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Immigrer pour survivre 20 AFRIQUE EXPANSION Magazine N˚ 44

Chaque année, des milliers d’Africains tentent la périlleuse traversée du désert bleu méditerranéen à la recherche d’une vie meilleure, d’un avenir prospère et heureux en Europe. Le bilan des 25 dernières années est si sombre que la mer azure s’est transformée en véritable cimetière marin où l’on ne compte plus les victimes. Sur la petite île italienne de Lampedusa, les histoires des migrants rivalisent d’horreur les unes contre les autres. Une situation intenable qui doit changer. Voyage au cœur d’une problématique autant économique que politique, un drame continu qui unit l’Europe et l’Afrique.

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Lampedusa

L’Eldorado perdu Geneviève Gagné

Risquer sa peau pour une liberté illusoire. Des milliers d’Africains ont pris ce pari en traversant la mer Méditerranée sur des pirogues bondées de réfugiés à la quête de l’Eldorado européen. Si plusieurs réussissent à y mettre pied, des milliers périssent sans jamais voir les terres tant convoitées.

L

e naufrage d’une embarcation de migrants en provenance de l’Afrique au large de l’Italie en octobre dernier décrit parfaitement le désespoir d’une foule de personnes qui fuient la misère pour une vie meilleure. Considérée comme la plus importante tragédie de l’histoire de l’Italie, elle a coûté la vie à plus de 300 migrants. Ce drame a suscité une vague d’indignation en Europe et partout dans le monde. Pourtant, ce genre d’incident malheureux survient tous les jours dans les eaux de la Méditerranée aujourd’hui transformée en cimetière marin.

Lampedusa, cage des survivants Selon les données du site Fortress Europe, site web qui s’intéresse aux migrants qui traversent la mer Méditerranée, près de 20 000 personnes auraient péri lors du périlleux voyage depuis 1988, et ce, sans compter les morts silencieuses, celles qui restent inconnues. L’apogée de ce f lux migratoire s’est passé en 2011 après les révolutions du Printemps arabe en Libye, en Égypte et en Tunisie. Ce même site compte 2352 migrants pendant cette année de soulèvements populaires. L’un des principaux points d’arrivée pour ces embarcations de fortune est la toute petite île de Lampedusa qui baigne dans la Méditerranée. Ne faisant que 20,2 km2 de superficie, elle

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compte une population d’un peu plus de 6000 habitants. Elle se retrouve quasi tous les jours en situation d’urgence et a peine à subvenir aux besoins des survivants de cette longue odyssée. Ils sont ensuite transférés dans des centres d’accueil remplis à pleine capacité pour une durée interminable. Fabrizio Gatti, journaliste italien pour le mensuel L’Espresso, qui a proposé la candidature de l’île Lampedusa pour le Prix Nobel de la Paix 2013, a connu ces centres d’accueil en 2009. Il y a quatre ans, il s’est embarqué dans un long périple vers l’Europe en se faisant passer pour un migrant kurde irakien. Il est parti d’aussi loin que le Sénégal, en passant par le désert du Sahara, pour finalement arriver dans son pays natal, l’Italie. Un voyage de l’Est à l’Ouest de l’Afrique qu’il relate dans son livre Bilal, sur la route des clandestins. «Plusieurs l’appellent le voyage des désespérés, mais ce n’est pas vrai. Pour s’embarquer dans ce long périple, il faut avoir un espoir infini de rester en vie», racontait le journaliste lors d’une rencontre en 2009 pour le lancement de son livre. Selon lui, ce voyage héroïque comporte une kyrielle de problèmes. De la

promiscuité étouffante à la persécution, en passant par l’extorsion et les violences sexuelles, le sort des migrants est partagé entre la mort ou l’emprisonnement dans les infâmes centres d’accueil. Lieu où l’on garde les immigrants pour une période qui ne devrait durer que trois jours, mais qui se prolonge très souvent à des semaines, voire des mois. Ils sont traités comme des criminels et les conditions de détention laissent à désirer. «Selon la loi italienne, un immigrant est considéré plus dangereux qu’un mafieux, qu’un corrompu ou qu’un entrepreneur accusé de collusion», se désole Fabrizio Gatti.

Abolir la Loi Bossi-Fini Dans les faits, ces migrants sont des criminels. Selon la loi Bossi-Fini, adoptée en 2002, l’immigration dite clandestine est passible d’accusations criminelles. Ce qui explique l’enquête pour délit d’immigration clandestine au tribunal d’Agrigente en Sicile qui s’est ouvert peu de temps après le naufrage du 3 octobre dernier. Cette loi, qui a pris le nom de l’ancien président du parti d’extrême droite

