1913-19 Lettres d'Ernest à ses parents

à l'eau boriquée et un pansement pour la nuit à la vaseline boriquée. Voilà jusqu'à ce jour ...... J'ai mis mon maillot et je le supporte bien, les matinées commencent à être fraîches. Avez-vous remarqué ..... Prégermain,. Fontaine,Réalan. - VI - ...
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LETTRES D'UN POILU A S E S PA R E N T S

E R N E ST PR O TAT S ERVICE M ILITAIRE ET G RANDE G UERRE 1913-1919

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Ce livre, réalisé en hommage à mon Grand-Père, retrace sa vie militaire au travers des lettres écrites à ses parents. Appelé sous les drapeaux le 1er octobre 1912 à l’âge de 21 ans, il ne rentrera définitivement à Mâcon que le 15 mai 1919 après six ans et demi de Service Militaire, puis de guerre.

Je dédie ce livre à ses arrières petits enfants,

Vincent

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Antonia Protat

Pierre Protat

Ernest Protat -I-3-

Dijon, le 3 février 1913

Bien Chers Parents, Je viens de recevoir le petit colis et, après l'avoir déballé, je m'aperçois que vous ne savez plus quoi faire pour me faire plaisir. Vous allez vous ruiner pour moi. Que vous êtes gentils pour moi, je suis donc de nouveau monté en victuailles, mon chocolat n'était même pas encore fini et je goûte les beignets. Merci bien et dans une petite quinzaine, j'irai vous voir. Si j'obtiens la permission du lundi, nous aurons le plaisir de rester un peu ensemble. Le lundi matin, je m'occuperai de ma bicyclette. Je vais porter dans cette intention de la bonne graisse d'armes et je la badigeonnerai. Hier, j'ai été au théâtre pour changer. On y jouait pour la première fois à Dijon "Rêve de valse", pièce viennoise, opérette en 3 actes. Comme toujours, j'en suis sorti émerveillé. On s'était baladé, avec un ami de ma chambre, aux environs de Dijon et après avoir soupé à 1Fr25. Enfin, programme habituel. C'est demain mardi-gras. On va avoir probablement quartier libre la soirée. L'année dernière, ils l'ont eu . Je vous écrirai cela mais, ma fois, je ne pense même pas sortir. J'ai un peu à laver et je lirai. Et vous, il ne faut pas vous priver de ce qui peut vous procurer un peu d'agrément. Je compte toujours sur vous pour venir à Dijon à Pâques et quinze jours après, ce sera mon tour à aller à Mâcon. Il y a encore de beaux jours derrière la montagne, comme vous le dites. Je viens de faire seul pour la première fois au bureau la fin de mois, et cela a assez bien marché. Enfin, je ne vois plus guère grand chose à raconter, la vie étant toujours la même. C'est en vous remerciant infiniment de la bonté que vous avez pour moi que je vous dis à bientôt. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Dijon, le 21 février 1913

Mes Chers Parents, J'ai reçu votre lettre du 18 courant et à votre tour, je vous remercie de toutes les gentillesses dont vous me comblez. Les enveloppes sont largement payées et comme le ver célèbre : "Chaque jour je vous aime davantage, aujourd'hui bien plus qu'hier et bien moins que demain". Et surtout, ne souriez pas, je suis sincère et vous êtes vraiment trop bons pour moi. Et, comme la libération approche toujours de plus en plus, je pense aussi aux affaires sérieuses tout en réservant une petite place à l'agréable. Aussi ai-je rédigé le brouillon de 3 lettres dont je vous envoie la copie. La première, celle qui s'adresse à M. Romand, serait ma réponse s'il me demandait mes intentions au sortir du régiment et pour l'hiver, il ne faut pas trop se montrer exigeant, mais j'ai encore bien peur de me leurrer en me comptant un peu trop indispensable pour qu'il m'écrive. Enfin, j'aviserai et il faut que je me mette à élaborer de promptes résolutions avec un peu d'énergie, ce sont les principales qualités d'un homme. C'est du moins mon genre de philosophie. La deuxième, c'est une des circulaires qu'il me faudra une fois sur le chemin de l'indépendance, si je ne m'entends pas avec Romand, et en traitant avec une maison sérieuse si j'ai le bonheur d'acquérir quelques clients. Je serai enfin dans mon élément, avec cela beaucoup de déplacements en perspective pour la prise des vues, jusqu'au jour où, m'étant fait un noyau, je pourrais tenter d'acheter une imprimerie dans cette jolie région, Mâconnaise ou Lyonnaise. Enfin, pour revenir au milieu auquel je suis actuellement plongé, je crois que je vais décidément regretter Dijon… pour son théâtre. Dimanche soir, ils donnaient "Les Saltimbanques", titre qui n'a rien de troublant et qui fut pourtant un triomphe. La foule en trépignait et accompagnait les nombreux chœurs. Ils étaient plus de 70 en scène pour interpréter cette opérette comique dont je vous conterai prochainement les détails. J'irai à Mâcon le 8 mars prochain et je taperai encore le Commandant de 24 heures du lundi, ce qui nous procurera encore les délices d'une bonne promenade à la campagne. Enfin, je crois que Litaud ne ma succédera pas, du moins dans mon lieu et place, car le lieutenant lui a déjà dit qu'il ne le prendrait pas comme professeur d'écriture, et qu'il fumait bien mieux la pipe qu'il n'écrivait bien. En attendant le plaisir de vous lire et les réflexions que mon gribouillage peut vous suggérer, recevez, mes chers parents, les baisers de votre fils. Ernest P.S. : vous pourrez détruire ces brouillons aussitôt lus, en ayant un double à Dijon et ne vous les communiquant que pour vous intéresser à mes intentions.

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Dijon, le 24 février 1913

Biens Chers Parents, Le temps me paraît long, huit jours sans vous écrire, ayant l'habitude de vous écrire plus souvent. Il est vrai que l'on ne sait guère quoi raconter quand l'on s'écrit si souvent. Je pense donc que vous vous portez toujours bien. Quant à moi, cela va toujours pas mal. Je pense que vous avez dû voir Grattard souvent. Au moins une fois car il a passé toute cette dernière semaine à Mâcon, m'a-t-il écrit. Je tâcherai de rapprocher, ce qui sera facile, la date de ma permission de Pâques avec le Conseil qui sera le 19 et le 20 avril, je crois. On pourra se distraire quelque peu entre amis. Sous peu, je vous adresserai quelques cartes postales de mon édition qui sont très bien réussies. Je vous adresse par le même pli, 2 photos de pose différente. Les clichés, comme valeur, ne sont pas merveilleux, et j'attends votre avis pour être fixé si c'est la peine de les retoucher. Elles seront sûrement bien mieux, bien tirées sur carton à grande marge, mais n'ayant pas souri, cela ne m'enlèvera pas le petit air malheureux que j'ai pris. En ce moment, on est tous un peu consternés par rapport à tous les nouveaux projets de loi sur les nouveaux armements en France, et si vous lisez quelque peu les journaux, cela n'a pas pu vous échapper. Et cela s'appliquerait aux 2 classes qui sont actuellement incorporées. Cela ne serait pas rose, on ferait très bel et bien trois ans. Trois classes d'auxiliaires sous les drapeaux, je ne sais pas ce qu'ils en feraient. Il est vrai que l'on passerait un nouveau conseil aussitôt la loi en vigueur, et plus de la moitié passerait dans le service armé. Et tout cela a toujours pour base l'Allemagne. Je me suis promené hier sur les bords du Canal de Bourgogne. C'est assez intéressant. D'abord la gare de Dijon-Canal, quelques écluses, puis le grand dépôt de Dijon. On a soupé en ville et on a été au théâtre voir jouer "La veuve joyeuse". C'est toujours magnifique et je souhaite ardemment que l'on joue une belle pièce pour Pâques. En 3 actes, 2 ballets, au premier acte, c'est le bal à l'Ambassade de Varsovie, au dernier c'est chez Maxims'. Un orchestre jouant des valses exquises et enfin, c'est une chic pièce toujours d'origine viennoise. Je vous joins, toujours par le même courrier, un poulet de Gebelau, qui vous procurera 10 minutes de récréation, et un programme complet pour votre séjour à Dijon les 23 et 24 mars prochain. L'on ne peut guère organiser mieux. Enfin, vous jugerez et réfléchirez. Toutes les provisions sont excellentes cette fois et j'en suis aux sardines, le chocolat est encore indemne. Samedi soir, on a fait un peu de manœuvre à pied, couché à plat ventre sur le terrain ou sur le dos, les jambes en l'air et ils nous ont fait terminer par un jeu de saute-mouton général. Voici une huitaine qu'il fait un froid de Sibérie. Tous les matins, il y a de la glace dans les rigoles ou baquets et à midi, il y a bien 10 degrés de chaleur. J'ai appris qu'il était tombé 20 centimètres de neige à Mâcon, à Châlon et même à Beaune, à 30 kilomètres de chez nous. L'on n'en a pas aperçu la plus petite parcelle chez nous, il fait trop froid. -6-

Dimanche, nous irons à Fixin visiter le musée de Napoléon 1er. Il paraît que c'est merveilleux et charmant. Je porterai l'appareil pour faire une demi douzaine de positifs que je virerai en couleurs. Je bouquine toujours des ouvrages photographiques et aussitôt que je serais libre, j'entreprendrai, à titre de distraction, la photographie des couleurs. J'en ai vu plusieurs exemplaires à la devanture de certains marchands, c'est splendide. Enfin, en attendant le plaisir de vous lire et surtout de passer deux bonnes journées ensemble, recevez, Chers Parents, l'expression de mon meilleur amour. Ernest

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Décembre 1912 La classe 1910 enterre les 300 A genoux, la classe 11 ...

Sous la tonnelle Avant 1914

Les Télécoms avant 1914

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Dijon, le 17 mars 1913

Mes Biens Chers Parents, Cela approche quand même, c'est même pas malheureux. Je commence à m'ennuyer, c'est long un mois. De temps en temps, je prends le mal du pays. Je pense que vous aurez beau temps dimanche prochain, quoique le temps s'est dérangé aujourd'hui lundi. Il faisait un vent d'ouragan et cela s'est terminé par de la pluie et même de la grêle. Le Directeur du Théâtre dit qu'il clôt sa saison aujourd'hui lundi, néanmoins il fait paraître sur les journaux locaux la note que je vous joins. Vous auriez donc peut-être le hasard de voir jouer Michel Strogoff. J'ignore si cela vous est inconnu, mais ce sera sûrement un joli spectacle. Hier soir, ils donnaient "Si j'étais roi", mais nous sommes arrivés trop tard et il n'y avait plus de places. On s'est rattrapé sur le cinématographe. C'est vraiment économique. 2 heures 1/2 de spectacle pour 0,25. Dans la soirée, il a fait un temps magnifique, on en a profité pour aller à Plombières par le canal et on est revenu par la montagne. Les permissionnaires partent mercredi soir, je vais être plusieurs jours seul dans la piaule. Avec le premier jus de semaine, on va sûrement s'embêter à dix francs de l'heure. Je vous joins la carte postale de la caserne Dufour, 8ème section de commis et ouvriers militaires d'administration où le détachement de l'Arsenal est en subsistance pour la nourriture. Ils nous servent le singe froid en salade, persil et oignons, c'est beaucoup plus appétissant et je n'y crains pas, cela me rappelle les petits cervelas. Donc si nos lettres ne se croisent pas, ce qui pourrait arriver si vous m'écrivez au même instant, vous voudrez bien me confirmer votre arrivée dimanche matin, à quelle heure, et vos intentions si toutefois vous auriez quelque peu changé d'idées. Vous n'oublierez pas d'apporter le programme que j'ai tracé, une serviette, une paire de chaussettes et un savon. Dauxois m'a écrit qu'il fait des photos plus qu'il ne voudrait, mais malheureusement, il veille tous les jours jusqu'à onze heures et ce, pour deux mois. La crise se continue toujours, il y a des contre appel presque tous les soirs. Mon ancien du bureau est parti en permission pour dix jours et il faut bien que je me débrouille. Je ne peux pas être constamment sur le dos du commandant. Enfin, cela m'instruit toujours quelque peu. J'attends donc de vos nouvelles et de vos intentions, et je compte sur vous pour dimanche prochain 8 heures 1/2, je crois. Recevez, mes Chers parents, mille baisers de votre fils, Ernest

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Dijon, le 12 avril 1913

Mes Chers Parents, Je suis en possession de votre petit colis, je vous en remercie beaucoup car vous ne savez que faire pour me faire plaisir. Mais toutefois, ne vous contraignez pas à un trop grand sacrifice et je comprends très bien votre bon rôle sans qu'il me soit besoin d'être rappelé. Ce n'est pas la peine de laisser dormir de l'argent à la Caisse. Quand je serai libéré, cent francs de plus ou de moins, ce sera bien vite rattrapé et ce sera toujours autant de moins pour vous. Je vais rester demain toute la journée à l'Arsenal, piquet d'incendie. Je me coucherai à huit heures, cela fera des économies, et ne croyez pas que je le regrette quoique cela faisait trois semaines et non quinze jours. Je pense aller vous voir neuf jours, si cela m'est accordé, et non douze comme vous me le dites, et il faut encore que cela me soit accordé, du samedi soir 3 mai, 9 heures du soir au lundi 12 mai, 10 heures du soir, je n'aurai que les 6 jours de la semaine marquants. Si toutefois vous trouvez cette date trop rapprochée, nous attendrons encore quelque temps et vous me le ferez savoir. Enfin, nous nous rattraperons et nous passerons le temps le plus agréablement possible car n'allez pas croire que je me trouve plus heureux à Dijon, même en partie de plaisir, qu'auprès de vous bien tranquille et réunis. Je vous remercie donc beaucoup de vos gentillesses, j'avais même encore une tablette de chocolat. Nous allons nous enfoncer maquereaux et cervelas, pâté truffé et fromage. Si donc vous acceptez mon séjour dans trois semaines, il est complètement inutile de ne rien envoyer quoique cela soit, et c'est moi qui vous ferais goûter le pain d'épices de Dijon. Cette fois, nous avons deux bleus, engagés de trois ans qui comptent du 1095. Ils n'ont pas fini d'en roter. Toujours rien, ni de Grattard, ni de Georges. Je pense que le régiment leur a enlisé la parole car ils ne font pas le moindre signe de vie. Je ne sais plus guère quoi vous raconter, je vous écrirais de nouveau dans la semaine. Je vous embrasse, Ernest

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Dijon, le 6 mai 1913

Mes Chers Bons Parents, Je viens de recevoir votre lettre ce matin, et m'empresse de vous répondre ce soir. Ne faites pas attention à l'écriture, j'écris au lit, sur mon portefeuille et ma foi, cela va comme ça peut. Je vais donc bien mieux quoique j'ai une oreille encore un peu enflée et les cheveux raides comme des fils de fer. Vendredi ou samedi, je ne me rappelle pas au juste, le même infirmier qui m'avait rasé m'a coupé les cheveux. Je suis tonsuré par endroit, il y a des escaliers, enfin moi qui ne suis déjà guère beau, cela demandera du temps pour se refaire. Avant-hier dimanche, j'ai eu la visite de plusieurs camarades de la chambrée. Lapierre, mon ancien du bureau, Etc… J'ai reçu aussi une lettre de Georges Campy m'annonçant que le métier serait à peu près potable sans ces saprès godillots car ils font de grandes marches et il se plaint des reins et qu'il a les pieds blessés. Il pense me voir à Mâcon pour Pentecôte, il ignore ma situation, et le pauvre Grattard qui a quinze jours au moins qu'il m'a écrit, et que je ne lui ai pas répondu. Si vous les voyez pour ces fêtes ainsi que Dauxois, qui vient de me faire un envoi de cartes que je lui avais commandées il y a environ un mois et qui sont merveilleuses, ma foi, vous leur ferez part de ma situation et aussitôt que je le pourrai, nous renouerons nos bonnes relations. Soyez donc assez gentils pour joindre dans votre prochaine lettre trois ou quatre feuilles de papier blanc à écrire comme celui-ci, car c'est ma dernière feuille. Des enveloppes, j'en ai encore. Tous les matins, j'ai le café au lait. Je touche 100 grammes de vin de quinquina par jour. Je déjeune à la bière et mange presque autant qu'au réfectoire. J'ai le potage au bouillon Kub, vermicelle ou petites étoiles, des œufs à la coque et purée de pommes ; Ah, cela revient souvent, c'est bon la purée, me dit l'infirmière, des macaronis, mais je mange tout, ayant recouvert l'appétit. A midi, j'ai mangé un morceau de morue accommodée aux haricots. Voilà bientôt trois semaines que je n'ai pas mangé de viande. Enfin, je ne pense plus guère en avoir pour longtemps. Je ne me lève pas encore, vu qu'ils n'ont pas descendu mes habits de l'infirmerie de Junot, et aussitôt que je serai libre, ce sera pour être en convalescence. Encore huit jours, j'ignore au juste. Quant au temps, je ne m'en aperçois guère, enfouis jusqu'au cou dans les draps. Vous pouvez m'écrire de longues lettres, cela ne me fatigue pas, au contraire. Cela me tient compagnie et je les relis trois ou quatre fois de suite. Aujourd'hui, le médecin-chef, qui passe la visite tous les matins, m'a prescrit un lavage complet de la face à l'eau boriquée et un pansement pour la nuit à la vaseline boriquée. Voilà jusqu'à ce jour ma situation. En attendant le plaisir de pouvoir vous embrasser, recevez mille baisers de votre fils, Ernest

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Dijon, le 23 juin 1913

Chers Parents, Je vous écris pourtant une lettre, il y a déjà un petit moment que cela ne m'est arrivé. Enfin, dimanche, toute lettre sera superflue. Je fais toujours de la photographie et dimanche dernier, le matin, je suis monté à la caserne Junot où j'ai fait trois clichés avec les pièces et les caissons. Je vais prendre dimanche, chez Dauxois, plus de cent cinquante cartes commandées. Cela doit l'occuper. Dimanche soir, à partir de 13 heures, on a été consigné jusqu'à la soupe et toutes les troupes de la garnison. Cause : réunion et discours de l'ex-général Pedoya contre la loi de trois ans, pour éviter les troubles qui pourraient en résulter. On trouve vite le remède. Les chambres viennent d'être blanchies à la chaux et repeintes, on y pose l'électricité, 2 lampes par chambre. C'est tout de même plus propre. Mes effets de la collection 3 m'ont été changés. Je les ai présentés à l'adjudant qui m'a dit de les laver et de les porter à changer. Ceux qui me sont revenus ne sont pas neufs, mais en bon état, la veste surtout, elle est presque neuve. Il faut décider le papa à se faire rephotographier dimanche à 2 heures, avant que l'on sorte et nous aurons peut-être plus de chances que la première fois. Donc, vous ne pensez plus continuer le métier de bazardier, et cela avant peu. En réalité, vous faites bien car c'est encore beaucoup de soucis et beaucoup d'argent engagé pour pas grand gain. Trop de travail surtout, trop dérangé pour des bricoles. Conservez-vous les fournitures pour écoles, bureaux, les papiers à lettres, maroquinerie. Le Jour de l'An qui vient sera donc moins fort, suspendant les commandes, mais je vois bien, chère maman, que tu te laisseras toujours entraîner par l'irrésistible désir de satisfaire tes clients. Tachez voir de mener une petite vie tranquille de rentier, à courtes rentes allez vous dire, mais vous n'êtes pas exigeants et vous serez sûrement heureux. Et je serai là, toujours là, pour mes chers parents. Je me dégrouillerais à me faire une situation par tous moyens possibles, nous voyagerons et passerons encore bien d'agréables soirées. Si je disposais d'argent plus tard, il est vrai que je peux en gagner dans un bon et fort atelier d'une grande ville, je crois qu'il serait préférable d'acheter un fonds que de monter une boite. On est beaucoup trompé, avec les machines et le matériel, mais le neuf coûte tellement. Mais il me faudrait Mâcon ou un pays à 20 kilomètres à la ronde, pas plus. Et les occasions sont encore rares. Enfin, comme vous me dites, on a le temps d'en reparler, n'étant pas libéré de sitôt. C'est tout de même du 455, si l'on ne fait pas de rabiot. Dijon n'est pas trop mal l'été. C'est très animé : des cinématographes à tous les coins de rues, des orchestres tziganes à tous les cafés, de la verdure, des fleurs, l'Avenue de la Gare et la Place Darcy sont réellement superbes. A quand donc ce voyage. Il faut venir pendant la bonne saison, pour le 15 août par exemple, que nous aurons quarante huit heures. Vous ne mourrez pas de la dépense et cela vous changera le cours des idées. Ce qui vous rend malade, c'est la monotonie de votre vie. Vous vous empêtrez de plus en plus sous de fallacieux prétextes. Mais sortez donc, cela vous sera salutaire et votre porte- 12 -

monnaie sera toujours au même point. Moi, que j'économise ou essaye d'économiser ou que je dépense, c'est toujours la dèche à la fin du mois. Autant rire un peu. N'allez pas par là croire que je fais des dépenses extravagantes. En attendant le plaisir de vous embrasser samedi soir, recevez l'expression de ma profonde affection, et je signe Ernest

