album de là-bas

La lumière persistante du soir filtrait par les volets. ...... Les lumières étaient voilées de bleu, ainsi que le ...... brouettes, les revolvers, les sabres, les tambours ...
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ALBUM DE LÀ-BAS

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JEANNINE WORMS

ALBUM DE LÀ-BAS

LA MÉMOIRE collection dirigée par ALAIN

BOSQUET

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LA TABLE RONDE

LA TABLE RONDE 40, RUE DU BAC, PARts-7•

© Éditions de la Table Ronde, 1974.

Envoyez-nous vos nom et adresse en citant ce livre et nous nous ferons wz plaisir de vous Jaire parvenir 9racieusement et r~gulière­ ment notre bulletin littéraire qui vous tiendra au courant de toutes nos publications nouvelles. Éditions de la Table Ronde 40, rue du Bac, Paris-7"

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Le bateau s'écartait lentement. Entre son flanc métallique, haut, noir, légèrement rouiJlé et le quai, s'ouvrait une déchirure d'eau sale, où flottaient des déchets. Sur le môle, des gosses nu-pieds, munis d'une boîte de conserve attachée à une longue ficelle, essayaient de pêcher des rogatons de pain et des oranges pourries qui flottaient. Nous nous détachions de l'Espagne, dernier poste de cette Europe que nous quittions, l'espérance et une blessure au cœur. La cargaison des réfugiés assez heureux pour avoir obtenu un passeport, qui formait la totalité des voyageurs, se tenait en poupe, les yeux rivés sur cette dernière image du vieux monde. Personne ne parlait, ou alors à voix basse, comme pour ne pas déranger les deuils. Aucun mouchoir n'était agité, aucune main ne se balançait dans un geste d'adieu. Rien ne rattachait à cette terre ceux qui la quittaient. En s'éloignant d' elle, ils ne laissaient qu'un pays qui n'était pas le leur et où ils étaient arrivés, crachés par un hoquet de l'histoire, qui les avait déjà séparés de

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tout. Attendu depuis des mois, des années, parfois, l'instant était solennel. C'était la fin d'une ère, et le début d'une autre. Derrière eux, les fugitifs laissaient ce qui leur était familier, maison, parents, amis, habitudes, gagne-pain, métier. Rester signifiait la mort; partir, survivre, en s'amputant de sa vie antérieure. Le regard fixé sur la çôte dont ils s'éloignaient à peine, muets, les passagers avaient le sentiment d'être à la crête, et de basculer en ce moment même, vers l'autre versant de leur destin. Seul un chant très profond eût pu rendre leur émotion. Mais le chant lui aussi avait été banni. Silencieux comme les autres, mon père et ma mère se tenaient par le bras. Je les voyais de dos, sombres, sur la masse sombre des autres émigrants. Ils devaient regarder la passerelle blanc sale, qu'on venait de relever, à moins qu'ils n'aient voulu graver dans leurs yeux les hommes qui, devant le hangar éventré, immobiles, bras croisés, suivaient avec indifférence la manœuvre lente et lourde du transatlantique qui se mettait en marche. C'étaient, eux aussi, les derniers que nous verrions sur le continent. Les gosses affamés nous suivaient pas à pas. Le bateau crachait un jet d'eau sale à la poupe, les hélices le faisaient trépider. Entre le môle et nous, la déchirure s'élargissait: Des bouchons, de la paille, des cageots y dansaient sur les salissures de pétrole. Bientôt, la faille qui commençait à s'ouvrir aurait la dimension d'un fleuve,

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d'une mer, d'un océan, d'un monde qm s'étendrait entre celui-ci et celui, inconnu, où nous allions échouer.

