ça va décoiffer V27 Extrait

que lui a offert Anna : on dirait une chaîne d'amarrage de péniche. De grosse péniche. Si tu plonges avec un truc pareil autour du cou, tu ne peux pas faire un ...
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Un grand merci à toutes celles et tous ceux qui m’ont témoigné leur amitié tout au long de Pékin Express.

PROLOGUE Paris, 17 Septembre

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Bien sûr, toute ressemblance, avec des personnes, des situations, ou des évènements, existants ou ayant existés, ne saurait être que fortuite, et indépendante de la volonté de l’auteur...

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ue de Duras. L’homme en noir accélère le pas. Ne pas être en retard. Ne pas se faire remarquer. Tout est tranquille, calme. La vie reprend son cours après un été torride sur Paris. La petite rue n’a jamais connu les touristes japonais. Quelques jardinières fleurissent aux fenêtres. Personne. La rue devient un peu plus large. Un parking pour motos ne laisse la place qu’à deux files de voitures. Au loin, un énorme bâtiment blanc surmonté de balustres, impose sa présence majestueuse. L’homme semble épuisé. Pourtant la température est clémente. Des gouttelettes de sueur perlent sur son front. Son long manteau noir semblant sorti d’un vieux Sergio Leone est anachronique en plein centre de Paris. Comme sorti du néant. Une épaisse chevelure noire, légèrement cendrée sur les tempes, et un faciès basané lui donnent un air Hollywoodien. Ses sourcils sont très denses, et il arbore une moustache en tablier de sapeur. Il accélère le pas. La cérémonie est prévue pour onze heures. Et le président n’attend pas.

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Maxim’s fait angle avec la rue Saint Honoré. Pas Le Maxim’s Jet Set, mais un autre Maxim’s, probablement moins connu. Dans la vitrine, des vieux mannequins dénudés s’exposent impudiquement. Devant le grand bâtiment blanc, un policier ganté de blanc, immobile, le regard soupçonneux. Sur le sol, des écussons de sept drapeaux bleus blanc rouges attendent probablement d’être hissés sur la façade. Le porche de l’Elysée se trouve sur la gauche. Grandiose. Quatre groupes de deux colonnes encadrent un portail gigantesque. Quelques journalistes. Un véhicule surmonté d’une énorme antenne satellite stationne en face de l’entrée. Les deux gardes républicains sont immobiles devant leur guérite, l’arme au pied, équipée d’une baïonnette. Un véhicule sombre passe le porche : les deux gardes présentent les armes. L’homme en noir montre une carte au policier qui accueille les visiteurs sous le porche : quelques secondes seulement de vérification. Il pénètre dans l’enceinte du lieu le plus surveillé de France. La cour d’honneur grouille de monde. Le grand tapis rouge n’a pas été déroulé, il est réservé aux chefs d’état. Chacun parle à voix basse, personne n’élève le ton. L’ambiance est celle d’une salle de théâtre, un soir de grande première. Quelques personnages discrets semblent parler tout seul: ils sont équipés de minuscules micros HF. Trois véhicules aux vitres teintées sont garés sur la gauche. Probablement celles de visiteurs étrangers. La cour d’honneur est décorée de troènes taillés en boule, dans des bacs blancs, seule touche de verdure dans ce décor austère. Au fond de la cours, le perron de l’Elysée : quatre colonnes surmontées d’un chapiteau. Sept marches permettent d’accéder au bâtiment lui-même. Les architectes sont tous arrivés. L’homme en noir se mêle à un petit groupe, qui se dirige vers le perron. Leur tenue est plutôt

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décontractée : seulement deux d’entre eux ont jugé bon de porter costume et cravate. A l’occasion de l’inauguration de la Cité de l’Architecture, les quatorze architectes les plus réputés de notre planète sont réunis par le président pour un séminaire de réflexion. A l’ordre du jour : Futur de l’urbanisme, Sauvegarde du patrimoine architectural contemporain, et Gestion de la mondialisation. Le vestibule d’honneur est pavé de marbre blanc et rouge. Face à l’immense baie vitrée qui s’appuie sur les quatre colonnes doriques, une sculpture d’Arman rend hommage à la révolution Française : deux cents drapeaux sculptés s’enchevêtrent, mêlés à leurs hampes de bronze. Sur la gauche, le magnifique escalier empire qui mène au bureau du président. Ses rampes sont faites de grandes palmes de bronze, symbole de la victoire. Au pied de l’escalier, l’entrée du vestiaire : c’est là que l’huissier conduit le groupe d’architectes. Il remet à chacun d’eux une paire de bristols portant le même numéro. La file se dirige vers le fond du couloir, puis vire à droite, sous l’escalier, et revient sur ses pas. Sur la gauche un guichet vestiaire de théâtre. De vieux théâtre. Derrière le préposé, une chaîne de cintres tourne inlassablement, pareille à celle d’un immense pressing. Elle est vieille, au moins cinquante ans. Chacun des architectes remet son manteau, ou son imper. L’homme en noir semble hésiter : comme s’il s’interrogeait sur la température à l’intérieur du palais. Mais il abandonne finalement son long manteau à l’employé. Chacun ressort du côté droit de l’escalier, à nouveau dans l’imposant vestibule. L’huissier les conduit au petit Salon des Tapisseries, qu’ils traversent rapidement, pour se rendre au Salon des Aides de Camp, où des rafraîchissements ont été servis. Ce salon est utilisé pour les déjeuners ou dîners officiels, lorsque le nombre de convives est limité. Les murs sont recouverts de boiseries dorées,

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et au sol, un immense tapis rescapé des tuileries rappelle les plus grandes pages de notre histoire. Une grande table est dressée : une soubrette plutôt mignonne, se tient derrière elle, toute de blanc vêtue, avec un petit tablier noir sur le devant. Elle est blonde, grande, et ressemble à Mireille Darc. Sans décolleté dans le dos. Sur la table, jus de fruits, sodas, eaux minérales. Et petites mignardises pour patienter. Chacun bavarde avec son voisin, fait connaissance. La réunion doit débuter dans un peu moins d’une demi heure. L’immense tapis, ainsi que les revêtements muraux absorbent les moindres vibrations. Le silence crée une ambiance surréaliste, rompu par le seul murmure des convives, et le bruit de quelques verres qui s’entrechoquent. Un majordome se tient près de l’entrée. Tenue queue de pie, nœud papillon, l’air coincé. Son front humide brille légèrement. Ses traits sont figés, tendus. Il semble guetter quelque chose. Ou quelqu’un. Il est absolument immobile, un peu comme au garde à vous. Son regard passe d’un convive à l’autre, sans aucune cesse, comme à la quête d’un signe de reconnaissance. L’homme en noir se tient près de la fenêtre, tourné vers l’intérieur du salon. Il sort un kleenex de sa poche, s’essuie précautionneusement le front, puis lève lentement le regard. Son tour de salle est lent, posé. Il observe la jeune serveuse, puis le majordome. Revient vers la jeune fille. Son regard croise celui de l’homme en queue de pie. Les deux hommes s’observent. Impassibles. Figés dans une immobilité parfaite. Seuls les traces d’humidité sur leurs fronts moites laissent apparaître une tension extrême chez chacun d’eux. Cette attente dure une bonne minute. Interminable. L’homme en noir fait un pas en avant, lentement, tel un funambule sur son fil tendu tout en haut du chapiteau. Il fait un pas. Un seul pas.

Et s’écroule sur l’épais tapis chargé du souvenir des tuileries. Mort.

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CHAPITRE I Toulon, 22 Septembre

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oulon. The dream, les hauteurs du Baou, vue imprenable sur le port, Saint Mandrier, les îles de Porquerolles. Tout en bas, il fait la planche : le Charles de Gaulle, superbe. Des heures entières à le regarder, l’admirer. Il sort de temps en temps, pas très longtemps, sauf conflit grave chez nos amis de là-bas, ou d’ailleurs. Elle est belle la baie de Toulon. Ma baie de Toulon. Méconnue. Et c’est mieux. Jardinage (pas trop, ça fait pépé), bricolage (pas trop, ça fait retraité), sport (un max, ça fait jeune), Internet… Il y a plus malheureux sur terre. Je bronze : Ray Ban, Monte Christo numéro quatre, San Antonio. Dring ! J’aime bien le … Dring ! Essaye de dire à voix haute … « dring ». Rigolo non ? Pourtant, est-ce que ça ressemble à une sonnerie de téléphone ? En fait, si tu n’écris pas « dring » dans un bouquin quand le téléphone sonne, personne ne comprend rien. Dring donc.

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Le portable est toujours à mes côtés : comme si l’Intérieur allait m’appeler. Mais ça fait belle lurette qu’il ne m’appelle plus. Maintenant, c’est plutôt deux fois par jour Conforama ou Cuir Salon qui m’annonce que je fais parti des heureux élus qui ont gagné, devinez quoi , un magnifique moulin à café huit vitesses ! Au début, j’allais chercher tous ces trucs. Avec Elisabeth. Mais très vite la cave s’est remplie d’appareils aussi inutiles qu’innommables. Alors nous n’y allons plus. Je décroche. Un peu brutalement peut-être. Dans le Sud, la sieste, c’est sacré. - Jean Pierre Marquet ? La voix est féminine, un peu grave, sérieuse, Roissy aux heures de pointe. - Navré, je suis en pleine réunion, vous pouvez me rappeler un peu plus tard s’il vous plait ? Toujours poli au téléphone : les pauvres gars qui font ce boulot sont payés au lance pierre. - Vous êtes bien Jean Pierre Marquet ? - Oui, ça, ce n’est pas un secret. Mais si vous m’appelez pour me dire que je suis l’heureux élu d’un tirage au sort, navré, je ne me rends plus à ce genre d’invitation. - Non. Ce n’est pas le cas… Disons que … Elle semble hésiter la nana. - Je ne vais pas t’inviter à un tirage au sort… Tiens, la charmante voix hall d’aéroport me tutoie. De plus en plus familiers à Confo ! Moi, quand quelqu’un me tutoie, illico, je tutoie. - Excuse moi, mais… on se connaît ? Pourtant sa voix me semble familière. Très familière même. Mais impossible de dire où je l’ai entendue. Amis, pub télé, radio, je ne sais pas.

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- Ta voix me dit quelque chose, mais impossible de me souvenir. - Ce n’est pas gentil ça … Bon, je sens qu’elle est vexée. Et si c’est une copine, nul. Je réfléchis. Pas trop longtemps. Disons deux secondes. Et Bingo !!!! Là, je sens que tu vas être surpris. La surprise du siècle ! Tiens, du coup, je fais un nouveau chapitre !

CHAPITRE II Toulon, toujours le 22 Septembre

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a voix est archi connue. En fait, existe-t-il un français qui ne connaisse LA voix. Bon. Tu te languis, alors je vais te mettre sur la voie. La voie de la voix (pas mal : le Goncourt, le Goncourt !). Imagine douze heures par jour, à la télé, à la radio, pendant six mois ! Il y a juste quelques mois ! Et de sexe incontestablement féminin ! Bingo, tu as trouvé ? C’est gagné : j’ai en ligne et en personne, notre ex-future présidente! - Ségolène ?!!! Ce n’est pas vrai ! Comment as-tu trouvé mon numéro ? Complètement idiot. Mais je n’ai rien trouvé de mieux. - Dans l’annuaire, tout bêtement. - Incroyable ! Je t’ai suivie pendant toute ta campagne ! Pas toujours d’accord avec toi, mais tu m’as scotché ! - C’est vrai, j’ai été pas mal occupée ces derniers temps. Mais maintenant, c’est plus calme. Dis moi, JP, je suis un peu à la bourre, je peux te parler une seconde ?

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Agaçant les gens qui t’appellent pour te dire qu’ils sont à la bourre. Ca veut dire qu’ils ont un truc à te demander et qu’ils se fichent royalement (non volontaire !) de ta santé, tes enfants, tes problèmes. - Oui vas y. Qu’est-ce que tu veux me demander ? - En fait, je vais être un peu directe, mais je voudrais savoir un truc… - C’est quoi le truc ? - Disons … Il lui faudrait un tire bouchons, à Ségolène. - Te souviens-tu de notre pacte, la promesse que nous nous sommes faite il y a, quelques années … Quelques années. Toujours aussi marrante la Ségolène. Trente ou quarante balais au moins ! - Oui, bien sûr que je m’en souviens !

bout de papier, l’avons consciencieusement roulé dans une petite bouteille, et plouf, à la mer ! Moins douloureux, et tout aussi efficace.

La cata débarque à grands pas. Quand j’ai connu Ségolène, nous étions des gosses. Même pas des adolescents. Longues promenades main dans la main, petits bisous sur la joue, et promesses à n’en plus finir : rien de bien original. Tous les ans, nous nous retrouvions à l’Estaque, pour les vacances. Nos parents se connaissaient, et louaient depuis plus de dix ans les deux mêmes cabanons, les pieds dans l’eau. La dernière année, nous devions avoir dix ou douze ans, je lui ai volé un petit baiser, peut-être même mon premier baiser. Et nous avons conclu un pacte. Si un jour, l’un de nous deux demande de l’aide à l’autre, celui-ci devra tout faire pour l’aider. Le pacte ne sera rompu, que lorsque chacun aura apporté son aide à l’autre, une fois. Nous avons bien tenté de sceller ce pacte dans le sang, mais quand j’ai essayé de me taillader avec mon petit canif, j’ai vu que ça faisait super mal, et j’ai senti que Ségolène n’était pas vraiment prête pour l’expérience. Alors nous avons écrit le pacte sur un

- C’est gentil de ne pas avoir oublié … Dis moi JP, si je te demandais de… respecter ce pacte, qu’est ce que tu ferais ? La cata pressentie n’est plus très loin. Elle est là. Même bien là. Mais ça, je ne peux pas lui dire. Toujours super galant ton JP préféré. - Je te dirais que je le respecterai, tout simplement. La phrase à ne pas prononcer. Et je l’ai dite. En plus, il y a bon nombre de sujets sur lesquels je ne suis pas tout à fait en phase avec elle : pourvu que ce ne soit pas trop politique. Mais, trop tard. - Tu ne veux pas que l’on parle de ton petit problème de visu ? Ce serait plus sympa non ? - Non, difficile. Je suis toujours surveillée par un tas de journalistes. Un tête à tête avec un des ex-limiers de la PJ, je vais avoir droit à la couverture de toute la presse People. Je ne suis pas certain que cela dérangerait foncièrement ma copine. - Ok. Alors dis moi tout. - Voilà. Je ne sais pas si de ton petit paradis azuréen tu lis la presse nationale, mais il y a quelques jours, je suis tombée par hasard, sur un fait divers assez curieux. En fait, c’est une photo qui a attiré mon attention. Lors d’une réception à l’Elysée, un des convives a eu une soudaine attaque cardiaque. Il a été transporté de toute urgence à la Salpétrière. Mais il a rendu l’âme quelques minutes à peine après être arrivé aux urgences. Cet homme s’appelait Abdoul Salimane : citoyen des Emirats Arabes Unis, un des architectes à l’origine du projet des tours de Dubaï. Tu sais, les immeubles dont chaque étage peuvent tourner sur lui-même au

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grès de la fantaisie de son accupant… Il faisait partie d’une délégation d’architectes reçus à l’Elysée, à l’occasion de l’inauguration de la cité de l’architecture. - Et ? - Et bien, en fait, cet homme…soit n’était pas vraiment architecte, soit n’était pas du tout … Abdoul Salimane. - Ah bon, et … pourquoi ? - Il se trouve que sa photo était en première page dans le Nouvel Obs. Et l’homme qui y était décrit comme Abdul Salimane, et bien, je l’ai vu en photo à Gaza, lors d’un voyage en décembre 2006. - Peut-être pas ta meilleure initiative ce voyage… Ségolène semble ne pas avoir entendu ma remarque. - Avec mes conseillers, nous étions en train de préparer l’entrevue avec Mahmoud Abbas, quand j’ai aperçu sur un bureau, une note barrée d’un énorme cachet Secret Défense. Bien sûr, Secret Défense, ça donne envie de lire. Alors j’ai lu. Quand les policiers de l’escorte ont vu que je lisais, ils ont brutalement retiré le document. Après m’avoir fusillé. Du regard bien sûr ! Mais j’ai eu le temps d’apercevoir, la photo de cet homme. - Et un an plus tard, tu te souviens de lui ? - Oui. C’était le sosie de … Omar Sharif. - Omar Sharif … tu n’étais pas un peu amoureuse de lui, à l’époque de Lawrence d’Arabie ? - Pas qu’un peu, j’étais folle de lui. Alors, quand j’ai vu sa photo sur ce document, je me suis dit : pourquoi un cachet Secret Défense sur la photo d’Omar Sharif ? En fait, ce n’était pas Omar Sharif, sur la photo : c’était un homme qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Je ne me souviens plus du nom du personnage, mais ce dont je me souviens, c’est qu’il y avait écrit en légende : Spécialiste de l’utilisation du plutonium 239 dans la méthode d’implosion.

Là, elle a du se lire dans le train le dernier Sciences et Vie. - Et tu te souviens de ça aussi ? - En fait, j’ai une excellente mémoire visuelle :je lis un texte, et je le retiens. En plus, j’avais un excellent ami, professeur de physique nucléaire, qui ne s’arrêtait pas de me parler de cette méthode d’implosion. Ça le passionnait ! Moi, pas vraiment, j’avais d’autres idées en tête… Il prétendait que cette technique était beaucoup plus efficace que la technique de l’insertion pour réaliser une bombe nucléaire. - Et tu en as déduit, quoi ? - Pas grand-chose. J’en ai parlé à mon cousin qui travaille au SIRPA : il a fait une petite enquête, mais n’a rien trouvé d’inquiétant concernant cet Abdul Salimane. L’homme était parfaitement accrédité. Mais ce dont je suis sûre, c’est qu’il n’était pas architecte, et qu’il était à l’Elysée le dix sept septembre sous une fausse identité. - Tu en as parlé à la police ? - Difficile. Je n’ai rien pour étayer mes dires. Juste un souvenir de ce voyage, et une photo aperçue quelques secondes dans un bureau de Gaza. - Et tu … attends quoi de moi ? - Et bien … je sais que je peux avoir confiance en toi. Alors je voudrais que tu fasses une petite enquête, juste pour me confirmer que je me trompe. Ou que mon intuition dit vrai. Si un spécialiste en armes nucléaires se trouvait sur notre territoire, s’il est entré illégalement, sous une fausse accréditation en France, s’il était à l’Elysée il y a quelques jours, je ne pense pas que ce soit uniquement pour assister à un congrès.

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Je dois dire que malgré mon hyperactivité toulonnaise, il m’arrive parfois de me lasser un peu du Casto-Carrefour-Darty quotidien.

- Bon d’accord. Je ne peux rien te promettre, mais je vais faire de mon mieux pour tenter d’élucider ton petit mystère. Donne moi ton portable, et je t’appelle dès que j’ai du nouveau. Ségolène ne s’est pas trop étendue. Si je puis m’exprimer ainsi… J’ai senti que le petit dîner en tête à tête avec le vieux copain d’enfance, ce n’était pas vraiment son truc. Alors nous nous sommes séparés sur les banalités d’usage : ça m’a fait plaisir d’avoir de tes nouvelles, j’espère que tu vas réussir dans tes projets, bla bla bla, bla bla bla … Je suis pensif. L’histoire de ma copine, devrais-je dire ex-copine, est un peu grandguignolesque. Mais m’intrigue un max. Dans toute situation curieuse, il y a toujours deux éventualités possibles. La bonne, et la mauvaise (Quand je te dis que le Goncourt est pour bientôt !). Lorsqu’un problème difficile se présente, la plupart des gens élimine d’office l’hypothèse, ennuyeuse, peu plausible. Dans l’histoire de ma copine, la logique cartésienne voudrait que je pense, à voix basse bien sûr pour ne pas écorcher son image de marque : elle déraille complètement la Ségolène, je retourne à mon Monte Christo (qui soit dit en passant s’est éteint depuis belle lurette) et ciao ! Mais ma logique n’est pas vraiment cartésienne. Alors, je me dis… et si après tout, elle avait raison? Gérard, est mon meilleur pote de la Seynes sur Mer. Retraité, mais tout aussi dynamique que ton serviteur, il n’a pas son pareil pour dénicher des tuyaux, là où en principe, règne le confidentiel défense. Il connaît tout le monde à Var Matin, et je vais commencer par lui. Donc, je l’appelle. Il me rappelle exactement sept minutes et douze secondes plus tard. - Ton macchabée de la Salpétrière est bien mort d’une crise cardiaque. Vu le contexte de son décès, et même si sa mort semble en tout point naturelle, il a été autopsié. L’autopsie n’a rien

révélé d’anormal : nécrose étendue et fatale du myocarde. Donc, infarctus. Ce qu’il y a de curieux, c’est que sa dépouille a été rapatriée sur les Emirats, seulement dix heures après son décès. L’ambassade des EAU a fait preuve d’une diligence assez exemplaire : ils ont affrété un avion privé des Emirates Airlines, et la dépouille a été rapatriée sur Dubaï, le 19 septembre, via Vienne. Tous ses effets personnels accompagnaient le défunt. - Ses effets personnels… Je suis sûr que tu as dégoté un truc intéressant sur le sujet ! - Of course votre honneur. Il marque une pause : aime bien se faire prier le Gégé. - Bon, d’accord, je te supplie de me dire ce que tu as découvert ! - Voilà, c’est mieux comme ça. Alors, une liste exhaustive de ses objets personnels a été établie par la DST. Cette liste est bien sûr confidentielle, mais tu connais Gégé. Donc, parmi les objets qui l’accompagnaient, la DST a relevé deux trucs qui m’ont titillé. - Tu accouches ? - Tu me feras mourir de rire ! Les deux objets : le premier, est un chargeur de micro-ordinateur, ou d’appareil électronique assez puissant. Il délivre quatre mille, milliampères. Pour te donner un ordre de grandeur, le chargeur d’un cellulaire banal délivre six cent milliampères. Donc, notre homme avait avec lui un appareil électronique à forte consommation. - C’était quoi ce bidule ? - C’est là que l’anecdote devient intéressante : la DST n’a rien retrouvé dans ses bagages. Ce qui laisse à penser que notre homme s’est séparé de l’appareil. Or, s’il l’a remis à quelqu’un, pourquoi ne pas lui avoir remis en même temps … le chargeur. - Il l’a peut-être égaré ? - Possible, mais peu probable. Il est arrivé à Roissy le seize au soir, en First. Il avait une réservation sur Air France, pour le dix huit, direction Rio. S’il a perdu son micro haute consommation, ou

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s’il se l’est fait voler, c’était donc dans le taxi qui le conduisait de Roissy à l’hôtel, ou pendant son trajet entre l’hôtel et l’Elysée. Par ailleurs, notre gars avait avec lui, la panoplie électronique banale et complète de l’homme d’affaire haut de gamme en vadrouille : portable avec GPS intégré, appareil photo dix millions de pixels, deux costars signés Cardin et Saint Laurent, et une panoplie de bagages Vuitton ? Vrais bien sûr, pas provenance Vintimille. Les chargeurs de ces appareils ont été retrouvés dans ses bagages à l’Hôtel de la Poste, rue Montalivet. A noter : L’hôtel de la poste n’est même pas côté au guide Michelin. Il mérite probablement entre une et une demi étoile : un vrai bouge. Et il est situé à deux cent mètres à vol d’oiseaux de l’Elysée... - Et notre gars, s’est payé un hôtel minable en plein centre de Paris, alors qu’il se trimbalait sur lui plusieurs milliers d’euros de fringues et de bagages. Le deuxième objet, c’était quoi ? - Une pochette d’allumettes : hôtel Inca Path. Lima Pérou. Dans la pochette, une petite annotation manuscrite, « Mec Pressé ». Ça, je te laisse le soin de déchiffrer ! - Merci Gégé, t’as bien bossé ! Pour l’énigme du « Mec Pressé », j’ai déjà déchiffré. - Tu rigoles ? - J’ai une tête à rigoler ? Branches ton CanalSat sur M7, et tu comprendras!