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Dijon, le 27 juillet 1913

Mes Biens Chers Parents, J’ai reçu ce matin votre lettre m’annonçant la mort de l’Oncle Etienne. Il n’aura donc guère survécu à sa sœur. Toutefois, j’aurais cru qu’il aurait passé l’été, mais il était déjà bien bas quand je l’ai vu pour la Pentecôte. Je n’ai pas envoyé de lettre, ne sachant guère quoi leur dire, mais j’ai envoyé de suite ma carte où je prends part à leur chagrin. Si j’avais été hier à Mâcon, je n’aurais pas passé une gaie permission car, d’après votre lettre, on dirait que cela vous influence vraiment de trop et il va falloir que j’alles bientôt vous voir pour ranimer un peule plaisir qu’on éprouve quand on se sent réunis. Je vous remercie infiniment de toutes les bontés que vous avez pour moi. Tout est succulent et vous me faites bien plaisir. Aujourd’hui dimanche, il fait chez nous une chaleur torride, succédant à des jours de pluie et de froid. Je vais aller manger en ville et irai au cinéma, programme habituel. Votre dimanche sera sûrement encore moins gai, avec tous ces décès qui se succèdent, vous voilà véritablement endeuillés. Si le papa vois Claudius, il lui dira d’excuser mon absence, que le sachant que du dimanche, il m’était impossible d’avoir 24 heures pour le lundi, et le priera de vouloir bien m’envoyer une lettre de décès. Pour changer de conversation, je vous dirai que je pense cesser tous travaux photographiques au régiment, car au bout du compte, c’est beaucoup se démener pour ne pas récolter le Pérou. Je ferai seulement quelques clichés d’amateurs pour moi personnellement. Je ne sais pas si vous avez vu Dauxois, mais il m’a raconté qu’il avait eu dernièrement, pour la fête du patronage laïque, une algarade terrible avec le beau Edmond. Il parait que Dauxois se serait permis de faire des groupes d’enfants et le fameux jaloux qui était peut-être délégué spécialement pour ça lui aurait cherché noise et lui aurait même envoyé des agents et il a fallu qu’il cède devant les autorités. Il m’a dit qu’il me raconterait l’affaire en détail. Je lui ai rappelé aussi pourquoi qu’il ne prenait pas ses chapeaux de paille chez lui, 2 francs meilleur marché, il avait dû lui en garder rancune. Le plus malheureux, c’est qu’il va sûrement raconter l’affaire à Romand et que sachant que nous faisons des affaires ensemble, ils vont casser du sucre sur nous. Pour quand à la loi de 3 ans, les sénateurs ne réformeront sûrement pas la loi et que ce serait plutôt pour ramener les 2 ans pour tout le monde. Les anciens comptent donc du 54 et nous du 418. Nous allons bientôt pouvoir prendre les montres de la classe et nous serons les premiers à partir. Au 20 août prochain, il y aura onze mois de fait, plus que treize et on en sortira pour toujours. Quel bonheur de retrouver sa pleine et entière liberté à cet âge ou l’on est si bêtement privé.. Et comme vous dites, nous célèbrerons tout cela avec vos trente années de mariage par une sortie magnifique et mémorable, pas à Arciat pour sûr. Je n’ai pas reçu de lettre ou carte de l’Oncle et la Tante Michaud depuis l’enterrement. Je leur en ai envoyé une dernièrement. Vous me ferez savoir si vous êtes remboursés de tous vos frais et peines.

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Donc, Chers Parents, chassez toutes les idées noires qui vous assaillent, je vous l’ai déjà souvent dit, et ce serait capable de vous vieillir prématurément, et pensez aux bons jours que l’on aura encore à passer ensemble et soyez persuadés que j’ai toutes les bonnes intentions pour un avenir prochain et qui puisse être notre joie et notre bonheur, et que votre rêve deviendra la douce réalité. Je vous embrasse, Ernest

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Dijon, le 8 août 1913

Biens Chers Parents, Je pense que vous allez toujours bien et que je vais vous trouver en bonne santé jeudi soir, car je compte bien aller à Mâcon les 3 jours de Fête. Je vais demander la permission lundi matin pour cela. La copie du Compte de Gestion touche à sa fin et nous allons avoir quelques temps de tranquillité. Aussi, si rien de ma convalescence n'a compté, ce que je saurai jeudi, j'irai à Mâcon dans le courant de la première quinzaine de septembre pour huit ou dix jours. Et alors, nous referons de grandes balades comme au bon vieux temps. Voilà bientôt un an de fait, et à cette date, l'année passée, je comptais les dimanches qu'il me restait à aller au cinématographe en votre compagnie. Et nous ne ferons que 2 ans, bien certainement cette fois. J'ai reçu une lettre de Grattard, pleine d'espoir et de réflexions tordantes. Il est toujours de même, ne se fait pas de bile et attend impatiemment la classe. Il m'a dit qu'il est allé vous voir dimanche passé. Donc, vous allez bientôt recevoir votre artilleur, qui du reste, s'empressera de quitter l'uniforme pour goûter encore la joie d'être un peu civil. Les cheveux lui ont un peu repoussé, il fait même un semblant de raie, et n'a pas maigri. Pour le moment, j'ai des cartes à faire que Dauxois me fait pas. J'en suis même mécontent, voilà un mois qu'il possède les clichés et il y a entre autres les cartes de mon commandant qu'il m'a réclamées voilà déjà 2 fois. Je ne sais vraiment pas ce qu'il fait, mais mon travail ne tombe pas vite. Si vous avez l'occasion de le voir, dites lui. Du reste, je lui ai écris déjà plusieurs fois à ce sujet. En attendant de contempler Mireille, et de donner à boire à la pile, vu les grandes chaleurs, recevez, chers parents, mille baisers de votre fils. Ernest

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Dijon, le 1er octobre 1913

Biens Chers Parents, Permettez-moi de vous souhaiter un bon anniversaire et je saisis cette bonne occasion pour vous renouveler mes souhaits de bonne santé et de bonheur et tout l'amour que je professe pour vous. Je compatis à tous vos soucis et toutes vos peines et je me désole que, quand vous m'écrivez, vous n'avez rien à me dire qui me prouve votre félicité. Mais les bons temps reviendront et commencez par bien vous soigner et, comme l'on dit, les plaies d'argent ne sont pas mortelles. Dimanche, je me suis promené avec Lapierre à Talant et Plombières, petits villages aux environs de Dijon. Nous avons mangé chez les Espagnols et avons été au cinéma. Mais ils se mettent à faire comme à Mâcon. Plus de demi-place, c'est bien dommage. Enfin, j'irai toujours de temps en temps. Mon commandant ne rentre qu'aujourd'hui et le travail commence à tomber. Je ne crois pas aller à Paris pour la Toussaint. Celui avec qui je devais y aller ne m'en reparlant pas, j'ignore si cela continue à lui plaire. Si je n'y allais pas, j'irais à Mâcon pour 48 heures. Quant à la noce de Paul, j'ignore si je serais invité, mais d'un côté comme d'un autre, je n'irai pas, entraînant trop de frais pour ne pas seulement beaucoup m'amuser. Donc, tâchez de vous amuser quelque peu aujourd'hui et faites comme si j'étais présent parmi vous, vous qui ne savez que faire pour me procurer quelques joie et me faire plaisir. Je termine ma lettre en vous embrassant bien et je scelle votre vingt neuvième année de mariage par un bon et sonore baiser. Votre fils Ernest

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Dijon, le 16 octobre 1913

Chers Parents, Je viens de recevoir votre lettre à l'instant même, et je m'empresse d'y répondre. Pour quand à la question des noces, je n'irais pas, vu que cela entraînerait trop de frais et que les fonds, j'en suis totalement dépourvu. Toutefois, j'aurais été dans la vie civile que j'aurais bien tenu à y aller, surtout si j'avais su danser. A cet âge, on ne craint pas les relations que cela peut occasionner et cela ne les aurait peut-être pas entraîné à faire quelques réflexions, peut-être même désobligeantes. Mais, comme vous m'écrivez, ils vous ont déjà fait comprendre qu'il fallait tout ceci et tout cela. Merci de leurs conseils, j'aurais été à la noce qu'ils n'auraient rien eu à me reprocher. Mais où je suis le plus embarrassé, c'est la raison que je vais invoquer, laquelle ? et surtout qu'il faut répondre de suite. Je vais leur faire comprendre que nous sommes débordés de travail et que les jeunes recrues ne sont pas encore suffisamment instruites pour que je puisse abandonner le travail et le bureau. Que si cela avait eu lieu avant la libération de la classe, cela aurait été tout seul, mais que pour le moment, il m'est totalement impossible de quitter mon poste. Si vous les voyez, dites leur bien pareil, afin qu'ils croient bien que c'est là la véritable raison. Et puis en fin de compte, ils aiment peut-être autant comme cela. Et vous, n'êtes vous donc pas invités. Je pense que si, c'est la moindre des choses. J'irai plus tard à celui de Georges, vu ce que j'aurai à faire. Je ne crois pas que Grattard soit invité, comme ami intime de Georges. S'il y est, il me remplacera, voilà tout. Faut-il écrire à Paul, le remercier, lui souhaiter beaucoup de chance, etc ? Vous me direz ceci sur votre prochaine. J'irai donc à Paris et m'amuserai tout autant puisque vous le voulez bien. Je vous remercie, j'en ai fait part à mon ami. Nous nous faisons installer trois jours, samedi, jour de la Toussaint, dimanche et lundi. Le lundi matin, nous irons à Versailles. L'on partira de Dijon, la veille de vendredi à 11 heures du matin pour être à 6 heures à Paris. Que de beautés et de merveilles à voir en si peu de temps, il s'agira d'ouvrir les yeux. Mais en voyage, je ne suis jamais fatigué et ai toujours un entrain remarquable. Je vous enverrai donc beaucoup de cartes et vous retracerai fidèlement ce beau voyage. Le prix du voyage pour Paris, au départ de Dijon, est de 4 fr 85. J'irai à Mâcon que le dimanche 30 novembre, il y aura un an de ma première permission, et nous causerons beaucoup de vive voix de toutes les jolies choses que j'aurai vu. Quant à la sonnerie, le fil doit encore être coupé par suite de l'humidité. Vérifiez s'ils ne sont pas coupés à leur entrée dans les bornes vers la pile. S'ils le sont, dégarnissez le guipage autour du fil de cuivre et repincez-les dans les dans les bornes. Ce ne peut être que cela, car les piles sont neuves et tant qu'il y a du liquide, elles devraient marcher. Si le liquide manque, faites le plein avec de l'eau claire dans les vases en verre, et mettez ce qui me reste de sel ammoniac en partageant dans les 2 piles. Le sel ammoniac est dans une petite fiole, dans le placard vers la fenêtre de ma chambre. C'est écrit sur la fiole. Je vous remercie également pour le petit colis à venir, vous pourrez y joindre 2 paires de chaussettes, car contrairement à ce que j'avais dit, il ne m'en restait pas à Dijon. - 18 -

Donc, si vous revoyez les Campy, dites leur ce que je vous ai dit moi-même, et que je regrette de ne pas participer à cette fête de famille, mais que c'est impossible pour le moment. Du reste, je vais leur écrire, mais je n'écrirai que demain. Si Pilaud a été réformé, comme engagé, il faut qu'il soit sérieusement endommagé pour qu'on ne l'ait pas gardé. Le grand théâtre n'a pas encore ouvert ses portes, sinon que pour des troupes de passage. J'ai vu jouer dernièrement "Les mystères du Colorado", pièce d'aventures à grand spectacle, dans le genre des "Cinq Sous de Lavarède", ou du "Tour du monde d'un Gamin de Paris". Toutes ces pièces-là se ressemblent. J'ai aussi vu annoncé 'L'Habit Vert" et la Demoiselle de Magasin", et cela se joue à Mâcon, j'ai appris par les journaux. Allez donc quelque fois au Théâtre, c'est la plus jolie distraction et encore la moins chère. Donc, en attendant de nouveau le plaisir de vous lire, recevez, chers parents, tous les bons baisers de votre fils Ernest

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L ’Arsenal de Dijon Avant 1914

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Dijon, le 5 novembre 1913

Mes Biens Chers Parents, Me voici tout de même tranquille. Ce vilain cauchemar est fini. Je m'empresse de vous dire qu'il ne s'agit pas de mon voyage à Paris, mais bien de ce colis malencontreux. Je vais vous raconter en détail les péripéties. Jeudi soir, la veille que je partais, je n'avais rien reçu et je m'en étonnais beaucoup car vous m'aviez dit que je le recevrais mercredi au plus tard. Je reçois votre carte m'apprenant que vous me l'aviez envoyé de lundi. Pas de linge, pas d'argent, je commençais à désespérer. Je vais trois fois de suite à Dufour, toujours rien. Je prends la décision de vous le faire savoir télégraphiquement et encore mieux, presque pour le même prix, de téléphoner. J'étais ravi que l'on puisse se causer si loin l'un de l'autre et je t'entendais très distinctement dire : "tu ne l'as pas reçu, il faut aller chez le commissionnaire, je vais t'envoyer de l'argent", et même plusieurs fois dire : "je ne comprends pas". J'ai réfléchi que ce devait être de ma faute, ne causant pas assez près de l'acoustique. Le lendemain, toujours rien et je devais partir à 1 heure. C'est là que j'ai reçu votre lettre et votre mandat télégraphique de secours. Pour lors, je n'étais plus gai. Je réfléchissais que si ce colis était perdu, ce voyage allait coûter plus de cinquante francs et pour vous, un gros sacrifice. Je n'avais même plus envie de partir. Enfin, je me prépare et j'apprends que mon colis était à la Caserne Brune. Pour cette fois, je redevenais joyeux. Autre déception, les permissions n'étaient pas toutes signées et, à 2 heures, nous étions encore à Junot pendant que le train filait. Je vais pendant ce temps toucher mon mandat à la poste, on refuse de me le payer malgré le vu de mon livret militaire et d'une carte d'électeur. On m'apprends que pour toucher un mandat, il faut une permission supérieure à 24 heures. Je retourne donc à Junot, cette fois, nous avons notre permission, nous touchons le mandat. Il est trois heures et le train n'est qu'à cinq et demi. Nous déjeunons en ville et nous prenons le train. A dix heures, nous arrivons à Paris. Nous nous plongeons de suite dans le Métropolitain une demiheure de suite. Installation merveilleuse et qui est un des chef-d'œuvre de Paris. Figurez un large sous terrain garni de petites briques blanches, où les trains se succèdent toutes les 3 minutes avec une rapidité foudroyante. Les arrêts sont de 10 à 15 secondes au maximum. Les voyageurs se préparent à descendre à leur station et hop, cela saute. Il faut que je vous dise que la gare de Lyon est immense et très belle, en cul de sac comme celle de Marseille puisque c'est une tête de ligne. Nous passons les gares Nation, Aubervilliers, Glacière, Palais Bourbon, Belleville, Combat, Allemagne, etc… Je ne me rappelle pas de toutes. Nous arrivons à onze heures chez l'oncle de mon camarade qui tient un café, Rue de Sambreet-Meuse à la Villette. Nous mangeons un peu et nous nous couchons. Le lendemain, suite de ma veine qui me poursuit, il pleut à torrents. Nous déjeunons, café noir, café au lait avec pain beurré et, vers les 9 heures, nous sortons. Nous nous replongeons dans le métro et nous sortons à l'opéra, théâtre magnifique dont nous avons vu que l'extérieur. Le temps manquant sans cesse, nous n'avons jamais rien pu visiter, sinon qu'une faible partie des Invalides. Le lendemain, nous suivons les bords de la Seine, le pont de l'Alma où il y a le Zouave, le fameux pont Alexandre III qui est presque aussi large qu'il est long, et d'une seule arche. Nous voyons le Palais Bourbon, où nos braves députés emploient si bien leur temps. Nous passons tout le long de Magic City, la cité des merveilles dans le genre de Luna Parc, et - 21 -

nous arrivons à la Tour Eiffel. Malgré la pluie, nous en faisons l'ascension. Quelle masse, les pieds sont à cent mètres l'un de l'autre et à la base, elle couvre 10 000 mètres carrés. Il y a quatre ascenseurs, un par pied et ils sont gigantesques. Nous changeons trois fois d'ascenseur pour arriver au sommet, mais de là-haut, par le brouillard, on ne voyait presque rien. Que c'est haut, on ne s'en fait pas l'illusion. C'était tordant de voir les gens avec leurs parapluies apparaître comme de véritables pucerons et les gros autobus, les voir comme des petites automobiles de deux sous. Le claquement sec de la télégraphie sans fil, puisque la Tour Eiffel donne l'heure maintenant au monde entier. Après avoir contemplé longuement le panorama, nous descendons et allons voir la grande roue, 100 mètres de diamètre, c'est géant. Nous rentrons dîner chez son oncle. La soirée, nous sortons et allons faire un tour aux Buttes Chaumont, petit paradis. Au mois de mai, ce doit être superbe, il y a de l'eau en cascades, petites rivières, des petits belvédères, etc, puis nous nous rendons en pleine ville sur les Grands Boulevards, où il règne malgré le temps déplorable une intense activité. Nous allons au Palais du Louvre, devant une façade immense à colonnade se dresse l'église de St Germain l'Auxerrois où a été sonné l'ordre du massacre de la St Barthélemy. Nous rentrons dans une vaste cour où chaque ministre avait son pavillon : Sully, Richelieu, les médecins, Ambroise Paré, etc, et nous passons dans un couloir de la façade de droite. De là, Le Louvre s'étale en deux immenses ailes où sont maintenant presque tous les ministères. Devant s'étale la Place de la Concorde, la plus vaste d'Europe, où il y a l'obélisque de Louqsor. Nous allons à l'Arc de Triomphe de l'Etoile, haut de 46 mètres, et nous rentrons à huit heures du soir manger, chez un de ses cousins, par les Grands Boulevards, des gens riches qui nous reçoivent princièrement, des huîtres, ne voulant pas avoir l'air bête, je me suis condamné à en manger une douzaine avec de la sauce au vinaigre et aux échalotes, du poulet, du bon vin, du champagne, des cigares. Nous rentrons nous coucher à minuit. Voici pour ma première journée. Je ne peux pas vous raconter tout sur la même lettre, ce serait trop long. Je continuerais bientôt, que je vous dise que le lendemain nous avons visité un peu les Invalides, la Chapelle où il y a bien deux cent drapeaux pris à l'ennemi, le char funèbre de Napoléon à Ste Hélène, son chapeau, sa redingote grise, son tombeau, merveille en vrai marbre d'Egypte dans une chapelle circulaire et où tout le monde se découvre pour rentrer. A la porte sont rappelés ses paroles : "Je désire que mes cendres reposent au bord de la Seine au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé". Enfin, je continuerais sur une autre lettre. Que de merveilles, souvenirs et trophées glorieux. Toutes les armes depuis le couteau de silex jusqu'aux armes les plus modernes, toutes les armures, cottes de mailles, carapaçonnages de chevaux, le matériel d'artillerie de l'Empereur, des canons en bronze. Il y a de quoi ouvrir l'œil, que de choses à voir. Je continuerais bientôt, j'ai encore tant de choses à vous dire. Je vous demanderais seulement, maintenant que je suis en possession de mon colis, si il faut que je vous retourne les 30 francs devenus inutiles, ou s'il faut les garder, ce qui pousserait votre crédit jusqu'à fin janvier. Vous allez me dire qu'il est plus prudent de vous les retourner, j'attends votre décision. Merci mille fois pour votre bonté et toutes les provisions que nous y avez joint. Je répondrai également, après le compte rendu de mon voyage, à la lettre qui était jointe au colis. Je n'ai pas reçu de réponse des Cousins Campy. En attendant le plaisir de vous lire, recevez tous mes bons baisers. Votre fils, Ernest - 22 -

Dijon, le 2 décembre 1913

Très Chers Parents, Me voici une fois de plus rentré dans mes pénates. Espérons que ce n'est pas pour très longtemps. Je vous remercie bien de tout ce que vous avez joint au petit colis. Vous êtes toujours bien gentils. Je viens d'écrire une longue lettre à Dauxois par laquelle je lui fais comprendre que je n'entends pas continuer notre éphémère association, et où je lui dépeins notre peu d'expérience pour se lancer dans une telle chose, et surtout dépourvus des fonds nécessaires. Je lui demande une réponse et ses intentions s'il désire garder l'appareil entièrement à lui après ma libération. Enfin, je lui signifie que je veux être libre, voulant voyager. Voilà qui vous fera peut-être plaisir puisque cela vous plaisait si peu que je le fréquente. En conséquence, à partir d'aujourd'hui, refusez-lui la clef de ma chambre, je n'entends que personne pénètre pendant mon absence. Le prétexte sera simple, je possède la clef et vous ignorez où elle est. Je prie instamment la maman de se rappeler de la consigne. Du reste, tous les produits de valeur qu'il avait entreposé ne le sont plus. Je conserve toujours néanmoins tous les bons sentiments de camaraderie que j'avais pour lui, mais je lui fais nettement comprendre que je ne désire pas réaliser les plans un peu enfantins que nous avions dressés. Je veux mon indépendance et ne pas être subjugué à chaque instant par une tierce personne à moi et à ma volonté. Ce sont vos paroles que vous m'avez tant de fois répétées qui ont suivi leur cours et qui se sont développées. De cette façon, quoique je fasse, je serai seul. Le savon Cadum doit avoir du bon. Je n'ai pas du tout la peau sèche et tirée quand je suis lavé et la peau ne me brûle pas. S'il arrive à me faire disparaître les rougeurs, ce sera mon sauveur. Je n'ai guère grand chose à vous raconter, je vous écrirai prochainement et vous dirai ce que j'ai vu au théâtre. Mon camarade a été très content du petit cadeau et en a paru enchanté. Il m'a bien remercié, je vous remercie bien pour lui. Je termine en vous embrassant, Votre fils, Ernest