II

- Ce n'est pas étonnant que vous ayez perdu la guerre. La dernière fois que nous avons débarqué à Marseille, les porteurs ont refusé de prendre nos bagages! - Une honte! - Nous, des étrangers, qui amenions des devises! - Ils étaient en grève. - Justement. Un pays qui ne peut pas empêcher ses dockers de se mettre en grève ne peut pas empêcher l'ennemi d'entrer chez lui. Tout brille, dans cette salle à manger : le cristal, l'argenterie, les parquets vernis, les meubles cirés, le satin de rayonne rose crevette qui couvre les sièges et le fauteuil, que des sous-têtes de dentelle protègent des traces de cosmétique. Les plateaux des tables sont recouverts d'un verre; aux murs, des tableaux mauves et roses, épais, représentent des bourricots tirés par un Arabe dans le désert, au soleil couchant. Mes parents m'ont dit que les P. ont beaucoup voyagé : évocation d'un séjour au Maroc, peut-être? ... Ils parlent, ils parlent ... - A Mayence, là oui, nous avions un bon

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hôtel. Et ·il fallait voir comme nous étions servis! ... Tout sentait l'ordre dans ce pays, le travail. Les deux bonnes en blouse crevette, ellès aussi (M"w P. trouvait que le crevette était une couleur «propre »), tablier, coiffe, col et gants blancs, s'affairaient autour de nous. Un plat, puis un autre, puis l'eau, le vin, puis le pain ... Prendre garde à ne pas faire de miettes. Si j'allais salir ces napperons brodés! Car les P. nous ont accueillis, nous, les réchappés du marasme, qui arrivions fripés par une traversée de trente jours sur un navire surchargé de fuyards. Trois naissances s'étaient produites à bord, quatre cas de folie, et plusieurs morts, dont deux, au moins, par suicide. Je n'avais pas vu jeter les corps à la mer, mais on avait dû le faire, selon la tradition. Sans doute les avait-on précipités au petit matin dans l'eau, lestés d'un poids. Maintenant, ils devaient vaguer dans le gouffre, poussés par les courants, défaits de leur chair par les requins et les crustacés carnivores. Point de cérémonie avant l'immersion, mais une catapulte rapide, utilitaire : un débarras. A quoi bon observer les formes pour les déchets que nous étions? Les formes! voilà précisément ce que les réfugiés n'avaient pas su sauver. Les P. ne nous le disaient pas, ils nous le laissaient entendre. Un bateau, fût-ce un transatlantique, était-ce un lieu pour donner le jour, perdre la raison, quitter la vie? Autant de signes d'une pagaille dont les dockers de Marseille avaient donné la première

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marque; la catastrophe ensuite s'était, nécessairement, abattue sur nous. Certes, les passagers avaient connu de grands malheurs. Les P. le comprenaient, ils y compatissaient. Car ils avaient du cœur, les P. Ils n 'étaient pas sans savoir qu' on ne pouvait attendre des survivants d ' un naufrage qu'ils paraissent, par exemple, le soir, en smoking au dîner. Mais tout se tient. Qui vole un œuf, vole un bœuf. Qu'on manque à un «devoir social» (ils appelaient ça un « devoir social ») et ... le reste s' ensuit. Pas de tache! Porter précautionneusement la fourchette à ses lèvres, la poser sans faire de bruit. De même pour le verre : ne pas le faire tinter contre les autres; surtout, surtout ne pas le renverser, lui si haut sur son pied si fin; ne. pas boire, plutôt. Essuyer délicatement sa bouche avec la serviette. Laisser le couteau dans l'assiette, lame tournée vers soi. Et, déjà, les servantes qui reviennent pour passer à nouveau le plat ... Si seulement elles pouvaient cesser un instant de vous obséder. Mais non, elles vont, elles viennent, virevoltent ou s'immobilisent dans votre dos, vous transperçant du regard. - Tu ne manges pas? - Je ... je n'ai pas faim. - Pourtant, c'est certainement meilleur que ce qu'on devait te donner à bord! - Oh oui. C' est très bon. (Être poli, très poli. La politesse est la monnaie dont payent les obligés.) -Alors? 11

- Je n'ai pas faim. - Il faut que tu manges. Nous allons te faire manger. Tu es maigre ... un chat mouillé. Tu verras, dans un mois tu seras un « produit national», une génisse couronnée du concours agricole, une vraie « criolla JJ 1 • >, il fallait 48

être > étaient certaines de gagner la guerre.

