CHAMBRE ARBITRALE MARITIME DE PARIS DINER des ARBITRES 19 JUIN 1991 PAUL BERNARD Le texte qui suit n'est, ni une adresse, ni un discours, mais un simple jeu auquel s'est livré le bouffon de service. Le lecteur voudra bien admettre qu'il n'a pas été écrit pour lui mais pour des auditeurs plongés dans cette ambiance conviviale, propre au dîner des Arbitres. Ce n'est pas sans surprise que j'ai pris connaissance du sort qui m'attendait. Face à quelques urgences, je n'avais pas lu, avec toute l'attention qu'elle méritait, la convocation à ce dîner, dès qu'elle m'était parvenue. Elle est ainsi restée sur un coin de mon bureau alors que je m'appliquais à d'autres exercices. Et c'est au hasard d'une distraction que mon regard s'est porté sur le papier et que j'ai lu: "Notre orateur sera Monsieur Paul BERNARD"-‐ J'ai relu, je me suis informé mais mon sort était scellé. Pas question de me défiler! J'avais été désigné comme volontaire! Est-‐ce l'institution militaire de mes débuts qui m'a valu cette désignation? Ne dois-‐je pas y voir un effet de boomerang, comme l'assouvissement d'une vindicte lointaine, car il me faut l'avouer, à moi aussi, il est arrivé de désigner des volontaires? Alors, comme d'autres l'ont fait pour moi, je me suis soumis, acceptant mon sort avec résignation. Plaignez-‐moi, mais pleurez aussi sur vous-‐mêmes. Ce n'est plus à l'orateur de souffrir. A ses auditeurs de subir, volontaires désignés pour l'écouter.
Ce n'est pas sans tristesse que je remplirai mon office. Comment ne pas penser à celui qui était notre orateur l'an passé, à Monsieur POTIER qui a tant fait pour nous, jusqu'à son dernier souffle, acceptant mieux que quiconque d'être désigné comme volontaire, pour aider chacun, résoudre tout problème, veiller au bien commun? Je ne puis dire si son souvenir a vaincu mon hésitation à accepter ma fonction mais ce dont je suis certain, c'est que je n'aurais pas hésité à répondre présent si Monsieur POTIER m'avait demandé de prendre le quart. J'aurais répondu: "Je prends". Je prends donc le quart mais je reste conscient qu'il ne m'a pas été confié pour vous conduire vers ces rivages imaginaires où les ouvrages de doctrine tiennent lieu d'Instructions Nautiques et où les phares, balises et autres amers sont remplacés par des articles du code. Je me bornerai donc à vous raconter des histoires, des histoires d'anciens combattants, d'anciens combattants de l'arbitrage, cela va de soi, et du seul à compter, de l'arbitrage maritime. Pour ouvrir mon discours, j'ai pris la liberté de demander assistance à un grand ancien, né sur les rives du même fleuve que moi, quatre siècles plus tôt, et qui ne dédaignait pas d'arbitrer entre le Loyre gaulois et le Tibre latin. Il m'a suffi de changer quelques mots pour adapter à la circonstance une page des "Regrets" Je me ferai savant en la philosophie, En la navigation et en commerce aussi Je me ferai juriste et, d'un plus haut souci, Apprendrai les secrets de la charte-‐partie. A régler la dispute consacrerai ma vie Plaideurs écouterai, car il faut faire ainsi Pour se vanter en soi d'apprendre tout ceci Les articles du Code et la géographie. O beaux discours humains! Je suis venu si loin Pour m'enrichir d'ennui, de vieillesse et de soin Et perdre en arbitrant le meilleur de mon âge. Ainsi le marinier souvent, pour tout trésor,
Recueille grains de sable au lieu de lingots d'or Ayant fait, comme moi, un périlleux partage. + Des grains de sable, oui, j'en ai rapportés, depuis l'époque où il fallait rendre la justice à propos de 166 livres sterling de surestaries à TONNAY-‐CHARENTE! Dès ma prime jeunesse, Jules VERNE m'avait entraîné vers ce monde d'aventures sans fin qui s'enroulent comme vagues de la mer. L'arbitrage est venu, m'invitant chaque jour à pénétrer plus loin dans l'océan de l'aventure. + Pour les Grecs, que Saint-‐Paul mon patron n'a pas contredit vraiment dans ses épîtres, il y avait trois sortes d'êtres: les vivants, les morts et les marins. Et c'est bien vrai que marins, gens de mer et de maritime, sont des êtres à part. L'arbitre ne fait pas exception. Je vous invite à le suivre dans l'aventure. + Pour planter le décor, il suffit d'évoquer la mer, immensité sans frontières, source de toute vie, émaillée de lumière mais parsemée de périls. Le vent et la tempête, la brume, les glaces, les courants, les marées sont dans tous les esprits. Mais il y a les choses cachées, telle la marée qui ne respecte pas les indications de l'annuaire ou encore l'eau saumâtre dont on ne sait jamais si elle est peu ou prou salée. Il y a aussi le ressac et la houle, depuis le gentil clapot qui gêne les mouvements du pilote jusqu'au typhon qui met tout le monde au sec, ou presque, puisque dans ce cas-‐là, tous sont mouillés et chacun dit que c'est l'autre. Et les approches, le fond des ports, sont-‐ils bien sûrs? Et jusqu'à quel tirant d'eau, quand ce n'est pas le tirant d'air qui fait problème pour passer sous les ponts? La grosse houle l'emporte, du moins pour l'arbitrage, surtout lorsqu'elle déferle sur les côtes barbaresques et plus loin encore, là où la Croix du Sud se lève sur l'horizon.
