4 L'Étoile Polaire

fois, j'ai découvert un oiseau sur le sol, c'était un cormoran. .... rencontrés. – Je te l'ai déjà raconté des milliers de fois. .... Allez, file, on ne va pas rester ici toute ...
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e l a é r o B r e M Archipel des Quatre-Rêves

La Rose des Neiges Archipel des Loups

Île aux Larmes

Île de la Chèvre

Rocher du Chat Île Noire Seglen

Île du Miracle

Les Trois-Falaises Grand-Île Île du Sel

L’ Ancre

L’ Anguille Île Grosse Île de la Corne

Les Déferlantes Île du Midi

Île Vierge Îles aux Baleines

Île de la Désolation

Îlot Gris Île Blanche

Îlot de la Demoiselle Rocher du Phoque

Île du Levant

Blovik La Pomme de Fer

L’ Écaille

Île du Glouton La Souche

Frida Nilsson est née en 1979. Elle écrit des chroniques pour enfants diffusées à la radio et la télévision suédoises. Ses romans, dont les ambiances sont souvent comparées à celles de Roald Dahl, ont été salués par de nombreux prix, et certains d’entre eux ont été adaptés à la radio.

Illustration de couverture : Julie Rouvière Ouvrage originellement publié par Natur & Kultur sous le titre : Ishavspirater © 2015, Frida Nilsson et Natur & Kultur, Stockholm Publié avec l’accord de Koja Agency © 2018, Bayard Éditions pour la traduction française 18, rue Barbès, 92120 Montrouge ISBN : 978-2-7470-7131-4 Dépôt légal : avril 2018 Première édition Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, interdite. Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse

Traduit du suédois par Ludivine Verbeke

Ce livre est dédié aux garçons de l’île Mörkö. Je remercie également le grand-père paternel de ces garçons, qui m’a appris beaucoup de choses sur les bateaux en bois, ainsi que leur grand-père maternel, et le père de leur belle-mère, qui ont composé la chanson de la Demoiselle sur son îlot.

1 Miki

Cette histoire est le récit de mon voyage sur la mer Boréale. C’était au mois de novembre ; je venais de fêter mes dix ans. Les baleines étaient venues se reposer, elles allaient passer l’hiver près de la côte. Leurs jets d’eau formaient des nuages au-dessus de leurs dos lisses et luisants. À l’horizon, une belle brume, épaisse et blanche, se maintenait depuis plusieurs jours. À Blovik, où j’habite, l’hiver peut être si froid que les voiles des bateaux sont figées par le gel. Une fois, j’ai découvert un oiseau sur le sol, c’était un cormoran. Il était tombé du ciel, les ailes paralysées par le froid, mais il n’était pas mort. Je l’ai ramené 9

Pirates des glaces

à la maison, car mon père sait bien s’occuper des animaux, et au bout de quelques jours nous avons pu le relâcher. En fait, mon père prend soin de tout ce qui se trouve dans la nature. Il faut d’ailleurs que je vous explique ce qui est accroché dans notre cuisine. C’est une chose très rare : une écaille de sirène. Elle n’est pas plus grande qu’un ongle, et couverte d’un duvet presque tranchant. Mon père a pris une sirène dans son filet un matin qu’il pêchait le cabillaud. Complètement affolée, elle criait et frappait avec sa queue pour se dégager. Elle pensait sans doute que mon père n’allait pas la délivrer, ce qu’il a pourtant fait. « Il ne faut pas confondre un cabillaud et une sirène, avait-il dit. Certaines choses ne se font pas. » Une fois la sirène calmée, mon père l’avait délicatement dépêtrée du filet pour lui rendre sa liberté. Dans l’agitation, un minuscule fragment de sa queue s’était déchiré et gisait là sur le pont du bateau. Il trône à présent sur un morceau de bois cloué au mur. Avec Miki, on a collé des galets tout autour de l’écaille. Miki est ma petite sœur. C’est pour elle que j’ai traversé la mer Boréale. Car certaines personnes sont 10

Miki

sans pitié pour les sirènes, et même pires encore. Comme ces féroces pirates, qui semaient autrefois la terreur dans notre région. « Raconte-moi l’histoire de Fatalitas », me demandait souvent Miki le soir, tandis qu’on se couchait sur le canapé-lit. Dans sa chambre, papa ronflait si fort que la maison tremblait. – Tu vas mal dormir, répondais-je. Tu vas pleurer toute la nuit, ça va me réveiller, et nous serons fatiguées demain. – Je te promets de dormir, me chuchotait-elle à l’oreille. Je te le promets. Allez, s’il te plaît, Siri ! Alors, comme à chaque fois je lui racontais l’histoire de Fatalitas, et comme à chaque fois je commençais ainsi : – Il existe un homme qui utilise les enfants comme des bêtes de somme. Et le cœur de cet homme est aussi froid qu’une grotte de glace. – C’est l’homme le plus cruel du monde, ajoutait Miki. Elle ne pouvait s’empêcher de participer à l’histoire ; il faut dire qu’elle la connaissait aussi bien que moi. Je poursuivais : 11