XVI

J ' avais aidé les crevettes-vierges à passer sandwiches et petits fours, j'avais tricoté plusieurs rangs d'une écharpe pour soldat dans une laine beigeasse qui faisait mal aux mains, j'avais subi commentaires et interrogatoires, je m'estimais quitte envers les «Dames du Lundi». Il y a des méchefs qui vous collent à la peau et s' acharnent à vous nuire : je n'étais pas assez bien habillée pour elles. Je l'avais senti lorsque je leur avais été présentée, puis, plus tard, lorsque, penchée sur les aiguilles, je m'efforçais de ne pas trop entendre leurs gloussements de poules épouvantées. Leurs regards de dames d'œuvre, hautains, et légèrement amusés dans la pitié, s'étaient attardés sur le corsage blanc, à petits carreaux verts, que j'affectionnais car je l'avais confectionné dans un des derniers coupons de coton en vente libre. Je l'avais cousu avec amour à la

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main, d'un point « façon machine ». Ma jupe de lainage gris, trop chaude pour la saison, leur avait paru celle d'une orpheline et mes chaussures, éculées et lacées, ne valaient pas mieux pour elles. Mme P. et ma mère, qui, dans l'urgence où nous avions vécu, n'avaient guère pris le temps de s'occuper de ces détails, s'avisèrent soudain de la nécessité de m'habiller. Buenos Aires était une ville particulièrement élégante. Seuls les « poètes » de la Faculté affichaient un certain débraillé; mais les vendeurs de chaussures eux-mêmes avaient des coquetteries de directeur de banque anglais; les célibataires, qui n'avaient pas de femme à faire trimer, glissaient la nuit leur pantalon sous le matelas afin qu'il ait son pli marqué le lendemain; les bourgeoises, petites et grandes, auraient rougi d'avoir des accessoires d'une autre couleur que celle de leur tenue, et les jeunes filles changeaient de robe légère jusqu'à trois fois par jour : « Il fait si chaud, un rien vous froisse. » Toutes les classes, des plus basses aux plus élevées, s'efforçaient de ressembler à celles qui leur étaient supérieures, et renchérissaient sur elles en ~espectabilité. C'était à qui avait l'air du meilleur ton. Les veuves y étaient particulièrement appréciées, parce que le noir, entre toutes les teintes, est celle qui donne l'air le plus honorable. Aussi bien y prenait-on le deuil pour un oui pour un non, un arrièrecousin, une grand-tante; la couleur funèbre était considérée d'autant plus digne qu'elle

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avait moms d'éclat sous le ciel radieux. Néanmoins, les femmes, quand elles n'étaient pas soutenues par ce prétexte, retournaient à leurs robes bigarrées. Comme dans ce pays de roture il n'y a point de duchesses, qui seules peuvent se permettre un négligé de clochard, c'était une course éperdue à une distinction d'emprunt, extérieure, qui barde et caparaçonne le vide intérieur. Sans elle, réduit à ses forces individuelles, chacun se fût effondré. Pas de regards dans la rue, hormis ceux des hommes, éternels affamés sexuels (Sos un churro, una papa, et, souvent, la main frôlait). Les mâles se toisaient à hauteur de nœud de cravate, les femmes descendaient jusqu'aux pointes des souliers, particulièrement importants dans cette contrée de bovins et de cuirs. Aux yeux des « Dames du Lundi », je devais faire piètre figure. Je tenais à ce chemisier dont l'étoffe me rappelait les derniers instants heureux, à cette jupe, à ces godasses qui avaient traîné la nuit avec moi sur la Canebière. Déjà, on me faisait engouffrer de la nourriture . de force. A présent, on voulait m'a~racher cette seconde peau que forment les vêtements. Je réclamai en vain. Tout au plus m'accorda-t-on de porter les frusques qui avaient survécu à l'exode et au vol des bagages pour aller à Filosofia, mais : « Pour sortir avec nous, il faut que tu sois habillée. » Ma mère et Mme P. ne me laissèrent pas contempler les vitrines.