Et si l'alizé ne compliquait pas tout, faisant voler le sable qui déchire les yeux! Devant les périls de la mer, les hommes savent s'unir et l'entraide est leur loi. Sans hésiter, on porte secours, on donne la remorque et même, on hélitreuille les naufragés. Souvent c'est le drame mais on peut rire aussi en apprenant l'histoire de ce navire, abandonné par son équipage tout heureux d'être pêché par hélicoptère, et que chacun croit bien ne plus jamais revoir alors qu'il poursuit tranquillement sa route pour n'être arrêté, quasiment au vol, qu'un instant avant de se fracasser à l'entrée d'un port. + Que dire des tôles, des tuyautages, des machines? Que d'histoires avec une bride mal serrée sur un circuit d'alimentation et le tuyau qui laisse filer le combustible lequel ne peut que couler sur un moteur chaud, provoquant un incendie qu'on ne peut combattre parce que, précisément ce jour-‐là, la pompe ne marche pas! Et les tôles qui sont fendues, sous le choc répété des vagues dans la mousson, ou peut-‐être parce qu'elles ont été mal laminées, quinze ans auparavant, ou parce qu'on avait oublié de les peindre! Il y a aussi la rouille, cette horrible chose qui vient polluer les nobles marchandises du chargeur toujours porté à exiger une propreté digne de l'infirmerie quand il n'a payé que pour une poubelle. Là encore, et comme souvent, c'est l'histoire du beurre et de l'argent du beurre. + La chimie en tous genres est au programme de l'arbitrage. Tantôt, c'est l'odeur de l'urée qui est en cause, tantôt c'est le soufre, ce monstre jaunâtre que les navires ne savent toujours pas transporter sans déclencher sa fureur qu'il exhale sous forme d'acide, noircissant, détruisant tout et, bien entendu, c'est toujours le méchant navire qui aura attaqué le pauvre petit soufre. Il reste que le soufre, nous en avons entendu parler à l'école mais que dire du MEG, -‐ le mono-‐éthyl-‐glycol, vous savez bien! -‐ qui n'aime pas circuler dans des tuyaux impurs? La chimie nous poursuit bien plus loin, avec ou sans analyses. Pensez aux combustibles, à ces huiles minérales aux viscosités mystérieuses, et qu'il ne faut pas mettre dans la même cage tant elles répugnent
au mélange. Songez au prix dont elle font payer leur sacrifice au mouvement des machines. Bien plus, elles ne se consomment jamais à la cadence prévue à la charte-‐partie. + Assez parlé des machines! Passons aux êtres vivants, à commencer par les animaux. Le transport du bétail, des chevaux, des moutons n'a jamais été simple et encore moins celui des bêtes sauvages. Mon père m'a conté qu'ayant chargé un cirque pour lui faire traverser la Méditerranée, la Compagnie avait réalisé un profit substantiel, l'urine de lion étant incomparable pour décaper les tôles de faux-‐pont. Je n'ai jamais chargé de cirque, ni vu le cas en arbitrage, mais en dehors des lions, j'ai connu beaucoup d'histoires d'animaux. Il y a d'abord les insectes, vivants ou morts, et aussi leurs oeufs et leurs larves. Cela commence parfois par le charançon de service, subrepticement introduit dans la cale quand la cargaison n'est pas prête. Il ne s'agit alors que de quelques heures de staries. Les choses s'aggravent lorsque ces petites bêtes prolifèrent dans toute la cargaison, voir seulement au-‐dessus de la cargaison, mais c'est aussi ennuyeux car c'est là qu'il ne faut pas les voir. Et c'est au malheureux navire que l'on s'en prend, avant tout autre mouvement, même s'il n'a jamais transporté que des minerais. Comment ne pas parler des cafards, et surtout des rats dont la présence à bord peut entraîner la mise en quarantaine et bien d'autres ennuis. Dormant sur le dos, bien calé dans ma couchette, il m'est arrivé d'être réveillé par un rat qui avait manqué une prise au-‐dessus de ma tête. Il m'est tombé sur la face et, comme moi, il a certainement eu peur. Ceci dit, je dois avouer que le risque est mince de connaître un sort semblable au cours d'une réunion d'arbitrage. Les difficultés ne sont pas moindres avec les animaux trépassés. Je garderai longtemps le souvenir de cet arbitrage où il s'agissait du transport de poulets congelés, depuis les ports de la Bretagne jusqu'à ceux de la péninsule arabique. Les poulets, eux, ne disaient