Pirates des glaces

– Oui, aussi cruel que tu peux l’imaginer. Il est capitaine d’un bateau de pirates. Sa chevelure est blanche comme la neige, et si longue qu’elle lui arrive à la taille. Mais elle est toujours nouée en chignon. – Comme les vieilles dames ! – Oui ! C’est pour éviter que ses cheveux ne tombent à cause du gel. Lorsqu’on est pirate sous les ordres de Fatalitas, c’est la fortune assurée. Et tu sais pour quelle raison ? – Parce que Fatalitas donne le butin de ses pillages à son équipage. – Exactement. L’or, l’argent, le cuivre, les fourrures, les coffres remplis de pièces, et tous les autres objets de valeur sont partagés entre les pirates. Fatalitas ne garde rien. Lui, ce qu’il veut... À ce moment de l’histoire, je sentais toujours un frisson me parcourir le dos. – Ce qu’il veut, ce sont des enfants. De petits enfants maigrichons ; plus ils sont chétifs, mieux ça vaut. Aussitôt que ses hommes en capturent un, ils le jettent dans la cale du bateau. – Comment est-il, ce bateau ? – C’est un trois-mâts blanc. Une tête de corbeau 12

Miki

en bois, le bec grand ouvert, orne la proue. Il s’appelle le Corbeau des Neiges. – Mais souvent on dit juste le Corbeau. – Oui. À bord du Corbeau, les pirates sillonnent la mer jusqu’à l’île de Fatalitas. – C’est loin ? – Très loin d’ici, vers l’ouest. Aussi loin que l’on puisse aller, juste avant le bout du monde. Tu connais l’endroit que l’on nomme Seglen, n’estce pas, Miki ? – Oui, répondait Miki. C’est un village. Un grand village avec des rues en pierre, où les pirates font escale et... – Enfin, peut-être. En tout cas, Seglen est un lieu mal famé, un repaire pour les crapules en tous genres, les écumeurs des mers les plus malhonnêtes, qui gagnent de l’argent en le volant aux autres. Et les plus terribles d’entre eux sont ceux qui viennent s’engager auprès de Fatalitas. L’île du pirate doit se trouver quelque part au large de Seglen. – Et que deviennent les enfants prisonniers lorsqu’ils débarquent sur l’île ? demandait Miki, avide d’entendre la suite. 13

Pirates des glaces

– Eh bien, Fatalitas les fait travailler dans sa mine. Un énorme gouffre creusé dans le sol. – On dit qu’elle est remplie de diamants cachés dans la terre, certains sont aussi gros qu’une pomme, ajoutait Miki. – D’après la rumeur. Il paraît aussi qu’une gardienne surveille les enfants, et cette femme... – Cette femme est la fille de Fatalitas. Elle a arraché toutes ses dents et les a remplacées par des diamants. – Oui. On raconte même que Fatalitas boit du vin dans une tasse sculptée dans un énorme diamant. Les diamants sont précieux, n’est-ce pas, Miki ? – Mmm. – Un seul diamant, aussi petit qu’un pois, suffirait à acheter notre île entière. – Mais pourquoi... pourquoi les enfants doivent-ils travailler dans cette mine ? Pourquoi pas des adultes ? – Personne ne le sait. Imagine, Miki : ramper dans le noir du matin au soir, les genoux en sang, une pioche à la main. Les enfants ne supportent pas cette vie bien longtemps. Ils se cassent le dos à force 14

Miki

de porter de lourdes charges, ou tombent malades à cause de l’humidité. Sinon, l’obscurité finit par les rendre fous et... ils meurent. Miki avalait sa salive. – Quelle horreur, murmurait-elle. Et je concluais, à voix basse également : – Être fait prisonnier par les pirates de Fatalitas, c’est la pire chose qui puisse arriver à un enfant. Cette histoire n’était pour nous qu’une légende. Ou un terrible malheur qui ne frappait que les autres enfants. Les pirates nous faisaient très peur, pourtant jamais nous n’avions pensé devoir les affronter un jour. Non, jamais je n’aurais pu croire que ma petite sœur tomberait bientôt entre les griffes de Fatalitas.

2 La Pomme de Fer

C’est un matin de novembre que tout a basculé. Cette journée est gravée à jamais dans ma mémoire et je crois bien qu’il ne se passera plus un jour de ma vie sans que j’y pense. Ce matin-là, Miki et moi nous préparions à aller cueillir des baies sur la Pomme de Fer. Mon père semblait soucieux. – Pourquoi je ne viendrais pas avec vous ? dit-il. Il était encore en pyjama. – Tu n’as pas la force, répondis-je. Tu le sais bien. Finis ton petit-déjeuner, et on se retrouve ce midi. 17

