulant au souffle régulier du vent, semblent pour lui des choses nouvelles. A travers ses paupières embuées, car il peut pleurer à son aise maintenant il regarde les chemins familiers sur lesquels il s'est tant promené le Dimanche et il leur dit un dernier adieu. {6} Maintenant le train roule… roule d'une lenteur plutôt désespérante à cause de l'encombrement des gares et chaque bouffée de fumée, poussée par le souffle très doux d'un vent du sud, emporte vers le pays le souvenir de celui qui ne reviendra peut être jamais…. Un collègue, rencontré dans le train, se désole d'être réformé; sa constitution ne lui permet pas de suivre ses deux frères mobilisés eux aussi, et il doit, sur les injonctions réitérées de son aîné, rester à veiller sur leur vieille mère : c'est un devoir sacré auquel il ne faillira point. Les gares de bifurcation sont pleines. Une multitude d'hommes 'y agitent ainsi que dans une fourmilière; la réserve de la territoriale garde les voies sur lesquelles passe une suite ininterrompue de trains de toutes sortes : wagons de voyageurs de toute classe, wagons à bestiaux, trucks & plateformes avec leur chargement de canons et de voitures solidement attachés, locomotives enrubannées et fleuries ainsi que des jeunes filles parées pour la noce; toutes ont inscrit sur leur fronton la même devise et suivent a même direction "Vive la France", et "Train direct pour Berlin" Vive la France. Oui ! c'est un pays qui ne meurt pas ! Nous sommes tous là, ses enfants pour la défendre et nous la défendrons, mais que de désillusions vous prépare la seconde indication ! Ignorez vous donc pauvres sots, la puissance formidable de celui que nous allons combattre, ignorez-vous l'organisation formidable de ses armées et la discipline admirable qui règne chez lui ? Avec quelle stupeur n'avezvous pas appris un mois après jour pour jour que le train direct pour Berlin (8 jours de voyage) avait changé de main en cours de route et qu'il s'appelait alors "Train direct pour Paris !" Certes ! J'entendais tant dire autour de moi :"L'heure est on ne peut plus favorable; il est temps d'écraser l'esprit germanique et de pulvériser cette épée de Damoclès perpétuellement suspendue sur nos têtes" j'avais presque fini pas y croire, mais combien le réveil a été dur. Que retirerons-nous de cette "maudite guerre" comme la dénomment si justement les femmes.

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L'Alsace et la Lorraine ? c'est douteux car ces deux provinces ne sont pas prises. Nos cinq milliards ? comment ferait-on pour faire payer quelqu'un à court d'argent. Des impôts nouveaux ? Ah ! Oui certes et nous nous en apercevrons. Mais nous aurons aussi une richesse de plus : les terres seront arrosées de véritables flots de sang humain et les récoltes qui pousseront sur le sol qui recouvre les victimes de cette guerre seront sans doute merveilleuses !!! {8} Il fait nuit lorsqu'on arrive à Fontainebleau, après avoir changé de train un nombre incalculable de fois; l'aspect de la rue est triste, triste, les tramways ne marchent plus et la jolie petite ville de province, si animée à l'ordinaire, semble plongée dans une morne désolation. Est-ce le regret de quitter des êtres chers ? Est-ce la peine morale de se voir ainsi voguer vers l'inconnu qui me donne cette illusion ? Peut-être vaudrait-il mieux chercher à s'étourdir que de se plonger ainsi dans de telles réflexions. La première nuit sous la tente est quelque peu dure : la nature n'y est pas encore habituée. On va déjeuner d'une tasse de café et l'on rejoint alors le quartier où nous attendent en face de poteaux & de tables les fourriers des compagnies auxquelles nous sommes affectés. C'est l'enrôlement volontaire qui commence, quelques camarades des classes 3,2,1 & 1900 se voient reculer leur appel de convocation à douze jours, ils partent joyeux rejoindre leurs familles; mais le deuxième adieu ne sera-t-il pas plus pénible que le premier ? Nous voici au bureau de la Compagnie. Là, des piles de pantalons attendent leur propriétaire, ici des ballots de vestes & de capotes, toutes numérotées. On se croirait dans un grand magasin de nouveautés, le tout flambant neuf après dix ou quinze ans de rayon. C'est du beau drap, mais qui ne résistera que médiocrement aux fatigues d'une campagne et dans quelques mois, l'on verra ce spectacle peu banal d'une armée française habillée de velours noir ou blanc soit de capote d'un gris tendre rappelant à s'y méprendre la couleur des effets militaires allemands. Où êtes-vous, pauvres millions votés avec une si grande facilité, dans quel tréfond de poche n'avez-vous pas passé ? et pourquoi n'avez-vous pas réussi à créer cette belle harmonie de ton qui distingue depuis de si longs siècles les soldats français ? L'uniforme français ! ô ironie du mot !! Le rayon des cuirs est particulièrement soigné, les amateurs ne chôment pas, c'est le moment de se rappeler sa vieille théorie sur l'enroulement des courroies de sac, et sur l'arrimage méthodique des effets en campagne. Peu à peu chacun finit par s'habiller.

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Il est midi : la soupe sonne ou plutôt le caporal d'ordinaire avertit qu'un potage succulent nous attend. En effet la soupe préparée par la compagnie n'est nullement mauvaise; il y a bien une légère différence entre le pot-au-feu familial et le bœuf régimentaire. Mais n'est-ce pas là notre première journée de guerre et ne faut-il pas s'habituer d'ores et déjà aux misères de la guerre? {11} Bien des jours se passeront désormais sans que nous ayons ce délicieux bouillon. Le soir on sort en ville; déjà des nouvelles circulent, toutes favorables d'ailleurs. Dès le début, les esprits sont disposés à croire l'issue de la guerre non douteuse. A la fin de la semaine, c'est _à dire huit jours après la déclaration de guerre, Altkirch et Mulhouse sont entre nos mains. Décidément les Allemands semblent être de bien piètres soldats : beaucoup de victimes de leur côté, peu du nôtres ! Leurs obus n'éclatent pas ils tirent très mal... ils ont une peur affreuse de notre baïonnette et s'enfuient au premier choc... en un mot tout va pour le mieux. Peut être la réalité est-elle toute autre pensai-je; certes nous avons pris Mulhouse mais à quel prix ? Mais je ne veux pas anticiper, la seconde partie de mes mémoires répondra-t-elle pour moi. Les jours suivants nous finissons de nous équiper, puis on nous divise en escouades; les rassemblements sont longs car la compagnie est échelonnée dans la rue. Notre brave et sympathique adjudant, qui s'est d'ailleurs conduit en héros et que j'estimerai toujours, s'époumonne à nous rassembler. Il y arrive et bientôt nous recevons la visite de notre capitaine. Une chose le distingue au premier abord : c'est son nez du plus beau vermillon qui se puisse voir, pour lui la dive bouteille ne doit plus avoir de secret et en homme distingué il doit envoyer régulièrement sa carte à Besançon ou quelque part par là, dans le Doubs, suivant le vieil adage : Dans le Doubs absinthe toi ! Sa parole, voilée par un enrouement chronique, est brève et saccadée, il a l'habitude du commandement et sa voix vibrante de patriotisme nous touche au cœur et nous ouvre des horizons de batailles et de gloire semblables au "Rêve" de Detaille. "Mes amis, nous dit-il, vous savez que l'Allemagne nous a déclaré la guerre, vous savez que ses armées ont massacré de nos femmes et de nos enfants ; jurons de venger les nôtres tombés sous leurs coups. Nous ignorons ce que l'avenir nous réserve, mais nous assisterons peut-être à de grandes batailles. Vous êtes jeunes, vous êtes agiles, vous serez toujours au premier rang, cela j'en suis convaincu. Moi je suis vieux, je ne suis plus alerte. Je ne pourrai évidemment vous précéder, mais je vous suivrai toujours par derrière ! Le premier qui recule, je lui brûle moi même la cervelle avec mon revolver !!" Ouf ! Me dis-je, pour un discours patriotique, c'en est un ou je ne m'y connais pas. Ah ! Brave capitaine, combien vous excelliez dans l'art de nous insufler le patriotisme et l'enthousiasme qui nous manquaient. De - 21 -

quels lauriers ne nous serions nous pas couverts si le colonel ne prisant probablement pas votre discours aussi bien que nous, ne vous eût affecté dès le lendemain au régiment territorial. Le soir première vision de la réalité nous touchons des cartouches, instruments de mort et jolis joujoux tout ensemble renfermés dans les luxueux écrins que sont nos cartouchières. Voilà le régiment équipé ! Aussi bien, est-ce la dernière journée de notre séjour à Fontainebleau, car déjà l'on nous réclame à la frontière. Entre temps notre commandant et le colonel passent chacun leur revue. Le premier nous fait faire du maniement d'armes au rassemblement et nous fait l'effet d'un chef médiocre. Combien heureusement les apparences sont trompeuses et avec quelle ardeur nous vous aurions tous suivi aveuglément si la mort impitoyable ne vous eût fauché dès la journée de Barcy. Dormez en paix, brave et héroïque commandant Brun, vous emporterez avec vous l'estime et le respect de tous vos subordonnés; votre souvenir restera gravé dans nos mémoires et servira d'exemple aux générations futures. Le second, également, fait vibrer nos âmes d'un ardent dévouement patriotique : "Salut, s'écrie-t-il, Drapeau du 246, emblème de la Patrie, tu n'as jamais vu le feu de la bataille, mais nous tous ici présents, réunis sous tes plis, nous jurons de t'y conduire; tu reviendras peut être criblé de trous mais pas un de nous t'abandonnera." Il est midi. La chaleur est torride et nous revenons de la revue avec une faim d'ogre. Vite, un bon déjeuner qui nous restaure et nous sortons en ville faire les achats indispensables à tout voyage qui peut être long. Les effets civils bien empaquetés sont déposés dans une maison. Beaucoup de camarades religieux, en prévision du voyage possible de l'éternité, se préparent eux aussi. {13} Le soir à huit heures tout est prêt; le régiment s'ébranle et traverse Fontainebleau, musique et drapeau en tête, en route vers Héricy où il doit embarquer, en route vers la frontière et vers la gloire ! Quand reviendras-tu, brave régiment de réserve et combien ramènerastu de tes membres au foyer familial ?... Dieu ! que la nuit est froide, même au mois d'août ! La sueur de la marche a disparu et fait place à un petit frisson, avant-coureur de ceux plus prolongés des nuits de tranchée. Le ciel est splendide, des millions d'étoiles brillent au firmament. Le matériel & les hommes, tout s'embarque normalement; un dernier coup de sifflet et le train part. {16} Deux jours de chemin de fer dans des wagons d'un confortable quelque peu rudimentaire, sans incidents bien notables. Nous traversons Seine & Marne dans la nuit, et le matin on nous offre à Nogent s/Seine

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un délicieux café copieusement arrosé de cognac. Romilly et Sézanne sont passés, puis la Fère-Champenoise, théâtre, un mois plus tard, d'un des plus sanglants combats de l'histoire, et nous sommes à Sommesous. Cà & là des débris de wagons achèvent de brûler par les soins du Génie. Sur le côté droit de la voie, une locomotive renversée : tout annonce un déraillement; c'est le train précédent : sept morts et une cinquantaine de blessés, premières et innocentes victimes de la guerre. Le lendemain matin nous débarquons à Bannoncourt, localité située à quelques kilomètres de St Michiel 3. C'est le calme absolu. Je suis tout surpris de ne pas entendre le canon. Après une marche fatigante sous un soleil torride, nous arrivons à St Michiel et nous sommes cantonnés à la caserne d'Apremont-Sénarmont. Accrochée, pour ainsi dire, à flanc de coteau, la caserne offre à ses locataires une vue merveilleuse. Derrière elle, la masse imposante du camp des Romains avec ses flancs hérissés de tridents et de ronces artificielles; au fond du vallon la Meuse serpente silencieusement et déroule avec majesté ses innombrables anneaux autour desquels semblent placées, comme des pions sur un damier, les maisons si coquettes de la ville. A droite, à gauche et devant, des bois et des moissons blondes attendent la faux du travailleur et par delà, notre pensée s'envole vers cette frontière que nous sentons toute proche et qui peut être violée d'un jour à l'autre par le Germain, fidèle successeur des de Moltke et des Bismarck… Le repos à Sénarmont est de courte durée; de très bonne heure le lendemain matin le bataillon met sac au dos et en route vers Apremont et les côtes de Meuse !! Combien de souvenirs m'ont rappelé les villages d'Apremont, de Liouville et de St Julien ! J'ai cherché le fort et le cimetière d'Apremont, croyant y découvrir la silhouette du capitaine Dourit, car la guerre de forteresse, cette fois, était réellement commencée. En traversant St Julien, nous entendons les premiers coups de la campagne; c'est l'ennemi qui bombarde Pont à Mousson. On entend distinctement la détonation des grosses pièces et cette pensée que des victimes sont déjà tombées sous les éclats vous fait froid au cœur. Nous avançons cependant et après une marche épouvantable qui met déjà hors de combat plusieurs d'entre nous, finalement nous arrivons à Jouy-sous-les-côtes où nous séjournons deux jours sans incident. Le retour à St Michiel nous procure un repos de quarante-huit heures, coupé le matin du deuxième jour par un exercice sur le champ de

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Il s'agit bien sûr de Saint Mihiel

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manœuvres voisin. L'attaque à la baïonnette, point final de tout simulacre de combat s'effectue d'une manière parfaite. Puisse-t-il en être toujours autant ! {19} Le lendemain, de très bonne heure, nous nous dirigeons vers Hoedicourt 4, marche fatigante s'il en fût, sur une route dont la poussière nous aveugle et à travers des bois où nous enfonçons dans la vase jusqu'aux chevilles. Des embryons de tranchée ont déjà été creusés; les coteaux de Meuse, bien fortifiés naturellement, sont au surplus hérissés de branchages coupés : on sent l'ennemi tout proche ! D'ailleurs un combat a dû avoir lieu dans les environs car une file de voitures d'ambulances, remplies de blessés, nous croisent sur la route. Ce sont des chasseurs à pied. La chaleur est accablante; la voiture à vivres n'ayant pu nous suivre, nous nous restaurons avec des mirabelles. Les arbres fruitiers, en un clin d'œil, sont ainsi mis à mal. Mais, entre-temps, le ciel s'est chargé et avant d'arriver à l'étape nous nous trouvons copieusement arrosés; ce n'est d'ailleurs qu'un petit incident bien minime de la campagne et il nous arrivera sûrement des ennuis plus grands que celui-ci. A Hoedicourt, nous voyons passer l'ambulance divisionnaire, les brancards encore intacts, les voitures à pansements archi-pleines évoquent en plus l'idée d'une bataille prochaine et chacun se dit anxieusement :"Quel sera celui d'entre nous qui passera le premier ?" Un prêtre coiffé d'un bonnet de police de capitaine représente l'élément religieux au milieu de la Croix-Rouge. Mais il est dit que nous serons dans les débuts de perpétuels "globetrotters". Le surlendemain on se met en route pour Thiaucourt. Le bruit court qu'une patrouille allemande a été surprise; des prisonniers sont en effet amenés au général et à Bercy, à quelques kilomètres plus loin, deux tumulus de terre fraîchement remuée (à proximité du cimetière et en bordure de la route) indiquent le lieu où reposent pour toujours deux Saxons qui ont d'ailleurs préféré se faire tuer plutôt que de se rendre. Tout au loin, à l'horizon, se dessine la silhouette bien connue d'un zeppelin captif, surveillant l'horizon. Désormais l'ennemi ne peut être bien loin; aussi, après avoir traversé la jolie petite ville de Thiaucourt, se décidé-t-on à nous faire cantonner à Rembercourt. Ce dot être, en temps ordinaire, un petit village coquet, mais sont-ce les vivres devenues introuvables ou le tabac dont les habitants ne semblent jamais avoir entendu parler, nous trouvons le pays exécrable. Pourtant, à force d'argent, nous y trouvons quelques rares litres de vin, mais je doute qu'il provienne du joli coteau situé en face de nous, car la vigne qui y pousse est si bien orientée, face au soleil, qu'elle doit

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Heudicourt, au nord d'Apremont.

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produire un petit vin clairet tout à fait spécial, qui ne peut être réservé que pour de plus fins gourmets que nous. Une semaine à Rembercourt. Pendant ce laps de temps nous gardons les issues dès trois heures du matin, creusons des tranchées que nous recouvrons ensuite avec des madriers & de la terre. Nous installons aussi des mitrailleuses et pour couronner le tout une triple ligne de fil de fer est placée bien avant en travers de la vallée formant prolongation de la ligne d'abatis d'arbres qui borde les bois. Rembercourt est bien gardé et des sentinelles, placées soit dans le clocher soit le long de la voie ferrée ou de la route, veillent constamment. Nous voici aux avant-postes, à 4 kilomètres du pays dans un moulin dénommé "Fleur-Moulin". On signale des reconnaissances de cavaliers ennemis dans les villages environnants. Vite, une petite section de volontaires se forme et nous voilà partis à le recherche de ces ennemis invisibles, qui, pareils aux guerriers d'un douar arabe, viennent razzier au petit jour les paisibles populations des villages frontières. Avec quelles précautions nous gravissons en rampant la côte abrupte qui mène au bois; mais rien, toujours rien… Les cavaliers ennemis, d'après les renseignements fournis par les habitants, sont venus le matin et se sont ensuite évanouis dans l'espace. Peut-être finirons-nous par les rencontrer un jour ! En attendant des nouvelles circulent : l'ennemi a bombardé et occupé Pagny s/Moselle et la frontière est garnie de plus d'une centaine de mitrailleuses; se contentera-t-il de rester longtemps sur la défensive ? Tout semble l'indiquer pour l'instant car les projecteurs du fort Kronprinz marchent sans arrêt. {23} Mais il était dit que nous serions un jour transformés en juifs errants; un beau soir nous quittons Rembercourt sans trop de regrets pour nous retrouver quelques heures après à Viéville-en-Haye. Il est minuit et personne, à cette heure, n'a le courage de faire cuire la viande de l'ordinaire; on se couche sans souper, demain, peut-être, le temps perdu se retrouvera. Ce qui arrive, en effet, mais le surlendemain, en pleine nuit, notre division, qui aurait pu être dénommée "Division volante" se retrouve instantanément sur pied, en route vers ConflansJarny et Mars-la-Tour. C'est le 25 Août, jour de la St Louis, après une marche de 55 kilomètres pendant laquelle nous cherchons toujours en vain les voitures de l'ordinaire, que nous recevons le baptême du feu. Les trois jours précédents et toute la matinée, une canonnade intense avait eu lieu, dernier écho de la bataille de Charleroi et premier signal de l'invasion ennemie. Désormais, nous reculerons en défendant le terrain pied à pied, devant les hordes teutonnes jusqu'aux portes de Paris. Grâce à l'habileté de notre commandant, nous n'avons aucun blessé, le sifflement des obus nous cause bien une petite impression désagréable, mais on finit par s'y habituer. A la tombée de la nuit nous cantonnons

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à Labbéville. Triste tableau de guerre : au loin deux villages flambent, éclairant, des lueurs sinistres de l'incendie, le champ de bataille sur lequel râlent encore des blessés. Les projecteurs de Metz et de Verdun marchent sans arrêt. Quel est celui des deux qui arrivera à surprendre l'autre ? Un coup de feu, tiré en pleine nuit, nous fait sursauter. En un clin d'oeil toute la compagnie, cantonnée dans une grange, est dehors. C'est simplement une patrouille ennemie qui est responsable de ce branle-bas, deux prisonniers en sont le résultat, et nous retournons philosophiquement, l'estomac criant toujours famine à nos rêves qui n'ont rien de bien glorieux. Si les vivres n'abondent pas, et de ceci je ne puis en incriminer le service de l'intendance, qui a fait ce qu'elle a pu, du moins sommes-nous favorisés durant toute cette première partie de la campagne d'un temps splendide. Quelques ondées inévitables, plutôt faites pour nous rafraîchir, changent un peu la physionomie du terrain et abattent la poussière de la route. Après un séjour d'une demi-journée à St Mauriceles Cotes nous sommes remplacés dans notre service de surveillance par une division du 15° Corps et nous reprenons la route de St Michiel, avec mission, d'après les bruits qui n'ont rien d'officiel, d'embarquer, à Sampigny, à destination de Lille. Un dernier adieu quelque peu précipité, à la si jolie petite ville de St Michiel et nous voilà dans le train. {26} "Nous allons au Havre, disent les uns, ceux qui semblent toujours bien informés. Là nous embarquerons à destination d'Anvers où nous allons renforcer la garnison belge déjà bien éprouvée" "C'est plutôt du côté de Charleroi, disent les autres, encore mieux informés; nous avons été battus dans la première partie de la bataille et nous allons essayer de regagner la seconde manche". Quoiqu'il en soit le temps passe. Nous traversons Bar-le-Duc, Chalons Reims & Soissons et nous échouons un beau soir à Fécamp l'Abbaye à quelques kilomètres de Montdidier. Du coup, la marche sur Lille se dessine et après une nuit de plein repos, nous en prenons la direction avec l'espoir de l'atteindre en quelques étapes. Mais, ô stupeur, à quelques kilomètres de là, des coups de canon ébranlent l'atmosphère et jettent aux échos environnants leur strident appel aux armes. Des files interminables de voitures chargées de fugitifs, des cavaliers anglais porteurs d'ordre, tout annonce l'approche de l'ennemi. Eh quoi ! qu'êtes vous devenus, forts et places fortifiées de Lille, Valenciennes & Maubeuge, premières lignes inexpugnables de défense; où êtes vous camps retranchés de la Fère, Laon & Reims, deuxième ligne, arrêt dans la marche sur Paris, vos canons étaient-ils en terre cuite, et

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les millions dépensés pour votre organisation, n'ont-ils existé réellement que dans l'imagination effrénée de quelques songeurs creux. Quoi ! un mois de guerre a suffi à détruire ces merveilleuses places fortes soit disant imprenables et sur lesquelles l'ennemi le plus brave et le plus discipliné devait user ses ongles pour se retirer finalement avec la honte d'une défaite sur le front. Que diriez-vous, ô mon brave maître d'école, vous qui paraissiez si convaincu de notre formidable défense militaire et qui cherchiez à nous insufler si ardemment que notre pays était désormais à l'abri de toute invasion si vous pouviez voir ce que nous voyons ! Heureusement, le destin ne l'a pas voulu, et vous aurez, vous du moins, conservé jusque dans la tombe cette douce illusion et cette vision magique : notre pays imposant sa volonté maîtresse et son esprit de liberté à tous les peuples voisins, de par sa formidable organisation militaire. 5 Alors la désespérance commence à envahir nos coeurs et il en sera ainsi pendant toute la retraite sur Paris; nous ne marchons plus que comme des automates, sans conscience de ce que nous faisons. Triste armée que la nôtre ! Chacun se regarde et cherche à pénétrer les sentiments intimes du voisin pour y découvrir l'atome de trahison que l'on sent rôder autour de nous. Un général, par un simple mot, nous remonte le moral dans la traversée de Roye :"Allons, les lapins, il faudra montrer aujourd'hui que vous êtes vraiment les gars de Fontainebleau, c'est entendu hein !!" "Oui, mon général !!" L'attaque attendue ne se produit cependant pas; toute la journée, nous restons dans l'expectative dans la plaine avoisinant Nesles et le soir nous reculons, première & douloureuse étape du long calvaire qui mène jusqu'à Paris. Quel désarroi que celui de la division à Saintivilliers dans la nuit ! Des détachements de tous les régiments et de toutes les armes sont là, à la recherche d'officiers disparus, évanouis comme des volutes de fumée sous l'action d'un grand vent. Eux aussi sentent la trahison, sont-ils vraiment découragés ?... Deux heures de repos, et à une heure du matin, départ pour Marquivilliers. La journée, comme toujours, s'annonce splendide; nous bivouaquons quelques heures à proximité du pays sur des bottes de paille, et, la matinée, nous prenons position au fond d'un léger ravin comme soutien d'artillerie. C'est un duel à longue distance; pourtant 5

Cette diatribe est représentative de la réaction de beaucoup de contemporains de Clément Pifteau tous parfaitement "convaincus de notre formidable défense…" Rappelons que la réalité était bien différente. D'une manière générale la France était techniquement mal préparée à la guerre et l'étatmajor tout à ses rêves d'offensive n'avait pas investi sur l'artillerie lourde. Quelques forts en avaient été équipés sans que l'intendance soit parfaite. Paris disposait bien de quelques canons lourds mais de peu d'obus et d'artilleurs pour les servir. Au moment où se situe l'action Galliéni fait abattre les arbres et les maisons qui ont poussé au milieu des lignes de tir.

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au Nord-Est une vive fusillade annonce que la 2° brigade de notre division est aux prises avec l'ennemi. Pour le 289° de réserve ce sera la journée de Roye !! {30} Dans la soirée le 231° s'est imprudemment engagé : il s'agit pour lui de battre en retraite. Tout se fait méthodiquement, posément, comme à la parade : on dirait un régiment évoluant sur un champ de manoeuvre, à chaque obus, la carapace !! et bientôt le brave régiment se trouve hors de portée. Quelques blessés seulement. Mais qu'est-ce donc qui siffle ainsi derrière nous ? Des balles ? Alors ! nous sommes tournés sur notre gauche et le mamelon sur lequel nous sommes postés va devenir intenable ?... L'émotion est vive, on redescend vivement dans les carrières du ravin pour remonter bientôt quelques instants après. Le devoir est là, et le poste, si périlleux soit-il, doit être gardé coûte que coûte ! La sonnerie française "Cessez le feu !" retentit l'instant d'après. C'est ... tout simplement la compagnie, postée en réserve de la nôtre, qui s'était amusée à nous tirer dans le dos... Combien êtes-vous, braves camarades, couchés ainsi pour toujours sur la terre froide par des méprises semblables, les blessures dans le dos ne proviennent pas toujours du fait d'une retraite précipitée. Un mitrailleur, blessé seulement, et après une copieuse libation d'épithètes à l'adresse du brave commandant de cette compagnie, nous reprenons le soir même la direction de Paris, deuxième étape de cette retraite de la Somme, qui aurait pu à juste titre, s'appeler la retraite de Russie. Il est onze heures du soir quand nous arrivons à Tricot, localité assez importante située en bordure de la voie ferrée qui va d'Estrées à Montdidier. Harassés, fourbus, les pieds en sang, le sommeil encore cette fois remplacera le dîner. Pourtant nous trouvons du vin & du fromage, quelle aubaine ! un vrai repas de roi, car la compagnie a réussi à nous procurer du pain. L'étape du lendemain s'annonce rude, des voitures de réquisition emportent nos sacs, il paraît que l'ennemi nous talonne. Déjà nous sommes dans l'Oise et, à Moitel St Aubin 6 nous couchons dans une ferme où il nous faut tourner un manège à tour de bras pour nous procurer quelques gouttes d'eau potable. De cuisine, il n'y faut pas songer, car le puits ne fournit que tout juste assez d'eau pour notre alimentation particulière. D'ailleurs il y a les chevaux, et, pour eux, on arrive à tirer de grands seaux d'eau. Les pauvres bêtes !....

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Saint Aubin sous Erquery, au nord de Nointel

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Cependant, dans la nuit, les cuisiniers peuvent nous faire du café et cuire des pommes de terre. Ce sera notre nourriture du lendemain où nous nous verrons transformés instantanément en terrassiers, car il faut creuser des tranchées et, nouveaux Robinson Crusoë, nous nous construisons dans le petit bois adjacent à la ferme, de jolies cabanes en branchages. Peut-être y serions nous restés longtemps si l'ordre ne nous eût pas été donné de se porter en arrière. En effet, la position est critique. Un violent combat se dessine au Sud-Est; on voit de loin les obus éclater et Verberie est en flammes. Les villages environnants brûlent comme des torches et semblent éclairer quelque monstrueuse fantasmagorie dans laquelle se démènerait une légion de gnomes en furie. Mais il est dit que tous les jours nous fuirons l'ennemi; la cinquième étape du calvaire commence. Rude étape que celle de Nointel à Choyé ! Talonnés par l'ennemi il nous faut traverser Liancourt en vitesse sans admirer la joliesse de cette petite ville. Le pont de Creil étant coupé, force nous est de rabattre du côté de St Queux 7 où un pont de bateaux est établi. Défense de fumer car le pont est miné, il sautera immédiatement après notre passage et tous les éclopés ainsi que les trainards seront immédiatement ramassés par l'ennemi. Le convoi du 276 est déjà détruit; un homme de notre compagnie, le premier de la campagne est frappé de 3 balles et meurt le lendemain. Là haut, sur la colline, une batterie française protègera notre retraite pendant qu'une immense colonne de fumée de plus de 300 mètres précédant une détonation formidable, nous annonce que le pont est sauté. Désormais nous sommes à l'abri, pensons-nous, car l'Oise nous sépare. Douce illusion ! Pareille à un Titan, la formidable vague teutonne nous a déjà débordé par Senlis; rien ne résiste, et Juifs errants éternels, nous traversons vivement la forêt de Chantilly et la petite ville pour nous retrouver le soir après avoir contourné les Etangs, à Choyé à l'orée même de la forêt. Deux heures de repos seulement, car à tout prix, il nous faut regagner Paris pour nous mettre à l'abri des forts. Une boîte de conserves, un peu de pain et nous voilà suffisamment réconfortés, prêts à de nouvelles pérégrinations. Heureusement, le contre-ordre est donné. Nous cantonnons à Choyé ou plutôt nous bivouaquons autour. Les habitants, en prévision de l'invasion, vident leurs caves et leurs huches entre nos mains; ce sont de braves & bonnes gens. Une route en pleine forêt, un rendez-vous de chasse près d'un étang, au bord d'une très jolie cascade dont le bruit se répercute au loin, voilà le poste d'écoute de la compagnie. A tour de rôle, les camarades veilleront sur ceux qui sont étendus au rebord de la route, essayant de goûter, sur la terre nue, les joies d'un repos factice. Admirable lieu ! avec quelle joie n'irais-je pas

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Sans doute CP parle-t-il de Cinqueux mais qui est à quelque distance au Nord de l'Oise. Un peu plus loin "Choyé" désigne Coye, qui est près des Etangs de Comelle, à quelques km à l'ouest de La Chapelle en Serval.