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CHAPITRE III Encore Toulon, le 23 Septembre

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on emploi du temps du jour n’est pas très chargé : juste un petit Casto-désherbant-total pour allées. La nuit a porté conseil. Et cette histoire m’intrigue de plus en plus. Depuis le 11 septembre, toutes les polices du monde sont sur les dents. Quelle sera la prochaine cible d’Al Kaïda ? J’aimerai bien en avoir le cœur net. Mais je n’ai plus aucun pouvoir. Bien quelques copains encore à la PJ, mais nos relations se limitent aux traditionnels vœux de fin d’année, et à quelques repas d’anciens combattants. Auxquels d’ailleurs je me rends de moins en moins. Mec Pressé… Une émission de télé plutôt sympa : dix équipes de deux personnes doivent parcourir quelques dix mille kilomètres, avec pour toutes ressources, un euro en poche, par jour et par personne. Autostop, et hébergement chez les autochtones pour manger et

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dormir. A chaque étape, l’équipe arrivée en dernier est éliminée. Et cent milles euros à la clé. Un joli pactole. Superbes paysages, aventure humaine, le genre d’émission qui ne peut pas laisser indifférent. On aime, ou on n’aime pas : moi j’aime. C’est Elisabeth qui m’a fait découvrir le concept. De retour d’une visite chez sa copine Jonick en région parisienne, elle s’est égarée un soir de zapping sur M7. Les deux petites filles de Jonick sont des fans de l’émission. Alors tous les mardis, la famille était réunie autour de la télé pour assister aux déboires de nos apprentis aventuriers dans les rues de Pékin ou de Hong Kong. J’ai regardé un épisode. Puis deux. Et je suis devenu à mon accroc. J’ai même failli m’inscrire au casting. Mais quand il s’est agi de trouver un partenaire, plus personne. Mes amis avaient tous un truc qui n’allait pas : un peu trop de cholestérol, mal aux reins, ou une épouse pas très fana de voir son mari partir seul à l’autre bout du monde. Elisabeth quant à elle, plutôt First et Sheraton que sac de couchage à la belle étoile dans les steppes de l’Asie centrale : donc pas partante. Et j’ai laissé tomber. Pour en savoir plus sur l’émission, Gégé va encore me donner un petit coup de main. Gégé vient de se découvrir une soudaine passion pour la pèche au gros. Il s’est payé l’attirail complet de James Bond dans Docteur No. Huit heures par jour entre Les Sablettes et les Deux Frères : à taquiner le gabote. Le gabote, c’est l’équivalent du goujon, mais de l’autre côté de la Méditerranée… Quand je l’appelle, il est en train de lutter à mort avec un monstre de deux cent grammes, et je sens que je l’importune foncièrement. Mais c’est un pote. Et les potes, c’est sacré. Alors il laisse partir le gabote vers des cieux plus cléments, et m’écoute. Lui aussi s’est pris au jeu. Mec Pressé, il a bien sûr vite trouvé ce que c’était. Et il ne m’a pas attendu pour se rencarder. Alors,

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avant même que je ne lui demande le petit coup de main espéré, il a déjà résolu le pébé. - Toi, je sens que tu aimerais partir avec ton sac à dos du côté de Bombay ! - Comment tu as deviné ? - Comme ça, intuition masculine ! - Et tu as une solution ? - Je crois. - Tu crois, ou tu en es sûr ? - Disons que j’en suis sûr ! Je l’embrasserai sur la bouche. Enfin s’il n’était pas un mec. Et si elle était bien roulée. Alors je ne l’embrasse pas sur la bouche. - Tu as un truc pour me faire partir ? - En fait oui. C’est trop tard pour te faire participer au casting, mais je connais assez bien un des cadreurs de l’émission. Qui lui connaît assez bien le Directeur de la Production. Ils ont une équipe défectueuse : l’équipe des seniors. Or l’équipe remplaçante troisième âge s’est dégonflée au dernier moment. Et ils sont dans la panade. Alors, vu ton âge avancé, je leur ai proposé ta candidature comme papy baroudeur. - Ah Ah Ah. Je suis mort de rire. Tu veux dire que tu m’as proposé, sans même m’en parler ? - Je te connais depuis … combien d’années déjà ? Alors je savais que tu n’allais pas laisser tomber une occase pareille de te dérouiller les jambes. Oui, je t’ai proposé sans t’en parler !!! - Et ? - Et si tu veux partir, tu pars. Mais avec une petite condition, juste une toute petite … - M’en fous ! C’est quoi la condition, je pars ! - Dac. Alors tu seras un candidat à part entière, comme les autres. Ni plus, ni moins. Ils ont un partenaire pour toi sous le coude, et ils attendent mon feu vert pour te contacter. Mais je te le répète, ils

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ne savent pas pourquoi tu veux faire partie du jeu, et surtout, ils ne savent pas que tu vas mener une petite enquête. S’ils l’apprennent, je suis grillé. A toi de décider si tu es toujours partant, ou pas. - Of course que je suis partant ! Appelle les ! Dring Whouhha, la voix ! Un murmure, un ruisseau, une mélodie, une complainte, un adagio, une romance ! - Bonjour ! Je voudrais parler à Jean Pierre. Avec sa voix, un mot d’elle, et je quitte ma mère. Elle s’appelle Chloé. Mignon. Je te fais grâce des détails techniques mais c’est en fait assez compliqué, et assez simple à la fois. Le compliqué d’abord: je vais devoir faire un tas d’examens cliniques, prises de sang, tests d’efforts. Ils vont m’envoyer un superbe dossier, format Bible en trois volumes, à lire, étudier, compulser, analyser, remplir, accepter, signer, avec plein de clauses de sécurité, confidentialité, etc… Je dois envoyer de toute urgence mon passeport, pour qu’y soient apposés quelques visas, une bonne douzaine de photos d’identités, et j’en passe … Le simple est super simple: quelle que soit la question que tu poses, la réponse est toujours la même « ça, je ne peux pas vous le dire !». Donc si tu veux savoir la date du départ, qui va t’accompagner, où ça va se passer, etc. … tu laisses gambader ton imagination. La seule info qui m’est communiquée : je dois être prêt à partir, à compter du premier octobre. En fait, c’est plutôt rigolo : pour un gars pas trop stressé. Je vais donc devoir me débrouiller tout seul pour en savoir plus. Les deux questions fondamentales avant mon grand départ sont : où, et quand ? Je pourrais bien sûr me la couler douce, attendre patiemment que Chloé me rappelle, mais tu connais ton JP préféré ? Pas vraiment style les deux pieds dans le même sabot. Faut que je bouge.

Et je vais donc commencer par le : où ? Sésame ouvres toi. Mon pote Google, toujours là ? Premier Episode, Paris Pékin. Deuxième, Pékin Bombay. Le troisième, Asie à nouveau, ou ailleurs ? Mon moteur de recherche préféré pédale exactement une seconde et demie et me donne deux indications : d’abord le 27 Août, Public, la revue gratos, annonce que cette année, Mec Pressé sera tourné en Amérique latine. Deuxième info : cette fois-ci, c’est le PDG de M7 qui confirme le treize septembre, lors d’une conférence de presse, que l’émission se passera en Amérique latine. Article signé Karine Colmet, Télé Loisirs. Faut vérifier que ce n’est pas de l’intox. Petit coup de fil à Télé Loisirs. - Karine Colmet, s’il vous plait ? - Oui, je vous la passe. - Karine Colmet ? - Oui, c’est elle-même. Que puis-je pour vous ? - Bonjour madame. Voilà. Je m’appelle Roland Cloutier, et ma petite nièce, enfin, elle a … dix-neuf ans, s’est inscrite au casting de Mec Pressé. Elle semble retenue, elle a passé toutes les étapes du casting… Mais son papa, mon frère donc, est très inquiet. Il a peur de la voir partir en Asie : pays trop à risques. Comme vous étiez présente à la dernière conférence de presse de M7, je voulais juste savoir si l’annonce de l’Amérique latine est officielle, ou juste une possibilité. - Non, je vous rassure. L’annonce est on ne peut plus officielle. Le prochain Mec Pressé sera bien tourné en Amérique latine. Mais … est-ce que je pourrais contacter votre nièce, juste pour savoir ce qu’elle pense de cette sélection ? Ah les journalistes … - Je suis navré, madame, mais non, je ne le peux pas … Elle est liée par un contrat de confidentialité, et je ne voudrais surtout pas lui porter préjudice.

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Bon. La charmante Karine n’insiste pas. Le prochain Mec Pressé sera tourné en Amérique du Sud. Un sacré pas en avant pour mon enquête : je parle couramment Espagnol et Portugais. Maintenant, Amérique du Sud, c’est bien, mais départ, d’où ? Re-Google : les précédentes émissions ? Chaque émission visite les grands lieux touristiques des pays traversés. La conclusion est évidente : le départ, ou l’arrivée, se fera à… Rio ! La légendaire Rio de Janeiro. Rio est sur l’Atlantique : je verrais bien un trip entre Lima, sur le Pacifique, et Rio. Reste à savoir si Lima est la ville de départ ou d’arrivée. En fait, la réponse est évidente : vaut mieux envoyer tous les concurrents à Rio, qui je te le rappelle, est plus proche de l’Europe que Lima, et rapatrier les seuls gagnants de Lima, que l’inverse. Simple logique économique d’entreprise : il y a plus de huit mille kilomètres entre les deux villes. Donc j’en déduis : départ de Rio, arrivée Lima. Lima …. Hôtel Inca Path à Lima … Tiens donc ... Billet d’avion pour Rio dans les affaires de notre ami Abdoul … Coïncidence or not coïncidence ? Le “où” étant résolu, j’attaque le “quand?” Re-re-re-Google. Extraits vidéo des émissions précédentes. Générique de fin. Remerciements à Salomon, Cachua, Sofitel …et Air France ! Fallait s’en douter : une émission Franco Franchouillarde qui va mobiliser plus de cent vingt personnes, ne va pas voyager sur la TAM, ou Argentinas Air Lines. Et Air France, je contrôle. - Bonjour madame… Mon numéro FlyingBlue Platinium est le 1000 321 936. J’ai besoin d’une petite information. - Oui, biens sûr, monsieur Marquet. Que puis-je pour vous ? - Voilà, j’ai gagné à un jeu télévisé un séjour sur Rio. Mais la date de départ ne m’a pas été communiquée. Ce doit être une surprise. Or, je dois me rendre à un mariage, celui de ma nièce en octobre

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(encore elle : merci Sophie pour ton aide précieuse!), et je voudrais savoir si les dates ne coïncident pas par hasard… Je ne manquerai le mariage de ma petite nièce sous aucun prétexte … Le vilain menteur ! - Bien sûr monsieur. Vous avez une idée approximative de votre date de départ pour Rio ? - Je sais juste que c’est après le premier octobre. - Voyons voir. Business ou First ? Superbe le logiciel d’Air France : ils n’ont pas oublié mes petites habitudes… - Non, Tempo mademoiselle : c’est un gain à un jeu. - Ah, d’accord monsieur Marquet. Alors, le premier octobre, je n’ai rien à votre nom. Le deux non plus. Le trois non plus. Dois-je continuer, monsieur ? - Oui, allez jusqu’au quinze. - D’accord. Le quatre… Ah, ça y est, je vous ai trouvé : départ vol AF442 le quatre octobre à vingt trois heures quinze, au départ de Charles de Gaulle. Vol direct sur Boeing 747. Siège 32A. Arrivée à Rio le lendemain à cinq heures vingt. Le retour est Open. Elle, je l’embrasserais vraiment sur la bouche ! - Je vous remercie mademoiselle! Le mariage de ma nièce est pour le deux octobre, donc ça colle ! I am the king of the word! Je te traduis? Non : si tu as acheté mon bouquin, c’est que ton intelligence est nettement au dessus de la moyenne, et donc, tu as compris ! Exactement deux heures trente sept minutes après mon entretien avec la délicieuse Chloé, je connais le numéro de mon siège pour Rio ! Et youpee, merci Ségolène ! Et Gégé œuf corse !

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ccueil au Sofitel de Roissy, très discret. J’avais espéré tapis rouge : Bruce Willis, Tom Cruise en haut des marches, mitraillage Nikon, armée de photographes. Mais que nenni. Foin de tapis rouge, foin d’accueil Cannesque. Chloé m’annonce qu’elle va me tenir compagnie en attente du grand départ, vingt quatre heures sur vingt quatre. Hors heures nocturnes malheureusement. La Prod ne connais pas encore la date et l’heure du départ. Tu parles ! Ah oui, la Prod. … d’abord, j’ai cru que le big boss de l’émission s’appelait Laprode. Laprode pense qu’il serait préférable que vous attendiez patiemment dans votre chambre, Laprode souhaiterait que vous preniez connaissance du règlement, Laprode vous demande de nous remettre portable, cartes de crédit, ainsi que tout document imprimé… Et puis la gentille Chloé m’a mis au parfum : la Prod., c’est La Production. Longue journée à ne faire strictement rien : vue imprenable sur les avions qui décollent, collations frugales en chambre, petit break à la salle de muscu pour me dégourdir les jambes : toujours

accompagné de mon agréable mentor. Si le décollage est à vingt trois heures quinze, c’est vers vingt heures que je devrais quitter le havre de paix Roissyen. Vingt heures pétantes : Chloé vient m’annoncer que … nous partons. Elle est accompagnée d’une non moins jolie accompagnatrice : Francine. Francine doit prendre le relais pour le big trip. Taxi, enregistrement bagages : rien en cabine. Au passage frontière, c’est Francine qui présente mon passeport, et qui le récupère illico. J’ignore donc que trois magnifiques visas pour le Brésil, la Bolivie, et le Pérou y ont été apposés. Enfin, dix neuf candidats sur vingt ignorent ce petit détail… Attente dans le grand hall, juste après le contrôle police. Les vols en partance sont: Tokyo, Chicago, Bombay, Rio, Amsterdam, Frankfurt, Moscou. Je te parie que nous n’allons pas tarder à nous diriger vers la porte d’embarquement Rio. Et je gagne mon pari. Dans le hall, une foule de touristes et hommes d’affaire en instance de départ imminent. Pour reconnaître les uns des autres, pas compliqué : l’homme d’affaire fait la gueule, porte costume cravate, et parle en permanence sur son portable. Le touriste lui, rigole, allie avec élégance rouge vert et mauve sur sa tenue vestimentaire, et lit Closer. Les candidats à l’aventure, quant à eux, sont les seuls qui voyagent… les mains vides : donc, fastoche pour les reconnaître. Je repère un binôme masculin, assez imposant : haltérophiles ou rugbymen. Un couple plutôt sympathique : ils s’engueulent sans arrêt. Une jeune fille et sa maman : super mignonne la brunette. Un bronzé rasé de un mètre quatre vingt dix, souriant, accompagné d’une superbe brune. Enfin un couple d’amoureux tout droits sortis d’un dessin de Peynet. Je cherche s’il y a quelqu’un de seul, sans bagages à main : mon ou ma future partenaire. Mais personne. Ils ont du répartir les équipes sur plusieurs vols, des fois que l’avion ne se casse la gueule…

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CHAPITRE IV Paris, 3 Octobre

A

Avant mon départ de Toulon, j’ai longuement compulsé sur le fichier du 36 les photos des potentiels fomenteurs d’une troisième guère mondiale, nucléaire ou pas. Et en attendant mon prochain départ pour Copacabana, je puis t’assurer qu’aucun d’entre eux n’a posé sa candidature pour Mec Pressé. Enfin, aucun des dix personnages sans bagage à main dans la salle d’attente. Vol tranquille, juste un peu fatigant : la Tempo d’Air France ne vaut pas la First. Discrètes œillades avec les collègues qui ont bien sûr pigé comment se reconnaître, et transfert à la sortie de l’aéroport international Carlos Jobim vers une petite estafette blanche. Les vitres ont été recouvertes de papier kraft. Dans le véhicule, interdiction de parler. Le véhicule démarre : juste quelques mètres, et s’arrête, englué dans les embouteillages faramineux de Rio. Une heure plus tard, nous avons du parcourir moins d’un kilomètre. Chaque fois que l’un d’entre nous tente de lier conversation avec son voisin, la gentille Francine nous remet gentiment à l’ordre. Bon, respectons la règle du jeu… Ce qui m’intrigue, c’est le coup du papier kraft : si on nous empêche de voir dehors, c’est que c’est important de ne pas savoir où nous allons. Et donc, je décide de savoir où nous allons. Je me suis installé au premier rang du minibus. Vue imprenable sur la paroi opacifiée (ça existe !) qui nous sépare des trois places avant. Je laisse tomber ma tête en avant, comme quand Rambo fait un somme dans le vieux DC4 qui l’amène au milieu des viets. Par un espace de moins d’un centimètre entre le papier kraft et le montant de la porte, je peux voir dehors. Et je regarde dehors. Je connais Rio comme ma poche. Probablement petit avantage pour me diriger demain ou après demain. Tout en haut, sur la droite, le Christ Rédempteur veille sur Rio, depuis plus de soixante seize ans, les bras en croix. Somme toutes assez banal pour un christ.

Nous nous dirigeons vers le centre ville : circulation bouchée, autoroute, le Christ est toujours là. Si nous passons le tunnel André Rebouças, nous nous dirigeons vers le Lagoa. Nous passons le tunnel... Sortie du tunnel : si virage à gauche, nous allons vers Ipanema, si tout droit, ce sera Leblon. Virage à gauche : donc Ipanema. Revirage à gauche : nous longeons la plage. Il est grand temps de me réveiller. Je. Le mini van s’arrête. Arrivée, terminus, tout le monde descend, hôtel Praia Ipanema : quelques étoiles. Plus de quatre ou cinq en tout cas. Nous sommes répartis par groupes de deux dans l’immense lobby. Enfin tous, sauf moi, qui ne connaît pas encore mon futur coéquipier. Chaque année, ils incluent parmi les candidats un binôme constitué de deux personnes qui ne se connaissent pas. L’an dernier, un gars plutôt jeune, a découvert sa partenaire dans les rues de Pékin. Trois jours après le départ de la course, ils se tapaient dessus à coups de sac à dos. Je vais devoir faire preuve de patience si je veux aller le plus loin possible : hors de question de me faire virer à la première étape. Ségolène serait déçue … Pour mon futur coéquipier, homme, femme, jeune, vieux, je m’en fous un peu. L’objectif n’est pas tant de faire un petit voyage tous frais payés à l’autre bout du monde aux bras d’une pulpeuse créature, mais bien de découvrir si la troisième guerre mondiale est ou n’est pas, sur le point d’éclater. Je crois en fait que je préfèrerais être accompagné d’un garçon, sportif, et marrant si possible. Plutôt que par une femme : pas par machisme, j’adore les femmes, mais cohabiter avec une femme inconnue ne doit pas être très … pratique. En tout cas j’espère ne pas me traîner un boulet pendant huit milles kilomètres. L’hôtel a du être réquisitionné pour l’occase : une multitude d’hommes et de femmes s’agitent, arborant tous un tas de badges

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autour du cou. Dont un rouge et noir, le sigle de l’émission. Ça fait un peu PC opérationnel de tournage du prochain MI 4 (Mission Impossible quatre, pour ceux qui ne sortent pas). Nous sommes arrivés depuis à peine une petite dizaine de minutes, que déjà la délicieuse Francine me conduit vers mes appartements. Petit signe amical à mes futurs collègues concurrents, et wroum, ascenseur turbo jusqu’au douzième. Chambre immense : deux lits deux places, fenêtre donnant sur une petite rue perpendiculaire à Vieira Souto, le grand boulevard qui longe Ipanema. Salle de bain où l’on pourrait tranquillement dîner à six, avec bien sûr tous tes cousins, cousines, tontons, tatas et futurs beaux-parents. Après les quelques banalités de bienvenue, Francine m’abandonne à mes réflexions. Elle va sûrement convoyer les autres équipes dans leurs appartements. Douche, brossage de dents, rasage soigné, eau de toilette Egoïste, je suis fin prêt pour l’aventure. Exploration de la chambre : le téléphone d’abord. J’ai beau essayer de faire le neuf, le zéro, d’appuyer sur toutes les touches de l’engin, toujours la même réponse : bip, bip, bip ….Ce n’est pas encore ce matin que je donnerai de mes nouvelles à Elisabeth. Ils ont tenté avec beaucoup de soin de nous dissimuler où nous sommes, donc, ça doit servir à quelque chose de savoir … où nous sommes. Dans le premier tiroir d’une des tables de nuit, la bible : en Portugais bien sûr. Et un annuaire : pages blanches et pages jaunes. Chaque volume pèse trois kilos. Je présume que Rio est un peu plus grand que Toulon… A la fin des pages jaunes, je trouve ce que je cherche : le plan super détaillé de Rio. Petit coup d’œil à la fenêtre : nous sommes dans la rua Teixeira de Malo. Trois secondes plus tard, je repère la rua dans le book, et l’hôtel Praia Ipanema, intersection Teixeira de Malo et Vieira Souto. Je sais où nous sommes. Ils auraient pu faire l’économie de douze kilos de kraft dans le mini van…

Reste plus qu’à attendre. Et réfléchir à la suite. L’équipe du tournage, dixit la presse spécialisée, comprend cent vingt personnes. Plus le matos de cent quarante cinq mille soldats américains envoyés en Irak : je vais devoir trouver une trace, infime soit-elle, d’une bombe atomique, dans ce gigantesque capharnaüm. Pas facile. Mais pas impossible. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, je n’arrive pas à comprendre pourquoi Abdoul Salimane, faux architecte, et vrai spécialiste en nucléaire, se baladait à deux cent mètres de l’Elysée, par une superbe matinée de septembre, muni d’une accréditation authentique, et d’un chargeur quatre mille milliampères dans ses bagages. Bon, chaque chose en son temps. Et pour l’instant, le temps ne passe pas vite. Un jour déjà. Quelques visites de La Prod., du Dir. Prod. en personne une fois, repas dans la chambre, télé palpitante idem notre TNT. Après une journée d’attente au Sofitel, un voyage en éco, et quinze heures de zapping sur Rede Globo, le moral n’est pas vraiment au beau fixe. Faut que ça bouge, qu’il se passe quelque chose. Ou je vais éclater. Trois heures du mat : huit heures, heure française. Et donc déjà réveillé. Rien à lire, rien à faire. J’ai planqué lors de la fouille sofitelienne quatre feuillets de mots croisés, mais je les économise : je doute de trouver des mots croisés en français pendant l’aventure. Hier, la Prod nous a remis le sac à dos Mec Pressé : ça m’a occupé deux bonnes heures. Le sac fait quarante cinq litres. J’ai amené dans ma petite valise environ le double de vêtements et accessoires de survie : j’ai donc du trier. Le soir, mon sac était prêt. La Prod nous l’a emprunté pour petite vérification. Des fois que certains candidats n’y aient oublié deux ou trois milles euros en travellers…Le sac est revenu, intact, tel que je l’avais préparé.

