Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990

Une telle faculté d'oubli reproduit les conditions qui reproduisent l'injustice et ... dépossédés de leur liberté, non pas par les procédés arbitraires, par eux érigés ...
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Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990 LE REFUS DE L’OUBLI

Michèle D. PIERRE-LOUIS

‘ Oublier, c’est aussi oublier ce qu’il ne faudrait pas oublier pour que la justice et la liberté triomphent. Une telle faculté d’oubli reproduit les conditions qui reproduisent l’injustice et l’esclavage : oublier les souffrances passées, c’est oublier les forces qui les causèrent, et les oublier sans les vaincre. Herbert Marcuse Eros et Civilisation

Le spectacle de criminels circulant en toute liberté, aujourd’hui en Haïti, donne encore de nous l’image d’un peuple apparemment tolérant et doué d’une singulière capacité d’oublier. Dans cette ‘transition’ qui ne finit pas de s’étirer, si les cris intermittents de ‘ jamais plus ’ et de ‘justice’, viennent scander en crescendo les fragiles instants de reconquête des espaces de contestation; si les efforts contrariés d’un ‘Comité pa bliyé’1, les tentatives de mise en accusation, entravées par l’intimidation des uns et l’apathie des autres, laissent réfléchir l’exigence de justice et de liberté qui traverse notre société, force nous est de constater que malgré tout, sur ce terrain là aussi, très faibles ont été les acquis, très précaires les avancées. Et l’aspect dérisoire et chimérique de ces ‘’conquêtes’’ - procès d’un Luc Désir, d’un Samuel Jérémie, ‘déchoukages’ de toutes sortes n’est-il pas symptomatique et révélateur d’un problème plus profond qui met en cause le fonctionnement et les fondements de notre appareil judiciaire, et partant, de notre société même ? Car, à la corruption ou au ponce-pilatisme des juges et magistrats sur lesquels vient buter tout effort de poursuite légale contre les criminels et leurs complices, s’ajoutent en s’associant deux tendances qui, quoiqu’imprimées par des secteurs différents, (animés peut être de motivations différentes), produisent au bout du compte des effets similaires. Qu’il s’agisse du discours de certains candidats à la présidence sur la nécessité ‘d’oublier le passé’, ou de celui des secteurs duvaliéristes qui s’efforcent de représenter les trente années de dictature comme ayant été l’aboutissement logique d’un processus historique dans lequel nous nous serions tous compromis par lâcheté ou par ambition, ils conduisent tous deux à un procès pernicieux de banalisation de l’ère duvaliérienne.

1 ‘ Comité pa bliye’ : formé en 1987, ce regroupement de victimes et de parents victimes de la répression duvaliériste se proposait de faire une exposition de photographie des disparues et d’ériger un monument aux morts. Malheureusement, l’exposition n’a jamais eu lieu et le monument n’est toujours pas construit.

Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990 Les aspirants au pouvoir cherchent ainsi à aplatir et à rétrécir le plus possible le champ du rapport au passé récent, pendant que les ‘’nostalgiques’’ tentent d’éclabousser tout le monde et de projeter sur tous leur propre responsabilité; les deux démarches, outre leurs effets stérilisants dans l’immédiat, reconduisent paradoxalement et ad infinitum les conditions de l’arbitraire et de l’horreur Dans cette confusion habilement entretenue, les rapports à la vérité n’auront de sens que lorsqu’ils pourront être définis sur des bases autres que celles de la ‘réconciliation nationale’ entendue dans ce contexte comme acceptation du silence et de l’oubli. Or, toute rupture qui ne se voudrait pas un leurre implique dès lors une réappropriation critique de notre passé, ordonnée à la re-constitution de notre mémoire disloquée… d’un retour à sa raison d’être collective. Exigence politique indépassable qui appelle, entre autre, la sortie de l’oubli de toutes les victimes de la dictature, morts sans visage et sans sépulture, et dont le seul rappel évoque encore chez les coupables, libres jusqu’ici de récidiver, l’insupportable vision de se trouver comme par un retour de manivelle en posture d’accusés. Passibles d’être à leur tour dépossédés de leur liberté, non pas par les procédés arbitraires, par eux érigés en mode de gouvernement, mais, au contraire, et ceci est à la fois condition et objectif du changement tant réclamé, par des procédures de justice par eux délibérément refusées aux autres. Aux morts comme aux vivants. Ceux-là qui ayant survécu à l’horreur osent encore parler. Pudiquement, toute colère tue. Parole révélation aux frontières de l’intime… et de l’ultime résistance. Parole témoignage à nous contée, sans connivences, sans repérage mutuel et qui, au hasard de ses détours et de ses sursauts dévoile autant qu’elle déchire. Etre toujours en vie alors que les autres… Ils se souviennent pour que nous nous interdisions d’oublier. ‘L’expérience effroyable de l’angoisse1, je l’ai vécue cette nuit-là lorsque la porte de la cellule s’ouvrit brusquement et le soldat qui faisait office de geôlier me lança mes vêtements en m’intimant l’ordre de m’habiller au plus vite. Cela faisait déjà six mois que j’avais été incarcéré. Six mois au cours desquels, à plusieurs reprises, j’avais été réveillé de la même manière, à la même heure et conduit pour interrogatoire devant les officiers de l’armée, responsables de la police politique dénommée alors ‘Commission permanente d’enquêtes’. C’est au cours d’une de ces séances que je devais apprendre le motif de mon arrestation et subir dès lors dans ma chair les tortures infligées à tous ceux qui dans ce pays tentaient encore de penser par eux-mêmes, librement. Ainsi, pour avoir expliqué à une assemblée de paysans réunis pour accueillir une délégation gouvernementale en visite dans leur localité, que la pluie qui finissait à peine de tomber dans cette zone d’extrême sécheresse, était un phénomène naturel, sans plus; pour avoir donc contredit publiquement un ministre, membre de la délégation qui lui, venait de débiter à ces mêmes paysans que cette pluie, signe du ciel, n’était tombée que grâce à la ‘sollicitude agissante du Président à vie de la République’, je devais m’entendre dire par ‘Ti Boulé’2 trois mois plus tard, dans la salle de tortures des

Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990 Casernes Dessalines : ‘Vous êtes ici pour avoir détourné le peuple de la pensée duvaliériste’. Condamnation sans appel ! Les auteurs et complices de ce genre de ‘détour’ devaient apprendre, et souvent aux prix même de leur vie, que la Commission permanente d’enquêtes mettait constamment au point un certain nombre de supplices dans le but évident de leur altérer graduellement la personnalité jusqu’à l’anéantissement de tout leur être. Mais cette nuit-là, ce n’est pas l’anticipation des meurtrissures de mon corps et de mon cœur qui me hantait. Cette nuit-là, le soldat en me remettant mes vêtements avait gardé mes chaussures. Or, jusqu’alors, j’avais dû me présenter aux interrogatoires vêtu et chaussé. Que se passait-il ? Serait-ce que ‘Ti boulé’ avait décidé de me brûler la plante des pieds? Je m’inquiétais tout seul dans ma cellule lorsque le geôlier revint me chercher et me conduisit au rez de chaussée, après m’avoir passé les menottes. On me fit sortir dans une arrière-cour, on m’installa dans un véhicule et on m’introduisit un sachet en papier dans la tête en guise de bandeau. Et lorsqu’une voix demanda ‘où allons-nous mon commandant’, et qu’une autre répondit, ‘prenez la route de la savane, je compris tout de suite. Cette nuit-là, la décision avait été prise de me transférer au Fort-Dimanche. Fort-Dimanche, ‘Fô-lanmô’. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais jamais douté de ma libération. Me sachant innocent de tout crime, n’étant membre d’aucune organisation clandestine -ce qui aurait été mon droit-, n’ayant rien à avouer même sous l’effet de la torture, je m’imaginais déjà libre. En plus je savais que mes parents et amis avaient dû entreprendre toutes les démarches susceptibles de me faire libérer. Le recours légal demeurant de toute manière nul et de nul effet, ils avaient sûrement investi la seule voie qu’il leur restait en pareilles circonstances, la moins honorable l’intercession en chaîne auprès de gens influents. Cette manière éprouvante de renforcer des liens de clientèle basés sur le chantage, le cynisme et l’intimidation. Pourtant six mois s’étaient écoulés. Six mois d’incarcération aux Casernes Dessalines, dans l’aile réservée aux ‘prisonniers politiques’. Et comme tous les prisonniers du monde, mes voisins de cellule et moi, nous nous efforcions de mettre au point, de réinventer les techniques de survie indispensables dans ce genre de situation limite : moyens de communication, d’identification et de reconnaissance des lieux ; recettes et palliatifs contre la solitude et surtout contre les effets ultérieurs de la torture.