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vous voir à l'issue de la guerre ! Mais combien vous me paraissiez médiocre comme poste d'écoute; impossible d'entendre quoique ce soit à cent mètres à la ronde ! Le régiment est bien gardé, l'ennemi peut nous surprendre et nous ne nous en apercevrions même pas. La nuit se passe sans incident et nous reprenons le lendemain matin la direction de Paris. Du bon pain chaud ! Attention délicate du boulanger de Choyé, et une bonne pipe, dernier vestige de notre provision de tabac, il n'en faut pas plus pour réconforter un homme. Mais le spectacle sur la route est écoeurant. Des bouteilles vides gisent comme des cadavres en bordure de la route; La Chapelle en Serval est saccagée, les maisons sont éventrées, les devantures brisées laissent apercevoir à l'intérieur les meubles dont lez contenu est répandu sur le sol. L'ennemi serait-il passé par là et serions-nous enveloppés ? Non ! Ce sont simplement deux régiments d'infanterie coloniale auteurs de ce beau chef d'oeuvre. Honte éternelle de 'armée française. Des soldats qui ne craignent pas de se transformer, dans leur propre pays, en dévastateurs criminels. Horde barbare & sauvage, beaucoup plus à craindre que l'ennemi, car celui-ci du moins, peut invoquer la nécessité ou le besoin de vengeance : il est en pays conquis. Sur la route des voitures d'ambulance s'alignent sinistrement, toutes remplies des blessés de la veille. Le camarade de la compagnie se trouve dans l'une d'elles; il vient d'expirer et maintenant, couché sur le ventre il est ballotté par tous les cahots de la route, masse inerte semblable à un paquet de vêtements noués aux quatre coins et qui suivrait capricieusement les mouvements de la voiture. Il repose maintenant dans le petit cimetière de Vesmars 8 et sa mère éplorée aura du moins la consolation de savoir qu'il ne sera pas foulé aux pieds des chevaux, plus heureux en cela que beaucoup de camarades enterrés çà et là, en plein champ. {37} La journée à Vesmars se passe sans incident. Campés dans un bois, nous pouvons y faire cuire la viande et un aimable propriétaire des environs nous prie de se mettre à sa disposition pour l'aider à vider sa cave. Pouvions-nous refuser décemment ?... Le soir, nouveau départ, mais cette fois, la direction change quelque peu, nous obliquons légèrement vers le Sud-Ouest et nous abandonnons pour le moment, la direction de Paris. Nous voici à Moussy le Neuf, chez le maire du pays, aimable homme qui met lui aussi son poulailler à notre disposition. Naturellement, en hommes bien élevés, quelques-uns d'entre nous ne manquent pas d'exécuter cet ordre, mais encore d'aller plus loin. Les quelques canards auxquels on nous avait défendu de toucher, sont bientôt descendus à coups de bouteille : l'un d'eux, pauvre bête, nage ayant une affreuse blessure au cou par laquelle il rougit

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Vémars, au SE de Survilliers

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l'eau de son sang. Dites donc après cela que le soldat français n'est pas reconnaissant !! Ce sont des exceptions, je me hâte de le dire, mais ce sont ces mêmes exceptions qui se chargeraient d'ameuter tout un quartier et de mettre sur pied M Hennion & sa police si un pauvre affamé avait le malheur de leur dérober seulement une pomme ou une poire. La guerre ne peut excuser cette sauvagerie et ce manque de savoir-vivre; que ceux qui s'en rendent coupables en supportent toute la responsabilité… Penchés sur des pelles et des pioches, nous creusons frénétiquement des tranchées le lendemain matin. Aussi bien, le temps presse et peut-être l'ennemi n'est-il pas loin. Dans les intervalles de repos, les journaux nous apportent des nouvelles : la vaillante armée russe fait des siennes ! Les fameux soldats de Port-Arthur & de Mandchourie ont envahi la Prusse Orientale. Koenigsberg est assiégé et ce n'est plus qu'une question de jours pour leur arrivée à Berlin. Le moral en est légèrement remonté et nous croyons voir déjà luire le jour prochain de notre libération. Amère désillusion ! Quinze jours après, suivant les communiqués officiels, le Niémen charrie des cadavres. Il y a loin cependant de Koenigsberg au Niémen, les pieux soldats du Tsar soucieux par dessus tout de faire leur prière avant le combat se sont laissés simplement battre à plate couture. Leur retraite se transforme en désordre et la Pologne est envahie; Varsovie menacée, et voilà une nation première responsable de la guerre, sur laquelle déjà il ne faut plus compter. Vraiment les enfants du "petit Père" auraient-ils évolué par hasard, et se permettraient-ils à l'heure actuelle de réprouver la politique insensée de leur chef suprême en lui prouvant qu'ils ne veulent plus combattre ? Entre-temps les Allemands avancent toujours, ils arrivent à Meaux et allongent démesurément leur ligne de bataille, faute initiale dont Joffre va profiter pour infliger une leçon à leur Moltke et leur Klucke, et du même coup nous redonner cette énergie du désespoir qui fait souvent de troupes démoralisées des héros et des invaincus. Le lendemain, départ de très bonne heure. L'alcool, dont nous étions déshabitués depuis un temps immémorial, nous est servi cette fois en larges rasades. "Ca va chauffer aujourd'hui" disent les camarades. C'est un pressentiment qui pourrait bien se réaliser. Nous traversons un vaste désert, çà et là, quelques oasis où pas un chat ne bouge. Moussy le Vieux, Villeneuve sous Dammartin, Thieux, montrent leurs maisons ouvertes et leurs meubles éventrés : les troupes françaises ont passé par là ! Au fond d'une cour gisent, pêle-mêle, une multitude de havresacs et de livrets; c'est bien la fuite éperdue sous les murs de Paris. Pourtant il n'y a aucun fusil et c'est encore un réconfort que de penser que, malgré tout, le Français n'abandonnent pas ses armes, son Lebel "sa femme" comme il dit. A proximité de la route, en plein champ, des soldats du Génie - 33 -

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installent la télégraphie sans fil : le quartier général de Maunoury ne peut être bien loin. Voici la plaine ondulée de Claye, pareil à un immense damier dont les cases sont représentées par les carrés de moisson blonde, attendant un ouvrier imaginaire qui ne viendra peut être jamais !... Que de souvenirs évoquent en moi cette plaine ! Que de fois ne l'ai-je pas traversée sans songer qu'un jour viendrait où, mû par le plus sacré des devoirs, je la retraverserai à la recherche de l'ennemi héréditaire, violateur conscient des foyers et des familles françaises. Combien de dimanches n'ai-je pas passé dans les bois de Montgé, à la recherche des fraises sauvages ou du muguet. Doux passé, temps d'un Roméo en quête d'une Juliette. La chaleur est étouffante et quand nous arrivons à Plessis aux Bois, joli petit village perché sur un mamelon, il est temps de faire halte. Le jardin voisin est immédiatement mis à sac : oignons céleri et poireaux, passent bientôt de la terre dans nos estomacs affamés, le tout évidemment d'une crudité naturelle, mais cependant rafraîchissante. C'est si bon des légumes crus en pleine campagne, surtout quand ces légumes remplacent le pain et la viande d'ordinaire. Nous voyons passer bientôt un officier d'artillerie qui nous dit :"Vous pourrez faire halte dans le village suivant Plessis-aux-bois, c'est à dire Iverny. Quant à nous nous irons cantonner à Monthyon, que vous voyez à 4 kilomètres d'ici, tout en haut de la côte." En effet, Monthyon, comme un aigle au bord de son aire, apparaît perché sur la colline, et domine de sa masse plus imposante tous les petits villages des alentours. En route alors ! Encore un kilomètre, et pour ce jour nous serons au bord de notre rouleau. L'artillerie nous précède, une batterie seulement et marche de son pas régulier de promenade : c'est une marche militaire ! Iverny est traversé et nous allons entrer en plaine lorsque soudain un obus s'abat sur le mur bordant la route, ébrêchant une maison et blessant plusieurs hommes de la compagnie. Oh ! l'affreuse surprise qui nous était réservée ! Surpris !.... nous avons été surpris ! Que sont donc devenus nos éclaireurs et pourquoi se sont-ils subitement évanouis ?... {43} L'artillerie rebrousse chemin à toute vitesse et jette un affreux désarroi dans nos rangs. Un artilleur tombe de son siège et les roues d'un caisson lui écrase la tête : on entend le bruit de l'éclatement, le même que celui d'une grenade mûre. Un voisin a la figure en sang et s'éponge comme il le peut; la blessure cependant ne paraît pas grave. En moins de deux minutes l'artillerie se met en batterie dans le parc même d'Iverny et tire à coups redoublés. Tout de suite, le capitaine Gérard qui commande la batterie repère celles de l'ennemi et fait pleuvoir sur elles une grêle d'obus. La situation de l'artillerie n'est pas mauvaise, mais la nôtre est loin d'être brillante. Tapis au fond d'un chemin creux tous les obus allemands trop "courts" pour la batterie française, éclatent au dessus de nous, sans cependant causer trop de dommage. L'infernal vacarme dure ainsi depuis une heure, quand nous recevons subitement l'ordre de nous déployer en tirailleurs et d'avancer dans la plaine au

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devant de nous. C'est le fusil, désormais, qui va jouer la partie suprême. Déjà l'on entend le crépitement des balles, des camarades tombent; d'autres blessés se retirent de la ligne de combat. N'importe, nous avançons et bientôt nous atteignons une crête bordée d'arbres du haut de laquelle nous dominons les positions de l'infanterie allemande. A ce moment précis une formidable rafale d'obus passe sur nos têtes. Quatre batteries françaises tirent sans relâche sur un hangar à fourrage dans lequel s'étaient réfugiés plusieurs centaines d'ennemis. Le hangar flambe et, de cimetière, devient bientôt four crématoire. "Ce sont des ennemis, il est vrai ! nous dit le lendemain le sympathique député qui fait campagne avec nous, mais le spectacle est tout de même affreux à voir." Perché tout en haut d'un peuplier, insensible au ronflement des obus et au crépitement des balles, l'officier observateur exulte de contentement. Toute sa joie se transmet au moyen du téléphone aux braves servants des batteries :"Hardi ! les gars, s'écrie-t-il, ça marche ! En plein dedans ! Toujours la même distance ! Plus vite, si vous le pouvez ! Toujours plus vite ! Nous faisons de la besogne admirable." Au dire de celui qui me racontait l'anecdote, en pleine nuit, alors que nous étions aux avant-postes, un officier chargé du poste récepteur "le peuplier, comme mû par un grand vent s'agitait ainsi que sous la brise d'une rafale, on sentait, pour ainsi dire, le trépignement de joie frénétique de l'observateur." {45} Le soir, à 7 heures, la fusillade & la canonnade, tout s'est tu ! C'est la fin d'un grand drame. Au loin, cinq ou six villages flambent. Des meules, çà et là, achèvent de se consumer, de grandes ombres rayant subitement la clarté blafarde d'un clair de lune passent et repassent : ce sont les brancardiers qui sont à l'œuvre, ramassant les blessés et accourant au premier appel de ceux qui à grands cris demandent des secours. "Mon Dieu ! Mon Dieu ! Maman ! Maman ! ce sont les cris habituels dont l'écho nous parvient. Nous, les heureux qui nous en tirons sans blessure, nous écoutons tristement ces cris et ces râles et nous nous disons "Quelle affreuse chose que la guerre et combien est ridicule cette idée que pour quelques questions d'intérêt mal réglées, il est nécessaire que des hommes s'entr'égorgent avec la plus froide cruauté, au moyen d'instruments perfectionnés dont la précision est admirable. (9) C'est l'envers de la médaille ! Les instruments nous les avons devant nous, ce sont les canons. Plus de 150 douilles vides de leurs obus, gisent à côté de chaque pièce, attestant avec quelle rage nos artilleurs ont répondu aux rafales ennemies. Trois fois les caissons de ravitaillement sont venus près des pièces en cette soirée; trois fois, ils ont déchargé leur contenu et sont partis à vide; trois fois les batteries ont changé leurs emplacements : un 9

Ici n'apparaît pas clairement l'endroit où CP reprend sa place de narrateur.

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mort et un blessé, voilà tout le bilan de l'artillerie. Décidément les officiers d'artillerie ne sont pas seulement des officiers de parade, ils connaissent l'art de la guerre et savent dissimuler l'emplacement de leurs batteries. Porteur d'un ordre je fais entre-temps une visite aux ambulances installées dans une grange de Plessis-aux-Bois et dans l'église d'Iverny. A la lueur des bougies les officiers soignent les blessés, déchirent les capotes et les pantalons et mettent à nu d'affreuses plaies par lesquelles le sang coule. C'est une odeur âcre qui vous prend à la gorge, odeur qui vous porte à vomir, formée des vapeurs s'échappant du sang chaud et de la moiteur des corps enfiévrés. Les moins blessés (blessures de jambes ou de bras) sont immédiatement évacués au moyen de voitures de réquisition sur le petit village de Vinantes où est installée l'ambulance divisionnaire. Les plus gravement atteints (balles ou "Schrapnells10" dans le corps) couchés sur un épais lit de paille, attendent l'arrivée des voitures d'ambulance spécialement aménagées pour leur transport. Sous un appentis, près de la porte d'entrée, un tout jeune officier d'étatmajor, étendu sur la terre me semble dormir. Un éclat d'obus lui a fracassé le crâne, et figé pour toujours, sur sa face pâlie & ensanglantée, son dernier sourire. Et tandis que je regarde tristement cette jeunesse fauchée ainsi en pleine vie, on traîne par la tête un caporal qui vient d'expirer. On le couche à côté de son chef, il fera, de la sorte, de la place pour les blessés qui viennent toujours plus nombreux. Mais il ne faut pas laisser les idées noires nous envahir. Je reviens à mon poste de combat et quelques heures après, une faible clarté du côté de Monthyon en face de nous, annonce l'approche d'un nouveau jour. Que sera ce jour ? Sera-t-il aussi sanglant que son aîné d'hier ? Nul ne le sait! Durant ces quelques heures, l'ennemi battu et débordé de partout, croyant avoir affaire à plusieurs corps d'armée, a reculé et s'est retranché sur le plateau de Barey. Là, terré dans des tranchées profondes, ils nous attendent de pied ferme et transformera le coquet petit village en un vaste cimetière où s'entassera toute la jeunesse française. Barey ! village devenu désormais historique, ton nom évoquera une des plus belles épopées de l'armée française; ton souvenir fera pleurer une multitude d'épouses et de mères et fera frémir tous les parents tourmentés du sort de leurs enfants. Puisse-tu être le seul épisode sanglant de cette guerre et servir de frein désormais à l'appétit désordonné de gloire de toutes les castes militaires quelles qu'elles soient.

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Shrapnell ou shrapnel mais sans c, du nom du général anglais qui les inventa, CP aura du mal à l'orthographier correctement. Rappelons qu'il s'agissait de gentils obus bourrés de balles afin de mieux arroser les troupes ennemies à découvert. Les shrapnells du canon de 75 contenaient près de 300 balles.

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{49} Ô ! Vous mes chers amis Protin, Nayrolles et Royer, qui dormez à présent votre dernier sommeil dans cette plaine, vous qui avez prouvé que l'héroïsme n'était pas encore mort en France, puissiez-vous être ainsi que les camarades déjà tombés ou qui tomberont encore, les dernières victimes de ce rêve insensé qu'on avait dénommé la Revanche. Cette revanche, certes ! Nous l'aurons éclatante mais l'ennemi héréditaire ne sera pas anéanti, quoiqu'on dise : il est trop puissant, il sera seulement abattu; puisse-t-il ne jamais relever la tête ! Le soleil, déjà haut sur l'horizon, est aussi éclatant que les jours précédents; il semble insouciant du grand drame qui se déroule sous lui et ne peut comprendre la colère qui agite ainsi deux peuples rivaux. Une belle journée s'annonce. Le canon tonne au loin depuis le petit jour et dénonce le départ précipité de la horde allemande. Sur un parcours de plus de 300 kilomètres la grande bataille de la Marne est commencée. Pareille au moucheron l'armée française tout entière s'ébranle et harcèle de ses mille coups d'aiguillon le fauve monstrueux qui est venu l'attaquer. Six grands jours de bataille, des efforts héroïques de part & d'autre, cinquante mille hommes de chaque côté, dormant leur dernier sommeil, un recul formidable du lion, à plus de 100 kilomètres du but qu'il s'était assigné, tel sera le résultat de la bataille ! Victoire célèbre, dont la gloire rejaillira sur notre généralissime dont la volonté maîtresse et le regard génial, commandant à des milliers d'hommes, a su faire de troupes démoralisées, sentant la trahison, partout, une armée de héros. {50} Nous sommes encore dans le petit village d'Iverny alors que la bataille est commencée depuis longtemps. La compagnie, privée de ses deux officiers disparus depuis la veille, se trouve sous le commandement de notre adjudant. Depuis longtemps le régiment a défilé autour du mamelon de Monthyon et du coup, la compagnie isolée, se trouve en extrême réserve. Néanmoins, coûte que coûte, il faut bien rejoindre les camarades, et c'est ce qui décide notre commandant de Cie improvisé. "Puisque nous n'avons pas d'officier, nous dit-il, nous allons tranquillement nous en aller, à travers champs, dans la direction de Meaux; si nous trouvons un régiment, nous nous joindrons à lui. Dans le cas contraire, nous agirons suivant les circonstances; en tous les cas ce n'est pas moi, simple adjudant, qui vais prendre la responsabilité de vous conduire au feu !" Nous l'aurions embrassé, notre brave adjudant, pour les bonnes paroles qu'il nous disait. La journée de la veille nous avait quelque peu dégoûtés des pourfendages & des horions et suivant l'expression pittoresque d'un camarade, nous ne tenions pas à "remettre ça". Mais combien votre regard était malicieux, brave & sympathique ami et avec quelle habileté n'avez-vous pas su conduire la compagnie en plein milieu de la mêlée; mais j'anticipe ! Nous partons donc ! Au milieu des champs de betteraves, des cadavres, victimes de la veille, attendent, dans des positions le plus souvent sinistrement bizarres, la

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pioche & la pelle du fossoyeur. Mais, désormais, cette vue ne nous fait plus rien, nous avons vu tant de carnages, et nous sommes tellement habitués à cette idée de la mort, que nous passons indifférents. Là-bas, à l'est, la canonnade semble parvenue à son paroxysme, c'est un vacarme épouvantable dont l'écho doit se répercuter jusqu'à Paris. Que doivent penser les familles parisiennes, et dans quelles transes ne vivent-elles pas!... Décidément l'ennemi a franchement reculé, car voilà plus de trois heures que nous marchons et partout nous reconnaissons les traces d'une retraite précipitée. Cette idée nous réconforte et les souffrances et désespoirs de la retraite de la Somme, si justement dénommée retraite de Russie, tout disparaît. L'avenir pour nous s'annonce plein d'espoir et par delà l'horizon ensoleillé, nous entrevoyons déjà le poteau frontière au-delà duquel reculent en désordre Attila et sa horde. {53} La route de Paris à Meaux est traversée; nous laissons sur la gauche la ferme de Monthyon où était installée l'ambulance allemande, d'ailleurs laissée sous la sauvegarde de l'honneur français et, par une sorte de petit ravin encaissé entre deux mamelons, nous entrevoyons Barey. Le village, pris dès le matin, n'existe déjà plus; c'est une véritable fournaise où viennent s'entasser les projectiles de plus de dix batteries allemandes. La fumée blanche produite par les "schrapnells" forme autour du pays un formidable nuage d'où nous arrive, comme assourdi, l'écho de l'éclatement. C'est un véritable enfer dans lequel nous apercevons remuer les fantassins des deux armées pareils à des légions de gnômes sortis, de jour là, de leur séjour ténébreux. Entre-temps, tous les régiments de la division s'avancent et, à un détour du chemin, nous avons la joie de retrouver notre régiment déjà aux prises avec l'ennemi. Un "à droite" et nous commençons à escalader le plateau sur lequel le drame d'hier va se renouveler. Il est trois heures de l'après-midi; le soleil, toujours impassible, projette ses rayons les plus incandescents et la chaleur est étouffante. Couchés derrière un petit repli de terrain, nous attendons l'ordre de charger, cependant que les balles sifflent et que les rafales de l'artillerie ennemie changeant leur direction viennent s'abattre sur nos lignes. La position d'attente sous l'artillerie est devenue impossible, des camarades tombent sans avoir pu découvrir un ennemi, mieux vaut avancer le plus près possible. Là, du moins, en première ligne, les obus allemands tomberont avec moins de précision. Ce sont des bonds de 300m que nous effectuons : où êtes vous donc, règlements concernant les "bonds" du service en campagne et combien votre application eût été pratique en la circonstance. Mais nos chefs, semble-t-il, ont hâte de nous voir arriver à la crête. Pourtant, d'après les ordres du commandant de l'artillerie, nous sommes en avance de deux heures; l'infanterie ne devait prêter son concours effectif à l'artillerie qu'à 5 heures précises… et il est 3 heures !!

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Deux heures de gagnées, direz-vous ? Non ! c'est une grave erreur, cause d'une catastrophe qui, malheureusement, sera si souvent répétée dans le cours de cette guerre/ La batterie française voyant remuer des têtes dans le champs de betteraves en bordure de la route de Barey à Gèvres, se figure avoir affaire à une colonne ennemie qui s'avance et tire à toute vitesse. Les obus rasent nos têtes à moins de cinquante centimètres et le tir précis de nos artilleurs détruit en un instant 20% de nos effectifs et bientôt c'est une débandade effrénée : la colonne recule de 200 mètres et le sang-froid de notre général et du colonel poursuivant les fuyards à coups de revolver, arrête seul le mouvement de retraite. Tout en bas du mamelon, la ligne de tirailleurs se reforme, le drapeau est déployé et on marche de nouveau en avant. Aussitôt, le petit groupe formé par notre drapeau devient le point de mire de l'ennemi. Un à un les hommes tombent; notre colonel et le lieutenant Dumesnil porte-drapeau sont blessés, notre brave commandant Brun a le ventre ouvert d'un éclat d'obus et supplie qu'on l'achève, c'est l'instant critique ! Il n'y a plus autour du drapeau qu'une poignée d'hommes qui d'ailleurs le défendent héroïquement utilisant à cet effet, la ligne de retranchements naturels formés par les cadavres des camarades. {56} Peut-il y avoir quelqu'un qui, ayant vu ce spectacle épouvantable, ne maudisse pas la guerre et voue aux Géhennes éternelles ceux qui la déchaînent L'artillerie amie, ayant reconnu son erreur, a cessé de nous canonner et la ligne de tirailleurs avance toujours. Il est cinq heures, la chaleur est accablante et la sueur découle de partout, en larges ruisseaux. Sueur d'agonie pour beaucoup, née surtout de la vision proche de la Mort. Chacun se tait alors…. plus de fanfaronnades !… le cerveau est vide et la pensée s'envole vers les êtres chers qui nous attendent au foyer et que l'on ne reverra peut être jamais ! Seuls les gémissements des blessés et les râles de mourants mettent une note aiguë parmi le tintamarre des instruments de mort, qui, sans relâche, tirent de part & d'autres. Nous voici, cette fois, en première ligne, baïonnette au canon : c'est la charge finale, digne couronnement de toute manœuvre savamment combinée. Mais la distance à parcourir est énorme et les innombrables mitrailleuses ennemies crachent sans relâche. Trois fois la charge s'exécute et trois fois les hommes décimés reculent en désordre; l'avance est devenue impossible et le soleil qui enfin s'abaisse sur l'horizon –avec quelle lenteur !! – nous laisse couchés à plat ventre dans le champ de blé, la tête cachée derrière un monticule de fortune formé par un entassement de terre sur un sac. Le carnage est fini et cette fois la Camarde a fauché à peins bras parmi la jeunesse des deux pays.

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Les Allemands, avec plus de la moitié de leur effectif par terre, se retirent dans la direction d'Etrepilly tandis que nous reculons à notre tour dans la direction de Monthyon. Spectacle unique ! Deux armées qui abandonnent le terrain conquis et qui laissent le champ libre à l'adversaire. A Monthyon, les corps constitués se reforment comme ils peuvent; ce ne sont plus que des embryons de compagnie, les escouades dont l'effectif était au début de 15 hommes sont réduites à 5 hommes : peut-être des égarés rejoindront-ils le lendemain ! Chacun arrive à se demander comment il se fait qu'en plein XX° siècle l'on puisse voir une boucherie semblable. Une file de blessés, longue de plus de deux kilomètres, se dirige interminablement vers l'église où est située l'ambulance. Ce sont, pour la plupart, des bras, des poignets ou des jambes fracassés par les obus ou les balles explosives : les uns se traînent lamentablement, les autres sont portés sur des civières improvisées. Là-bas, sur le champ de mort, les brancardiers essaient d'amener les plus gravement atteints, mais leur travail est devenu bientôt impossible car les Allemands s'étant ressaisis, reviennent bientôt à la charge et s'avancent jusqu'à la ferme Saint-Clair, reprenant ainsi tout le terrain conquis par nous dans la journée. Le résultat de la bataille aurait été donc désastreux pour nous si une division de zouaves, arrivant le jour même de Paris, après une marche forcée, ne les eût pris à revers en pleine nuit et après trois jours d'efforts héroïques ne les eût poursuivis l'épée dans les reins bien au delà de Lizy sur Ourcq. {59} Malgré les affres de la bataille la jeunesse ne perd cependant pas ses droits. D'approvisionnements il n'y faut pas songer, et c'est avec un unique morceau de pain donné obligeamment par le seul boulanger du pays que nous faisons le premier repas de la journée. Tout s'est tu pour l'instant et la nuit, étendant son voile de deuil sur toutes les misères humaines, nous oblige bientôt à fermer les paupières. Le lendemain, nous avons la joie de voir revenir sain & sauf notre petit commandant de compagnie improvisé, notre adjudant : "Si nous attaquons aujourd'hui, m'avait-il dit le matin, je veux m'emparer d'un fusil boche, d'un revolver et de jumelles" "Voilà !!" nous dit-il, en déposant par terre les trois objets suscités, et ce simple mot résumait dans sa brièveté toute une série d'efforts héroïques. Brave et sympathique ami, vous fûtes un héros sans le savoir. Il est déjà grand jour quand les débris du régiment, après avoir absorbé un quart de café, quittent leur cantonnement. Au loin, vers l'est, la grande bataille continue toujours; il semble que l'artillerie met encore plus d'acharnement que la veille, si possible : les détonations se confondent désormais en une seule, c'est un roulement continu, on

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dirait qu'un immense orage envahit l'atmosphère et qu'un tremblement est imminent. Cette fois, la promenade ne sera pas longue, une simple descente dans la plaine située entre Monthyon et les bois de SaintSoupplets et c'est là que nous allons passer une grande partie de notre journée. C'est qu'aussi le régiment a besoin d'être reformé, l'isolement entre tous les groupes est complet; à peine retrouve-t-on quelques amis par ci-par là, amis qui semblent nous venir de l'autre monde. Vers dix heures arrive un petit groupe d'isolés, avec quelle joie nous retrouvons des amis que nous croyions perdus pour toujours. Deux frères revenus tous deux d'un grand voyage et qui ne se sont pas vus depuis plusieurs années ne mettraient pas tant d'ardeur à se serrer la main. Après un tel cataclysme l'amitié est franche et naturelle. Voici notre général de brigade qui arrive. Lui aussi a payé largement de sa personne, il est blessé et ses paroles sont l'écho des sentiments de son cœur : "Mes enfants, nous dit-il, je vous remercie, vous avez fait bravement votre devoir, vous avez sauvé l'honneur du drapeau, voilà pourquoi je vous salue. Je salue aussi ceux d'entre vous qui sont restés làbas, ils sont morts pour le salut de la Patrie. Dieu leur en tiendra compte. Vive la France quand même !" {62} L'instant est solennel et seul le bruit monotone des détonations lointaines sert d'écho aux paroles du général. Un grand cri sort brusquement de toutes les poitrines qui s'offraient hier si noblement aux coups de l'ennemi :"Vive la France !" "Il peut se faire, nous dit encore le général, qu'on ait encore besoin de nous aujourd'hui, j'espère que vous marcherez aussi bien qu'hier." Pour rester dans les limites de la vérité, je dois dire que ces paroles n'ont pas suscité, parmi nous, le même enthousiasme que les précédentes; quelques cris de :"Des cartouches, des cartouches" poussés timidement par des camarades en veine d'ambition et, d'ailleurs, vite réprimés et c'est là, la seule réponse. Maigre réponse, je l'avoue, aux paroles ardentes de notre chef, mais un régiment qui, sur deux bataillons au complet, ne compte plus désormais que trois compagnies, peut-il vraiment se jeter de nouveau à corps perdu dans la bataille ? Nos aînés de 93 le faisaient, nous répondra-t-on, mais les engins étaient-ils aussi meurtriers à cette époque et comptaiton donc autant d'hommes hors de combat en un seul jour ? Le général, d'ailleurs, ne s'y trompe pas et ne cherche pas à nous insufler l'enthousiasme qui nous manque; nous resterons toute la journée dans cette plaine, attendant de nouveaux ordres. Pour la première fois, depuis trois jours, nous pouvons faire du feu et c'est un vrai régal pour nous de cuire un beafsteak et de nous tailler une large tranche de pain. Le soleil est toujours aussi ardent et la sieste à l'ombre d'un petit bois nous fait vraiment grand bien. On reforme