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Le soleil se lève sur Ipanema. Superbe. Il est à peine sept heures et déjà la plage est noire de monde. Le Brésil est le pays du sport. A défaut de bien vivre, les Cariocas des favelas environnantes trouvent dans le sport et le carnaval la force d’oublier. Tout est prétexte à rire, chanter, danser la samba. Dans ma chambre, je ne ris pas, je ne chante pas, je ne danse même pas. Il m’a été remis hier une paire de boots de marche. J’ai les miennes, neuves, et je dois choisir si je les prends avec moi, ou si je choisis celles de La Prod. Une chaussure de chaque paire à chaque pied, je déambule dans ma prison dorée. Difficile de choisir. Et si je devais courir ? Faudrait que je les teste en courant. Alors je cours dans ma chambre. Dix mètres de la porte d’entrée à la fenêtre. Dix allers retour, deux cent mètres. Cent allers retour, deux bornes. C’est parti. D’abord, petite foulée. Slip et boots, super sexy. J’accélère le rythme. A chaque demi tour, je m’appuie de la semelle sur le mur. Les chaussures sont neuves, ça n’abîme pas le revêtement mural. Cinq cents mètres. Je passe la surmultipliée. Un kilomètre. Deux kilomètres. Ça me fait du bien de bouger. Chiche que je me fait dix bornes tout sprint? C’est parti. Justin Gatlin n’a qu’à bien se tenir. Cinq, six, sept bornes. La moquette défile sous mes pas alertes. Plus que deux. Encore un. J’y suis. Dix kilomètres en courant dans une chambre d’hôtel, à moi le Guinness! Et quelqu’un frappe à la porte. Je suis en nage, la piole sent le fauve, j’ai toujours mes mocassins aux pieds. J’ouvre. Lara est de taille moyenne, corpulence moyenne, visage moyen, sourire moyen. En fait, pas de sourire du tout. Va-t-elle syncoper dans mes bras ? Elle a l’air paniquée en me voyant : - Vous avez un problème Jean-Pierre ? Ai-je l’air d’avoir un problème ?

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- Euh, non, pourquoi ? - Mais vous êtes en nage ! Vous avez eu un malaise ? J’ai l’impression qu’un infarctus à ce stade de la compétition ne serait pas la bienvenue. - Non, je viens juste de faire dix bornes en courant. - Mais vous êtes sorti ?! Vous n’avez absolument pas le droit ! Vous allez vous faire disqualifier ! C’est inadmissible ! Elle me gronde, comme le faisait ma maîtresse, à l’école s’entend, lorsque je m’amusais à coller sa chaise sur le sol avec quatre morceaux de chewing-gum. Mon self contrôle étant de béton, je lui réponds comme je répondrais à la moitié d’une mandarine : - Non, ne vous inquiétez pas, je ne suis pas sorti. J’ai juste fait quelques petits allers-retours dans la chambre. Elle respire. Elle respirait aussi avant, mais là, elle respire mieux. Se voyait déjà virée pour faute professionnelle grave avant même d’avoir commencé son job. Lara est PDS. Aucun rapport avec les gays ou le parti politique cher à ma copine : PDS, ça veut dire Producteur de Segment. Fallait l’inventer. Elle m’apprend, la gentille Lara, que chaque équipe sera suivie par un PDS, et un cadreur. Moi je disais cameraman, mais faut dire cadreur. Lara sera mon PDS. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens illico que Lara n’est pas la future femme de ma vie. Comme à toute chose malheur est bon … Tu as remarqué que ça veut dire exactement le contraire de ce que ça semble dire ? Bon je te laisse le soin d’analyser avec ton psi habituel… Donc, disais-je, comme à toute chose malheur est bon, Lara m’annonce que nous allons faire une séance de photos sur la plage. Génial ! I am the star ! Dommage, ça ne dure qu’une petite demi-heure. Christofle est super sympa. Autant avec Lara, pas terrible, avec

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Christofle le courant passe de suite. Il mitraille à tout va ; debout sac au dos, assis relax sur le sable pub Homme de Saint Laurent, les brésiliennes qui nous entourent n’en peuvent plus ! A part qu’il tient à tout prix à faire la photo JP court-les-pieds-dans-l’eau-surIpanema. Quand je rejoins ma piole, mes godasses sont trempées… Sept heures. La nuit est déjà tombée. Un astrophysicien t’expliquera ça mieux que moi, mais à Rio, il fait nuit plus tôt qu’à Toulon. Bon. Ce détail n’a strictement aucune importance pour la suite du récit, mais je crois bon de t’en informer. J’ai terminé un copieux dîner, constitué d’un plateau feijoada et de deux tranches d’ananas. La feijoada, c’est comme notre cassoulet, sauf que les haricots blancs sont noirs, il n’y a pas de confit de canard, et la saucisse de Toulouse est remplacée par des oreilles de porc. Mais c’est quand même délicieux. Lara frappe à la porte. Même à cette heure-ci, elle peut entrer, aucun risque pour sa virginité. Elle m’annonce enfin la bonne nouvelle, the good new ! Tu as vu, je suis allé à la ligne tellement c’est fort : - Jean Pierre, demain à quatre heures du matin, Nous partons ! Et Lara s’arrête de respirer. Comme tout à l’heure, quand elle a cru que j’étais claquant. - C’est quoi ce bruit ? - Quel bruit ? - Ben, ce bruit ! On dirait qu’il y a un moteur dans la salle de bain ! Aïe ! Je sens que vais devoir lui faire un bouche à bouche dans pas longtemps. Et je n’y tiens pas.. - C’est rien, je fais sécher mes godasses !

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Elle se rue into the bathroom. Et là, elle syncope vraiment : je la retiens dans mes bras puissants, et la dépose avec délicatesse sur l’épaisse moquette Sein Mahousse. - C’est quoi ça ???!!! La salle de bain fait un peu désordre. J’ai pendu mes chaussures au support des serviettes, au dessus du lavabo: elles pendouillent par les lacets. Dessous, j’ai fixé verticalement le sèche cheveux au bidule en plastique où sont habituellement rangés les petites savonnettes et bouteilles de champoo que tu tapes avant de quitter l’hôtel. La fixation du sèche cheveux sur le support en plastique : un bout de chatterton super strong noir, made in Castorama. Goût exquis. Mes chaussettes de compète sont également suspendues au dessus du sèche cheveux : elles embaument délicatement le local. Le sèche cheveux, quant à lui, sèche toujours, mais il est devenu mou. Vu qu’il a commencé de fondre. Faut dire qu’il tourne depuis trois heures de l’après midi. Elle se jette sur la prise électrique, arrache le fil, et profite de l’occase pour pousser une gueulante sinistre : la prise est plus chaude que le sèche cheveux. Elle est toute molle aussi. Ses doigts sont tout pleins de plastique fondu, et virent chipolata pas cuite illico. Comme je commence à être crevé, je fais un gros bisou à Lara, et lui souhaite bonne nuit. Elle pige le message subliminal, et se retire sans me rendre mon bisou.

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CHAPITRE V Rio de Janeiro, 7 octobre

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as fermé l’œil de la nuit : décalage horaire, excitation du départ. Quatre heures du mat. On frappe. Lara. Tenue de jogging, rouge et blanc. Au cou, un tas de trucs qui pendouillent. Je reconnais en vrac deux ou trois badges, un appareil photo, un GPS, une VHF. Lara me tend deux bandeaux. Le premier, de ceux pour dormir en classe affaire. Et un autre beaucoup plus large, rouge, au logo noir et blanc de l’émission. Fermeture Velcro. Je les mets. Black-out total. Avec un seul, j’aurais peut-être pu voir quelque chose. Avec les deux, nib. Elle prend mon sac, vingt kilos, et me guide en me tenant le bras droit : l’aveugle et le paralytique. A part que je ne suis pas aveugle, et qu’elle n’est pas paralytique. C’est la première fois que je marche les yeux bandés. Pas facile : même si elle me dit d’aller tout droit, j’ai en permanence la sensation qu’un obstacle se trouve juste devant mes doigts de pied. Après quelques minutes, je m’y habitue. Et me laisse guider.

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Ascenseur, hall d’entrée, porte coulissante du van. Pendant le trajet de ma chambre jusqu’au au véhicule, silence de mort : comme si l’hôtel avait été évacué. Je m’assieds sur un siège, contre la fenêtre bâbord. Côté gauche donc. Et j’enclenche discrètement le chrono de ma montre. Ça roule. Pas très vite. Tout droit. Gauche. Tout droit. Droite. Droite. Je connais par cœur le plan du quartier : deux jours à le potasser dans ma chambre, merci pages jaunes. Ça roule toujours. Je pifomètre une vitesse : soixante kilomètres heures. Comme dit le vieil adage chinois, vitesse plus temps égal distance. Je mets ma tête à couper que dans pas longtemps, il va y avoir une superbe épingle à cheveux sur la droite, suivie d’une route plutôt caillouteuse. On y est. Mais je ne m’automutile pas ma tête : j’y tiens beaucoup. Je te parie que ça va monter. Je gagne mon pari. Ça monte, ça tourne, ça monte, ça tourne… Tu as compris : la route est sinueuse, et ascendante. Pas trop longue. Arrêt du véhicule. Arrêt du moteur. Je stoppe le chrono. Descente du van. Silence absolu, il fait juste un peu frais. Lara me demande de m’asseoir sur une sorte de muret qui semble de granit. Je lui demande si je peux me reculer. Elle me répond : - Surtout pas Jean Pierre, y a le vide derrière vous ! Merci pour l’info Lara. Mes deux bandeaux se sont un peu relâchés. Qu’est-ce que raconte ma toccante : treize minutes, et trente secondes. Treize kilomètres et demi. Si des fois un jour tu es rapté par des méchants : soixante kilomètres à l’heure de moyenne, ça fait à peu près un kilomètre par minute. Même en fait, exactement un kilomètre par minutes. Sauf si tu es rapté en F430. Mais peu probable car c’est une deux places. Donc cinq minutes égalent cinq kilomètres. J’en déduis que nous ne sommes pas encore

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arrivés à Lima. J’ai néanmoins ma petite idée sur l’endroit où nous nous trouvons… La mimine à Lara s’empare de mon biceps droit. - On y va Jean Pierre. Je me lève. - Vous allez rencontrer dix marches, ok ? Vous y êtes. Une, deux, trois… Lara me vouvoie : la seule de La Prod. Nous gravissons les dix marches. Palier. Re-marches. Palier. Re-re-marches. Silence total. De temps en temps, je sens, je devine une présence toute proche. Mais je n’entends rien. Personne ne parle autour de moi. Black out complet. - Ne toussez plus, s’il vous plait, vous êtes tout près de votre partenaire. Je ne tousse pas, je toussote. Nuance. J’ai préparé quatre laïus, pour la découverte de mon futur coéquipier : homme ou femme, jeune ou senior. Ne pas avoir l’air trop cloche pour ma première apparition en Prime Time (ça se prononce « praïm taïm »…de rien) à la téloche. - Nous sommes arrivés. Lara dessert son étreinte de mon biceps puissant. Elle me retire délicatement le bandeau Air France, et me laisse celui Mec Pressé. Silence toujours aussi pesant. Voix masculine. - Voilà, vous êtes face à face. Je vais vous expliquer ce qui va se passer, mais surtout, ne répondez rien. Pas de question, pas de commentaire. Je vais compter jusqu’à trois, et me retirer. Vous attendez quelques instants, et vous retirez votre bandeau. Vous avez quelques secondes pour vous présenter l’un à l’autre, puis vous vous dirigez vers Yoann qui vous attend. Les autres équipes sont avec lui. La mise en scène, chapeau ! Lorsque j’ai regardé la dernière saison de Mec Pressé, je n’ai pas cru une seule seconde que les

candidats ne se connaissaient pas avant le départ. Et bien je confirme : ils ne se connaissaient pas. Scotché le JP. Dans quelques instants l’aventure démarre, et je n’ai pas échangé le moindre mot avec les autres. Juste quelques regards furtifs à l’aéroport ou dans le van à l’arrivée sur Rio. Tiens, mon palpitant joue la java ! Serais-je ému ? Je déscratche le bandeau.

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Il … Ressemble à Fernandel. - Bonjouuuur !!!!!...... Non, il n’y a pas de faute de frappe. J’avais préparé jeune, vieux, homme, femme, mais rien ne sort. Il n’est ni jeune, ni vieux, ni … La tête de Fernandel avec la voix de Michel Serrault dans la Cage aux folles ! Je dois dire un truc, n’importe quoi. - Génial. Tu t’appelles comment ? - Noël. Et toi ? - Jean Pierre. Le Goncourt s’envole à tire d’aile. Et je regarde autour de moi. Re-scotché. Quarante à cinquante techniciens nous entourent. Il y en a partout. Tous accroupis, assis à même le sol, cachés derrière les balustres de l’immense esplanade : hors champ des caméras. Les caméras, une bonne demi douzaine. Des câbles partout. Et toujours ce silence de mort. Chaque technicien porte un petit micro HF, devant sa bouche. Mais personne ne dit rien. Je me tourne sur la gauche. Noël se tourne sur sa droite. Nous sommes aux pieds d’un immense mur de marbre bronze. Je lève les yeux, il est là, je le savais. Je savais que je devais feindre la surprise de ma vie. Mais je ne feins rien du tout. Je suis sidéré. C’est grandiose. Mon coéquipier et moi, seuls, au pied du Christ Rédempteur. Il regarde au loin. Je fais comme lui. Le soleil se lève sur Rio. La

baie de Rio. Comme je ne l’avais jamais vue. Pas un touriste, pas un bruit. Le Corcovado pour moi tout seul. Enfin, presque. Nous nous retournons : les autres sont là, ils nous tournent le dos. Devant eux, Yoann, dents blanches, haleine fraîche, le PlayBoy. Un peu comme moi. Il nous invite de la main à le rejoindre. Tapis rouge. Mon enquête est loin, très loin. Je savoure cet instant. The star. A droite, à gauche du tapis, des caméras nous filment pendant que nous sons dirigeons vers le groupe. L’immense esplanade du Corcovado se termine par un balcon en demi-cercle. Pour y accéder, une douzaine de marches. Les neuf autres équipes nous y attendent. Derrière Yoann, dix caméras : une par équipe, chacune sur son trépied. Avec son cadreur, l’œil collé au viseur. Plus, une ou deux autres pour Yoann, et mon copain le christ. Tu imagines ? Tout à coup, Wroum, Wroum, Wroum. Apocalypse Now ! Un gigantesque hélico surgit derrière Yoann. Bruit d’enfer. A la porte, un mitrailleur. Va-t-il nous arroser ?!!! Non, je me suis gouré, ce n’est pas un mitrailleur : il filme. L’helico fait un géostationnaire au dessus de nous, puis nous survole en spirales, et s’éloigne. Yoann prend la parole. Il est comme à la télé : souriant, décontracté au possible, le regard… gentil. D’emblée je le trouve sympa. Il nous explique la règle du jeu. Nous la connaissons par cœur, mais pas inutile de la rappeler. Le parcours : de l’Atlantique, au Pacifique. Je ne m’y attendais pas…Dernière étape, Lima, la Cité des rois. En passant par Brasilia, le Pantanal, le Salar d’Uyuni, le Machu Picchu ! Pas mal comme tour operator. En plus, c’est payé : pas terrible, mais, bon, un euro par jour…Reste à tenir le plus longtemps possible si je veux résoudre l’énigme à ma copine. De tout en haut des marches, aux côtés de Noël, je peux observer les autres équipes : les candidats ont l’air de pétards sur le point

d’exploser. Quatre binômes se sont joints à ceux de mon vol. Pas vraiment l’air ramollis. Un jeune et son papa : un mètre quatre vingt chacun. Deux superbes petites brunes, deux superbes petites blondes : dangereuses concurrentes pour le stop. Enfin un autre musclor bronzé, accompagné d’un colonel en retraite. Avec mon partenaire, va falloir pédaler galérer dur pour ne pas être largués.

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Trois, deux, un, c’est parti. Tout le monde se précipite : comme pour un cent mètres. Plus que huit mille kilomètres avant Lima. On court tous comme des fadas. Comme avec Noël nous étions en haut des marches, nous nous retrouvons en tête du peloton. Pendant facile sept secondes. - Jipééééééééééé. Attends une seconde ! Je me retourne : il est cent mètres derrière, en train de se relacer les godasses. - Excuse moi, je ne sais pas pourquoi, mais mes chaussures se sont défaites. Je vais faire un double nœud. Avec toujours la voix de Michel Serrault… Les autres nous ont largué. Pas terrible le départ. Et le cadreur qui ne nous lâche pas d’une semelle : je sens le fou rire des amis. On repart tout sprint pour essayer de rattraper les fusées devant nous. Et tout à coup je me dis que finalement, il y a peut-être mieux à faire. - Noël, je ne sais pas ce que tu en penses, mais je crois qu’il ne faut pas courir. - Arrêêêêêêêêtes, mais tu es fou ? Cette voix ! Je ne vais pas pouvoir m’y faire. - Ben oui. Ecoutes. On est en haut du Corcovado. Le véhicule qui va nous prendre, va venir d’en haut, obligatoirement. Alors à mon avis, il suffit d’attendre tranquillement qu’une auto descende, pour convaincre son chauffeur de nous prendre.

Le raisonnement me semble simpliste. Mais peut-être un peu complexe pour Noël. - Non mais t’es fou ! On fait une course, faut les rattraper, allez grouille toi Jipéééééé ! Après trois minutes et demi, je sens déjà que la cohabitation ne va pas être facile. Nous repartons comme des dératés. Alex, le cadreur, ne perd pas une seconde de notre amitié naissante. Difficile d’attendre une voiture venant d’en haut, pendant que Noël va vers le bas : alors je cours aussi. Bien sûr, nous rattrapons vite fait plusieurs équipes. Je ne sais pas si nous sommes les premiers, mais très vite il y en a un tas derrière nous. Donc plus haut que nous. Un énorme quatrequatre nous dépasse en klaxonnant : à son bord les amoureux de Peynet nous font un gentil geste de la main. Nous le leur rendons. Puis c’est le tour du grand bronzé presque chauve et de son papa : ils ont réussi à prendre un bus. Je ne dis rien. Mais serre les dents : si ça continue, nous sommes bons derniers. Un autre bus klaxonne. Il nous dépasse, ralentit, et … s’arrête. La porte avant s’ouvre : l’armoire à glace accompagnée de sa superbe nana brune nous invitent à monter à bord. Super sympa! Ou alors ils n’ont rien compris aux règles du jeu. En fait, non, ils sont vraiment super sympa ! Jérôme et Corinne, quelques ancêtres martiniquais, frère et sœur. Lui, c’est le gentil génie de la lampe d’Aladin. Elle c’est Naomie Campbell, en mieux. Ils rigolent sans arrêt, la joie de vivre. Je peux peut-être les éliminer de ma liste des poseurs de bombe potentiels. T’en penses quoi, toi ? Quoique ... Nous montons à bord. Et très vite, je ne sais plus trop si nous sommes dans un bus ou une Formule un. J’opte pour le bus, vu qu’il y a un peu plus qu’une place assise, et que les sièges ne sont pas des baquets. Sur la route, une équipe nous fait des grands signes : le couple qui s’engueulait tout le temps. Corinne arrête le bus, et ils montent. Super. J’y pensais, mais vu que ce n’était pas

« mon » bus, difficile de lancer les invitations. Illico, mon génie hors du commun me laisse à penser que ce sont des Belges. Ne me demande pas comment je le sais, secret défense. Lui c’est Herald : le vrai Belge bruxellois. Un peu rouquin, un peu dégarni, un peu rondelet, et beaucoup rigolard : le Belge, comme je les aime. Elle, est toute menue : mignonne, brunette, probablement fichu caractère, et visiblement de là-bas : Maroc ou Tunisie. En tout cas de l’autre côté de la Méditerranée. D’ailleurs elle s’appelle Shirine, ce n’est pas dans le calendrier des pétété. En moins de deux, l’ambiance vire Jolies Colonies de Vacances. On chante des trucs bien de chez nous, j’accompagne à l’harmonica, nous avons tous visiblement un tas de stress à évacuer. Et nous évacuons. Courte négociation avec le chauffeur, en Portos of course : il accepte de nous amener au rocher de Urca. Et la joie explose dans nos cœurs (Goncourt, ne m’oublies pas).