plus rien et il ne nous est pas revenu que leur consommation ait prêté à difficulté. Malheureusement pour les arbitres, les parties s'étaient ingéniées à compliquer leurs arrangements au point que leurs accords s'entremêlaient à l'extrême. Et pour que la sauce soit bien liée, les navires utilisés par les contractants étaient affrétés, les uns au voyage, les autres à temps, parfois en round-‐trip, parfois en trip out, et aussi pour une période avec ou sans ballast bonus, le fret étant payable, selon les cas, par jour de calendrier, ou pour 30 jours et par 30 pieds-‐cubes. Faire les comptes après la Guerre du Golfe n'a pas dû être beaucoup plus difficile que cet arbitrage qui devrait m'avoir à jamais dégoûté du poulet congelé. Il y a aussi les animaux insidieux, morts pour partie, mais qui n'en sont pas moins terribles. Tels les coraux du détroit de Gubal, qui ouvre sur la Mer Rouge. Ces farouches anthozoaires sont allés jusqu'à se jeter, à plus de treize noeuds, sur une malheureuse nef hellénique qui folâtrait dans leurs parages, lui sortant brutalement l'étrave de l'onde avec la suite que l'on imagine: inondation des cales, jet à la mer, dommages à la cargaison et, en plus, un mauvais sort car le navire sauvé et remorqué a fini par brûler sur rade de Suez. + Des végétaux, nous connaissons les fruits et légumes dont le transport, toujours délicat, prête souvent à la brouille. C'est affaire de température et il arrive que le thermomètre ne soit pas bien réglé. On s'en prendra donc à celui du navire si les bananes ou les ananas ont subi des dommages. Facile! Mais allez savoir où le mettre, ce thermomètre! Imaginez un hôpital où le mode d'emploi de l'instrument ferait défaut! Au reste, les instructions du chargeur ne font pas tout. Il gèle rarement à Brest mais, si cela arrive, il vaut mieux que ce ne soit pas au cours d'un chargement de pommes de terre. Les haricots, le soja et diverses graines sont au menu de l'arbitre mais l'essentiel de son ordinaire est fait de grains et de riz. Multiples sont les causes de conflit pour les grains: le silo est en panne ou les camionneurs argentins en grève, le navire n'est pas arrivé ou il est arrivé mais on le trouve sale, il n'a pas assez de
volumes de cales à moins qu'il n'en ait trop, et ce n'est rien avant l'arrivée à destination où les experts s'abattent comme des criquets. Ce sont les manquants, les sacs qui ne sont pas conformes, la mouille par eau douce, ou eau salée, ou autre chose, sans parler des bestioles déjà évoquées! Avec le riz, tout y est et bien d'autres choses encore. Il faudrait des livres pour écrire l'histoire de ces cargaisons venant d'Extrême-‐ Orient, sur des navires d'un certain âge, et qui se promènent sur les côtes africaines en attendant preneur au hasard du marché. Tout peut arriver. + Ayant évoqué la chimie, je dirai un mot de la physique. Dans ce compartiment des sciences, les mesures tiennent une grand place et, plus encore, le sens qu'on leur attribue. Quand on parle de tirant d'eau -‐ ou plutôt de "draft" -‐ s'agit-‐il de la calaison d'un navire, ou du tirant d'eau maximum admissible en un lieu donné, ou de la profondeur réelle? Et qui des contractants garantit quoi? S'agissant d'humidité, comment apprécier le niveau supportable pour qu'une cargaison n'engendre pas une dangereuse carène liquide? Les problèmes de densité, d'encombrement, de mesures, ne se posent pas que pour les grains. Les bois sciés ne se mesurent pas de la même façon selon qu'ils sont plus ou moins secs. La Baltique a ses usages en la matière. Les ports de l'Amazone en ont moins mais ce n'est pas toujours plus facile. Il n'y a pas que le volume, le poids, la densité et autres unités. D'autres normes sont parfois en cause, telle la dureté du bois. Il n'est pas certain que le chêne soit toujours plus dur que le châtaignier et on ne peut vraiment savoir si des bastingues de pontée en châtaignier ont cassé parce que le bois n'était pas assez dur. Pour en terminer avec la physique, je dirai un mot de la freinte, ce je ne sais quoi qui peut se définir comme "ce qui reste quand on a tout enlevé". Elle a des causes multiples et chacun veut la faire supporter à autrui. A l'arbitre de trancher, ce qui n'est jamais simple, surtout lorsqu'il s'agit de liquide. C'est un peu l'histoire des problèmes de robinets, "et il y a des jours où ça s'évapore"!
