70 histoire

Le facteur se contente de distri- buer les colis. ... que le CICR s'est contenté de jouer les intermédiaires, c'est ... l'URSS n'a jamais ratifié la Conven- tion de 1929 ...
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70 HISTOIRE

LeMatinDimanche I 7 SEPTEMBRE 2014

Conflits Un livre jette un nouveau regard sur le rôle et l’action du CICR

Le colis alimentaire marque l’impuissance du CICR EMBLÉMATIQUE Sébastien

LE CHIFFRE

Farré retrace l’évolution du secours alimentaire pendant les deux guerres mondiales. Il souligne comment l’aide était davantage conditionnée par les donateurs que par les victimes.

24,86 millions

Le nombre total de colis distribués aux prisonniers alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Pendant la guerre de 14-18, 1,8 million de paquets avaient été acheminés.

Adrià Budry Carbó [email protected]

de gouvernement durant la Seconde Guerre mondiale, les Polonais et les Républicains espagnols ne reçoivent rien. Le CICR ne peut pas non plus accéder aux détenus allemands et soviétiques, pourtant majoritaires, qui croupissent dans le front de l’Est. Sur ces cinq millions d’âmes, plus de la moitié périra de faim et de froid.

Il symbolise à lui seul l’action humanitaire, la guerre et la compassion. Le colis alimentaire matérialise cet invisible lien entre la société civile et ses soldats engagés au front. Témoin de luttes de pouvoir, enjeu de négociations et de compromis, le secours humanitaire est au cœur du conflit moderne. L’historien Sébastien Farré retrace, dans un livre à paraître en octobre, le parcours de ce mystérieux paquet à travers deux guerres mondiales. De la levée de fonds jusqu’à la distribution dans les camps de prisonniers.

4. Distribution «raciale»

Le CICR peine à dépasser le cadre imposé par les Etats mobilisés dans une guerre totale. Les camps de concentration restent inaccessibles. Les juifs ne sont pas reconnus comme des prisonniers de guerre et sont donc exclus du système de distribution des colis. Une distribution qui redessine les contours du système concentrationnaire nazi. La situation évolue toutefois dans la dernière partie du conflit: 751 000 colis sont envoyés dans les camps de concentration entre 1943 et 1945. Une action qui reste marginale par rapport aux près de 24,9 millions de colis destinés aux prisonniers alliés durant toute la Seconde Guerre mondiale.

1. Un rôle de facteur

L’ouvrage, qui retrace l’action des grandes organisations philanthropiques durant les deux guerres mondiales, remet en perspective le rôle du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Notamment autour des questions de financement. Privé de fonds propres, le Comité ne dispose en effet que d’effectifs limités sur le terrain. Ce sont les Croix-Rouge nationales qui financent ses activités en faveur des prisonniers de guerre. Elles mobilisent leurs concitoyens en puisant dans le registre patriotique. Le discours est moins humaniste et universaliste que nationaliste et martial. Le colis est mis au service de la guerre totale. Il symbolise la recomposition de la communauté nationale séparée par l’engagement des hommes sur le front. Pour l’historien de l’Université de Genève, le CICR est cantonné à un rôle de facteur.

2. Au service des autorités nationales

Le CICR ne produit pas un seul de ses colis. Ce sont d’abord les familles puis d’autres organismes qui s’occupent de leur fabrication. En 1915, le gouvernement anglais, à travers le Joint War Committee, met en place une véritable infrastructure industrielle. L’optimisation des méthodes de production et le besoin de contrôler le contenu des colis poussent les autorités à encadrer, voire à placer cette charité privée sous tutelle. C’est l’avènement du paquet standard, la taylorisation. Les pratiques humanitaires entrent dans l’ère industrielle en se mettant au service de la nation. En tout, 1,8 million de colis sont envoyés par l’intermédiaire du CICR durant la Grande Guerre. Plus de dix fois plus durant la Seconde Guerre mondiale.