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Deux cent dix sept mètres. Quand tu es au pied du Mont Blanc et que tu regardes la petite colline tachetée de vachettes noir et blanc paissant l’herbe verdoyante (j’hésitais entre paissant et paîtant : le verbe, sûr, c’est paître. Au participe présent, je ne suis pas sûr de mon coup…), deux cent dix sept mètres, ce n’est pas terrible. Mais là ! L’accès du sommet se fait par un petit sentier au milieu des arbres : terre battue, cailloux, ronces et lianes. Toutes les équipes sont réunies et attendent le top départ. Celles qui sont arrivées en premier ont droit à trois minutes de bonus. Nous faisons partie du paquet du bus, et donc, nous avons droit à un départ groupé. Yoann-dents-blanches-haleine-fraîche porte un petit blouson de cuir marron. Pourtant, il fait au moins trente deux degrés. Humidité relative très supérieure à cent pour cent ! Top départ, c’est parti. Noël m’a dit être marathonien : pourvu qu’il ne me largue pas. En plus il a quelques années de moins que moi : juste vingt cinq.

Pas grand-chose, mais préoccupant tout de même. Je lui propose de passer devant : si je suis derrière et qu’il me sème, pas terrible pour mon image de marque. Je déplie mon petit piolet de marche. Je ne pensais pas l’utiliser, mais là, dès le premier jour, j’ai l’impression qu’il va me servir. En fait, avant de partir, j’ai cherché un moyen de me faire remarquer sur les routes, pour arrêter les voitures. Et j’ai opté pour notre drapeau bleu blanc rouge. Je l’aime bien. Remis à la mode, si l’on peut dire, par les nouveaux politiciens en place. Il y a encore quelques années, ce n’était pas de très bon ton d’arborer un drapeau français. Les drapeaux rouges passaient à la télé, l’Internationale aussi. La Marseillaise et le bleu blanc rouge… pas terrible. Ces temps sont révolus. Plus personne n’a honte de son drapeau. Et moi, j’en suis fier. Alors j’ai décidé de faire mon aventure aux couleurs de la France. Petit clin d’œil à Marianne, et aussi, on ne sait jamais, si le hasard mettait sur ma route quelques touristes français… Pour déployer mon beau drapeau, j’ai bricolé un piolet télescopique de montagne en guise de hampe. Et pour la grimpette, il va me donner un petit coup de main. Mon truc, c’est le souffle. Un muscle consomme essentiellement de l’eau et de l’oxygène. Alors si tu bois beaucoup, et si tu respires correctement, tu as toutes les chances de ne pas t’écrouler. Deux aspirations profondes, deux expirations profondes. Lentes. Surtout ne pas s’essouffler, ne jamais casser le rythme. L’ascension est assez crevante. Tous les vingt mètres, nous dépassons un cadreur qui filme. Pas question de craquer. Je ne dois pas craquer. Je ne vais pas craquer. C’est tout. Les minutes passent , ça baigne. Au propre et au figuré. Mais je monte. Une équipe devant nous : les Belges. Herald a l’air complètement nase. Shirine l’aide à chaque passage difficile. Le sentier grimpe un max. Une succession interminable de marches de près d’un mètre de haut. Epuisant. Nous passons les Belges.

Les deux petites brunes sont arrêtées, assises sur une souche, en nage. Et de deux. - Besoin d’un coup de main les filles ? Moi c’est Jean-Pierre ! - Non ça va ! Nous c’est Pricilla et Dorine. - Super ! On se retrouve là haut ! Mignonnes les deux petites brunes. Surtout Pricilla. Petit minois de poupée Barbie, sourire d’ange, et épaisse frange juste au dessus de deux yeux de biche : t’as compris, c’est un canon. Je me retourne. Noël est assez loin derrière. Il économise. Ou il est HS : va savoir. Bon, je ne peux pas ralentir pour l’attendre, sinon je casse le rythme. Nous nous sommes mis d’accord sur le principe: nous marchons à notre propre cadence, et nous nous attendons de temps en temps. Quelques mètres devant nous, musclor bronzé est accroupi à côté du colonel. Il semble cueillir des champignons. Pas le moment pourtant. Non, il vomit. Le colonel, ou son papa, lui prodigue les conseils nécessaires en pareille circonstance : - Allez ventile, ventile… Le pauvre fiston ne peut pas ventiler, il est en train de crever ! Re-présentations. - Il va bien le jeune ? - Oui ça va ! Il n’a pas l’habitude de crapahuter ! - Nous c’est Noël et Jean-Pierre. - Lui c’est Momo. Moi c’est Philippe. Tout le monde m’appelle Philou. - C’est ton fils ? - Non, mon gendre. - C’est sûr que ça va aller ? - Oui, ça va, ne vous inquiétez pas ! Je sens le beau père un peu énervé. Trois équipes de passées. Nous en passons une quatrième, puis une cinquième. Il y en avait quelques unes derrière nous au départ.

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Si nous ne sommes pas les premiers, nous n’en sommes pas loin. Pas trop mécontents. L’esplanade du Morro da Urca : déjà des centaines de touristes se précipitent sur des souvenirs superbes. Le top du top, c’est une assiette en plastique, avec ta photo à l’intérieur : prise à la sortie du téléphérique, accompagné de madame of course. Ou de ta copine. Plus ringard tu meurs. Nous nous mettons à chercher désespérément un ballon de football, caché quelque part. L’équipe qui le trouve est qualifiée d’office pour l’épreuve d’immunité. Nous courrons dans tous les sens. Déjà les autres équipes nous rejoignent. Nul. Nous étions les premier, et maintenant toutes les équipes sont là. Envolé notre bel avantage. Wroum, wroum, wroum … Tu as deviné que wroum-wroum-wroum, c’est le bruit caractéristique du Robinson R44 qui décolle. A la fenêtre, les deux haltérophiles de Roissy, hilares. Marrant ce jeu, je m’y prends. Et ces deux là m’agacent. J’ai l’impression qu’ils se fichent un peu de nous. Bon, l’aventure ne fait que commencer. Nos deux lascars foncent illico d’hélico (très bon ça) vers Maracana, assurés de faire l’immunité. Plus de ballon à trouver : les deux balaises en hélico l’ont trouvé. Nous cherchons désormais une enveloppe rouge, qui contient les directives pour la suite de la course. Et nous la trouvons. Nous sommes passés deux fois devant l’endroit, et par deux fois nous avons fait demi tour. Because écriteau « strictement interdit au public ». Je ne me ferai pas avoir deux fois. Dans l’enveloppe, une carte de Rio, et des petits symboles indiquant les emplacements où ont été disséminés neuf ballons de football. Un par équipe. Sauf un, celui du Morro da Urca. Nous repartons comme des fadas. Dans l’enveloppe, un ticket de téléphérique pour redescendre. Nous l’empruntons. Sans d’ailleurs l’intention de le rendre. Dans la cabine, six minutes de répits. Nous les

mettons à profit pour analyser la carte et définir une stratégie. Nous devons récupérer un ballon, et de là nous rendre à Maracana où nous attend Yoann. Certains endroits disposent de trois ballons. Mais ils sont éloignés de Maracana. D’autres sont tous prêt de Maracana, mais ne disposent que d’un ballon. Difficile choix. Nous décidons de nous rapprocher un max du stade légendaire, et de chercher le ballon de l’école de samba de Salgueiro, toute proche du stade. Quitte ou double. Premier essai d’auto stoppage. Pas facile, je n’ai jamais fait d’autostop de ma vie. Jamais, ça veut dire, jamais. J’opte pour la manière gentil touriste sympa égaré dans Rio. Noël adopte la méthode grande folle égarée dans Pigalle. Pas facile. La plupart des automobilistes ne baissent même pas leur vitre. Ou la remontent à notre approche. J’ai beau tenter mes plus beaux sourires, de ceux qui font craquer toutes les caissières de Casto, rien n’y fait. Après vingt minutes, nous sommes toujours plantés au pied du Pao de Azucar. Finalement, un taxi accepte de nous prendre : enfin un peu de repos. Ça parait bête, mais depuis le début de notre ascension alpestre nous n’avons pas cessé de courir. Stressant. Embouteillages, klaxons, boucan infernal, la mégapole banale. Nous passons un break jaune de marque totalement inconnue. A l’intérieur, Pricilla et Dorine s’évertuent à convaincre leur chauffeur d’aller plus vite. Un énorme quatre-quatre nous klaxonne : les deux petites blondes. Je ne connais même pas leurs prénoms. Petits signes de la main. Près de vingt millions d’habitants, et nous nous retrouvons on ne sait trop où dans Rio, trois équipes à la recherche d’un ballon. Trois équipes, mais un seul ballon... Vague pressentiment que notre choix stratégique n’est pas terrible. Sur les trois équipes, sûr, deux vont se retrouver sans rien. Super gymkhana dans les rues de Rio. Rencontre, poursuite. Se crée une espèce de lien d’amitié entre les équipes,

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sans communication réelle, le lien de la compétition. Que le meilleur gagne. Et le meilleur, navré de te décevoir, mais ce ne sera pas nous. L’école de samba Salgueiro. Trois Cariocas, c’est comme ça qu’on appelle les habitants de Rio, arrosent la terrasse en dansant la samba. Nous nous engouffrons dans l’immense gymnase. Tout est rouge et blanc. Des groupes de danseurs et danseuses se trémoussent au rythme de la samba un peu partout. Certains répètent en tenue de carnaval, d’autres sont en civil. La musique est assourdissante. Sur une estrade, près de vingt musiciens tapent sur leurs tambourins : la batucada. Impossible de ne pas danser sur ce rythme endiablé ! C’est le mystère de la samba : si tu ne danses pas, c’est que tu es mort. Un groupe de cinq superbes brésiliennes vêtues, ou devrais-je dire dévêtues, de plumes multicolores et de mini string très minis nous regardent en riant. Je crie à tout va : - Cade o porta bandera ? Cade o porta bandera ? Je ne te traduis pas, parce que je sais que tu parles couramment le portugais, mais juste pour te mettre sur la voie, c’est un ou une porte drapeau qui doit nous remettre le ballon. - Procuramos uma bala de football. Voce nao sabe onde que ta ? Ce n’est pas la plus mignonne des miss : pas très grande, cheveux longs faux blonds, petite robe bariolée quarante deux centimètres virgule trois au dessus du genou. Son décolleté n’est pas très plongeant : il laisse juste apercevoir un joli piercing dix centimètres sous le nombril. - Jà levarao ! La cata. : nous sommes à deux kilomètres de Maracana, entourés de superbes nanas, mais … sans le ballon. Le moral de Noël n’est pas terrible. Il ne parle pas un mot de Portugais, pas un mot d’Espagnol, son Anglais est très sommaire : il ne dit rien. Ou alors il parle tout seul. Je l’ai surpris plusieurs

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fois à parler à haute voix, seul. Quand Alex est là, bon, d’accord, j’imagine qu’il veut se récupérer un peu de temps d’antenne. Mais quand il est seul en pleine nature, et qu’il ne se passe rien…Il doit se sentir un peu boulet. Et moi, je parle, parle, parle sans arrêt. Mais jamais tout seul. Il est tout triste le Noël. Va falloir faire quelque chose pour lui. Je m’efforce de lui traduire un max de mes discussions avec les Cariocas, mais je ne peux pas lui faire la traduction simultanée pendant huit mille kilomètres. Le ballon le plus proche se trouve sur un tramway jaune, le tramway de Santa Teresa : son conducteur, Joao doit nous le remettre. Notre chauffeur de taxi sympa accepte de nous aider à trouver le tramway. Il faut dire qu’à chaque équipe croisée, il découvre deux hurluberlus avec sac à dos, accompagnés d’un cadreur et de son PDS, plus une estafette blanche qui les suit. Quand trois équipes sont réunies au même endroit, ça fait kermesse. Le chauffeur se sent des allures de Bratt Pitt ou de Bruce Willis. Il connaît le quartier comme sa poche. On prend des tas de petites rues sympas, d’autres petites rues moins sympas, des voies à sens uniques, dans le sens unique, des voies pour tramway, à la place du tramway. Le code de la route à Rio ne doit pas être le même qu’à La Seynes Sur Mer. Finalement, nous atteignons la ligne vingt sept, sur laquelle officie l’ami Joao. Notre chauffeur nous propose de la parcourir dans son intégrité. Nous opinons. Seulement, au bout de dix minutes, la voie est fermée. Pour cause de travaux. Comme il n’y a plus qu’un seul cadreur dans les parages, le notre, Bratt Pitt décide de nous larguer. Pas très sympa. Nous descendons du taxi, complètement pommés dans un quartier sordide de Rio. Mais sur la ligne vingt sept. Et tout à coup, à l’horizon … un tramway jaune. Je cours comme un dératé vers la tête du petit convoi. Grimpe à bord. Les

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passagers croient à un hold-up. Mais ils ne mouftent guère. A Rio, c’est monnaie courante. Le chauffeur me sourit. - Voce se chama Joao ? - Sim ! Je l’embrasserai le Joao. - Voce tem uma balla de football para nois ? - Sim ! Pas bavard. Mais il sort de dessous son siège un magnifique ballon de coupe du monde, et me le tend. - Obrigado ! Obrigado senhor ! Bratt Pitt réalise qu’il se passe un truc curieux : un de ses compatriotes qui remet un ballon de football aux deux Français martiens perdus dans ce recoin de Rio ! Il va avoir des trucs super à raconter ce soir à la veillée. Et accepte de nous conduire encore un petit bout de chemin. Je lui sors le grand jeu : j’ai appris le Portugais spécialement pour faire cette émission… si nous ne sommes pas à Maracana dans six minutes et demi nous sommes virés… adieu les cinq cent milles reais de prime aux vainqueur… je ne pourrais pas faire soigner ma pauvre maman atteinte d’un cancer généralisé… Il embraye. Ça fume sous les roues. Je ne savais pas que son tacot avait tant de ressources. Les vingt quatre heures du Mans, enfoncées. Cinq minutes après son démarrage, Maracana est devant nous. Nous allons y arriver, sélection pour la première épreuve d’immunité. C’est presque gagné. Cinq cent mètres. Quatre cent mètres. Bip, bip, bip. Juste trois petits bip de rien du tout (mets un « s » si tu veux, moi je préfère sans) : la petite balise GPS que Noël porte à la ceinture, nous informe que c’est fini. Cinq équipes sont arrivées avant nous. Adieu immunité, il va falloir bosser dur demain. Nous sommes juste devant les portes de Maracana.

Le HH4 nous dépose dans un quartier inconnu. HH4, c’est notre véhicule d’escorte. Hitch Hike, auto stop en British. Ils auraient pu le baptiser AS4. Mais HH4 ça doit faire mieux. Je suis crevé. Il est trois heures de l’après midi. Devant nous, les grilles d’un immense parc. Je propose à Noël de nous octroyer une demi heure de repos : souffler un peu avant la recherche d’un logement pour la nuit. Assis sur un banc, nous décontractons. Je réfléchis. Comment trouver un endroit sympa pour roupiller? Dans deux heures, la nuit ne va pas tarder à tomber. Deux flics passent : je leur demande s’il n’y a pas un commissariat dans les parages. Réponse négative. A côté de nous, un couple de petits vieux donne à manger aux pigeons. Les veinards. Les pigeons : je commence à avoir la dalle. Je vais vers eux, et leur demande s’ils ne connaissent pas un endroit pour dormir. Ils connaissent. Chez eux. Mais chez eux c’est un hôtel. Et il faut payer pour dormir. Notre pause est finie, au boulot. Un couple d’amoureux se bécote sur un banc public, en se foutant pas mal du r’gard oblique des passants honnêtes. Je leur demande dans quelle direction se trouve Copacabana : ils m’indiquent l’Est. J’aurais pu trouver tout seul, en septembre la mer est à l’Est au Brésil… Et Noël veut aller vers l’ouest. Je sens qu’il va falloir ruser avec mon compagnon , toujours proposer le contraire de ce que je veux faire. Dans mon immense sagesse, pas la peine de rentrer en conflit dès le premier jour, alors nous allons vers le soleil couchant. Qui d’ailleurs a décidé de se coucher très vite ce soir. Quelques minutes plus tard, il commence à faire noir. Ça va craindre. Notre décision de nous éloigner de la mer nous a conduit à la limite de la favela de Rocinha. La favela grimpe le long des collines de Rio, gigantesque bidonville de plus de trois cent milles habitants, où le revenu moyen par habitant est inférieur à vingt

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euros par mois. La favela est contrôlée par la mafia brésilienne, et la police ne s’y aventure jamais. La plus grande favela de l’Amérique du Sud. Et nous y sommes. Chaque jour, la Folha do Rio énumère la longue liste des décès par balle : jamais moins de trois ou quatre, par jour... Je fais une dernière tentative auprès de Noël pour nous éloigner de cet endroit plutôt glauque. - Tu sais, il y a à Rio un tas de quartiers résidentiels pour les expatriés. Donc des Français. Qu’est-ce que tu penses si nous essayions d’y aller ? - Arrêêêêêête, JP, c’est pas possible ! Tu crois que c’est les gens riches qui vont te donner à manger ? Ce sont les pauvres qui vont nous aider, pas les expatriés Français ! Bon. Noël ne connaît le Brésil que depuis huit heures, et j’y ai vécu quatre ans… La rue est de plus en plus jonchée de détritus. Les murs des devantures sont noirs de tags, les gens nous regardent d’un œil malsain. Pas très reluisant. Noël lui, continue inlassablement de montrer à tous les passants le petit bristol plastifié où est indiqué en portugais, qui nous sommes et ce que nous faisons. Et inlassablement, les gens nous renvoient à des hôtels minables, mi maison de passe, mi soupe populaire. Ces établissements ne donnent rien gratos. Et nous renvoient à notre tour à nos moutons. - Jipéééééééééééé ! Faut que je m’y fasse. Chaque fois que Noël montre son bout de carton à un Brésilien, celui-ci lui répond inlassablement la même chose : non. Mais comme chez nous sur la Canebières : dire « non » à Rio, ça prend deux heures. Alors il m’appelle pour traduire. A la longue, ça use. Je le rejoins néanmoins. Mon éditeur préféré voudra bien rayer ce qui précède : Noël est hilare. A ses côtés, Raimu : un peut rondouillard, l’air gentil, les moustaches en tablier de sapeur, chemisette blanche, ou presque,

jean bleu, ou presque bleu, ou noir, ou gris. Il peut nous héberger pour la nuit. Bravo Noël ! Nous le suivons. Un petit portail rouillé donne accès à un escalier sordide entre deux maisons. Ça sent l’urine. Nous montons les marches. Palier sur la gauche. Encore quelques marches. Il met en contact deux fils dénudés. Une lampe s’allume. Quinze watts. Ou moins. La salle est immense. Couverte d’une épaisse moquette grise. Non, ce n’est pas de la moquette, c’est une couche de crasse. Il y a deux pièces attenantes. Les vitres des fenêtres sont cassées. Des barreaux les protègent. Le local étant vide, ils ne servent à rien. Ou peut-être à protéger une éventuelle équipe Mec Pressé égarée dans la favela. Dans un recoin, une salle de bain. Si l’on peut dire : à gauche un lavabo marron ; sous le lavabo, un tuyau souple aboutit dans la cuvette des wc, souillée. La chasse d’eau, c’est le lavabo qui se vide dans les wc. Pas d’abattant sur le wc. Au fond du cabinet de toilette, une douche. Je tourne le robinet : un filet d’eau froide se met à dégouliner goutte à goutte. Au sol, des ordures. L’odeur est immonde. Nous remercions chaleureusement notre hôte. Il se retire, non sans avoir verrouillé le portail d’une énorme chaîne, et d’un cadenas gros comme mon poignet. Avec Noël, nous nous regardons. En rire? pas vraiment envie. Nous sommes prisonniers, au cœur d’une favela, sans aucun moyen de communication avec l’extérieur. Ou presque : la Prod nous a équipés d’un téléphone satellite, au cas où… Quatre touches préprogrammées nous relient au toubib, au PDS, à la Prod, et au responsable de la sécurité. J’essaierais bien l’engin, mais il est scellé. Et je ne veux pas déjà me faire remarquer. Alors je fais l’hypothèse qu’il fonctionne. Nous sommes crevés. Je pose mon sac sur le sol. Je cherche un endroit à peu près propre pour le vider: il n’y en a pas. J’aurais du amener un sac poubelle, ou un truc en plastique. Mais je n’ai rien. Avec un kleenex, j’essuie le rebord d’une fenêtre, j’y dépose mes

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affaires, pour la nuit. Noël fait de même. Les tapis de sol déroulés à terre deviennent illico gris de poussière. Nous nous glissons dans les sacs de couchage. Pas besoin de berceuse ce soir… Je me réveille brutalement. Coup d’œil à ma montre: deux heures du mat. Sept heures à Toulon. Le décalage horaire n’est pas encore passé. J’allume ma Maglite cinq éléments. Rassurante, elle doit bien peser un kilo. Je balaye la salle du faisceau lumineux. Et je fais un bond de deux mètres hors du sac de couchage : au fond de la salle, deux points lumineux me regardent. Un rat plus gros qu’un cheval. Au sol, des dizaines de blattes se baladent. J’ai dormi au milieu de tout ce bétail ! Noël ronfle. Le veinard. Je m’assied sur mon sac, le dos au mûr. Les blattes se tiennent à distance. Le rat n’a pas apprécié la godasse que je lui ai balancée, et s’est évanoui dans la nature. Je suis mort de faim. Rien avalé depuis plus de vingt quatre heures. Ma courte nuit de sommeil ne m’a pas vraiment reposé : pas facile de dormir par terre. Chaque fois que tu te retournes, tu te retrouves dans la poussière. J’ai dormi dans le sac de couchage, la fermeture éclair jusqu’au menton, en nage. Mais au moins dans un semblant de propreté. Et à l’abri des bestioles… Qu’est-ce que je fous là ? Elisabeth doit tranquillement émerger de notre lit douillet. Octobre dans le Var, c’est cool… Pas trop chaud, pas trop froid. Le jardin est encore vert. Ça doit sentir le pain grillé à la maison. J’en garde toujours un morceau pour le petit déjeuner, c’est mon job. Enveloppé dans un sachet plastique congélation, il est tout moelleux le lendemain. Petit aller retour grille pain, un régal. Arabica total, beurre salé allégé, confiture mandarines corses, la belle vie. Oui, qu’est-ce que je fous là ? Je suis parti tête baissée dans une aventure débile, à la recherche d’un terroriste qui n’existe probablement que dans l’imagination de ma copine, et là, je croupis dans ce milieu sordide, au milieu de la crasse et de

bestioles sordides. J’ai envie de tout laisser tomber, d’abandonner. Mes copains vont me voir en haut du Corcovado, escalader le Pao de Azucar, courir dans les rues de Rio, et dormir dans un bidonville : ils vont mourir de rire, et basta. Ras le bol, je rentre.