Pirates des glaces

Papa jeta un œil à sa tartine sur la table. Elle était garnie d’un tout petit morceau de maquereau séché. – Je n’ai pas faim, bougonna-t-il. Et je n’aime pas que vous partiez seules, comme ça. Ce n’est pas une bonne idée. – On n’a pas le choix, expliquai-je en enfonçant mon bonnet sur mes oreilles. Il faut bien trouver quelque chose à manger. Ses grands yeux embués se posèrent sur moi. – Si seulement je n’étais pas si vieux, déplora-t-il. Je naviguerais toute la journée, je pousserais si fort sur les rames que la mer écumerait dans mon sillage. Je rentrerais les bras chargés de baies, d’œufs et de poissons, et vos estomacs seraient bien remplis. Et, si je croisais la bande de Fatalitas, je réduirais leur maudit navire en bois de chauffage. Il se frotta les yeux pour essuyer quelques larmes. – N’aie pas peur, le rassurai-je. La visibilité est bonne sur la Pomme de Fer. Si le Corbeau des Neiges apparaît, on aura le temps de sauter dans le canot pour rentrer à la maison sans aucun problème. Miki frissonna. Papa lui lança un regard qui exprimait son désir de la garder à la maison, avec lui. 18

La Pomme de Fer

Mais, il le savait, la cueillette serait plus rapide et fructueuse si nous étions deux. Alors il ne dit rien. Sur la pointe des pieds, je lui caressai la joue. – Petit bout de bois, ne t’inquiète pas. Nous serons revenues plus vite que tu ne le penses. On surnommait notre père « petit bout de bois » parce qu’il disait toujours que, si Miki et moi venions à disparaître, il se casserait en deux comme un vieux bout de bois. On descendit le village toutes les deux en passant devant les petites maisons grises en bois flotté, construites à même les rochers. Arrivées au port, on monta à bord du canot. La mer était grise et plate. L’air humide était d’un froid mordant. Lentement mais sûrement, la brume de novembre s’avançait dans les terres, comme si le monde était badigeonné de lait. Appuyée au bord du canot, les yeux dans l’eau, Miki me demanda : – Raconte-moi comment papa et maman se sont rencontrés. – Je te l’ai déjà raconté des milliers de fois. Elle se retourna. – Encore une fois, s’il te plaît. Juste une fois. 19

Pirates des glaces

J’acceptai, car j’avais remarqué qu’elle était anxieuse. Ça pourrait l’aider à penser à autre chose. – Papa était sorti en mer pour poser des filets. Une violente tempête s’est soudain levée et, sans pouvoir résister au vent, papa est tombé à l’eau. Aux alentours, il n’y avait personne pour lui porter secours. La mer était glaciale, il allait mourir. C’est alors qu’il a aperçu un îlot émergeant de la houle déferlante. Il a nagé dans cette direction aussi vite qu’il a pu. – Il savait nager, à cette époque ? – Oui, c’était il y a longtemps. Bien avant que l’on naisse, toi et moi. C’était l’homme le plus fort de tout le village. – Mais il n’arrivait pas à grimper sur la falaise. – Non. Tout espoir semblait perdu, les vagues allaient l’engloutir, et c’est là que maman est apparue. Elle habitait seule sur l’îlot, et se rendait à la pêche. – Avec ses orteils ! – Oui ! Elle ne pêchait pas à la ligne, mais avec ses orteils ! La technique fonctionnait bien, les poissons mordaient à l’appât. Elle a senti une prise ; c’était papa qui lui avait attrapé le petit orteil. Maman l’a 20

La Pomme de Fer

sorti de l’eau. Il était beaucoup plus âgé qu’elle. Il ne l’a jamais quittée. Sept ans plus tard, je suis née, et nous avons emménagé au village, à Blovik. – Et puis c’est moi qui suis née. – Oui. Tu as mis beaucoup de temps. Quand tu t’es préparée à naître, il a fallu trois jours et trois nuits avant que tu ne sortes du ventre de maman. Miki enfonça un doigt dans l’eau. Les remous mouillèrent sa manche. – Pourquoi est-elle morte ? poursuivit-elle. – Parce qu’elle était malade. – À cause de moi ? – Non, ce n’est pas ça, elle... elle serait morte de toute façon. Ce n’était pas tout à fait vrai. Maman était morte parce que l’accouchement de Miki avait été long et difficile. Mais personne n’en parlait jamais, et nous n’aimions pas moins Miki à cause de cela. D’ailleurs, s’il y avait une personne heureuse de sa naissance, c’était bien maman. Elle avait dit qu’il est toujours plus réjouissant d’obtenir une chose pour laquelle on s’est durement battu. Elle est morte une semaine plus tard. 21

Pirates des glaces

Nous approchions de la Pomme de Fer. C’était une île minuscule, notre île. Ici, chaque famille possède une ou plusieurs îles pour y chasser et y faire des cueillettes sans que personne s’en mêle. Ce jourlà, elle était cernée par une couronne de brume. J’étirai le cou pour mieux voir ; aucune visibilité sur la mer. On distinguait juste le bout de ses pieds, et c’était déjà une chance. Nous avions chacune un panier pour la cueillette. Les baies polaires sont de petits fruits blancs, plutôt acides au début, mais qui s’adoucissent avec le temps. On les met en pots avec de l’eau pour les conserver pendant tout l’hiver. On peut aussi préparer de délicieuses confitures – à condition de trouver du miel. Le problème, c’est que la cueillette des baies polaires est plus compliquée en hiver sur la Pomme de Fer, à cause des poules mange-pierres. En été, ces volatiles ne présentent aucun danger, on peut même ramasser leurs œufs, car les coqs se tiennent éloignés. Mais à la fin de l’automne les coqs reviennent sur l’île pour féconder les œufs – les oisillons naissent en plein cœur de l’hiver, sous un froid glacial. Les femelles 22

