« J'AI TESTÉ LA MÉDECINE AUX ÉLECTROCHOCS »

15 sept. 2014 - stimuler le côté du cerveau sur lequel est l'anode ; dans le même temps, l'autre côté est inhibé. » Pour ses interventions en public, il tâche.
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« J’AI TESTÉ LA MÉDECINE AUX ÉLECTROCHOCS »

• POUR STIMULER LEURS CAPACITÉS CRÉATIVES OU MÉMORIELLES, DE NOMBREUX AMÉRICAINS PRATIQUENT « L’ELECTROCHOC THERAPY » CRÂNIENNE. QUINZE EUROS DE MATÉRIEL ACHETÉ AU DRUGSTORE DU COIN SUFFIRAIENT POUR STIMULER SON CERVEAU. NOTRE COURAGEUSE REPORTER EST ALLÉE FAIRE LE TEST GRANDEUR NATURE… •

© Ellaborrumqui reriae asperiae. Occate o

Christelle Gérand Photos : Kevin Liles / Polaris Images

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Alors que je zappe d’une tendance à une autre sur Reddit, un site communautaire de partage d’idées et d’articles, je tombe sur un lien vantant les mérites de l’électricité sur le cerveau. Le post émane d’un artiste qui a fabriqué son propre appareil pour stimuler ses capacités créatrices à coups d’électricité. En remontant le fil de discussion, je m’aperçois que de très nombreux Américains se livrent à des expériences sur leur cortex. Il n’est pas un jour sans que quelqu’un pose une question ou fasse part d’une expérience relative à ces électrochocs nouvelle génération. Au grand dam de mes proches, dont la réaction – « Je n’essaierai jamais ! » – est unanime, je tiens à rencontrer ces bidouilleurs de cerveaux et à tester leurs machines. Direction la Géorgie, au sud-est des États-Unis, berceau de cette communauté d’accros aux électrodes. Pour limiter les risques, je rends visite à un ingénieur. À défaut d’être un expert en neurones, il doit s’y connaître en électricité. Brent Williams me reçoit chez lui, en banlieue d’Atlanta. En 2011, un article du magazine Scientific American l’a particulièrement enthousiasmé. « On y détaillait des études effectuées par l’armée : en envoyant un faible courant électrique à travers le cortex, les chercheurs ont considérablement augmenté les capacités cognitives des militaires. » Brent se met alors à lire toutes les études sur le sujet. Quand il en parle à son épouse Madge, elle lui demande ce qu’il attend pour construire son appareil. Brent n’avait pas attendu. « Vous voyez, explique-t-il en montrant une dizaine d’objets étalés sur sa desserte de cuisine. Il suffit d’une résistance variable, d’un régulateur de tension, d’une pile neuf volts et d’une plaquette à pastilles. Le tout coûte à peine 15 euros. » Depuis trois ans, Brent et Madge se placent deux électrodes sur le crâne pendant vingt minutes plusieurs fois par semaine. Madge, dont le passe-temps favori est d’apprendre des passages entiers de la Bible, est conquise : « Je mémorise beaucoup plus vite, et plus durablement. » L’effet étant instantané, Brent l’utilise quant à lui lorsqu’il lit des études complexes ou prépare des conférences. « Le principe de la stimulation électrique, prend-il plaisir à expliquer, c’est de stimuler le côté du cerveau sur lequel est l’anode ; dans le même temps, l’autre côté est inhibé. » Pour ses interventions en public, il tâche de minimiser son côté logique pour laisser ses capacités créatives s’exprimer pleinement. D’après lui, le public n’a jamais été aussi attentif lors de ses conférences. LIBÉRER L’ACCÈS AUX CAPACITÉS « SAVANTES »

Pour me montrer les effets de la « stimulation magnétique transcrânienne », nom officiel du procédé, Brent me propose une expérience : me soumettre à un exercice, puis faire passer du courant électrique à 2 milliampères à travers mon crâne pendant vingt minutes, avant de refaire le même exercice. Le test consiste à évaluer le nombre de points lumineux qui apparaissent durant une microseconde sur un écran. Mon estimation la plus proche est de 60 points à la place de 51, la pire étant de 80 au lieu de 138. Nul moyen de s’entraîner, les réponses ne sont données qu’à la fin. Ce test est basé sur les recherches de Solomon Snyder, docteur et professeur de neurosciences à l’université JohnsHopkins de Baltimore. D’après lui, tout le monde a des capacités bien enfouies dans son cerveau, mais peu de gens y ont accès. Parmi ceux qui y parviennent, on trouve notamment les autistes prodiges des arts ou des mathématiques, dont la maladie altère le fonctionnement du lobe temporal gauche, qui filtre les stimuli pour les classer en fonction de concepts appris. Ainsi, là où une 08 — WE DEMAIN

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ingénieur de formation, brent Williams a découvert la  stimulation magnétique transcrânienne en 2011 et fabrique depuis ses propres appareils.

les éléments formant l’appareil de Brent williams : À gauche, le circuit électrique (plaquette à pastilles, pile, résistances variables, fil électrique et régulateur de tension) ; Au milieu, un ampèremètre ; à droite, les deux électrodes, avec des éponges humides pour une meilleure conductivité.

