Ces amish qui rêvent en suisse allemand

Michigan et je suis revenu ici il y a quatre ans.» Ses sept enfants et 52 petits-enfants sont répartis un peu partout dans le pays. Parmi les 350 amish de Clyde, ... toire à l'université Goshen, dans l'Indiana. Ils ont été suivis un siècle plus tard par une seconde vague venue directement de. Suisse.» A leur arrivée, ces amish ...
148KB taille 13 téléchargements 272 vues
ÉTATS-UNIS

Ces amish qui rêvent en suisse allemand Reportage. Au cœur des Etats-Unis, une irréductible communauté de protestants anabaptistes continue de cultiver ses racines helvétiques. En dialecte bernois et à grand renfort de yodel. TEXTE JULIE ZAUGG PHOTOS ALINE PALEY

Il est 18 h 30. Dans l’écurie, le clan Schwartz au grand complet est en train de traire ses 19 vaches, à la main. Les garçons portent un pantalon bleu marine retenu par des bretelles, une chemise bleu ciel et un grand chapeau de paille. Ils ont une coupe au bol et, pour les plus âgés, une barbe touffue. Les filles sont vêtues d’une longue robe de couleur foncée et d’une coiffe blanche. Un rayon de soleil joue avec la poussière. La scène paraît tout droit sortie d’un tableau d’Albert Anker. C’est une ferme amish. Les Schwartz font partie de cette mouvance qui refuse tous les attributs de la modernité. Ils appartiennent à une petite branche qui a conservé de fortes racines suisses. Entre eux, ils parlent le suisse allemand, à peine teinté d’un léger accent anglais. La communauté est composée d’une soixantaine de foyers, répartis autour du village de Clyde, à six heures au nord de New York. Leurs noms de famille racontent leurs origines: Eicher, Girod, Egly, Graber ou Stauffer. Nichée au milieu des collines jaunes, une grange couleur rouille côtoie une maison avec une cheminée en brique. Des chevaux roux broutent dans un champ, à côté d’une calèche noire. Une odeur de feu de bois flotte dans l’air. De l’autre côté de la route, une grande balafre coupe la terre brune en deux. Une balafre occasionnée par le chantier d’un nouveau casino qui a pour but de redonner vie à 50 L’HEBDO 30 JUILLET 2015

ce coin rural de l’Etat de New York, notamment grâce à la création de 1800 emplois. Appelé Lago, sa réalisation coûtera 425 millions de dollars. «Le casino va accroître le nombre de voitures qui passent par ici et nous amener toutes sortes de gens louches, soupire Daniel Schwartz, le patriarche. Nous aimons vivre au calme.» La foi protestante des amish, qui prône la nonviolence, leur interdit de se battre contre ce projet, mais ils ont signé des pétitions et assisté à des séances communales. Ils décrivent le casino comme l’œuvre du diable. «Si le projet se fait, nous devrons sans doute déménager», soupire ce petit homme de 43 ans aux yeux très bleus, qui est aussi le pasteur local. UNE POPULATION EN FORTE CROISSANCE

Ce conflit est appelé à se répéter, au fur et à mesure que les contacts entre les amish et leurs voisins «anglos» se multiplient. La population amish a connu une croissance spectaculaire ces dernières années. Elle est passée de 125 000 individus en 1992 à 290 100 en 2014 (+132%). «Cette hausse est due à un fort taux de natalité – sept enfants en moyenne – et à un taux de rétention des jeunes dans la communauté de près de 85% au moment de leur baptême, vers 18-25 ans», précise Donald Kraybill, un spécialiste des amish de l’université Elizabethtown, en Pennsylvanie. Cette progression a poussé les amish à coloniser de nouveaux territoires. Ils sont toujours plus nombreux à quitter la Pennsylvanie, l’Ohio et l’Indiana, qui concentrent les deux tiers de cette population, au profit de zones isolées avec des terrains agricoles bon marché dans les Etats voisins (Kentucky, Wisconsin, Michigan, Illinois, New York). Un nouveau hameau amish voit le jour toutes les trois semaines et demie.

Dan Schmucker, un voisin des Schwartz dont le sourire jovial ne comporte plus que deux dents, se souvient très bien de ses pérégrinations. «Je suis né et j’ai grandi dans l’Indiana, raconte cet homme de 70 ans en examinant les plants de géraniums qu’il fait pousser dans une serre chauffée au poêle à bois. Mais, en 1977, les pieds m’ont démangé et je suis parti au nord de l’Etat de New York. J’ai ensuite gagné le Michigan et je suis revenu ici il y a quatre ans.» Ses sept enfants et 52 petits-enfants sont répartis un peu partout dans le pays. Parmi les 350 amish de Clyde, arrivés dans la région en 1997, la plupart sont venus, comme lui, de l’Indiana. «Une première vague d’amish a quitté l’Alsace, la Lorraine et le palatinat allemand entre 1730 et 1760 pour gagner la Pennsylvanie, indique Steven Nolt, un professeur d’histoire à l’université Goshen, dans l’Indiana. Ils ont été suivis un siècle plus tard par une seconde vague venue directement de Suisse.» A leur arrivée, ces amish helvétiques se sont installés dans l’Indiana, où ils ont fondé la ville de Berne. Il y en a 17 400 aujourd’hui, soit 6% des amish. Il fait bon dans la cuisine des Eicher. La maison, sans électricité ni eau courante, est chauffée grâce à un fourneau au feu de bois sur lequel mijote une casserole en ferblanc. Une ampoule actionnée à l’aide d’une bonbonne à gaz diffuse une lumière chaude. Edith Eicher, une petite dame au visage ridé vêtue d’une robe bleu foncé boutonnée avec des épingles à nourrice, a posé une pile de livres sur la table, dont la couverture est ornée de gravures de montagnes. Ils ont été compilés par des historiens amateurs amish. «Toute l’histoire de nos ancêtres se trouve dans ces ouvrages, dit son mari, Chris Eicher, qui arbore une impressionnante barbe blanche. Mon arrière-grandpère, Christian Eicher, est né dans le village d’Aeschi (dans le canton de Berne, ndlr)