La Pomme de Fer

sont alors très agressives ; pour défendre leur progéniture, elles attaquent dès qu’on s’approche trop près du nid, souvent camouflé dans les buissons de baies polaires. Je connais même un habitant de Blovik qui s’est fait arracher l’oreille – il faut savoir que les mange-pierres ont un bec denté si puissant qu’elles peuvent croquer des cailloux. Grâce aux pierres qu’elles ingèrent, elles s’alourdissent et peuvent plonger en profondeur pour pêcher des poissons. Ce sont de gros oiseaux – la femelle ne pèse pas moins de quinze kilos – qui consomment de grandes quantités de nourriture. Leur plumage dense est moucheté de noir de la tête à la queue, et leurs énormes pattes sont à la fois palmées et dotées de griffes. Le meilleur moyen d’éviter une attaque est de ne pas avoir peur, et Miki n’était pas très forte à cela. Elle n’avait que sept ans, et elle avait encore du mal à maîtriser ses peurs. Je le savais, et pourtant, ce jourlà, je fus sévère avec elle. On avait cherché des baies pendant toute la matinée et la récolte était maigre : quelques poignées seulement garnissaient le fond de nos paniers. Je demandai alors à Miki d’aller voir ce qu’elle pourrait trouver de l’autre côté de l’île. 23

Pirates des glaces

Elle me dévisagea de ses grands yeux bleu-gris. Elle avait perdu plusieurs incisives, et sur la gencive inférieure pointait une nouvelle dent, comme la partie émergée d’un minuscule iceberg. – Je préfère que tu viennes avec moi, me réponditelle. Je ne veux pas y aller toute seule. – Ne fais pas le bébé, ce n’est pas si loin. Elle se retourna et scruta l’île. Le vent s’était levé et balayait son épaisse chevelure noire. Je voyais bien qu’elle allait se mettre à pleurnicher. – Il faut aussi qu’on te tienne la main quand tu vas aux toilettes ? me moquai-je. Allez, file, on ne va pas rester ici toute la journée ! Elle avala sa salive. À contrecœur, elle me tourna le dos et s’en alla par les rochers. Elle portait des bottes fourrées, celles que j’avais portées quand j’avais sept ans. Je continuai à chercher de mon côté lorsque j’aperçus des boules blanches dans un buisson : il était rempli de baies polaires ! J’en cueillis tant que le contenu de mon panier doubla rapidement de volume. Je plongeai ma main dans les petits fruits ronds pour les sentir rouler entre mes doigts. 24

La Pomme de Fer

J’adorais cette sensation, qui était aussi le signe d’une bonne récolte. Soudain, je perçus un cri au loin, provenant de l’autre côté de l’île. Je soupirai, certaine que Miki avait eu peur d’une mange-pierres. Mais un frisson me parcourut le dos, car je n’entendis plus rien – alors que d’habitude Miki continuait à crier quand une poule se montrait agressive. Seul le bruit du vent troublait le calme du lieu. J’attrapai mon panier et partis dans sa direction. – Miki ? criai-je. Aucune réponse. Je pressai le pas. Je savais que les mange-pierres étaient dangereuses, et je ne voulais pas rentrer à la maison avec une petite sœur défigurée. – Miki ? répétai-je, encore plus fort. Silence. Cette fois, je me mis à courir, dévalant les rochers aussi vite que possible sans m’arrêter jusqu’à l’endroit où Miki devait cueillir des baies. Le lieu était vide. Miki n’était pas là, et je ne remarquai aucune trace de poule. Le vent avait chassé la brume. J’allais appeler une troisième fois quand j’aperçus quelque chose sur la mer. Un canot, 25

Pirates des glaces

qui s’éloignait de la Pomme de Fer. Quatre hommes à son bord et... Miki ! Une bande de tissu lui couvrait la bouche, et un des hommes la tenait fermement par le bras. Mon panier glissa de ma main et les fruits s’éparpillèrent au sol. Je voulus crier, mais à la vue d’un autre bateau, bien plus grand que le premier, mes mots se paralysèrent dans ma gorge comme si eux aussi craignaient l’horrible malheur que présageait ce navire. Ses trois mâts pointaient droit vers le ciel. Sa coque blanche était ronde comme un œuf. Ses voiles claquaient sous les rafales. À la proue trônait un affreux corbeau en bois, le bec grand ouvert. Aucun doute, c’était le Corbeau des Neiges, le célèbre navire de Fatalitas. Celui que tout le monde redoutait. Celui dont on avait tant entendu parler au village que l’on finissait par croire à une légende. J’avais devant les yeux la preuve du contraire. Il y avait du monde sur le pont du bateau. Des membres de l’équipage firent descendre une corde pour les hommes du canot. Ceux-ci soulevèrent d’abord Miki, puis ils grimpèrent à leur tour avant d’amarrer le canot à la poupe. Tandis que la tempête se renforçait sur la Pomme de Fer, l’équipage 26