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Six heures. Je réveille Noël. Dans une heure le départ. Je lui dis, ou je ne lui dis pas ? Pas facile. Il paraît que des milliers de candidats rêvent d’être à ma place : il va être super déçu. L’étape fait trois jours. Terminons l’étape, j’aviserai ensuite. Petit déjeuner, une barrette de céréales. Noël a réussi à en planquer quelques unes dans son sac, et il m’en donne une. Sympa. Un demi litre de flotte en guise de caoua. L’eau nous est donnée à volonté. Ça cale, et ça hydrate. Côté protéines, pas terrible. Sept heures. Nos accompagnateurs sont là : lavés, repassés, frais et dispos. Direction Maracana. Le Stade de France, plus la moitié du Parc des Princes. Cent mille places. Le roi Pelé, l’homme aux mille trois cent buts y a joué son dernier match. Les équipes sélectionnées pour l’immunité vont s’affronter dans une épreuve de tirs au but ; les non sélectionnées vont devoir les attendre. L’immunité, c’est le sésame de l’étape suivante. Chaque étape dure trois jours. Les premiers arrivés à la fin de J1, sont sélectionnés pour l’épreuve d’immunité qui se déroule en J2. L’équipe gagnante de l’épreuve, est qualifiée d’office pour l’étape suivante : au terme des tirs au but, une équipe sera donc sûre de participer à la deuxième étape. Et la dernière équipe arrivée en J3, se verra offrir un magnifique retour simple pour Roissy. Ce jeu est bien ficelé : pas question de glander en cours de route. Si tu traînes, ou que tu te plantes dans l’interprétation du parcours, tu es éliminé. Simple comme bonjour : tu dois te battre sans arrêt, jour après jour, non pas pour être le premier, mais pour ne pas être le dernier.

Pendant l’attente à l’extérieur du stade, nous pouvons enfin faire connaissance avec les autres collègues, ceux qui n’ont pas été qualifiés pour l’immunité. D’abord, Herald et Shirine : d’emblée je les trouve sympas. Shirine est Libanaise, coach dans je ne sais trop quel domaine. Coach, donc experte dans quelque chose. Herald est toubib. Pas le moindre accent belge, jovial, souriant, heureux de vivre. Il parle, parle, parle. Je parle, parle, parle. Si épreuve de tchatche : médaille d’or et d’argent, JP et Herald. Ou le contraire, mais pas sûr. Je l’écoute, il explique. - Si tu bois trop, tu vas trop transpirer : ton corps va éliminer les sels minéraux nécessaires à ta survie. Tu vas avoir plein de petites traces blanches sous les bras. Donc, ne bois pas trop. Ou alors, mange du sel, pour compenser la perte des minéraux. Le sel, si tu en prends en petite dose va t’aider à ne pas te déshydrater. D’ailleurs, si tu regardes les bêtes dans le désert, elles lèchent sans arrêt les pierres, parce qu’elles y retrouvent les sels qui leur manquent … Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais ça me semble cohérent. Je stocke dans un recoin de mon disque dur, ça peut servir. Marithé et Cathia : pas du tout mère et fille, mais belle-mère et bru. En principe, la situation est conflictuelle assurée ; mais elles ont l’air de s’entendre comme larrons en fête. Marithé n’est pas très souriante. Même pas du tout souriante. Et j’ai l’impression qu’il ne faut pas trop lui marcher sur les pieds. Cathia elle, est tout simplement adorable : mince, brunette, souriante, et un décolleté pas triste du tout. Jérôme et Corinne : nos deux samaritains du Corcovado. Ils paraissaient des jeunes mariés, mais ils sont frères et sœurs. D’origine martiniquaise. Mais juste un soupçon. Ils doivent faire un malheur dans les soirées chics de la Gironde.

Pascaline et Amélie : presque sœurs jumelles. Deux petites blondes toutes fragiles, complices et déterminées. Probablement très dangereuses. Et Noël. Mes amis s’appellent Jean-Paul, Pierre, Christian, Gégé, Jean Pierre, Daniel… Noël est le parrain du fils à Zidane, court avec Nathalie Simon, est un pote à Nicolas Hulot, et tape dans le dos de Bernard Tapie. J’ai passé le plus clair de mon temps à courir derrière des messieurs pas très catholiques surtout connus du grand fichier au 36. Noël lui, coiffe Claudia Schiffer, Paris Hilton, Marie Laforêt, Claire Chazal et toute la troupe de Plus Belle la Vie. Je roule en Santa Fé diesel ; Noël attend la livraison de sa prochaine Porsche 997-GT3-415 CV. Sans boule derrière pour tirer une caravane. Mais il est sympa. J’ai senti au cours de la journée d’hier que l’ambiance risque de ne pas être toujours au beau fixe entre lui et moi : il a son caractère, j’ai le mien. Sûr, à un moment ou à un autre, ça va clasher. Le moment me semble opportun pour lui faire la petite proposition qui me trotte dans la tête depuis notre rencontre. - Dis moi, Noël, tu as vu l’émission de l’an dernier ? - Oui vaguement. Tu sais, moi, je ne suis pas vraiment accroc à ce type d’émission : la Télé Réalité, ce n’est pas mon truc. En fait, c’est ma copine qui m’a forcé à nous inscrire. Alors, pour lui faire plaisir, je me suis inscrit avec elle. - Et ? - Et bien c’est elle qui n’a pas été retenue. Pour moi, ce n’était pas une catastrophe, je n’étais pas chaud pour m’exhiber à la télé. Mais la société de casting m’a rappelé plusieurs fois, ils m'ont supplié, ils voulaient à tout prix que je participe à l’émission ! Moi, j’étais en vacance sur la Riviera italienne. Alors je leur ai dit que j’allais réfléchir, que je les rappellerai plus tard. Ils n’ont pas cessé de me relancer ; alors bon, j’ai accepté.

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- Et ta copine ? Elle a du faire la gueule non? - Oui, on a cassé : elle n’a pas accepté que je sois retenu et pas elle. - Ok. Alors voilà : tu te souviens de l’équipe des deux inconnus de la saison dernière, ceux qui s’engueulaient sans arrêt. Je voudrais te faire une proposition. - C’est quoi ta proposition ? - Jamais, absolument ja-mais, nous ne ferons comme eux, nous ne montrerons nos mésententes devant la caméra. C’est sûr que nous allons être souvent en désaccord : mais on règle nos petits différents le soir, quand les micros sont débranchés. Qu’est-ce que tu en penses ? - Ok, d’accord, si tu veux. J’ai bien l’intention de tenir cet engagement jusqu’au bout de l’aventure, quoiqu’il arrive. Pas question de m’emballer devant quatre ou cinq millions de téléspectateurs. En plus je peux devenir assez violent quand je suis un peu trop titillé… Lui n’a pas l’air très enthousiaste par ma proposition, mais il l’accepte. Le départ va être donné par Yoann sur la pelouse de Maracana : pas triste ! Albert et Frédéric ont remporté l’immunité. Ils ne sont pas haltérophiles, mais rugbymen. Albert, c’est le colosse de Rhodes en plus balaise : une montagne. T-shirt XXXXL orange, coupe de cheveux Francis Lalanne. Frederic est beaucoup plus petit, un mètre quatre vingt douze, tondu Yul Brunner. Ils arborent fièrement sur leur sac un adhésif rouge, signe de leur qualification pour la prochaine étape. Trois, deux, un, partez ! Ou plutôt stand bye : une heure plus tard, nous sommes toujours là. Trois équipes sont parties comme des flèches : les six super décolletés, Marithé et Cathia, Pascaline et Amélie, Pricilla et Dorine.

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La connaissance du portugais nous donne-t-elle un avantage ? Nib. Quand une voiture s’arrête, le chauffeur a déjà décidé de te prendre. Parler ensuite portugais ou chinois, c’est du kif. Donc, pour arrêter des voitures au Brésil, le truc, c’est le décolleté version-t’as-vu-mon-nombril-qu’est-ce-que-t’en-penses. Eventuellement, tu peux fignoler d’un mini string dépassant légèrement le haut de ton futal arrière : Cathia aime bien. Par contre pour le stop, le profil armoires à glace en vadrouille, papy fiston en vacance, ou vieux couple franchouillard fête ses noces d’argent, pas terrible. Noël court dans tous les sens. Le pauvre Alex ne sait plus que faire : il doit filmer les deux candidats ensembles, sinon le téléspectateur ne va piger que dale. Mais nous ne sommes jamais ensembles. J’ai amené avec moi une petite boussole : l’an dernier, une équipe a fait deux cent bornes dans le mauvais sens. Nous devons nous rendre à Petrópolis, c’est au Nord-Est. Et l’ami Noël tente d’arrêter des véhicules qui vont vers le Sud-Est. Ma logique cartésienne a quelques difficultés à suivre. - Ecoute Noël, à quoi ça sert d’arrêter une voiture qui va à droite, quand on veut aller à gauche ? - Mais non, t’as rien compris, il y a des mecs qui peuvent faire des détours !! Bon, je fais quoi ? Rien. Je suis zen. Dix sept heures, bip, bip, bip …. Fin de la course pour la journée, nous n’avons pas fait le tiers du trajet. En moyenne une heure d’attente avant de trouver quelqu’un qui te prenne. Supplier, mendier, toujours sourire… Epuisant. Souvent pour seulement quelques kilomètres. Remerciements. Et rebelote. Nous avons rencontré une princesse : pas la jolie princesse de Cendrillon, le paquet, qui laisse traîner ses chaussures un peu partout, mais une vraie princesse. Princesse Cristina de

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Bourbon Orléans et Bragança. Juste quelques années de plus que Cendrillon. Elle nous a remis une enveloppe où est indiqué le lieu du rendez-vous avec Yoann demain soir à Tiradentes : l’église Santo Antonio. Trois cent soixante douze kilomètres. Plus que sept mille sept cent avant Lima… Il nous faut trouver un toit pour dormir, et surtout manger. Six biscuits dans le ventre depuis ce matin. Mieux que Weight Watchers les filles : Mec Pressé ! La petite ville s’appelle Areal. Ça se prononce Areaou. Ils sont marrants les Brésiliens. Tu mets un ‘l’ à la fin d’un mot, et tu le prononces ‘ou’. Donc, la monnaie locale, c’est le ‘reaou’, pas le Real, et tous les ans à Rio, tu vas au ‘Carnavaou’. Deuxième soirée de mendicité : moins stressante qu’à Rio. Le hasard du Bip-bip nous a arrêté dans une petite ville plutôt sympa. Sac à dos sur le dos, nous déambulons le long d’une grande avenue à double sens. En son centre, une pelouse pas très entretenue, bordée d’immenses arbres rouges. Ce sont des flamboyants : toujours en fleurs. Quelques boutiques, quelques passants, très peu de circulation. Les gens ne nous dévisagent pas, juste quelques regards furtifs. L’ambiance est sereine, calme, détendue. Au Brésil, dès que tu sors des deux grandes mégapoles que sont Sao Paulo et Rio, tu découvres un autre monde. Gentillesse, joie de vivre, amitié. Mais nous sommes quand même des intrus dans ce petit univers de conte de fée : tout le monde nous écoute, sourit, plaisante, et … s’en va. La plupart de ces gens n’ont pas grand-chose : vivre à huit dans douze mètres carrés n’encourage pas à l’hospitalité vers des inconnus. Alors, nous marchons, relax. Je me verrais bien dormir à la belle étoile ce soir ; seul problème, nous n’avons rien acheté à manger. La règle du jeu est très stricte. Tu n’es autorisé à dépenser ta fortune que durant la course : donc entre sept et dix sept heures. Ce qui crée un sacré dilemme. Tu cherches une épicerie, et tu perds du temps. Ou

tu fonces comme un dératé, et le soir, tu n’as rien à manger. Demain nous allons devoir améliorer notre stratégie, et nous constituer une petite réserve. Ça sent bon. Très bon même : des merguez. Je ne plaisante pas, ça sent les merguez. Un parfum envoûtant, délicieux, comme làbas mon frère. Avec du cumin dessus. Nous avançons au pif. Au sens propre, pas au figuré. Inconsciemment nous avons accéléré le pas. Marrant, nous courons, sans nous en rendre compte. Nous arrivons au bout de l’immense avenue. Elle se termine sur une rue beaucoup plus modeste. C’est un petit bistro qui hume si bon : sur la droite, une petite terrasse couverte, des tables, des chaises, et un monsieur souriant faisant cuire des grillades sur son grand barbecue. Churasco en brésilien. C’est un immense bidon de deux cents litres coupé en deux dans le sens de la longueur. Je ne sais pas qui a copié l’autre, mais ils ont la même technique que nous pour faire des grands braseros. Sur la grille, des saucisses, de la viande, des trucs appétissants. Et du cumin qui crépite : j’avais senti juste. L’homme nous voit arriver : il s’arrête de sourire, et nous fait la gueule. Sur la tête un chapeau de brousse à la Crocodile Dundee. Et sur son Tshirt blanc, un tas de trucs en brésiliens incompréhensibles. J’entame les négociations. Mais pas facile de négocier quand tu n’as rien à donner. Par ailleurs, Alex et Lara gênent : la caméra à elle seule doit représenter plus de cinq années de son salaire. Nos deux accompagnateurs aident un max au bord des routes, pour arrêter les voitures : ils intriguent les chauffeurs, qui s’arrêtent par curiosité. Mais le soir, de vrais boulets. Et Célia arrive. La Mama. Toute boulotte, une robe orange et blanc dévoile une poitrine généreuse ; deux immenses boucles d’oreilles en forme d’assiette ornent ses lobes droits et gauches. Elle sourit. Petite discussion avec le mari, quinze secondes. Il se fait copieusement engueuler pour ne pas nous avoir donné

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l’hospitalité. Je ne sais pas si c’est Noël ou bibi qui lui a tapé dans l’œil, mais visiblement l’un de nous deux a un ticket avec la matrone. Comme je suis marié, et Noël non, je décide que c’est Noël qui a le ticket avec elle. Les deux rejetons de la famille sortent à leur tour de la maison. Présentations : le papa, c’est Emilio. Comédien hors pair : c’est un marrant en fait, il faisait la gueule pour rire. Les deux garçons, Umberto, un mètre quatre vingt, quinze ans, brun, une casquette de para retournée sur la tête, et le plus jeune, Ronaldo, quatorze ans, un mètre trente, blondinet. Un peu comme s’ils avaient eu des papas différents… Et bien sûr, qui dit Ronaldo, dit football. Noël qui se sent un peu exclu de l’allégresse because sa non connaissance des langues étrangères, décide de placer ses relations Jet Set. - Moi parrain fils à Zidane ! Grand footballeur français ! Vous connaître? Il a toujours la voix de Serrault dans la Cage aux Folles, mais je ne te le dis plus, sinon mon bouquin va virer Encyclopédie douze volumes. Parler de Zidane au Brésil, c’est sympa, quand tu es avec des potes Français. Avec des Brésiliens, pas terrible. Je nous raccroche aux branches en déclarant tout de go que je suis un grand admirateur de Ronaldo, Ronaldinho, et surtout Kaka ; et de leur expliquer ce que veut dire Kaka en Français. Célia commence par se faire pipi dessus, Emilio lui, en oublie ses grillades qui virent d’abord charbon, puis braises ardentes, pour terminer cendres fumantes et fumeuses. Mais nous sommes adoptés, et c’est gagné pour le dîner. La soirée est grandiose. Noël a sorti sa trousse à couper les tifs, et donne un récital du ciseau. Admirable. Je ne vais que très rarement au salon de coiffure pour dames, mais là, je suis scotché. Ses ciseaux voltigent dans tous les sens à la vitesse de l’éclair. En un rien de temps, l’épaisse chevelure de Célia se transforme en

œuvre d’art. Je fais le traducteur pendant le show, pour guider Noël dans sa création. Un vrai artiste. Célia veut une coupe normale. - Encore une qui veut une coupe normale! C’est quoi ça une coupe normale ? Elle ne peut pas me dire comment elle les veut ses tifs ? En plus ils sont dégueulasses ! Tu crois qu’elle se les lave de temps en temps ? Je vais attraper plein de maladie sur les mains si je ne mets pas de gants ! Et je te parie que quand j’aurais fini, elle va aller devant la glace se recoiffer ! Je traduis à Célia et à toute la famille, admiratifs devant le maestro. - Noël me dit que vous avez des cheveux superbes. Il n’en n’a jamais vu d’aussi beaux ! Vous devriez faire des concours ! Ils sont épais, légers, non fourchus, il sent bien que vous les entretenez un max ! Bien sûr, la première des choses qu’elle fait en se levant, c’est de se retoucher devant le miroir. Et de se recoiffer comme elle était avant. Après Célia, c’est le tour des enfants. Chacun repart avec une coupe Iroquois, tout fier. Emilio se décide ensuite à prendre le risque. - Tu vas voir, dès que j’ai fini, il va remettre son chapeau sur la tête ! Pari gagné. Repas pantagruélique : Saucisses grillées, picanha, c’est notre rumsteack, juste à point, des tonnes de frites et comme dessert, des papayes. Le tout arrosé de Coca-Cola. Manquait juste un petit Beaujolais Duboeuf, mais bon… Les jeunes nous ont laissé leur chambre. Ils ont même fait un petit déménagement pour nous être agréables. Les deux lits gigognes se sont transformés en deux lits jumeaux, et ils ont viré tout leur barda dans le couloir pour que nous soyons à notre aise. Douche, froide : l’eau chaude semble

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être un luxe dans ce pays. Mais c’est bon de se sentir propre. Dodo. Ce soir, nous avons trouvé le paradis. Ah bon … j’ai parlé d’abandon hier soir ?... J3, sept heures. Départ facile ce matin. Pendant le dîner, je suis retourné sur mon terrain favori, le couplet kleenex : nous sommes les derniers, nous sommes sûrs de nous faire éliminer demain, nous allons rentrer en France, etc… Célia a pris son portable. Trois minutes plus tard, le problème était réglé. La cousine à Célia est devant la porte, son véhicule aussi, Emilio au volant. Il n’a pas de voiture, alors la cousine lui prête la sienne. Emilio a des papiers à déposer à la banque : il devait y aller la semaine prochaine, il y va aujourd’hui, pour nous aider. Grandiose. La banque est à Barbacena. A peine cinquante kilomètres du terminus de l’étape. Sur le seuil de la porte, les yeux sont humides. Pas du bidon, émouvant. Imagine une équipe de deux chinois qui passe devant ta terrasse : tu fais cuire des brochettes, ça sent bon, ils sont crades, et n’ont rien mangé depuis trois jours. Ils cherchent un logis pour la nuit. Derrière eux, une estafette, des caméras, des journalistes. Ils insistent, te supplient. C’est pour la célèbre émission chinoise Paris Express. Tu fais quoi toi? Bon, ne réponds pas, je connais la réponse .... Ronaldo donne un T-Shirt vert et jaune à Noël qui l’enfile, je donne à Ronaldo un de mes T-Shirt équipe de France. Nous nous séparons. La voiture démarre, direction Barbacena. Ou plutôt le premier carrefour : première à droite, deuxième à gauche, arrêt moteur. - Il y a un problème Emilio ? - Non, juste une seconde, je dois récupérer une personne qui nous accompagne à Barbacena. Ouf. J’ai eu peur.