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- Chez Victoire et Simonette, dit Mme P. au chauffeur. Puis, se tournant vers moi - Elle nous a toujours habillées. C'était ce que je redoutais. Victoire et Simonette étaient deux Françaises qui avaient eu leur heure de galanterie et qui avaient bâti une solide fortune en habillant d'abord les Françaises, puis les « dames bien » de la « société » argentine. Elles étaient établies en appartement. Gravures de mode x1xe siècle et, toujours, satin rose. Avec l'âge et la dignité qui l'accompagne, elles avaient pris des airs de sous-maîtresses. Exclamations et interrogations recommencèrent. «Madame Marcelle, vous n'avez pas changé! C'est votre fille? Comme elle vous ressemble! » J'attendis que la littérature passè. Le commerce finit toujours par l'emporter. J'obtins du marron(« On voit qu'elle vient de France, elle n'aime pas les couleurs vives » ce qui me permit d'avoir gain de cause), mais je n'échappai pas aux broderies chamarrées. Puis ce furent les chaussures, marron elles aussi, comme il se devait, les gants, un sac et même un chapeau, un breton; qu'on portait en arrière, une auréole de Sainte-Nitouche. Je sortis de là, sapée comme une « nifia bien». Mme P. osait enfin me produire. En regagnant la voiture, les non-regards s'attardèrent plus longtemps sur mon affublement, mais il n'y eut pas plus de « churros JJ qu'à l'accoutumée.

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De retour chez les P., je montai dans ma chambre et renfilai ma vieille blouse. Né;:tnmoins, il fallut que je me change pour le déj euner. - C'est bien de prendre soin de tes affaires, me fit Mme P. Mais ne t'en fais pas, on t'en achètera d'autres.

XVII

Tous les cent mètres, une rue croise l'autre, à angle droit, selon le vieux plan d' Hippodamos, triste bâtisseur de Milet. La ville entière est ainsi construite en damier, hormis une rue qui croise les autres à 45°, justement appelée : la Diagonale. En son milieu, un obélisque de ciment marque le ce:ntre géographique de Buenos Aires. Non loin de là, la Casa rosada, la Maison Rose, siège du gouvernement, est un palais colonial à fronton et colonnes. Ce monument est un des seuls vestiges qui demeurent d'une époque tant soit peu reculée, les seules pierres ayant vu passer d' autres générations d'hommes, qui en gardent mémoire et en portent témoignage. Le· reste remonte au plus haut à la fin du x1x'" siècle pour s'étager régulièrement jusqu'à nos jours, dans la date de la construction. L'ensemble, monotone, ne donne pourtant pas l'impression d'une ville moderne, mais plutôt sans âge, comme les visages poudrés des rombières qui l'habitent, l'âge

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- petite fortune faite - d'une réserve guindée, tant soit peu méprisante. A cette époque, la ville était propre. C'était le moins qu'elle se devait. Jamais elle n'avait été aussi riche. L'effondrement de l'Europe faisait son opulence. Tout ce que l'Argentine produisait, blé, bovins, ou objets manufacturés, s'éc6ulait à des prix jamais atteints. Sa splendeur était fonction inverse de notre misère. Ainsi que cela nous avait p>. C'était le club des Français. La partie la moins chic de la colonie - l'autre avait des yachts, des maisons de campagne, jouait au golf ou au poker - s'y retrouvait le dimanche sous le toit d'ardoises d'une terrasse, censée rappeler l'Ile-de-France. Des arbres d'essence étrangère, mais aussi des platanes, ombrageaient le jardin et laissaient tomber leurs feuilles sur la surface bleue de l'eau de la piscine. Les professeurs du Collège français, les employés des banques et des entreprises d'export-import, les petits négociants et plus encore leurs épouses échangeaient dans des phrases pleines de sous-entendus les derniers ragots de la semaine. - Je l'ai croisée rue Corrientes. Elle était avec M. Z. Et la conteuse baissait pudiquement les yeux. 171