La Pomme de Fer

manœuvra et le navire fit lentement demi-tour pour voguer vers l’horizon. Bientôt, il disparaîtrait de ma vue. Lorsque je compris vraiment cela, ma voix reprit des forces : – MIKI ! N’AIE PAS PEUR !!! Mais Miki était déjà descendue dans la cale du navire. Alertés par mon cri, deux hommes regardèrent autour d’eux et découvrirent ma présence. Ils s’adressèrent à celui qui était à la barre, probablement pour lui proposer de retourner sur l’île et me capturer aussi. Le barreur sembla hésiter, puis il secoua la tête et continua sa route. Je me demandais si Fatalitas se trouvait aussi sur le pont et s’il m’avait vue. Ou bien était-il au chaud dans sa cabine, rêvant à tous les diamants que sa nouvelle prisonnière lui rapporterait du fond de la mine ?

3 Le symbole du cormoran

Je n’avais jamais couru aussi vite de toute ma vie, mes bottes touchaient à peine le sol. « N’aie pas peur » était la seule pensée qui m’occupait l’esprit. « N’aie pas peur, Miki, je vais chercher de l’aide. Quand les habitants du village apprendront ce qu’il s’est passé, ils saisiront leurs fusils et partiront tous à ta recherche. » Oubliant mon panier sur l’île, je bondis dans le canot et me mis à ramer. Concentrée dans mes bras, ma peur m’aida à avancer. Malgré le vent qui soufflait contre moi, le canot glissait sur l’eau. Pourtant, le voyage me parut durer une éternité. 29

Pirates des glaces

Une éternité glaçante et insupportable, qui me noua l’estomac. J’approchai enfin du port. Un bateau de marchandises était accosté depuis quelques jours, à côté d’autres embarcations discrètes, à un seul mât, sans peinture – les bateaux de pêche de Blovik. Il y avait de l’agitation sur le quai. Les pêcheurs réparaient un mât, étalaient du goudron sur une coque, reprisaient une voile, démêlaient des cordages ou déchargeaient leurs poissons fraîchement remontés. J’entendais des éclats de rire mêlés à des jurons. Des hommes voûtés et des femmes vêtues de gris s’affairaient dans tous les sens. J’accostai et sautai sur le ponton. Olaf était en train de nettoyer ses maquereaux. Mon père et lui étaient amis, ils avaient beaucoup pêché ensemble. Un peu plus loin, un goéland guettait sans relâche les lambeaux de chair de poisson qui tombaient aux pieds du pêcheur. Ce dernier leva son couteau pour me faire signe. – Tu m’as l’air bien pressée ! Tu es poursuivie par un banc de crevettes grises ? plaisanta-t-il. 30

Le symbole du cormoran

Je passai devant lui en courant, et tout ce que je pus répondre fut : – Je dois rentrer ! Papa... – Ton papa est ici ! cria-t-il derrière moi. Je stoppai net et me retournai. Olaf m’indiqua un homme du bout de son couteau. – Il a du fil à retordre, ajouta-t-il avec un clin d’œil. C’était bien mon père, adossé à une cabane, en train de remmailler un filet. Ses doigts engourdis ne lui obéissaient pas, et les fils s’enchevêtraient. – Papa ! m’écriai-je. Il leva la tête. Il avait l’air content, comme à chaque fois qu’il nous voyait, Miki et moi. Il disait que nous étions comme deux phares capables d’illuminer toute l’obscurité autour de lui, même la plus épaisse. Lorsqu’il remarqua mes larmes, son sourire s’effaça. – Que se passe-t-il ? – Ils l’ont capturée ! Papa, tout est ma faute ! sanglotai-je en me jetant dans ses bras. Ses yeux humides à cause du froid se mirent à bouger nerveusement. 31

Pirates des glaces

– Qu’est-ce que tu racontes ? Où est Miki ? Autour de nous, plusieurs personnes avaient interrompu leur travail. Immobiles, elles nous regardaient fixement. Olaf s’était rapproché. Et moi, sans pouvoir m’arrêter de pleurer, je tentai d’expliquer confusément : – On était sur la Pomme de Fer... Je lui ai dit d’aller chercher des baies plus loin... Il y avait un bateau... Ils l’ont prise... ils l’ont prise sur leur bateau... Miki ! Papa resta muet. Il avait la mine d’un enfant qui ne comprend pas la langue dans laquelle on lui parle. Olaf, tenant un poisson à moitié écorché, prit la parole : – Qui l’a enlevée, Siri ? C’était quel bateau ? Je haussai le ton pour que tout le monde entende : – C’était le Corbeau des Neiges ! Un silence absolu s’abattit sur le quai. – Fatalitas a kidnappé ma sœur ! Nous devons partir à son secours sans tarder ! Abasourdis, tous les gens me toisèrent d’un air terrifié. Aucun ne releva mon appel, ni n’alla saisir son fusil comme je l’avais imaginé, en criant : « Allons-y ! » 32