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ensuite le régiment, chaque compagnie compte environ cent hommes à son effectif. Il n'y aura plus qu'un bataillon et notre adjudant, promu lieutenant le matin même, passe à une autre compagnie. C'est un vrai crève-cœur pour nous, il était bien un peu maniaque dit-on, les courroies du sac devaient être bien roulées et l'alignement des sacs parfait, mais c'était un excellent homme, notre seul officier d'ailleurs. Le soleil baisse à l'horizon et l'écho nous apporte toujours le roulement continu du tonnerre; des nouvelles nous parviennent de temps à autre : tout va bien ! les zouaves font de l'excellente besogne et l'ennemi recule en désordre, ils sont vraiment braves nos lascars d'Afrique, car ils ont reçu une terrible leçon dans le cimetière de St Soupplets où un de leur bataillon a été surpris et anéanti par des mitrailleuses. Vers le soir ordre est donné de nous remettre en marche; nous reprenons la direction du champ de bataille et nous cantonnons, un kilomètre plus loin à le ferme de Monthyon. En chemin une odeur cadavérique nous prend à la gorge : des chevaux et des hommes enterrés peu profondément, sont déjà en décomposition; nous regrettons l'absence du tabac, si précieux en ces occasions, pour combattre les mauvaises odeurs. Les bâtiments d'habitation de la ferme sont convertis en ambulance; les blessés allemands, enlevés le jour même, sont à l'heure actuelle remplacés par les nôtres. Toutes les salles sont combles et depuis le matin le dévouement des majors s'exerce sans relâche sur les corps mutilés de nos camarades. Ce sont, pour la plupart, des blessures de corps balles ou shrapnells, et que l'état des patients ne permet de soigner qu'avec d'infinies précautions. Aucun n'a mangé depuis l'avant-veille et à ceux auxquels il est permis de manger, nous offrons joyeusement notre pain et nos boîtes de conserve. Les zouaves arrivent toujours en file ininterrompue car la bataille vers l'Est est toujours aussi acharnée. Pourtant, est-ce une illusion ? Il semble que le roulement du canon s'éloigne quelque peu, et à la tombée de la nuit, la lueur des fusants nous permet de nous rendre un compte exact de la position. L'ennemi doit s'être retranché derrière Etrépilly, mettant entre lui et nos troupes le ravin profond et encaissé dans lequel se trouve le village. L'événement d'ailleurs sera confirmé le lendemain matin, car, au petit jour, les zouaves escaladant comme des chats-tigres l'énorme barricade érigée en travers de la route d'Etrépilly à Barey, surprendront l'état-major d'une brigade ennemie au moment du café, et feront jouer leur légendaire "fourchette" {66} Pour nous, après une nuit passée dans les granges de la ferme nous allons nous porter en extrême réserve en bordure de la route de Barey à Gesvres et c'est sur ce dernier village que nous nous appuyons. La journée, comme toujours, s'annonce splendide; la chaleur est bientôt accablante et nous souffrons terriblement de la soif. Le seul et unique puits du pays, mobilisé depuis l'avant-veille par tout le service d'arrière

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de la division, ne fournit plus qu'une provision d'eau insuffisante et force nous est de faire la queue pendant plusieurs heures avant de pouvoir remplir nos seaux. Vers midi, le départ est donné, et après quelques marches et contre-marches, nous nous installons définitivement derrière un petit repli de terrain à trois cents mètres à peine derrière la ligne d'arrivée des obus. Nous irons encore trois jours à cette même place, dans l'impossibilité d'avancer, la grosse artillerie allemande installée entre VineyManœuvre et Acy en Multien, battant sans relâche la plaine d'une pluie d'obus. Pendant ce temps, l'artillerie française fera des prodiges pour atteindre cette batterie et n'y parviendra que le soir du troisième jour, où une batterie volontaire de 75 s'avançant jusqu'à faible portée des canons ennemis, les réduira en miettes en quelques minutes. De cette batterie un seul canon et quelques servants survivront, mais le nom des braves qui sont tombés là-bas, restera dans l'histoire à l'égal des d'Assas, perpétuant les dévouements héroïques et affirmant une fois de plus la vitalité d'un peuple qui, lorsqu'il le juge utile sait encore se sacrifier au salut de la Patrie. Mais, me direz-vous, pourquoi n'avions nous pas nous même de grosse artillerie ? Il eût été inutile de sacrifier ainsi des vies humaines ! Mystère ou impéritie : je laisse ce soin au lecteur d'en juger. Peut-être aussi les nombreuses "rimailho" mis en batterie autour de Paris, formant, autour de la ville, une enceinte menaçante de bouches à feu, étaient-ils plus utiles là-bas, où ils ne servaient à rien, qu'au milieu de la mêlée où ils auraient eu un avantage incontestable. En attendant nous restons toujours derrière ce repli de terrain; la nuit nous creusons des tranchées au devant de nous et les jours se passent dans une oisiveté presque complète : nous attendons, tout simplement, la crainte d'être repérés étant bientôt calmée par la certitude où nous étions que les projectiles arrivaient à bout de course. Le troisième jour, de bonne heure, c'est à dire le 10 Septembre, nous commençons à avancer. Tout le champ de bataille s'offre à nos yeux et nous nous sentons serrés à la gorge par l'émotion. Le spectacle est terrifiant. A droite Barey n'existe plus, ce n'est plus qu'un amas de ruines, l'église s'est effondrée. Devant nous, c'est une suite ininterrompue de petits tumulus de terre, c'est là que reposent de leur dernier sommeil nos camarades; peut-être sont-ils plus heureux que nous et peut-on savoir ce que l'avenir nous réserve. Le sol est entièrement retourné, des excavations profondes de plus d'un mètre et dans lesquelles on placerait facilement une dizaine d'hommes, indiquent le point de chûte des obus. Çà et là des corps calcinés achèvent de brûler, ici, c'est un zouave reconnaissable seulement à un morceau de veste, car la tête, les quatre membres et la poitrine ont disparu. Debout, tous deux dans la position la plus hétéroclite qui se

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puisse voir, ayant encore aux lèvres le rictus affreux de l'agonie un zouave et un allemand se soutiennent mutuellement avec leur baïonnette plantée comme un pieu dans la poitrine. Partout des débris de corps, pieds, mains, têtes, non encore enterrés et sur lesquels s'abattent déjà une nuée de corbeaux que notre passage dérange à peine. {70} "C'est çà la guerre ? nous disons-nous, et c'est le seul spectacle écœurant qu'elle puisse nous offrir. Ah ! maudit soit celui qui déchaîne la guerre ! Que la malédiction éternelle des peuples retombe sur ceux qui pour la vaine satisfaction d'agioteurs véreux en quête de faillites font pleurer volontairement des milliers de mères & d'épouses et transforment en un vaste désert les plus riches contrées d'un pays". La marche, parmi l'infernal chaos devient de plus en plus difficile et c'est avec un véritable soupir de soulagement que nous abordons la route profondément encaissée en deux talus qui mène à Etrépilly. Là, du moins, nous pouvons admirer le travail de nos canons; eux non plus ne sont pas restés inactifs et si les Allemands pour cacher leurs pertes, n'avaient pris la bonne précaution de brûler leurs cadavres, il est infiniment probable que nous les y verrions en nombre incalculable. La même odeur de charnier nous prend à la gorge et pour ajouter encore aux relents de chair morte qui se dégage de cet entonnoir, des quartiers entiers de moutons achèvent de se décomposer. Abandonnés en plein champ, décidément les Allemands se nourrissaient bien, et c'est sur les bestiaux français qu'ils fondaient leur cuisine. Ce n'est pas sans une certaine émotion que nous pénétrons dans Etrépilly, car toute la rage et toute l'ardeur des combattants semblent s'être concentrées autour de ce village. Ce n'est plus, comme Barey, qu'un monceau de ruines et les quelques maisons qui restent encore debout semblent demander pourquoi elles ont été épargnées. D'ailleurs elles sont toutes transformées en ambulance et regorgent de blessés. La Croix Rouge étend son ombre bienfaisante sur toutes ces misères humaines ainsi étalées et semble faire aux deux peuples ce doux reproche :"Pourquoi ne vous aimez vous pas les uns les autres comme le prescrit l'Evangile ?" L'eau, nous dit-on, est empoisonnée et malgré la soif qui nous torture nous passons outre. Les deux côtés de la route sont bordés de cadavres dont les positions bizarres nous montrent suffisamment les dernières contorsions de leur agonie affreuse. Un civil dont la poitrine ne forme plus qu'un vaste entonnoir a été fusillé à bout portant. Plus loin dans une petite cour adjacente à une maison d'assez belle apparence à moitié épargnée par le feu, un spectacle peu banal nous est offert : les officiers de la brigade allemande surpris par les zouaves sont encore assis autour de la table à thé; on dirait qu'ils continuent leur repas interrompus d'une façon si tragique. Nous nous hâtons de quitter ce lieu

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de misère, témoin de tant d'actes héroïques, mais la route n'est pas facile, il nous faut la déblayer des milliers de fusils brisés qui l'encombrent et des objets de toute sorte laissés parles Allemands dans leur retraite. Une hangar métallique édifié sur la colline, semble tordu par quelque cataclysme épouvantable; ce n'est plus qu'un enchevêtrement de barres et de poutrelles de fer : les brocanteurs de vieille ferraille y trouveront leur affaire. Il tient encore debout par une sorte de miracle d'équilibre et la pente donnée à la toiture indique suffisamment que ce sont les obus français qui ont fait ce bel ouvrage. Un caisson allemand a sauté à 25 mètres de là et la violence de l'explosion a projeté tout autour une multitude de membres et de troncs dont il est impossible de donner une idée. Le fourrage du hangar a brûlé et les derniers débris achèvent de se consumer en répandant une odeur âcre à travers de laquelle on discerne celle plus caractéristique de chair grillée. Qui pourra dire jamais de quelles scènes affreuses ce lieu a été témoin ! Avec quelle douleur nous pensons aux pauvres mutilés couchés sans doute sur cette paille et qui ont été brûlés vifs, dans l'impossibilité qu'ils étaient de se sauver. Voici, en bordure d'un petit chemin et étendus côte à côte, deux cadavres d'officiers allemands; le coup de baïonnette qui les a tués est parfaitement visible sur leur poitrine mise à nu; une sorte de petite croix assez semblable à une étoile de mer et c'est tout ! {74} Leur dernier sourire reste figé pour jamais sur leur visage, ils dorment, semblent-ils; ceux là n'ont pas dû souffrir et la mort a été instantanée. Après une halte de deux heures au fond d'un petit chemin creux, nous changeons brusquement la direction de notre route et nous obliquons franchement vers le nord-est. Etrépilly, nous dit-on, n'est rien en comparaison de Marcilly, où plus de 25.000 cadavres sont entassés les uns sur les autres et peut-être cette vue serait-elle de nature à refroidir notre peu d'enthousiasme. Notre route est jalonnée de tranchées ennemies, nous ne pouvons nous empêcher des les admirer : les Allemands sont de beaucoup supérieurs à nous dans ce genre de travail. Des brasiers, en grand nombre, achèvent de se consumer lentement, c'est partout la même odeur et en fouillant les cendres, on en retire un crâne, une jambe ou un bras, calcinés : pour cacher ses pertes, l'ennemi a brûlé ses cadavres. Deux kilomètres encore et nous abordons VincyManœuvre. Là encore, l'incendie a fait son œuvre; du coquet petit village si gentiment perché sur la colline, il ne reste plus que quelques murs noircis d'où s'échappe encore un large nuage de fumée. Les maisons sont criblées d'obus et les cadavres ont dû être nombreux, mais nous n'en voyons pas, car la retraite des allemands se fait méthodique : personne ne connaîtra l'étendue de leurs pertes.

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Acy en Multien, celui-là, n'a pas souffert, l'arrière garde de l'armée du kronprinz nous dit-on, a quitté le pays le matin,11 nous n'avons sur elle que quelques heures de retard. Peut-être arriverons-nous à la rattraper. Aux portes d'Acy, sur la colline, des retranchements ont été édifiés pour la grosse artillerie; à quelques pas de là, un tumulus de terre fraîchement remuée indique le lieu de repos de soldats morts au champ d'honneur : une inscription en allemand nous renseigne d'ailleurs sur ce point : ci-gît quarante braves artilleurs. C'est nous dit un colonel d'artillerie qui accompagne notre colonne, l'effectif d'une batterie de grosse artillerie allemande, celle là vraisemblablement qui nous a arrêtés si longtemps sur le plateau de Barey et qu'une batterie volontaire de 75 a réussi à foudroyer. {76} A la nuit tombante nous arrivons à Boullare où, semble-t-il, un bon repos nous est réservé. C'est encore une erreur de notre part, car il nous faut garder les lignes. La compagnie est de jour et nous campons sur la petite place ombragée d'arbres sur laquelle vient déboucher la route de Verneuil. Le château voisin est encombré de blessés allemands abandonnés et confiés à la garde d'une équipe d'infirmiers saxons. Nos majors se multiplient et apportent à ces malheureux le réconfort de leur science et de leur sollicitude toute paternelle. Contrairement aux règles internationales de la Croix-Rouge, la section des infirmiers ayant été trouvée armée est faite prisonnière, elle sera dirigée le lendemain sur Le Bourget et Paris. Au fond du jardin, sous un appentis servant à ranger les outils, cinq ou six cadavres entièrement nus attendent le moment de la sépulture; ce sont probablement des blessés au château transportés ici après leur mort. Mais pourquoi les dépouille-t-on ainsi entièrement ? Est-ce une coutume chez les Allemands de ne laisser à leurs morts aucun effet militaire quel qu'il soit ? La religion, dont ils se targuent si souvent, ne leur commanderait-elle pas la décence, tout au moins vis à vis des femmes restées dans le pays. La guerre, à mon avis, ne peut avoir de ces nécessités, et n'excusera jamais chez un peuple ce manque de dignité. Le lendemain matin nous repartons de nouveau à la poursuite de l'ennemi insaisissable, il en sera ainsi jusqu'à ce que la bauge du sanglier sera déclarée par lui solidement défendable il fera tête alors par ses formidables coups de boutoir, il obligera ses assaillants, sinon à reculer, du moins à rester dans l'expectative durant des mois & des mois. Nous suivons la si jolie petite route encaissée entre deux talus qui mène de Boullare à Verneuil; le temps est superbe, mais au loin, vers le Sud, des petits nuages semblent se former et nous annoncent pour le soir 11

Cette affirmation est peu vraisemblable. Le Kronprinz était 3 corps d'armées plus loin à l'Est. Maunoury avait en face de lui Von Kluck, et à la rigueur quelques soldats du flan droit de Von Bulow, mais le problème allemand était justement que ces deux armées étaient à distance l'une de l'autre. C'est dans cette brèche qu'attaquera l'armée anglaise.

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une petite ondée qui fera tomber la poussière de la route. Dans tous les petits villages que nous traversons, à Rozay-en-Multien12, à Verneuil, la horde a marqué son passage. Ce n'est plus qu'une succession de maisons éventrées et pillées dont le mobilier est épars au dehors. Des quartiers de viande entiers achèvent de se décomposer et répandent dans l'air une odeur pestilentielle. Pourtant, tout indique que la déroute des Allemands n'est en réalité qu'une retraite savante & méthodique, je dirais presque effectuée sur des bases envisagées depuis longtemps. Les fils télégraphiques sont coupés, les poteaux sciés à leur base et tout au long de la route et sur le mur des maisons des inscriptions à l'ocre indiquent la route à suivre aux retardataires et à l'arrière-garde. {78} Après un court séjour au château de Villers-Cotterets et une marche interminable dans la forêt, nous arrivons aux abords de la petite ville. La pluie qui nous a surpris en chemin, a changé les routes en torrents et nous sommes trempés jusqu'aux os. Une halte de plus de deux heures près du pont de chemin de fer nous permet de faire du feu et de sécher nos vêtements. Cependant, ce jour là il était dit que nous serions arrosés et c'est sous une pluie battante que nous traversons Villers-Cotterets pour nous enfoncer à nouveau dans la forêt. A notre gauche le canon tonne avec rage. Deux batteries d'artillerie et les dragons ont surpris un important convoi allemand et l'anéantissent. Plus de 20 automobiles, je ne sais combien de chariots, et des caissons de munitions gisent éventrés sur la route. La perte aura du être sensible pour l'ennemi. Toujours la pluie fine, monotone et sans fin, de cette pluie douce qui transforme sans bruit en quelques instants les chemins en fondrières et les terres labourées en mortier. Nous avançons péniblement creusant dans les chemins des ornières de plus en plus profondes. Malgré le réconfort de la poursuite on se sent l'âme triste, triste à pleurer; comme les jours précédents la nourriture a été froide et les frissons nous envahissent peu à peu. S'il continue à pleuvoir combien d'entre nous tomberont malades durant cette campagne. Il semble que la retraite allemande nous ait communiquée une hâte fébrile de poursuite, nous marchons toujours et ce n'est qu'à la nuit tombante que nous arrivons à la ferme de xxxxx 13 Perchée sur une colline assez élevée et isolée du reste du monde, Longpont est en effet à plus de deux kilomètres, cette ferme fait l'effet d'un traquenard dans lequel nous pourrions être surpris. Une fusillade soudaine et imprévue qui éclate sur notre gauche oblige le chef du régiment à envoyer une compagnie dans cette direction comme flanc12

Rosoy

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D'après les carnets de P.Tuffrau il doit s'agir de la ferme de Vertes-Feuilles.

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garde et c'est dans une sécurité semi-relative que nous passons la nuit. La grange qui nous abrite, à peine suffisante pour une compagnie, se voit obligée d'en héberger trois. Serrés les uns contre les autres, la chaleur qui se dégage de tant de corps entassés sèche peu à peu nos vêtements et le lendemain nous pouvons continuer notre route sans craindre pour cette fois une fluxion de poitrine.

{81} Nous sommes au 12 Septembre; nous abandonnons définitivement les routes et les chemins praticables et c'est à travers d'interminables champs de betteraves où l'on semble marcher dans du mastic que nous nous dirigeons droit sur Soissons. Comme au début, pas un ennemi, pas un coup de canon, le calme le plus complet règne autour de nous, se croirait-on en guerre ? Voici la montagne de Paris (14) du haut de laquelle le panorama de la ville se déroule large et grandiose. L'ennemi sur ce point a creusé de nombreuses tranchées mais n'a pu y résister, il s'est retranché derrière la ville, mettant entre lui et nous la rivière de l'Aisne dont le cour sinueux dessine ses arabesques à nos pieds. Il s'agit pour aujourd'hui de prendre Soissons et d'en chasser les derniers retardataires, mais l'affaire ne semble pas devoir marcher toute seule. Cette fois l'ennemi peut résister et du haut des carrières de Pasly il fait pleuvoir sur notre avant-garde une grêle d'obus. Couchés sur des bottes d'avoine, trempés par une pluie diluvienne, nous cherchons en vain le point de mire vers lequel il nous faut tirer, car les êtres et les choses tout semble confondu dans un brouillard qu'il est à peu près impossible de percer. Cependant une accalmie se produit, accalmie du temps et accalmie de tir et nous pouvons avancer encore de quelques centaines de mètres dans les champs de luzerne voisins. Du haut de la crête la vue est splendide. Couchés en tirailleurs dans la direction de Pasly, le régiment forme un arc de cercle dont une extrémité s'appuie sur Vauxbuin, et l'autre sur le petit village de Vaux; toute la vallée de l'Aisne est à nos pieds. Au loin c'est Vic sur Aisne, plus près c'est Pommiers dont la sucrerie est déjà exploitée germaniquement, en face de nous les carrières de Pasly et les bois de sapin de Cuffies. C'est de là que nous viennent les "210", monstrueux obus qui feront dans nos rangs un énorme ravage. Où donc s'est réfugiée l'infanterie ennemie ? Elle a dû subitement disparaître de l'autre côté de l'eau, et comme notre position est devenue à peu près intenable force nous est de nous réfugier dans une carrière abandonnée où l'ennemi ne pourra nous repérer.

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Colline au sud-ouest de Soissons. En toute rigueur C.Pifteau aurait dû écrire "Montagne" avec un m majuscule.

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Un petit repos de vingt minutes nous permet de casser une croûte, et nous avons à peine achevé que déjà il nous faut descendre la côte abrupte dont la pente presque perpendiculaire nous oblige à nous retenir aux branches d'arbres. Mais notre position est, de nouveau, repérée, et l'instant d'après une maison et une meule de paille brûlent, le petit jardin adjacent est labouré et plusieurs de nos camarades tombent pour ne plus se relever. N'importe, il nous faut avancer. Les shrapnells couronnent la route au dessus de nous, il en sera ainsi jusqu'à ce que nous parvenions aux premières maisons de Soissons. L'obscurité met fin à cette seconde phase du grand drame et dans le petit village de Vauxbuin, conquis définitivement, nous cantonnons pour la nuit. Un bon feu qui fait sécher nos capotes et de l'excellent vin offert par un aimable propriétaire du pays, il n'en faut pas plus pour nous ragaillardir.

{83} Le lendemain de très bonne heure la danse recommence et dans l'impossibilité où nous sommes d'avancer plus avant nous restons toute la journée dans un repli de terrain en bordure de la route sous les rafales d'obus qui se succèdent sans interruption. Les voitures automobiles transformées en voitures d'ambulance circulent sans arrêt et les dames de la Croix-Rouge accomplissent courageusement et héroïquement leur devoir. Huit chevaux d'éclaireurs tués le matin même et après lesquels chacun se taille à même un beafsteack nous permet de faire un bon repas dans la maison, où le soir venu, nous restons cantonnés. Cette vie, sous la mitraille, où sans bouger toute la journée, nous attendons stoïquement l'obus qui doit nous tuer est déprimante au dernier point, et c'est avec un véritable soupir de soulagement que le lendemain matin de très bonne heure, nous mettons le cap sur Soissons. La ville est calme, au loin une lueur toujours aussi vive nous dénonce l'incendie de la distillerie Beauchamps qui brûle depuis trois jours. "Aujourd'hui, pensons-nous, nous devons traverser la rivière" mais après une petite halte dans la rue du tour de ville, nous contournons la jolie petite cité historique, et nous allons nous placer, ou plutôt nous cacher, dans un petit bois à quelques centaines de mètres de Villeneuve Saint Germain. Deux jours sous les obus semblent longs lorsque l'on a comme protection que quelques petites tranchées creusées à la hâte et à même les bois et que la crainte perpétuelle d'être découvert vous tenaille constamment l'esprit et le cœur. Que serait-il resté du régiment si les Allemands nous avaient su cachés là ? Le soir on sort à la dérobée évitant de faire le moindre bruit, comme un fauve qui commence sa chasse et après un repas dont le principal élément est constitué par un morceau de viande cuit à la hâte on se couche sur le plancher de l'école du village, la paille faisant totalement défaut dans le pays. - 51 -

{85} Nous voici au 16 Septembre, cinquième jour de notre arrivée à Soissons. L'ennemi n'a ni reculé ni avancé et il faut aller le dénicher de son repaire. A cinq heures du matin, sur le pont allemand réparé à la hâte par le génie, nous traversons l'Aisne sans encombre. Le calme est complet et il est impossible d'envisager ce que sera la journée. Pourtant une légère pluie tombe, de cette pluie imperceptible, monotone, qui vous traverse en un instant tous les vêtements et qui vous porte jusque dans les fibres les plus profondes de l'être, le froid et l'ennui. Ces jours là il nous faudrait marcher, marcher toujours, ce qui permettrait de combattre l'engourdissement qui vous envahit. Comme un désespéré vous courbez le dos sous l'averse et vous vous demandez "Quand donc nous sera-t-il permis de nous trouver à l'abri par des temps pareils ?" L'abri, bientôt on nous l'offre, un contre ordre nous arrive, et à sept heures, c'est à dire en plein jour, nous retraversons la rivière sans encombre et nous reprenons la direction de notre "home" si hospitalier. A deux kilomètres de nous le canon fait résonner de nouveau sa grosse et terrible voix, et c'est au bruit de l'éclatement dont l'écho assourdi nous arrive que nous essayons de nous rendormir. Que nous importe à présent le danger des obus, le plafond est bien frêle, mais du moins la pluie ne nous trempe plus. Alerte à dix heures, une dépêche du général est venue et on nous réclame à Cuffies où le reste de la division est aux prises. Cette fois, pensai-je, le passage sera dur et plus d'un d'entre nous risque de plonger dans le bouillon. Comment admettre, en effet, qu'en plein jour, l'ennemi nous laisse passer inaperçu ? L'événement se produit cependant et sans la malencontreuse idée d'un de nos chefs de nous mettre en colonne de compagnies au milieu du champ, peut être n'aurions nous pas eu ce jour là tant de morts à déplorer.

{87} L'ennemi nous a bientôt découvert et une grêle d'obus s'abattent autour de nous. Nous courbons le dos sous l'orage comme de pauvres chiens battus, un mur de jardin nous offre une sécurité relative et un par un, nous traversons une zone dangereuse. Il nous faudra toute une journée pour traverser le joli petit faubourg de Saint Waast et ce n'est que le soir après une attente des plus fiévreuses à la briquetterie de Saint Paul qu'il nous sera permis de nous réunir. Un abri quelque peu provisoire dans un garage de locomotives, la galerie des machines comme nous la nommions, des rêves au milieu desquels apparaissait le grand lit bien blanc qui nous manquait et le lendemain le régiment montait dans le bois de Cuffies. Désormais, la vie du régiment sera assez monotone. Nous resterons en réserve dans ce bois pendant plus d'une semaine montant et descendant matin et soir, sans autre préoccupation que de nous cacher des aéroplanes au moyen de toits en branchages. Puis nous irons ensuite

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occuper les tranchées creusées au faite de la colline, tranchées établies au milieu d'un sol éminemment friable qui, s'il est facile à travailler, n'en offre pas moins une sécurité des plus relatives, vu son peu de consistance.. Souvent l'éclatement d'un obus sur nos têtes provoquait un éboulement. Les bons sommes dans la galerie des machines sont désormais passés dans le domaine du rêve malgré leur peu de confortable, nous les préférions aux nuits de Cuffies. Aux écoutes à l'orée d'un petit bois, à 50 mètres au devant des tranchées, au fond du petit ravin de Cuffies, il nous faut veiller sans un instant de relâche sous la triple menace d'une attaque nocturne, d'une salve d'obus, ou des rayons du projecteur. Ah ! ce projecteur ! Avec quel plaisir nous le verrons disparaître dans les premiers jours d'Octobre. Après de vaines recherches de plus d'une semaine jour et nuit un simple artilleur jeune pointeur n'ayant pas encore fini ses classes débute par un coup de maître en détruisant l'appareil dont les rayons presque aussi puissant que ceux du soleil, gênaient considérablement le passage des troupes sur le pont neuf de Soissons. A sa sortie de la ville, l'ennemi avait essayé de faire sauter le pont, il y avait d'ailleurs réussi en partie, car une arche tout entière s'était effondrée. La circulation des voitures était donc interdite ainsi que celle de l'artillerie, une installation de fortune faite par le génie et détruite journellement par des "marmites" ennemies permettait seule à quelques petits détachement isolés de traverser la rivière. Encore les précautions devaient-elles être multiples, car un petit groupe de deux personnes simplement attirait immédiatement une salve. Vraiment les Allemands n'étaient pas au début avares de leurs munitions. Ce n'est que lorsque les Russes, entrant cette fois véritablement en campagne, obligeront les Allemands à porter toute leur force d'artillerie de ce côté, que la situation changera. Soissons, pendant ces débuts de la guerre de tranchées ressemblera à un désert. La population civile a été évacuée et le bombardement continu des principaux monuments de la ville transformera bientôt la jolie cité historique en une vaste nécropole. {90} Le quartier avoisinant la cathédrale aura le plus souffert, chaque jour des incendies nouveaux se déclareront dont le reflet livide éclairera d'une lueur blafarde toute la campagne environnante. Les maisons éventrées, pareilles à un animal dont les entrailles se répandraient par terre, montreront leur contenu, les rues seront encombrées de débris de toutes sortes et les soldats de la garnison devront chaque jour les déblayer sous la menace perpétuelle du sifflement caractéristique des obus. Cependant, malgré le danger croissant, repère que l'ennemi s'est choisi au dévouement des soldats du génie ne se amont du pont détruit, il établit bientôt - 53 -

malgré les nombreux points de bord de l'eau, l'admirable ralentit pas et à 50 mètres en un autre pont de péniches dont

la solidité ne le cédera en rien aux meilleures constructions de ce genre. Désormais, l'artillerie et les voitures de réquisition pourront passer librement à la faveur de la nuit, d'autant plus facilement que le projecteur n'existe plus et que les gros 210 allemands semblent avoir pris le chemin de la Russie. Mais quels désastres n'ont pas accumulés les grosses pièces ! Toute l'avenue de Vauxerot n'existe plus, c'est une suite interminable de maisons en ruines : l'abattoir ressemble à une écumoire, la distillerie est défoncée, éventrée, brûlée et les immenses réservoirs à alcool gisent au milieu de la route aplatis par les obus ou tordus par la violence du feu. Enfin, dans les premiers jours d'Octobre, notre régiment se trouve remplacé. Désormais, le 282° et le 231° occuperont les bois de Cuffies. Pour nous c'est une véritable satisfaction de se reposer quelques jours. Quel sera l'avenir ? Notre nouvel emplacement sera-t-il meilleur ou pire que le premier, peu importe ! l'essentiel c'est de jouir du présent, à la guerre, il ne faut pas s'occuper de l'avenir. Nous traversons donc l'Aisne le 1° Octobre au soir par une nuit noire et après la traversée de Soissons nous arrivons au village de Vauxbruin. Un épais lit de paille bien fraîche nous attend et c'est pour nous une immense volupté de nous y allonger après tant de nuits passées sur de la paille pourrie ou la terre nue. Là, nous somme tout à fait à l'arrière, plus d'obus qui passent en sifflant la nuit sur nos têtes et qui transforment nos rêves en cauchemars une bonne nourriture que les cuisiniers auront tout le temps de préparer, tout ceci nous donnera le repos moral et physique qui nous est nécessaire, et qui nous permettra par la suite d'affronter de nouveaux dangers. Huit jours dans cet Eden, les tranchées ébauchées par les territoriaux sont approfondies par nous et permettront de résister efficacement à une invasion en masse de l'ennemi. La plupart de celles-ci sont couvertes avec des tôles et de la terre, seules les tranchées de combat restent à ciel ouvert, encore sont-elles profondes et à fleur de terre, à peu près entièrement dissimulées, on sent que la bataille de la Marne a profité à nos officiers et que l'art des fortifications a fait un grand pas dans la voie du progrès. Finis les petits travaux de campagne du service actif dans lesquels chacun cherchait à fournir le moins de travail possible. L'essentiel était de tuer le temps et de regagner la caserne aussitôt l'heure fixée. Désormais dans l'éducation militaire du jeune soldat, la pelle et la pioche tiendront une place prépondérante, car les guerres futures, en supposant que la rage des tigres assoiffés de sang ne désarme pas, ne seront plus que des guerres de tranchées où chaque adversaire s'ingéniera par la sape et la mine à détruire ce que l'autre aura édifié. FIN DU PREMIER CARNET