Les cancans étaient d'autant plus savoureux qu'ils touchaient la couche supérieure de la coloni~, celle dont l'argent rendait la vie large et la morale relâchée. Sur ce dernier point, la classe modeste se flattait de l'emporter par sa rigueur. Scrupuleuse gardienne des bonnes mœurs, caution de la renommée de tout le groupe, elle faisait sonner haut cette prérogative et menait une chasse tatillonne et gourmande aux déportements de l'autre, devant lesquels elle demeurait impuissante et délicieusement outrée. Enfoncées dans des fauteuils pliants, robes claires, s'éventant, les épouses de ces messieurs tissaient leur toile de médisance, tandis que ceux-ci, buvant du pastis, abattaient leurs cartes dans une partie de belote qui tuait leur nostalgie du pays. Nous, les jeunes, enfants des réfugiés, nous n'échappions pas à l'enquête de ces matrones, dont beaucoup n'avaient guère plus de trente ans. Même, nous formions des cibles privilégiées; nos parents n'étaient pas entièrement intégrés à leur clan et elles tenaient nos façons et ce qu'elles prenaient pour nos « aventures », pour révélatrices de la caste qu'elles enviaient et de ses dépravations, engendreuses de défaite. Dès que nous entrions à l'Aviron, nous sentions les yeux des ragoteuses promener sur nous leurs pattes d'araignées. Nous courions au vestiaire, mais là, nous trouvions d'autres fouines, tapies derrière les portes de leur placard personnel. Elles nous guettaient, tandis que nous allions nous doucher ou que nous glissions une blouse fraîche, comme si 172

elles devaient découvrir dans nos gestes ou sur notre peau, un secret important à leur vie. De bonne heure, retenues par la messe ou la douceur du lit, les femmes des beloteurs ne trônaient pas encore, et leurs maris, réceptacles attentifs de leurs récits, n'avaient pas commencé d'officier, roi de cœur à la ~ain. Le terrain était libre. Nous allions droit au hangar des embarcations; nous réservions deux canoës à deux sièges; nous enfilions à la hâte short et tricot de corps, et nous partions. L'air était encore léger. Je ramais derrière Philippe; je suivais sa cadence. Je voyais les muscles de son dos se tendre, lorsqu'il se penchait et se renouer lorsqu'il basculait en arrière. Humant son odeur de transpiration, je réglais mon souffle sur le sien. Nous ne formions qu'un seul mouvement. Nous empruntions les plus étroits des canaux, ceux que ne descendaient pas les bateaux de plaisance à moteur. Ils enserraient des îles. Les saules pleureurs, qui prolongeaient leur chevelure dans l'eau, rendaient celle-ci plus glauque qu'à la Costanera; mais elle demeurait aussi épaisse que peu transparente. Nous allions, regardant les berges, leurs hautes herbes d'un vert tendre, les quelques citronniers qui, deci de-là, entouraient une masure lacustre. Le soleil était doux entre ces ombrages, le bras du fleuve suave dans son opacité; parfois, pour nous reposer, nous suspendions nos rames et nous laissions glisser la main

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dans le liquide plus fluide qu'on aurait cru. Nous mangions des oranges. Puis nous abordions une berge plate; nous tirions le canoë dans le creux du méandre, et, nupieds, nous nous enfoncions entre les plumets des joncs. La terre glaise fuyait sous les plantes et entre nos orteils dans un contact frais. Nous avancions dans la friche, que seuls les reptiles et les lapins paraissaient avoir foulée avant nous; nous trouvions ·un bocage. Nous étalions un linge pour poser nos victuailles en les gardant des fourmis géantes; nous mangions, puis, fatigués par l'effort de la rame, nous nous étendions sur le dos en fumant une pipe ou un cigare. Bras croisés sous la tête, nous regardions les transparences que le soleil faisait danser dans le toit vert et troué des feuilles qui se balançaient sur le ciel, immuablement bleu.

XLV

L'Institut français s'était ouvert depuis peu de temps. R. C. et deux autres professeurs, P. B. et W. R.,