Le symbole du cormoran

– Dépêchons-nous ! persistai-je. Ils ont mis le cap à l’ouest à partir de la Pomme de Fer. Ils ont sûrement déjà passé le rocher du Phoque ! Dans l’assemblée, personne ne réagit. Tous détournèrent le regard en marmonnant, jusqu’à ce que quelqu’un déclare : – Qui part à la poursuite du Corbeau des Neiges peut s’estimer mort. – Le navire est armé de seize canons, et son équipage est prêt à tirer dès qu’on s’approche, renchérit un autre. – Personne ne peut vaincre Fatalitas ! Sur mon épaule se posa la main d’Olaf. Elle sentait le poisson. – Siri, dit-il avec tristesse. Ta sœur ne reviendra pas. C’est ce qui arrive quand on est fait prisonnier par Fatalitas : on disparaît à jamais. Un homme s’éleva parmi la foule rassemblée. Aussi frêle qu’une barque usée par les flots, mais les poings serrés. Mon père. – Je pars à sa recherche ! décida-t-il, la voix tremblant de colère et de courage à la fois. Je n’ai pas peur ! Un vermisseau n’est pas plus imposant 33

Pirates des glaces

sous prétexte qu’il dirige un trois-mâts. Qui vient avec moi ? Personne ne lui répondit. Quelques hommes secouèrent la tête. – Pauvre vieux, chuchota quelqu’un. Qui sait s’il ne mourra pas d’âge avant même que Fatalitas ne le tue. Papa fit semblant de ne pas avoir entendu. Il leva le menton, fourra sous son bras le filet emmêlé, et quitta le quai. Je le suivis. Il boitait un peu depuis qu’il avait eu un accident lors d’une chasse au macareux. Les yeux en l’air, il avait trébuché sur une pierre et avait chuté de plusieurs mètres en contrebas de la falaise. – Papa, tu penses avoir assez de forces ? m’inquiétai-je. – Je suis peut-être vieux, rétorqua-t-il, mais je ne cesse pas d’être papa pour autant. Il cacha son visage dans ses mains, et murmura : – Pauvre petite, elle qui a toujours peur. Imagine dans quel état elle doit être ! Puis il se frotta le nez et annonça avec détermination : 34

Le symbole du cormoran

– Demain matin à six heures, l’Étoile Polaire largue les amarres. C’est le dernier navire à quitter Blovik avant l’hiver. Il fait escale à Seglen. Je compte embarquer avec l’équipage. Je frissonnai. Seglen. C’était l’endroit mal famé dont j’avais si souvent parlé à Miki. Là où les voyous viennent s’entasser comme une colonie de pingouins sur un rocher. Et mon père avait l’intention de s’y rendre. – C’est ma seule chance de retrouver Miki et de la ramener à la maison, ajouta-t-il en clopinant dans la ruelle accidentée. Rentrons préparer mes affaires. Plus tard dans la soirée, ses bagages étaient prêts : un sac de vêtements chauds, des beignets de poisson enveloppés dans du papier, son fusil et ses bottes fourrées. Papa passa tout en revue une dernière fois, puis hocha la tête. – Bien. Je vais dormir un peu avant le départ. Tu me réveilles à l’heure, d’accord ? – D’accord. J’étais toujours la première levée le matin, tirée de mon sommeil par le froid qui me piquait le nez. J’allais dans la cuisine, tisonnais les braises du poêle 35

Pirates des glaces

et ajoutais quelques bûches pour relancer le feu presque éteint. Puis j’allais dans la chambre de mon père pour tenter de le réveiller – et ce n’était pas si facile. Je crois qu’il aurait pu dormir des journées entières, blotti sous sa peau de bête. À pas chancelants, il se dirigea vers son lit et déboutonna ses bretelles. Il s’assit et je réalisai à quel point il était fragile. Comme un vieux bout de bois : pâle et maigre, brisé en deux au moindre choc. – Tu pleures ? me demanda-t-il. – Et si tu ne revenais pas, sanglotai-je en me frottant les joues. Je resterais seule ici, pour toujours ? Il baissa le regard, mâchouilla sa lèvre inférieure. – Tu te souviens du cormoran blessé que tu as ramassé un matin d’hiver ? Celui qui avait les ailes gelées par le froid ? – Oui. – Sais-tu que je l’ai revu, ici ? – Ah bon ? m’étonnai-je en m’asseyant à côté de lui, sur le lit. Quand ça ? – Il vient de temps en temps toquer à la vitre avec son bec. Certainement pour dire bonjour. Alors je lui donne un morceau de poisson. Ce que je veux 36