Et effectivement, une seconde plus tard, Emilio revient, accompagné de la personne. Elancée, yeux bleus, épaisse chevelure brune descendant jusqu’au creux des reins. Elle porte un jean super moulant trois tailles trop petit, un petit blouson de cuir rouge plein de franges, et un chemisier transparent qui me laisse à penser qu’elle est trop fauchée pour se payer un soutif. Bon, chacun mène sa vie comme il l’entend. J’ai une petite pensée émue pour la gentille Célia qui est peut-être encore sur le seuil de sa maison, le Kleenex à la main… La superbe beauté s’appelle Maria Dolorès. Elle s’assied à mes côtés. Le cadreur est comme à l’accoutumée à l’avant, à côté d’Emilio. - Por favor, voce pode dizer à o seu amigo de nao me gravar ? Tu as pigé. Je traduis à Alex. La jolie Maria Dolorès ne tient pas vraiment à ce que le bel Alex n’enregistre son joli minois sur sa caméra. Emilio non plus d’ailleurs. Des fois que l’émission ne soit vendue à Rede Globo… Le voyage se passe sans anicroche. Juste une petite émotion à cent kilomètres du départ : Emilio, probablement tout à la joie de son escapade barbacenesque, a tout simplement oublié à la maison les papiers qu’il devait déposer à la banque. Nos deux tourtereaux ont longuement hésité, une ou deux secondes : retourner à Areal chercher les papiers, ou continuer. La deuxième solution a été adoptée à l’unanimité. Tres Rios, Matias Barbosa, Juiz de Fora … La route défile. La plantureuse Maria Dolorès appuie gentiment sa cuisse gauche contre ma cuisse droite. Comme nous sommes trois à l’arrière, cette attitude me semble tout à fait naturelle et involontaire, et je laisse faire. Santos Dumont, ville qui porte le nom du pionnier brésilien de l’aviation. Brésilien, pas Français. Et nous arrivons à Barbacena. Les deux tourtereaux nous déposent à la sortie de la ville, en direction de Tiradentes, près d’une ‘lombada’. Les trois endroits

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où nous avons des chances d’arrêter des voitures sont les stations services, les postes de péage, et les lombadas. Ou ralentisseurs. Très ralentisseurs même. A plus de dix kilomètres à l’heure, tu y laisses le pont arrière. Au revoir Emilio, au revoir Maria Dolorès. Tiradentes, l’arracheur de dents : surnom d’un révolutionnaire brésilien qui voulut libérer le Brésil alors envahi par les colons portugais. Pour l’aspect culturel, j’en reste là, sinon je vais te raser. Nous devons rejoindre l’église Santo Antonio. Notre chauffeur la connaît : c’est en fait la plus grande de Tiradentes, impossible à louper. L’ambiance sereine du début de journée a viré silence pesant. Puis inquiétude. Nous ignorons complètement notre position dans la course. Notre parcours d’aujourd’hui a été un sans fautes, mais hier, nous savons que nous étions plutôt à la traîne. Je ne pense pas que nous soyons les derniers. Mais sait-on jamais. Ce serait bête de rentrer en France demain, sans même avoir fait un tout petit pas en avant dans mon enquête. J’y pense à mon enquête. Mais la course a pris le pas sur cette dernière. Ségolène ne serait pas contente si elle savait. Dans les voitures qui nous prennent, j’ai le temps de réfléchir. Ma politesse naturelle me pousse à faire la conversation avec nos samaritains. Je parle de tout et de rien. Je leur pose des questions, ce qu’ils font, où ils vont, leur famille, leur job. Eux me demandent ce que l’on fait, m’interrogent sur le tournage, mais aussi sur la vie dans notre bon vieil hexagone, qui soit dit en passant me manque terriblement. Noël lui, somnole. Pas très souriant. Je le plains. Ça ne doit pas être très marrant pour lui. Je lui traduis ce qui est vital pour la course, mais pour le reste, je m’abstiens. Je note sans arrêt sur un petit calepin les nouveaux mots pour ne pas les oublier. Le soir, je suis crevé. Parler pendant douze heures une langue qui n’est pas la tienne, c’est épuisant, même si tu la maîtrises. Et pendant mes instants de réflexion, je

me demande si en fait, je vais aboutir à quelque chose. Je pensais pouvoir me livrer à une enquête traditionnelle, interroger des suspects, analyser des indices. Au lieu de cela, je réalise que je n’ai pratiquement pas parlé aux autres candidats, et encore moins aux techniciens de la Prod. Les seuls contacts que nous avons sont avec Alex et Lara. Mais ils doivent avoir des consignes très strictes, nous ne nous parlons pratiquement pas. Je n’ai plus envie d’abandonner la course, mais si le but est de poursuivre mon enquête, je vais devoir rapidement choisir : Mec Pressé, pour le fun, ou ma mission, pour sauver l’humanité en péril. Et pour l’heure, je décide de laisser l’humanité vaquer à ses occupations quotidiennes : j’espère qu’elle me le pardonnera. Dans Tiradentes, nous nous dirigeons à vue : l’église Santo Antonio domine la ville, pas trop compliqué. Notre chauffeur s’en rapproche à la vitesse grand V. J’ai remarqué que tous nos gentils automobilistes se transforment en Ayrton Senna dès qu’ils ont compris le topo de la course. Amusant. Et parfois dangereux. Le règlement nous impose de ne jamais enfreindre le code de la route local, sous peine d’élimination. Mais le code de la route local est assez souple. Bientôt, les rues deviennent de plus en plus étroites. Elles sont pavées. Les maisons sont toutes peintes de vert, jaune, rouge, en tons pastel. Des fers forgés décorent les balconnets, débordants de géraniums multicolores. Notre véhicule ne peut plus avancer, il va falloir continuer à pied. Nous courons. Pas facile, le sac pèse près de vingt kilos. La ville est déserte. J’en arrive à douter qu’une équipe de tournage ne soit sur les lieux. Personne. Dernier carrefour, première à droite, devant nous : l’église. Et sur l’esplanade… Tout en haut de son mat rutilant, le drapeau Mec Pressé, rouge, avec le grand logo noir et blanc de l’émission en son centre. Devant, debout, souriant, Yoann, T-Shirt marron et blanc,

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immaculé. Il nous attend. Très difficile de décrire l’émotion ressentie : nous venons de faire trois cent kilomètres, en trois jours, avec pour toutes ressources six euros en poche. C’est donc faisable. Je ne ressens plus aucune fatigue, et nous finissons au sprint. Pas vraiment nécessaire, car aucun autre candidat en vue, mais plus de gueule qu’une arrivée les mains dans les poches. Nous sommes, heureux. - Yoann, nous sommes les derniers ? - Ça, je ne peux pas vous le dire ! - Allez, Yoann ? - Non, vous le saurez tout à l’heure. Je ne pense pas que nous soyons les derniers. Mais à vrai dire je n’en sais rien. Lara nous conduit dans un pré, sous un arbre. Calme idyllique. Il est à peine onze heures. Et nous patientons. Jusqu’à six heures du soir. Le soleil se couche lentement sur Tiradentes. Nous sommes tous réunis sur le parvis de l’église Santo Antonio. Les équipes ont été ramenées une à une. Pas le droit de communiquer. Rien. Pas un mot. Des dizaines de techniciens nous entourent. Mais le silence règne. Des câbles partout. Chaque équipe est filmée par son propre cadreur. Dix caméras sont posées sur leurs imposants supports à même le sol. Plus une caméra pour Yoann. Plus une pour les vues globales. Impressionnant. Un énorme générateur ronronne dans le lointain. Sous une tente, la régie, furtivement aperçue en arrivant sur les lieux : à l’intérieur, tous les écrans témoins. Atmosphère tendue. Pas un sourire sur les lèvres. Eux bossent. Une seule prise. Pas droit à l’échec : ce n’est pas le tournage d’un film, mais le podium d’une compétition sportive. Yoann est là. Il parle tout seul. Non, il communique avec la Prod. Pas de micro visible. Ni d’oreillette. Superbe.

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- Bonsoir à tous, bonsoir à toutes, bienvenue à Tiradentes. Dans quelques instants, je vais vous donner le classement de cette première étape de Mec Pressé. L’équipe qui est arrivée en première position recevra cette amulette, d’une valeur de sept mille euros. Et je vais distribuer pour cent mille euros d’amulettes, tout au long de la course. L’équipe qui est arrivée ce soir en dernière position, rentrera directement en France. Albert et Frédéric, vous avez le dossard rouge, vous ne risquez rien aujourd’hui. L’équipe qui remporte la première étape de Mec Pressé cette année, c’est … Marithé et Cathia. Les autres équipes ont suivi de près. Le podium s’est joué à quinze minutes. L’équipe arrivée en deuxième position, c’est… Jean Pierre et Noël. Tu as bien lu, lecteur préféré et adoré, les deuxième à Tiradentes, c’est bibi et son compagnon d’aventure ! Surpris ? Non. Estomaqués ! Pas la moindre idée du classement avant l’annonce de Yoann. Et pourtant deuxième ! - Sur le podium, pour cette première étape, Gérald et Loïc : bravo les garçons. Quatrième position, Pricilla et Dorine : vous êtes dans la course les filles, incontestablement. Cinquième, Momo et Philou : belle remontée sur la fin. Sixième, Sébastien et Sylvia. Septième, ce soir, à Tiradentes, Shirine et Herald. L’équipe arrivée en neuvième position, c’est Albert et Frédéric. Vous êtes donc neuvième et avant derniers, protégés par votre immunité, mais vous étiez très très loin. Et donc, l’élimination ce soir, se joue entre … Pascaline et Amélie… et … Jérôme et Corinne… Il nous la joue Hitchcock le Yoann. Lorsqu’une ou plusieurs équipes sont complètement larguées, sûres de ne pas arriver à temps pour le podium, elles sont rapatriées. C’est leur position GPS qui les départage. Si tu fais la fin de ton parcours confortablement installé dans ton HH suiveur, tu sais que tu as de grandes chances pour te retrouver à Paris sous peu. Mais tu n’en n’es pas sûr.

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- Pascaline et Amélie … vous êtes … huitième. Jérôme et Corinne, c’est vous qui êtes en dernière position. Vous étiez exactement à cent dix kilomètres de Tiradentes, et donc, ce soir, c’est vous qui allez devoir nous quitter. Ils ont les larmes à l’œil les gentils Martiniquais. Sans les connaître, sans même leur avoir parlé une seule fois, je les trouvais sympas, le frangin et la frangine. Petit sentiment d’injustice : ce sont les seuls qui nous ont donné de l’aide, comme ça, gratuitement, tout en haut du Corcovado. Et ce sont les premiers à se faire éliminer. Bon. C’est le jeu. Dommage. Nous aurions peutêtre pu devenir amis. Au revoir Corinne, au revoir Jérôme. A un de ces jours peut-être. Le confort est spartiate. Peut-être un terrain de jeu, peut-être un camp d’entraînement ou une école : un bâtiment fermé tout en longueur bordé d’une immense prairie. Le terrain descend en pente douce jusqu’à un petit ruisseau. Près du bâtiment, une fontaine. Grand bassin de trois ou quatre mètres de diamètre, avec en son centre un jet d’eau jetant haut de l’eau (que c’est beau…). Le bâtiment n’est pas pour nous. Au milieu du terrain, un tas : dix tentes, dix neuf sacs de couchages, dix neuf tapis de sol. Pourquoi ces chiffres bizarroïdes ? La Prod nous a confiés aux bons soins de Mélodie : grande blonde pulpeuse, super bien roulée. Sa mission, gérer les petits problèmes logistiques du campement, et accessoirement, veiller à ce qu’aucun d’entre nous ne fasse le mur. Mélodie bénéficie du même confort que nous tous : tapis de sol, sac de couchage, et guitoune. Qu’elle a décidé de partager avec elle-même. La nuit est presque tombée. Il va falloir se grouiller car dans quelques minutes, nous ne verrons plus rien. Nous repérons notre tente. Tout le monde s’est groupé près du ruisseau, nous faisons de

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même. Je n’ai jamais monté une tente de ma vie. Noël non plus. Quoique … Dans le sac, plein de trucs, et un mode d’emploi totalement incompréhensible. Je me fie à mon instinct de bricoleur. Noël m’annonce la couleur d’entrée. - Jipéééééé ! Tu sais, mes mains sont assurées. Avec le métier que je fais, tu comprends… Mais je te fais confiance. Si tu as besoin d’aide, tu m’appelles, je suis là-bas avec les filles ! Celle là on ne me l’avait jamais faite, le coup des mains assurées : faudra que j’y pense la prochaine fois que mon cousin Jean-Michel me délèguera la corvée d’ouverture des huîtres ! Je patauge dur. Mais après une bonne demi-heure, la guitoune est montée. Celle des autres ressemble à un bel igloo, la notre à une patate : mon instinct de bricoleur m’a peut-être un peu trompé. Prévoyants, nous avons acheté quelques provisions en cours de route. D’autres équipes n’ont rien. Nous mettons nos victuailles en commun pour un petit pique-nique champêtre. La Prod met à notre disposition deux panières en plastique, contenant vaisselle, papier toilette, liquide vaisselle, allumettes, huile, sel. Plus deux réchauds à gaz, deux marmites, et deux poêles à frire. Comme nous n’avons rien à faire cuire, tout ce matos reste nickel dans les panières. Feu de camp : Albert et Frédéric se trimbalent avec eux une guitare. Ça a du les aider au casting ; par contre, pour faire du stop, la galère. Ils ont amené un cahier, avec tout le répertoire Hugues Aufray, et une bonne centaine de chansons paillardes bien de chez nous. Ambiance colo années soixante. On fait connaissance, on rit. Je joue de l’harmonica. Pas trop longtemps. Les deux zips de la tente, je compte jusqu’à trois, rideau, plus personne, je dors.

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Soixante kilos de blanche. Tu les livres, ou ta copine…

écalage horaire : cinq heures du mat, je ne dors plus. Pas grave, je me lève. Doucement. Pas la peine de réveiller Noël. Premier zip, deuxième zip. Je sors. Bombard, affrontant les quarantièmes rugissants. A première vue, rien n’a changé depuis la veille au soir. A deuxième vue, ou le ruisseau s’est pris d’une crue soudaine, ou la fontaine a débordé. Dans les deux cas, dix centimètres d’eau nous entourent. Vieux proverbe mandarin : si tu veux planter ta tente dans un endroit inconnu, choisit les hauteurs, pas les basseurs (traduction littérale du mandarin). J’enfile mes tongs spécial inondation, prend ma trousse de toilette dans le sac trempé, et me dirige vers le bâtiment. Un seul sanitaire pour dix huit. Non dix neuf avec Mélodie. Le vestiaire n’est pas très propre. Dans un coin, le lavabo. Pas les lavabos, le lavabo. Deux bancs pour unique mobilier. Au fond, un WC douche : oui, ça existe. Avec une porte ; qui ne ferme pas. Troisième zip de la journée débutante, celui de ma trousse de toilette.

Pas vraiment marrant. J’aime bien les blagues, surtout quand c’est moi qui les fais. Mais celle-ci est d’un goût douteux. Même très douteux. Ça veut dire quoi ? On est tous dans la même galère : même si c’est une compétition, ce n’est pas le moment de se jouer des tours de Pandore. Les jeunes ont du trouver ça rigolo hier soir : glisser un message débile dans ma trousse de toilette pendant que je dormais. Stupide. En plus, je ne réagis jamais aux blagues. Histoire d’embêter celui qui les fait. Ils ne vont même pas profiter de leur plaisanterie. Bon, pas grave… Pas grave… Ou ta copine… Je n’aime pas les trois petits points, pleins de sous-entendus. On a tous un copain, ou une copine, privilégié : celui ou celle à qui tu penses en premier, dans les instants de bonheur, ou de tristesse. Donc, parler de ma copine, facile … Mais là, c’est à cause de ma copine Ségolène que je suis là… pas d’un copain … si elle ne m’avait pas appelé, je serais tranquillement à Toulon en train de tailler mes arbres. Et qui pouvait connaître ce détail ? Et si ce n’était pas une blague... C’est un avertissement. Codé. Et je n’y comprends rien. Ils vont quand même pas toucher à Ségolène ! Soixante kilos de blanche. Le coca pousse dans les Andes, principalement en Bolivie et au Pérou. Nous nous dirigeons droit vers ces pays… Tu les livres… Tu fais comment toi pour livrer soixante kilos de blanches ? Dans ton futal? Il rigole le trafiquant de coke. Pourquoi pas une ou deux tonnes ? Idiot. Non, c’est une blague. Rien qu’une blague minable.

Un petit papier plié en quatre y est glissé. Il n’y était pas la veille au soir. Je le déplie. Une ligne manuscrite, une seule.

A Maria Fumaça, c’est le nom du petit train qui nous conduit à Sao Joao del Rei : on se croirait à Disneyland. La locomotive est

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CHAPITRE VI Tiradentes, 10 Octobre

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rutilante : une vieille loco de western, avec son immense pare choc rouge devant, une énorme lanterne sur le devant, des tas de bielles, une grosse cheminée, et de la vapeur qui sort de partout. Ce petit train servait en son temps aux chercheurs d’or pour se rendre dans les mines environnantes. Nous sommes dans le Minais Gerais. Le pays des chercheurs d’or. Il n’y a plus d’or, mais tout est resté intact, comme si le temps s’était figé après l’extraction de la dernière pépite. Les wagons sont du même âge, superbes. Le temps du court trajet de Tiradentes à Sao Joao del Rei, nous sommes touristes. Chacun des candidats analyse la feuille de route remise par Yoann. Sept cent kilomètres à parcourir en trois jours. Terminus : Diamantina. Demain, l’épreuve d’immunité se passe dans une mine d’émeraude en activité. Seuls pourront y participer les trois premières équipes arrivées. Pour corser le jeu, nous devons nous présenter à Yoann, avec une topaze impériale brute, que nous devons impérativement acheter dans un périmètre de deux cent kilomètres autour d’Ouro Preto. Nous disposons de vingt reais pour faire l’emplette. A Sao Joao del Rei, c’est la fête au village. La ville accueille des milliers de touristes chaque jour : mais là, nous faisons tournage de Spartacus III. Neuf équipes, neuf cadreurs, neuf PDS, neuf vans Mercedes. Super discret. Toutes les équipes tentent de se faire prendre en autostop. Les filles ont adopté le minishort comme tenue de combat. Et partent rapidos. Je propose à Noël ma stratégie du Corcovado : partir dans le sens opposé à la destination indiquée par ma petite boussole turbo. Pour nous séparer du groupe. Mais trop compliqué à comprendre. Alors on fait comme les autres. Nous roulons depuis deux bonnes heures. Trois voitures. Pas le sprint du siècle, mais ça avance : bientôt nous atteindrons le périmètre où nous pourrons acheter la topaze impériale brute. Reste à trouver où l’acheter. La règle dit que l’on ne peut pas

l’acheter dans un magasin, trop facile. Mais la règle n’interdit pas à quelqu’un d’autre de l’acheter pour nous. Noël n’est pas tout à fait d’accord avec mon approche. - C’est faciiiiiiile sinon ! Tu dis au chauffeur d’aller l’acheter, et tu l’achètes au chauffeur ! - Ben oui. C’est exactement ce que je veux faire. - Mais faut pas faire çaaaa ! - Le règlement dit que nous ne devons pas l’acheter dans une boutique. Je ne l’achète pas dans une boutique, je l’achète à Vincenzo notre chauffeur. Où est le problème ? Finalement, et avec un enthousiasme pas très délirant, Noël finit par accepter. Je donne dix reais à Vincenzo, il achète la topaze dans une boutique, et nous en fait généreusement cadeau. Noël fait la gueule, et nous avons la topaze. Direction la mine de Capoeirana.

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Bip, bip, bip… Tu connais maintenant le mode d’emploi : arrêt buffet, tout le monde descend. Au bord d’un nationale, en pleine nature. Dans un cas pareil, nous pouvons rejoindre un village à pied, s’il est visible à l’œil nu, ou à moins de deux kilomètres. Dans le cas contraire, on dort sur place, après avis de la sécurité. Il y a quelques toits à l’horizon. Nous nous dirigeons dans leur direction. C’est un petit village, pauvre, très pauvre. Routes de terre battue, maisons de briques non terminées, toits de tôle ondulée, bidonvilles disséminés ça et là. Désert. Nous commençons notre quête d’un logement, le moment le plus dur de la journée. Au bord d’une route, quand tu fais du stop, les voitures passent à toute vitesse : tu ressens moins la sensation humiliante de la mendicité. Par contre dans les rues d’une ville, c’est dur, déprimant. Nous frappons aux portes de toutes les maisons. Quand il y a une porte. Les rares personnes qui sortent nous refusent

poliment leur hospitalité. Je ne peux pas leur en vouloir : à leur place j’en ferais probablement autant. La longue marche dans ces rues désertes dure plus de deux heures. La nuit est tombée. Les habitants sont rentrés du travail, et désormais, devant chaque maison, des petits groupes se sont formés. Peu de lumière, l’électricité est une denrée rare. Pas de télé. Ce soir, l’attraction, c’est nous. Un énorme pick-up s’approche de nous, gris métal. C’est un Silverado full size quatre portes. Cabine grand luxe et haillon ouvert à l’arrière. Il s’arrête. - Vous avez un problème les gars ? Il n’a pas dit voce tem problema, amigos mais : vous avez un problème les gars. Il doit avoir la soixantedizaine, grosses lunettes Marcel Achard, front très dégarni: en fait, il ne lui reste que quelques cheveux gris sur le haut du crâne. Gros problème de repérage ce soir pour Noël … - Vous êtes français ? - Non, luxembourgeois. - Vous vivez ici ? - Oui. Depuis soixante ans. - Nous c’est Noël et Jean Pierre. C’est le ciel qui vous envoie ! - Moi c’est Martial. Pourquoi ? - Nous cherchons depuis plus de deux heures un endroit pour dormir. Pas même un lit, juste un petit coin de ciment pour dérouler nos sacs de couchage. Rien. Tout le monde est très gentil, mais personne ne veut de nous. Vous accepteriez de nous héberger pour la nuit ? Nous partons demain matin à sept heures. - Mais vous faites quoi là ? Vous tournez un film ? Je lui explique le topo. Il n’a pas l’air chaud. Je lui re-explique. Ça dure vingt minutes. Et ça se termine sur un : bonne chance les gars.

Lui, je lui en veux. Les autres non. Ils sont pauvres, n’ont rien à manger, vivent entassés dans des taudis. Mais lui … avec son quatre quatre, il pouvait nous héberger. Il n’est pas français, mais presque. Et il nous laisse plantés là, en pleine nuit, au bord du chemin. Merci mon pote, nous ne t’oublierons pas. Une petite fille court vers nous : nous lui avions parlé tout à l’heure, mais ses parents n’étaient pas là. Elle est adorable. Peutêtre huit ans, guère plus. Elle me prend la main, sans rien dire, et nous entraîne vers une toute petite rue de terre battue. Sa maman est là : elle semble avoir cinquante ans. Et n’en n’a peut-être pas trente. J’accepterai même un coin de cours sous un auvent, juste pour pouvoir m’arrêter de marcher. Et poser mon sac… Le sac à dos est confortable, haut de gamme : il ne blesse pas. En début de journée, malgré ses vingt kilos, il parait léger. Le plus difficile, c’est de le jeter dans les voitures qui nous prennent, le ressortir, l’enfiler sur son dos, l’enlever, le glisser dans un coffre. Toute la journée. Marcher n’est pas un gros problème. Il est un peu devenu mon copain. Philou au dernier tent-camp (Camp de tentes en jargon Prod.) nous a donné un tas de tuyaux. C’est le vétéran du groupe, Philou, le beaup à Momo. Ex-gendarme ou militaire je ne sais plus. Baroudeur dans l’âme malgré ses soixante trois balais, pas très grand, sec : de Funès. Et une énergie ! Par exemple, prends ton sac de couchage : déplié, le duvet est tout gonflé d’air. Si tu essayes de le plier consciencieusement pour le rouler dans sa housse, tu ne peux pas : il est plus gros que le petit sac en tissus. Alors tu le tasses tout bonnement, en vrac. Et en moins de deux, il rentre au bercail. Le sac à dos : nous le portions tous trop lâche, pas assez serré, pas assez plaqué sur le dos. Résultat : il pendouillait lamentablement, dix centimètres trop bas, te tirant vers l’arrière. Véridique. Si tu sers les sangles de devant à mort, tu le remontes, tu fais corps avec lui, et il ne te gène plus. Merci Philou. Pourquoi je te raconte tout ça ? Ah oui, après une

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journée de stop, et trois heures de marche, ton copain le sac à dos, tu n’as qu’une seule envie, le balancer aux bagages en soute. La maman de la petite fille nous explique qu’elle ne peut pas nous héberger, mais qu’elle connaît un local où nous pourrions passer la nuit. Elle en a les clés : le vestiaire du terrain de foot. Pour nous, après notre périple de deux heures, c’est le Negresco. Nous la suivons. Il fait nuit. Nous avons sorti nos éclairages. Des petites lampes de spéléo portées sur le front. La mienne se recharge grâce à une petite dynamo à manivelle. Nous atteignons le terrain de foot. Banal. Enfin, je suppose, on ne voit rien. Un tas de gamins nous escorte : ils ne veulent à aucun prix louper la dernière page de Tintin au Brésil. Une petite bâtisse blanche se dresse devant nous. Très forte personnalité : une boîte de sucre sur une pelouse. La maman sort une grosse clé de sa poche, essaye d’ouvrir la porte. Ça ne marche pas. Les clés c’est mon truc, un don, peut-être mon passé de super flic. J’ouvre la porte en moins de deux. Un interrupteur sur la gauche. Clic. - Nao tem energia. Je ne te traduis pas. Les gosses ont envahi le local. Assez grand. Au sol, la même moquette qu’à Rio. Des toilettes, non nettoyées depuis le dernier match. Des douches, crad de chez crad : avec un filet d’eau glacée. Tout le long du mur, une banquette carrelée. Ça fera un lit très confortable. Les gosses ont l’air de vouloir passer la nuit avec nous. Je les invite gentiment à se retirer de nos pénates. Dormir. Je suis mort. Noël a sorti son stock de lingettes. Il s’efforce de se préparer un coin à peu près propre. Je fais de même, avec des kleenex. Nous déployons les sacs de couchage sur les banquettes. Il ne va pas falloir trop se retourner cette nuit. Sinon badaboum. Extinction des feux. Bonsoir. A demain. Non. A tout de suite.