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DEUXIEME CARNET

CHOSES VECUES ~ Suites Chapitre II

CROUY

Le bon temps à la guerre ne peut toujours durer, du moins pour les troupes du front, celui-ci est réservé aux troupes de l'arrière : munitions, approvisionnements etc. Ceux-là évidemment ne peuvent voir le feu de la bataille que de très loin pour de nombreuses raisons dont une des principales est la suivante. Ces Messieurs sont pour la plupart des fils de famille à la peau satinée de jeune fille, prenant un soin extrême de leur petite personne et se croyant déshonorés s'ils restaient un jour sans se laver. Pensez-vous ma chère ! Leur père d'ailleurs les a puissamment recommandé à M. le Député Y.. ou à M. le Général X.. leur constitution est très faible, et la perspective seule d'une nuit passée à la belle étoile les fait frissonner. Ce sont eux qui formeront après la guerre les assises de la nouvelle société, gros banquiers, journalistes influents, industriels importants, leur vie n'estelle pas nécessaire au salut futur de l'Etat et de quelles catastrophes la pauvre France ne serait-elle pas menacée, si par exemple, Mrs Darblay d'Essonnes pour ne citer que ceux là étaient morts sur le champ de bataille. L'administration n'a-t-elle pas un besoin éternel de paperasses et une victoire française peut-elle être mise en comparaison avec le chaos effroyable que déchaînerait la mort de patriotes si ardents. Non, ceux qui veulent leur jeter la première pierre ne sont vraiment pas raisonnables et les malheureux petits cultivateurs les petits artisans ou ouvriers qui eux ne possèdent rien ne comprennent vraiment pas l'immense honneur qui leur est réservé en mourant pour la sauvegarde de ces assises de la société. Beaucoup ne jettent même pas en mourant un regard reconnaissant vers ces futurs directeurs de la politique, les ingrats !! "Votre salaire ! Eh quoi! N'est-ce pas beaucoup D'avoir pu de mon gosier retirer votre cou ? Allez ! Vous êtes une ingrate Ne tombez jamais sous ma patte !" La Fontaine Heureusement que ces Messieurs dont l'éducation a été très soignée et qui sont au dessus de ce manque d'égards, verront après la guerre leur dévouement récompensé. Oui la Croix de Guerre pourrait-elle être mieux - 55 -

placée que sur la poitrine de ces braves. L'Officiel dans la distribution des récompenses nous mettra, lui, au courant de ces immenses dévouements que nous les gueux semblons ignorer. "M. Un Tel, industriel à X… a été décoré de la Croix de Guerre

A bien voulu pendant la guerre et malgré son jeune âge (25 ans) assurer le service de distribution des bulletins des Armées de la république, et il l'a fait avec un zèle et un dévouement au dessus de tout éloge." C'est dommage que l'habitude des étudiants allemands de se taillader la figure pour des niaiseries ne soit pas d'usage en France, car chaque cicatrice serait pour nos aimables "abrités" l'occasion de formidables faits de guerre, et la raison d'une citation de plus à l'ordre du jour de l'armée. Essayez donc, vous les prolétaires et les parias de la société qui donnez chaque jour à l'heure actuelle le plus clair de votre sang, de mettre en comparaison vos soit-disant actes d'héroïsme avec les leurs, et vous verrez avec quelle prestesse vous serez obligés de rentrer dans votre petitesse. Depuis quand le crapaud veut-il se comparer à l'aigle ! Bien que les huit jours passés à Vauxbuin ne nous aient pas semblé longs, il fallut cependant songer à quitter ce petit pays, on nous réclamait ailleurs. Par une de ces nuits d'encre si communes en Octobre, nous quittâmes donc Soissons et nous prîmes la direction de Crouy. Crouy ! Nom devenu célèbre désormais par le dévouement des zouaves, qui, malgré la pluie des gros obus, n'ont pas hésité à escalader d'assaut les fameuses collines que nous allions occuper. Crouy, dans cette nuit noire, me faisait l'effet d'une Gehenne dans laquelle des diables danseraient le sabbat au son d'une viole infernale. C'est que l'illusion est trompeuse : la fusillade ne cesse ni jour ni nuit et quand nous passons sur la route force nous est de courber la tête instinctivement, les balles traîtresses venant s'aplatir autour de nous. Nous sommes au 7 Octobre, et désormais la guerre pour nous changera du tout au tout. Ce ne sera plus pendant quatre jours et quatre nuits qu'un travail de taupe délaissant pour un temps le fusil, nous avancerons toujours plus avant dans la direction de l'ennemi par la pelle et la pioche. Aux aguets jour et nuit n'ayant qu'une confiance relative dans les rangées de fil de fer barbelés que nous posons au fur et à mesure devant nous, nous attendrons pendant des semaines et des mois l'ordre d'attaquer qui ne viendra qu'en son temps. Figurez-vous au delà des dernières maisons de Crouy un chemin creux encaissé entre deux hauts talus boisés; au fond de ce chemin, des tranchées qui en serpentant montent insensiblement vers une grotte qui depuis peu a été baptisée : grotte des zouaves, et voilà notre poste de combat pour notre premier séjour à Crouy. Un jour de repos sur quatre

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nous est donné dans les caves de la petite ville, encore une surprise nous est-elle réservée. {6} Les zouaves et les Marocains nos prédécesseurs y ont laissé des souvenirs, la paille sur laquelle depuis de longs jours ils couchaient est infestée de poux de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. C'est une rude déception pour nous car il nous était impossible de croire qu'en venant à la guerre nous aurions la compagnie de ces parasites. Quoiqu'il en soit les trois autres jours sont bien employés, les tranchées sont à peine creusées et nous sommes forcés d'y rester accroupis : quiconque montre sa tête est immédiatement visé. Naturellement en prévision d'une attaque possible la veille est générale et tous les cinq minutes l'escouade qui occupe la tranchée fermant le chemin creux tire un ou deux coups de fusil. Les journées se passent en véritable exercices de tir de part et d'autre, on cherche à faire un nombre incalculable de cartons jusqu'à ce qu'une salve d'obus partis soit de La Perrière ou de Villeneuve vienne brusquement interrompre les jouteurs en les obligeant à se réfugier dans leur trou. Le soir du 4° jour, le 289° vient nous relever et c'est avec un plaisir indicible que nous quittons ces lieux inhospitaliers. Un dernier regard en passant à cette fameuse carrière des zouaves, où croupissent pêlemêle dans un enchevêtrement fantastique une trentaine de cadavres amis ou ennemis et qu'il est impossible d'aller enterrer, un dernier regard aux tombes qui forment pour ainsi dire une enceinte à la grotte, tombes obscures de héros dont les noms ne passeront point à la postérité, à peine si une petite inscription rappelle leur souvenir, et nous descendons à Crouy pour de là se diriger vers Soissons. Le pont de péniches a été solidement établi sur l'Aisne, les gros canons allemands partis on ne sait où ne tirent plus dessus et sans trop d'émotion nous traversons la rivière pour nous reposer dans les magasins à engrais du faubourg Saint Christophe. Un lit de paille fraîche sur laquelle on étend des sacs nous attend et les quatre jours de repos passent comme une ombre. C'est à peine si nous avons le temps de goûter à l'excellente cuisine que nous font nos cuisiniers. La colline d'en face est occupée par l'ennemi qui de temps en temps au milieu de la nuit s'amuse à provoquer des alertes. Des sentinelles énervées qui tiraillent de part et d'autre et voilà la fusillade déchaînée sur tout le secteur de Soissons depuis Pommiers jusqu'au delà de Crouy. Les murs du jardin écrêtés pour la circonstance et dont la garde nous est confiée sont alors occupés et un passage de l'Aisne par l'adversaire pourrait lui coûter cher. D'ordinaire ces sortes d'alertes ne durent qu'une dizaine de minutes et finissent le plus souvent par la grosse voix du canon. Comme les dégâts sont à peu près nuls de chaque côté chacun va tranquillement se coucher. - 57 -

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{ 8 } Notre deuxième séjour à Crouy nous ouvrait la perspective d'horizons nouveaux, nous changions de secteur. Figurez-vous une colline de 300 mètres d'altitude dont la pente est à certains endroits de 50 à 60 degrés, sur cette pente un escalier naturel a été construit, la pelle et la pioche en ont fait tous les frais, mais du moins par ces temps secs il a l'avantage incontestable de nous faciliter la montée. A flanc de coteau sont creusées les tranchées de repos, tranchées embryonnaires pour l'instant mais qui s'aménageront peu à peu jusqu'à devenir de confortables villas. Ces sortes de wigwams indiens sont recouverts de branchages sur lesquels de la terre a été répandue, une toile de tente pour fermer l'entrée et c'est là qu'à tour de rôle nos sections viendront se reposer une journée sur quatre. C'est la section de repos qui se chargera par la suite de monter les matériaux nécessaires aux tranchées de combat, de fixer une rampe à l'escalier et de construire les cabanes destinées au poste de commandement. Le soir, à la nuit tombante, elle met sac au dos et par le boyau qui serpente sur la crête, elle atteindra la tranchée de combat creusée dans une sorte de terrain pierreux où pour la prolonger il eût fallu la mine. De chaque côté de la tranchée deux hauts talus nous préservent des balles; dans ces talus des créneaux sont aménagés, c'est par là que nos fusils dirigeront un feu meurtrier sur l'ennemi qui tenterait d'avancer. Au fond de la tranchée, une multitude de petites grottes s'alignent les unes au bout des autres, ce sont les abris, chaque homme a le sien et se trouve ainsi préservé des shrappnells qui éclatent au dessus. {10} Voici la nuit; le service de veille redouble, et pendant qu'une section aux avant-postes surveille les environs, une escouade escalade les talus et place les fils de fer dans lesquels l'ennemi devra venir s'empêtrer avant de pouvoir nous atteindre. Peu à peu la science militaire des tranchées au début plus que primitive, s'enrichit de connaissances nouvelles, les tranchées d'avant, car notre rôle est d'avancer le plus près de l'ennemi, sont plus profondes et mieux aménagées, les boyaux de communication sont sinueux et affectent les formes les plus bizarres, la prise d'enfilade si dangereuse est devenue de la sorte presque impossible. Les créneaux eux-mêmes sont transformés, ils ne sont plus seulement de simples échancrures pratiquées à même le talus, mais bien des pyramides tronquées, sortes de meurtrières en sapin établies à ras du sol et recouvertes de terre. En face chaque créneau un abri individuel a été construit, le toit de madriers est recouvert d'une épaisse couche de terre; en temps normal un homme se reposera sous cet abri pendant que son camarade veillera. Les pluies d'automne et d'hiver ne seront plus ainsi tant à craindre. Çà et là, de distance en distance, des grandes cabanes seront également construites. Leur aménagement et l'agencement de la toiture ne le céderont en rien à ceux des maisons

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modernes. Une salamandre ou un brasero procurera à l'escouade qui viendra s'y reposer après six heures consécutives de veille, un bien être et un repos dont elle appréciera les bienfaits. La vie des tranchées et assez monotone et peu compatible avec les goûts du Français. Amateur avant tout de grand air et d'espace, ivre de liberté, il ne se soumet que difficilement à cette guerre de taupe où il se trouve exposé aux chocs des obus, aux dangers de la fusillade, à l'écroulement des bombes, sans autre perspective qu'une série de boyaux tous semblables et qu'une mince bande de ciel bleu ou gris. {12} De par une longue habitude les obus, quoique dangereux, ne sont plus guère craints, il est toujours facile de se garer des balles quand il n'y a pas d'imprudences de faites, mais le véritable danger provient surtout des bombes. Ces sortes d'engins ressemblent à s'y méprendre à des chopines dont elles affectent d'ailleurs la forme et la dimensions Lancées de la première tranchée ennemie au moyen d'un instrument spécial, sorte de fronde analogue au ball-trap, elles décrivent en l'air une courbe très accentuée et retombent presque perpendiculairement dans la tranchée. Leur chargement est à base de picrate de potasse, leur force d'explosion est donc très considérable, aussi détruisent-elles en un instant le travail de plusieurs jours, comblant aux trois quarts la tranchée et semant la mort et la dévastation parmi les combattants. Il est cependant un moyen d'en atténuer quelque peu les effets, l'explosion ne se produisant ordinairement que quelques dizaines de secondes après la chute, j'ai vu de mes camarades dont on ne saurait trop apprécier le sang froid et la bravoure, saisir le projectile et le rejeter par dessus le talus de la tranchée. L'ébranlement formidable causé par l'explosion ne cause pas du moins de perte d'hommes, les dégâts sont purement matériels et dès lors facilement réparables. Pour ceux que l'expérience ne tente pas ,et ils sont nombreux, il leur est toujours loisible de se sauver à droite ou à gauche, pour revenir ensuite à leur poste une fois l'émotion calmée. Mais pourquoi faut-il qu'en France nous ayions seulement l'esprit d'imitation ? Pareils à une armée de singes nous n'avons songé à utiliser ces sortes d'engins que lorsque nous avons pu en constater les effets destructeurs. Et encore n'avons nous trouvé rien de mieux que de revenir aux instrument surannés du début du 19° siècle. Un mortier de l'époque Louis Philippe, dont il portait d'ailleurs les armes et la devise gravées sur le bronze, fut amené un beau matin et placé au beau milieu de la tranchée sur un terre plein aménagé pour la circonstance. Des artilleurs de la territoriale, aussi moyenâgeux que leur pièce furent chargés de l'exécution du tir. Armés d'une balance ils dosaient tout d'abord la poudre de lancement, le réglage du tir ne pouvant se faire que de cette façon, pour ma part je trouvais cette manière de faire quelque peu désuète et vieillotte. Une forte bourre de papier ou de feutre

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appliquée sur la poudre tassée au fond du canon servait de lit à la bombe qui y était alors introduite. Grosse comme une noix de coco elle affecte la forme sphérique on dirait une bonbonne de dimension réduite dont le goulot laisserait passer la mèche servant à l'explosion. La pièce une fois chargée est alors pointée au moyen de coins en bois dans la direction de l'ennemi, car la pièce pivote perpendiculairement sur les tourillons qui la fixent à l'affût. Armé d'une mèche, l'artilleur met alors le feu à la lumière, le projectile file en tournoyant décrivant la nuit une immense parabole lumineuse et vient s'abattre sur la tranchée allemande ou ... ailleurs. J'ai compté jusqu'à cinq bombes consécutives qui n'éclataient pas pour une cause que j'ignore, il est vrai que d'autre part les éclats de fonte de celles qui explosaient devaient causer du dégât car la détonation était formidable. Le résultat d'ailleurs ne se faisait pas longtemps attendre, l'épaisse fumée causée par la combustion de la poudre noire servant au lancement décelait immédiatement la position du mortier et une grêle de projectiles de toutes sortes s'abattait sur le coin : bombes, obus percutants, shrappnells, tout tombait. Une dizaine de projectiles étaient ainsi lancés par l'artilleur français, rarement plus à cause de l'énorme vitesse de tir de la pièce, celui-ci se retirait alors, la position pour lui était devenue intenable, laissant ses camarades fantassins exposés à toute la vengeance d'un tir infiniment plus efficace que le sien. Cet état de chose d'ailleurs est assez naturel comme nous le disait assez spirituellement un officier d'artillerie "l'infanterie n'est elle pas créée uniquement pour se faire tuer !!" Bref après une période assez courte de bombardements, les résultats de part et d'autre n'étant pas douteux, on décida de revenir à des engins plus modernes. L'artillerie installa à courte portée des tranchées ennemies et un peu en arrière de nos lignes dans un retranchement ad hoc, un petit canon de 37 mm et demi, réduction du 75. D'un poids assez minime, toutes les pièces étant démontables et interchangeables, ce petit canon fit merveille. La portée maxima de 2500 mètres était largement suffisante et les petits shrappnells devaient produire des effets meurtriers considérables. C'était merveille de voir l'activité bourdonnante des artilleurs autour de leurs petites pièces. L'une d'elle placée à mi-pente du plateau tirait sans relâche. Les sabots d'enrayage ne pouvant arrêter la pièce étant donnée la forte déclivité du terrain, celle-ci descendait à toute vitesse la pente abrupte. Les servants couraient après et ramenaient la fugitive dans un autre emplacement le tout pour éviter le repérage de l'ennemi. On eût dit une légion de gnomes courant en tous sens et que la frénésie entraînerait à une danse échevelée de quelque sabbat diabolique. {17} La guerre de tranchée est très monotone et ne convient nullement au tempérament du Français. Prompt dans ses aspirations sa décision

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est vite prise, il est tout spontané, tout d'un élan, et pour lui une guerre en rase campagne, si dure fut elle, aurait conquis vite ses sympathies. Il ne demande pas mieux que de marcher, mais à condition que l'ouvrage soit fait vite et bien. Aussi s'explique-t-on le formidable cafard qui nous prenait au moment de remonter dans les tranchées. Le patriotisme ne pouvait compenser ni détruire l'état de marasme dans lequel nous tombions à la seule perspective de rester encore un nombre incalculable de mois dans ces tranchées. Le souvenir de nos familles inquiètes, la tendre affection que nous leur portions, et aussi, il faut bien le dire, la peur de mourir bêtement et obscurément, sans ces transports de bravoure qui vous galvanisent et vous font mourir en héros dans les batailles en rase campagne, la peur de mourir à la façon d'un condamné à qui l'on fait creuser son trou et que l'on y précipite pour pouvoir l'y fusiller plus aisément, tout ceci accumulé nous faisait dire : "Quand donc finira cette maudite guerre." D'aucuns même ajoutaient "Pourquoi cette guerre et quel profit nous les ouvriers en retirerons-nous. Le pain sera-t-il moins cher, et les impôts seront-ils diminués lorsque nous aurons dépensé vingt milliards à lancer des projectiles sur de pauvres inconnus comme nous absolument innocents de l'état de choses actuel." Alors quoi ! d'un côté un nombre incalculable de familles en deuil, pénurie complète de bras pour l'agriculture, et, par conséquent, renchérissement forcé du pain; les familles plus heureuses dont les membres reviendront n'en seront pas mieux partagées, car sans parler des mutilés au foyer desquels régnera la misère noire, et sur qui planeront constamment les hideuses figures de la faim et du froid, nous aurons tout un lustre de générations rhumatisantes, phtisiques et autres. Au moindre effort les nuits passées dans les tranchées se feront sentir. Ce sera le véritable règne de la médecine. Beaucoup aussi d'entre nous, privés depuis si longtemps des douces affections de la famille, ne sauront peut être pas résister efficacement au contact charnel de leur épouse, et alors que sera dans 20 ans la génération de rachitiques, de boiteux ou de gâteux à laquelle ils auront donné naissance. L'ouvrier, le petit cultivateur, ou le petit artisan n'avait donc absolument rien à gagner à cette guerre. Que l'on ne vienne pas dire qu'elle était nécessaire, car de telles calamités ne sont jamais indispensables. Les ouvriers étrangers dira-t-on accaparaient tout le travail et par leur salaire modique obligeaient l'ouvrier français à chômer. Mais était-ce donc impossible de réglementer cette invasion, n'était-ce pas le devoir du gouvernement de n'ouvrir les écluses de l'émigration étrangère qu'autant que l'ouvrier français trouvait d'abord son travail. Etait-il nécessaire de transformer Paris et certaines grandes villes de France en véritables Babylones où toutes les langues se

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croisaient, où tous trouvaient une existence assurée sauf l'ouvrier français. La vérité mathématique est que le gouvernement abandonnant ses devoirs primordiaux, tout entier au rêve de revanche des Déroulède et Cie laissait faire littéralement. Les gros industriels trouvant leur avantage dans le modique salaire donné aux étrangers, n'était-ce pas suffisant ? et l'homme du peuple qui lui demandait simplement de ne pas mourir de faim, avait-il le droit de lever les yeux vers ces potentats de la fortune. Oh ! sans doute, le travailleur de France n'est pas totalement innocent et peut être l'état de choses actuel vient-il du défaut d'organisation de nos syndicats ouvriers. N'était-ce pas le devoir de ceux-ci de protester énergiquement près des autorités gouvernementales contre l'abaissement du salaire, et son œuvre n'aurait-elle pas été plus (féconde) belle 15 de faire entendre en haut lieu les revendications ouvrières plutôt que d'organiser meetings sur meetings, grèves et grèves qui ne donnaient aucun résultat.. {21} Fallait-il donc, objecteront certains, capituler partout et toujours et renouveler le traité de Francfort dans des conditions aussi désastreuses que celles de 1871 ? Non certes et reculer en de telles circonstances eût été lâche, mais pourquoi n'eut-on pas accepté les propositions allemandes telles que le chancelier les présentait en ..... 16 L'Alsace et la Lorraine nous étaient assurées ou tout au moins devenaient indépendantes et nous formions avec le peuple germanique une solide alliance défensive dont les résultats ne se seraient pas fait attendre. De cette façon le gouvernement français n'auraient pas cherché à réaliser cette sottise de l'histoire qu'on appelle l'entente cordiale ou la triple alliance. Personne en effet n'a pu admettre sérieusement que ce ramassis de barbares formé par l'armée russe fut une véritable armée. Ne sachant que prier au moment du danger, ils se jettent à genoux, oublient de se relever et se rendent par milliers sans le moindre combat. En 1904 et 1914 le résultat est le même, négatif sur toute la ligne et le fameux rouleau écraseur dont était armé Nicolas a tout simplement changé de main. L'ours moscovite est trop gros pour avoir ses mouvements libres et ses rugissements n'effraient plus personne. Notre allié de cœur, l'Anglais, offre un contraste complet avec le Russe. Chez celui-ci c'est le sentiment de la supériorité qui domine. Il semble qu'il ait conscience du grand œuvre accompli par les dirigeants de sa nation. Pour lui le cœur n'est qu'un muscle creux : deux oreillettes deux ventricules selon le vieil adage, il s'est servi de nous comme d'un jouet.

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Hésitation ? "féconde" apparent mais entre parenthèse, immédiatement suivi de "belle" Sic Oubli d'une date, ou projet de revenir ultérieurement sur le texte ?

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Nos gouvernants, si éclairés disait-on, se sont laissés berner jusqu'au bout et le véritable profit de cette guerre épouvantable reviendra presque uniquement à l'Angleterre. En effet si nous établissons un parallèle entre les deux nations, voici le bilan du fléau. Du côté français, un million d'hommes par terre, les diverses branches de la richesse publique manquant de bras et par conséquent augmentation de la cherté de vie, deux provinces reconquises peut être, mais dont la richesse ne pourra compenser le désastre accompli dans nos provinces du Nord. Dix ans d'un travail acharné suffiront-ils à celles-ci pour se remettre ? {23} Du côté anglais une armée de volontaires, pour la plupart des sans-familles et des sans-métiers dont la perte sera un bienfait pour la pays. Les provinces libres de toute invasion, les livres sterlings seules sont en jeu à Londres, la suprématie navale si longtemps contestée par l'Allemagne et par dessus tout le droit pour l'Angleterre de pouvoir nous faire manœuvrer à son gré, à la façon de marionnettes sur un champ de foire, quitte à nous retirer brusquement sa tutelle, lorsque les intérêts britanniques seront orientés dans une autre direction. Mais à la longue, la vie de tranchée devient plus périlleuse; de part et d'autre on sent que cette situation ne peut durer et coûte que coûte il faut en finir. Les échecs successifs du 12 et du 25 novembre, celui aussi du 25 décembre, attaques malheureuses, mal conduites dont la responsabilité retombe entièrement sur l'incurie de certains de nos officiers ont donné à réfléchir au haut commandement et l'attaque du 8 janvier dont on espère les plus heureux résultats est préparée de longue main. Contrairement à la folie du 12 novembre les obus arrivent journellement en grandes quantités, les grosses pièces repèrent leur but et la masse des munitions s'arrondit peu à peu. Les Turcos et les chasseurs à pieds n'attaqueront qu'après le travail préalable de l'artillerie, peut-être ne seront-ils pas exposés à se voir fauchés comme au 25 décembre : 180 hommes d'une seule salve d'obus. Le 7 janvier, le temps qui juste là était relativement beau, devient tout à fait pluvieux, on dirait que les éléments cherchent à se mettre de la partie. et toute la journée c'est un débordement. L'orage fait peser sur nous les tristesses ambiantes de la nature et nos âmes sont à l'unisson du temps. Le repos dans les tranchées abris n'est qu'éphémère et à travers une épouvantable bourrasque de vent et de pluie je descend chercher des cartouches à Crouy en compagnie de 5 hommes recrutés à grand peine. Dans le petit village tout dort, hommes et animaux, la perspective d'une mort prochaine n'effraie plus les bataillons d'attaque. Nous revenons trempés et à travers un dédale de 4 kilomètres de tranchées dans lesquelles on enfonce jusqu'aux chevilles la distribution

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des cartouches commence. A deux heures du matin seulement le repos nous est permis, nous avons trois heures à dormir mais le sommeil peutil être profond quand nos vêtements sont aussi mouillés qu'au sortir du lavoir ? C'est donc une nuit blanche qu'il nous faut ajouter aux incalculables autres. Voici l'aube blafarde du 8 janvier. Chacun depuis longtemps occupe les positions qu'il est appelé à défendre et attend le signal de l'attaque. A 7 heures exactement le premier obus passe sur nos têtes et s'enfonce dans la tranchée ennemie le point a été bien repéré. Désormais ce ne sera plus pendant une heure et demie qu'une avalanche de projectiles de tout calibre à laquelle l'ennemi répondra faiblement. {26} La tranchée allemande comblée par l'affaissement des parapets est enfin abandonnée et les rares survivants se réfugient dans une tranchée à l'arrière, l'escarpement de la route leur servira d'abri. Les Marocains et les chasseurs à pied se précipitent à l'assaut coupent les fils de fer et sautent dans la tranchée.. C'est l'affaire de trois minutes, la mitrailleuse qui gênait nos mouvements de troupes sur la route de Crouy peut à peine tirer une dizaine de coups que déjà elle n'existe plus. Trois prisonniers seulement, les Marocains n'en font pas, mais le résultat de cette attaque est immense pour nous , la route est libre et les victimes du 276 seront de moins en moins nombreuses. Contrairement à notre attente l'ennemi n'exécute pas de contre attaque, toute la journée ce ne sera plus qu'un duel d'artillerie accompagné d'une fusillade intermittente de tranchées à tranchées. Le temps de nouveau s'est remis à la pluie et la déflagration de la poudre produit l'ébranlement complet de l'atmosphère. En plein hiver on a le spectacle peu banal d'un orage comparable aux plus forts de l'été. Les éclairs qui sillonnent le ciel subitement obscurci, la grêle qui tombe par grains serrés ajoutent encore à l'horreur du tableau. Décidément les éléments sont contre nous et les pauvres blessés que l'on aperçoit au loin couchés sur les fils de fer ennemis doivent horriblement souffrir. Quel que soit le motif pour lequel on fasse la guerre cette vision tragique n'est-elle pas faite pour calmer les esprits des Déroulède, des camelots du roi et autres cabotins surexcités par la revanche ? Peut-il exister un plus bel amour de la patrie que celui de chercher à soulager les misères de ses semblables et ces gens là n'auraient-ils pas fait un meilleur usage de leur temps en l'employant à la prospérité du commerce et de l'industrie nationaux plutôt que d'entraîner le pays dans une guerre atroce où seuls quelques agioteurs suant la graisse et le vice trouveront leur bénéfice. {28} Le lendemain neuf janvier calme relatif. La fusillade éclate de temps à autre mais ne dure pas. A intervalles réguliers, chronométrés pour ainsi dire, les batteries du fort de Condé, nous prenant en

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enfilade, envoient quelques gros obus dans les tranchées, causant des dégâts matériels sans occasionner d'effusion de sang. Les quatre jours de repos que l'on nous accorde par la suite seront particulièrement tragiques. C'est la fin pour un grand nombre d'entre nous d'une carrière militaire qui pouvait s'annoncer longue : la mort pour les uns et l'exil pour les autres. D'ailleurs, l'heure est tragique, l'Allemand mécontent de sa défaite du 8 cherchera sûrement sa revanche. Les attaques partielles se succèdent sans interruption de part et d'autre, la cannonade fait rage toute la journée, il semble cependant que l'avantage doive rester à nos troupes. Malheureusement ce n'est qu'une feinte du côté allemand et le réveil du lion sera terrible. Le 10, à quatre heures, le 276° s'empare d'une tranchée avec une maestria incomparable. C'est une marche de parade plutôt qu'un assaut, mais pourquoi faut-il que l'incurie de nos officiers ait rendu ce bel exploit inutile ?Pourquoi un boyau de communication n'a-t-il pas été creusé entre cette tranchée et nos premières lignes pendant la nuit suivante, ce qui aurait permis de ravitailler ces braves ou de les remplacer par d'autres troupes ? Mystère ou incurie. Le sang qui coula en ce jour ne criait-il pas vengeance et ne commandait-il pas de prendre toutes les précautions nécessaires pour qu'il ne soit pas rendu inutile ? Le 10 à neuf heures du soir nous recevons l'ordre de monter au secours du 276° fortement éprouvé. Après une marché fatigante à travers les bois de Vauxrot au cours de laquelle nous enfonçons dans de véritables cloaques de boue, nous abordons enfin les premiers défilés qui mènent aux tranchées. Là sont établis un poste téléphonique et les cabanes du service sanitaire d'arrière ligne. Nous avançons péniblement à travers les boyaux défoncés lorsqu'une brusque reculade se produit. Que se passe-t-il ? C'est l'ennemi dit-on il nous faut reculer au plus vite le commandant de compagnie à trois reprise différentes en donne l'ordre formel. Le refus du capitaine commandant le poste téléphonique de nous laisser passer porte à son comble le désarroi dans nos rangs. Une altercation dont se trouve exclue la politesse française s'engage bientôt entre notre officier et le capitaine téléphoniste. Qui a donné l'ordre de reculer notre lieutenant ne peut le dire et force doit rester aux trois galons; à trois quarts d'heure de piétinement dans la boue. Nous reprenons à nouveau la marche vers les tranchées, marche rendue difficile par l'absence de guide et au bout d'une heure environ nous entrons dans une grotte où nous attendrons l'ordre de monter aux tranchées si besoin est. Le terrain crayeux et sablonneux des environs de Soissons se prête admirablement à l'établissement de ces sortes de grottes, quelques unes sont naturelles mais la plupart ont été creusées par la main de l'homme. Rien de meilleur que ces cavités souterraines pour la culture du - 66 -

champignon, et beaucoup de paysans soissonnais vivaient de cette industrie. Les côtes de l'Aisne depuis Vuilly jusqu'à Vic sur Aisne sont creusées et ce qui était une source de richesse pour Soissons et les environs est devenu par suite de la guerre un lieu de refuge admirable pour les troupes allemandes. Ces grottes il nous a fallu les conquérir une par une avec beaucoup d'effusion de sang, alors qu'il aurait été si facile d'établir au dessus des fortifications assez solides pour empêcher leur occupation. Soissons, clé de la route de Paris, se trouvait du même coup défendue. L'exemple de 1814 ne suffisait donc pas et Napoléon qui abdique aussitôt la prise de cette ville ne donnait-il pas un enseignement assez frappant. Quoiqu'il en soit ces grottes n'étaient pas défendues et le lieutenantcolonel allemand qui pour une modique somme devenait il y a quelques années possesseur de ces champignonnières de Pasly donnait du même coup un rude soufflet à la municipalité soissonnaise, à nos dirigeants et au parti militaire de France. Pourquoi entraverait-on le commerce ? Une nouvelle guerre est-elle possible au 20° siècle ! La grotte où nous étions, dénommée grotte Abraham sur les cartes d'état-major, est formée de trois galeries séparées par deux piliers énormes en calcaire dur qui supportent la voûte. Cinq mètres de terre devaient, semble-t-il, nous garantir des plus gros percutants, et cependant dans la matinée du 12 janvier la voûte sous l'avalanche des gros obus qui tombaient sans interruption depuis la veille s'effondrait subitement, ensevelissant sous ses décombres la compagnie du 60° qui nous avait remplacée. {32} C'est dans cette grotte que nous avons attendu dix-huit heures durant l'ordre de monter aux tranchées, ordre qui aurait pu nous être fatal car les projectiles tombant sans interruption depuis le point du jour nous avait anéanti une escouade entière, pulvérisant cinq hommes dont on ne retrouva que quelques membres épars et blessant le reste. Nous étions en troisième ligne et la crainte d'être surpris impliquait-elle forcément l'obligation de poster ainsi une escouade entière en observation. Quelques hommes comme on le fit d'ailleurs après l'accident ne suffisaient-ils pas ? Mystère ou impéritie. Tout est plein de mystère dans cette guerre. A peine l'aurore blafarde du 12 janvier s'est elle levée que la cannonade recommence avec une nouvelle intensité. C'est une partie suprême qui se joue de part et d'autre, mais dès neuf heures du matin il semble que l'avantage doive rester à l'adversaire. De mauvaises nouvelles nous parviennent, l'ennemi prend largement sa revanche du 8 et attaque en masse non sans éprouver d'ailleurs des pertes sérieuses. A 11 heures l'ambulance divisionnaire placée à mi-côte entre Vauxrot et les tranchées descend au galop et tente de mettre entre elle et l'ennemi l'abri provisoire du pont de péniches. Des artilleurs emportés par je ne