« Plusieurs l’appellent le voyage des désespérés, mais ce n’est pas vrai. Pour s’embarquer dans ce long périple, il faut avoir un espoir infini de rester en vie »

la Ligue du Nord, Umberto Bossi, et du président de l’ancien parti fasciste Gianfranco Fini, ne fait pas l’unanimité en Italie. Elle irrite particulièrement la ministre de l’Intégration Cécile Kyenge, première ministre noire de l’histoire du pays, entrée en fonction en 2013. D’origine congolaise, elle se sent concernée par cette situation et tente à tout prix d’abroger la loi. «J’aurais pu me retrouver sur ce bateau à la place de ses désespérés. C’est une immense tragédie, une terrible douleur qui me paralyse», déclarait la ministre d’une voix émue devant la presse après le naufrage d’octobre dernier. L’abolition de cette loi ferait en sorte de ne plus criminaliser les demandeurs d’asile. Selon le professeur en criminologie à l’Université Catholique de Milan

et directeur du centre de recherche Transcrime, Ugo Ernesto Savona, il faudrait toutefois aller plus loin qu’une simple abrogation de la loi. «Il va falloir comprendre avec quelle autre loi on la remplacera parce qu’il y aura un vide législatif. Ce qui amènera une confusion entre immigrants clandestins et les demandeurs d’asile», s’inquiète-t-il. À l’heure actuelle, l’Italie n’est munie d’aucune structure ou programme d’accueil pour réfugiés politiques. Les migrants qui arrivent en sol italien sont tous considérés clandestins. Ils peuvent ensuite faire une demande d’asile politique directement aux entités territoriales italiennes, c’est-à-dire aux institutions locales. Mais le processus s’avère très difficile et laborieux.

La ministre de l’Intégration, Cécile Kyenge, souhaite abroger la loi Bossi-Fini.

Selon le professeur, il faut éviter à tout prix ce vide législatif qui pénalisera ces réfugiés qui ne peuvent en aucun cas faire une demande d’asile de l’étranger, en l’occurrence dans leur pays d’origine. De son côté, le parlement européen a approuvé une résolution bipartisane sur la loi Bossi-Fini qui demande, entre autres, de modifier ou de revoir les normes qui infligent des sanctions à ceux qui prêtent assistance en mer aux migrants. Parce qu’en plus de criminaliser les personnes qui migrent, la loi pénalise aussi ceux qui leur portent secours.

Réformer la politique d’asile Pour remédier à cette absence de loi pour la protection des réfugiés, la mairesse de Lampedusa, Giusi Nicolini, a lancé un appel aux 28 États membres de l’Union européenne (UE) pour une réforme de la politique d’asile quelques heures avant le sommet du 24 octobre dernier. Les dirigeants européens devaient se pencher sur la question des f lux migratoires vers les côtes européennes, mais l’épineux dossier a été reporté à juin 2014. Un renvoi qui a suscité l’ire de certains députés européens dont Hannes Swoboda, député du parti social-démocrate d’Autriche, qui a qualifié ce report de «honteux ». Tout comme la mairesse, le fondateur du site Fortress Europe, Gabriele del Grande, estime qu’un changement dans la politique d’asile est un des moyens qui

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DOSSIER — LE REPORTAGE : LAMPEDUSA BUSINESS DE— L’ADN IMMIGRER POUR SURVIVRE

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contribueraient à résoudre le problème des morts en mer. Depuis six ans, il essaie désespérément de sensibiliser la population sur cette tragédie humanitaire en continue. Son site, qui sert d’observatoire sur les «victimes de la frontière», cherche des pistes de solutions pour mettre fin aux traversées meurtrières. L’une d’elles serait de permettre la demande d’asile à partir du pays d’origine du migrant. «Les États membres de l’Union européenne reconnaissent la protection des personnes demandeurs d’asile, mais puisque la demande peut seulement

mairesse de Lampedusa Giusi Nicolini, demandent une simplification des procédures pour l’obtention de visas avant leur départ, ce qui, selon M. Del Grande, «résoudrait définitivement le problème des morts en mer».

Aider les pays en difficulté Une autre solution pourrait être envisagée pour freiner ce flux migratoire : l’établissement de liens solides entre les pays d’où proviennent les migrants et l’Italie. Offrir une forme d’aide pourrait

« Ce sera difficile pour l’ensemble des pays membres de l’Union européenne de trouver un accord conjoint pour décider qui devra partir et qui devra rester. » se faire sur le territoire européen, le problème pour plusieurs est de savoir comment y parvenir.» En effet, plusieurs personnes vivant sous l’emprise de dictateurs comme Issayas Afewerki en Érythrée espèrent un avenir meilleur, un futur prospère et libre. Ils n’ont alors d’autre choix que de plier bagage et s’embarquer dans un voyage dont la destination finale n’est pas assurée. «L’Europe reconnaît l’asile politique seulement à ceux qui ont survécu à la traversée de la Méditerranée, les morts sont ensuite renvoyés dans leur patrie dans un cercueil sans trop de sentiments de culpabilité», ajoute M. Del Grande. C’est pour cette raison que plusieurs, dont Gabriele del Grande et la

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être une solution selon le criminologue Ugo Ernesto Savona, mais jusqu’à une certaine limite. «L’Érythrée est trop loin pour que l’on puisse l’aider dans ce type de problème. Il faudrait avoir des accords avec les pays d’où partent les bateaux qui se dirigent vers l’Italie. Un accord du genre a fonctionné avec l’Albanie, mais non avec la Libye. Il faut comprendre ce que nous devons faire pour que ces accords fonctionnent», explique M. Savona. Point de départ de la grande majorité des bateaux, la Libye est devenue une destination très achalandée en 2009. Un accord avec le pays avait été signé entre l’ancien président libyen Mouammar Kadhafi et Silvio Berlusconi, l’expremier ministre italien. Renouvelé en