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Toc toc toc. On cogne à l’huis. J’allume ma Maglite : plus sécurisante que la micro lampe de spéléo. - Quem è ? - C’est moi, Martial. Je me précipite vers la porte. Décidément la serrure a besoin d’une révision. Mais j’arrive à l’ouvrir. - Prenez vos sacs, je vous emmène. Je ne réponds même pas. Noël a tout entendu, il est déjà là. Pas besoin de nous vêtir, nous dormons tout habillé. Je me jette sur tout ce qui traîne, le mets en vrac dans mon sac et cours dehors. Noël est déjà dans le pick-up. Je jette mon sac sur le haillon arrière, aux côtés de celui de Noël, fonce dans la cabine. Grandiose : on va dormir dans de vrais lits. - C’est super sympa, Martial, merci. - Vous le devez à Anna. Moi, je ne voulais pas, mais elle a insisté. C’est son anniversaire aujourd’hui. Cinq minutes de route, et nous arrivons. Pas de clôture. Un immense jardin planté d’un tas d’espèces tropicales : palmiers de toutes sortes, bananiers, flamboyants, ibiscus. Au milieu de la pelouse, l’immense éventail d’un arbre du voyageur. Dix mètres d’envergure: chaque palme peut retenir jusqu’à un litre d’eau de pluie. D’où son nom. La maison est en bois. Chalet alpestre. Une grande véranda couverte, avec plein de petites lanternes de mineur et un rocking chair. L’ambiance est calme, reposante. Sur la table, un gros gâteau à peine entamé, débordant de chocolat et de crème crème (couleur crème si tu préfères). Deux verres, une bouteille de Concha y Toro. Un grand chardonay du Chili. Et debout, tout en haut des deux marches du perron … Anna. Comment te la décrire ? Une boule. Pas la petite boulette minable, façon petit pois, non, la méga boule standard, calibrée. Elle n’est pas très grande,

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cheveux bruns soignés, minois joufflu, décolleté avenant. Fardée sapin de Noël. La petite trentaine. Elle doit s’ennuyer à mourir dans ce bled pommé. Et son vieil homme de mari qui voulait la priver de la seule attraction de l’année. - Entrez, entrez, faites comme chez vous ! Elle parle un Français tout à fait correct, avec un léger accent castillan. Nous entrons. Une heure du mat, et je n’ai plus sommeil. Je ne peux détacher mon regard du morceau de cholestérol concentré sur la table. - Vous en voulez un morceau ? C’est mon gâteau d’anniversaire. Je fais vingt huit ans aujourd’hui. Enfin, hier. Précise, la donzelle. Tu parles si on en veut un morceau. Trois minutes plus tard, le plat est vide. - Vous avez l’air affamé ! Vous voulez que je vous prépare une petite assiette ? Dur de répondre trop vite, sans paraître discourtois. - Oh, avec plaisir chère madame, mais vraiment, juste une petite assiette. Pourvu qu’elle ne me prenne pas au mot. - Appelez moi Anna ! Martial va vous tenir compagnie, je reviens. Rocking chair, Concha y Toro, et même … un cigare. Brésilien, mais un délicieux cigare néanmoins. Le rêve. C’est le miracle de Mec Pressé, le yo-yo : il y a une demi heure à peine, nous avions le moral complètement dans les talons. Local sordide, odeur infecte, ventre vide. Et là, le Club Med, en mieux. Martial nous raconte sa vie passée de trappeur : arrivé au Brésil, expatrié par une compagnie ferroviaire luxembourgeoise, il a passé plus de cinquante années à construire des lignes de chemin de fer. Il connaît le Brésil comme sa poche. Et il est retraité depuis près de dix ans. Je sens une pointe de nostalgie dans ses paroles, dans son regard. Il a l’air… gentil. Tout à l’heure, c’est clair, il n’a

pas osé nous inviter sans en parler au préalable à Anna. Maintenant, avec nous, il est heureux. Il parle, parle. Nous l’écoutons, ça me repose. J’ai presque l’impression que c’est nous qui lui apportons quelque chose ce soir. Sur le buffet de la véranda, une photo de jeunes mariés : il est en smoking, queue de rat et gibus gris clair. Elle porte une robe blanche, sobre, traîne immense. Lui a le même âge qu’aujourd’hui. Elle, a vingt kilos de moins. Mariage d’amour, mariage d’argent, J’ai vu se marier, toutes sortes de gens… Georges, terminus en gare de Sète, vingt sept ans déjà… Anna revient : un immense plateau à la main, et dessus, deux grandes assiettes. En vrac dans chaque assiette, un kilo de riz, une livre de choucroute, trois ou quatre saucisses, deux œufs durs, deux pommes de terre, le tout recouvert d’une épaisse sauce vermeille, qui ressemble à s’y méprendre à de la confiture. C’est de la confiture. Et elle ne m’a pas pris au mot. Nous engloutissons le tout en moins de temps qu’il n’en faut à Martial pour nous expliquer, comment la Rede Ferroviària Federal a rallié Brasilia à Sao Paulo en dix ans. C’est Anna qui aborde un sujet qui me turlupine depuis ma dernière perfuse de cholestérol pur. - Vous repartez demain, alors ? C’est bête, vous auriez pu vous reposer quelques jours à la maison. Pourvu que ce soit Noël qui lui ait tapé dans l’œil. Son vieux baroudeur de mari ne doit plus l’honorer très souvent. - Mais, si vous ne vous déplacez qu’en autostop… on ne pourrait pas vous prendre, nous, en stop demain ? Là, je suis prêt à me sacrifier. J’hallucine. Je n’osais pas, je ne savais pas comment le leur demander, et c’est elle qui nous le propose !

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- Bon, on va aller se coucher, et demain on avisera. J’ai un tas de trucs à faire. Et certainement pas le temps de jouer les taxis. Anna, tu veux bien montrer leur chambre à nos invités ? Il est bougon le Martial. Mais, je ne sais pas, ça sonne peut-être un peu faux… Douche chaude. Marrant leur système de chauffage : imagine une grosse gamelle de la taille d’une casserole, au niveau de l’arrivée d’eau, au dessus de ta tête. Côte à côte, un tuyau d’eau froide, et une alimentation électrique. Plutôt dénudée. Pas très normal, surtout à l’intérieur d’une douche. Quand tu ouvres le robinet, l’eau coule tiède. Débit faible, tu te brûles, débit fort, c’est glacé. Sur l’engin, une petite manette permet de régler la puissance électrique du chauffage : j’ai essayé de la régler, et ressenti illico des petits picotements pas très sympathiques dans les doigts de pied. Alors j’ai arrêté de tripoter le bidule au dessus de ma tête. Un seul lit pour deux. Bon, pas trop faire les difficiles, mais je décide que je suis mort de froid malgré les trente degrés, et déroule mon sac de couchage sur le plumard. Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Deux ou trois millions d’insectes nous tiennent compagnie. Il n’y a pas de vitres aux fenêtres, juste des persiennes. Anna nous affirme qu’ils ne piquent pas. Je la crois sur parole, et m’enduit d’une épaisse couche de pommade antimoustiques. Bonne nuit. Il est deux heures et demie, et Noël me répond d’un ronflement qui doit vouloir dire: bonne nuit à toi aussi. Petit déjeuner super copieux : oeufs bacon, confiture sans choucroute, café, petits pains élastiques à souhait. Je n’ai pas osé aborder le sujet du transport : Anna n’en n’a plus reparlé, Martial très souriant ce matin non plus.

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Nous avons rejoint à pied le bord de la nationale. Un peu tristes quand même. Marrant comme on peut s’attacher à deux inconnus en si peu de temps. Hier, ils n’existaient pas. Aujourd’hui, je sais que je ne les oublierai jamais. Comme le but de ce bouquin n’est pas de te faire chialer, j’en reste là. Il est sept heures : départ de la course. Deuxième jour de l’étape. Nous devons arriver dans les trois premiers pour faire l’immunité. Nous ne connaissons pas notre position. Pourtant, après notre bombance de la veille et du matin, le moral est au beau fixe. Cette immunité, il nous la faut. Au bord de la route, j’ai déployé mon arme secrète, le beau drapeau de notre France bien-aimée. Il va nous porter chance, j’en suis sûr. Lorsque la course s’est arrêtée hier, nous nous sommes engagés sur cette petite route de terre perpendiculaire à la nationale, qui nous a conduit chez Anna et Martial. Et de la petite route de terre, nous voyons arriver dans un nuage de poussière ocre, un énorme quatre-quatre: c’est un pick-up full size Silverado quatre portes. Toi qui as suivi mes aventures depuis tant d’années, tu sais que je suis un dur à cuire, rustre, et sans cœur, plutôt bourru. Mais là, j’en ai la chaire de poule. Anna et Martial sont là, souriants. J’agite mon drapeau, ils s’arrêtent. - On peut vous aider ? Comme si de rien n’était. J’embrasse Martial. J’embrasse Anna. Sincèrement. Le mot ami, un petit mot, avec tout son sens. Nous jetons nos sacs à l’arrière, comme la veille. - Alors, on va où les gars ? - La Mina Capoeirana mon capitaine ! Notre première immunité ! Et nous partons, comme quatre joyeux lurons, amis de toujours. Nous rions, nous chantons, nous sommes heureux, et cette immunité, nous allons la décrocher ! La carte n’est pas très précise. Elle indique la mine, sur la gauche, et il n’y a pas de route sur la gauche. Nous faisons demi-

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tour. Elle est par là, j’en suis sûr. Mais il n’y a rien. Nous faisons un nouveau demi-tour. Retour sur nos pas. Martial s’amuse comme un fou : ni agacé, ni énervé, cool and relax. Il se passe à nouveau quelque chose dans sa vie, il fait une course, il fait sa course, avec ces deux étrangers tombés du ciel. Finalement, nous découvrons la route, juste avant un pont de rondins : c’est un minuscule sentier de terre. Sur une pancarte de bois vermoulu, Mina. Nous le prenons. Deux grosses ornières. Les branches d’arbre frottent la carrosserie à droite et à gauche. Impossible de faire demi-tour. C’est la seule voie dans la direction de la mine, d’après la carte. Nous roulons depuis vingt minutes. Plus de chansons dans la voiture. Et si nous nous étions trompés ? Non, impossible. La végétation devient moins dense. A cinq cent mètres, des baraquements, déserts. Nous entrons dans ce qui semble être un village abandonné. Rien. Personne. Sûr, nous nous sommes plantés. Il devrait y avoir du monde, des voitures, des techniciens. Mais non, rien. Le bide absolu. Je propose à Martial de faire demi-tour. Il avance l’avant du véhicule dans une minuscule rue pour faire la manœuvre. Et au fond de la rue : Le drapeau rouge et noir Mec Pressé. Yoann est là, devant un grand pupitre rouge. Pascaline et Amélie sont à ses côtés. Nous descendons comme des fous du quatrequatre. Les sacs, le sprint final. Yoann ouvre le grand registre sur le pupitre… Quatrième. Trois équipes sont arrivées avant nous. Les filles nous ont devancé de deux minutes, la cata.

la pierre des filles. Une petite chance. Il vérifie. La petite chance s’est envolée. On a foiré où ? L’expert vérifie notre pierre à son tour. Elle est bonne. Ça nous fait une belle jambe. - Jean Pierre et Noël, vous êtes quatrième. Avec une bonne pierre. Shirine et Herald sont arrivés premier… Mais… - Oui ? - Ils n’avaient pas une topaze impériale brute. Vous êtes qualifiés pour l’immunité ! C’est grandiose ! Nous faisons l’immunité ! Grâce à la topaze non brute de Shirine et Herald ! Merci les Belges! Yoann nous la montre. C’est vrai qu’elle ne fait pas très brut la topaze de nos amis de Bruxelles : un petit socle en plastique marron, et dessus, gravé en lettres d’or un demi carat, Sagitario. En français, sagittaire. Collée sur le socle, une topaze en forme de pain de sucre. A moins que ce ne soit un mini pain de sucre. Nous sommes fous de joie. Nous faisons notre Haka pour les millions de téléspectateurs qui assisteront à l’évènement. - On est là pourquoi, pour-ga-gner ! On est là pourquoi, pour-gagner ! On est là pourquoi, pour-ga-gner ! Le tout en se tapant sur les pectoraux. (All Blacks, pour les royalties, vous voyez avec mon éditeur).

Un expert se tient aux côtés de Yoann. Indien, Stetson sur le crâne, blouson de jean, col fourrure en véritable acrylique. Pas très souriant. C’est lui qui vérifie si les topazes sont des brutes impériales, ou des morceaux de plastique. Il n’a pas encore vérifié

Les trois équipes sélectionnées sont sur la ligne de départ. Un des coéquipiers va devoir charger dans une brouette du minerai d’émeraude : il l’amènera à son collègue, qui fera le tri pour sélectionner les pépites vertes. L’équipe qui trouve un max d’émeraudes en une demi heure a gagné l’immunité. Elle sera assurée de faire la troisième étape. Chaque équipe a adopté une tenue de combat pour la compète : Sébastien et Sylvia, jeans et Tshirts Hawaï, Pascaline et Amélie, bermudas bariolés et débardeurs très plongeants. Quant à nous, les polos officiels équipe de France. Avant le départ, nous avons du définir qui

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pousse la brouette, et qui trie les pépites. Noël connaît les chevaux, il en a deux. Il connaît aussi le VTT, et il sait courir. Si épreuve d’équitation, de pédale, ou d’enduro, c’est pour lui. Quant à moi, je suis plutôt sports de combat, parachutisme et tir. D’un commun accord, j’ai pris la brouette et Noël le tri. C’est parti. Pour atteindre le tas de minerai, chaque brouetteur doit d’abord passer sur une planche horizontale. Histoire de ne pas décevoir mes potes qui seront scotchés sous peu devant leur télé, je fonce comme un dératé, et passe le premier la mince planche. Les copains applaudissent devant le petit écran HD. Le casque que nous portons sur le crâne me tombe sur les yeux. Pas facile de faire le parcours en aveugle. Mais je ne m’arrête pas à ce détail. Conserver l’avantage. Je suis un spécialiste de la pelle. La pelle de chantier, of course. L’autre aussi d’ailleurs. La brouette est pleine en moins de deux. Passer un obstacle : je connais. Tu embrayes la marche arrière. Sinon, tu te plantes dans le talus. Je vide ma brouette aux pieds de Noël. Il tamise. Rince. Je repars. A fond. Les autres s’évertuent à passer l’obstacle en marche avant. Et se plantent dans le tas de terre grise. C’est Noël qui trouve la première émeraude. Normal, on est les meilleurs. Yoann déclanche alors un énorme sablier qui chronomètrera l’épreuve. Chaque équipe dépose les pépites colorées de vert dans une petite bassine de plastique. Les émeraudes sont incrustées dans les pépites, de la taille d’un pois chiche, ou d’un pot de confiture Bonne Maman. Je suis noir de minerai. Crevé. Je ne m’arrête pas. Il nous la faut cette immunité. Ça dure une éternité. Et la dernière parcelle de sable s’écoule du sablier. Yoann sonne le gong final. Ouf. Sur ce coup, on a assuré. Mais pas assez. C’est Pascaline et Amélie qui remportent l’épreuve, avec trente cinq reais d’émeraude, contre vingt quatre pour nous, et vingt

trois, pour Sylvia et Sébastien. Tu divises par deux virgule cinq, et tu constates qu’une bassine pleine d’émeraude, au Brésil, ça vaut quatorze euros. Enfin, pleine de pépites d’émeraudes.

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Il reste trois cent kilomètres avant d’arriver à Diamantina. La course est repartie de plus belle. En tête, deux équipes : la notre, et Pascaline et Amélie. Normal : nos gentils chauffeurs nous ont attendus. Pascaline et Amélie ont complètement hypnotisé un beau Brésilien voiture de sport. Et Anna a du fortement insisté auprès de Martial pour assister à l’épilogue du film. Tous les trois ont tranquillement fait connaissance, déjeuné, bavardé, et nous ont récupérés à la fin de l’épreuve d’immunité. Le comportement d’Anna est un peu ambigu. Dire qu’elle drague ouvertement Noël serait exagéré, mais nous n’en sommes pas très loin. Au fur et à mesure que les heures passent, je m’interroge sur les intentions de nos chauffeurs providentiels pour la fin de journée. Bientôt dix sept heures, la balise va sonner. A l’arrière du pick-up, un petit sac de voyage. Qui ne nous appartient pas. Ils n’ont pas l’intention de rentrer at home ce soir … Bip, bip, bip … Nos hôtes nous annoncent qu’ils dorment au même village que nous : Anna et Martial partent à la recherche d’un petit hôtel, nous partons à la recherche d’un gîte gratuit. Datas est un petit village tranquille : pas une seule voiture dans les rues, des boutiques ouvertes, des enfants jouent dans la rue. C’est l’heure de la sortie des classes. Calme tranquille. Comme à l’accoutumée, les gens rient, plaisantent en notre compagnie, et s’excusent. Nous nous dirigeons vers l’église. Déserte. Mais ouverte. Si personne ne nous héberge, le monsieur qui nous observe en souriant sur sa croix nous donnera sûrement l’hospitalité. Mais pas à manger. La nuit est tombée. Toujours rien. Un superbe bâtiment neuf et moderne se dresse devant nous. A l’intérieur des lumières. Donc habité.

Une grande porte vitrée est fermée à clé : c’est la mairie. De l’autre côté de la vitre, un très long couloir, assez large, et des bureaux de part et d’autre. Qui feraient bien notre affaire. Nous frappons à la porte. Un jeune homme se présente, souriant. Comme d’ailleurs tous les brésiliens que nous rencontrons... C’est fou ce qu’il y a de Brésiliens par ici ! Il doit demander l’autorisation au maire. Mais monsieur le maire ne répond pas au téléphone. Et le jeune homme ne peut prendre la responsabilité de nous laisser entrer. Nous insistons. Alors, il sort un billet de cinquante reais de sa poche et nous le tend : pour nous payer une nuitée d’hôtel. Cinquante reais. Une fortune. Pour te donner un ordre de grandeur, les six euros qui nous sont alloués pour une étape de trois jours représentent quinze reais. Nous sommes riches : plus de vingt euros en poches ! Ce soir nous dormons dans un vrai lit. Quoique…une nuit dans nos sacs de couchage à l’église, et c’est cinquante reais de bénef. Adopté, vendu, nous dormirons à l’église. Le problème du logement étant résolu, nous abordons avec euphorie celui de la pitance. Nos samaritains ne doivent pas être très loin. Ils vont certainement se payer un petit dîner en tête à tête. Ce serait bien de les retrouver, juste pour leur souhaiter une bonne soirée… Nous redescendons vers la nationale. A l’entrée du village, nous avons aperçu un motel : ils y sont probablement, vu que c’est le seul motel et restaurant du village. Je propose à Noël de nous séparer. Noël va vers le motel retrouver sa dulcinée, je vais faire le tour du patelin : cinq jours de cohabitation avec Noël, j’ai besoin juste d’un peu de solitude. Un vieux monsieur est assis sur le bord de la route, le visage buriné, pas ou très peu de dents, une barbe de cinq ou six jours. Vêtu de haillons. Un pauvre hère. Une guitare est à ses côtés. Il nous sourit. Je l’aborde : - Je peux ?