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sais quelle rage de fuite passent en trombe à côté de nous. Subitement nous recevons l'ordre à midi de regagner nos positions antérieures, il nous faudra sous une grêle d'obus de tout calibre traverser en plein jour un espace découvert de 4 kilomètres depuis longtemps repéré par l'artillerie allemande, et escalader une côte dont l'escarpement est plus puissant que celui de la butte Montmartre. C'est de la folie pure mais n'importe l'ordre est formel, il faut obéir et un par un à de longs intervalles nous défilons dans la direction. {33} Il est deux heures environ quand nous arrivons au point de rassemblement à nous assigné parle commandant de la compagnie. Pourquoi faut-il qu'en cet instant précis quelques uns de nos camarades soient restés en route. Ils ne sont pas blessés pourtant car on les aurait aperçus pendant le trajet, il faut donc les rechercher et je ne puis m'empêcher de tressaillir lorsque je reçois l'ordre d'y aller. C'est que le trajet à effectuer bien que court est périlleux à l'extrême. A chaque pas les chevaux éventrés, les caissons et les voitures fracassés attestent la rage que mettent les Allemands à balayer la route. Ce qui était possible il y a une heure ne l'est plus actuellement aussi les recherches effectuées dans les maisons abandonnées sont-elles forcément lentes, il faut attendre une accalmie au milieu de cette tempête formidable, pourquoi irait-on se faire tuer bêtement sans nécessité aucune et le principal à la guerre n'est il pas d'exécuter fidèlement la consigne donnée ? Je ne puis admettre la vaine bravoure qui confine à la témérité. Quoiqu'il en soit à quatre heures après deux heures de recherches, il m'était possible de rejoindre mon poste en compagnie d'un de mes rescapés. Chemin faisant je m'informe et par des réponses toutes très catégoriques j'acquiers bientôt la certitude que la compagnie a rejoint son poste. Crouy depuis midi n'existe plus, ce n'est plus qu'un amas de ruines, la rue principale est transformée en chantier d'extraction de pierres. Les barricades qui obstruent les issues du côté allemand , sont formidables, tout annonce pour le lendemain une lutte gigantesque. Ce qui reste de notre malheureuse division vaincue défendra le terrain pied à pied. La cannonade est finie seule une batterie de gros obusiers allemands tirent encore à intervalles réguliers dans le secteur formée par la rivière et la ligne de Maubeuge Parsemés le long de la route et particulièrement aux abords du cimetière des cadavres attestent l'acharnement de la lutte de la journée, nous passons presque indifférents, depuis longtemps le spectacle de la mort nous laisse froids, n'est-ce pas là notre lot de tous les jours et que sera le lendemain pour nous ? Les pluies diluviennes des jours derniers ont transformé les chemins en un cloaque affreux où nous enfonçons jusqu'aux chevilles. Les marches de l'escalier sont autant de trous, seuls les bois qui devaient en assurer la stabilité résistent encore et - 68 -

aggravent la difficulté de la route. N'importe nous avançons toujours, car quelque soit l'insécurité du lendemain là haut est le devoir et les camarades nous attendent. {36} Mon homme essoufflé me dit d'arrêter, cependant que quelques balles, balles égarées sans doute pensons-nous, sifflent à nos oreilles. Aussi bien l'endroit est dangereux et mieux vaut monter, nous serons à l'abri des balles car la courbe très prononcée du promontoire de la carrière des zouaves est un gage de sécurité. Il fait presque entièrement nuit, et c'est à peine si dans la pénombre je puis distinguer le poste du commandement où ne brille aucune lumière. Ceci n'est pas fait pour m'étonner car, pensai-je, en prévision d'une attaque de nuit toujours possible, tout le monde est à son poste dans la tranchée. Là-haut, à la crête du plateau, on entend des bruits de pioche et de pelle et des silhouettes s'agitent pareilles à des fantômes. "Tiens, me disais-je, les camarades du 60° sont venus nous renforcer et creusent une troisième ligne de défense, ce n'est pas encore aujourd'hui ni demain que l'ennemi s'emparera de nos positions" Illusion cruelle, à peine avais-je fait quelques pas sur le routin qui borde les cabanes de repos et qui mène aux boyaux de communication de ma compagnie, qu'un subit "Halta Werda !" m'arrêtait net. "Eh quoi, dis-je, croyez-vous que c'est l'instant de plaisanter à la veille d'une bataille" et je continue d'avancer. Un second "Halta Werda !" plus impératif cette fois me cloue de nouveau au sol cependant qu'une douzaine d'hommes baïonnette haute m'entourait. La stupeur d'un homme qui subitement se verrait entouré de fauves prêts à le dévorer n'est pas comparable à la mienne, ceux que je prenais pour des camarades au repos étaient en réalité des Allemands. Le plateau avait été pris dans la soirée.Mais alors pourquoi nous avait-on dit d'aller rejoindre nos compagnies qui nous attendaient là-haut, et peuton de gaîté de cœur ou par simple inconscience faire livrer des hommes qui si difficile qu'il soit ne demande qu'à faire leur devoir ! Pourquoi n'a-t-on pas placé à l'orée du bois avoisinant le cimetière un poste de surveillance avec mission d'arrêter ceux qui monteraient là-haut ou tout au moins de leur faire prendre un autre chemin ? N'est-ce pas le devoir de nos chefs d'éviter à leurs subordonnés tout ce qui ressemblerait au premier abord à une lâcheté : se mettre bêtement et sottement entre les mains de l'ennemi. La réputation et l'honneur d'un homme ne comptent-ils donc pour rien qu'on puisse en disposer aussi délibérément. Combien croiront à une sorte de désertion alors qu'en réalité ce n'est qu'un manque de prévoyance de la part des gradés. "En tout cas, me disais-je, ma conscience est tranquille, j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, et puisqu'à l'heure actuelle il m'est impossible de fuir, mieux vaut

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faire contre fortune bon coeur. Aussi bien ne dois-je pas montrer ma détresse morale et physique à des ennemis". "Vous êtes prisonnier, me dit en excellent français l'officier allemand, rendez vos armes" - C'est la loi de la guerre, lui répondis-je. Et sans résistance aucune!, à quoi bon, douze contre un, je n'ai d'ailleurs pas l'âme d'un héros, je remis mon fusil et ma baïonnette entre ses mains. - N'aviez -vous pas,me dit l'officier, un camarade, il m'a semblé qu'il vous appelait au milieu de la montée. - Monsieur l'officier, j'ignorais son grade, lui répondis-je très haut à dessein, pourrais-je écrire à ma famille une fois arrivé en Allemagne ? Fatalité, ! au même instant le camarade en question m'interpelle et me crie "Ne vas pas si vite, où es-tu ?" - Tenez, me dit en riant, l'officier vous n'avez pas voulu répondre à ma question, je comprends d'ailleurs pourquoi, mais ce que vous vouliez éviter ne peut plus se faire" Cruelle incertitude, devais-je lui crier de se sauver s'il en était temps encore, d'un côté les fils de fer bordant la pente abrupte parsemée de fondrières, derrière la barre des travailleurs ennemis, devant le poste allemand, de tous côtés la mort certaine :"Ma foi, tant pis me dis-je, me jugera qui voudra" et je laissai faire. {40} - Vous avez dû certainement lire vos journaux, me dit encore l'officier allemand, pendant qu'un sous-officier allait avertir en arrière. On nous a traité de sauvages, de barbares, de scélérats, qui maltraitions sciemment les prisonniers, les blessés, les femmes et les enfants, dites vous bien que ce n'est pas vrai, vous serez très bien traités en Allemagne, vous écrirez à vos familles desquelles vous recevrez argent et paquets, peut être n'aurez vous pas toute la nourriture désirable, mais de ceci ne vous en prenez qu'à l'Angleterre qui veut nous affamer". "Bien plus, ajouta-t-il, je vous mets au défi de trouver dans les tranchées que vous allez parcourir un seul homme qui vous insulte" et de fait durant le trajet, premiers pas vers l'exil, pas une voix ne s'est élevée contre nous. Tous nous traitaient en camarades, pour un peu s'il n'avait pas fait nuit, ils nous auraient offert cigares et cigarettes. N'y a-t-il pas un certain contraste entre cette attitude de nos ennemis et celle de certains d'entre nous vis à vis des prisonniers allemands. A chacun de se juger, mais le ricanement, en ces circonstances, est féroce, et dénote une âme basse et vile. Le malheur ne doit-il pas être respecté ? Je ne me crois pas qualifié pour juger le peuple allemand, mais cette simple parole de l'officier qui nous conduisait "Depuis quatre jours vous nous ennuyiez, nous nous sommes fâchés" ne dénote-t-elle pas un

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certain héroïsme et une abnégation de soi poussée à l'extrême. Cette lutte gigantesque soutenue par un peuple contre une multitude d'ennemis ne démontre-t-elle pas suffisamment l'esprit de discipline et le dévouement de l'armée allemande. En quatre jours nous prenons deux cents mètres de tranchées, et eux parce qu'ils se sont fâchés en prennent simplement en deux jours 20 kilomètres, qu'aurait-ce été donc s'ils s'étaient mis en colère !!! Bon gré mal gré que les chauvins de chez nous, les Déroulède et autres le veuillent ou ne le veuillent pas une alliance franco-allemande ne pourrait-elle être envisagée, et ce pacte d'amitié créé ainsi entre deux peuples dont les caractères sont faits pour s'entendre ne vaudrait-il pas mieux que la chaîne russo-anglaise que l'on s'est volontairement rivée au pied. Ne serait-ce pas un gage de paix perpétuelle, et serions-nous obligés comme à l'heure actuelle de fournir notre or à l'une des nations amies et de rester sous la tutelle de l'autre. Evidemment ce sont des problèmes dont la solution nous sera donnée dans l'avenir, en attendant il est de notre devoir de profiter des enseignements de cette guerre. La revanche si ardemment désirée par les germanophobes de France n'est pas encore prise, le sera-t-elle jamais ? Quoiqu'on en dise, comme en 1870nous n'étions pas prêts, et nos 75 dont on disait tant de merveilles n'a pu remplacer les pièces de gros calibre. Peut-être aussi nous sera-t-il donné dans l'avenir de pouvoir enseigner à nos fils et à nos filles que nos places fortes sont imprenables parce que munies des perfectionnements les plus modernes. Ce sera aux enfants des victimes tombées dans cette guerre atroce de venger la mémoire de leurs pères en ne se désintéressant pas de la politique de leur pays. Suivant leur inspiration et leurs goûts, ils suivront attentivement la marche des évènements et au besoin pour empêcher des catastrophes dans le genre de celle-ci ils sauront faire entendre la voix du peuple..

Puisse à l'issue de cette guerre mondiale, toutes les nations unies dans un même sentiment de solidarité vivre dans la paix, pour le bonheur et la sécurité des êtres qui nous sont chers.

Langensalza Janvier - Mars 1915

Fin de la première partie

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APPENDICE {44} Dans toute guerre, qu'elles qu'en soient les affres et les souffrances, il y a toujours quelques incidents comiques, je vais essayer d'en relater deux qui sont plus particulièrement savoureux et qui méritent à tout point de vue d'être relatés; j'y ajouterai une sorte d'étude sur l'avancement militaire en France, étude qui pourra faire réfléchir avant de juger de prime abord la capacité d'un chef. Un général a de la valeur non pas par le nombre de galons conquis au milieu des salons mais par les actes produits lorsque son expérience est mise à l'épreuve. COUVEUSE ARTIFICIELLE La scène se passe dans une petite localité aux environs de Provins, le soir du 5 septembre, veille de l'attaque à Montceau lès Provins prélude elle même de la fameuse bataille de la Marne. Un honorable cultivateur du pays commet l'imprudence fatale de se promener le soir à 7 heures, toutes portes et fenêtres ouvertes à cause de la chaleur avec une grosse lampe à la main. La lumière produite par ladite lampe attire immédiatement les regards apeurés et soupçonneux des soldats campés dans le village et le brave fermier est arrêté comme espion quelques instants plus tard. Conduit malgré ses énergiques dénégations devant le général Mangin, logé pour l'instant à la mairie, il se voit menacé après un interrogatoire serré d'être fusillé le lendemain matin. Heureusement des personnes énergiques, dont le maire du pays, s'interposent et attestent vigoureusement l'innocence de ce brave père de famille. Incapable d'espionnage disent-elles cet homme va être l'objet d'une déplorable erreur judiciaire, et il serait tout au moins bon de surseoir à son exécution. Devant des protestations aussi unanimes le général Mangin hésite, puis finalement se décide à employer un moyen terme : un officier de sa suite sera chargé de perquisitionner et le résultat de la perquisition servira de base au jugement. Une heure après le brave capitaine de réserve chargé de la corvée arrive triomphalement et dépose aux pieds du général une immense caisse rectangulaire en disant :"Tenez mon général je vous apporte la preuve de la trahison de cet homme, qu'avait-il besoin d'un projecteur chez lui" - Un projecteur, dit le général, cela m'étonnerait, la forme n'y est pas et je ne me souviens pas d'avoir renfermé les projecteurs dont je suis l'inventeur dans une boîte semblable, ne serait-ce pas par hasard une couveuse artificielle du genre de celles de Saint-Etienne?

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Jugez d'ici de l'immense stupéfaction des assistants et de l'énorme hilarité que souleva l'incident. Le brave capitaine de réserve ne doit pas encore être revenu de sa surprise, peut être a-t-il passé le lendemain sa colère sur les Allemands, peut être aussi a-t-il payé de sa vie la honte d'être pris en flagrant délit d'ignorance militaire. En tout cas malgré ce que cette anecdote peut avoir d'invraisemblable l'auteur en assure la parfaite authenticité. Mais le brave homme n'était pas cependant au bout de son calvaire, malgré ses protestations d'innocence, malgré qu'aucune preuve n'ait été relevée contre lui, il fut emmené le lendemain à Ecardes dans la Marne pendant toute la journée derrière une meule de paille sur la première ligne de feu. Ne serait-ce pas un semblant d'assassinat Monsieur le Général Mangin ? et si cet homme eut été tué n'auriez-vous pas eu ce crime sur la conscience. Je laisse le soin au lecteur d'en juger. FIL TELEPHONIQUE Autre anecdote fort piquante et dont la saveur mérite également d'être signalée. Cette fois-ci l'action, comme on dit au théâtre, se passe à Vauxbuin, petite localité des environs de Soissons, par une de ces belles journées d'été de la Saint Martin, qui donne comme un suprême renouveau de jeunesse et de gaîté aux jeunes gens en quête d'un bon mot ou d'une drôlerie quelconque. Nous étions donc au repos depuis six jours à Vauxbuin, après un mois de fatigue dans les tranchées de Cuffiès. Le soir notre compagnie montait sur la montagne de Paris creuser des tranchées en prévision d'un retour offensif de l'ennemi, et dans la journée nous escaladions ladite montagne pour boucher cette fois les tranchées ennemies. Au retour d'une de ces agréables excursions, où nous, pauvres affamés d'espace, nous faisions provision de grand air en vue des combats souterrains futurs, un homme de mon escouade trouve dans un petit bois contiguë à la route un rouleau de fil téléphonique. -

Que peut-on bien en faire, me dit-il, faut-il le laisser là ?

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Non pas, lui répondis-je, nous allons le porter au lieutenant.

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C'est bien, nous dit notre commandant de compagnie, vous irez en descendant porter ce rouleau au poste de la division, et les téléphonistes s'en serviront.

Jusqu'ici rien que de très rationnel, et vous vous demandez, amis lecteurs, où se trouve le côté comique de l'histoire, prenez patience un instant, j'y arrive. Jusqu'ici rien de surprenant et l'affaire se serait passée le mieux du monde, si un certain adjudant de notre compagnie titulaire de plusieurs campagnes à Madagascar, en Indo-Chine , au

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Maroc, titulaire également de nombreux accès de fièvre chaude dont il faisait régulièrement couler le trop plein sur ses subordonnés, s'approche du petit groupe que nous formions et soudain "Mais, mais, mais, nous dit-il, c'est un fil téléphonique d'artillerie qui ne pourra servir pour l'infanterie" Je vous revois et vous reverrai toujours, brave adjudant marocain, appuyé sur votre canne légendaire et prenant votre air le plus doctoral pour nous annoncer une pareille ineptie, et combien vous auriez mieux fait ce jour là de mettre en pratique ce proverbe "La parole est d'argent mais le silence est d'or" Combien il avait raison ce jeune caporal qui le soir même.. mais je préfère transcrire sous sa dictée : Il est neuf heures, nous piochons comme des forcenés ou plutôt comme des terrassiers de profession. Bientôt apparaît dans la pénombre notre sympathique adjudant et son inséparable canne. "caporal X… dit-il, votre tranchée est un peu étroite vous auriez dû vous en apercevoir, vraiment vous n'avez pas l'air d'être très intelligent !" -

Mon adjudant, lui réplique très judicieusement le caporal, je n'irai jamais chercher de l'intelligence chez vous.

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Eh ! vous ferez bien car je n'ai pas de cette marchandise à vendre;

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Je n'en doute pas, mon adjudant, j'en suis sûr.

L'incident en reste là pour l'instant, ce n'est qu'à la rentrée au cantonnement que le même adjudant en passe probablement de bile ce jour là, nous entreprend à nouveau mais cette fois tous en général et uniquement aux points de vue familial et électoral. " Vous êtes, nous dit-il, de tristes pères de famille (j'ignore pourquoi par exemple, vu qu'il a négligé de nous l'apprendre) et de bien tristes électeurs, si vous n'aviez pas voté pour vos sales députés nous n'aurions pas la guerre à l'heure actuelle" Cette fois la mesure est comble et la fureur commence à sourdre, d'aucuns parlent de lui flanquer une distribution style régimentaire, un autre s'écrie: "Messieurs, du calme, n'oublions pas que nous sommes en guerre et que nous ne devons pas faire de politique, d'ailleurs les crapauds de cette espèce là peuvent baver sur nous, sur nos plus saintes affections, il ne nous atteindront jamais car ils ne savent pas ce qu'est la famille".

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L'EDUCATION MILITAIRE D'UN GENERAL {53} A peine sorti de l'école de Saint Cyr, le jeune L... plein de beaux rêves héroïques d'avenir arrive dans la petite ville dans laquelle il tiendra désormais garnison. Son premier geste est d'aller voir son colonel, bel homme déjà grisonnant, qui lui tient immédiatement ce petit discours : "Jeune homme vous êtes appelé à passer quelques années dans cette petite ville en attendant que l'avenir vous réserve une situation et un grade supérieur, rappelez vous qu'il est d'usage parmi vos collègues de rendre visite aux personnes influentes de la localité. Vous aurez l'occasion de remarquer Mme la marquise de M..., femme d'un excellent coeur et d'une très haute influence qui ne demandera pas mieux que de vous aider à gravir les différents échelons de la hiérarchie militaire. Vous aurez l'occasion d'apprécier son caractère et je suis sûr que vous reviendrez enchanté de cette entrevue. Allez-y." Le jeune L... se garde bien de manquer cette visite, et de temps en temps, c'est à dire à chaque nouveau galon gagné, il fait entendre ses remerciements bien sentis, et un beau matin le voilà qui se réveille avec les galons de colonel sur les bras. Il est encore jeune, alerte, l'oeil vif et limpide, ce qui fait dire aux journeaux des environs :"L..., le nouveau chef du régiment n°..., est un homme d'un caractère et d'un esprit supérieur, sa science et sa connaissance approfondie de la tactique militaire lui ont valu le commandement de ce régiment bien qu'il n'ait que 50 ans. C'est un homme auquel on peut prédire le plus bel avenir." Arrive la guerre de 1914. Le colonel L... qui entre-temps n'a eu garde de différer ses visites et de modifier son attitude et qui a gagné vaillamment ses trois étoiles, est placé à la tête d'une division de réserve. Un beau jour dans la Somme, au carrefour de certain chemin, ledit général voit déboucher tout à coup à 800 mètres de lui une troupe de cavaliers qui longe un bois. Sont-ce des dragons français ou des uhlans ? le brave général n'hésite pas, il prend ses jumelles, examine quelques instants puis ordonne textuellement ceci : "Je ne puis distinguer exactement si ce sont des amis ou des ennemis, en tous les cas les mitrailleurs couchez-vous dans le fossé, et vous allez me faire un feu de salve dans cette direction." Que seriez-vous devenus pauvres dragons français qui accomplissiez si vaillamment votre reconnaissance si un cycliste ne fut accouru en disant : "Ne faites pas tirer mon général, ce sont des dragons français" - Je m'en doutais, ajouta celui-ci, mais à cette distance je n'en étais pas sûr Le même général se dispose le 25 septembre à faire attaquer les hauteurs couronnant Cuffies et la verrerie de Vauxrot par notre régiment.

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(entendu au passage un jeune major des zouaves déclarer à ses brancardiers "Préparez-vous à faire de la bonne besogne car il va y avoir de la casse ce matin." Nous restons toute la journée dans le fossé bordant la route dans lequel nous avons creusé des tranchées. L'attaque n'a pas eu lieu et notre général de brigade ainsi que notre commandant nous ont sauvé la vie. Ils ont simplement et héroïquement refusé de marcher, le premier déclarant qu'il marcherait mais avec la capote d'un simple soldat, le second déclarant qu'il ne voulait pas participer à un assassinat et à une boucherie inutiles. Sur quoi le divisionnaire réplique que les hommes en temps de guerre ne sont pas faits pour vivre 100 ans. Cette exactitude devient du même coup une atrocité car de l'avis des chefs les plus compétents on aurait sacrifié une multitude d'hommes pour un résultat plus qu'aléatoire.

ARTILLERIE Je n'ai certes pas vu dans le courant de la campagne d'officiers plus capables que nos officiers d'artillerie.Ceux-là sont de véritables officiers dans toute l'acception du mot, connaissant à fond leur métier et animés du meilleur patriotisme. Peu ou point de victimes parmi les artilleurs tant l'emplacement des pièces est judicieusement choisi et soigneusement caché. Ils ont fait le plus de mal possible à l'ennemi de l'aveu même de ce dernier, aussi passerais-je sous silence les deux anecdotes suivantes si le souci d'éclairer simplement et loyalement les lecteurs ne m'obligeaient à les raconter. L'évènement se passe dans les tranchées de Crouy dans le courant de novembre. Un officier d'artillerie vient dans nos tranchées pour repérer la ferme de la Perrière, poste avancé de l'artillerie ennemie, et sur lequel il se propose de lancer quelques obus destinés à détruire le campanile qui doit servir d'observatoire. L'action dure environ deux heures à deux heures et demie, car ce n'est point un violent combat d'artillerie. Peu ou point de tatonnements chez cet officier, ses calculs d'angle sont vite faits, on sent qu'il connait son métier. Content du résultat il engage une petite discussion avec nous sur la difficulté que l'on éprouverait à prendre d'assaut les tranchées allemandes : "Que de pertes nous coûterait cet assaut et combien de compagnies seraient fauchées pour un résultat médiocre" "Bah, nous dit cet officier, les fantassins sont faits pour se faire tuer, et d'ailleurs si vous ne marchiez pas assez vite soyez sûrs que nous avons du 75 à vous envoyez dans le dos."

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Répétition de Barcy alors ? La vie humaine n'est donc qu'un fétu de paille pour qu'on la sacrifie ainsi d'une façon aussi bénévole . A quoi vous sert braves mères de famille de prêcher d'exemple et de donner des fils à la patrie s'ils sont à la merci de chefs, rares il est vrai, pour qui l'existence n'est rien ! Je le répète cependant pour ma maintenir dans la réalité que ce sont des cas isolés et qu'il serait injuste d'en faire retomber le poids sur la majorité.

FIN DU DEUXIÈME CARNET

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TROISIEME CARNET

L'EXIL Premiers pas vers l'exil, courte mais douloureuse étape. Pour la dernière fois peut-être, on suit la rampe qui surplombe le ravin; instinctivement nos yeux se reportent là-bas dans la vallée où se trouve Soissons et dans un long & douloureux regard on jette un dernier adieu à la terre de France. Désormais nous entrons dans les tranchées et, pour un temps du moins, ce n'est plus que du pays envahi. A travers nos paupières embrumées on distingue vaguement les traces sanglantes des combats de la journée, les tranchées n'existent plus, les "minnerverfer" ont fait leur œuvre : des bras, des jambes, des fusils ensevelis sous l'éboulis des terres donnent l'impression macabre d'un jeu de quilles. Çà & là, dans les boyaux à moitié recouverts de boue, des cadavres sont étendus. Nos guides & nous passons indifférents, ne sommes-nous pas habitués à l'idée de la mort : heureux encore si, à travers l'obscurité où nous marchons, nous ne foulions pas aux pieds les cadavres. Je n'oublierai jamais l'horreur que j'ai ressentie lorsque, à un coude brusque de la tranchée, j'ai mis le pied sur un mort, le corps courbé en deux et déjà raidi s'est affalé au fond de la tranchée avec un xxx(17) bruit de chair molle piétinée. Voici la fin de la tranchée française, une solution de continuité nous oblige à monter sur le plateau. Là, nos canons ont fait leur œuvre, un obus tombé au milieu d'une section ennemie a dispersé les hommes en éventail, la mort a dû être instantanée pour beaucoup d'entre eux et couchés pour la plupart en des attitudes grotesques, ils attendent qu'on leur rendent le dernier service; la sépulture. Contrairement à ce que j'aurais supposé, les tranchées allemandes m'ont paru peu profondes et très étroites. Peu ou point de créneaux sur les talus, les tireurs devaient certainement passer la tête pour tirer. La boue, l'éternelle boue de nos tranchées, rend les leurs presque impraticables : c'est un cloaque où l'on enfonce jusqu'aux genoux; aussi est-ce avec un soupir de soulagement qu'après une demi-heure de marche nous abordons enfin la route de Maubeuge dont le ruban se profile devant nous. Les grottes allemandes sont là, tout près, on les devine plutôt qu'on ne les aperçoit au mouvement inusité qui se produit. Les troupes de relève sortent en effet, cependant qu'une file de voitures, les cuisines régimentaires, attendent, sous pression, les combattants de la journée. Une odeur de haricots s'en

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Remord probable d'écriture : Un mot corrigé illisible qui devait être "floc"

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dégage qui nous dilate les narines et fait penser aux mets succulents préparés par les cuisiniers français; quand pourrons-nous y goûter de nouveau ? un court instant de repos sur la route et nous entrons dans la grotte; l'accueil, bien que froid, n'est nullement antipathique, on nous regarde simplement en bêtes curieuses. Parqués au milieu des soldats allemands qui dorment, une sentinelle placée devant nous, nous sommes livrés à nos propres pensées. Souvenirs amers, nous songeons à nos familles absentes et l'inquiétude dans laquelle elles vont être plongées durant tout un long mois nous fait froid au cœur. Bientôt, heureusement, la nature reprend le dessus et nous faisons honneur à la demi-boule de pain de notre musette, une tablette de chocolat tirée du sac et une bonne gorgée d'eau avalée au goulot d'un bidon allemand complète le repas. Vers huit heures du soir des camarades viennent nous rejoindre dans la grotte; quelques uns sont blessés légèrement; le major allemand arrive bientôt et leur fait un pansement sommaire. Une chose caractéristique me frappe cependant : nos ennemis semblent avoir en abondance lard & viande de conserves, mais je ne leur ai vu que de minimes parcelles de pain entre les mains pendant le repas. Peu à peu, malgré les tristesses de l'heure présente, la fatigue qui nous accable nous fait fermer les yeux, notre jeunesse réclame impérieusement ses droits. Allongés sur des tas de sable qui nous font un lit moelleux, mais qui manque un peu de chaleur, nous dormons d'un sommeil lourd & pesant, sommeil interrompu d'heure en heure par l'habitude des nuits de tranchées. Tout dort autour de nous sauf la sentinelle qui nous garde, encore ne semble-t-elle faire son service que nonchalamment, son fusil couché à ses côtés elle rêve à son pays et revoit sans doute dans le village où elle est née la gracieuse silhouette de celle qui attend impatiemment son retour. Quand viendra ce jour ? pensai-je moi même, combien de temps s'écoulera avant que la France victorieuse puisse revoir ses enfants exilés ? Combien de nuits semblables passerons nous à rêver avant que nous puissions embrasser à notre tour les êtres qui nous sont chers. De bonne heure, le lendemain, un froid pénétrant nous réveille, l'humidité des grottes se fait sentir et force nous est de nous lever. Aussi bien est-ce l'heure, car déjà une aube blafarde teinte à l'horizon, la danse infernale va bientôt recommencer et il nous sera interdit de sortir. En face de nous se dresse dans un délabrement lugubre la ferme de la Perrière, c'est à peine si l'on distingue parmi toutes ces ruines accumulées les quatre murs noircis par l'incendie. Ce qui semble être le toit pend lamentablement tel un cadavre dont les bras tombent dans le vide. Bombardée journellement par notre artillerie, l'Allemand a dû l'évacuer définitivement. D'ailleurs un chat n'y trouverait pas un abri. {6} Il est grand jour et les canons tonnent inlassablement depuis une heure. Les obus éclatent à l'entrée de la grotte et nous restons à