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Dijon, le 6 décembre 1913

Mes Chers Parents, Votre lettre d’hier m’a fait savoir que vous aviez reçu les quatre lignes que vous me réclamiez par la carte. Vous avez pu voir que je ne ménage pas les détails et que, quand il est possible de le faire, je vous raconte toujours tout. Je suis parti à Paris avec l’argent du mandat télégraphique car, pour mon colis, je ne l’avais encore pas. J’ai eu même le tort de vous annoncer qu’il était retrouvé sans que j’en fusse sûr et j’aurais dû vous l’annoncer sous toutes réserves, car en admettant que ce ne soit pas vrai, vous auriez pu dire au commissionnaire qu’il était retrouvé et l’on en aurait subi les fâcheuses conséquences. A trois jours de différence, il est arrivé la catastrophe effroyable que vous avez dû lire en détail et c’est le même train, l’express 2 qui part de Dijon à 5 heures ½ et qui passe à Melun à 9 heures 21 qui a été tamponné. Cette fois, j’étais libéré de suite et à savoir dans quelles conditions. L’administration de la Compagnie a commandée 43 cercueils. On est tout de même guère sûr en voyage. Cet express qui nous a emmené marchait tellement vite que l’on sautait sur les coussins et qu’on avait l’illusion d’être à cheval. Il atteint, parait-il, 105 kilomètres à l’heure. J’ai bien passé trois jours à Paris car j’avais le lundi, mais nous avons pas eu le temps d’aller à Versailles. D’ailleurs, le temps était déplorable à Paris. Lundi, il faisait nuit presque à 3 heures de l’après midi. Donc, le lendemain, dimanche, après avoir visité les Invalides, nous nous sommes promenés dans les grandes artères de la capitale. Nous avons vu successivement le Grand Palais, en face le Palais Bourbon, de l’autre côté du pont Alexandre III où se trouvait dernièrement le salon de l’automobile. Nous sommes arrivés un peu en retard, c’est dommage, l’on démontait l’immense baraque où il y avait l’exposition des chrysanthèmes. Puis le Palais Royal, toujours les façades car l’on aurait pas eu le temps de visiter, la Banque de France qui est gardée militairement par la Garde Républicaine. Il y a un planton tous les 10 mètres. C’est rare que les voleurs puissent s’introduire, puis nous avons pris le métropolitain pour nous rendre Avenue d’Italie chez ses parents où nous avons trouvé un très bon souper. Seulement après dîner, l’on ne pouvait pas quitter à l’improviste et il fallait rester un peu en famille. Nous avons perdu beaucoup de temps dans ces conditions mais il fallait bien faire quelques sacrifices car les dîners étaient partout très réussis. Son oncle tient un commerce dans les cheveux et dans le grand, ce sont des gens riches. Son père tient un garage d’automobile assez conséquent. Son père est l’inventeur d’un petit gazogène à essence pour la lumière et la chaleur, il est breveté. Après le souper, étant trop petit chez eux, nous nous sommes rendus rue de Sambre et Meuse, chez son cousin, à La Villette, pour y recoucher, mais en passant par les grands boulevards. Nous avons vu la grande poste de Paris où il y a toujours 50 taxis autos, pour les dépêches et lettres, sous pression. Les magasins donnent plutôt l’aspect d’un vaste garage. Nous avons vu l’Olympia, la Pie qui Chante et divers établissements où il n’y a besoin que d’argent. Paris est très animé et peut-être encore plus la nuit que le jour. On est aveuglé par la grande lumière des magasins. J’ai vu deux ou trois cinématographes de la maison Pathé Frères avec un luxe inouï, des plafonds tout en verrerie et en or et partout, une lumière éblouissante. Nous nous sommes couchés à minuit et le lendemain lundi, nous sommes repartis à huit heures du matin, commençant à être un peu fatigués car l’on fait du chemin à Paris sans que cela paraisse. Nous avons visité la gare superbe du Quai d’Orsay, - 24 -

tête de ligne du réseau Paris Orléans, la gare du Nord, la gare de l’Est, le boulevard de Strasbourg, le Magenta. Nous avons vu les maisons directrices des grands journaux : Le Matin, Le Temps, puis nous avons été aux Halles qui sont immenses, à peu près quatre bâtiments comme celles de Lyon, séparées par quatre grandes rues où circulent d’immenses tombereaux, les forts de la Halle avec leur grand chapeau de cuir qui doivent pouvoir se charger 200 kilos. Puis la bourse du travail, à côté se trouve la tour de l’astrologue Ruggieri qui avait été bâtie sous l’ordre de Catherine. Puis la Tour St Jacques où il y a l’observatoire de Paris, le grand théâtre du Châtelet où l’on y jouait Michel Strogoff et en face, le théâtre Sarah Bernard qui donnait la « vivante image ». Nous sommes redescendu la rue de Rivoli un bon moment, tout le long d’un côté le jardin des Tuileries et de l’autre côté les grands magasins du Louvre où l’on se ballade sous des arcades comme autour du grand théâtre de Lyon, pendant presque un kilomètre. Après avoir passé le Pont-neuf où il y a la statue d’Henri IV, laissé à notre droite la Conciergerie et à la gauche l’Hôtel des Monnaies, nous avons été voir Notre-dame de Paris dans l’Ile de la Cité car la Seine se divisant en deux bras, forme une île. Si on avait eu beaucoup de temps, on aurait visité Notre Dame qui a tant d’histoire. Mais c’était déjà l’heure d’aller manger. Pour voir à peu près Paris, et encore, il faut au moins huit jours et dans la très bonne saison, au mois de juin ou juillet. Malgré que nous ayons vu beaucoup de choses et perdu le moins de temps possible, il nous restait à voir le Musée du Louvre, du Luxembourg, le Jardin du Luxembourg, le Jardin des Plantes, le Jardin d’Acclimatation, le Parc Monceau, le Bois de Boulogne, le Musée Grévin, le quartier Montmartre et que sais-je encore. Nous avons vu le Palais du Trocadéro, l’Hôtel de Ville. Le soir après avoir mangé, nous avons eu très peu de temps, nous avons été voir les immenses Magasins du Bon Marché où il y a 9000 employés. La section expédition province, où il a demandé quelqu’un, est à elle seule bien plus grande que chez Raverat. Après s’être encore quelque peu baladé, nous avons rentré manger car il ne fallait pas perdre de temps. Le train était à 6 heures à la Gare de Lyon et il y avait une demi-heure de métro. Nous sommes juste arrivés que le train s’apprêtait à partir et l’on était à Dijon à 11 heures ½. En somme, c’est un bien beau voyage, mais pas favorisé par le temps et bien trop court. Néanmoins, j’en rapporte un bon souvenir et c’est une ville qui, quand l’on possède une bonne place, vous procure tout ce que l’on peut rêver. Rien n’est impossible à Paris, m’a-t-on dit souvent et je n’y ai pas de peine à y croire. Il n’y a qu’à bien se tenir aux tentations que l’on peut y avoir. Mais il doit pas faire bon y être malheureux, celui qui y endure la misère n’a qu’à se sauver tout de suite de cette immense cité. Y voir tant de richesses d’étalées, tant de luxe et peut-être y souffrir la faim, voilà qui fait les révoltés de la société comme peut-être ceux de la bande tragique. Enfin, pour encore plus amples détails, je vous les donnerai de vive voix à la fin du mois car je pense bien aller vous embrasser. Je demanderai 24 heures du lundi ce qui me fera 48 heures. Je ne fais plus de photographie et ne cherche même pas à en faire, surtout avec la mauvaise saison qui s’annonce. J’ai trop perdu. J’en referai au printemps, mais des clichés personnels. Dauxois m’a fait savoir qu’il était bon pour 3 ans, service armé. Il m’a même télégraphié pour me l’annoncer, ce qui m’a procuré une frousse bien comprise. - 25 -

Je viens de recevoir une lettre d’Etienne Grattard qui va quitter le Fort Lamothe pour un mois. Il va à Corbasse dans les environs. Je ne sais pas si vous connaissez. Nous tâcherons de nous voir au jour de l’an, mais comme je lui ai écrit, cela va tirer pour les permissions surtout avec la nouvelle classe de 3 ans. Je pense que vous serez satisfaits, je prends mal à la main à vous écrire, je pense que vous allez toujours à peu près bien ou tout au moins pas mal et que vos différents ennuis se passent. Le Matin annonce à ses lecteurs que les contribuables peuvent de nouveau préparer leur porte-monnaie. Il manque 800 millions pour équilibrer le nouveau budget. Où cela va-t-il aller ?

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Dijon, le 14 février 1914

Chers Parents, J'ai bien reçu votre lettre hier, et je vous envoie par le même courrier 40 enveloppes à 0,25 et j'en joins 10 à mon adresse pour vos chères missives. Car j'espère bien qu'elles auront encore leur utilité d'ici le 25 septembre. Je suis également bien ennuyé pour vous de vos facheuses péripéties avec tous ces locataires, mais cette fois, c'est un peu votre faute. Et toi, chère maman, tu devrais parer à l'inexpérience de papa car tu n'ignores certainement rien dans le métier de propriétaire ayant assez eu de déboires déjà comme ça. Enfin, une fois de plus, tout s'arrangera, mais ayez de l'énergie et surmontez tous les commérages et bêtises que l'on peut raconter. Vous êtes au-dessus de toute cette boue qui cherche à salir. Je vais vous apprendre une nouvelle. Le jeune et très intéressant Litaud, étudiant en mathématiques, est sous mes ordres depuis hier. Il ne me fait pas mauvaise figure et fume la pipe comme un vieux loup de mer. C'est que poker en a bien rabattu et le régiment a du bon pour ces jeunes têtes pleines d'orgueil. J'irai encore au théâtre demain, voir jouer "Le jongleur de Notre Dame", ou peut-être au ciné. Je pense que vos enveloppes iront à votre goût, j'ai fait de la ronde, c'est mieux qu'avec un morceau de bois taillé et pour tant qu'aux cartes postales que vous mettez dedans, n'en ayant pas le nombre suffisant et pour ne pas faire de jaloux, il serait bien plus simple de les supprimer tout à fait. Je vous donnerais des timbres pour les remplacer, et des rares… et cela enrichirait ma collection de cartes étrangères. Je vous envoie donc bien le bonjour et vous embrasse. Ernest

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Dijon, le 20 mars 1914

Mes Chers Parents, Je viens de recevoir votre gentille lettre et je m'empresse d'y répondre. Je vais très bien et je suis content qu'il en est à peu près de même chez vous, et avec la bonne saison qui vient à pas de géant, tout ira pour le mieux. J'avais pourtant mis les timbres samedi, mais les ayant dénommés imprimés, la poste s'est réservée la latitude d'une journée de plus, et j'avais bien envie de les recommander. Enfin, l'essentiel c'est qu'ils soient parvenus. J'ai été au théâtre dimanche soir, revoir jouer Manon, que j'avais déjà vu l'année dernière. Cette fois, il faut que le papa se mette bien en règle sur les clauses et conditions de sa mitoyenneté, et ne pas craindre le papier timbré, qu'il n'y ait pas d'inconvénients aujourd'hui ou demain, car le propriétaire peut changer ou ne plus trouver la chose à son goût. J'ai trouvé le moyen d'avoir un caleçon tout neuf en trop qui augmentera ma garde-robe. Je l'emporterai à ma prochaine permission. Voilà Pâques qui vient à grand train, la mi-carême étant déjà passée. A noter en passant que l'ordinaire ne s'en est pas trouvé amélioré. Que de navets cette année. Quelle nourriture. A ma libération, je pourrais prendre deux ou trois purges consécutives pour me laver le corps et prendre ensuite du fortifiant et bien manger par la suite. Ce ne sera pas de trop. Vous avez certainement entendu parler d'un terrible accident survenu la semaine dernière, vendredi 13, en face l'arsenal. Un attelage du Train dont le cheval s'est emballé, a culbuté un poteau soutenant les fils d'éclairage et de force. Les fils sont tombés sur l'attelage. Le cheval a été foudroyé, le conducteur aussi et un autre a eu les côtes d'enfoncées par les ruades du cheval. L'arsenal a vivement mis une voiture d'ambulance et mon matelas a servi à transporter les blessés. Il paraît que les 2 victimes iraient mieux. Avant-hier encore, un cheval attelé à un canon s'est emballé dans la cour de l'arsenal. Le portail était heureusement fermé, mais il a été enfoncé par le choc. Au moment ou je vous écris, il fait un temps déplorable. Une pluie diluvienne tombe sans cesse. Je vous fais complètement cadeau des timbres, de très peu de valeur du reste, trop content de faire une petite compensation vis-à-vis des grands sacrifices que vous vous imposez. Si j'ai le bonheur de pouvoir rester à Mâcon avec une bonne journée, nous rattraperons tout cela et nous priverons de rien. Un peu de distractions ne vous nuira pas, bien au contraire. Grattard ne m'a pas encore écrit. Je vais lui écrire pour avoir de ses nouvelles. Je vous écrirai la semaine prochaine pour vous faire savoir ce que j'aurai vu au théâtre. Recevez les bons baisers de votre fils, Ernest

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Dijon, le 27 mars 1914

Mes Chers Parents, Vous allez dire que je ne vous écris plus et je suis à peu près certain que demain, je recevrais une lettre qui me le reprochera. Vous aurez mille fois raison . Enfin, vous m'excuserez, nous sommes surchargés de travail et il faut qu'il y en ait une grande partie de liquidée si nous voulons partir en permission pour les fêtes prochaines de Pâques. Je ne sais pas encore la date réelle du congé que l'on nous accorde. Pour le service des bureaux, il y aura 2 périodes, peut-être bien que je serais libre qu'à la deuxième. Il y aura sept ou huit jours. Je pense que vous allez toujours bien malgré le mauvais début du printemps. A Dijon, c'est presque continuellement des averses et des vents d'ouragan. Le travail du papa, à St Clément, doit s'en ressentir, mais tant pis. Il ne faut pas qu'il aille s'exposer à toutes les intempéries pour gagner à peine quelques semaines de travail. Samedi soir, j'ai été pour la première fois au cinématographe Darcy-Palace, nouvel établissement à la fois luxueux et confortable. C'est magnifique comme installation, l'on a des sièges comme chez Pathé pour 0,25, tarif militaire. Je vous décrirai cela dans de plus amples détails. Le dimanche, j'ai été au théâtre voir jouer Rip, opéra comique en 4 actes et demain dimanche, pour les adieux de la troupe, la Veuve Joyeuse. Il n'y aura maintenant plus que des troupes de passage. C'est dommage, quand on connaît les artistes, on s'intéresse davantage au spectacle. Enfin, cela sent la libération prochaine. J'ai reçu la semaine dernière une lettre de Grattard m'annonçant qu'il était proposé pour 12 jours de convalescence. Il me dit qu'il m'écrira de Mâcon. Je n'ai encore rien reçu et j'ignore s'il l'a eue. Mon camarade pour qui j'ai travaillé m'a versé il y a quelques jours quarante francs. De ce fait, je payerais Romand que pour les permissions de Pâques, cela m'évitera des frais de mandat et il finira peut-être de me régler d'ici ce temps-là. Je souhaite beaucoup que vous vous portiez bien et qu'il fasse très beau temps, que nous puissions passer de bonnes journées ensemble. Je vais vous faire prochainement encore quelques enveloppes de timbres ayant pu m'en procurer quelques rares à bon compte. Je les ferai donc à 0,50 comme vous en avez manifesté le désir. J'ai fini de lire les ouvrages que vous m'avez prêtés. J'ai trouvé très bien le roman de Jules Mary "Gringalette". C'est un bon écrivain qui sait passionner ses lecteurs, plutôt dramatique. J'ai encore la présence à la mémoire du Docteur Madelor, je ne sais pas si tu t'en rappelles. Les premières périodes seraient, je suppose, à partir du 8 avril prochain. A bientôt, mes chers Parents. Je vous embrasse, Ernest

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Dijon, le 19 mai 1914

Mes Très Chers Parents, Je vous remercie de votre dernière lettre qui m'apprend la bonne nouvelle que je deviens un petit capitaliste, grâce à vos bontés et je vous en rends bien hommage. Je vais même tâcher d'économiser en peu les quelques mois qu'il me reste car il va m'en falloir pour la libération et j'en déplacerais le moins que je pourrais, mais j'ai tout de même encore le temps d'y réfléchir. Avant-hier, dimanche, et tous ces jours, il pleut constamment, aussi je ne sors pas, pensant me rattraper pour la Pentecôte, mais nous allons obtenir que 48 heures, c'est à peu près certain, aussi nous ne perdrons pas notre temps. Mais je vous écrirais d'ici là pour vous faire connaître la date réelle. L'achat du chapeau que vous m'annoncez se trouve donc presque superflu. Enfin, comme vous me dites, il ne sera pas perdu pour l'année prochaine. Toutefois, s'il n'est pas acheté, attendez. Ces Berthoux seraient donc du si petit monde, je n'en reviens pas, surtout lui qui n'avait pas trop l'air de s'occuper d'histoires. Attention donc, poser bien vos conditions pour le monde qu'ils vont mettre à leur place, car le propriétaire dans ce cas, est encore en droit d'exiger certaines conditions, du reste ils sont responsables de la location et si le monde ne vous plaisent pas, vous avez toujours la ressource de les balancer au bout d'un an. Il y aurait tout de même mieux valu qu'ils aillent à l'autre bout de la ville. Grattard m'a écrit qu'ils avaient célébré l'ouverture de l'Exposition par une magnifique retraite où il y avait des Chinois, des dragons, de l'artillerie, les pompiers, quelque chose de magnifique enfin. Le plus comique de l'histoire, c'est qu'il s'est baladé 4 heures, de huit heures à minuit avec une torche, qu'il était éreinté, qu'il marchait presque à quatre pattes avec sa torche, suant et transpirant. Vous le savez peutêtre bien, car s'il a été à Macôn dimanche dernier, il a bien dû vous le raconter. Dauxois ne m'écrit pas, ou plutôt ne m'écrit plus le premier car la dernière fois que l'on s'est vu à Mâcon, il m'a fait le reproche de ne pas lui répondre. En effet, je n'avais pas répondu à sa lettre du père 300, ni à une autre carte qu'il m'avait envoyé. Si je veux être remboursé, il faudra que je m'entendes avec lui au sujet du matériel qu'il a en dépôt chez moi. Je lui en garderais pour la valeur car de l'argent liquide, étant dépourvu de toutes ressources, il a assez à faire pour s'adoucir un peu le règlement et je le comprends bien. Si vous désirez des enveloppes de timbres, à quelque valeur que ce soit, je peux encore vous en fournir quelques unes. Vous me ferez savoir vos ordres. Ils nous ont retiré toutes nos couvertures, campement et couvre-pieds, pour ceux qui vont aux écoles à feu au camp de Mailly, et nous n'avons plus que le drap de dessus et la grande couverte, aussi, par ces temps froids, l'ai-je dit au Commandant qui nous a fait délivrer chacun 2 couvertures. Il a bien un peu ronchonné, prétextant que c'était de la réserve de guerre. Enfin, l'on a eu quand même satisfaction.