■■■

CULTURE Les amish

d’origine suisse figurent parmi les groupes les plus conservateurs. Ils refusent qu’on les prenne en photo, car ce serait un acte de vanité. Ils cousent tous leurs habits à la main, de préférence dans des couleurs sombres.

ÉTATS-UNIS

■■■

en 1834. Il a émigré aux Etats-Unis pour fuir la persécution religieuse contre les anabaptistes.» La nuit est tombée sur la ferme de Daniel Schwartz. Dans la grange, un halo de lumière orangé s’échappe d’un fourneau noir. Il est relié par un tuyau à un tonneau rempli d’un liquide visqueux. Deux des fils du pasteur, munis de lampes frontales, s’activent pour garder le feu en vie. Ils fabriquent du sirop d’érable, qui sera vendu sur l’un des marchés de la région. Les amish suisses vivent principalement d’une agriculture de subsistance et de petits commerces, comme les géraniums de Dan Schmucker ou le sirop d’érable des Schwartz. C’est l’une de leurs principales différences par rapport aux autres amish. Ceux de Pennsylvanie et de l’Ohio ont tout misé sur le tourisme. Ceux de l’Indiana travaillent dans la construction ou dans des usines. Certains ont participé à des émissions de téléréalité comme Amish Mafia et Breaking Amish. DES CONSERVATEURS

«Les amish suisses sont connus pour leurs mœurs conservatrices, relève James Cates, un chercheur de l’université Elizabethtown, en Pennsylvanie, qui connaît bien 52 L’HEBDO 30 JUILLET 2015

1. REVENUS Dan Schmucker gagne un peu d’argent en vendant des fleurs, du sirop d’érable ou des peaux de bête. 2. MIGRATION Le nombre d’amish a crû de façon spectaculaire ces dernières années, les obligeant à coloniser de nouveaux territoires, comme le nord rural de l’Etat de New York. 3. FERME SCHWARTZ Toute la famille met la main à la pâte pour aider le père Daniel à élever des vaches sur un domaine qui n’a ni eau courante ni électricité. 4. FAMILLE La croissance du nombre d’amish est surtout due au nombre élevé d’enfants, comme chez les Schwartz qui en ont cinq.

cette population. Ils n’ont en général ni eau courante, ni électricité, ni téléphone et privilégient les calèches ouvertes, celles qui ont un toit étant perçues comme un luxe.» Ils pratiquent également une version plus stricte du «shunning», une observance consistant à bannir de la communauté tout membre qui refuse de se soumettre à ses règles. Clin d’œil à leurs origines bernoises, les amish helvétiques sont aussi connus, parmi leurs pairs, pour leur côté borné et buté. Certains continuent à yodler. Les titres des chants renvoient à la mère patrie, Mi Vater isch en Appizaeller, Rigi-Lied ou Luterbach han i mi Strumpf verloore. Et ils

parlent le suisse allemand alors que les autres s’expriment en Pennsylvania Dutch, un dialecte alsacien. Aujourd’hui, les amish suisses sont coincés entre deux mondes. Ils doivent choisir entre s’ouvrir à la modernité comme leurs pairs de Pennsylvanie et rester fermes dans leur refus de progresser. C’est la seconde option qui semble avoir le dessus. «Si nous ne parlions pas à nos enfants exclusivement en suisse allemand, la langue serait perdue en une génération, souligne Chris Eicher. Et si nous entrouvrons la porte à la modernité, nous risquons de cultiver un sentiment d’insatisfaction chez les jeunes. Ils en voudront toujours plus.» Les amish de Clyde protègent tellement leur mode de vie qu’ils ont coupé les ponts avec un autre groupe new-yorkais qui avait autorisé l’usage de Rollerblade pour se déplacer sur de courtes distances. Une vision du monde à laquelle adhère la jeune génération. «Je me vois rester ici et élever des moutons, comme mon père», assure Aaron Schmucker, un adolescent de 18 ans à la longue tignasse blond-roux qui nous reçoit dans la cuisine. Juste à côté, sa sœur Dorothy repasse les chemises de ses frères avec un fer à repasser en fonte chauffé sur le poêle. ■