3. Compassion sélective

A l’autre bout de la chaîne de production: le bénéficiaire. La distribution du colis alimentaire est hautement politisée. Les donateurs imposent au CICR des règles strictes. C’est pour élever le moral des troupes que les aides alimentaires sont distribuées dans les camps de prisonniers. Privés Contrôle qualité

5. Aberration de gestion

Un entrepôt de la Croix-Rouge à Bâle où des employés préparent des colis de secours britanniques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le CICR avait 21 dépôts en Suisse qui lui permettaient d’entreposer 105 000 tonnes de marchandises. Photos CICR

L’AVIS DEL’EXPERT FRANÇOIS BUGNION Historien et ancien cadre du CICR

«Le CICR ne se contente pas de jouer les intermédiaires» Le CICR s’est-il contenté de jouer les facteurs pendant les deux guerres mondiales?

Non. Le facteur se contente de distribuer les colis. Il ne se préoccupe pas de savoir ce qu’il y a dedans. Il ne discute pas non plus avec vous pour savoir ce dont vous avez besoin. Penser que le CICR s’est contenté de jouer les intermédiaires, c’est ignorer l’action du CICR, les visites de lieux de détention et les démarches auprès des belligérants. Tout de même, l’impossibilité d’aider certaines populations comme les juifs ne reflète-t-elle pas un manque de marge de manœuvre?

Tout à fait. Le CICR est conscient de son incapacité à protéger les victimes de persécution raciale. Malgré tout, les colis n’ont pas été distribués sur une base purement nationaliste. Les prisonniers de guerre français et belges ont bénéficié des envois de secours des Croix-Rouge américaine et britannique. Les prisonniers soviétiques n’ont, eux, pas pu être aidés car l’URSS n’a jamais ratifié la Convention de 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre. Pourquoi avoir opté pour le colis individuel plutôt que l’envoi massif de nourriture?

Les Alliés, qui avaient imposé un blocus au IIIe Reich, avaient des exigences précises. La plus importante de toutes étant que les biens envoyés ne nourrissent pas l’armée allemande. L’envoi de colis individuels permettait d’établir ce lien direct avec les destinataires. Une quittance permettait de garantir la réception du paquet. Mais il y eut aussi beaucoup d’envois collectifs. Les tensions actuelles autour du convoi alimentaire russe envoyé

en Ukraine reflètent-elles les problèmes structurels du CICR?

Certains phénomènes sont nouveaux, propresàl’époqueetaucasprécis.Mais les mêmes questions reviennent: y at-il adéquation entre les secours et les besoins des victimes? Sont-ils fournis en fonction des besoins exprimés sur le terrain? Peut-on garantir que l’aide ne sera pas détournée à d’autres fins? L’action du CICR n’est-elle pas détournée par la propagande des belligérants?

C’est toujours le risque lorsque l’on s’engage sur le terrain. Lorsque deux collectivités sont engagées dans une lutte à mort, les atrocités sont invariablement utilisées à des fins de propagande. Le risque de manipulation est réel. Pour les organisations humanitaires comme pour les journalistes. Mais quelle est l’alternative? Ne rien faire et laisser les gens mourir? Peu de gouvernements font des concessions pour des motifs purement humanitaires. Le rôle du CICR est d’utiliser ces concessions le plus intelligemment possible afin d’apporter une aide précieuse sur le terrain. x

La prédominance du colis individuel est, pour Sébastien Farré, l’illustration des difficultés du CICR à hiérarchiser les besoins. Peu adapté aux contingences de la guerre, plus cher à produire et à transporter que l’envoi massif de vivres, le secours individuel est une aberration au niveau de la gestion des ressources. Pourtant, cet objet emblématique permet aux organisations de nourrir l’imaginaire humanitaire. Direct et personnalisé, il construit des ponts entre donateurs et donataires sur le terrain. Le colis individuel est un outil terriblement efficace dans la levée de fonds. Pour Sébastien Farré, le secours alimentaire témoigne des carences d’un champ humanitaire plus configuré en fonction des attentes des donateurs que de celles des victimes. «Le CICR a toujours eu des difficultés à expliciter ses contraintes. Le discours de compassion masque la réflexion sur l’efficacité de son action. Ce débat doit être replacé au centre des préoccupations. L’historiographie et l’espace public sont saturés par l’histoire des idées et du droit international. Le but principal de cette lecture exemplaire et téléologique est de légitimer les personnalités et valeurs des institutions.» Du moins, les questions logistiques ont l’avantage de mettre en avant les capacités matérielles des institutions, leurs contraintes et leurs interactions. x c A lire «Colis de guerre - Secours alimentaire et organisations humanitaires (1914-1947)», Sébastien Farré, Presses universitaires de Rennes. En librairie en octobre.