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J'ai écrit une carte à Barlerin, l'ouvrier de chez Romand, il y a une quinzaine de jours, au sujet de mes outils, qui est restée sans réponse. Les a-t-il fait porter chez nous, vous me le direz sur votre prochaine. Je n'en suis pas inquiet, mais je vous le fais savoir quand même. A bientôt, je vous embrasse Votre fils Ernest

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Dijon, le 30 juillet 1914

Mes Chers Parents, Vous suivez sans doute avec anxiété toutes les diverses opérations qui préoccupent tous les esprits. N'allez pas vous alarmer car il faut croire que tout s'arrangera. Seulement, il faut être prêt pour éviter une agression, c'est pourquoi dans toutes les gares, on forme des convois. 10 trains sont prêts à Perrigny. Dimanche soir, les employés de la gare de Mâcon avaient reçu l'ordre d'en former. Tous les permissionnaires ont été rappelés et tout se prépare. Je prends le journal tous les jours mais, pour l'attitude de la France, il reste muet et l'on comprend pourquoi. Enfin, d'ici la fin de la semaine, la situation sera connue, espérons-le, pour ne pas rester dans un doute inquiétant. L'on est plus de la classe avec toutes ces histoires. Et c'est probable que je n'irais pas de si tôt en permission. En cas de guerre, je resterai, selon toutes probabilités, affecté comme secrétaire au Parc ou peut-être envoyé dans un fort. En tous cas, je suis sûr d'être à l'abri. C'est quand même malheureux, à l'époque à laquelle nous vivons, de parler de choses pareilles. Cela déshonore la civilisation. Enfin, l'on ne peut que constater et non y remédier. Je pense que Grattard va perdre sa place, du coup, pour être rappelé d'urgence à son corps. Enfin, n'ayant rien eu depuis ces quelques jours, la situation peut s'améliorer, c'est toujours l'Allemagne qui s'oppose à toute entente. Ne vous faites donc pas de bile pour moi, il y en a de plus malheureux en songeant à ces milliers de jeunes gens sur la frontière. En attendant le plaisir de vous lire, je vous embrasse bien tendrement. Mille mercis pour tous les petits soins dont vous m'accueillez quand j'ai le plaisir d'aller vous voir. Bons baisers Ernest

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Dijon, le 25 août 1914

Chers Parents, Je ne sais comment vous exprimer mes remerciements et ma reconnaissance pour tous les égards et les gentillesses que vous avez pour moi. Vous me comblez et je vous en remercie du fond du cœur. Vous me faites infiniment plaisir et je souhaite ardemment que ce cauchemar de guerre finisse pour pouvoir vivre encore de bons jours ensemble. J'ai reçu la carte samedi m'annonçant toutes les bonnes choses qui me sont parvenues. J'ai sauté sur ma bicyclette et suis allé trouver M. Augoyard à l'usine Pernot. Je lui ai dit que sa femme viendrait le lendemain et qu'ils ne se dérangent pas, me promettant bien de retourner le voir. Je suis en effet remonté le voir et prendre le colis lundi soir. J'ai visité complètement l'usine Pernot militarisée. Il sort journellement trente mille kilos de biscuits de guerre. C'est très intéressant. D'un côté les pétrisseuses, ensuite la pâte passe entre les cylindres qui en font un tapis sans fin, puis une sorte de presse qui dessine et estampe le biscuit. Ensuite, un four de 21 mètres de long où les biscuits sont déposés sur des plateaux qui avancent graduellement. Les biscuits mettent 30 minutes pour passer dans le four et ils en ressortent frais et croustillants. M. Augoyard est cuisinier car ils sont 350 qui travaillent jour et nuit. La grande bataille est cette fois engagée et toutes les armées sont en présence. Comment cela va-t-il se terminer ? Je souhaite que nous soyons victorieux et tout porte à croire que nous le serons. De l'autre côté, les Russes, sept fois plus nombreux, pénètrent en Allemagne et marchent sur Berlin. C'est le cylindre à vapeur, suivant le journal dijonnais, et partout où il passe, il fait rase campagne. Ils ont déjà franchi la frontière de 70 kilomètres et rien ne leur résiste. Ces pauvres bruxellois ont eu un rude coup avec tous les outrages allemands et la contribution de guerre. Enfin, comme dit l'Angleterre, tout cela se paiera capital et intérêts composés. Il nous est arrivé déjà un plein wagon de fusils, musettes, képis, casques, probablement ramassés sur le champ de bataille et montrant pas mal de tâches de sang. Pourvu que ce pauvre Grattard et Georges ne soient pas tués. C'est tout de même bien horrible, la guerre, et tout cela a été voulu, mais ils paieront cher leur provocation. Je suis sorti un peu dimanche. Il y avait à Dijon l'animation des grands jours de fête, un public fou dans l'avenue de la gare et la rue de la Liberté et devant les Salles de dépêches. Presque impossible d'avancer. Voilà bientôt un mois de guerre, encore combien d'autres ? Puisse-t-elle être brève. Les autrichiens en ont déjà presque assez avec le vaillant petit peuple serbe. Pour en revenir à nous même, j'espère que vous n'êtes pas fatigués. Le commerce ne doit pas marcher fort, je m'en fais à peu près l'idée. A propos, vous feriez bien de retirer tous les prospectus allemands que peut renfermer les boites de jouets, Kesmobill et autres, c'est presque un devoir de faire disparaître ces infâmes prospectus et le fameux Marlin, avec sa camelote allemande, ne pourra plus concurrencer et même ruiner les autres commerçants. Il faudrait qu'il ne trouve plus rien à vendre. - 33 -

Si on a la faculté, comme je l'ai lu, de retirer cinquante francs par quinzaine, c'est certainement pour chaque titulaire de livret, et alors ne vous gênez pas, je sais très bien que l'argent est rare et si vous avez besoin, n'hésitez pas, prenez aussi mon livret, ce sera 150 francs que vous pourrez retirer par quinzaine. Je vous remercie donc bien de toutes les friandises reçues. Je vous écrirai sur la prochaine lettre l'honneur que j'ai fait à tout ce qu'il renfermait. J'ai déjà bien pris quelques "canards" d'alcool qui m'ont paru délicieux, mon gosier en étant depuis longtemps déshabitué. Avec l'argent que vous m'avez joint et celui que je possédais, je peux bien attendre le jour de l'An, dépensant très peu. Enfin, comme auxiliaire, si la tournure de la guerre n'était pas trop mauvaise, on aurait peut-être la chance d'être libéré, non en temps normal, mais certainement avant la fin de la guerre. Nous ne sommes, après tout, que des bouches inutiles. C'est donc en vous remerciant et en vous embrassant que je termine ma lettre. Vous pourrez m'écrire sans affranchir, la dernière carte , le timbre n'était pas oblitéré. Bons baisers, votre fils Ernest

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Dijon, le 7 octobre 1914

Chère Maman, Cher Papa, Je pense que tu as fait un bon voyage et que tu n'étais pas trop fatigué. Moi, je l'étais légèrement mais ce n'est rien en comparaison avec la grande joie que j'ai éprouvé, et laissez-moi, chers parents, vous remercier de tous les bienfaits dont vous me comblez. La journée m'a paru bien courte, mais elle a été bien occupée et c'est l'essentiel. Embrasser ses parents de temps en temps, cela redonne du courage et de la patience. J'ai en ce moment beaucoup plus d'argent qu'il ne m'en faut, mais soyez certains que je ne suis pas prodigue. Mes dépenses sont insignifiantes et, comme je disais au papa, je ne suis pas sorti plus de dix fois depuis la mobilisation. Tout cela se rattrapera si j'ai la chance, un jour, d'être libre et je me console ainsi. Tu as dû t'ennuyer un peu, chère maman, dimanche dernier et ta pensée devait nous accompagner, mais nous avons bien pensé à toi et, avant de partir, je lui ai recommandé de bien t'embrasser pour moi, l'a-t-il fait ? Il n'est encore nullement question de nous faire passer la visite malgré le décret de l'officiel à ce sujet, c'est toujours du temps gagné. J'ai mis mon maillot et je le supporte bien, les matinées commencent à être fraîches. Avez-vous remarqué, si la prophétie de Madame de Thèbes se réalisait, la fin de la guerre se trouverait être le jour de ma fête, et vous allez voir que je vais être libéré un 22. Lequel, je ne sais pas. Je n'ai pas de nouveau à vous apprendre, les nouvelles sont, paraît-il, toujours satisfaisantes, et comme dit le journal, si Poincaré se rend sur le front, ce n'est pas pour lui faire contempler un échec. A ton tour, chère maman, si c'est toujours ton idée de venir à Dijon d'ici quelque temps. A propos, pour faire suite à la conversation que j'ai eu avec le papa à ce sujet, je ne vois aucun inconvénient, et si vous trouvez l'occasion de louer ma chambre pour la durée de la guerre, à quelqu'un de bien naturellement qui vous donne des garanties. Cela vous dédommagerait un peu de tous les sacrifices que vous faites pour moi et n'en perdez pas l'occasion. Il y aurait seulement lieu de fermer mes vêtements, on pourrait même laisser la bibliothèque ouverte. En attendant de vous lire, je vous remercie et vous embrasse, Votre fils, Ernest

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Novembre 1914

Chers Parents, Cette fois, j'y suis bien et j'ai commencé ce soir la manœuvre du fameux canon de 75, car je suis servant. J'ai demandé à l'être car je serais toujours plus tranquille qu'avec les chevaux. Donc je n'aurais pas les bottes. L'on a été dans un champs avec les pièces où il y avait vingt centimètres de vase et la bise sifflait. Enfin, il faut s'entraîner, mais que de changement cette vie de caserne, je redeviens bleu. J'ai vu Serve et Lebou, mais je ne suis pas à la même batterie qu'eux. Pouvez-vous m'écrire à l'adresse suivante : Ernest Protat, 48ème d'artillerie, 62ème batterie, 12ème pièce, quartier Junot. A votre réponse, je vous écrirai plus longuement. Je pense que vous allez toujours bien. Votre fils qui vous embrasse, Ernest

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Décembre 1914

Mes chers parents, J'apprends aujourd'hui que je ne suis pas permissionnaire pour le nouvel an. Ce sera peut-être pour dimanche prochain. Attendez jusqu'à dimanche si vous avez envie de m'envoyer un petit colis. Vous allez peut-être vous trouver un peu dans l'embarras la veille du jour de l'an, soit pour la vente, soit pour les courses en ville. Demandez donc au fils Berthelot qu'il vous donne un coup de main, il s'en fera un plaisir, j'en suis sûr, car il s'intéresse assez aux jouets et au commerce. Vous lui direz que c'est moi qui le demande pour me remplacer. Les permissions sont trop restreintes, il y en a 30 sur 300, c'est le dixième. Enfin, mon tour viendra aussi, je l'espère. Je vous souhaite également de faire la meilleure vente possible. Je vous embrasse et vous renouvelle tous mes meilleurs souhaits, Ernest

2ème canonnier 48ème régiment d'artillerie 62ème batterie 12ème pièce

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Dijon, le 18 janvier 1915

Ma chère maman, mon cher papa, Je reçois à l’instant votre lettre et je vous réponds de suite car je crois que Dijon fait partie à nouveau de la zone des armées et peut-être ma lettre vous sera-t-elle retardée. Je déplore que le papa soit à nouveau fatigué et je pense que cela ne sera rien. Chose curieuse, je remarque c’est toujours à des enterrements qu’il prend froid. Vraiment, il vaudrait mieux qu’il reste à la maison. La neige a fait son apparition hier à Dijon et maintenant il fait froid. Cela vaut beaucoup mieux que toujours cette pluie. Je vous dirais que je ne touche plus les chevaux du tout car je suis dispensé du pansage vu que j’exerce la profession parfaitement honorable et combien peu honorée de brosseur. Je suis l’ordonnance d’un sous-officier et après la manœuvre, je lui fais son lit et cire ses souliers. C’est là tout mon travail et j’en ai pour une heure par jour. Malheureusement, il n’est pas bien à la hauteur. Enfin, l’on ne peut pas tout avoir et c’est déjà une amélioration à mon sort. J’ai toujours confiance en mon étoile. Elle n’est guère brillante mais a toujours su me mettre à l’abri. J’ai aussi reçu une carte d’Etienne où il me conte le menu qu’ils ont eu à l’occasion du nouvel an. Cela fait toujours un peu plaisir mais quelle triste compensation aux douceurs de l’intimité que l’on goûte ces jours-ci. Enfin attendons, toujours tout a une fin, même la guerre la plus atroce et la plus impitoyable. Je vais toujours bien et maintenant je goûte deux fois par semaine les plaisirs d’une bonne douche très chaude qui vous stimule. C’est très bien installé. Nous avons chacun notre cabine et l’on y reste le temps que l’on désire. Aussi, je ne m’en prive pas. J’ai été au cinéma dimanche soir ou il y avait une très belle représentation. Enfin, je compte toujours bien passer la totalité de l’hiver à Dijon, c’est toujours ça de pris en passant et nous tacherons d’aller décrocher la timbale au printemps. Je termine ma lettre en vous embrassant bien fort tous les deux et je souhaite ardemment le prompt rétablissement d’un malaise qui ne peut être que passager. Bons baisers, Ernest Je ne fais presque que boire la goutte, tous mes vieux vignerons revenant de permission apportent leur fiole de marc, mais rassurez-vous, je n’exagère pas et vous verrez une fois libéré malgré un si grand séjour dans ce milieu que je n’ai que des bonnes habitudes. Vantard, vous allez dire…

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Dijon, le 26 janvier 1915

Mes Biens Chers Parents, Je vous remercie de votre très jolie carte qui me font toutes bien plaisir. J’espère que vous allez bien pour l’instant mais de grâce, chassez vos idées noires qui vous obsèdent sans cesse. J’en vois la couleur sur presque toute votre correspondance et cela m’attriste aussi. Qu’un jour les allemands aient un avantage, le lendemain, c’est le contraire et il n’y a pas lieu de s’en émotionner. Vous avez pu voir que les Anglais n’ont pas été long à la réponse en leur coulant une de leurs meilleures unités de combat. Et il en sera de même jusqu’à un coup décisif d’une part ou de l’autre et il y aura bien une fin, que diable. Je vous dirais pour vous rassurer que je ne souffre pas du tout du froid, étant très bien habillé dessous et que j’ai touché une capote. C’est bien une capote de fantassin mais elle tient chaud la même chose et que je ne suis pas blessé du tout par un cheval. Je ne sais où vous vous forgez toutes ces idées et je m’en veux d’être un sujet d’inquiétude constant pour vous, mais je vous remercie et ne sais comment vous prouver à mon tour toute la reconnaissance et l’affection que je vous dois. Nous allons demain à une école à feu où l’on va tirer le 90 et le 155. Nous y allons, nous autres, qu’en spectateurs et pour nous donner l’habitude, je vous raconterai cela sur ma prochaine. L’on va partir à 8 heures le matin et nous ne rentrerons qu’à 5 le soir. Je vous transmets une lettre d’Etienne et une carte de Dauxois qui a vu Combier. Vous voyez qu’il y a toujours moyen de se procurer un filon comme l’on dit vulgairement. Dauxois le trouvera bien, lui, il n’aura pas à envier Combier. Quant à Grattard, il a mis le temps mais vous voyez bien qu’il a répondu à votre carte et il m’en parle aussi sur la lettre. J’en ai reçu une dernière ces jours-ci où il dit qu’il commence à y trouver long, cela se comprend, et il me dit que si Dauxois est poursuivi par les Boches comme il l’a été lui-même, il ne sera pas long à semer tout son fourniment photographique car cela n’a rien du touriste d’être en guerre. J’ai porté toutes mes chaussettes de coton chez ma vieille pour les faire laver et les raccommoder, et je lui ai dit qu’elle fasse cela comme il faut, que je lui payerais cela que ça vaudra. La nourriture qui était excellente avant le jour de l’an est devenue insupportable. Il est vrai que nous sommes 30 au lieu de 15 et il n’y en a pas plus et ils nous nourrissent que de navets ou de carottes fourragères, comme les porcs et cela ne change plus. Au lieu de pommes, ils mettent des navets à la place. Ah, si nous sommes libérés un jour, c’est le refrain, quelle bombe. Le pauvre Etienne pense aux escargots, c’est au moins Berthelot qui lui a fourré ça dans l’idée. Je m'arrête car je vous dis que des bêtises et j’ai peur encore que mon insouciance vous rende morose. Je vous embrasse bien tous les deux, Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 19 mars 1915

Chers Parents, J'ai reçu votre lettre aujourd'hui et je suis bien content que tout s'arrange à votre avantage presque complet ; aux grands maux les grands remèdes. Ils ont pris la frousse. Je vous dirais que je n'ai pas trop souffert pour ma quatrième innoculation, j'ai eu 24 heures de repos comme d'habitude. Ils ont encore avancé l'heure du réveil, c'est à cinq heure maintenant, et 5 heure et demi l'appel. Trop de temps pour de trop de bêtises, espérons que là-bas, le temps sera mieux employé. Je n'ai pas vu le fils Serve de la semaine car j'avais été le voir, mais il était absent de la caserne. Pour quant au fils Protat, j'ignore lequel des deux car ils doivent être sous les drapeaux tous les deux. Je vais être de garde dimanche toute la journée. Je penserai à vous. Bons baisers de votre fils,

Ernest

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Le 13 avril 1915

Chers Parents, J'ai fait ce matin ma première leçon d'équitation, une heure. C'est très plaisant et nous remontons ce soir, 2 heures par jour. J'ai déjà un peu le derrière échauffé car nous montons sans étrier. C'est un sport de plus à mon actif, mais c'est pour monter que j'éprouve de la difficulté. Une fois dessus cela va. L'année prochaine, je pourrai aller au derby, champs de course d'Auteuil. Je vous envoie des nouvelles de Dauxois qui a été évacué jusqu'à Menton, cela change de décor. Tous les bleus sont arrivés et ils sont l'objet de soins tout particuliers au point de vue couchage et nourriture. A bientôt de vous lire. Bons baisers, Ernest

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Le 19 avril 1915

Mes Chers Parents, Merci pour votre belle carte, je ne sais toujours rien pour quant au prochain départ, mais soyez tranquilles que je serai trop content de vous embrasser avant d'entrer dans l'infernal tourbillon, et que je ferai comme vous me dites. J'ai vu aujourd'hui le fils Merle. Ah, quel bon bileux il y a là, et nous avons trinqué ensemble pour arroser son retour. Je vous joins la dernière carte de Grattard, avez-vous vu ses parents ces derniers temps ? J'ai vu aussi le fils Serve, mais je crois que pour son départ, il n'y a encore rien de bien positif. J'ai fait du cheval avant hier et je m'en suis vu de dures. J'avais un cheval qui trottait sec et je faisais des bonds sur ma selle qui me décrochaient le cœur, et, chose plus terrible, qui m'ont emporté la peau. Enfin, cela aguerri mais tout de même, il faut s'en voir. Aujourd'hui, tout est cicatrisé et prêt à recommencer. Je crois que l'Italie va en être bientôt, l'orage gronde sur les frontières. Si cela pouvait hâter la solution. Et songez-vous à louer St Clément. Voilà qui vous ferait encore de l'argent. J'espère que vous êtes toujours en bonne santé. Bons baisers de votre fils qui vous aime,

Ernest

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Le 10 juin 1915

Chers Parents, Tranquillisez-vous, ma veine me poursuit. Je pars dans une formation d'artillerie lourde, du 120mm. J'ignore encore tout, si la batterie est constituée ou si je pars en renfort. Je vous écrirais plus longuement demain dans la journée. Je suis bien content, car je n'aurai plus le risque d'être versé dans l'infanterie. Je pars avec un bon camarade. Je vous accuserai réception de suite du mandat. Je serai habillé demain. Attendez d'ici quelques jours de nombreux détails. Je vous embrasse

Ernest

48ème régiment d'artillerie 62ème batterie Dijon

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L ’Union Sacrée !