Le symbole du cormoran

t’expliquer avec cette histoire, c’est que nos actes ont des conséquences. Les belles choses que l’on fait laissent de belles traces ; les mauvais choix laissent des marques douloureuses. Si je ne pars pas au secours de Miki, je ne pourrai plus vivre tant la souffrance sera pénible. Il continua, les yeux dans les miens : – Miki et toi avez travaillé dur jusqu’à présent, bien plus que vous ne le devriez. Et je m’en veux chaque jour pour ça. Je ne suis pas idiot, je sais parfaitement quelle sera l’issue de ce voyage, j’ai bientôt soixante-dix ans. Mais je dois le faire. Il me caressa la joue, puis s’allongea pour s’endormir, tout habillé. Je comprenais le message. Mon père savait qu’il ne reviendrait pas. Mais, plutôt que de rester à la maison avec une mauvaise conscience, il avait choisi d’aller sauver Miki. Pensait-il à moi ? Pensait-il à ma conscience, et aux marques qui s’inscriraient à jamais en moi ? Après tout, c’est moi qui avais ordonné à Miki d’aller cueillir des baies de l’autre côté de l’île. Elle m’avait supplié de l’accompagner, mais j’avais sévèrement 37

Pirates des glaces

refusé. À présent, mon père allait partir, et mourir, à cause de mes actes. Après des heures de réflexion, je me décidai. Dans le poêle, le feu s’était éteint. Sans bruit, je remuai les braises et jetai une poignée de fines bûches. Puis j’enfilai mon manteau et mes bottes. « N’aie pas peur, Miki, pensai-je encore. Je viens te chercher. » Je vidai les vêtements du sac de mon père, et y fourrai mon gros pull à col roulé et deux paires de chaussettes. Je jetai le sac sur mon épaule, sortis et refermai doucement la porte. Je me doutais que mes chances de vaincre Fatalitas étaient minces. Mais j’étais déterminée à faire preuve de tout mon courage pour ne pas périr sur la mer Boréale.

4 L’Étoile Polaire

Une petite baleine avait dérivé dans le port pendant son sommeil. Son dos scintillait sous la lueur de la lune. À Blovik, personne ne capture les baleines, car cela porte malheur. Ainsi, chaque année, dès que les températures chutent, elles peuvent venir se reposer tranquillement dans notre baie. Elles y restent pendant deux semaines, avant de continuer leur long voyage en direction des eaux chaudes du Sud. Le Sud, c’était si loin ! Je ne connaissais personne qui y soit déjà allé. Sur le port, j’accédai à la passerelle vacillante du voilier baptisé l’Étoile Polaire. C’était un deux-mâts 39

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originaire de l’île du Midi, voué au transport de marchandises. Il effectuait toujours le même itinéraire qui forme une boucle entre l’île du Midi et Seglen, avec escales à Blovik et à l’archipel des Loups. Il s’apprêtait à réaliser son dernier voyage avant l’hiver. Du pied de la passerelle, l’ambiance à bord semblait calme. Deux marins étaient occupés à charger des tonneaux sous le regard attentif d’un chat assis sur le ponton. Un homme de haute taille, aux joues creusées et à la mine renfrognée, apparut. Il portait une pelisse de fourrure aux boutons brillants, et de gros anneaux dorés ornaient ses oreilles. Il s’aperçut de ma présence. – Où vas-tu comme ça ? me lança-t-il en descendant la passerelle à grands pas. – J’embarque, déclarai-je. Je me rends à Seglen. – Ah oui ? répondit l’homme en me dévisageant. Donc, tu as de l’argent pour payer le voyage, je présume ? – Non, je vais travailler à bord. Je peux m’occuper des corvées. 40

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Je répétais ce que mon père avait prévu de faire lorsqu’il parlait de son voyage. Les deux marins ricanèrent. – Tiens donc ! rit l’homme. Très malin, ma foi. Hélas, je ne vois pas ce qu’on ferait d’un mousse qui dépasse à peine le bastingage. D’ailleurs, pourquoi Seglen ? Ce n’est pas un endroit pour les marmots ! – Je cherche Fatalitas. Il a capturé ma sœur et j’ai l’intention de la ramener à la maison. À ces mots, l’homme pâlit, et ses yeux s’écarquillèrent. Les ricanements cessèrent. – F-F-Fa-talitas ? bégaya l’homme d’une voix aiguë. Mais tu es complètement folle ! L’air hagard, il scruta l’obscurité alentour, comme si le Corbeau des Neiges allait surgir à grand fracas de l’horizon. Puis il secoua la tête. – Va-t’en. On n’a pas besoin de toi. – Je pourrais avoir besoin d’elle, moi, dit quelqu’un d’une voix imposante. Le renfrogné se retourna. Derrière lui se tenait un homme grand, large d’épaules, à la barbe rousse hirsute et au ventre proéminent. Le renfrogné leva les sourcils. 41

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– Je peux savoir à quoi elle te sera utile, Fredrik ? L’homme prénommé Fredrik se tourna vers moi. – Tu sais peler les navets ? – Oui, répondis-je. – Tu sais attraper les oiseaux ? – Oui. – Nettoyer les poissons ? – Oui. – Préparer la soupe de pois ? – Oui. – Enlever les vers de farine ? Là, j’hésitai un peu avant de donner ma réponse car les vers de farine – toutes les sortes de vers, en fait – me répugnent au plus haut point. Malgré cela, je répondis par l’affirmative. Fredrik s’adressa alors au renfrogné : – Eh bien, elle me sera utile à plein de choses, comme tu peux le constater. J’ai besoin d’un assistant en cuisine, et il me faut quelqu’un qui prenne peu de place dans ce minuscule réduit. La bambine est parfaite. Le renfrogné serra les poings. 42