1 Ce passage est extrait d’un long récit qu’un ami, ancien ‘ prisonnier politique’ a consenti a nous faire. il s’y reconnaitra sans doute et jugera de l’affection que nous lui témoignons. 2 ‘Ti boulé’ : surnom donné au colonel Albert Pierre responsable pendant de longues années de la police politique sous J.C. Duvalier. Après le départ de ce dernier, le 7 février 1986, Ti Boulé a pu s’enfuir du pays vers le Brésil avec la complicité des hauts gradés de l’armée. Les démarches entreprises par le nouveau ministre de la justice de la justice de l’époque pour le faire extrader sont elles aussi restées sans effet.

Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990 Pour différer l’abattement et me tenir actif, j’étais parvenu au bout de plusieurs tentatives à atteindre, en sautant contre un mur de la cellule, le grillage de la fenêtre juste au dessous du plafond. Alors je pouvais m’y hisser jusqu’à ce que j’aperçoive un coin de la cour du Palais national, et que j’assiste de loin aux allées et venues des soldats. Je restais là le plus longtemps possible, pendu au grillage, perdu dans mes pensées mais, en même temps, attentif à tout ce que je voyais et entendais. Captifs de mes fantasmes, je me sentais alors moins seul. Souvent, en pleine nuit, mon voisin de cellule me réveillait selon un signe convenu qui signifiait danger. Alors commençait une longue veille au terme de laquelle nous apprenions en langage codé que le voisin d’en face avait été torturé toute la nuit ou que la fille de la cellule n°10 avait été emmenée pour ne jamais revenir. Le temps passait. J’attendais, toute peur vaincue, ou presque. Jusqu’à cette nuit-là où j’ai été emmené en direction de la savane, pieds nus, la tête dans un sachet de papier. Lorsque la voiture s’arrêta et qu’on m’en fit sortir, je ressentais toujours la même pointe d’angoisse qu’avait provoquée un peu plus tôt l’évocation de Fort-Dimanche. Mais le sachet m’ayant fortement incommodé, je n’attendais plus que le moment de pouvoir enfin respirer librement. Lorsqu’on me découvrit les yeux, j’eus cependant le souffle coupé. Devant l’épaisseur de l’édifice dans lequel j’étais forcé de pénétrer, j’eus comme l’impression d’avoir commencé ma propre descente aux enfers. Pendant un court instant je crus que la nuit produisait en quelque sorte cette atmosphère cauchemardesque, pour me rendre compte rapidement que les alternances du jour et de la nuit ne pouvaient à aucun moment être perçues de l’intérieur du Fort. Ici, l’obscurantisme des tortionnaires avait été jusqu’à priver de lumière ceux qui étaient aussi privés de leur liberté. Du soleil, je ne devais garder qu’un souvenir. Pour la première fois donc je sentais sourdre en moi un sentiment de peur qui me bloquait les viscères. Pire que les interrogatoires, pire que la torture, ici je m’en doutais, ce serait l’oubli, l’abandon dans l’abjection totale. Aux Casernes Dessalines, la solitude avait été souvent insupportable mais l’alimentation régulière et suffisante, quoique de qualité médiocre. A FortDimanche, nul ne peut vivre au delà de sept mois, telle était du moins la croyance en milieu carcéral. Dans l’imaginaire des prisonniers, ce délai représentait le seuil du supportable pour ceux qui n’étaient pas au départ sommairement exécutés, mais qui finissaient par mourir de privations, de maladies le plus souvent de nature gastrique ou cutanée ou bien tout simplement d’intense mélancolie. Malgré mes appréhensions, lorsque la porte de la cellule s’ouvrit, le choc fut violent. Accroupis, assis ou appuyés contre les murs sales, une quinzaine d’hommes me regardaient sans rien dire. Hagards, échevelés, pouilleux, puants, exsangues. A demi nus. Certains n’étaient plus qu’un paquet d’os. D’humain, ils n’avaient plus que le regard, tourné vers moi. ‘ Faut-il donc moins de sept mois ici pour provoquer une telle dégénérescence ? me répétais-je. Après qu’on m’eut enlevé la chemise et les menottes, je fus poussé à l’intérieur de la cellule, et la porte fut refermée

Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990 sur nous. (Je devenais en fait) le dix-neuvième ‘prisonnier politique’ de la cellule numéro 1 de Fort Dimanche, un espace prévu pour l’enfermement d’une seule personne.) Pris de vertige, je m’efforçai au silence, feignant de ne pas voir les regards pressants qui m’étaient adressés, différant ainsi le plus possible le moment des présentations qui ne devait pas tarder. A la puanteur qui alourdissait l’atmosphère, j’essayais d’adapter graduellement mon rythme respiratoire. Mais elle me collait aux narines et envahissait mon être tout entier. Je ressens encore aujourd’hui, rien qu’à y songer, cette espèce de nausée qui, depuis, rarement m’a quitté jusqu’à mon élargissement.’ Récit d’un rescapé. Histoire vécue sur le mode de l’horreur et qui, malgré le décalage dans le temps, ne peut toujours pas sombrer dans l’anachronisme. Inviolées par l’oubli, les images ont surgi cruelles et bouleversantes, et la parole, comme en surimpression, au-delà d’un simple exorcisme verbal, a voulu aussi rompre le silence désormais de mise. Longue est pourtant cette histoire d’hommes et de femmes, de tous horizons, de toutes classes sociales, devenus du jour au lendemain absolument superflus, sapés moralement, inexistants juridiquement1. Détruire en eux toute forme d’individualité, n’était-ce pas là l’objectif du pouvoir dictatorial, et par ce biais n’essayait-il pas aussi de tenir tout le pays en otage ? Si à Fort- Dimanche la mort a souvent frappé, mort toujours violente, survenue dans tous les cas sous l’effet de la torture, de la mitraille ou des privations, les survivants s’étonnent encore de découvrir chez eux des signes d’humanité. Car dans leur grande déréliction, dans l’étrangeté du regard que l’un jetait sur l’autre, dans l’exigüité de leur espace, réapprendre à vivre exigeait des qualités que tous ne partageaient pas. La déchéance de leur condition a ainsi conduit à des formes de comportement souvent cruelles, même lorsque ce n’était que pour tenir le malheur à distance. Ce récit n’est donc pas terminé. Il a voulu rendre compte en partie d’un passé qui ne doit pas être oublié. Non seulement parce que, une fois de plus, se révèle à nous, ne serait-ce qu’à travers une expérience particulière, la dimension de l’horreur en régime duvaliériste, mais surtout parce qu’aujourd’hui encore, ici ou ailleurs, les bourreaux responsables vaquent normalement à leurs occupations lorsqu’ils ne sont pas toujours en fonction dans l’administration publique ou dans l’armée, jouissant de la plus totale impunité, côtoyant ainsi, sans risque aucun, leurs anciennes victimes. Ce passé se prolongerait donc dans le présent? Un présent où les mêmes instances civilo-militaires usent toujours des mêmes procédés arbitraires, avec les mêmes complicités étrangères contre une population jusqu’ici désarmée et sans recours. Et les victimes, paysans, ouvriers, journalistes, militants d’organismes de défense des droits humains, ou d’organisations populaires, femmes et hommes, simples citoyens, s’épuisent, parfois contre toute espérance, à réclamer justice et réparation. Dans cet ordre d’idées, ‘oublier le passé’ ne serait-ce pas aussi fermer les yeux sur le présent? Feindre de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas comprendre ce qui se passe aujourd’hui? Accepter non sans complicité que l’exigence de justice en reste au symbolique? Dès lors que les

Chemins Critiques, volume 1, n° 4, Juillet 1990 manifestations et les recours en justice restent vains, les évènements qui les ont provoqués ne risquent-ils pas au bout d’un certain temps de sombrer malgré tout dans l’oubli? Emprisonnements illégaux, assassinats politiques, spoliations, descentes sur les lieux, massacres, vols, viols, prévarication… comment en refuser la banalisation et l’oubli, et faire de ce refus du silence et de la peur un combat constant pour que ce qui fut, et qui est encore, ne se dérobe pas à la mémoire?

1 Voir l’article Hannah de Arendt, ‘Ideology and terror: a Novel Form of Government’ publié dans ‘The Review politics’, vol.15 No3, July 1953, pp. 303-327. Et aussi le livre de Nicole Lapierre, le silence de la mémoire, librairie Plon, 1989