Une Mascotte : Le renard de l ’Etat Major le 3 juillet 1915 - IV - 44 -

Juillet 1915

Il nous a été distribué 12 cartes de ce modèle, édité par l ’Imprimerie Nationale. Je vous en envoie une, cela constituera un souvenir de la campagne 1914 et 1915 l ’on peut bien dire, car tout le monde envisage bien qu’il y en a encore pour 6 mois, mais tout a une fin et le lassement général viendra bien. Il paraît que le pape voudrait une armistice pour Noël, mais il ne doit guère avoir la voix. Bons baisers. -V- 45 -

Le 22 août 1915

Mes Chers Parents, Je reçois à l'instant votre carte du 18 dont je vous remercie. Pour le colis, il faut prendre à la gare une feuille de colis postal de 0 fr 65 pour les colis de 0 à 3 kilos, qui certainement suffira et l'adresser à Bourges, c'est-à-dire mettre 4ème Groupe du 1er Régiment d'Artillerie, Etat-Major par Bourges (Cher). C'est le moyen le plus économique. C'est certainement le plus long car les colis sont envoyés en série sur le front, mais ça n'a aucune importance. Je vous écrirai demain plus longuement. Je vous écris pourtant souvent et ai répondu à votre carte adressée au secteur 122. Il y a un peu de flottement dans le service postal avec tous nos déménagements. J'espère que vous les recevez toutes quand même. Je vous embrasse tous les deux,

Ernest

Télégraphiste au 4ème Groupe du 1er Régiment d'Artillerie Etat-Major Secteur Postal n° 122

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Le 1er août 1915 Au seuil de la villa

Dans le jardin d ’agrément

Une partie de Dames

Buvant le thé De gauche à droite : Hervé, Bellocq, Protat, Prégermain, Fontaine,Réalan - VI - 47 -

La chasse aux Taubes Poilus tirant sur un avion ennemi 2 août 1915 - VII - 48 -

Embarquement en chemin de fer de la voiture téléphonique de l ’Etat-Major du Groupe (Somme) le 12 août 1915

Poste téléphonique de campagne le 25 octobre 1915

Devant le poste télégraphique

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Le 20 septembre 1915

Chers Parents, Aujourd'hui, je reçois votre carte lettre où vous me dites ressentir toute la satisfaction que vous procure chacune de mes lettres. Je vous écrirai donc toutes les fois que je pourrai, comme pour l'instant. Je suis aussi content de vous entretenir chaque jour un instant et ça devient un besoin naturel tout aussi bien que la toilette du matin. Je suis toujours en excellente santé et ose espérer que vous êtes de même. Bons baisers de votre fils affectueux, Ernest

4ème Groupe du 1er Régiment d'Artillerie Etat-Major Secteur Postal n° 122

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Le 28 septembre 1915

Chers Parents, Je n'ai rien reçu de vous hier, et comme nous nous déplaçons constamment "en avant", je ne vous garantis plus la parfaite régularité de ma correspondance car nous avons un travail monstre à installer les communications chaque fois. J'ai reçu des nouvelles de mon camarade avec qui j'ai été à Paris. Il me dit que le Commandant du Parc de Dijon est mort aux Dardanelles, mais ce n'est pas le Commandant Bazin, celui dont je vous parle souvent. Je vous embrasse bien affectueusement,

Ernest

4ème Groupe du 1er Régiment d'Artillerie Etat-Major Secteur Postal n° 122

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Le 4 octobre 1915

Chers Parents, J'ai reçu hier des nouvelles d'Emile Serve. Vous pourrez dire à ses parents qu'il va toujours bien. Il m'a envoyé une carte rédigée d'un style gavroche, il a le mot pour rire. Vous avez pu voir par les journaux que les 5 sous du poilu sont votés. On va les toucher incessamment. C'est toujours autant et ça remplacera l'allocation. Je vais donc avoir 5 fr 50 par mois d'assuré. Vous pourrez diminuer le mois d'autant, et à ce sujet je suis bien content. Aujourd'hui, il pleut pour changer. Bons baisers de votre fils qui vous aime,

Ernest

4ème Groupe du 1er Régiment d'Artillerie Etat-Major Secteur Postal n° 122

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Le 22 octobre 1915

Chers Parents, Cette date en dit long pour moi. Me voici vingt-quatre ans et je ne me suis encore bien peu appartenu. Enfin, nous espérons toujours de meilleurs temps. Je pourrais peut-être aller en permission d'ici un mois ou deux. Nous fêterons un petit peu cet anniversaire ensemble. J'ai reçu hier votre lettre du 17, les détails que je vous avais donnés deviennent inutiles car la région, pour nous, a bien changé. Je vous embrasse Ernest

Nous sommes en repos à 30 kilomètres du front.

4ème Groupe du 1er régiment d'artillerie Etat-Major Secteur postal 122

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Aux Armées, le 23 octobre 1915

Mes Chers Parents, J'espère que vous avez reçu ma lettre d'hier. Aujourd'hui, rien de nouveau. La vie redevient paisible et la situation plus confortable qu'à la Maison Forestière en Champagne. Je m'en rappellerai longtemps pour la triste vie que nous y avons mené et les quelques émotions subies, pièces françaises qui éclatent, marmites, vue sinistre, un tas de choses à travers la blancheur de la craie qui n'étaient pas faites pour nous réjouir. Aussi, maintenant, nous nous rattrapons et nous avalons force omelettes, café au lait, voire même chocolat. Nous faisons partie maintenant du 108ème régiment d'artillerie lourde qui a siège à Dijon. Toutefois, pour l'adresse, il n'y a rien de modifié jusqu'à nouvel ordre. J'ai écrit hier une carte lettre à la Tante de Lyon. Je n'ai encore rien reçu de Grattard depuis notre dernière entrevue en quittant notre position. J'en attends incessamment. En attendant de vous lire, je vous embrasse bien tendrement. Votre fils Ernest

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Le poilu de la « Grande Guerre » à ses chers parents 22-12-15

Etienne Grattard

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Le 5 février 1916

Mes Chers Parents, Je vous écris de suite pour avoir plus tôt de vos nouvelles. Nous sommes installés dans une maison boche, abandonnée forcement par son propriétaire. Le cours commencera probablement lundi 7. Voici mon adresse : Ernest Protat, détaché cours de T.S.F., 284ème régiment Territorial d'Infanterie, 11ème Compagnie, Secteur 161 R. F. B. Mille bons baisers Ernest

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Le 25 mars 1916

Chers Parents, Je pense que vous allez toujours bien. J'ai reçu aujourd'hui encore des nouvelles de Grattard. Il est aux tranchées et toujours en bonne santé. Le beau temps a repris, mais le matin et le soir sont très frais. Enfin, ça ne va pas mal pour le moment. Nous sommes quatre pour prendre la garde au téléphone ayant beaucoup de travail. Aussi, nous avons trois jours de repos pour un de travail, aussi ce n'est pas la mauvaise vie. Bons baisers de votre fils Ernest

2ème groupe du 114ème régiment d'artillerie lourde Etat Major Secteur postal n° 122

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Verdun, Juin 1916 Position au ravin du Rozelier

En position les trois Batteries de 120 long au Ravin du Rozelier. Je suis resté 10 mois à Verdun, de fin janvier à fin novembre 1916 à l ’observatoire tous les deux jours sur les Hauts de Meuse, à surveiller les batteries allemandes de la Woëvre

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Le 25 juillet 1916

Chers Parents, J'ai reçu ce soir en bon état les 3 feuilles littéraires, sans supplément… Cette fois, les timbres n'étaient même pas oblitérés. Je pense que vous avez reçu ma lettre d'hier. Rien de nouveau à vous signaler, sinon que la chaleur continue, et que la santé est toujours bonne. J'espère avoir le plaisir de vous lire demain. Je vous embrasse bien affectueusement, Ernest

2ème groupe du 114ème régiment d'artillerie lourde 21ème batterie Secteur postal n° 122

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Le 24 Septembre 1916 Mes Chers Parents, Je reçois votre longue lettre du 21. Je vous envoie cette photographie en réponse. Ce n ’est pas un travail d ’art, c ’est même passablement laid, du reste deux poilus ne sont jamais beaux que lorsqu ’ils combattent le boche. Pour des poilus, ça en est bien, même pas rasés, véritables hommes des bois. On ne se fait pas peur entre nous, mais d ’aucuns pourraient bien s ’effaroucher. Enfin, si vous me trouvez bien, je peux vous en fournir un deuxième exemplaire. Mille baisers de votre fils Ernest - XI - 60 -

Mâcon, le 19 janvier 1917

Cher monsieur Ernest, C'est hier que j'ai reçu votre magnifique carte porte-bonheur. Vous aussi, vous m'envoyez de bien jolies choses, et c'est à mon tour de vous remercier. Si je ne vous ai pas écrit plus longuement tous les jours, c'est que je suis fatiguée ; voilà quelques jours, je suis obligée de garder le lit, et je profite d'un moment où je me sens mieux pour vous écrire. Mais ce n'est rien, surtout quand on est chez soi pour se soigner. Vous me dites que vous pensez avoir bientôt la visite de mon frère, cela me fait bien plaisir. Souhaitant que ma carte vous trouvera en parfaite santé. Recevez, Monsieur, un bien affectueux bonjour. Honorine Grattard

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Le 19 janvier 1917

Mes Chers Parents, Tout va bien. J'espère que vous êtes en bonne santé et de vous lire bientôt. Nous avons repris notre course vagabonde, mais aujourd'hui, je crois savoir que c'est notre dernière étape. Mille baisers de votre fils, Ernest

2ème Groupe du 114ème régiment d'artillerie lourde Etat-Major Secteur postal n° 122

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Le 24 mars 1917

Chers Parents, J'ai reçu hier votre carte postale de la collection Vergissonnaise. Je vais toujours bien, mais cette fois, c'est bien la guerre pour nous. La couche n'est pas toujours tendre et la soupe pas toujours à heure fixe. Nous ne faisons qu'arriver et repartir. C'est la vie au grand air, malheureusement il fait encore froid. Et toujours que des ruines. De grands villages, il n'y a rien debout, les puits sont comblés, enfin, mille maux. Bons baisers Ernest

2ème groupe du 114ème régiment d'artillerie lourde Etat Major Secteur postal n° 122

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Le 10 janvier 1918

Mes Chers Parents, Je reçois aujourd'hui votre lettre du 3, qui contient le billet de dix francs. N'en soyez pas inquiets, elle a mis beaucoup de temps, mais m'est parvenue tout de même. Je vous remercie beaucoup de cet argent car, comme vous me dites, à l'arrière, les dépenses sont plus faciles et avec tout cela, on gagne moins. Malgré tout, je ne suis pas à la tire car je dépense modérément tout en ne me privant pas. Je vous remercie en songeant avec regret au contraste de votre bonté et de certains de mes gestes. Mais vous ne m'en voudrez pas, j'en serais si malheureux. J'ai tant été habitué à votre tendresse et je vous ai toujours bien chéri, pour moi il n'y peut avoir de bonheur sans votre affection de tous les instants, vous savoir content de votre fils. Cette guerre a tant de répercussion, comment ne pas excuser quelques moments d'humeur dans tant de choses dont nous sommes les témoins. Ne retenez de cette lettre que le programme de la vie que je me suis tracé, et écartez tout le reste qui est faux et dont je vous demande pardon. Si véritablement vous avez une désillusion sur l'idéal que vous aviez érigé, vous songerez que ce n'est qu'un écho de la guerre que je subis au début de ma vie, bien plus terrible car les années de jeunesse se sont bien envolées et que pour moi, j'échafaude une compensation dans un but de toutes vies. Je rejoins mon régiment demain matin en auto. Je pense que vous avez reçu avant-hier la lettre où je vous disais d'écrire de nouveau à mon adresse habituelle, comme cela je ne serai pas privé de vos chères nouvelles, car pouvez-vous véritablement croire que je me priverais volontairement des lettres de Mes Chers Parents. Je vous écrirai toujours ainsi que je l'ai fait jusqu'ici. Pour moi, une lettre de mes parents et une de mon ami sont les seules joies que je goûte et n'en demande pas d'autres ici. Je vous joins la carte de mon Commandant de Dijon, vous verrez que lui aussi en aurait assez, lui qui devait prendre sa retraite l'année avant la guerre. Dans l'enveloppe, vous trouverez tout une collection de timbres de Napoléon III que j'ai déniché ici, et qui ont une certaine valeur. Vous les mettez de côté, je les classerai à ma prochaine permission. Vous ne serez pas inquiets si, de nouveau, vous recevez mes lettres irrégulièrement car nous payant un nouveau voyage, elles subiront forcement des retards. Je termine en vous remerciant et vous embrassant bien affectueusement. J'espère que vous êtes en bonne santé. Mille bons baisers de votre Ernest

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Le 21 février 1918

Ma Chère Petite Maman, Mon Cher Papa, En tête de cette première lettre, laissez-moi vous dire combien j'ai à vous remercier de toutes les bontés que vous avez eues pour moi durant cette permission, j'en garde un très doux souvenir, et combien je suis heureux à cette pensée. Le temps a été bien court, si dorloté et si choyé, et je suis un peu triste au souvenir de si bons moments car le contraste est si grand. Je vous disais que l'express que j'ai pris a onze heures et demi me donnait la correspondance à Dijon, mais je ne sais pourquoi, après avoir très bien marché, avant Dijon, n'avait-il pas la voie, il s'est arrêté près de deux heures, me faisant manquer ma correspondance. J'ai pris le suivant qui, à partir de Besançon, est omnibus jusqu'à Belfort. Je suis arrivé à onze heures à Belfort et l'on voulait m'encaserner jusqu'à six heures, il n'y avait pas de train avant. J'ai pu parvenir à me sauver, et après avoir traversé tout Belfort, j'ai pris la route de Montreux-Vieux où je ne suis arrivé qu'à trois heures du soir, ayant marché très vite. Pour comble de malheur, le fourgon de notre ravitaillement était parti. Enfin, j'ai pu trouver quelques voitures qui m'ont aidé à faire les quinze derniers kilomètres. Je ne suis arrivé qu'à six heures du soir. Je vous disais que j'ai emporté par mégarde ma belle bague. Je m'en suis aperçu en gare. Je n'avais pas le temps de redescendre et j'en ai été très fâché. Je ne la porterai pas ici, j'aurais trop d'occasions de l'abîmer. Il a fait très froid la nuit dans le train, mais je ne m'en suis pas très bien aperçu, les wagons étant chauffés. J'aurais pu prendre un jour de plus que personne ne s'en serait aperçu. Enfin, l'on verra pour la prochaine fois. Nous n'avons pas encore touché la prime de combat. Ce sera peut-être pour le prochain prêt, nous verrons bien. La somme sera d'autant plus importante qu'il y aura plus de rappel. Le secteur paraît toujours très calme ici. Quelques obus sont tombés dans nos parages pendant mon absence. J'ai déjà bouté au saucisson et au fromage en boite qui sont très bons. As-tu retrouvé, Chère Maman, la quatrième mandarine ? Les deux extrêmes sont bien ennuyants, nous n'avons plus la moindre goutte d'eau, la source est tarie complètement, peut-être est-ce la sécheresse, et la pluie nous rassurerait plus que nous en voudrions. Je termine ma lettre aujourd'hui en vous remerciant. J'ai passé une permission qui est un véritable conte de fées. Je vous embrasse très tendrement et j'ai le bon espoir d'avoir la joie de vous lire bientôt. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Carte distribuée par les américains YMCA = Association Chrétienne de Jeunes Gens

Chers Parents, Je vous envoie mon carnet de pécule par une voie sûre recommandé. Vous le mettrez précieusement de côté avec les livrets de caisse d ’épargne. Aujourd’hui 4 mai, nous avons fait près de 40 kilomètres, je suis fatigué. Hier, nous étions à St Pol où des avions boches nous ont bombardés. Aujourd ’hui nous sommes à Fauquenbergues. Nous marcherons encore demain quinze et après demain trente. Nous devons aller, je pense, sous Ypres ou Dixmude. Je vais bien, espère bien vivement que vous êtes de même et vous embrasse mille fois bien affectueusement. - XII - 66 -

Le 17 mars 1918

Mes Chers Parents, Trois jours sans de vos nouvelles. J'espère que vous êtes en bonne santé et que j'aurai le plaisir de vous lire demain. Je pense aussi qu'aujourd'hui dimanche, si à Mâcon le soleil vous favorise, vous aurez encore fait une petite promenade. Je n'ai plus ici que cette semaine complète. Je partirai lundi prochain. Tu me diras, Chère Maman, si tu as été au cinéma, comment se dénoue le roman de Monté-Christo, car je pense que ce sera la fin. Je vous écrirai plus longuement demain et vous embrasse très affectueusement.

Ernest

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Le 24 mars 1918

Mes Chers Parents, Aujourd'hui dimanche, je reçois votre carte lettre du 21 qui me fait bien plaisir. Je vous remercie du petit bleu qu'elle contenait, mais vraiment, ce n'était pas la peine car je rentre après demain et j'avais assez, bien que les dépenses, vivant en pension, soient faciles. J'ai relativement très peu dépensé. Vous avez pu voir sur les journaux que l'indemnité de combat aux poilus est portée de un franc à trois, c'est voté. L'on touchera un franc et deux seront inscrits au carnet de pécule. Cette fois, nous pourrons faire des économies car il sera bien rare que l'on dépense tout lorsqu'on sera en secteur. Cela me fera pour moi vingt-sept sous par jour. On va finir par gagner cent sous puisque de plus en plus, c'est un métier que nous faisons. J'en ai bientôt plus que de typographie. J'ai bien reçu toutes les lettres que vous m'avez envoyées, ce n'est que ce malencontreux retard que je vous avais signalé, qui m'avait privé de vos bonnes nouvelles. Je vois que vous êtes bien occupés tous les deux, car le papa travaille sans doute toujours, et toi, Chère Maman, par les mille travaux du ménage et tout ce qui s'en suit. J'espère que malgré cela, vous aurez fait encore aujourd'hui dimanche, une excellente petite promenade à la campagne, surtout s'il fait aussi beau qu'ici. Le temps est splendide, un peu de vent. Les journaux signalent une progression des Allemands. C'est fatal sous un tel déluge d'engins diaboliques. Je pense que les Anglais tiendront bon quand même, et que nous apprendrons sous peu la nouvelle stabilisation du front. Et surtout, que ce soit la dernière bataille. Les permissions sont ramenées chez nous de 12% à 5%, mais cela n'influence pas mon prochain tour, car nous étions très en avance, et n'importe comment, je ne pouvais espérer avant la fin mai ou début de juin. Par exemple, Mes Chers Parents, il n'était pas la peine de m'envoyer un colis pour Pâques, maintenant que tout est si cher. Savez-vous que j'ai encore à la position les deux boîtes de choucroute et celle de sardines, le sucre, les pastilles de menthe, encore un peu de chocolat. Etant parti à ces cours une huitaine de jours après ma rentrée, je n'ai pas eu le temps de rein manger. Enfin, cela ne se gâtera pas. Il n'y a que si ces animaux de boches venaient à s'en emparer dans une attaque sournoise, car nous sommes bien près. C'est en vous remerciant beaucoup de toutes vos bontés, en vous disant à demain que je vous embrasse, Mes Chers Parents, bien affectueusement. Ernest

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Le 31 mars 1918

Mes Chers Parents, Encore aujourd'hui, je vous ferai une longue lettre, tant que je le puis, car d'ici quelques jours, je n'aurai peut-être pas toutes mes aises pour cela. Rien de nouveau pour quant à notre départ, mais l'ordre en est attendu d'un instant à l'autre. Je cois même savoir que c'est pour après demain. Aujourd'hui Pâques, c'est un bien beau jour qui devrait nous réunir comme au bon vieux temps, mais c'est bien le Pâques de circonstance triste, gris et froid. Puisque j'en ai le loisir, j'irai tout à l'heure à la messe, prier pour Mes Chers Parents, demander un terme à leurs soucis et angoisses, mon retour et la fin de tant de maux. Là-bas, la bataille fait rage, elle est formidable et les boches ne ménagent rien. Espérons qu'il en sortira une solution favorable pour nous. J'ai goûté au saucisson, il est excellent. C'est un vieux, ferme et délicieux et il est bien gros. Le fromage est très fin et très bon aussi. Quant aux conserves, je les ménage, ce sera pour les mauvais jours, et comme ils m'apparaissent nombreux, elles trouveront leur utilité. Nous étions vraiment bien si nous étions restés ici. Il y a une chambre avec une grande table pour les appareils. J'en ai une autre pour coucher. Dans le village, qui est important, on peut très bien le comparer à Belleville ou Tournus, rien n'y manque. Pour une fois que nous allions faire exception à la règle. Enfin, il faut le prendre de gré ou de force. J'ai commencé à lire le petit roman joint au colis. Il est intéressant dans les débuts, je pense pouvoir le finir avant qu'on ne parte. Je vous écrirai encore demain et vous me direz s'il a fait beau à Mâcon pour Pâques, et si vous êtes sortis un peu. Je suis en bonne santé. Je suis maintenant complètement à la T.S.F.. Ils ont pris du personnel supplémentaire pour les équipes téléphoniques ce qui fait que je ne suis plus à tout bout de champ ennuyé et dérangé. Je pense bien que vous vous portez bien aussi, en attendant la joie de recevoir de vos bonnes nouvelles, je vous embrasse mille fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 12 avril 1918

Mes Chers Parents, Notre repos inespéré se prolonge encore d'une journée, c'est tant mieux car c'est toujours autant de pris. Aujourd'hui, après une matinée brumeuse, il fait un très beau soleil et on n'entend pas le canon, mais cela peut provenir seulement du changement de direction du vent. Je ne sais si l'on partira demain, on attend toujours des ordres. Enfin, voilà trois bonnes nuits réparatrices de passées, on est un peu ragaillardi. Je pense que le papa va mieux et que toi, Chère Maman, tu n'est pas fatiguée. Le commerce poursuit-il son petit train ? Pour les loyers, vous devez savoir que c'est, je crois, du 15 avril que le régime moratoire disparaît et qu'ensuite la location est due pour les mobilisés d'usines qui travaillent au lieu de leur résidence. Il y a des commissions qui trancheront les différends en cas de contestations. Baisers, Ernest

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23 novembre 1917 Ernest Protat photo dédiée à son amie Honorine Grattard

28 janvier 1918 Honorine Grattard photo dédiée à son ami Ernest Protat

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Le 17 avril 1918

Mes Chers Parents, Aujourd'hui, nous avons enfin la journée de repos espérée, mais est-ce bien plutôt pour nous que pour les chevaux. Il est bon de ne pas trop approfondir. Le courrier m'apporte votre carte-lettre du 12, qui renferme un billet de cinq francs. Je vous remercie, Mes Chers Parents, de toutes vos bontés, et cela me fait bien plaisir car ce n'est pas la peine de vous cacher que je suis rentré presque sans le sou de Montreux et que quinze jours sur les routes au bas tarif m'avaient plutôt resserré encore la doublure du porte-monnaie. Enfin, bientôt nous serons en position, peut-être même demain les reconnaissances et après demain l'occupation. La prime de combat à un franc par jour sans occasion de dépenser aura tôt fait de me renflouer. Pour quant au colis, ce n'est vraiment pas la peine, cela revient trop cher. Il n'y a que quinze jours que vous m'en avez déjà envoyé un. Je vous en prie, Mes Chers Parents, s'il n'est pas déjà expédié quand vous aurez reçu cette lettre, n'en envoyez pas. Je vois que vous recevez maintenant assez bien mes lettres, la période la plus dure est celle des premières journées de choc des Allemands. Beaucoup de trains avaient été supprimés. Sur certaines lignes, il n'en est pas passé des journées entières. Plus de trains de permissionnaires puisqu'il n'y a plus de permission. Cela doit faire encore ressortir plus le vide dans les villes de l'intérieur. Dire que dans un mois j'aurais pu être des vôtres. Enfin, qu'il n'y en ait plus si la grande doit venir bientôt. Nous sommes de nouveau avec les Anglais dans tout ce que nous faisons, la population paraît assez irritée contre eux, qui ont abandonné aussi naïvement, pour ne pas dire mieux, tant de terrain. Mettre une ville comme Amiens sous la portée des canons allemands avec leur recul inconscient. Amiens était une ville de 93.000 habitants, plus forte que Dijon. Les boches y lancent, paraît-il, avec leurs avions, des bombes liées ensemble par deux ou trois et qui démolissent des pâtés de maisons entiers à la fois. Je n'ai rien reçu d'Etienne depuis sa dernière carte-lettre qui date déjà de plusieurs jours. Je vous espère en bonne santé, je n'ai pas du tout mal aux reins, c'était les premiers jours, et vous remerciant beaucoup du petit bleu, je vous embrasse bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest Excusez l'écriture, j'écris sur mes genoux et possède le plus capricieux des stylos.