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– C’est toi ou moi le capitaine de ce bateau ? s’énerva-t-il. – Aurais-tu peur, Uström ? menaça Fredrik. Le dénommé Uström parut contenir une grande rage. – Pouah ! fulmina-t-il en s’éloignant. Je ne comprendrai jamais d’où tu sors tes bonnes idées. Fredrik me fit signe d’approcher. Je gravis la passerelle, sac au dos, et montai à bord du bateau. Sur le pont, je regardai Blovik s’éloigner tandis qu’on larguait les amarres. Cet agréable village portuaire que je n’avais jamais quitté – sauf pour poser des filets, ramasser des œufs, cueillir des baies. À présent, je partais pour un long voyage vers un lieu inconnu, pour rencontrer... Non, je préférais ne pas trop réfléchir à l’aventure qui m’attendait, car elle me faisait très peur. Je pensai à mon père, plutôt. À cette heure, il était peut-être réveillé, et s’apercevait qu’il avait dormi trop longtemps. Il se levait de son lit, découvrait mon absence et la disparition de ses bagages, et comprenait ce que cela signifiait. Il était si désespéré que... 43

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Non, il fallait que je chasse aussi ces pensées. Fredrik m’y aida, car je l’entendis m’appeler : – Bon, Bambine ! Aux fourneaux, toi et moi ! Le petit-déjeuner doit être servi dans une heure. Comme il l’avait mentionné, la cuisine du bateau était un local très étroit ; c’était un miracle que nous puissions y tenir tous les deux. Un chaudron énorme était suspendu par une chaîne au-dessus d’un foyer en pierres. Fredrik jeta des bûches sur les braises rougeoyantes, qui aussitôt mordirent dans le bois sec. Il versa ensuite de grandes louchées d’eau dans le chaudron. Sur ses consignes, j’y ajoutai un énorme volume de grains d’orge. – Voilà, dit Fredrik en s’asseyant sur un tabouret bas. C’est comme ça qu’on prépare la bouillie d’orge pour un équipage de marins. Puis il se tut et fixa les flammes dansantes en bâillant. – Hmm, commençai-je timidement. Tu sais... Uström... Fredrik posa ses yeux bleus sur moi. – Oui ? 44

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– Tu crois qu’il est fâché ? À cause de moi, je veux dire ? Fredrik sourit et avança les pieds au bord du foyer. On voyait que c’était une habitude : le cuir de ses semelles était brûlé et noirci par la suie. – Tous les marins des bateaux de marchandises redoutent les pirates, m’expliqua-t-il. Ne t’attends pas à te faire beaucoup d’amis ici. Ma gorge se serra. La traversée jusqu’à Seglen allait durer de longs jours. Durant ce temps, je déambulerais sur le navire en sachant que tout le monde me détestait. Devinant mes pensées, Fredrik tenta de me rassurer : – Tu en a au moins un, c’est déjà ça. Il me tendit une main trapue et je me sentis un peu ridicule quand je la serrai comme le font les adultes. Ridicule, mais soulagée. Quelque chose me disait qu’à bord de l’Étoile Polaire, l’amitié de Fredrik était une chance.

5 Du macareux pour le dîner

Fredrik était du genre placide. Il ne s’opposait jamais à quiconque, que ce soit au capitaine ou aux matelots. Il était l’un des plus anciens membres d’équipage de l’Étoile Polaire. Il pesait plus de cent trente kilos, mesurait deux mètres et sa barbe touchait presque sa poitrine. Je l’aimais bien. Il était gentil, drôle, il veillait toujours à ce que je ne travaille pas trop, et me demandais souvent si j’avais besoin de me reposer. Et je n’étais même pas obligée d’enlever les vers de farine. 47

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– Ça leur fait un supplément de protéines, disait Fredrik en apportant le pain véreux aux marins. Quand je les voyais dévorer leurs tartines, j’imaginais les petits asticots blancs qui se tortillaient pour sortir la tête du pain, cherchaient à l’aveuglette, puis rentraient mollement dans la mie – cela m’en donnait presque la nausée. Fredrik possédait un fusil avec lequel il chassait les macareux. Lorsque ces oiseaux venaient se percher sur le gréement, Fredrik en profitait pour sortir son arme – avec de la chance, il parvenait à en toucher un, qui s’effondrait sourdement sur le pont du bateau. Tout comme Fredrik – et l’équipage entier, pour ainsi dire – j’aimais la saveur des macareux. Fredrik avait raison : à part lui, personne ne voulait de moi à bord de l’Étoile Polaire. Prétendant que je leur portais malheur, les marins firent preuve de méchanceté à mon égard. Un jour, après le déjeuner, tandis que Fredrik s’occupait de son fusil – nettoyage du canon, vérification des pièces –, je décidai de sortir prendre l’air. Sur le pont, un vent violent me souleva les cheveux. 48