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« J’ai testé la médecine aux électrochocs »

Brent williams en pleine démonstration des bienfaits de la thérapie par stimulation électrique. Selon lui, vingt minutes suffisent à améliorer sensiblement les capacités du cerveau.

personne lambda verra une fleur, quelqu’un dont les capacités cérébrales sont libérées verra un nombre exact de pétales, une tige, des feuilles, etc. Le test des points lumineux relève de ces constatations. Selon Solomon Snyder, mon cerveau connaît précisément le nombre de points, mais mon lobe temporal gauche empêche l’information de remonter. Le chercheur a ainsi développé des expériences qui ont montré que la stimulation électrique pouvait libérer l’accès aux capacités « savantes » chez les personnes non autistes. Une fois le premier test effectué, Brent humidifie les éponges qu’il s’apprête à poser sur mon crâne pour y faire passer le courant. Sa femme se veut rassurante : « On l’a fait avec de nombreux amis, la pire chose qui puisse arriver est une irritation de la peau au niveau des électrodes. Et on a eu d’excellents résultats sur tout le monde. » J’ai beau m’être renseignée, savoir que la stimulation électrique n’a rien à voir avec les électrochocs à l’ancienne, des scènes de Vol au-dessus d’un nid de coucou me traversent l’esprit. C’est irrationnel, le traitement par électrochocs nécessite une anesthésie générale et un courant de 0,8 ampère à 4 volts : mille fois plus que ce que je m’apprête à essayer. Tout de même : je suis dans la cuisine d’une maison cossue de la banlieue d’Atlanta, où un homme tente de me fixer des électrodes sur le crâne pour me faire passer de l’électricité dans le cerveau avec un appareil bricolé par ses soins… Lorsqu’il allume le courant, je ne sens d’abord rien. Nous continuons de discuter, tandis que Madge surveille l’heure sur son iPhone. Assez vite, je ressens des petits picotements au niveau des électrodes. « C’est normal, assure Brent. Il n’y a aucun effet secondaire. On ne l’utilise que vingt minutes, parce qu’après on ne constate pas d’augmentation des bienfaits, mais ce n’est vraiment pas dangereux, on pourrait s’en servir des heures durant. » Il affirme même qu’un psychiatre a testé la stimulation électrique pendant des journées entières sur des prisonniers, sans dommages. Je ne constate pas d’accès d’intelligence subite, je dois toujours me concentrer autant pour comprendre les études scientifiques dont Brent me fait part, mais je suis encore à même de le suivre, c’est déjà ça. Lorsqu’il m’ôte l’appareil, je vois une sorte de flash lumineux et je me sens fébrile, comme si j’avais passé la journée en plein soleil. « C’est bien, c’est bien, dit-il en souriant. Parfois, de l’énergie atteint le nerf optique. Des scientifiques du MIT font des recherches sur des aveugles et pensent pouvoir leur rendre la vue ainsi. » Ses propres yeux s’illuminent à mesure qu’il égrène les utilisations possibles des électrochocs nouvelle génération. Le moment est venu de refaire le test de Snyder et de voir si mes capacités cérébrales ont été améliorées. Force est de constater que l’expérience n’est pas probante sur moi, mes estimations sont toujours aussi loin du compte. Peut-être que, attentive à ce qui allait se passer, je n’ai pas assez laissé mon intuition se libérer. Ou peut-être était-ce le stress. Ou alors cela ne fonctionne pas sur moi. DANGERS POTENTIELS

Brent humidifie les éponges qu’il s’apprête à poser sur mon crâne pour y faire passer le courant.