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Le 27 avril 1918

Mes Biens Chers Parents, J'aurais pu répondre hier à votre lettre que j'ai eu le plaisir de recevoir en rentrant tard, car nous étions partis toute la journée en manœuvre. Aussi, ce n'est qu'aujourd'hui que je puis le faire. Vous savez maintenant qu'il y a déjà plus de deux semaines que je suis par ici, que je suis reposé, aussi ne vous inquiétez pas. J'ai changé de linge chaque fois que j'ai pu le faire, je ne suis pas malade. Mais, s'il est encore temps, je vous dis, ne m'envoyez rien, Mes Chers Parents. D'abord, tant qu'on roule, on peut faire des achats, je n'ai pas assez de place pour tout loger dans mes musettes, et d'après les journaux d'aujourd'hui, l'attaque boche recommence très violente. Tout me fait prévoir que nous allons de nouveau repartir. Je vous remercie bien, Mes Chers Parents, de toutes les bontés que vous avez pour moi, que je pense beaucoup à vous, que je vous aime infiniment. Ne croyez pas, Mes Chers Parents, que la longue absence, qu'une autre tendresse, puisse me détacher de votre chère pensée. Si peut-être vous en avez eu le soupçon, chassez bien vite cette pensée. La tendresse de Mes Chers Parents dans la triste existence qu'il me faut mener et qui prend petit à petit toute ma jeunesse m'est une consolation, une bénédiction. Je vous aime beaucoup, pardonnez-moi si quelquefois je vous fais de la peine, comprenez que je me débats, que je me révolte parfois contre le sort, comme tant d'autres, je n'étais pas fait pour ces horreurs et que pourtant, je n'échappe pas à la loi commune. J'aime assez tard pour aimer raisonnablement, mais je ne puis désormais accepter cette vie qu'avec beaucoup de tendresse. J'ai bien reçu le petit billet bleu, je pense que vous avez la lettre qui vous en accuse réception et, encore une fois, je vous remercie bien. Tu me dis que le papa entre dans la soixantaine, cela me fait de la peine de le voir vieillir et de n'être pas près de lui, près de vous, quelle terrible épreuve que nous aurons connu. Plus que jamais, j'ai l'idée fixe d'être libre, entièrement libre, que mes bras et mes rêves, cela me suffit. Dis-lui que pour son anniversaire, je l'embrasse bien fort. J'ai appris que les permissions ont repris, mais à un taux infime. Nous avons un grand mois de retard, puis-je seulement avoir l'espérance de vous embrasser pour vos fêtes. Il fait toujours froid. Hier, dans cette manœuvre, nous avons eu la pluie, aujourd'hui, le brouillard froid. J'espère que vous aurez tombé sur un bon locataire pour votre garni, et vous souhaitant que prochainement vous aurez les visites de tous les autres. Je vous embrasse bien affectueusement. Demain, si je le puis, je vous écrirai encore longuement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 29 avril 1918

Ma Chère Maman, Mon Cher Papa J'ai aujourd'hui la joie de recevoir votre longue lettre du 23. Que vous êtes bons pour moi, Mes Chers Parents. A la lecture de cette chère missive, je me sens infiniment heureux et ne peux trouver qu'une seule réponse, c'est que je vous aime beaucoup. Je vous remercie du petit bleu qu'elle contenait. Je suis confondu car ne puis qu'accepter sans même me défendre. Merci, Mes Chers Parents, mais c'est inutile de m'envoyer un colis. Nous touchons tous les jours durant nos voyages un petit casse-croûte soit : chocolat, fromage, sardines. Cela peut me suffire. Il est si peu avantageux d'envoyer des colis. Vous m'envoyez assez d'argent et avec ce que je touche, je ne suis pas malheureux. S'il n'est donc pas expédié, je vous en prie, ne m'envoyez rien. Vous avez bien deviné juste pour mes voyages, c'est tout à fait cela. Oui, en effet, j'ai bien traversé entièrement deux départements en entier du sud au nord. Vous pouvez facilement vous rendre compte que cela fait un sérieux bout de chemin. Ici, je pense que nous y sommes encore pour quelques jours. C'est bientôt quand même un mois de gagné dans cette grande bataille, et les mille aléas d'un pénible voyage sont minimes en comparaison. Comme à Mâcon, d'après ce que vous me dites, le temps reste maussade, bas, le soleil ne se montre pas et les ondées sont très fréquentes. Il paraît, j'ai entendu dire, que les récentes gelées ont fait tant de dégâts dans le bordelais. La répercussion sur les prix des vins est déjà fabuleuse. Le vin a-t-il augmenté à Mâcon ? Le payez-vous toujours 1fr25 ? Je le souhaite car je considère qu'il est déjà assez cher. Ici, dans ces régions, c'est bien pire. Après bientôt un mois que nous voyageons, je n'ai pas encore vu le prix du vin rouge moyen au dessous de 2 francs. Dans la région où nous sommes, c'est de 2fr75 à 3fr le litre, le blanc 3fr50 ou 3fr75. C'est affreux des prix pareils, et je ne comprends pas que l'on enraye pas des spéculations aussi illicites. Inutile de dire que l'on en achète pas, on se rattrape sur le cidre qui varie de 40 à 75 centimes le litre. C'est le même effet pour des gosiers altérés. Le papa ne t'avait-il pas accompagné au cinéma, n'avais-tu donc pas de parapluie pour te faire mouiller pareillement. Il fallait te faire du vin chaud en rentrant. En plein printemps, cela pourrait t'enrhumer très sérieusement avec toutes ces variations de température. Il est parti trois permissionnaires de l'Etat-Major. A ce taux, je ma demande si je pourrais même aller vous embrasser pour les fêtes. C'est bien improbable. Il y a bien une douzaine de jours que je suis sans nouvelles d'Etienne. J'ignore complètement où il se trouve. Je pense, étant dans les premiers, qu'il pourra peut-être bénéficier bientôt de sa permission. En vous disant mille fois merci, Mes Chers Parents, de toutes vos bontés, je vous embrasse autant de fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest - 74 -

Le 11 mai 1918

Mes Chers Parents, J'ai eu le plaisir de recevoir votre longue missive du 6 mai hier soir, mais je n'ai pu vous donner la joie d'y répondre de suite. Aujourd'hui seulement, je suis plus tranquille. Je vous dirai que nous sommes aux positions depuis hier au petit jour. Nous avons, comme pour mieux nous accoutumer progressivement, un certain calme qui succède à trois jours d'un marmittage excessivement intense. Nous avons bien eu, ce matin, un premier petit arrosage, mais pas très sérieux. Nous avons installé nos pénates dans les ruines d'une vieille maison. Je crois bien avoir oublié de vous dire, dans l'énumération des bonnes choses que contenait mon colis, que j'ai trouvé encore un délicieux fromage et une savonnette. Comme je vous disais que l'emballage était en mauvais état, vous auriez pu croire que cela est perdu. Il n'en est rien, je me hâte de vous rassurer. Sur une de vos dernières lettres, vous me parliez bien vaguement d'un colis, mais je croyais que c'était celui du début avril. Ca m'a été une très agréable surprise. Je vois, d'après ce que vous me dites, l'ayant mis à la poste de 28, je ne l'ai reçu que le 9. C'est assez long, mais pour moi, ce retard est celui que les lettres subissent toutes en ce moment. Car, par la reprise des colis postaux, on entend les colis de chemin de fer de 3.5 à 10 kilos. Le trafic des colis de 1 kilo par la poste n'a jamais été supprimé. En tout cas, je vous dirai que ce retard n'a pas nuit à la qualité du fromage. Il est excellent, bien fait à point, sans couler. Par exemple, vous me gâtez beaucoup par le homard et la bonne sauce. Vous aimez à me rappeler les bons souvenirs du temps passé. Ici, on se devait mettre à genoux devant de pareilles choses, tellement c'est rare. Je vois qu'il fait très mauvais à Mâcon et que vous ne pouvez sortir les dimanches. C'est bien dommage. Ici, il ne pleut pas, mais pour la saison la température est de beaucoup trop fraîche. J'ose espérer qu'aujourd'hui vous aurez la visite de quelques locataires vous apportant un peu d'appoint. Dans son désir de travailler, il ne faudrait pas que le papa fasse des travaux pénibles. Il me semble qu'il est possible de sélectionner un peu le travail pour lui. On ne manque pas de petits travaux dans un atelier, eu égard à ses forces, à son âge. Puis, cinq francs, c'est bien dérisoire pour dix heures et demi de travail. Ne pourrait-il pas lui accorder aussi une petite prime de cherté de vie? Je vais bien, pense que ma lettre vous trouvera en bonne santé et vous embrasse mille fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest - 75 -

Le 17 mai 1918

Mes Biens Chers Parents, J'ai la grande joie de vous lire dans votre longue missive du 13 que je reçois aujourd'hui. Je veux croire que le courrier a repris un peu de régularité pour quant à ce que vous me dites que vous auriez reçu une lettre du 7 qui vous accusait réception d'une des vôtres de la même date. Il est sûrement probable que je me suis trompé, on a quelquefois des moments d'étourderie. Enfin, l'essentiel est que vous les receviez bien toutes. Pauvre homard, plaignez-le en effet, il y a longtemps que je lui ai servi de cercueil, c'est une expression que j'ai entendu dire, très imagée et très plaisante. Il était excellent et je n'aurais pu le conserver car je résiste difficilement à la tentation. Et une si bonne sauce, c'est comme dans les Pardaillan, l'eau m'en monte à la bouche quand j'en parle. Merci bien, Ma Petite Maman, Mes Bons et Chers Parents. As-tu vu le médecin pour ces douleurs d'estomac qui te font souffrir périodiquement. Tu devrais le voir, cela peut devenir grave et il est toujours bon de connaître un mal. D'abord, on peut mieux le soigner. Serait-ce ce pain si mauvais, des coliques occasionnées par les aliments. Je ne croyais pas que les rhumatismes pouvaient assiéger l'estomac. Enfin, comme toi, Chère Maman, j'espère qu'à ma prochaine permission, tu ne t'en sentiras pas du tout, bien guérie et que nous pourrons faire de bonnes promenades. Malheureusement, la saison sera déjà avancée et il va faire bien chaud, mais nous n'irons pas loin, à l'ombre dans de bons petits coins. A propos, une bonne nouvelle à ce sujet, hier, je vous disais que je la voyais très lointaine si le pourcentage n'était pas augmenté, et bien, ce pressentiment devient aujourd'hui une réalité, elles passent de 3% à 8%. Il en est parti aujourd'hui même et si rien n'arrive, car tout cela reste subordonné aux événements, je pense espérer la joie de vous embrasser pour la deuxième quinzaine de juin probablement. Je sais maintenant que vous avez reçu le premier petit catalogue, mais s'il y a des articles qui sauraient t'intéresser, il serait bien étonnant qu'il n'y ai pas de remise pour le gros. Je sais que ces nouveaux négociants que la guerre a créés s'adressent plutôt à la clientèle des poilus, et qu'ils vendent en somme en petites séries, mais ils doivent pouvoir faire aussi le gros, tout au moins le demi-gros. Vous me direz si celui que vous allez recevoir incessamment vous intéresse aussi. Si tous les prisonniers rentrent, c'est tant mieux pour eux, mais nous, allons nous rentrer bientôt, ne sommes nous pas des prisonniers aussi. A tout prendre et surtout pour les fantassins, leur sort est à envier puisqu'ils ne reverront pas le feu. Pour nous, les "grands patriotes" comme Maurice Barrès continuent à dire jusqu'au bout. Je pense que depuis le 13, vous avez eu la visite d'autres locataires. J'espère aussi que le papa ne fait pas ces travaux pénibles pendant ces premières chaleurs qui pourraient énormément le fatiguer. Je joins à ma lettre mes plus affectueux baisers. Votre fils qui vous aime, Ernest - 76 -

Le 22 mai 1918

Mes Chers Parents, Il fait toujours ici une chaleur formidable pour la saison. La moyenne est de 25°C. Avec cela, nous ne démarrons plus du mouton ce qui nous procure à tous une bonne dysenterie. Voici bien une semaine que je l'ai, sans être trop violente, c'est gênant et cela affaiblit beaucoup. J'ai pris aujourd'hui une légère purge. Je vous fais envoyer pendant un mois à titre d'essai et gratuit, un journal 'Le Commentaire Financier". Si vous n'y trouvez pas des renseignements utiles, cela vous fera toujours du papier. Je pense que ces douleurs ne t'ont pas reprises, Chère Maman, que le papa n'est pas fatigué non plus. Qu'il se ménage bien par ces premières chaleurs déprimantes. Espérant vous lire demain, je vous envoie mille bons baisers Ernest Ayez la bonté de m'envoyer quelques cartes lettres dans vos lettres, je n'en ai plus une seule. Quelques enveloppes petit format également, si vous le pouvez. Avec le beau temps, l'activité est toujours très grande ici. Bonjour à Etienne quand vous le verrez.

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Le 16 juin 1918

Mes Biens Chers Parents, Enfin, je puis me donner la joie de vous écrire une longue lettre. Rassurez-vous, Mes Chers Parents, cela va bien mieux. Le mal de tête a disparu dans la nuit, seule une très grande faiblesse me reste car je n'ai presque rien pris depuis trois jours. Aujourd'hui, j'ai commencé à manger un peu, très légèrement. Par exemple, avec une langue excessivement chargée, la bouche pâteuse, rien n'est bon. Enfin, j'espère que demain apportera encore du mieux et les jours suivants le complet rétablissement. Il paraît que c'est général, à l'intérieur on connaît aussi, cela paraît-il. En Espagne, c'est une véritable épidémie. On appelle cela la fièvre grippale, ça ne dure pas longtemps, trois ou quatre jours au plus, mais d'une violence inouïe. C'est vous dire si j'étais accablé pour ne pas pouvoir vous écrire. Avant-hier, je ne l'aurais pu, hier je me suis forcé car je sais combien vous seriez inquiets si vous ne receviez brusquement plus de mes nouvelles. Avec une pareille guerre où, depuis quatre ans, s'amassent toutes les pourritures à peine enfouies, rien d'étonnant si un jour la peste ou le choléra se déclare. Ce sera peut-être le vrai moyen de la finir, la guerre. Allons, je plaisante. Je vous dirais qu'hier soir, j'ai bien reçu votre petit colis de bonnes choses, dans un parfait état, tout ce que vous m'avez énuméré dans la carte du 12 que j'ai reçue en même temps s'y trouvait. Je vous remercie pour tant de gâteries. Le saucisson, par sa fermeté, me promet d'être savoureux, maquereaux et choucroute sont les bienvenus. Le chocolat d'Aiguebelle est celui que je préfère. Les petits fromages qui me rappellent les bonnes choses que l'on fait à Mâcon. Papier à lettre, par exemple, si c'est de la fabrication de guerre, il n'est pas fameux. Quelle pelure, et je gage qu'il vaut tout aussi cher sinon plus que le papier très courant du temps de paix. Quelle décadence. A propos de Madame Colin et de ce que vous me dites, comme cela justifie bien toutes les présomptions que j'ai toujours eu contre elle. Il est des personnes qu'un véritable courant de sympathie vous attire vers elles, d'autres pour je ne sais quoi d'indéfinissable, vous repoussent plutôt. Le peu d'empressement que je mets lorsque je suis en permission à lui dire bonjour doit sûrement en être la cause. Car enfin, si je ne suis pas très hardi, je ne suis pas un sauvage, je n'ai pas à avoir honte, je crois, et je resterai toujours acquis à une personne en qui je reconnaîtrais cette sympathie. Point besoin pour cela qu'elle soit avouée, je suis persuadé que par son hypocrisie, sous des dehors affables, elle vous aura autant dit et essayé de faire du mal que cette Valbix de triste mémoire. J'espère toujours que vous obtiendrez gain de cause dans cette démarche. Je crois que pour les piles, ce doit être leur fin irrémédiable. Les éléments positifs doivent être complètement épuisés. Je vais vous conseiller : si elles ne marchent plus du tout, ne tentez rien, si au contraire vous avez seulement constaté un affaiblissement du courant, qui n'agite que faiblement le timbre, essayez encore une fois de mettre du sel (chlorhydrate d'ammoniaque), mais je crois qu'elles n'en valent plus. Donc, ne soyez pas inquiets, Mes Chers Parents, demain encore j'espère, rien ne s'opposera à ce que je vous écrive. Merci de tant de bonnes choses et recevez de votre fils qui vous aime mille bons baisers. Ernest - 78 -

Le 20 juin 1918

Mes Chers Parents, Je reçois avec plaisir votre lettre du 16. Pour le papa, je croyais que ce qui devait le pousser à quitter M. Laurençon, c'était le refus d'une augmentation. Je vois qu'elle lui a été consentie, légère, mais enfin l'essentiel, d'après ce qu'on lui fait faire, est qu'il soit satisfait. Pour les timbres, je vois que vous n'avez encore reçu que d'une seule maison, mais est-ce des timbres par paquets, en enveloppes ? Les termes de ta lettre me laissent à croire qu'ils ne font que les timbres à la pièce. Peut-être les autres maisons seront-elles plus susceptibles de t'intéresser. Pour dire un mot sur la Cousine Annette, cette grande douleur inconsolable qui lui interdit de parler ou de rencontrer ceux qui lui rappellent son Georges, je commence à la trouver un peu bébête. Tout en prenant une grande part à une douleur, la plus cruelle que peut connaître ne cœur de mère, elle pourrait commencer à se faire une raison. C'est dans son orgueil pour son Georges qu'elle élevait au rang de demi-dieu qu'elle a été le plus sévèrement atteinte. Ce sentiment est blâmable dans le cœur des parents. Son véritable sentiment ne devrait être que de la fierté de sa mort glorieuse, c'est une façon de courage aussi. Pour moi, à ceux qui me disait, comme ça ne manque jamais, en permission, des cousines, de la Marraine, etc : "tu en as de la chance, tu n'as encore rien eu", je répondrais comme Madame Grattard : "oui, j'en ai une de chance, j'aurai tout vu, ignorant encore si je verrais le dernier jour". Je vais bien, je suis guéri, l'appétit est revenu. Il pleut, il bouillasse. Je lis, certains de tes livres sont intéressants, d'autres moins. Mille bons baisers Ernest