+ Enfin, il y a les hommes, leurs caractères, leurs faiblesses, leurs histoires ou leurs fables. Certains sont méfiants à l'excès et craignent tant d'être lésés qu'ils se lèsent eux-‐mêmes par l'abus de précautions injustifiés. Certains sont roublards, méconnaissant la perspicacité des arbitres, tel cet armateur, se plaignant des effets du ressac, qui voulait faire mettre à neuf le bordé de tribord alors que son navire était accosté par bâbord quand il avait tossé contre le quai. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Il y a enfin les affabulateurs mais la fable peut être risquée. Un armateur soutenait que son navire avait rencontré un temps exécrable en Méditerranée. Ce n'était pas invraisemblable, sur le papier. Malheureusement pour lui, je me suis rendu compte qu'à l'heure de l'événement invoqué, et dans les mêmes parages, je naviguais sur le yacht d'un ami et qu'il faisait un temps magnifique. L'orgueil des hommes n'est pas absent de leurs disputes et ils tiennent souvent à la réparation de ce qu'ils prennent pour une perte de prestige. A cet égard, l'importance des réclamations peut varier avec les coordonnées géographiques du lieu de l'événement. Plus grave que leur orgueil peut être la cupidité des hommes. J'ai eu à connaître d'un naufrage, avec mort de plusieurs marins, d'un navire qui n'aurait pas chaviré si son capitaine ne s'était laissé convaincre d'oublier les règles de sécurité. + Je me suis laissé aller à donner une suite modeste mais maritime, aux Caractères de La Bruyère. Pour la compléter, j'évoquerai le ballet où se mêlent armateurs, chargeurs, affréteurs, tiers-‐porteurs, sauveteurs, constructeurs, assureurs, remorqueurs, transitaires, consignataires, manutentionnaires, courtiers, banquiers, pétroliers,... et aussi leurs conseils, experts, solicitors, témoins vrais ou faux,... et surtout,... les arbitres, grands maîtres de la danse, comme Méphisto dans la folle nuit du grand ballet de Faust. Les règles de l'harmonie ne sont pas, toutefois, celles qui conviennent aux étoiles de la danse. Et je dois avouer que le spectacle de nos débats me ferait plutôt penser à une sorte de "bébête show".
Le Ciel me garde de trahir le secret de nos délibérés! Aussi ne pourrai-‐je vous révéler, même si j'ai quelques idées à cet égard, qui je peux voir dans le rôle de la grenouille qui se prend pour ce qu'elle n'est pas, ou dans ceux du vautour, de la cochonne, du corbeau, et même de la panthère dernièrement arrivée dans la ménagerie. Je m'arrêterai là, craignant que vous ne me trouviez une place dans la cage. + Comment conclure sans quérir à nouveau l'assistance de mon grand ancien? Joachim du Bellay me pardonne de vous redire "Le Beau Voyage" devenu "Le Bel Arbitrage" Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Avide d'écouter le grand roi Salomon, Et puis est retourné, plein d'usage et de raison, Vivre entre ses parents, rendre son arbitrage. Certes, c'est grand souci que de faire le partage Des fautes du navire, ou de la cargaison Quand il faut bien trouver la juste solution Respectueuse des lois, bénie par l'équipage. Plus me plaist recueillir des comptes rigoureux Que du Palais subir tous les discours fougueux Plus que le gros dossier me plaist l'astuce fine, Plus l'habile avocat que le bénédiction Plus le coeur et l'esprit qu'un hasard du destin Quand je n'ai d'autre objet que servir la Marine. (Extraits publiés le 23/8/1991 dans le Journal de la Marine Marchande)