2012 après la mort du dictateur, cet accord fait en sorte d’augmenter les patrouilles au large des côtes libyennes et d’intercepter tous bateaux suspects voguant vers l’Italie. Amnistie internationale et l’Europe ont condamné cet accord qui viole les droits de l’Homme. Selon le communiqué d’Amnistie internationale, «l’argent alloué au contrôle des frontières extérieurs de l’Union européenne se fait au détriment des personnes et des vies.» On a constaté que les migrants qui sont repoussés par force vers la Libye ont souvent été emprisonnés et torturés.

Solidarité européenne Les habitants de l’île Lampedusa qui doivent vivre quotidiennement avec cet afflux migratoire revendiquent une plus grande aide de la part de Rome et des pays de l’Union européenne. Ils les accusent de les abandonner dans cette crise humanitaire. En fait, ils demandent de partager la responsabilité des migrants avec l’ensemble des pays membres de l’Union. Ce qui ramène le problème au règlement sur la demande d’asile qui peut se faire seulement une fois arrivé sur le territoire européen, selon Gabriele Del Grande de Fortress Europe. «Ce règlement, adopté lors de la conférence de Dublin, renvoie sur les pays frontaliers la responsabilité de milliers de demandeurs d’asile qui ont l’intention de se rendre dans d’autres pays comme l’Allemagne ou la Suède par exemple.»

Une charge qui arrive au même moment où la crise européenne bat son plein en Italie, en Espagne ou en Grèce. «Le problème est que ces derniers ne trouveront pas de travail dans ces pays en crise, mais pourraient peut-

être trouver un emploi dans les autres pays européens», soutient-il. Il prône donc l’adoption d’une norme qui unifierait les demandes d’asile dans l’Union européenne et redistribuerait le fardeau des réfugiés sur plusieurs pays. Une libre-circulation entre les pays qui permettrait aux réfugiés d’aller là où il y a une plus grande offre d’emplois. Un accord que le professeur en criminologie Ugo Ernesto Savona croit impossible. «Ce sera difficile pour l’ensemble des pays membres de l’Union européenne de trouver un accord conjoint pour décider qui devra partir et qui devra rester.» Gabriele Del Grande reste néanmoins optimiste et croit que l’unique solution pour changer cette situation et mettre fin aux débarquements «n’est pas avec des bateaux militaires et des patrouilles conjointes, sur lesquels l’Italie et l’Europe investissent des millions d’euros, mais de simplifier la démocratisation des visas».

Vers une meilleure intégration Le processus pour cesser ces traversées mortelles s’annonce laborieux. Après une réforme de la loi Bossi-Fini et le partage de responsabilités entre les

pays européens, l’Italie devra s’attaquer à l’instauration d’un plan d’intégration de ces immigrants. L’état d’urgence actuel dans lequel se retrouve le pays ne permet pas la mise en place d’un tel projet pour les personnes qui réussissent à s’établir. Le pays n’a pas encore de plans concrets sur le sujet, mais la ministre de l’Intégration, Cécile Kyenge, y travaille. Elle assure que des projets sur les thèmes de l’intégration sont présentement en cour d’élaboration. «Nous sommes actuellement en train de travailler en collaboration avec les autres ministères pour que le thème de l’intégration vise divers aspects de la politique nationale.» Elle planche entre autres sur le jus soli qui permet aux enfants nés en territoire italien d’obtenir la citoyenneté italienne et ainsi leur permettre une meilleure intégration à la culture nationale. Elle travaille également sur un programme contre le racisme. «Les ministères de l’Intégration et du Travail, en collaboration avec l’office nationale anti-discrimination raciale, nous tra-

vaillons ensemble sur le Plan contre le racisme et la discrimination qui priorisera les domaines du travail, du logement, de l’instruction, des médias, du sport et de la sécurité», souligne-t-elle. Elle-même victime de plusieurs attaques à caractère raciale depuis son arrivée en tant que ministre au parlement italien, elle dit vouloir combattre ce fléau. Elle attribue toutefois ces insultes raciales à un petit groupe de la société italienne, des épisodes qu’elle qualifie de marginaux. Pour la ministre, «le pays vit un important changement culturel, autant de la part des institutions nationales que de la politique, qui

ont fait preuve d’estime à mon égard et de volonté de collaboration, même en provenance des partis aux divergences politiques.» Comme quoi les choses peuvent changer, même si très lentement. Et il le faut, car la situation à Lampedusa ne peut plus durer, tant pour les Italiens que pour les migrants.

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REPORTAGE : LAMPEDUSA — IMMIGRER POUR SURVIVRE

«Les ministères de l’Intégration et du Travail, en collaboration avec l’office national anti-discrimination raciale, nous travaillons ensemble sur le Plan contre le racisme et la discrimination qui priorisera les domaines du travail, du logement, de l’instruction, des médias, du sport et de la sécurité»