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Le 22 juin 1918

Mes Biens Chers Parents, Ma Chère Petite Maman, Que j'ai été étonné hier soir lorsque j'ai vu encore un volumineux colis à mon adresse. Deux en pas huit jours, c'est de ma faute, je suis confus devant vos bontés, je ne pensais pas, en vous demandant quelques affaires indispensables, d'abord que vous auriez eu le temps de faire partir le premier, et ensuite je me suis dis "ce sera pour plus tard, pour le mois prochain". Mais vos bontés en ont décidé autrement et je ne puis que vous répéter que j'en suis bien confus, et qu'ensuite je vous remercie mille fois pour chacune des choses qu'il contient. Trois bonnes paires de chaussettes, qui étaient devenues bien indispensables. Vous me dites de réclamer, mais en ce moment, il n'y a rien à réclamer pour la bonne raison qu'il n'y a plus rien. A la dernière distribution, j'ai eu toutes les peines du monde à décrocher une veste, mon ancienne étant une loque, et à avoir une paire de brodequins. Tout se fait rare, de linge de corps, caleçons et chemises, il y a un an que j'en ai pas vu distribuer. Habituellement, on avait une paire de chaussettes avec chaque distribution, c'était par dessus, mais il y a longtemps qu'il n'y a plus de ces libéralités. Il y aura du bon, si cela continue, à avoir mis comme moi quelques effets de coté. Mais dans ces chaussettes, qu'ai-je trouvé, un petit flacon d'eau de Cologne, bien empaqueté. Il y avait un emballage irréprochable, une belle savonnette, un pot de crème, vraiment, c'est aller au devant des mes désirs et me combler. Avec tout cela cinq bons fromages, Oh oui, ils sont bons, délicieux, biens secs, c'est un bouquet qui fait trouver le vin bon. Puis un bon papier de derrière les fagots celui-là. Merci, tout cela me fait bien plaisir et vous êtes bien bons, Mes Chers Parents. Je vous renvoie la carte, mais vous n'y verrez pas grand chose. Etant venu du nord-est, je ne puis pas figurer un bien grand itinéraire. Pour la position, on peut situer cela à moitié sur la ligne Ypres Mont-Kemmel, j'ai fait une croix. J'ai écrit une carte au Cousin César, il y a bien trois semaines, à son ancienne adresse, mais n'ayant pas reçu de réponse, je ne sais si elle l'a atteint. Je suis bien heureux d'apprendre que vous êtes en bonne santé pour l(instant, malgré un vilain temps changeant. Ici, pour le moment, c'est un vent effroyable, précurseur de pluie. Il fait aussi mauvais qu'en novembre. Comme vous, je souhaite qu'Etienne reste longtemps à Vitry, il ne doit pas y être mal. C'est en vous remerciant bien de toutes les jolies et bonnes choses que j'ai encore reçues hier que j'aime à terminer ma lettre par mille bons baisers bien affectueux. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 25 juin 1918

Mes Biens Chers Parents, Ne sachant guère comme je vis, je crois m'apercevoir qu'hier, j'avais daté ma lettre par anticipation. Aussi, aurez-vous deux lettres du 25. Celle-ci seule sera la bonne. Je reçois avec beaucoup de plaisir aujourd'hui votre longue et si affectueuse missive du 21, accompagnée d'un petit bleu. Je vois que je vous ai causé beaucoup d'inquiétudes. Rassurez-vous, Mes Chers Parents, pour le moment, je suis tout à fait guéri et, comme je vous l'ai dit, si le mal a été très violent, il a aussi été très court. Comme tu as de bonnes paroles, Ma Chère Maman, et parfois, bien que je sois maintenant grand, un homme comme on a coutume de dire, que j'aimerais à connaître quelques délicieux instants près de toi, près de vous, me laisser un peu dorloter. Oui, c'est ce manque de tendresse, ou plutôt le manque d'un tel milieu qui est ici la plus grande épreuve. On vit bien ainsi, assez longtemps, mais un jour le cœur réclame impérieusement ce dont il est privé, et c'est alors que l'on se sent malheureux. On vit aussi bien d'affection que du reste, et que l'on se sent seul dans la grande mêlée. Que celui qui n'a plus ses chers parents est à plaindre. Enfin, j'accepte tout cela comme une épreuve passagère quoique très longue, car je sais combien je suis aimé et mon cœur a tout ce qu'il peut désirer. Mais, comme tu l'as compris, Ma Chère Maman, au hasard d'un malaise, d'une détresse physique, quelle poignée de souvenirs douloureux on connaît alors, comme on voudrait de nouveau être petit, pour n'avoir au réveil que le souvenir d'un mauvais rêve, et ne plus être plongé dans la triste réalité. Enfin, ne soyez plus inquiets, cela n'a pas été en somme bien grand chose, et j'espère bien que cela ne me reprendra pas. Les bruits de départ s'affirment de plus en plus. Je crois que leur réalisation n'est pas lointaine. Comme d'habitude, les canards les plus invraisemblables courent, on parle d'aller en Italie. Cette dernière hypothèse me plairait assez. Si vous avez été privé, comme vous le dites, de mes nouvelles, je ne crois pas que c'est consécutif à mon malaise, je n'avais cessé qu'un seul jour d'écrire, c'est plutôt une nouvelle désorganisation dans la correspondance. Mes Chers Parents, ne m'envoyez pas d'argent, je vous remercie beaucoup de ce billet, mais réellement, je n'en ai nullement besoin. Je vous dirais même qu'on a le ferme espoir de toucher à la fin du mois tout le rappel de la prime de combat que l'on a pas touché jusqu'ici, et alors je serai passablement riche. Je ne puis songer à ma permission sans connaître un moment d'exaspération et trouver le temps démesurément long. Qu'elle va me faire du bien, celle-là. Honorine m'écrit aussi de charmantes lettres qui, avec les vôtres, me font dire que même ici, il est possible de connaître de très doux instants. Demain encore, je vous écrirai, Mes Chers Parents. Merci de votre longue lettre et de ce qu'elle contenait. Je vous embrasse mille fois bien tendrement, Ernest

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Le 4 juillet 1918

Mes Chers Parents, Dunkerque, Calais, Boulogne, Paris, nous voici en arrêt, à moitié chemin dans la gare d'un village de la Marne. Pense bien à vous et vous embrasse bien affectueusement Ernest

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Le 6 juillet 1918

Mes Chers Parents, Enfin, je puis vous faire une lettre, car hier, j'étais trop fatigué, 42 heures de chemin de fer, débarqué à 3 heures du matin, et en route pour presque 40 kilomètres. Le plus fort, c'est que l'on croyait se coucher et à 10 heures du soir, en route pour 30 kilomètres. Cinq nuits blanches de suite, nous sommes vaseux et encore, peut-être faudra-t-il repartir cette nuit car les déplacements la journée sont interdits. Je ne trahirais aucun secret en vous disant que je suis revenu dans les mêmes parages, après trois ans, où j'étais en août 1915, au pays de la craie. Ah, l'on ne trouvera pas l'eau à cinquante centimètres ici. J'ai la grande joie de recevoir ensemble votre longue lettre du 29 et votre jolie carte du 1er accompagnées des cartes de la Tante Françine. Il faudra que j'ai un peu plus mes aises que maintenant pour me donner le luxe de lui répondre. Je vous remercie, Mes Chers Parents, de vos bonnes lettres. Si vous saviez, perdu dans ce bled, nous avons fait dans la nuit 28 kilomètres et n'avons vu qu'une seule commune, 10 kilomètres sans une seule maison, pas de végétation, la seule permise : les sapins rabougris et poussiéreux, comme une lettre, trait d'union avec ceux que l'on aime, fait du bien et paraît bonne. Je voudrais pouvoir vous répondre longuement mais vraiment, ça m'est difficile. Je suis assis sur un rondin de bois, dans une grange à claire-voie. Il y a plus de fumier que de paille, enfin, c'est la guerre, totale pour nous. Je ne pense pas que l'on traîne encore longtemps sur les routes. Dès que nous serons installés quelque part, je vous ferai à nouveau de grandes lettres. Enfin, je garde le ferme espoir que dans trois semaines, j'aurai le bonheur de vous embrasser et alors, je vous conterai plus longuement mes exploits. Le temps est au beau, mais les nuits sont encore terriblement fraîches, il m'est arrivé d'avoir eu froid aux pieds. Je suis très heureux d'apprendre qu'il y a du mieux dans le rhume et le manque d'appétit du papa, et j'espère que d'ici peu, il ne ressentira plus aucun malaise ainsi que toi, Chère Maman, je pense aussi que tu vas bien, que les pieds ne te font plus souffrir, ainsi que ces vilaines douleurs d'estomac. A Paris, aux barrières le long de la voie, dans la banlieue, les gamins nous offraient cinq oranges pour une boite de singe, c'est à croire qu'ils ont faim. Je vous recommande surtout de n'être pas inquiets, il ne m'est pas loisible dans mes déplacements de pouvoir écrire chaque jour, la santé est bonne, j'ai de l'appétit, aussitôt que je pourrais vous écrire régulièrement, la première joie sera pour moi. Au revoir, Mes Chers Parents, je me suis rapproché de vous, mais la distance reste sérieuse quand même. En attendant la grande joie de vous lire bientôt, je vous embrasse tout deux bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest Il y a plus de deux mois que j'ai cassé mon stylo, qui était une pacotille. J'attends ma permission pour m'en payer un de marque. Les lettres au crayon n'ont que plus de valeur, on ne peut nier qu'elles ne soient pas d'un poilu. - 83 -

Le 9 juillet 1918

Mes Chers Parents, Hier encore, nous avons fait une grande étape dans la nuit, qui s'est prolongée la matinée. Aussi, étant un peu fatigué, il fait une chaleur accablante venue comme toujours brusquement, je n'ai pas écrit. Aujourd'hui, grande journée de repos et de loisirs, je veux vous faire une longue lettre. Je n'ai pas reçu non plus de lettres hier ni aujourd'hui. Il paraît même que nous en serons privés pour plusieurs jours et le temps me dure, et va me durer de vos bonnes et chères nouvelles. Je ne crois pas que l'on soit venu ici pour occuper de suite un secteur, nous sommes plutôt en réserve pour parer à la troisième et formidable offensive que tous les journaux annoncent toute proche et qui, si on les écoute, doit être décisive. Je voudrais bien qu'elle ne se déclenche pas avant que j'ai eu le bonheur de vous embrasser et de passer près de vous encore quelques uns des meilleurs jours de ma vie, mais il faut qu'une nouvelle série parte et rentre avant que ce soit mon tour. Je n'envisage toujours rien avant le début d'août, aussi j'appréhende et je doute. J'ai un peu mal à la tête aujourd'hui, d'un côté, mais ce n'est rien, il fait si chaud, c'est d'avoir marché hier à la chaleur. Je vais passer une bonne nuit là-dessus et ce ne sera rien. Je pense que la santé se maintient, que vous n'êtes pas fatigués pour l'instant. Pourvu que ces fortes chaleurs ne vous indisposent pas, le papa surtout qui est faible, il ne faut pas qu'il fasse des travaux trop pénibles. Je pense que M. Laurençon lui choisit un peu son travail. A propos, est-ce que cet ouvrier avec lequel il ne s'accordait pas bien travaille toujours avec lui ? Vous me le direz. Je pense aussi que le commerce poursuit son petit train. Mes Chers Parents, contrairement à ce que je vous disais plus haut, je suis obligé d'écourter ma lettre car le vaguemestre fait la levée de la boîte et va partir, et je ne veux pas que vous soyez privés trop longtemps de mes nouvelles. Demain, si nous sommes encore ici, je me prendrai plus de bonne heure pour vous faire une longue lettre. Nous ne sommes pas trop mal ici, cantonnés dans un petit village. S'il n'y avait qu'un seul Châlon, je serais bien près de vous. Je vous embrasse, Mes Chers Parents, bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Cargy Le 13 septembre 1918

Mes Biens Chers Parents, Je suis bien heureux encore de vous lire dans votre lettre du 11, et vous me gâtez car vous savez bien qu'ici mes lettres sont toutes mes joies. Puis j'apprends que vous n'êtes pas fatigués pour l'instant, je suis donc à la fois tranquille et content. Nous ne sommes pas repartis ce matin, et même, à l'heure actuelle, il n'y a pas encore d'ordre de départ pour ce soir. Nous avons passé une bonne nuit dans le foin, et ce matin, nous sommes de nouveau ragaillardis. Vous me dites avoir reçu une feuille pour les bénéfices. Est-ce que par hasard on voudrait vous comparer aux profiteurs de la guerre qui s'enrichissent soit dans les haricots, le drap ou les obus. Ou est-ce simplement une nouvelle forme de l'impôt sur le revenu qui "revient" à l'eau. Ils sont impayables et mieux vaut en rire que de se fâcher. Si l'Etat veut prendre pour la durée de la guerre, la gérance et le recouvrement des immeubles, en payant naturellement tous les frais qui s'y rattachent, ce serait peut-être une bonne affaire pour les petits propriétaires. Ils y gagneraient toujours leurs impositions. Enfin, comme Sixte-Quint dans le Juif Errant, Patience, Patience, comme nous autres, il faut courber le dos sous l'orage qui tente de nous submerger. Nous le relèverons que mieux après et les hommes, leur esclavage étant fini, pourront défendre un peu mieux leurs droits contre tant de fabriqueurs et de détracteurs de lois imbéciles. Je pense que tout de même, vous aurez des arrivages de charbon pour l'entrée de l'hiver et qu'une sage répartition arrivera à contenter tout le monde. Pour Marie, après tout, je comprends les joies que leur donne cette nouvelle situation. On n'a pas à rougir d'un travail honnête, au contraire, il faut trouver très bien que, dédaignant tous les racontars et préjugés que seules des cervelles de pimbêches peuvent être imbibées, elle a été courageusement à un travail qui lui procure l'aisance. Mais on ne fera jamais élargir des esprits nés étroits et il y en aura toujours pour s'occuper des affaires des autres, même privées, et les juger avec leur mesquin raisonnement. Heureusement pour moi, j'en aurai tellement vu que peu m'importera ceux qui voudraient tenter de réglementer mes actes, agissant à un mobile qui n'est point de l'affection ni de la tendresse. Ceux-là, je serai au dessus d'eux. J'ai le sentiment profond de l'honneur, j'aime la noblesse du cœur et des âmes, tout le reste m'est indifférent et ne compte pas. Enfin , voilà que sur un fait, je me répands à une dissertation. Il vaudrait peut-être mieux parler de l'attaque américaine qui, paraît-il, vient de se déclencher. J'espère qu'il y aura de grands et rapides résultats. Vous voyez que mon "tuyau" était bon, nous allons peut-être avoir la joie de voir se dérouler de grandes choses. A ma prochaine permission, peut-être pourrais-je sans trop me tromper, annoncer la date probable de ma libération, car je pense bien avoir bonne chance jusqu'au bout. Je ne sais si demain on partira. Enfin, si je le puis, je vous écrirai encore. Je vais bien aussi pour le moment. Je ne sais toujours pas où nous serons dirigés. Bien content de lire vos longues lettres, je vous embrasse bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest - 85 -

Cargy Le 14 septembre 1918

Mes Biens Chers Parents, Toujours au même endroit, mais il n'y a pas lieu de se plaindre, et ici, on peut "tenir". Au fait, peut-être le départ n'est pas loin, peut-être au contraire y passerons nous quelques jours, je ne puis rien savoir. Enfin, il fait bon, quoique le vent domine. J'espère que vous allez bien tous les deux, que ces coliques, Chère Maman, ne t'ont pas repris. Est-ce que le papa porte le ceinturon que j'ai laissé comme ceinture. J'espère que oui, et les vases, par deux ou trois nettoyages que tu as dû déjà donner depuis mon départ, ont-ils gagné du brillant et de l'éclat ? Le papa en est-il toujours bien content ? Et l'attaque américaine, je pense qu'elle aura de grands succès. Ici, on ne voit aucun journal et nous ne prenons pas de communiqués. Aussi, les bruits les plus fantasmagoriques courent-ils. Demain dimanche, si nous sommes encore ici, je vous ferai une longue lettre, et après demain, je vous enverrai sûrement une petite somme à mettre de coté. J'espère que le commerce poursuit son petit train. Ne vas-tu pas aller à Lyon, ou même simplement à Bourg, avant l'entrée en hiver ? Mille bons baisers de votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 20 septembre 1918

Mes Biens Chers Parents, Une enveloppe qui contient le journal du 16 et la surprise d'un colis plein de friandises et bonnes choses m'atteint en plein bois. Je ne lis même pas le journal avant de vous répondre car nous avons peu de temps, mais je veux vous dire combien je vous remercie, Mes Chers Parents, pour toutes ces gâteries qui, maintenant, coûtent tant. J'aurais voulu avoir le plaisir de vous lire mais le courrier marche si mal, peutêtre la lettre suit-elle. Nous avons marché encore toute la nuit, aussi l'avant-dernière, et hier je ne vous avais pas écrit. Peut-être montera-t-on en position ce soir. Nous paraissons être arrivé au terme de ce nouveau déplacement, et nous n'avons pas changé bien sensiblement de région. La division d'Etienne est par ici, je n'ai pas eu le temps encore de bien me renseigner, mais je veux espérer que l'on pourra se voir. J'ai donc trouvé dans le petit colis de l'alcool de Menthe, un bon petit saucisson qui a bonne mine, des fromages, je ne les ai même pas encore comptés, et une conserve de langouste, ceci pour flatter ma gourmandise, car vous savez bien ce que j'aime et qu'ici, on ne peut nous donner à la cuisine roulante, sa bouteille de sauce toute préparée. Je ne sais si j'oublie quelque chose dans l'énumération, car où j'écris ma lettre, je ne l'ai pas sous les yeux, mais je vous en reparlerai dans mes prochaines lettres. Demain, après-demain peut-être, ne pourrais-je connaître la joie de vous écrire, nous allons sûrement être placés en plein champs, tout sera à faire : installation, abris, et il y aura beaucoup de travail. Mais, vous ne serez pas inquiets et dès que j'aurai un moment de loisir, il sera tout acquis à Mes Chers Parents pour vous remercier encore de toutes les gâteries qu'ils envoient à leur poilu. Il pleut à tout moment, temps frais, nous aurions bien besoin de nous reposer, voilà trois nuits que nous ne dormons pour ainsi dire pas. Enfin, d'ici deux à trois jours, nous aurons repris une vie moins aventureuse, j'ose l'espérer, et mes lettres seront aussi plus régulières. Alors, je vous écrirai comme de coutume, chaque jour. Je voudrais savoir si ces coliques et maux d'estomac ne t'ont pas repris, Ma Chère Maman, si le papa n'est pas fatigué non plus. Pour moi, cela va bien pour l'instant. J'écris à la hâte, car voilà l'heure de la soupe et il faut encore tout plier le bagage. Merci, Mes Chers Parents, je vous envoie mes meilleurs baisers. Votre fils qui vous aime bien tendrement, Ernest

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Le 19 octobre 1918

Mes Biens Chers Parents, Comment allez-vous ? c'est la question que je me pose plusieurs fois par jour, car toujours, je suis privé de vos bonnes et chères nouvelles. Par la décision d'un Monsieur X qui vaut mieux que je ne connaisse pas, six cents d'entre nous sont déjà privés de nouvelles depuis quatre jours. Par ces temps d'épidémie de grippe présentant souvent des cas de sérieuse gravité, l'on ne peut rien savoir de chez nous. Un malheur arriverait que l'on l'ignorerait complètement. Pas même une dépêche ne peut nous atteindre, tout va s'entasser à Avallon où nous devons, problématiquement, nous rendre. Les ordres d'embarquement en chemin de fer n'arrivant pas, cette situation intolérable peut se prolonger encore plusieurs jours. Il est agréable d'enregistrer les victoires glorieuses de chaque jour, gagnées par les seuls soldats, ceux qui le plus souvent n'ont ni récompense, ni honneur, et qui nous mènent au jour radieux de la grande délivrance. Fini le régime, les vexations de toutes sortes, on pourra enfin relever la tête devant quiconque. Il nous faut ronger notre frein en attendant, par la stupidité de quelque baderne trop zélé. Enfin, j'espère de tout cœur que la santé se maintient bonne. Je reste très anxieux pour Honorine dont, de ce fait, je n'ai pas de nouvelles depuis le 10. On annonce que l'on est pour deux mois à l'arrière, j'espère bien, au train des victoires actuelles, ne pas remettre le pied sur le front, ne jamais rentendre de marmites. Par exemple, au C.O.A.L (Centre d'Organisation Artillerie Lourde) d'Avallon, on nous promet déjà la belle vie de caserne, avec manœuvre à pied et à cheval, classes, exercices. C'est complet, et après quatre ans de guerre, on comprend la nécessité impérieuse de pareilles bêtises. Enfin, personne au monde n'empêchera la paix qui vient, qui va s'imposer d'elle-même. Et ce jour là, nous pourrons être heureux. Je pense que le commerce poursuit son petit train. Attendant impatiemment la joie de vous lire dans plusieurs de vos lettres, je vous embrasse tous les deux bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Montréal, le 12 novembre 1918