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l'intérieur "Attendez un peu que les canons tirent moins, nous dit un caporal allemand parlant quelques mots de français en réponse de satisfaire un besoin naturel, vous pourriez vous faire tuer" Décidément ils prennent soin de nous et s'ils ne semblaient pas ignorer que l'heure de la soupe est sonnée depuis longtemps je ne verrais pas mon existence parmi eux sous un trop mauvais jour. L'heure est cependant à l'oubli et vers trois heures de l'après-midi, la grotte étant pleine de camarades pris dans la journée quand nous recevons l'ordre de nous mettre en route, nous avons le regret de constater que l'Allemand n'a l'habitude de faire manger ses prisonniers que très tard dans la journée, sinon dans la nuit. Oh ! Cette deuxième étape du chemin de l'exil, combien fut-elle douloureuse pour beaucoup d'entre nous. Dans le champ que nous longeons des obus éclatent toujours avec un bruit de tonnerre, le claquement sec d'une balle qui s'enfonce dans les arbres bordant la route nous annonce que la bataille n'est pas finie "Serait-ce bête, pensons-nous, de se faire tuer ainsi les deux mains dans les poches, sans arme, et surtout par une balle française !" Courbant le dos sous la fatalité qui nous accable, nous forçons le pas sans ordre avec quelques sentinelles qui nous accompagnent, les pieds enfonçant dans les flaques de boue au hasard des chemins, tel un troupeau que l'on mène à l'abattoir. {7} Le chemin qui n'était alors qu'imprécis, allée creusée par l'artillerie au hasard d'un champ labouré, devient plus praticable, encaissé entre deux hauts talus, il nous met bientôt à l'abri des balles. Celles-ci passent en sifflant sur nos têtes, quelques unes tirées très bas s'écrasent sur les rochers avec un bruit sec semblable au choc d'un briquet sur le silex. Voici une éclaircie, sorte de grande clairière parsemée de carrières abandonnées, à droite une batterie d'artillerie se profile lourdement en plein champ, à peine dissimulée, à quoi bon ! nos grosses pièces sont à l'heure actuelle de l'autre côté de l'Aisne, et ne peuvent que difficilement l'atteindre. A gauche une suite de cavernes d'où sortent pareils à une armée de fourmis, les troupes allemandes au repos. Tous nous regardent curieusement mais pas un cri hostile n'est proféré, pour eux ce sont simplement des frères d'armes malheureux, leurs pensées se reportent vers le village qu'ils ont laissé, ceux qu'ils aiment et peut-être au fond de leur coeur nous envient-ils ? Halt ! Chacun dépose son sac ou ce qu'il a pu sauver de la débandade, et s'asseoit un instant sur le gazon humide. Près de là une batterie de gros obusiers dissimulée derrière un repli de terrain tire encore et les gros oiseaux de mort passent en sifflant allant semer dans nos lignes le deuil et la dévastation. {8} En avant! Marche ! s'époumonne un feldwebel, et le triste troupeau reprend sa marche interrompue. Depuis quelque temps nous avons quitté - 81 -

les bois et nous marchons dans une vallée que coupe la ligne de Maubeuge. Un village aux toits moussus profile sa toiture vieillie à quelques centaines de mètres de nous. C'est un hameau plutôt dont les habitants nous regardent avec pitié, quelques femmes pleurent cependant que les Allemands abandonnent en hâte les maisons qu'ils occupent et se rangent sur le pas de la porte. Qu'il est douloureux ce contraste entre les femmes en pleurs et d'ennemis dont la joie se reflète sur les visages enluminés par les vapeurs d'alcool. Le village est germanisé, partout des écriteaux indiquent le nom des rues : "Von Klucke strasse" puis-je lire sur l'un d'eux, c'est le nom du général qui commande le secteur de Soissons. Il a pris une petite revanche de sa défaite de la Marne, mais quand même nous ne désespérons pas, nous avons foi dans l'avenir de la France et nos frères d'armes nous vengerons. Voici Margival dont la petite flèche se profile à l'horizon semblable à une pointe d'acier, nos estomacs tiraillés par la faim espèrent y trouver quelque nourriture. Vaine illusion ! La ferme où nous entrons ne peut rien nous fournir, rien n'a été préparé bien entendu, et ce sont les soldats allemands qui nous offrent ce qu'ils peuvent : pain, graisse et cigares. La nuit est tout à fait tombée quand nous entrons dans l'église de Margival, c'est là que nous passerons la nuit. Un train a débarqué à l'instant des troupes de renfort et celles-ci passent silencieuses à côté de nous. L'approche de l'ennemi assagirait-elle par hasard les plus enragés. La vision de la mort prochaine n'est-elle pas un dérivatif puissant aux enthousiasmes francophobes. {10} Nuit froide s'il en est que celle passée dans cette église, malgré l'entassement, les perpétuelles allées et venues des sentinelles, les arrivées successives de prisonniers produisait un courant d'air constant qui glaçait. Le manque de nourriture et le manque de sommeil nous ont fait paraître cette nuit d'une longueur démesurée. Le matin cependant un léger somme nous repose un peu et le bruit des vitraux dansant dans leurs alvéoles de plomb à chaque détonation des obusiers nous annonce que le jour a paru. Vers huit heures l'ordre est donné de se mettre en marche, le temps est au beau, et le soleil, un pâle soleil de janvier, semble se mettre de la partie. Nous traversons une contrée jadis riante, mais à laquelle le manque de culture donne un aspect triste, triste à l'unisson de nos âmes. Un ronflement aérien nous fait soudain lever la tête, un albatros passe à une faible hauteur. La lourde et massive structure se détache nettement sur le ciel; si sa stabilité paraît parfaite, il n'a rien cependant de l'élégance de nos Blériot : c'est un vautour et non une hirondelle. Peut-être veut-il qu'on l'admire, mais le coup d'œil qu'on lui

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accorde n'est que passager, on y lit par la pensée "Made in Germany", le goût et la délicatesse du français ne s'y trouvent pas. Depuis longtemps nous longeons le bord de la route, une suite interminable de chariots chargés de madriers passe au milieu de la chaussée. Le génie allemand est en marche vers Soissons et les pontonniers auront du travail : l'artillerie française les laissera-t-elle faire ? Combien des leurs prendront un bain forcé dans cette rivière d'Aisne qui a pourtant charrié tant de leurs cadavres ? "Kaiser Wilhem strasse" ! Nous entrons dans la rue principale d'un village; pauvre petite agglomération perdue au milieu d'un pays entièrement germanisé. Telle une pièce d'or dans une caisse de billons (18), elle brille pourtant, car le cœur des habitants est resté vraiment français, leur empressement à nous donner le peu de pain qui leur reste en est une preuve. Nos gardiens laissent faire, il semble que ce soit une joie pour eux que de nous voir manger, il y a chez eux plus que de la pitié il y a la confraternité d'armes des malheureux exposés demain peut être au même sort que le nôtre. Très large maintenant la route profile son ruban interminable tout au loin à l'horizon; l'approvisionnement, les xxxxxx (19) l'état major brassent perpétuellement, ne faut-il pas nourrir et entretenir cette immense fourmilière qui s'agite là-bas dans les tranchées ? Voici que l'on fait halte à l'un des détours de la route. Ce ne peut être la halte horaire car il y a à peine une demi-heure que nous marchons. Alors ? Dans un jargon germanique qu'elles essaient de franciser les sentinelles nous expliquent, un mot revient souvent sur leurs lèvres : Kaiser, Kaiser et nous comprenons que c'est devant l'empereur Guillaume que nous allons défiler. On va enfin le voir le potentat d'Allemagne, sera-ce le portrait de lui donné par les journeaux français ? De taille au dessus de la moyenne, très corpulent, il ne produit pas l'effet d'un homme vieilli et usé. Le regard paraît xxxx sans sévérité exagérée et en dépit de ses cinquante ans la figure est restée encore jeune. Une seule ombre au tableau : les moustaches légendaires dont les pointes menaçaient le ciel ont été coupées et le duvet qui ombrage sa lèvre supérieure n'est qu'imprécis et vague. Somme toute c'est un bel homme. Quelques uns d'entre nous le saluent par une réminiscence sans doute de l'autorité dont il est investi, il rend d'ailleurs le salut, les autres passent indifférents, c'est l'ennemi doublé d'un principe qui choque leurs convictions républicaines. Tout là-bas sur la droite derrière la crête du plateau s'estompent des batteries d'artillerie, grosses masses noires à la couleur sinistre. Nous 18

Petites pièces de faible valeur.

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Illisible. - 83 -

devons suivre une ligne parallèle aux tranchées dont les abords sont bien défendus, la conquête pied à pied de tant de terrain coûtera beaucoup de sang et d'argent. {14} Nous longeons ensuite le mur d'un parc, témoin sans doute d'un combat sanglant, car le terrain est parsemé de tumulus sur lesquels on a planté des croix; oh le mur lui même s'est éboulé en partie sous le choc des obus. Les croix, symbole du devoir et du sacrifice, combien en rencontrerons quand après la guerre nous parcourrons nos contrées du Nord et d'Est depuis Belfort jusqu'à Dunkerque en passant par Paris ! Dormez en paix, obscurs héros, morts anonymes, vos frères survivants sauront vous venger et vos enfants ignoreront sans doute ce qu'est la guerre, et quels spectacles affreux elle nous donne. Un ronflement caractéristique nous oblige soudain à céder le milieu de la route. Le Kaiser repart visiter d'autres points ou tranchées et les six automobiles qui composent sa suite passent en tourbillons à côté de nous. De nouveau on l'aperçoit grave, impressionnant malgré tout, car cette armée disciplinée, qui nous donne un si bel exemple de courage et de bravoure, c'est lui qu'il l'a formée (20) c'est sous son autorité que la petite armée prussienne de 1870 est devenue la formidable armée allemande de 1914. Pinon, comme une jeune fille coquette, cache ses jolies petites maisons aux toits de briques rouges au fond d'une riante vallée. Anizy le château est là tout près et peut être la propreté du petit chef-lieu de canton, petite ville en formation, déteint-elle de son jumeau. Voici la gare où nous devons embarquer, ce sera notre dernière étape sur la route de France, car le train après un long détour par Chauny, Laon et Maubeuge nous conduira directement en Allemagne. Lentement, majestueusement, comme il sied à une locomotive allemande la machine rentre en gare. D'abord des wagons de voyageurs destinés aux officiers prisonniers, ceux-ci sont désormais en dehors du commun et là où meurt la fraternité d'armes naît le prestige du galon, et aux blessés allemands dont les blessures graves ne permettent pas le transport en wagons ordinaires de marchandises. Le reste, des prisonniers troupeaux de bêtes anonymes est parqué dans les wagons à bestiaux dont les lourdes portes cadenassées nous donnent l'exacte impression d'une voiture cellulaire. La voiture comme de juste est aussi peu charmante que possible cependant je dois dire à la louange de l'esprit inventif allemand, que l'aménagement intérieur est de beaucoup supérieur au nôtre tant par sa simplicité que par la rapidité de mise en place. Rangées

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Sic. A partir de ce passage l'orthographe de C.Pifteau se relâche très sensiblement. - 84 -

symétriquement les unes sur les autres et sur champ, les planches doivent servir de siège xxx tiennent pour ainsi dire xxxx place des rainures ad hoc taillées à même le plat bord des cloisons les recevront et il en sera de même pour les dossiers et de cette façon à toute heure le wagon sera prêt soit pour l'embarquement des hommes soit pour le transport du matériel. Nulle perte de temps, nul travail supplémentaire pour les employés, l'esprit pratique allemand se révèle tout entier. Nous voici cette fois partis définitivement, il est deux heures de l'aprèsmidi et pendant les deux heures qui nous restent de jour nous cherchons à retrouver au travers des étroites fenêtres un coin de paysage qui nous rappelle le village natal. Mais bientôt le train qui dès l'abord marchait à une allure ralentie reprend sa vitesse normale, les maisons sur lesquelles flottent les trois couleurs allemandes et les arbres fuient derrière nous et le souvenir qui nous en reste est vague et imprécis. Chauny, Laon, Maubeuge, Jeumont sont successivement traversés et au petit jour nous atteignons Namur en Belgique. La ville, ou au moins ce que l'on peut en voir, paraît assez proprette, les habitants hypnotisés sans doute par l'uniforme allemand nous regardent simplement en curieux. Je ne sache cependant que la capitale du Brabant ait le cœur et l'esprit entièrement germanisés ! {18} La campagne de Namur nous remet un peu de baume au cœur. La ligne épouse les différents détours de la Meuse, et nous permet de remarquer l'activité industrieuse du petit peuple belge. De Namur à Liège ce ne sont qu'usines de ciment ou d'engrais mais le granit bleu dont les coteaux belges sont formés fournit le plus clair de l'industrie et du commerce wallon. Autour de Namur et de Liège des forts jadis si menaçants sont devenus muets, on les devine plutôt qu'on ne les perçoit au drapeau allemand qui flotte à leur sommet. Cependant la lutte a dû être vive et le vaillant petit belge a dû se défendre énergiquement les tranchées qui serpentent sur le versant des collines fortifiées, les interminables rangées de fil de fer barbelé qui en hérissent les abords ont dû être un formidable obstacle de leur côté seuls les fours crématoires du voisinage (21)pourraient en livrer le secret. A Liège nous abandonnons le cours de la Meuse et nous traversons les collines des Ardennes. Les nombreux détours de la ligne, l'escarpement des talus de la voie taillée en plein roc me produisait l'illusion d'un voyage en Cévennes bien que moins sauvages les Ardennes belges ont un cachet de cahotisme qui rappelle celui des Cévennes. Aussi bien le caractère des habitants s'en ressent, la plupart parle allemand et les regards qu'ils nous jettent en passant semble indifférents. Leurs yeux reflètent-ils la tristesse ou la joie, on ne saurait le dire. La nuit est tout à fait venue quand nous abordons la frontière allemande, voici la première ville fortifiée. Aachen (Aix la Chapelle) sentinelle avancée de 21

"Voisinage" est interprété. On lit plutôt "borinage". - 85 -

l'empire germanique allume ses mille feux au milieu de la plaine dans laquelle coule le Rhin. En temps ordinaire l'animation d'une grande gare réjouit toujours la vue du touriste mais aujourd'hui le mouvement de celle-ci a quelque chose de lugubre, elle rappelle trop la réalité. Tout le long du quai ce ne sont que brancards et voitures légères d'ambulances, les blessés du train seront hospitalisés là. Encore plus blanches si possible sous les rayons de la lumière électrique que leurs vêtements, les infirmières sont là, femmes dévouées, au cœur d'or, pour qui l'idéal est le dévouement et qui n'ont qu'un devoir : soulager les victimes de la guerre. {20} Qu'il me soit permis d'ouvrir ici une parenthèse et d'offrir le souvenir de mes hommages à toutes femmes de quelque nationalités qu'elles soient, qui ont eu pour tâche de soigner les blessés. Partout, soit par les rapports des blessés revenus sur le front ou celui des prisonniers hospitalisés d'un hôpital allemand la version a été la même, tous rendent hommage au dévouement des dames de la Croix Rouge, elles aussi dans leur sphère d'action ont fait héroïquement leur devoir, et la mort de celles qui tombaient victimes de leur devoir ne suscitaient chez celles qui restaient qu'un regain de sacrifice et d'abnégation. Cöln (Cologne) second boulevard de la défense germanique sur l'avancée du Rhin. Malgré l'heure tardive les tramways marchaient encore, mais l'affluence des voyageurs est peu considérable aussi bien le moment n'est-il pas au voyage et aux réjouissances, la pluie tombe fine, d'une continuité qui transperce les vêtements les mieux tissés et chacun reste confiné chez soi. A tout instant les projecteurs des forts illuminent de leur clarté blafarde l'immensité du ciel. La crainte des aéroplanes est pour eux le commencement de la sagesse. Au petit jour quand nous nous réveillons d'un sommeil lourd et fatiguant le train roule au milieu d'une plaine immense coupée de temps à autre par les tâches noires ou rouges que forment les bourgades allemandes. La campagne de la terre labourée succèdent aux tâches rouges sans que l'on puisse voir par où le travail a été opéré. Les hommes et les animaux tout a disparu on dirait une nature morte ou plutôt une nature en deuil de ses enfants. Ce sont les nombreuses voies de communication, routes et chemin de fer, on sent que le commerce et l'industrie à défaut de l'agriculture y sont les principaux facteurs de la richesse publique. Voici Cassel, la capitale de la Hesse dont les nombreuses cheminées attestent l'activité industrieuse de se habitants. {22} Bâtie au fond d'une sorte de vallée appuyée au sud aux collines thuringiennes, elle semble par les nombreuses lignes qui s'en éloignent le débouché naturel par où s'écoulent les produits de la Hesse, de la Thuringe et de la Sarre. Géographiquement parlant c'est un trait d'union entre les provinces du Sud et celles du Nord. - 86 -

La plaine cette fois a disparu et nous parcourons une contrée assez accidentée couverte de sapins. On dirait les contreforts de la forêt noire, ce ne sont en réalité que les collines Thuringiennes que nous traversons. Là le paysan est surtout bûcheron et l'utilisation des bois de charpente et autres doit occuper pas mal d'ouvriers . Deux heures de trajet en pleine forêt pendant lesquelles la ligne côtoie un torrent et nous entrons dans une plaine dont à première vue le sol doit être plus riche que la plaine du centre. Les terres labourées semblent être en majorité et favorisés un temps relativement beau, quelques attelages estampes leur silhouettes trapue au milieu de la campagne. De Mulhausen la capitale de la Thuringe on en aperçoit que quelques maisons, la ville doit être de l'autre côté et les bâtiments de la gare nous la cache. On s'en console facilement car la vue de quelques énergumènes qui nous montrent le point et qui nous jettent des pierres nous font désirer le départ. L'un d'entre eux sont fouet et son geste trop expressif nous fait songer au régime de la cravache. Evidemment ces gens-là changeraient d'idées et de manières à quelques kilomètres seulement au front. Quatre heures du soir la nuit commence à tomber combien de temps roulera-t-on encore dans cet infernal train ? Les lampes s'allument et au loin les lumières qui scintillent nous annoncent l'approche d'une grande ville. Langensalza ! lisons-nous sur le frontispice de la gare : cette inscription qui nous révèle rien nous rappellera depuis bien des souvenirs car c'est à douze kilomètres seulement de la ville qu'est établi le camp des prisonniers 22. Encore un arrêt et cette fois nous y sommes. Des sentinelles nous encadrent et nous pénétrons sous les tentes où un épais tapis de paille nous attend. Très longues et très larges les tentes affectent une forme rectangulaire dont le toit forme pignon, la paille symétriquement placée sur trois rangées en profondeur pourra servir de lit à un millier d'hommes. Les toiles de la tente d'une solidité remarquable bariolée de blanc et de rouge viennent de Francfort sur le Main, comme nous l'indiquent le cachet du fabricant. {24} L'éclairage est assuré par deux lampes électriques qui resteront allumées toute la nuit; au début cette lumière nous gêna un peu pour dormir mais on y attacha qu'une médiocre importance : les soucis d'un prisonnier sont d'une autre nature. La soupe qui nous est servie ce soir remplacera avantageusement les quelques morceaux qui nous été distribués parcimonieusement en cours de route. C'est une sorte de semoule de maïs à laquelle on ajoute de l'avoine, le goût est fade et ne rappellent que de très loin la cuisine française mais n'importe nous plongeons allègrement les cuillères de fer

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Plus exactement Bad Langensalza, en Thuringe, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière entre la Thuringe et la Saxe-Anhalt, et à 20 km d'Erfurt, pratiquement au centre de l'Allemagne actuelle. C.Pifteau variera un peu dans la localisation, il évoquera plus loin la Saxe avant de revenir en Thuringe. - 87 -

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blanc dans les cuvettes en émail qui viennent de nous être distribuées. Un morceau de pain dans lequel la fécule de pomme de terre entre pour une large part complète le repas... Si nous avons souffert pendant le trajet du manque de nourriture, nous ne pouvons cependant nous empêcher d'admirer l'esprit de méthode allemand le télégraphe a transmi la prise de 3000 français et en deux jours la nourriture la paille et les couvertures nous sont assurées à Langensalza. L'esprit d'initiative et de méthode français aurait-il été si prompt et les prisonniers allemands en France y trouvent-ils immédiatement le gîte et le couvert ? Blottis dans la paille après trois jours de voyage, nous dormons à poings fermés et seule la fraîcheur du matin en ce mois de Janvier nous réveille. Aussi bien il est sept heures et nos chefs de tente passent à travers les rangées pour nous dire de nous lever. Ces gens là n'ont rien du garde chiourme proverbial, ce sont simplement des sous-officiers ou caporaux allemands dont la fonction est de maintenir la discipline dans le camp et qui l'accomplissent pour la plupart avec un tact et une douceur bien faits pour m'étonner. Nous sommes loin, en effet, des récits horrifiants publiés dans les journaux français, ici le prisonnier est un ennemi désarmé, en est-il toujours de même en France? Assurément il y a des exceptions et les brutes dont le seul plaisir est de manier le gourdin et le nerf de bœuf existent partout, mais je le répète encore et bien haut ce sont des exceptions et la liberté que l'on nous accorde ici est certainement plus grande que partout ailleurs. La première journée de notre séjour au camp est employée tout entière aux rassemblements et aux distributions supplémentaires des fournitures; serviettes, brosses, etc… et aux nettoyages des capotes et pantalons et chaussures. La boue des tranchées est tenace et ne cède que sous un grattage énergique. Le manche de notre cuillère aiguisée tant bien que mal sur une pièrre ou une brique, servira de couteau, car il nous est interdit de posséder des armes tranchantes à l'intérieur du camp. Il est bon de dire que ce manque de confortable n'est que passager, car d'une part l'ingéniosité russe habile à faire un couteau d'un morceau de bois et d'une lame de fer, d'autre part, l'initiative française qui fera venir du dehors le nécessaire par l'intermédiaire des sentinelles, nous procurera bientôt tout ce qui nous semble indispensable. Mais qu'est ce donc cette affreuse mixture que l'on nous sert au déjeuner? C'est un mélange assez hétéroclite de divers choses parmi lesquelles on arrive à distinguer des betteraves, des carottes et de la semoule de maïs. Quelques rares morceaux de lard égarés sans doute dans tout cet amalgame surnagent à la surface. Nous ne nous

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habituerons que difficilement à cette nourriture qui sera cependant notre lot de tous les jours, sauf le mercredi et le vendredi où nous verrons sur notre table combien précaire apparaître la soupe de marrons et la morue aux carottes. Cette dernière, je me hâte de dire n'a rien de commun avec la bouillabaisse de Marseille. Le soir nous aurons désormais le morceau de pain noir réglementaire qu'il est déjà question de le supprimer et un bouillon très clair dont la digestion sera des plus faciles. Le dimanche et le jeudi en compensation sans doute, on nous servira une boisson chaude, dénommée thé, mais dont l'essence est fournie par l'ortie blanche. Deux petits fromages ronds au parfum pénétrant d'anis inconnus en France, ou un bout de saucisson fortement épicé compléteront le repas. La cantine, il est vrai, nous fournira de la margarine, très bonne en Allemagne, des harengs saurs ou salés ou d'autres aliments au double de leur valeur. La bière ne viendra que plus tard et encore en petite quantité ; lorsque nos conditions d'existence se seront améliorées par la suppression du pain et la vente des pommes de terre. Il est interdit de fumer et force nous est de prendre de multiples préoccupations à cet effet, ce sont des ruses d'apaches à travers lesquels on sent pétiller l'esprit français. Vingt-deux! crie-t-on à l'approche d'un de nos gardiens et ce simple cri de convention suffit pour nous faire mettre les pipes et cigarettes à l'abri.. Vingt trois! criera bientôt un des sous-officiers parlant français, je sais ce que parler veut dire, tout ce que je demande c'est de ne pas fumer devant moi!!! Le tabac néanmoins, malgré les défenses formelles, ne diminuera jamais au camp, grâce au dévouement intéressé des sentinelles qui y trouve une source très lucrative de bénéfices, et lorsque la cantine pourra en vendre, l'interdiction de fumer en chambre seule subsistera et encore combien anodine. Le nettoyage une fois achevé, les promenades individuelles commencent, on prend l'air du pays simplement en examinant d'une façon un peu moins superficielle l'aspect du camp. Orienté de est au nord il affecte la forme rectangle dont les quatre lignes de circonvolution sont formées par une sextuple rangée de fils de fer barbelés. Une deuxième enceinte de treillis métallique épais, avec, aux abords des routes, une palissade de planches de sapins; mettra une barrière infranchissable entre nous et le monde extérieur. Les sentinelles qui se promènent sur le chemin de ronde, sorte route pavée en briques, ont ordre de tirer sur ceux qui chercheraient à s'évader. Nous sommes bien gardés, et la fuite est difficile, sinon impossible. D'ailleurs où aller, seuls ceux qui connaissent l'allemand et qui nous servent d'interprètes pourraient le sort, et sur le caractère et les idées de ceux-là j'aurai l'occasion de revenir. Au sud-ouest se trouve Langensalza dont les nombreux clochers hérissent le ciel d'autant de pointes d'acier. Le pays est avant tout - 90 -

protestant et les 12000 âmes qui vivent ici de l'industrie .......... 23 pourrait en remonter au point de vue religieux à bien des exaltés de France. Si j'en juge par la neutralité religieuse de nos gardiens, les Saxons ont à cœur de mettre en rapport direct leurs convictions et leurs actions, tous les Dimanches l'aumônier spécialement délégué par la Croix Rouge dit une messe et le premier soin du sous-officier allemand le dimanche matin est de nous en informer. Les états signalétiques de chaque section mentionnent la religion de chaque prisonnier et faute de Pasteur sans doute, les protestants sont dirigés sur le camp d'Erfurt.

{31} Le camp est dominé au sud par une suite de petits promontoires sur lesquels court la route de Langensalza à .........24 Sur ces promontoires une batterie, sous des abris primitifs est installer, et des gueules menaçantes des canons sont prêtes à réprimer toute tentative d'émeute qui pourrait survenir dans le camp. Au loin à l'horizon, les premiers contreforts de massif de Bohème dessinent leur massive structure sur l'immensité grise du ciel. La neige qui en recouvre certains sommets, réfléchie par les rayons d'un soleil passager donne l'illusion d'un paysage déjà entrevue : un glacier des Alpes. Carlsbach, la ville d'eau célèbre du centre de l'Europe est à quelques kilomètres au delà de ces montagnes. La cuvette dans laquelle à été bâtie le camp est bardée à l'est et au sud d'une série de hautes collines qui nous cachent une grande partie du paysage. Ces collines semblent cultivées et la verdure qu'elles nous promettent au printemps rompra la monotonie de ce paysage d'hiver. Une minuscule rivière au pied de ces collines dans le brouillard de ce matin d'hiver, elle a une forme imprécise et vague quelque chose comme la queue d'une nébuleuse dans une nuit de printemps. Sur l'une de ces collines s'estompe le village Mexleben, dont le clocher perché comme un nid d'aigle sur un rocher, affecte la forme bizarre d'un éteignoire renversé. Les angles semblent avoir trop d'incidence et la forme générale lourde et massive n'a rien de l'élégance de nos aiguilles françaises. Sur le versant, s'étagent les maisons du village, toutes baties sur le même modèle avec charpente apparente et pignon surélevé. Le camp est nettement divisé en deux parties: d'un coté les tentes au nombre de 24, par couples jumelés de trois, et de l'autre coté les baraques maisons en bois avec nombre de 10 sur trois sans en profondeur. Les cabinets et les lavabos séparent les deux parties. L'eau nous vient sous pression de Langensalza et par des conduits souterrains est distribuée dans les différents lavabos. Une cuve en fer zinc, qui court au milieu de chaque petit bâtiment dans laquelle

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Les pointillés sont de C.Pifteau. Pensait-il compléter son texte ultérieurement ?

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id. - 91 -

coulent une vingtaine de robinets, complète l'ameublement. Le trop plein ou la vidange de ces cuves s'opère par un conduit souterrain aboutissant à la rivière. Chaque prisonnier pourra lessiver à l'eau chaude son linge de corps dans une lessiveuse mécanique placée ad hoc. Les cabinets adjacents à chaque lavabo et faisant partie du même bâtiment me paraissent judicieusement étudiés. Deux rangées parallèles de selles occupent l'intérieur à la fosse d'aisance dont les bords sont retenues par sapins superposés gagnerait cependant à être cimentée. Les épidémies sont toujours à craindre avec le pavages simple en pierres sèches. Cette fosse est aérée par deux bouches d'air, sortes de petites cheminées en bois qui dépassent la toiture. La deuxième partie du camp, séparée de la première par une allée centrale, comprend les baraquements et les dépendances du camp, tels que les cuisines, la cantine et les différents locaux ou l'Hôpital. Les barraques forment de longs bâtiments rectangulaires montés sur des pieux fichés en terre, comme des pilotis au milieu d'un lac à double cloison en planches qui en forme les murs et à travers lesquelles passe une couche d'air, à l'avantage appréciable de maintenir à l'intérieur du bâtiment une température assez uniforme. Du reste très bien aérées par de nombreuses portes et fenêtres, ces sortes de bâtiments semblent offrir le maximum de confortable que l'on puisse exiger d'habitations en bois. La double toiture recouverte elle même de toile goudronnée forme une étanchéité presque absolue à ces baraquements. Chaque bâtiment est divisée en quatre vastes salles ou Zugs auxquelles on accède par un escalier. Les salles, toutes uniformes affectent la forme d'un carré de 25 mètres de côté et peuvent contenir 250 hommes. En admettant la hauteur moyenne de 4 mètres qui est largement suffisant . La salle est en elle même divisée en quatre travées qui portent chacune une rangée de couchettes superposées en forme de bas-flanc . On y peut y mettre une douzaine de paillasses si toutefois ce mot peut-être appliqué aux sacs remplis de fibre de bois. Cette fibre à l'inconvénient sur la paille de se dessécher beaucoup plus vite et de se briser en mille petits morceaux qui s'attachent aux vêtements et qui grattent à la façon des poux. Mais enfin telle qu'elle, l'installation n'est nullement mauvaise et ne nous fait pas trop songer à nos bons lits de France. Deux tables assez rustiquement travaillées par des camarades artistes servent aux repas et aux jeux car ce sont là les deux grandes préoccupations du prisonnier. L'inaction pèse par instant et je connais beaucoup de camarades anciens prisonniers dans le camp auxquels une occupation ferait plaisir. La question de savoir si l'embauchage en pays ennemi est criminel est une question des plus oiseuses car à mon avis le

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travail est avant tout l'ennemi de la nostalgie. Les chauvins 25 et les exaltés, ceux qui ont les mains trop blanches pour les exposer à la poussière ou au frottement des outils pourront hurler à la trahison estce donc trahir son pays que de lui conserver pour un travail anodin sa santé et sa vie?