- Claro ! Je prends la guitare. Elle a ses six cordes. Visiblement, ne sert pas tous les jours. Complètement désaccordée. Je l’accorde, et me mets à fredonner l’Auvergnat. Il rit. Et fait la la la la avec moi. Des enfants sortent de je ne sais où. Cela fait partie des mystères de notre aventure : très souvent, nous sommes seuls, isolés, dans un endroit complètement désert. Et tout à coup, nous nous trouvons entourés de personnes sorties du néant. Véridique. Les enfants sont fous de joie, ils m’applaudissent. Le vieux monsieur aussi. Il se dirige vers son logis, une cabane. Faite de cartons et de vieux cagots ; un morceau de tissus immonde constitue une frêle porte d’entrée. Il en ressort : dans une main, un truc emballé dans un vieux journal. Pas de la veille, du mois dernier. Et dans l’autre main, une bouteille sale et opaque. Au fond du flacon, un centimètre de liquide, qui a du être limpide un jour. Il me temps le paquet et la bouteille : j’ouvre le journal. Dedans, un morceau de fromage rassis. Très rassis. Probablement sa nourriture pour plusieurs jours. J’en romps un morceau, et le porte à mes lèvres. Je ne ressens ni gène, ni dégoût. Rien que de l’amitié pour ce pauvre bougre qui me donne à manger, parce que je lui ai apporté un peu de bonheur avec sa guitare. Il boit une gorgée du liquide à même la bouteille et me la tend. Je fais de même. Alcool quatre vingt dix neuf degrés pur. Ou peut-être un peu plus. Il ne doit plus rester beaucoup de microbes vivants dans le breuvage. - Cachaça ! Merci, pour l’info, je savais. A la maison, quand je reçois des amis à dîner, je ne mets jamais une bouteille d’eau minérale entamée sur la table : toujours montrer à mes convives que la bouteille est vierge de toute goulée intempestive à la bouteille. Que c’est loin… Je m’apprête à quitter mon petit club de fans. Le vieil homme me dit que, si je ne trouve pas d’endroit où dormir, je pourrais

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dormir dans sa cabane : il couchera dehors, il a l’habitude. Ça ne s’invente pas… La nuit est tombée, je suis à la périphérie du village, un peu pommé dans l’obscurité. Quelqu’un me suit. Je n’entends rien, mais je le sens. Je suis capable de me défendre contre deux ou trois malandrins, même outillés, mais ce serait bête de me faire amocher à ce stade de la course. Je me retourne : il n’a pas l’air très commode. Musclor. T-shirt rouge sans manches, propre, longs cheveux noirs crépus, chignonés derrière la tête. Pas du tout grande folle, plutôt rappeur à Bercy. Il est accompagné d’une adorable petite fille de quatre ou cinq ans, cheveux bruns tout bouclés. Ça me rassure. Je lui demande dans quelle direction se trouve le motel. Il se propose de m’y amener. Lui, c’est Roberto, sa petite fille Rosa Maria. En marchant, il me demande si je ne veux pas lui acheter quelques petites pierres précieuses, juste quelques unes. Il sort de sa poche un mouchoir blanc en boule, le dénoue. A la lueur de ma Maglite, je vois briller une poignée de trucs multicolores. Je n’y connais pas grand-chose, mais ce ne sont pas des pierres en plastique. Il m’explique qu’il ne sait pas comment les vendre : vu que je vis en Europe, peut-être que … Sympa, le Roberto ! Lorsque nous arrivons au motel restaurant, Noël est attablé avec Anna et Martial. Anna s’est habillée grande classe : minijupe vert fluo, et Sweet rose bonbon trente six. Elle fait du cinquante huit. Autour de sa taille une ceinture en plastique noir brillant avec une énorme boucle dorée devant. Très chic. Noël porte un colifichet que lui a offert Anna : on dirait une chaîne d’amarrage de péniche. De grosse péniche. Si tu plonges avec un truc pareil autour du cou, tu ne peux pas faire un plat, t’es sur d’amerrir la tête la première. Anna, qui fait le régime, accompagne son Coca d’une grande platée de frites. La bouteille de Ketchup est vide. Je les

rejoins. Martial nous propose de dîner avec eux. Je n’hésite plus à ce genre d’invitation. Ils vont passer la nuit au motel : les chambres sont juste au dessus du resto. Martial nous propose de dormir dans la cabine du Silverado. Je pense que l’église sera plus confortable. A moins que…Je me lève, et me dirige vers la réception du motel. Ils sont deux : un papa et sa fille de seize ans. Enfin j’imagine. J’explique notre petit problème. C’est super rapide. Deux minutes plus tard, j’ai une superbe clé dans la main. Chambre dix huit. Premier étage. La vie est belle. Dîner diététique : riz, pizzas, saucisses de francfort, Coca-Cola non light. Et deux bouteilles de ketchup, dont une pour Anna. Martial ne joue plus les durs à cuire, il est heureux. Cette aventure, il la vit avec nous. C’est devenu son aventure. Demain matin, il nous amène à Diamantina. Aussi simple. Pour nous, troisième étape assurée. Nos accompagnateurs dînent à la table d’à côté : Alex et Sara. Toujours là, mais nous en oublions leur présence. Pas très bavards. Ils ne lient pas avec nous. Je leur annonce la bonne nouvelle, ça n’a pas l’air de les enchanter… La toute jeune fille à son papa je pense, s’approche de notre table. Il y a un malentendu, nous nous sommes mal compris, elle est navrée, mais il faut payer la chambre, trente reais… Martial sort les biffetons de sa poche. Je ne vous oublierai jamais, Anna et Martial.

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Presque sept heures du mat, la course va reprendre dans quelques minutes. Nous avons une forme de feu de Dieu. Nuit superbe dans de vrais lits, toilette dans de vraies toilettes, petit déjeuner dans un vrai restaurant. Il y a plus malheureux que nous sur terre. Et la troisième étape assurée : le superbe quatre-quatre gris métal de Martial nous attend à quelques mètres, prêt à nous récupérer dès notre premier lever de pouce. Tout baigne.

Pas pour longtemps. Lara s’approche de nous. Elle sourit, je n’aime pas ça. - Jean-Pierre, j’ai oublié de vous dire hier soir, mais le règlement interdit de faire plus de deux journées dans le même véhicule. Vous ne pouvez pas être pris par vos amis aujourd’hui. - Mais, c’est débile ! Le règlement, nous l’avons appris par cœur à Rio. Ce n’est pas, dans le règlement ! - Ecoutez Jean-Pierre, vous n’avez pas à discuter. Si je vous dis que c’est dans le règlement, c’est que c’est dans le règlement. Et puis je commence à en avoir assez de votre comportement ! Toujours en train de râler, de vous plaindre ! Ça commence à bien faire ! Telle une belon sortie de son douillet milieu marin, je me ferme, et évite de lui répondre. Excuses ma grossièreté qui je te le jure, cher lecteur, ne se reproduira plus jamais, mais… elle commence à me les gonfler sérieusement, la Lara !!! Voilà, ça soulage. Mais ne résout en rien le problème. Finies les vacances, va falloir se manier le train pour ne pas arriver bon derniers ce soir. Je suis furieux. Non pas de la décision de la Prod., car elle est justifiée. Imagines que tu tombes sur un gars plein d’oseille : il t’amène à Lima les doigts dans le nez. Pas très palpitant comme aventure. C’est donc normal, qu’ils t’interdissent de faire plus de deux jours dans la même voiture. Mais elle aurait pu nous le dire la veille, la Lara. Le gros de notre activité prédodo, c’est de chercher un véhicule pour le lendemain. Et nous avons bêtement gaspillé notre soirée, à bouffer des frites au ketchup. Il y avait hier un tas de camionneurs au restaurant, et nous avons loupé peut-être une super occase de nous faire prendre. Bon, pas grave. On est là pourquoi ? Pour-ga-gner ! Cette troisième étape, nous allons la faire. Aucun doute. Même sans l’immunité, même désormais sans Anna et Martial.

Nos amis Luxembourgeois sont repartis vers leurs pénates, contre mauvaise fortune bon cœur. Pas très gais. Ils se voyaient déjà nous déposer sur le podium d’arrivée à Diamantina. C’est râpé. Roberto, mon trafiquant de pierres précieuses de la veille, n’a pas, lui, abandonné sa petite idée de la veille : il nous rejoint sur le bord de la route, accompagné de son petit bout de chou. Je joue Susanna sur mon harmonica à la petite fille : elle est morte de rire. Mais je dois décliner son offre de passeur incognito ; alors, non seulement il ne fait pas la tête, mais en plus il nous donne dix reais pour prendre le bus. Vraiment gentils les brésiliens. Nous sommes riches : soixante reias de dons bénévoles.

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Il est deux heures de l’après midi. Le doute commence à s’installer : toutes les équipes nous ont dépassé. Nous nous sommes fait prendre trois fois en stop, mais nous avons fait à peine cinquante kilomètres. Seules deux équipes sont peut-être derrière nous : les blondes, et les brunes. Mais en fait les blondes étaient probablement en tête, la veille. Leur amoureux transi avait un superbe bolide plus rapide que le quatre-quatre à Martial. Elles sont donc peut-être même déjà arrivées à destination. Nous sommes avant derniers, ou peut-être … derniers. Le yo-yo. Moral dans les talons. Noël fait les cent pas sur la route : il croit que je ne m’en rend pas compte, mais quand il est préoccupé, il se parle à lui-même. Il regarde par terre, fronce les sourcils, et parle. Tout seul. Tous les véhicules qui s’arrêtent nous demandent de participer aux frais de carburant : ils ne comprennent pas que nous soyons fauchés, avec le van Mercedes et nos deux accompagnateurs à nos côtés. La caméra, pour mendier, pas terrible ; mais toutes les équipes sont loties à la même enseigne. L’heure fatidique de la fin de la course approche à grands pas. Nous sommes , au bord d’une route à trois voies : le pire endroit. Les voitures passent à plus de

cent. Aucune chance d’en arrêter une. Pricilla et Dorine nous font un petit coucou de la main. Cette fois, c’est sûr nous sommes derniers. Alors, perdu pour perdu … Un groupe de jeunes gens s’approche de nous, en vélo. Je les arrête. - Vous pouvez nous rendre un petit service ? Vous allez au village là bas. Vous cherchez un taxi, et vous nous l’envoyez. Vous lui dites que nous voulons aller à Diamantina de toute urgence. Dix minutes plus tard, le taxi s’amène. Je négocie pour la forme. Il nous demande cinquante reais, il nous en reste cinquante sept. Pas l’argent de la Prod., celui de nos généreux donateurs. Nous pouvons donc l’utiliser pour avancer. Pas très glorieux comme manip, mais bon, au moins nous ne rentrerons pas avec la voiture balai. Reste plus qu’à espérer qu’une autre équipe ait eu un problème, juste un petit problème de rien du tout, un pneu crevé par exemple. Que nous ne soyons pas les derniers. - Bonsoir à tous, bonsoir à toutes. Bienvenue sur la place du marché de Diamantina, qui est le cadre de l’arrivée de cette, deuxième étape. Angoissant. A peine dix heures se sont écoulées depuis nos adieux avec Anna et Martial. Envolé notre optimisme, envolée notre euphorie. Six jours d’aventure, six jours de galère, et je n’ai pas envie de rentrer. Mais j’ai un triste pressentiment. Je ne crois plus à la chance, elle nous a peut-être tourné le dos. - Je vous rappelle que l’équipe qui va remporter cette étape va recevoir une amulette, d’une valeur de sept mille euros. Je vais maintenant vous donner le classement de cette deuxième étape. Et je vais tout de suite vous dire qui est arrivé en dernière position. Boum, boum, boum… mon palpitant se la joue.

- En dernière position, ce soir à Diamantina, c’était Pascaline et Amélie. Mais vous avez remporté brillamment et avec talent l’épreuve à la mine, vous ne risquez rien. Mais effectivement vous étiez loin ce soir. Nous les voyions en tête, elles étaient en queue de peloton. Avec leur immunité, elles ont du se la faire touristique, cette deuxième étape. - Les gagnants de cette deuxième étape de Mec Pressé, c’est Sébastien et Sylvia : bravo les amoureux. Troisième, Shirine et Herald : bien les Belges. Quatrième, Momo et Philou. Cinquième, Gérald et Loïc. Sixième, Pricilla et Dorine. L’équipe arrivée en dernière position, ce soir, à Diamantina, c’est… Nous connaissons la réponse. Son suspens… nul. - Jean-Pierre et Noël. . Pas vraiment la surprise. Mektoub, c’est le destin. On le savait. On ne peut rien y changer. - Vous avez fait une belle course, mais incontestablement, vous êtes derniers, et ce soir, c’est vous qui allez devoir nous quitter. Mais…cette deuxième étape…est en fait …une étape…Sans élimination. Whouhaa !!! Bingo ! Nous avions oublié ce petit point du règlement ! Enfin, pas vraiment oublié, mais nous ne voulions pas y croire, ne pas en parler, pour ne pas être déçus : il y a quatre étapes sans éliminations tout au long du parcours. Les participants ne savent pas à l’avance si l’étape n’est pas éliminatoire. Et celleci n’est pas éliminatoire. Nous restons dans la course, nous ne rentrons pas sur Paris, nous faisons la troisième étape ! Tous nos collègues applaudissent. Chaud au cœur, ils sont contents de nous voir rester. - Vous avez beaucoup de chance. Vous êtes sauvés et repêchés, mais vous le savez, vous connaissez les règles. Lors de la

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prochaine étape, vous aurez un handicap. Mais j’ai aussi quelque chose de très important à vous dire, à vous, Jean Pierre, et Noël. Quand quelqu’un insiste sur ton nom, c’est en principe un truc pas très sympathique qui s’amène. - Vous avez enfreint le règlement aujourd’hui, à deux reprises. Vous avez payé pour avancer. C’est totalement interdit. Et si vous avez de l’argent, même qu’on vous a donné, ça ne vous sert qu’à vous nourrir : ni à vous déplacer, ni à vous loger. C’est l’une des erreurs les plus graves. La sanction normale, c’est la dernière position. Vous êtes déjà dernier, et en plus, c’est une étape non éliminatoire. Donc, ce n’était pas une sanction suffisante. Je vais vous donner une sanction supplémentaire. Et cette sanction, la voilà … Et je me mets à transpirer. Tu as déjà eu une crise de palu ? J’ai une crise de palu. Pourtant, il fait doux : ni chaud, ni froid. Température idéale. Je sens la sueur qui se met à couler à flot sur le visage. Le palpitant s’emballe. Je n’ai que très rarement eu peur dans ma vie. Mais là, brutalement, j’ai peur. Je tremble. Il faut que je me contrôle, personne ne doit s’en apercevoir. Je souris. Ou grimace. Je ne sais trop. Le gars qui s’amène est super baraqué. Il porte avec beaucoup de difficultés…deux énormes valises. Elles sont lourdes. Très lourdes. Et il les pose devant nous. Soixante kilos de blanche. Tu les livres, ou ta copine… - Voilà les valises que vous allez devoir porter, tout au long de la prochaine étape. Elles contiennent du sucre. Elles sont scellées, nous les avons pesées, et si elles ne sont pas absolument intactes à l’arrivée de la prochaine étape, vous serez, définitivement, éliminés. Soixante kilos de blanche. Devant moi. Ce n’était pas un gag, pas une plaisanterie de collégiens. C’était sérieux. Quelqu’un veut que je me coltine soixante kilos de cocaïne pendant trois jours, au

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milieu du Brésil. Au nez et à la barbe d’une équipe de tournage, suivi par un cadreur qui me filme vingt quatre heures sur vingt quatre. Ou presque. Du délire. Ne me demande pas ce que je vais faire, je n’en sais strictement rien. Si je crache le morceau à la Prod., il risque d’arriver des bricoles à ma copine ex-future présidente. ‘Ils’ ont infiltré l’équipe de tournage. Ou les candidats, je ne sais trop. Une chose est sûre, quelqu’un de pas très gentil nous accompagne, et surtout, surveille mes faits et gestes. Ségolène n’avait pas rêvé. Son intuition ne lui avait pas menti. Quelque chose de gros, de très gros, se prépare de l’autre côté de l’Atlantique, et la réponse se trouve là, tout près de moi. Je dois rester, je ne peux plus sortir, plus abandonner. Je n’ai plus le choix, plus le droit d’être largué. Je dois trouver la clé. Et m’accrocher pour ne pas être viré à la prochaine étape. Que nous allons devoir faire avec deux valises de cocaïne. Elémentaire mon cher Watson ! Yoann s’approche de nous : il me regarde dans les yeux. - Quelque chose à dire Jean-Pierre ? - Non. La Prod. nous a généreusement octroyé une journée de repos. Il est dix heures du soir, nuit noire. L’endroit est paradisiaque : c’est un champ. Au milieu de nulle part. Le tas des sacs de couchages, tentes, tapis de sol est à nouveau là, comme il y a trois jours, sur le sol, à la lueur de nos torches. Des bouses de vache, partout. Pas de toilettes, pas de douches. Une petite rivière coule à deux cent mètres de là, dixit Mélodie. Je suis crevé, je ne sais pas ce que vont faire les autres, mais je monte la tente, me glisse dans le sac de couchage. Et tire les rideaux. Il fait jour. Cui cui cui, les petits oiseaux chantent dans le lointain. Tu le sais déjà, j’aime bien les onomatopées : dring,

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c’était le téléphone. Cui cui cui, c’est la nuée de petits oiseaux multicolores qui s’ébattent dans la nature voletants et virevoltants autour des petites fleurs de pré nappées de la rosée limpide du matin pendant que les piaillants petits oisillons attendent avec impatience de becqueter leur gentille maman. Zip zip. Deux fois zip car deux fermetures éclair à la tente, l’auvent, et la tente elle-même. Je sors. Finalement, ce n’est pas si mal : une immense prairie verdoyante, vallonnée, calme. La rivière fait glou glou en contrebas. Avec des toilettes et un bistro café croissant ce serait top. Tout le monde dort. J’en profite pour faire mes ablutions dans l’eau glacée de la rivière. Comment font les Brésiliens pour avoir des rivières glacées, alors que la température ambiante ne descend jamais au dessous de trente ? Si tu as la réponse, tu me l’envoies : mon site est au dos du bouquin, juste au dessus du code à barres. Je reviens vers la tente : Noël (je ne l’ai pas fait exprès) émerge. Je nous mijote un caoua façon JP. Je t’explique : nous avons gratté (quand tu mendies un truc, et que tu l’obtiens gratos, tu le grattes), nous avons donc gratté hier un pot de Nescafé dans une petite épicerie. Pour faire le caoua, tu prends une bouteille en plastique, et en découpe le fond pour en faire une superbe tasse Louis XVIII. Dedans, tu y verses une cuillérée de nescafé, et un peu d’eau fraîche : c’est l’expresso à la JP. Assez dégueulasse, mais c’est mieux que pas de café du tout. La vie au camp s’organise. Cool. Camping les Flots Bleus. Chacun remet de l’ordre dans ses affaires, fait sa petite lessive, relaxe. Pas de stop aujourd’hui, pas de course, ça fait du bien. Au menu du jour, fournis par la Prod. : Pâtes, jambon, œufs, deux paquets de fromage en tranche pour dix neuf (avec Mélodie). Et par personne, deux bananes, une pomme et une barrette de céréale. Pas la bombance, mais ça ira. J’imaginais entre les étapes un hôtel, pas un palace mais au moins un hôtel confortable : que

nenni. En fait, ils veulent nous garder dans la même ambiance d’aventure, ne pas casser le rythme, même pendant les jours de pause. Deux groupes se sont formés : les jeunes, et les moins jeunes. Je suis dans le deuxième, bizarre. Avec Herald, Shirine et Gérald. Atomes crochus. Ça ne s’explique pas, c’est comme ça. J’aime bien Loïc, le fiston de Gérald. D’abord, parce que mon fils s’appelle Loïc aussi. Et puis, sa maman est née à Oran. Deux raisons pour que ce soit un garçon bien. Il râle un peu parfois, mais c’est le cadet de la bande : vingt ans. Donc, je l’excuse. Et puis, j’adore Momo, le gendre à Philou. Lui aussi de là bas. Enfin ses parents. Il m’a baptisé Pierre Gérald, et c’est sympa. Toutes les dix minutes, il m’appelle : - Pierre Gérald !!! Ce n’est pas méchant. C’est juste sa manière de me dire … je t’aime bien. Dans un groupe, il y a toujours les bosseurs et les glandeurs. Ce groupe ne manque pas à la règle. En fait, il existe deux types de bosseurs. Les bosseurs qui bossent sans attendre aucune contre partie, les bosseurs nés, sincères : quoiqu’il arrive, ils bosseront toujours, parce qu’ils sont comme ça, pour rendre service. Et tu as les faux derches : ceux qui bossent, mais uniquement pour qu’on sache qu’ils bossent. Les faillots en entreprise. Ici les vrais bosseurs font la vaisselle, cuisent les pâtes, mettent la table, et ne disent rien. Les faux bosseurs crient sans arrêt : - C’est dégueulasse, ce sont toujours les mêmes qui bossent ! Le glandeur est quant à lui plus difficile à repérer : précisément parce qu’il ne fait rien. Alors tu ne le remarques pas, tu ne sais pas qu’il existe, il se fond dans la masse. Et glande. Et nous avons aussi nos glandeurs de compétitions.

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J’ai un gros problème à résoudre, celui des valoches. Je devrais dire, nous avons. Mais Noël n’a pas l’air très concerné. Il vaque. A ses occupations. Faut dire qu’il ne sait pas ce qu’elles contiennent, lui. Je réfléchis. Comment porter ces deux valises en plus du sac à dos. Je les soupèse. Elles ne me paraissent pas si lourdes que ça. Mon correspondant anonyme a du forcer la dose sur le poids. Je sais assez bien évaluer un poids because la muscu. Elles ne pèsent pas trente kilos chacunes. Mais ça ne change rien, il va falloir les porter. En plus du handicap pour être arrivés les derniers qui va nous tomber dessus demain matin. L’an dernier, une équipe avait du porter un aquarium plein d’eau avec deux poissons rouges. Une autre avait hérité d’un compagnon de cent vingt kilos. J’imagine pour nous un départ après les autres, ou quelque chose comme ça : avec les valoches, difficile de nous coller un autre bidule en plus à porter. Pour trouver une solution, je passe un coup de bigo à mon pote Mac Gyver. D’abord, je vais alléger mon sac. Il pèse environ vingt kilos, je vais le passer à dix. Le problème, c’est qu’il est plein d’un tas d’objets, de vêtements pesant chacun quelques grammes. Il va donc falloir faire le tri. Je déballe tout sur le sol, et je m’y colle : tout ce qui n’est pas absolument indispensable, je le mets de côté. Fringues, médicaments, une paire de chaussure, piles pour la lampe, petits cadeaux pour nos hôtes. Tout à la poubelle. Dur. Mais de toutes les façons, ou nous réussissons à amener les valises au bout de l’étape, et je ferais avec, sans tous ces trucs, ou nous sommes éjectés, et ils ne me serviront plus à rien. Et j’ai une sérieuse motivation très personnelle pour ne pas vouloir être éjecté…Mon sac devient vite super léger. Les Belges m’ont proposé de porter tout ce que j’ai mis à la poubelle, et de me le rendre à la fin de l’étape. Ce sont les seuls à m’avoir fait cette proposition. Promis, juré, je ne raconterai plus une histoire belge de ma vie…

Les valises maintenant : comment les porter sans effort. J’ai amené avec moi une pince outil multiple. Elle fait pince, mais aussi petit couteau, grand couteau, moyen couteau, tournevis plat, tournevis cruciforme, clé à molette, clé alène, tire bouchon, décapsuleur, cure dent, scie à bois, scie à métaux, machine à laver, machine à coudre, moulin à café, lime, ciseaux, et j’en passe. Avec la petite scie, je décide de construire un petit chariot à deux roues. Ça me prend deux heures. Et j’abandonne : j’ai les mains pleines d’ampoules, et impossible de faire les roues. La scie est trop courte, trop petite. Il faut que je trouve autre chose. La ceinture peut-être. Je n’en porte en principe jamais, mais pour la course, je suis équipé d’un ceinturon de cuir. Juste en cas. Je le passe dans la poignée d’une valise, ferme la boucle, passe la tête dans la boucle. Ça marche. Juste un petit ajustement de deux trous, et je peux lever la valise sans les mains. Bon. Problème résolu. Reste plus qu’à tenir jusqu’à la fin de la prochaine étape.

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