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Le problème avec le cerveau, c’est qu’il ne relève pas d’une science exacte. Encore moins lorsque les expériences sont réalisées par des amateurs. Ils sont pourtant des milliers d’Américains à se « stimuler » plusieurs fois par semaine, avec un appareil fait maison ou avec l’unique instrument disponible à l’achat, Foc.us. « Mon site sur la stimulation magnétique transcrânienne a un trafic de 2 000 à 5 000 personnes par jour », précise Brent en consultant ses statistiques. Et on ne compte plus les tutoriaux sur YouTube et les forums de discussion consacrés au sujet aux États-Unis. 61

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dans sa clinique de stimulation du cerveau, le docteur James Fugedy propose de traiter différentes pathologies par l’électricité.

« selon le placement des électrodes, on peut apaiser des douleurs chroniques, améliorer les capacités cognitives, mais aussi traiter la dépression. »

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« J’ai testé la médecine aux électrochocs »

Marom Biksom, ingénieur biomédical spécialisé dans la stimulation électrique transcrânienne, met toutefois en garde : « Ce n’est pas parce qu’un chercheur publie de bons résultats que quiconque peut se connecter à n’importe quel type d’électricité et constater les mêmes bienfaits ! » Il insiste : « La stimulation électrique est un traitement médical. Les gens ne concoctent pas leurs médicaments chez eux, parce qu’ils savent qu’une erreur serait vite arrivée et pourrait être nocive. Ils vont chez le médecin pour obtenir une ordonnance et être suivis par un expert. Il doit en être de même pour la stimulation électrique. » Ses collègues et lui ne savent pas exactement comment réagir par rapport à la communauté do it yourself. Marom Biksom alarme sur les dangers potentiels, tandis que Roy Hamilton, un neurochirurgien, envisage de réaliser une vidéo de consignes de sécurité, tout en se demandant si cela n’inciterait pas une pratique qui l’inquiète. Le docteur Fugedy, lui aussi basé à Atlanta, est le seul scientifique à encourager la communauté do it yourself, tout en la supervisant. Je me tourne donc vers lui pour mieux comprendre ses arguments. James Fugedy, anesthésiste de formation, me reçoit dans sa toute récente clinique de stimulation du cerveau. Il a photocopié plusieurs études à mon intention, dont l’expérience brésilienne de 2006 qui l’a poussé à changer de carrière. Des scientifiques y montrent que vingt minutes de stimulation électrique durant cinq jours réduisent la douleur de l’ordre de 50 % chez des patients atteints de fibromyalgie, maladie caractérisée par des douleurs musculaires chroniques. « Je faisais part de cette étude à l’une de mes patientes qui souffrait abominablement, pour lui donner de l’espoir, quand elle m’a répondu : pourquoi n’essayez-vous pas ? » La FDA, l’agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux, lui donne l’autorisation de faire des essais cliniques. « J’ai obtenu des résultats similaires à ceux de l’étude. » C’était en 2007. Un an plus tard, une patiente atteinte de sévère dépression lui expose ses réticences à recourir au traitement par électrochocs, qui provoque des pertes de mémoire. James Fugedy lui propose de passer par la stimulation électrique transcrânienne : pour lui, « selon le placement des électrodes, on peut apaiser des douleurs chroniques, améliorer les capacités cognitives, mais aussi traiter la dépression ». Le traitement porte ses fruits, mais trois mois plus tard, la patiente est à nouveau dans son cabinet, avec des tendances suicidaires. Le docteur Fugedy lui propose alors de lui prêter un appareil, de l’utiliser dès qu’elle en ressent le besoin et de lui faire part de son état via Skype. « Pour les patients atteints de dépression sévère ou de douleurs chroniques, le moindre déplacement est compliqué, c’est pourquoi le traitement est plus efficace s’ils le font chez eux. » D’après lui, la raison pour laquelle il est le seul médecin à proposer cette solution tient au manque de rentabilité économique du procédé. « Moi, je suis vieux, je ne cherche pas à gagner de l’argent », explique-t-il.

le test est concluant : après vingt minutes, je n’ai plus mal au dos.

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En ce mercredi après-midi, il est seul dans sa clinique, l’unique patiente qu’il devait recevoir lui ayant fait faux bond. Il n’est pas surpris, « elle est très malade ». Intriguée, et puisque la salle d’examen est vide, je demande au docteur si je peux essayer le traitement pour mon mal de dos chronique. Des électrodes sont encore une fois posées sur mon crâne. Pourtant, lorsqu’il met le courant en marche, c’est dans mon dos que je perçois les picotements. Rapidement, une vague de chaleur envahit mes lombaires. Tous mes muscles se relaxent. Vingt minutes plus tard, je ne ressens plus de douleurs dorsales, ce qui ne m’était pas arrivé depuis des années. Effet placebo ? Peut-être. Mais effet néanmoins. u 63

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