{36} Un immense poêle à récupérateur occupe le milieu de la salle, le charbon ne manque pas et la température de ce pays d'hiver est supportable. Les ustensiles les plus hétéroclites munis d'une queue solide tressée en fil de fer arrachés un peu partout, nous procureront la boisson chaude indispensable. Le thé russe ou le café grillé allemand feront pendant longtemps tous les frais de cette cuisine quelque peu rudimentaire. Les cuisines sont situées à l'extrémité sud du camp, elles forment bordure avec la route et leur accès pour les fournisseurs étrangers en est facile, l'aspect extérieur, assez désagréable à cause de la fumée qui a noirci les abords, l'intérieur est d'une propreté absolue, et dépasse de beaucoup celle de certaines cuisines françaises. Les cuisiniers allemands et français qui y travaillent n'ont rien du légendaire cuisinier crasseux du régiment, seuls les russes gagneraient à une propreté plus minutieuses. La cuisine à l'allemande est faite dans d'immenses cuves d'un mètre cube, chauffées au charbon. Le couvercle est mû par une sorte de trieuil, et de grandes perches quelque chose comme des rames de canots, remuent sans cesse le mélange en ébullition. Un hachoir mécanique mû à l'électricité broie la viande qui nous est servie. Il est regrettable cependant que ce soit instrument purement mécanique et qu'il ne sache distinguer les os de la viande, beaucoup de maladies d'estomac, et d'appendicites pourraient de cette façon être évitées. A côté du broyeur et mû également par l'électricité se trouve l'éplucheur automatique. C'est un instrument très pratique certes et surtout très expéditif mais dont la recommandation est à négliger. Rien ne vaut en effet l'épluchage conscient d'un légume quelconque, et si les aspérités dont la surface est parsemée sont coupées, les cavités ne sont nullement fouillées et la pelure reste à peu près intacte. Pour des prisonniers qui doivent faire passer la quantité avant la qualité c'est évidemment un médiocre inconvénient. La soupe nous est servie trois fois par jour dans des gamelles cylindrique pouvant contenir quatre vingt portions, chaque salle envoie une escouade à tour de rôle chercher lesdites gamelles ; les bons délivrés chaque jour par le commandant de compagnie servent de base à la distribution de la nourriture faite par le cuisinier chef.

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Interprétation, le mot est quasi illisible. - 93 -

A l'extrémité opposée du camp vers le sud ouest sont établis les Lazaret, c'est à dire l'infirmerie et l'hôpital militaire d'un camp. Nettement séparés du reste du camp par une double haies de ronces artificielles, les bâtiments sanitaires au nombre de deux semblent construits sur le même modèle que les baraques mais l'intérieur en est divisé en une infinités de petites salles destinées à isoler autant que possible les malades les uns des autres. Les murs et le parquet sont recouverts d'une sorte de linoéum gris argent qui met à l'intérieur de ces petites salles une note de gaîté destinée à adoucir le sort des malheureux fiévreux. Chaque salle renferme deux lits à ressorts de tension métalliques qui remplacent le sommier. Une paillasse de fibre, deux draps et deux couvertures complètent la literie, la nourriture des malades est assurée par un service spécial établi dans un des baraquements, elle est meilleure et plus subtantielle que celle des compagnies: le lait, les œufs et le pain blanc y entrent pour une large part. A l'époque de notre arrivée au camp, ces diverses constructions étaient loin d'être achevées, l'infirmerie occupait une salle de baraquement et les malades grelottaient la fièvre sur de misérables paillasses dans une autre salle à peine chauffée. Ce n'est que devant le développement considérable de l'épidémie que l'inertie des majors allemands s'est enfin reveillée, un major ne suffisant plus, on en fit venir deux puis trois. On fit appel ensuite aux majors français prisonniers et à l'époque ou j'écris ces lignes, c'est à dire au mois de mai, une quantité de petits bâtiments isolaient les contagieux des typhiques et l'épouvantable épidémie qui fit périr presque un millier d'hommes en deux mois étaient définitivement enrayée.

{40} Du reste, je suis heureux de dire que les majors ont fait largement leurs devoirs, un major allemand, deux français et quatre Russes victimes du fléau reposent à l'heure actuelle dans le cimetière du camp. Il est regrettable cependant que l'on n'ait pas une sélection plus sérieuse des infirmiers, ceux ci loin d'avoir fait leur devoir, le dévouement est chose trop élevée pour eux, les insultes et l'inertie dont ils faisaient preuve vis à vis des malades en a conduit un grand nombre au tombeau. Les détrousseurs de cadavres de moyen âge n'étaient que de pauvres néophytes comparés à ceux plus modernes qui n'attendaient même pas la mort des malheureux pour les dévaliser. Quelle que soit l'horreur que peut inspirer de telles actes et le sceptisisme qu'ils peuvent naître j'affirme avec la plus haute énergie des faits probants sont là pour les corroborer, que des Français ou soi-disant tels ont dévalisé des camarades et descendu au degré de la plus vile

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canaille se sont gorgés des dépouilles opimes (26) des moribonds et des cadavres. Pour ma part, ayant payé comme la plupart d'entre nous mon tribut à la maladie, j'ai remarqué pendant mon séjour au lazaret la différence profonde ou plutôt l'abime qui existait entre le caractère des infirmiers français et celui des Russes. Les uns et les autres n'y venaient c'est entendu, que pour toucher une nourriture plus abondante, mais les derniers du moins y mettaient une sorte de délicatesse à remplir ponctuellement leurs fonctions. Le Français se laissait appeler et ne se dérangeait pas, le Russe servait aussitôt et n'éprouvait aucun dégout à faire les travaux parfois répugnants qui incombe à la fonction. Faut-il qu'une nation soi disant civilisée se laisse surpasser en délicatesse par un peuple barbare chez qui le progrès n'est pas même ébauché!! Le voyageur ou le fêtard attardé qui revient de Langensalza en chantonnant, s'arrête soudain à une centaines de mètres de la ville, le sourire se fige aussitôt que posible.- Qu'est-ce donc qui peut causer ainsi un tel effroi? C'est l'image de la mort entrevue par dessus les palissades qui bordent le cimetière français. Involontairement le souvenir se reporte alors là bas dans les tranchées, et l'on pense à ceux que l'on ne verra peut-être jamais. Triste relique de la guerre qui restera pour perpétuer la sauvagerie de ceux qui déchainent le cataclysme et qui apprendra peut-être aux générations futures que les frontières sont des barrières créées par des insensés ou des scélérats, qu'apprendra aussi que tous les hommes sont frères et qu'ils doivent chercher à rendre le moins misérable possible la vie qui leur à été donnés. Dans un espace restreint de 4 ares, environ 613 hommes sont alignés sous la même couche uniforme de terre, 613 mères ou épouses pleureront ceux qui ne sont plus et n'auront même pas la consolation de venir rendre un hommage ému à ceux qui n'ont eu qu'un même amour au coeur, le culte de la famille et du foyer.

{43} Toutes construites sur le même modèle, uniformément peintes en noir avec inscriptions en blanc, les six cents croix pareilles à un carré de sapin impréssionnent malgré tout ébranchés, on n'est pas encore blasé, et ici l'exaltation de la bataille n'existe, on réfléchit : c'est le résultat de la bestialité humaine dans toute son horreur. Du reste, Langensalza est le petit pays privilégié pour ces sortes de souvenir. Sur la grande route à la sortie de la ville, un monument surmonté d'un aigle rappelle les évènements de 1866 et 1867 (27). Les

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"Dépouilles opimes" : expression latine qui désignait celles qu'un général vainqueur recevait lorsqu'il avait tué de ses mains le général ennemi. Les dictionnaires, même ceux de l'époque, ne donnent pas d'autre sens, il y a donc un certain abus de langage de C.Pifteau. 27

Guerre austro – prussienne. - 95 -

mausolées dont se hérissent la campagne allemande dans ces parages attestent qu'une grande bataille s'y est livrée. Le 5° Régiment de Hanovre et le 2ème Prussien sont tombés le 22 Juin 1866 pour le Roi et la Patrie, lit-on sur l'un deux; ironie des phrases et combien me paraît petit l'idéal de ceux pour qui le sabre et le pourfendage constituent la raison d'être. Un autre monument de moindre envergure et de forme pyramidale a été élevé au milieu d'un enclos réservé à la mémoire des prisonniers français, qui sont morts en 1870, victimes innocentes de l'idiotie gouvernementale d'alors qui voulait faire revivre avec des ailes de poussin l'épopée de l'aigle napoléonien de 1806. Notre séjour dans les tentes fut heureusement de courte durée car le froid se faisait sentir rudement certains jours. Les baraques étant achevées, chaque compagnie alla s'y installer à tour de rôle, et la vie monotone du prisonnier commença des lors. L'oisiveté étant plus à craindre que n'importe quelle maladie, notre premier soin fut de nous procurer des jeux et les bancs indispensables à tout aménagement. Les planches qui traînaient en grand nombre dans le camp furent utilisés et quelques jours après on vit apparaître les jeux de dames, d'échecs et de jaquet. Les jeux de cartes de la cantine, vendus 80 centimes, fournirent de beaucoup d'entre nous l'occasion d'interminables parties de piquet et de manille.

{45} Les rassemblements qui se faisaient dehors, et qui duraient une bonne partie de la matinée, nous donnaient l'issusion d'une journée moins longue. Du moins, l'ennui ne nous gagnait-il pas et les maladies à cette époque étaient rares. Cependant, l'apparition des poux, produit essentiellement russe, nous causa quelque ennui. Oh! cette découverte du premier pou dans nos effets, quelle impression de nous fit-elle pas! Ce fut la cause de nombreuses défaillances dans l'état moral général, beaucoup ne purent supporter cette idée qu'à trente ans, ils se trouvent envahis par la vermine la mauvaise nourriture aidant, le spleen les prit et les conduisit en peu de temps au tombeau. Le terrain marécageux sur lequel est établi le camp, terrain formé en grande partie de terre grasse et noire de laquelle on a peine à se tirer les jours de pluie, fut également un agent propagateur de la terrible épidémie qui nous enleva tant d'hommes en mars et avril. En l'espace de quelques mois et malgré le dévouement des majors et les énergiques mesures sanitaires prises, la moitié d'entre nous défila à l'infirmerie. Le croup qui survint ensuite, on ne sait trop comment,acheva ce que le typhus avait si bien commencé. Dès lors, le lugubre défilé commença. Deux douzaines de bières attendaient tous les matins leur emploi à la porte du camp, et tous les midis une douzaine ou une douzaine et demi de cadavres allaient dans la fosse commune, grossir le nombre de ceux qui garderait la terre d'Allemagne. Les Russes, pourtant en majorité - 96 -

dans le camp, ils s'y trouvent dans la proportion de 6 sur 0 (28), furent les moins éprouvés. Habitués plus que d'autres peut-être aux privations, trouvant la mixture allemande d'une qualité supérieure à leur leur, ils supportèrent mieux l'invasion des poux, puisqu'en Russie c'est la loi commune les exhalations malsaines de la terre fangeuse et les ennuis inhérents à la captivité ; Trois cents Russes sur 700 victimes succombèrent. Ce n'est pas cependant que cette horde de barbares, car il m'est difficile de leur donner un autre nom, aie pris bien des précautions pour se préserver de la maladie. La voracité alliée à la saleté la plus répugnante est le principal mobile de leurs actions. Qu'on ne vienne pas me dire que ces gens là ont faim, pour nous aussi, un surcroit de nourriture ne serait pas à dédaigner et cependant jamais des Français iront ramasser, trainant dans la boue du ruisseau depuis plusieurs jours, une tête de hareng à moitié pourrie pour la dévorer. Peu de Français je crois, malgré leurs tiraillements d'estomac, supporteront l'ingestion de pelures de pommes de terre, de têtes de poissons, de pain moisi, le tout avalé pêle mêle au hasard des rencontres. J'ai vu un Russe se faire une délicieuse soupe au poisson avec les squelettes de deux harengs et une poignée d'épluchures. Mais le plus curieux est très certainement la soupe aux hannetons : une douzaine de ces coléoptères cuits avec une poignée d'herbes fournirent à l'un de nos illustres alliés l'illusion d'un repas plantureux, je dis l'illusion car il fut forcé d'avouer lui même que ce n'était pas très bon. Je ne cite que pour mémoire les festins somptueux que leur procurent les rats du camp. Gros comme des cochons d'Inde, ces animaux qui pulullent sous les baraques sont la providence des valeureux soldats du tsar. Le chien même du commandant, un superbe chien de berger allemand dressé en policier et qui jouissait d'une liberté très grande, avait tenté leur convoitise. Le bruit n'ayant pas été confirmé, je ne puis en assurer l'authenticité.

{48} L'heure de la soupe donne lieu souvent à des spectacles extraordinaires. Ce sont de véritables batailles rangées qui se livrent. Messieurs les slaves pour la possession d'une gamelle de supplément, heureux si la dite gamelle ne fait partie de la ration d'une compagnie. Tous les moyens leur sont bons, tous les instruments et tous les objets qui leur tombent sous la main leur servent de projectiles, ceux qui se trouvent éloignés accourent à toute vitesse. C'est une armée de fauves à la poursuite d'une gazelle. La guerre serait finie depuis longtemps si l'armée russe se douter de l'heure à laquelle l'allemand mange sa soupe;

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Probablement oubli d'un chiffre, on pense naturellement que C.Pifteau voulait dire 6 sur 10. On peut remarquer que l'auteur écrit souvent les nombres en toutes lettres. L'emploi des chiffres dénote peut être une volonté d'écrire plus vite. - 97 -

ce serait l'instant critique pour ce dernier et ses meilleures tranchées seraient prises d'assaut. Tel Armide allant à la conquête de la Toison d'Or, pour la satisfaction de ses instincts bestiaux se sent pris d'une bravoure frénétique ! "Pour le Tsar" pourquoi faut-il que des malavisés traduisent "Pour le ventre"

{49} Quelques uns se retirent de la bagarre, ensanglantés; c'est une chose tout ordinaire de voir des doigts écrasés une noix que l'on aurait foulé aux pieds d'autres ont la figure en lambaux car les fils de fer barbelés qui encerclent (29) l'emplacement de chaque compagnie ont résisté à la poussée slave qui attendent donc les médecins amateurs de greffe humaine !! Le pis pour ces glorieuses victimes du rapt et de la voracité, c'est qu'il y a souvent par derrière elles un troisième larron. Celui-ci ne prend point part à la bagarre, il attend patiemment le résultat de la poussée furieuse des combattants. La marmite ballotée comme un navire sur la mer en furie se trouve bientôt rejetée en dehors du champ clos et son contenu passe presque en entier dans les mains des paisibles spectateurs de l'instant précédent. J'ai vu ces jours derniers une bande organisée, véritables bandits de grand chemin attendre au milieu de la chaussée les corvées de soupe et les arrêter délibérément. La lueur de quelques baïonnettes eut seul le don d'arrêter ce vol organisé car le Russe a une horreur instinctive de ces sortes d'instruments piquants et tranchants. Puisque je suis sur le chapitre de nos valeureux Alliés, autant vaut continuer à énumérer les différents qualités dont ils sont redevables à dame Nature et à dame Civilisation. La propreté est une chose essentielle pour le Russe, tous les matins il se rend au lavabo et sans savon d'aucune sorte se passe une petite rincette sur la figure en laissant intacts naturellement le cou et les oreilles. La France s'enorgueillit de ce que très peu de ses troupes noires soient prisonniers, la Russie elle les compte par trois ou quatre cent mille et l'Allemagne qui se plaît à venir observer les prisonniers pourra se vanter d'avoir vu des nègres sans être allée au Cameroun ou dans le pays des Hottentots. La barbe hirsute et vierge de tout peigne est pour le Russe un principe même de vitalité, le Russe bien rasé et les cheveux coupés ras n'est pas un Russe, c'est un sauvage indigne d'habiter les steppes de la sublime Moscovie.

{51} Heureusement qu'il y a parmi eux d'honorables exceptions et c'est de la bouche de l'une d'elles que je tiens le petit entrefilet suivant :"Le pou, me dit-il, est à la mode en Russie, la haute société de Pétrograd comme le moujik des isbas en est infestée, il n'est pas rare de voir une 29

Illisible - 98 -

grande dame de la capitale en visite chez des amis prise soudain d'un besoin frénétique de se gratter, ceux-ci ont l'air de trouver la chose toute naturelle et en font d'ailleurs tout autant. Les falbalas, les riches tissus de laine et de soie recouvrent souvent la pourriture et la fange." La vie au camp étant assez monotone, et les incidents plutôt rares, il me vint un jour l'idée de faire une petite promenade dans le camp à seule fin de prendre, comme on dit, l'air du pays. Le temps était superbe, le soleil commençait à darder ses rayons les plus chauds, l'atmosphère pleine d'effluves printanières incitait beaucoup d'autres camarades à sortir. Ma promenade, d'abord sans but, devint bientôt faire une petite enquête. Les Allemands pour qui la discipline et le respect du galon sont les premières lois de nature se trouvèrent choqués dès le début du peu de gradés faits prisonniers. Même ces gradés ne semblaient pas attacher une importance considérable à leurs galons. C'était en l'espèce pour le Germain le pire des sacrilèges : vilipender ses proches passe encore, mais ne pas porter le galon inhérent au grade, allons donc. Aussi s'empressèrent-ils de remédier à un état de choses aussi préjudiciable et par ordre supérieur les prisonniers ayant le droit d'exercer une autorité quelconque durent arborer sur leur bras droit en plus des couleurs distinctives de chaque compagnie une bande rouge. O miracle ! quelques jours après l'aspect du camp avait changé une quantité de gradés avaient pris naissance et tel qui n'arborait dans les tranchées aucun galon et pour cause supportait gaillardement au camp le poids d'une énorme bande rouge. Les Allemands dès lors purent se vanter d'avoir pris pas mal de chefs, menu frettin et grosses pièces. Pour mettre le comble à l'ironie, l'expérience précédent ne suffisant probablement pas, on décida, il y a seulement quelques jours, une autre innovation. {53} Le rouge n'étant plus de mode on ordonna le port du galon blanc, à quand le bleu. Les feldwebel ou chefs de chambrée et les interprètes portent trois galons, les sergents deux, et les caporaux un. Pourquoi dégrade-t-on ainsi les caporaux ? se demandèrent quelquesuns, ne sont-ils pas aussi forts qu'en France, et par vengeance sans doute ils arborèrent immédiatement les deux galons du sergent. L'émulation aidant beaucoup de soldats ne voulurent pas rester ainsi et une quantité de caporaux naquirent du coup. Donc ce matin là en considérant la multitude d'arlequins qui se balladaient ainsi dans le camp il me vint une idée assez cocasse et bien digne d'un flâneur tel que moi. En militariste convaincu qui veut avant tout suivre les progrès de l'art militaire en France et qui craint une décadence, je me résolus à une enquête. Celle de savoir quelle proportion de gradés renferme le camp. Afin de me faire une opinion aussi exacte que possible, je comptai à différents

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endroits principalement aux emplacements qui nous sont assignés pour la promenade vingt prisonniers et sur ces vingt comptés il y avait la première fois 5 galonnés, la seconde fois 13 la troisième 10 la 4° trois seulement et la 5° neuf, soit une moyenne de 40 sur 100. Les 2/5 seulement c'est à croire que toute la gradaille de France s'est donnée rendez-vous à Langensalza ! J'espérais voir après les résultats de cette guerre si heureuse pour la France le parti militaire baisser enfin pavillon devant les partisans de la paix universelle et le prestige du galon disparaître au point de ne plus considérer son usage qu'à l'égal d'une chose vieillie, et je suis forcé d'avouer mon erreur. Erreur profonde car le Français reste encore amoureux du galon, les plus imbéciles sous son ombre acquièrent de la force : la force inconsciente et brutale qui envoie sous prétexte de discipline et qui conduit directement ceux qui se trouvent exposés à ses coups à la folie ou au suicide. Je n'ai pas l'intention ici de critiquer la conduite des officiers de carrière, ceux là ont fait pour la plupart noblement leur devoir et beaucoup d'entre eux s'ils aiment encore à traîner leur sabre sur le pavé n'en sont pas moins pour leurs subordonnés plutôt de grands frères que des chefs. Ce ne sont pas eux qui sont surtout à redouter mais bien la multitude de ceux qui grouillent autour d'eux : officiers de réserve ne connaissant pas un mot de théorie, sous-officiers rengagés ou non, vils à force de veulerie ou de platitude et qui ne doivent leurs galons qu'à leur instinct de bassesse. Le rêve pour eux est de faire souffrir caporaux sentant à plusieurs kilomètres le paysan mal dégrossi pour qui les deux galons de laine équivalent à un bâton de maréchal. Ceux-là sont véritablement à redouter et constituent un danger public, car plus que les chinoiseries de la caserne ils font détester l'armée et le métier militaire. Une autre catégorie de prisonniers dont il est bon d'énumérer les qualités est celle des embusqués, tire au flanc de tous les pays et de tous les nationalités gandins 30 et petits messieurs aux mains trop blanches pour se plier aux corvées journalières ceux-là sont experts à se gonfler d'importance sitôt qu'une petite occupation en dehors du commun leur est dévolue. A leurs yeux la petitesse ou la fonction disparaît ils l'anoblissent tout simplement. Ils ne se doutent pas d'ailleurs que leurs hautes qualités leur ont valu l'emploi c'est du fonctionnarisme en herbe jusque dans le camp de Langensalza. Je ne parle pas des infirmiers, leur valeur intrinsèque est déjà connue. Ceux-là ont donné la preuve de leurs hautes qualités. Mais en dehors de cette catégorie toute spéciale les emplois sont nombreux au camp. Il y a d'abord les garçons de cantine. Ceux-ci n'ont pas été choisis ils se sont 30

Jeune élégant ridicule. - 100 -

imposés d'eux mêmes. Un beau jour l'Allemand chargé de la cantine vit deux gaillard d'allure assez décidée pénétrer délibérément dans la cantine. Avec force geste ils firent comprendre leurs intentions : servir les Français à la cantine, lui, bon enfant, accepta et voilà, trois jours après notre arrivée au camp, deux embusqués de plus. Servir les Français, c'est bien ! mais ce qui l'est beaucoup moins c'est d'accaparer au profit de quelques camarades toute la limonade qui se débitait alors à la cantine, et profiter de cette sorte de trust pour augmenter le prix de cette boisson. Toutes les denrées susceptibles d'être vendues étaient immédiatement achetées en bloc et débitées par la suite un "honnête bedit bénéfice" comme dirait un Cohen quelconque de nationalité fort imprécise. Quelques jours après notre arrivée les cuisiniers russes furent changés et remplacés par des prisonniers français. Ce fut un comble, la viande disparut comme par enchantement de nos gamelles, on passait souvent une semaine sans en voir par contre ces camarades débitaient et vendaient journellement sans la moindre vergogne des beafsteacks avec la complicité tacite des cuisiniers allemands, réalisaient ainsi d'importants bénéfices. Qu'importaient à ces gens là que des camarades peu fortunés se passassent de viande, avaient-ils à considérer ce point de vue, quelle importance pouvait avoir à leurs yeux l'affaiblissement de tant d'êtres qu'un peu de viande aurait pu soutenir, ne faut-il pas être débrouillards, et n'est-ce pas de l'argent bien gagné que le produit d'une marchandise volée ? Deux de nos camarades, si je puis appeler tels des hommes comme ceuxlà profitèrent largement de cette exploitation systématique et il leur serait assez difficile de compter les kilos de viande dérobée qu'ils ont dévorée. {58} Naturellement dès le début ces deux-là avaient cherché à s'embusquer, ils y avaient d'ailleurs réussi car à l'époque dont je parle l'un était infirmier en chef de la compagnie et l'autre sous-infirmier. A eux seuls ils formaient le corps médical de la compagnie, s'en acquittaient d'ailleurs assez mal : leurs études en cette branche étant fort médiocres et n'ayant rien du dévouement qui caractérisent ceux qui se livrent à cette profession charitable. Tous deux très exubérants, nés sous l'ardent soleil du Midi on les voyait "pantalonner" grâce à leurs grades respectifs de sergent-major et de sergent au milieu des chambrées fiers de leur importance et s'étonnant même que tout le monde ne se prosterne pas et ne se soumette pas à leur autorité incontestable. Ou prenaient-ils par exemple tout l'argent nécessaire à leur genre de vie, je l'ignore et ne veut point chercher à le savoir. Une chose est sûre c'est que les mandats ne leur parvenaient pas plus régulièrement qu'à nous autres. Parmi tous les embusqués la plus belle catégorie est certes toute spéciale des chefs de chambrée et interprètes. Outre les trois galons inhérents à - 101 -

leur grade ils ont encore pour la plupart cette morgue et ce dédain qui doit caractériser tout supérieur ayant une fonction quelconque dans la grande machinerie humaine. Ils doivent se montrer à la hauteur de leur tâche et considérer l'inférieur que comme infiniment petit vis à vis d'eux.

{59} Exempte des corvées de la compagnie et je trouve ceci très naturel, ils ont droit à double ration à chaque repas. Pourquoi? Mystère! Peutêtre ont-ils voulu copier le système slave, et parce que l'autocratique tsar de toutes les Russies y compris mêmes celles de l'étranger, accorde à ses gradés une part double ou triple suivant l'importance, s'ensuit-il nécessairement qu'en France l'on doive en faire autant? Même prisonniers en Allemagne, ne doivent-ils pas se rallier au principe d'égalité et de liberté si chers à tous les Français. Quoi qu'il en soit, et en dehors de ces prérogatives spéciales je suis forcé d'avouer qu'ils sont loin d'avoir fait vis à vis de nous, leurs compatriotes tous leurs devoirs de Français. Ils sont interprètes, c'est entendu mais à de certaines heures seulement et lorsque leurs intérêts sont en jeu. Les réclamations que l'on peut faire reste sans effet devant leur mauvais vouloir. Deux ou trois petites anecdotes suffiront pour éclairer le lecteur. Au début quelques camarades, craignant comme moi la trop grande oisiveté au camp, avaient formé le projet de fonder une sorte de petite bibliotèque . En payant la modique somme d'un mark chacun ils auraient par l'intermédiaire des Allemands réussis à se procurer certains livres français, les quelques volumes épars dans la compagnie ajoutés aux premiers pouvaient fournir un sujet de distraction vraiment appréciable. L'interprète consulté à ce sujet se contente de répondre : "Je n'ai pas le temps de m'en occuper car ça ne me rapporte pas assez". Et de fait les changes d'argent qu'il pratiquait sur une large échelle son commerce interlope de cigares et de tabac lui fournissaient de jolis petits bénéfices. Il est bon de dire à sa décharge que bien qu'il soit avocat à Paris, il a nom de consonnance polonaise origine Allemande et pratique la religion juive. Il s'en vante d'ailleurs. Sans commentaires, car ce qui a été fait il y a une quinzaine de jours dans une autre compagnie et par un autre interprète pouvait se faire alors! L'allemand qui nous laisse fabriquer des jeux organiser des concerts et qui cherche à nous procurer autant que possible des distractions n'aurait pas mieux demandé! Un autre interprète fait le commerce de tabac et le change d'argent. Il pratique ce dernier à son corps défendant pour nous obliger dit-il bien que la profession soit lucrative et de cette façon réussi pendant quelques mois à s'attacher la majorité des sympathies: on le cite dans la compagnie comme le modèle des interprètes. Pourquoi faut-il qu'un beau jour il s'aperçoive que des camarades désireux comme lui de gagner quelques marks lui font concurrence? Du coup son caractère - 102 -

change, ses manières aussi et un matin il déclare à ceux-ci: "Puisque vous profitez de la corvée de lavage pour me faire concurrence vous n'irez plus et j'en mettrai d'autres à votre place!". Sans commentaires également. Le troisième incident est aussi suggestif et concerne une question tout à fait intéressante à Langensalza celle des colis. Un camarade de la chambrée n'ayant pas touché le paquet qui lui était annoncé, se résolu à adresser comme les réglements le permettent une réclamation écrite au commandant du camp. {62} Ladite réclamation devait tout naturellement passer par la voie hiérarchique c'est à dire être portée à la connaissance du feldvebel allemand et comme de juste être remise par l'interprète. Après quelques difficultés assurément incompréhensibles de la part de ce dernier la lettre fut déposée au bureau de la compagnie. Qu'advint-il ensuite et quelle fut le sort de cette lettre? le fait est que le colis est et restera perdu, le camarade en a d'ailleurs fait son deuil! Mais le piquant de l'affaire fut la conversation engagée le lendemain entre les deux prisonniers. Qu'en est-il de ma réclamation demanda le premier? - Elle est déposée au bureau de la compagnie et le feldvebel la transmettra, mais ça va bien pour cette fois, quand tu auras une autre réclamation à faire tu t'adresseras à un autre que moi, car le feldvebel fait tout son devoir, c'est un bon garçon que j'estime beaucoup et je ne veux pas qu'il ait d'ennuis avec les réclamations." Ainsi un interprète français préfère qu'un de ses camarades perde un colis plutôt que d'ennuyer le feldvebel, qui, tout en asseyant de faire son devoir, c'est une justice à lui rendre, n'en est pas moins un ennemi loin qu'il est le seul à trouver aussi bon garçon, car il incarne le caractère germanique dans toute sa beauté. Or nous apprenons souvent à nos dépens que ce n'est pas le caractère persuatif mais bien le régime de la cravache et du fouet. {63] Comme je l'ai dit déjà l'épidémie de typhus qui sévit en mars et en avril fit des ravages épouvantables. Le dixième de la population du camp dont une forte majorité de français fut fauchée par le fléau. D'après l'avis des médecins les poux furent les principaux agents propagateurs de la maladie, et, pour enrayer le mal il s'agissait surtout d'arrêter l'invasion des poux. C'est ce à quoi s'occupèrent avec un dévouement que je ne saurais trop louer les majors allemands, français, anglais et russes, les trois dernières catégories envoyées spécialement ici par le commandant. Pour tuer les poux il y avait un moyen énergique : la désinfection des corps, des vêtements et des effets de literie. Les machines et du désinfectant arrivèrent bientôt et un beau jour ce fut le tour de notre compagnie.

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Le matin les paillasses furent vidées et leur contenu brûlé immédiatement en dehors du camp. Vêtus simplement d'un caleçon et d'une chemise et d'une couverture pour se garantir du froid très piquant en ce mois de mars, on fit un ballot des autres vêtements et du linge de corps y compris mouchoirs et chaussettes et le tout fut introduit dans un autoclave. Construites dans le genre de celles que l'on trouve à Paris, ces sortes d'étuves se composent essentiellement d'un corps de chaudière à l'intérieur duquel roule une sorte de chariot à portemanteaux. Les effects sont mis en place, le cylindre est hermétiquement fermé. La vapeur portée à une température de 130 degrés avec une charge utile de 5 à 6 atmosphères circule à l'intérieur pendant environ dix minutes. Aucun microbe ne peut résister à cette pression et les cadavres des poux furent retrouvés après l'opération presque entièrement carbonisés. Une petite tache de couleur roussâtre indiquait seule l'endroit où ils avaient trouvé la mort.

{65} Les vêtements ainsi désinfectés furent transportés dans des caisses jusqu'au local spécialement affecté aux douches. Chaque homme à l'appel de son numéro pénétrait à l'intérieur, se débarassait de ses effets dont il refaisait un ballot et prenait une douche sérieuse. Eau froide d'abord suivant la méthode Kneipp (31) eau chaude avec friction énergique et savonnage sérieux au savon noir puis eau froide. L'homme complètement nettoyé pénétrait alors dans un local adjacent et le paquet désinfecté lui était distribué pour lui permettre de s'habiller. Une corvée d'hommes non désinfectés prenait alors les effets restés dans le premier local et transportait le tout à l'autoclave où attendait déjà le lot des paillasses. De cette façon impossible de truquer, d'ailleurs personne n'y songeait sérieusement tant on avait hâte de se débarasser des parasites. Dans l'intervalle une autre corvée lavait les chambres, blanchissait partout au lait de chaux le lysol (32) et le grésil étaient répandus à profusion..

{66} Les hommes désinfectés entraient alors, se déshabillaient de nouveau, et la coupe des poils commençaient aussitôt. Armés de tondeuses et de ciseaux une équipe fauchait à plein bras, grâce pour l'expression, dans tout le système pileux. L'homme sortait ainsi des mains de l'opérateur complètement tondu. Le major l'attendait alors et passait une minutieuse inspection après quoi un second lavage au grésil cette fois, dans de grands baquets achevait ce que la douche avait

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Allusion probablement à Sébastien Kneipp (1821 . 1897), qui fût un des promoteurs en Allemagne de l'hydrothérapie. 32

Produit antiseptique à base de créosote et de goudron, utilisé à l'époque pour traiter les plantes et les sols contre les maladies cryptogamiques, et les insectes. (Dict. Larousse Agricole 1921). Si le Lysol n’est plus employé de nos jours , le grésil autre produit désinfectant l’est encore. - 104 -

simplement ébauché. La corvée était finie, l'homme se rhabillait et pouvait cette fois vaquer à ses occupations ou faire une promenade, il n'allait d'ailleurs pas loin car une double rangée de fils de fer barbelés isolaient les compagnies. Les quelques issues nécessaires au service étaient gardées par des plantons ou des sentinelles. Les compagnies désinféctés avaient seules le droit de circulation dans leurs emplacements respectifs et encore le lendemain de la désinfection. Le soir les corvées allaient chercher les derniers effets désinfectés la fibre arrivait par balles de la gare du camp et chacun remplissait sa paillasse, et désormais débarrassé de la multitude de parasites qui le dévoraient pouvait se livrer à un repos bien gagné. Depuis lors des désinfections eurent lieu tous les quinze jours environ, mais elles ne furent jamais aussi sérieuses. La fibre manquant au camp on ne put vider les paillasses, les capotes et les couvertures ne passèrent plus à l'autoclave seul le petit linge y fut convoyé et encore la hâte que l'on mettait à accomplir l'opération était la cause de nombreux méfaits. Les pantalons et les chemises revenant brûlés par la vapeur, on ne les mit plus que très irrégulièrement. Le régime militaire allemand n'est pas quoi qu'on dise différent de celui de France, la discipline très sévère parfois se relâche de temps à autre pour redevenir intransigeante quelques temps après. Il manque ici comme partout la volonté de bien faire, seule la peur des chefs fait agir les subordonnés depuis le feldwebel jusqu'à la simple sentinelle. Un général ou un commandant passe-t-il une revue sérieuse, les sous ordres avertis ne se possèdent plus, tout ce qui est extéreiur et susceptible d'être vu doit être en bon état tant pis pour le reste. On dit en France "tout le monde s'en f..." c'est la même chose en Allemagne. Le parquet de la salle sera très bien lavé les murs et les couchettes blanchis, mais sous bas flancs une couche de poussière subsistera un temps immémorial, ça ne se voit pas. Un beau jour l'épidémie reprendra de plus belle, des ordres seront donnés en haut lieu et une recrudescence de sévérité s'abattra ainsi sur le camp. Ne ferait-on pas mieux de pratiquer les désinfections de temps à autre, à condition qu'elles soient complètes comme la première et veiller journellement à l'hygiène et à la propreté des chambrées. Tout le monde y gagnerait les hommes moins embêtés ferait consciencieusement leur devoir et les chevaux tireraient et les mouches du coche ne serait plus obligés de tant bourdonner.

{68} L'ordinaire au camp étant plus qu'insuffisant et de qualité fort médiocre, il y a une chose intéressante pour des prisonniers comme nous c'est celle de l'arrivée des colis. Au début les correspondances étaient assez espacées et d'une lenteur désespérante, l'arrivée des colis était plutôt restreint. Seuls quelques privilégiés, les prisonniers d'août et de septembre recevaient des envois, mais depuis ce service a pris une extension considérable. Les 3000 prisonniers des bords de l'Aisne ayant - 105 -

écrit à leurs familles des waggons entiers de paquets se succèdent sans interruption. Je dois dire à la louange des employés de chemin de fer français suisses et allemands chargés des expéditions qu'ils s'acquittent consciencieusement de leur devoir. Peu de colis se perdent et s'ils mettent un peu longtemps à nous parvenir, trois semaines environ, ce retard ne peut être imputé aux hommes d'équipage 33. Les paquets doivent attendre certainement dans les gares de transit et de transbordement qu'il soient en nombre suffisant pour charger entièrement un waggon. Quoiqu'il en soit, tous les trois jours le train laisse en gare un waggon bardé de colis. Ceux-ci sont immédiatement déchargés, soit par une corvée de prisonniers, soit par le service des chasseurs à cheval de la ville et transportés dans un local spécialement affecté à cet usage. Dire qu'ils sont maniés toujours avec la délicatesse voulue serait peut-être exagéré, quelques uns arrivent en miettes, mais ce n'est qu'un infime inconvénient pourvu que les miettes arrivent c'est l'essentiel.

{70} On suppose tout naturellement que puisque nous sommes en Saxe, les envois ne contiennent pas de porcelaine du pays. On récolte bien parfois au fond du carton qui sert d'enveloppe les morceaux intacts d'un flacon dont le contenu a disparu, mais le contenant est toujours là, la bonne intention de l'envoyeur fait prendre philosophiquement l'accident, on en rit et voilà tout. Il est utile d'ailleurs d'ajouter que les mots "Fragile ,Tenir debout, Tête, Pied" n'existent pas sur les colis. La guerre qui détruit si bêtement la fragilité des vies humaines n'a pu laisser subsister ces sortes d'indications dans les gares. Le déchargement fini, la liste des destinataires est alors dressée par les soins de trois sous-officiers allemands aidés de deux interprètes français. Cette liste, une par bataillon, circule alors dans les compagnies et chaque homme à l'appel de son nom fait pointer dans les colonnes disposées ad hoc le numéro de sa compagnie. Le tirage par fraction constituée s'opère alors et un beau jour, une corvée de volontaires, ceux-ci sont nombreux, emporte au bureau de sa compagnie les colis qui lui sont destinés. Contre remise de 5 centimes, je ne sais trop pourquoi d'ailleurs, les colis dûment visités par les sousofficiers allemands par crainte de recel de journeaux ou de lettres était alors distribués aux intéressés. Depuis quelques jours seulement l'affluence des envois étant considérable le service de surveillance est annulé, chacun signe sur la feuille le margement et reçoit son colis intact. La confiscation du tabac, du chocolat et d'autres denrées qui était d'un usage assez courant avant notre arrivée au camp devient de la sorte impossible.

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Mot à demi illisible. - 106 -

Si la distribution du colis se fait ici assez régulièrement par contre les correspondances mettent un laps de temps considérable avant de nous parvenir. Il faut compter deux mois à deux mois et demi entre le départ de la lettre du bureau de la compagnie et sa réponse. La censure allemande est stricte et toutes les cartes passent à son crible avant d'être expédiées ou remises à son destinataire. Le local affecté à la censure ressemble fort par son aménagement intérieur à un waggon poste de nos grandes lignes. Les cloisons supportent une infinité de casiers dans lesquels on empile les correspondances au fur et à mesure de leur arrivée. Cinq sous offs allemands sont chargés de les vérifier dont trois pour les français et deux pour les russes. Les trois premiers par leur connaissance complète de la langue française, de ses réticences et des mots à double sens semblent avoir fait un stage assez long dans notre pays probablement en qualité d'espions. L'un d'entre eux parle même l'argot, il habitait Lyon depuis 20 ans et se plait d'ailleurs à nous le dire. Inutile donc d'essayer de truquer avec ces gens là, les malins qui essaient de mettre sur leur carte des appréciations désagréables ou des impressions personnelles sur le camp se les voient bientôt retourner avec défense d'écrire pendant un mois. Nos lettres par contre sont agrémentées de saillies plus ou moins spirituelles, mais toutes dénotent une grande habitude de notre langue. Je n'en veux pour preuve que les trois petites anecdotes humoristiques suivantes. La situation des armées et leurs progrès en France est un point qui nous intéresse tout particulièrement, nous soupirons tous après la signature de la paix et tout naturellement nos familles cherchent à nous donner quelques indications à ce sujet malgré la défense qui en a été faite. Il est donc de toute nécessité de voiler autant que possible ces sortes d'allusions. {73} Une famille écrit à un de nos camarades que sa sœur va aussi bien que possible, le docteur qui désespérait de la sauver en fin d'Août en assure actuellement la guérison pour Juillet et Août, après quoi ajoute la lettre tu auras plaisir de la revoir. En marge de la lettre et à l'encre rouge se présentait cette mention du sous off allemand "Et ta sœur !!!" Une autre lettre parle d'un monument élevé à la mémoire d'un certain docteur Francien. La première pierre de ce monument est posée par hasard au début d'Août 1914 et son érection définitive n'aura lieu que dans deux ou trois mois. En attendant les travaux avancent assez rapidement car des souscriptions arrivent de toutes parts, d'Arras, de Soissons, des petites communes de l'Argonne etc. Le monument me semble en effet, écrit en marge le censeur allemand, en bonne voie d'achèvement, nous espérons qu'il sera solide et durable, surtout "pour nous", mais vous avez de la chance que la censure allemande soit pas intransigeante. - 107 -

Les nouvelles de la tante Françoise qui a souffert horriblement pendant l'hiver pendant lequel elle a eu les pieds gelés mais qui sera rétablie dans quelques mois d'après l'affirmation du médecin semblent vieux jeu et nous parviennent avec cette annotation suggestive : "Vous comprendrez donc la pauvre tante Françoise c'est la France !..." Un procédé identique à celui de la distribution des colis est appliqué pour les lettres lorsque celle-ci porte la mention Geprüf approuvé. Plus irrégulièrement encore que les lettres si possible, les mandats nous parviennent cependant. La banque de Berne qui opère le change ne semble pas très pressée, et quand par hasard les mandats finissent par échouer à la Commandature ils y séjournent un laps de temps assez considérablement, une bonne couche de poussière aurait le temps de les recouvrir. C'est à croire que l'argent manque en Allemagne, et cependant une nation qui faute de numéraire se verrait de cesser le paiement des mandats et qui compterait bien près de sa déchéance. Pour ma part je n'y crois pas, je suppose plutôt une grande négligence de la part des autorités du camp. Mais, me dira-t-on, l'argent ainsi envoyé de France servirait donc aux Allemands ? Erreur : Les valeurs monétaires d'un pays même en temps de paix ne vont nullement à l'étranger. Les transactions commerciales se font la plupart du temps par une sorte de change analogue à celui qui existe en temps de guerre. Le commerçant français qui a un créancier en Allemagne tire une traite sur une banque de Paris par exemple, celle-ci à son tour fait de même sur un établissement financier de Berlin, lequel se charge de faire payer le créancier. Les banques ont des obligations mutuelles vis-à-vis l'une de l'autre, et les comptes à l'étranger se règlent ainsi par un échange de notes. Le commerçant allemand qui aura un créancier en France agira de même et la dette de la banque française sera ainsi amortie

{76} L'argent des familles françaises reste donc à la poste, seuls les mandats vont à Berne. Ceux-ci sont à leur tour pointés et leur valeur est transformée en marks suivant le cours de l'unité monétaire des deux pays. Ainsi au mois de Janvier dernier le mandat de dix francs en valeur française valait en Allemagne 8 m 47 car le cours du mark qui en temps de paix est de 1f 25 ne valait plus que 1f 153 environ sur le marché de Berne. Les armées françaises tenant en respect les armées allemandes la bourse de Paris influençait les banquiers étrangers au détriment de celle de Berlin, les valeurs françaises susceptibles de monter étant recherchées que les valeurs allemandes dont la débâcle suivait de près la défaite des Germains. Depuis le mark a encore baissé et à l'époque où j'écris on donnait 8m 72 pour 10 f soit une baisse de 0f.03 environ. Le mandat ainsi transformé est envoyé en Allemagne et payé à l'intéressé avec de l'argent allemand, celui-ci conserve le talon - 108 -

seulement et le mandat lui-même est réexpédié à Berne. Les familles allemandes versent également le montant de leurs envois à l'Etat. Ces mandats font inversement le même trajet que ceux de France et reviennent ensuite à Berne. A la fin de chaque mois la banque Bernoise établit le bilan respectif des deux nations ennemies et envoie son rapport aux deux Etats qui règlent en conséquence leur conduite vis-à-vis des paiements à venir. Ainsi pour être clair autant que possible dans cette étude assez ardue du droit financier, je suppose qu'en Mars dernier la France ait envoyé pour 1.000.000 de francs à ses prisonniers, l'Allemagne d'autre part n'en aurait expédié que pour une valeur de 700.000 marks, soit à 1f 15 une somme de 805.000 francs cette dernière se trouve de ce fait débitrice vis-à-vis de la France de 195.000 f. Pour égaliser les deux sommes les autorités françaises n'affecteront les paiements aux prisonniers allemands qu'autant que l'Allemagne aura payé aux prisonniers français les 195.000 en retard. (34) D'où il suit qu'un Etat a tout intérêt à payer les mandats s'il veut que la réciproque ait lieu également par delà la frontière. Alors pourquoi passe ici des mois entiers sans voir de paiements ? Les listes publiées restent en souffrance à la commandature et ne sont réglées que bien longtemps après. Serait-ce que la France se trouverait débitrice de l'Allemangne et ne donnerait-elle plus d'argent aux prisonniers allemands ? Ce sont des choses dont la supposition est toujours possible mais qui ne peuvent être contrôlées, l'issue de cette guerre nous les révèlera seulement, le gouvernement qui aura failli vis-à-vis de l'humanité sera jugé devant l'Histoire. Je ne veux pas abandonner ce sujet sans parler d'une chose qui m'étonne c'est de voir les jours de paiements la quantité de petits mandats qui nous viennent de France. Tel qui dans les tranchées recevait 30 francs par semaine ne reçoit plus que 10 ou même 5 tous les mois depuis qu'il est prisonnier de guerre. Est-ce que par (hasard) la bonne Presse de notre pays, la presse des assassins de Jaurès et des promoteurs de la guerre se mêlerait au nom de la sainte humanité de nos petites affaires de familles. N'envoyez pas beaucoup d'argent aux prisonniers dit-elle car les Boches barbotent tout; d'ailleurs ajoute-t-elle, c'est faire vivre l'Allemagne que de promettre à vos enfants d'acheter quique ce soit dans ce pays. {79} Infâmes calomniateurs, dignent successeurs des Déroulède et autres, croyez-vous qu'un pays comme l'Allemagne attende après les quelques centaines de mille francs des prisonniers pour vivre, ne faut-il pas qu'ils vivent eux aussi ! Etes-vous donc descendus au plus bas degré

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Dans ce passage assez confus où C.Pifteau n'est manifestement pas très à l'aise il semble qu'il ait confondu les règles qui pouvaient régir les échanges de biens et colis vis-à-vis des prisonniers et les mécanismes interbancaires. Il est peu probable que les banques centrales allemandes et françaises aient procédé directement à la compensation entre elles. - 109 -

de la sauvagerie vous qui piquez de civilisation et qui criez si haut contre la barbarie allemande avez-vous le droit de sacrifier de gaîté de cœur pour la satisfaction de vos rancunes personnelles contre le Germain, l'amour qui unit une femme à son mari, une mère à son enfant. N'est-ce pas une joie pour les premieres de sacrifier quelques unes de leurs économies pour rendre heureux ceux qu'elles aiment. Quelle consolation pour elle que l'être qu'elles chérissent par-dessus tout ne manque de rien dans son malheur ! Ici où le pain nous est mesuré à la portion congrue et où la soupe n'a rien qui puisse flatter le palais, ne serait-on pas plus heureux de pouvoir acheter à la cantine ce qui nous plaît ? L'Allemand, le "Boche" comme vous l'appelez à meilleur que vous rationnés lui-même il craint pas de nous offrir ce qui lui reste à la cuisine le supplément en est réservé pour ceux qui ont le plus faim et les colis de pain qui nous arrivent son intacts. En serait-il de même en France si les rôles étaient renversés, le regard de convoitise qu'ils jettent sur notre pain serait il aussi platonique dans vos yeux, ne vous diriez vous pas qu'après tout ce sont des ennemis et qu'on peut bien leur barboter ce qui leur est envoyé ? Vous les chauvins de France qui nous avez lancée par votre bêtise, votre ignorance et votre soif patriotique dans cette calamité, ne devriez vous pas penser qu'après tout ce sont des enfants de France qui souffrent là-bas loin de leurs familles et de leurs foyers et qu'il est de votre devoir d'encourager les envois d'argent aux prisonniers plutôt que de les restreindre. Il fut beaucoup question dans les débuts de la façon dont les Allemands nous nourissaient, lorsque leurs provisions commençaient à s'épuiser dans la période crotique qui court de Pâques à la moisson. La ration de pain diminuera disaient les uns et de fait au début du mois de mai l'administration allemande ne nous fournissait que 200 grammes de pain par jour. Mais ce à quoi personne n'avait songé c'est la distribution des harengs pour les repas froids du soir. La première fois que nous vîmes pour les repas froids du soir poisson, nous nous mîmes à rire .On n'avait pas idée de donner un poisson cru et des pommes de terre pour tout repas à des prisonniers. De toutes les nourritures hétéroclites qu'on nous avait servi jusqu'ici celle-ci nous paraissait la plus bizarre et ce soir là le plat en question ne fit pas fureur. On se contenta de l'éplucher tant bien que mal on dévora les deux filets avec notre ration de pommes de terre et le reste fut libéralement recommandé aux bons soins des Russes qui s'en régalèrent. Peu à peu cependant l'habitude étant une seconde nature on finit par la trouver moins mauvaise et au moment où j'écris les deux harengs que l'on nous sert par semaine disparaissent comme par enchantement. Seuls les gourmets les rafinés à la bouche fine plus que de raison ne pouvant faire cuire leur portion faute de feu guignent lamentablement sur l'injustice du sort.Ils en sont quittes pour les vendre aux Russes, un beau hareng vaut entre deux et trois sous, suivant le cours de la bourse du camp, l'état financier des valeurs Russes et la

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grosseur de l'animal. {82} Les duvés sont les plus recherchés tandis que les mâles passent au second rang, les estimables moscovites se rappellent sans doute le caviar de leur pays, silot recherché de la haute société pétrogradaise et peut être veulent-ils se mettre à l'unisson de cette dernière. Mais que le vendeur n'ait pas la malencontreuse idée pour donner plus d'apparence à la marchandise d'en retirer quoique ce soit, il ne trouverait pas d'acquéreur, ou tout au moins déprécierait considérablement son étalage, un poisson un sou, écaillé et sans tête n'est plus un poisson, il ne vaut alors que cinq centimes et encore. Le regard dédaigneux que lui jette le slave est un prorata de l'importance de ce qui manque. L'intestin, sa vessie natatoire, la tête les nageoires et les écailles et ses arêtes passent avant les filets. Si le prisonnier français désire arrondir son pécule il ajoutera des épluchures de pommes de terre, le tout pêle-mêle dans le plat avec le hareng et récoltera ainsi quelques pfennings de plus car Balyhazar n'a jamais fait de festin comparable à celui-là.. Je me rappelle avoir lu dans les annales d'un prisonnier de guerre de 1870 le récit des mauvais traitement des durs travaux auxquels ils étaient soumis. On les employait dans les citadelles et le moins qui pouvait leur arriver était de se voir affecter à la manipulation des ceintures d'obus et à celles des munitions de guerre. Prêter la main aux ennemis dans la fabrication des engins destinés à tuer ses frères d'armes c'est dur je l'avouerait-je, une de mes craintes durant le trajet de Soissons en Allemagne concernait ce genre de travaux que l'on allait nous faire. Les journeaux français chez lesquels semblent ignorer ce qu'est le souci de vérité, racontaient à l'envie les pires méfaits sur l'administration des camps de prisonniers allemands et les récits horripilants dont on prenait connaissance dans les tranchées nous faisait passer un petit frisson d'épouvante. Pis qu'en 1870 disions nous ces gens là ne sont pas civilisés. Je me hâte de dire pour l'honneur de l'autorité allemande et à la honte des journalistes français que la vérité est tout autre. Non seulement les travaux formidables n'ont existé que dans l'imagination effrénée des chauvins de France, mais une occupation quelconque loin de nous effrayer nous procurait une distraction salutaire en nous faisant oublier pour un instant la famille et le pays. Les seuls travaux auxquels nous soyions astreints sont les corvées régulières au camp, c'est à dire le nettoyage intérieur et l'entretien du cimetière. Seule une petite section de volontaires sont au camp pour la mise en état de la voie les ouvriers improvisés reçoivent en compensation de leur dur labeur une nourriture spéciale et plus abondante et un salaire journalier de 30 pfennigs. Chaque matin ils se rendent à la gare du camp et le train les emmène à leur emplacement de travail. Ils reviennent pour déjeuner et à une heure repartent de nouveau

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remorqués par le convoi de voyageurs jusqu'à 5 heures leur soulier sont le plus souvent maculés de boue ou de poussières mais je ne sache qu'ils se plaignent d'un exercice que leur envient beaucoup de camarades. Les corvées d'intérieur se font ordinairement par la compagnie du jour, celui court de midi à midi et comporte donc deux séances celle du soir et celle du matin. Les dix compagnies faisant le service à tour de rôle c'est donc environ tous les dix jours que nous pouvons espérer sortir momentanément du camp soit pour vérifier les ordures soit pour entretenir le cimetière.

{85} A une heure donc quand l'ordre nous est donné, la compagnie entière sort de son baraquement et se rassemble dans l'allée principale du camp face à la porte de sortie. Les quarante hommes de la corvée d'ordures sont alors prélevés et les numéros inscrits pour la forme sur le carnet d'un des nôtres; ils se dirigent sur le tonneau avec lequel on transporte l'urine qui revivifiera les champs avoisinants. Les quarante suivants partiront au cimetière tandis que le nettoyage des allées du camp, la carbonisation des barraques le nettoyage des cabinets le transport des ordures ménagères sont confiés au restant de la compagnie. Le surplus rentrera alors dans sa chambre et attendra tranquillement qu'on veut bien l'employer. Comme en France le tirage au flanc est en honneur en Allemagne et comme chacun désire autant que possible se mettre en queue de la compagnie le rassemblement est parfois long et difficile. Il est vrai d'ajouter que la matraque ou le nerf de bœuf du sous-off Allemand a vite fait de remettre les récalcitrants à la raison. Ce qui semble infiniment simple est tout de suite compliqué par le service militaire ne serait ce pas plus facile de nommer dans chaque zug ou section les hommes pour telle ou telle corvée; chacun devrait se rendre à son poste sous le contrôle d'un gradé responsable et les piétinement d'une heure dans la boue ou sous le soleil seraient ainsi évités. Mais le métier alors serait plus le métier et vous voyez d'ici la stupéfaction profonde de beaucoup d'entre nous à la vue d'une discipline modèle et d'un ordre bien coordonné. Le jour ou dans un régiment français ou étranger nous n'entendrons plus les gueulements obligatoires à la suite d'un ordre donné, il y aura quelque chose de changé dans la machinerie militaire ce jour là n'est pas près de luire et les arrières petits enfants de nos arrières petits enfants ne le verront probablement jamais. Sans être la plus salubre la corvée d'urine est certainement la plus intéressante. {87} Les quarante hommes désignés pour remplacer les chevaux qui manquent en Allemagne s'attelle alors à un tonneau de vidange prélevé sur les réserves des villes d'Hanau et de Mulhausen les tonneaux remplis au préalable par une machine à vapeur à système d'aspiration, sont fort lourds mais les nombreux cordages de traction le font rouler sans excès de fatigue. Cette nouvelle quarante chevaux est donc promenée à

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travers la campagne et vidée à deux kilomètres du camp dans des réservoirs où le mélange absorbée par la machine aspiratrice se transformera en pouvrette, un repas d'une heure sur l'herbe verte de la prairie nous donnera l'illusion d'une liberté relative au grand soleil, les sentinelles ne semblent pas pressées de rentrer au camp; la faction ne les attendrait elle pas ? C'est dans une de ces promenades hygiéniques du matin que j'ai eu l'occasion de m'apercevoir combien les coteaux de Thuringe sont giboyeux. L'Allemagne, pays autocratique ne peut autoriser le paysan à chasser seuls les grand propriétaires terriens de ces contrées peuvent se régaler de gibier. Peu amatrice de chasse et d'ailleurs presque toujours absente de ses domaines l'aristocratique allemande est le plus souvent à Berlin, pris au nouveau roi soleil et dédaigne par conséquent le menu peuple qui s'agite dans les propriétés. Les ravages épouvantables des rongeurs les laissent à peu près indifférents et un matin nous ne fûmes que très médiocrement surpris d'apercevoir ce promenant comme dans une garenne cloturée une vingtaine de ces animaux. Des lapins domestiques auquels on donnerait la liberté fuiraient avec plus de rapidité que ceux-ci, la vue de l'homme ne leur inspirent aucune frayeur et le jour où le droit de chasse sera étendu à toute la culture allemande peu de Nemrods rentreront bredouilles au foyer familial. La corvée du nettoyage des cabinets réunit beaucoup moins de concurrents. Peu se soucient en effet de descendre dans les fosses d'y mélanger la tourbe qui nous arrive de la gare par masses de 100 kilos avec les matières organiques et le tout bien trituré avec les pelles de le sortir et de le transporter dans les champs d'épandages. Les ordures ménagères de chaque chambre sont transportées chaque matin dans des grandes caisses spécialement affectées à cet usage. Trois fois la semaine ces caisses sont vidées dans une sorte de tombereau que l'on décharge en dehors du camp dans une ancienne carrière abandonnée. Situé à un kilomètre du camp, à la même distance de la ville dont une partie se laisse découvrir c'est un lieu de promenade très recherché et les amateurs pour tirer le tombereau ne manquent pas. Les sentinelles qui nous accompagnent à cette corvée sont aussi paterne que celles de la corvée d'urine, personne n'a hâte de rentrer au camp et on se donne pour une heure ou deux l'illusion d'être libre. Quand viendra donc cette liberté à laquelle nous aspirons tous, nul ne le sait en attendant les inestimables bienfaits de la guerre se font encore sentir de ce côté. C'est le cimetière militaire l'autre trop petit s'est vu reléguer au titre d'antiquité, deux fois plus grand que le premier il est déjà à moitié rempli de croix noires car la Camarde fauche toujours malgré les brèches que les soins assidus des médecins ont fait à sa faux. Aux dessus c'est le cimetière de la ville, immense nécropole qui dresse ses - 113 -

croix et ses colonnes face au ciel. Et le contraste de ces trois cimetières dont l'un est égal en superficie aux deux autres mais qui suffit pour un laps de temps indéterminé à une population de 10.000 habitants tandis que les nôtres pour le même nombre d'âmes n'ont mis que 4 mois à se remplir est assez saisissant

{90} La mélancolie nous envahit alors la tristesse ambiante des lieux nous porte à examiner les seigles qui dressent leurs hautes tiges dans la plaine autour de nous. Ce qu'il serait facile de se cacher là dedans nous disons nous, mais où aller ne connaissant pas un traître mot d'allemand, ne serait-ce pas notre mauvaise étoile qui nous aurait porté à l'évasion. Toute une demi-journée dans le cimetière avec pour horizon la perspective des croix noires, voilà la corvée du cimetière. A tour de rôle, armés de pelles et de pioches nous nettoyons les tombes des mauvaises herbes qui les recouvrent et nous ouvrons de nouvelles fosses pour ceux dont l'heure a sonné. C'est une lutte artistique pour l'alignement symétrique des rangées et la hauteur méthodique des croix il manque bien les fleurs qui feraient bien au tableau, mais tout au moins la dernière demeure de nos camarades sera décente nul ne pourra reprocher au français qu'il manque de tact et de bon goût et le souvenir des morts reste toujours immuable et éternel. Les victimes de Janvier et de