Chère Petite Maman, Cher Petit Père, Cette fois, ça y est, hein, plus de doute. Je me demande encore si c'est bien vrai, si nous de rêvons pas, ce terrible cauchemar a vécu. Quelle joie immense j'ai ressenti hier, et comme alors ma pensée allait à vous. Nous ne l'avons appris officiellement qu'à trois heures de l'après-midi par la Tour Eiffel, l'armistice signé, les hostilités prenant fin. Les cloches de tous les villages sonnaient à toutes volée, elles sonnaient pour nous la délivrance, la fin de nos maux et de nos angoisses. En voyant cette grappe de poilus tirant de bon cœur sur les cordes, j'aurais bien pleuré tellement j'étais ému. Puis, dans le village, la gaieté d'une telle nouvelle était inouïe. Le soir venu, une formidable retraite aux flambeaux dont j'ai pris part car de telles joies sont douces, nous avons bien fait dix kilomètres. M. le Maire, le Curé haranguait la foule, l'un demandait à ce que l'on chante la Marseillaise, l'autre le Magnificat. Et nous y allions. Le tout s'est terminé naturellement au bistro où nous avons bu force bouteilles de blanc et de rouge. C'est bien la victoire, le jour est beau, tel qu'on le souhaitait. A Mâcon, cela a bien dû être autre chose, et dans les grandes villes, ce devait être prodigieux. Le papa a, j'espère, pavoisé. Aujourd'hui, je lis les conditions de l'armistice dans les journaux. C'est dur pour eux, quelle leçon, l'Alsace-Lorraine rendue, le territoire occupé à 30 kilomètres de l'autre coté du Rhin. En quatre mois, c'est fantastique, cela tient du prodige, par leurs rêves de gloire et de domination, ils sont doublement vaincus. Trente cinq jours d'armistice, deux mois pour la paix, deux mois pour être démobilisé, je ne rentrerai pas avant mai prochain. C'est encore bien long. Enfin, l'essentiel est acquis. On ne se bat plus. Etienne doit être joyeux, que ses parents doivent être contents aussi. On n'aura pas les pieds mouillés cet hiver. Il y aura de la joie à ma prochaine permission. J'attends de vous une longue lettre qui me dit aussi combien vous la partagez. Je vois qu'ils doivent nous donner 150 000 wagons, ça va peut-être remédier à la crise des transports. Attendant de vous lire, de vous revenir en ex-poilu glorieux et le bonheur de vous embrasser, je charge ma lettre de mille bons baisers. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Montréal, le 13 novembre 1918

Mes Biens Chers Parents, Je vois par votre carte du 11, accompagnée d'un petit bleu dont je vous remercie bien, que l'enthousiasme a été aussi grand à Mâcon. L'animation devait être grande et que toi-même, Chère Maman, étais un peu troublée. C'est qu'il ne sonne pas beaucoup d'heures aussi grandes et aussi douces dans la vie. Que je vais être heureux de vous embrasser bientôt. J'espère que vous avez très bien soupé. J'attends pour cela la joie de vous lire demain et je vous répondrai plus largement. Je vais très bien, j'espère de tout cœur que vous allez de même. En vous remerciant beaucoup, je vous embrasse mille fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Montréal, le 18 novembre 1918

Mes Biens Chers Parents, C'est pour moi aujourd'hui la joie de vous lire dans votre longue lettre du 16. En effet, je ne crois pas que l'on voit les cloches sur la carte de l'Eglise, mais je vous en ai envoyé une, par la suite, représentant une porte, et les cloches sont au-dessus. Vous ne me parlez pas de votre chère santé, j'espère bien que vous n'êtes pas fatigués. Il fait toujours aussi froid, je crois que c'est bon, plus sain, pour toutes ces maladies qui courent. Et je crois aussi que la grippe est en décroissance partout. Oui, ç'aura été pour moi un bien long et mauvais rêve. Quoique n'étant pas au premier danger, j'ai manqué d'y passer plus de cinquante fois. Aussi, j'en sors avec un sapré bénéfice. Je ne crois pas être malade du tout. Je vais reprendre mon travail aussitôt rentré. Je pense pouvoir m'entendre avec Romand pour un salaire raisonnable, en tout cas, j'ai toujours d'autres ressources à Mâcon, chez la Veuve d'Arpinaux, par exemple. Après, j'aviserai, mais il faut que je pare au plus pressé. Et il ne faudra pas s'endormir. J'ai déjà de désavantage de n'être pas libéré dans les premiers, il s'en faut. Nous causerons de tout cela prochainement, quand j'aurai le bonheur de vous embrasser. As-tu bien des marchandises. Il le faudrait, tu vas faire sans doute un jour de l'An merveilleux, car les enfants seront gâtés cette année. Tous les prisonniers seront libérés. Il y aura beaucoup d'achats. Au fond, le jouet n'est pas une mauvaise chose, surtout que l'on peut y donner de l'extension dans la partie scientifique, par exemple. Plus tard, quand vous ne voudrez plus tenir, il serait peut-être sage que je continue. Jusqu'ici, je rejetais cette idée parce que nourrissant la pensée d'avoir un jour une petite imprimerie. J'ai l'impression qu'il y a incompatibilité entre ces deux professions. A Lyon, ce ne serait pas étonnant, mais à Mâcon ! Enfin, de tout cela, nous en causerons. Les jours se succèdent, gris et monotones. J'attends toujours bien impatiemment la joie de ma permission. Et après, j'irai vous envoyer quelques cartes du Rhin, en attendant le retour définitif. Ce que ces huit jours d'arrêt dans les batailles doivent déjà se connaître dans les hôpitaux. Les temporaires vont disparaître petit à petit, et Madame Colin ne pourra plus boire à l'œil de Porto ou de Xérès. Nous rentrons d'une troisième école à feu, ce sera, je crois, la dernière. Il ne fait pas chaud où nous allons, car c'est peut-être aussi élevé qu'à Solutré. Je vais bien, je continue à "tenir" ici, et je vous envoie dans ma lettre mes meilleurs baisers. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Montréal, le 23 novembre 1918

Mes Chers Parents, Quelle bizarrerie dans le courrier. Avant-hier, je recevais votre lettre du 18 avec un jour de retard, et hier soir, votre lettre du 21 alors en avance d'un jour, ce qui fait qu'elles se suivent. Je vois avec peine, Chère Maman, que tu souffres toujours de l'estomac. Si c'est d'ordre rhumatismal, comme tu le crois, que t'avait donc dit le médecin, car je crois me rappeler que tu l'avais vu. Est-ce que des linges très chauds pendant la crise ne te soulageraient pas. Il faut prendre garde aussi à la nourriture, se méfier de ce qui fermente très vite dans l'estomac comme les œufs, choux-fleurs, champignons. Si tu es constipée, prendre seulement un laxatif très léger, mais pas une drogue qui amène sans transition une brusque dysenterie. Enfin, j'espère que cela ne sera rien, qu'à l'heure actuelle, tu ne sens plus de rien et que cela ne reviendra plus. C'est du soleil qu'il te faut. Dans la bonne saison, tu ne sors pas assez. Tu sais maintenant que la guerre est finie, plus que jamais ta santé avant ton commerce. Tu peux bien te payer le luxe de travailler en amateur. Enfin, dans huit jours, je vous trouverai tous deux en bien bonne santé, je le souhaite de tout cœur. Pour ces satanés boches, oui, il faut se méfier d'eux. S'il y a du mécontentement chez eux, qu'ils s'adressent aux responsables du fléau, et même à Ezberger qui a signé les clauses. Ils ont 700 000 wagons, ils peuvent sans difficulté en céder le 1/4, mais tout cela est du chantage. J'espère bien que comme première condition dans les préliminaires de paix, on demandera l'extradition de Guillaume. Vraiment, il est trop près de son pays et l'on ne peut tolérer cela. Pour sa gloriole, il voudrait bien renouveler le geste de Napoléon quittant l'île d'Elbe. Sans parler de la guerre qu'ils seraient capables de faire rallumer, il serait pour nous terrible que par leurs complications, ils fassent retarder notre libération. Enfin, j'ai bon espoir que cela ne sera pas. Question d'armée, cela ne craint rien pour nous, avec de pareils gages, nos armées et notre matériel immense, mais si ce devait être la révolution chez eux, ce ne serait pas drôle de se faire fusiller au coin des rues par le premier venu. Aussi, déjà, je recommande la prudence à Etienne en pays ennemi, il faut toujours se méfier de quelque fanatique. Avec quelle joie, si nous pouvons arriver à nous voir, nous allons passer ensemble de bons instants. C'est tout notre vieux et bon cher passé qui ressuscite. Noël sera joyeux cette année. J'espère qu'il y a une chance d'obtenir satisfaction contre les Laneyrie et qu'ils seront confondus. Tous ceux-là ont mangé leur pain blanc, vivement le coup de balai dans les usines comme de ceux à qui ils ont fait du tort. La santé se maintient bonne, dans l'attente de vous embrasser, je mets cent bons baisers dans ma lettre. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Montréal, le 28 novembre 1918

Mes Chers Parents, J'ai le plaisir de recevoir votre grande lettre du 26, et pour aujourd'hui dimanche, ce ne sera encore que cette lettre que vous recevrez, car, ainsi que je vous le disais, je n'espère guère la joie de vous embrasser avant la fin de la semaine, si encore toutefois nous ne partons pas avant. Je me doutais bien que dans certaines unités, elles seraient reprises avant le 1er décembre. Que voulez-vous, ici, le Commandant en tête, la plupart des officiers ensuite, ont fait venir leurs femmes. Ils ont fait organiser des concerts par des poilus de talent et de bonne volonté. Ils ont donc toutes les distractions voulues et les joies de la famille. Aussi, ne sont-ils pas pressés pour nous mettre en route. Ah, si nous étions encore au front, il les auraient bien vite faites recommencer pour en bénéficier eux-mêmes. Enfin, ce sera toujours nous les dindons, et cela jusqu'au bout. Fort heureusement que l'on en voit le bout. On leur a déjà baissé leurs payes d'un tiers, et ils ne sont pas contents. Tu me dis, Chère Maman, que tu prépares la chambre du deuxième pour moi, mais c'est un tort. Si j'arrive pour vingt jours, cela vous fait perdre un mois que vous auriez pu louer, et au quatrième, je n'aurais pas eu froid du tout. Du reste, j'ai l'habitude, et encore, il ne manque pas de tuiles ni un pan de mur. Pour la literie, tu aurais refait comme au mois d'août dernier, un matelas sur le divan et des chaises. S'il est encore temps, fais-le. Pour moi, ça ne me fait rien du tout et je la nettoierai bien moimême. Laissez faire, vos enragés locataires jouissent de leur reste. Ils n'ont plus guère de temps à crâner et le sous-préfet n'évitera pas le coup de balai. C'est, je crois, six mois après la signature de la paix. Ayant gagné tout le temps, si à son dire, il n'a rien pu mettre de coté, il ne connaît toujours pas la misère, aussi il n'y a pas d'égards à prendre. J'ai vu sur le journal que la 28ème division a fait son entrée à Strasbourg. Etienne devait en être. Il va bien me l'écrire car j'attends de ses nouvelles. Je pense bien au papa pour ce qu'il aime. Je les traîne depuis la Belgique, n'ayant pu les prendre à ma dernière permission. Je pense aussi à toi, Chère Maman, et si je peux obtenir ce que j'ai demandé, tu seras contente, et enfin je pense aussi à moi. Aussi, il est plus que probable que je serai bien chargé, mais le trajet n'est pas long. Je vais bien et j'espère de tout cœur que votre santé est bonne. Hier, avec Favier, nous avons fait un bon petit repas : soupe à la crème, lapin, plat de chou, salade, fromage et gâteau avec naturellement un bon café. Je m'entraîne pour les jours qui viennent. Mille bons baisers, Ernest

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Le 6 janvier 1919

Mes Chers Parents, Je vous retourne par la présente les vingt francs que j'ai maintenant en trop. J'espère qu'ils vous parviendront dans les plus brefs délais, dans votre prochaine lettre, vous me le direz pour me tranquilliser. J'ai passé une bonne nuit et me voilà complètement remis, mais le temps s'est mis subitement au froid, et aujourd'hui il y a de la glace. Cela vaudrait pourtant mieux ainsi, et j'espère bien qu'à Mâcon, la Saône ne monte plus. En ma rappelant tous les bons moments de ma permission, je songe aux deux jolis cadeaux que vous m'avez fait, et dont hier j'ai oublié de vous parler. Cette jolie chaîne et ces superbes mouchoirs. Comme j'en suis content, comme je suis heureux maintenant, à tant de bons souvenirs. Il n'y a que la Mireille qui ne doit pas connaître de regrets. Me connaîtra-t-elle mieux une autre fois ? Nous sommes à Onans, à douze kilomètres de l'Isle sur le Doubs, sur la ligne Dijon - Belfort. C'est montagneux. Je ne sais pour combien de temps nous sommes ici. Je suis sûr que je ne suis pas à quarante kilomètres d'Etienne à Etobon. Nous sommes dans une grande maison abandonnée. Si le froid reprend rigoureux, il faut que le papa se repose et reste à la maison, qu'il n'aille pas faire le déménageur ou des travaux par trop pénibles. S'il arrivait quelques lettres pour moi, vous m'en aviserez. Les lettres ne nous parvenant pas régulièrement, je n'escompte guère avoir la joie d'en recevoir avant le douze. J'espère que vous n'avez pas été fatigués depuis mon départ, et que bientôt, j'aurai de vos bonnes nouvelles. Je vous embrasse mille fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 8 janvier 1919

Mes Biens Chers Parents, Voici le froid pour tout de bon, notre petit pays est couvert de verglas. Si à Mâcon, le temps est pareil, la Saône doit baisser rapidement et à la cave aussi. Le repos, ou plutôt le séjour, à l'arrière se traduit par le lavage des voitures, l'eau gèle à mesure qu'elle coule. Demain, revue d'armes pour nous aider également à passer le temps. J'ai toujours bien présent à la mémoire tous les bons moments que j'ai connus près de vous pendant mon séjour. Cela m'allège le temps en attendant le joie de vos bonnes nouvelles. J'espère de tout cœur que vous n'êtes pas fatigués après le surmenage que vous avez eu. Je vais bien, le ravitaillement ne laisse pas trop à désirer. Aujourd'hui, il a été établi pour chacun de nous, une fiche de recensement en vue de la démobilisation. C'est une bonne nouvelle que j'aime à vous apprendre. Pouvons-nous espérer toute la rapidité que nous désirons. Je vous embrasse mille fois bien tendrement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 14 janvier 1919

Mes Biens Chers Parents, Ma Chère Maman, Je suis bien heureux par le reçu de votre plus longue lettre m'apprenant un peu de mieux. J'espère qu'il en sera ainsi de tout cœur, jusqu'à un rétablissement complet. Je suis un peu surpris des méfaits de votre laitier et laitière. Vous avez bien raison de ne pas continuer à acheter du lait falsifié. Mais quand même, il faut rapidement vous en faire une autre. Un peu de lait le matin, ne serait ce qu'une chopine pour vous deux, fait toujours un meilleur déjeuner qu'un simple café. Pour vous, qui travaillez tous les deux, cela est indispensable. Je te remercie, Chère Maman, du plaisir que tu me fais en disant que mes biens petits services ont pu t'être utiles. Et que tout a relativement bien marché. Avec un peu d'efforts, j'arriverais sûrement. Déjà, ton jugement a dû se modifier parce que je me rappelle que tu disais craindre que je n'aimerai pas du tout le commerce. Avec l'ardent désir de bien faire, l'on peut ce que l'on veut. J'aimerai car je travaillerai maintenant que je suis heureux. Le bonheur n'est-t-il pas un peu cette force qui favorise même les timides. Et comme je vous vaux heureux aussi, plus tard, quand j'aurai le bonheur d'être rentré, vous aurez tant travaillés que vous aurez bien mérités de vous reposer et votre vils heureux qui vous aime pensera tant à vous. Tant mieux que ces ameublements soient partis, car tous les jours, cela perd un peu de fraîcheur et est moins vendable. Le jour de l'An prochain, je serai rentré, depuis longtemps j'espère, tu auras bien des marchandises et nous ferons une recette dépassant tout jusqu'à ce jour. Je n'ai pas froid, je passe presque toutes mes journées dans des appartements chauffés. Dehors, il fait presque bon. Nous sommes très bien et suis en bonne santé. Je ne crois pas qu'il y ait d'intervention en Russie. Dans tous les gouvernements, en Angleterre surtout, il y a trop d'opposition. Et s'il fallait attendre que l'on ait rétabli le calme là-bas pour signer la paix, ce serait trop long. J'aime à vous dire, Mes Chers Parents, encore combien j'ai eu de joie près de vous pendant mon long séjour, que je suis heureux et que je vous aime. La prochaine lettre m'apportera, j'en suis sûr, la bonne nouvelle d'un complet rétablissement. Votre fils pense à vous, Ernest

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Le 2 février 1919

Mes Chers Parents, Aujourd'hui dimanche, il y a huit jours que j'avais la joie d'être près de vous. A cette même heure, nous déjeunions ensemble, mais pourrais-je me plaindre au moins pour l'instant de la fuite du temps quand je songe que chaque jour me rapproche de vous pour toujours, cette fois. Comment allez-vous ? Bien, je l'espère. Je pense bien que ces douleurs d'estomac ne t'ont pas reprises, et le papa va-t-il mieux ? Je le pense aussi. A propos, je lisais hier dans les annonces d'un journal qu'une forte poignée de sel ammoniac, le même que l'on met dans les piles, est souveraine pour rendre la peau ferme, la débarrasser de toutes odeurs, la blanchir et la polir. Peut-être cela lui ferait-il du bien, le remède est peu coûteux et peut-être éprouverait-il quelque soulagement dans cette affection de démangeaisons. Enfin, huit grands jours sans nouvelles par ce vilain temps est bien long, et l'on a de justes raisons de s'inquiéter. La neige a dû tomber aussi à Mâcon. Il doit faire un triste temps. J'ai vu sur le journal qu'elle était tombée abondamment à Lyon. Et ces satanés locataires, quel est le résultat de la nouvelle réunion de la commission et de cette nouvelle plaidoirie pour la contestation du jardin. Je voudrais espérer qu'un peu de justice soit restée sur terre, qu'ils ont été confondus. Vous m'en direz bien les résultats. Jusqu'à présent, j'ai oublié, Chère Maman, de te parler de la confiture dont la boîte était ouverte, et que, malgré mon peu d'enthousiasme à vouloir l'emporter, tu avais joint dans le petit colis. Il est vrai, je crois me rappeler, que tu ne l'appréciais pas bien. Toi qui aime pourtant tant la crème de cassis. Enfin, la voici bientôt qui n'existera plus qu'à l'état de souvenir. Elle est très bonne. Je réfléchis, Mes Chers Parents, si, comme j'en ai l'espoir, je rentre fin avril, je pouvais tout de suite prendre l'appartement au 11 mai pour moi. Déjà, je le meublerais et pourrais m'installer définitivement. A l'année, au moins, vous auriez pour une fois un locataire offrant toutes les sécurités et garanties, cela dit sans rire. Je n'aurais pas deux déménagements à faire, presque coup sur coup, et pourrais, petit à petit, le rendre plaisant et coquet. Honorine pourra aussi apporter toutes les affaires qu'elle jugera, de cette façon, notre installation, à notre mariage, se réduira presque à néant. Pour moi, pour nous, cette magnifique chambre sera assez "moderne". Dès que j'aurai la réponse de ce Didier du Syndicat, car je lui ai demandé s'il pouvait me procurer une place sérieuse à Mâcon mais j'en doute, j'écrirai à Madame Veuve Arpinaux et aussi à Madame Buguet. Si je n'ai plus que trois mois, je vais m'occuper de tout cela sérieusement, car mon grand désir est de travailler en arrivant sans chaumer huit jours. Mardi, probablement, j'aurai une de vos premières lettres. Je les attends impatiemment pour reprendre nos causeries, seules capables d'abréger le temps. Je vous embrasse bien affectueusement, aussi tendrement que je vous aime, Ernest

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Le 3 février 1919

Mes Chers Parents, Quel temps fait-il à Mâcon ? Ici, le froid persiste et la neige est en suspend. Aussi, le temps est-il terriblement gris. Enfin, j'ai le bon espoir que la santé est bonne. Pour moi, je vais bien, le travail n'est pas fatigant et j'en ai pris mon parti. Une heure matin et soir, juste le temps de donner la nourriture aux chevaux, jamais de pansage. Du reste, je ne suis pas conducteur et si, pour un déplacement, ils s'avisaient de me faire monter, je refuserais catégoriquement, mais ils ne le feront pas. Et je pense bien que d'ici quelques jours, j'aurai des fonctions plus en rapport avec mes aptitudes. Par exemple, la nourriture est excellente, plat de légumes tous les jours au repas du matin, ce que j'ai toujours ignoré, petits pois ou haricots verts, desserts à tous les repas, casse-croûte le matin. La transition sera de cette façon moins brusque quand je retrouverai la bonne table. A vous lire, je voudrais en espérer le plaisir pour demain. Je vous embrasse bien affectueusement, Ernest

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Le 4 février 1919

Mes Bien Chers Parents, Que j'ai été heureux aujourd'hui de recevoir une longue lettre. Vous m'avez répondu aussitôt et j'en suis bien content. Mes inquiétudes se trouvent justifiées puisque ces douleurs t'ont repris Chère Maman. Mais, si réellement ce sont des calculs du foie, cela doit retomber dans un des nombreux cas soignés par Vichy. N'y a-t-il pas un traitement. Il est évident que tu ne peux songer aller à Vichy par ces temps, mais s'il existe un traitement, fais-le. Rien de ce qui pourra te soulager et peut-être même te guérir ne sera cher. Soigne-toi bien, Chère Maman. Je me souviens que tu me disais qu'étant jeune, tu mangeais tout ce qui te passait par la tête. Peut-être y a-t-il là une origine. Enfin, si le commerce ne pousse pas, il faut en profiter pour bien vous soigner. Le papa a vu M. Duplessis, à ce que je vois par votre lettre. C'est sans doute pour le papier qu'il lui avait demandé, vos rapports avec eux sont donc bons. Puissiez vous gagner ce nouveau différent que ces Laneyrie ont soulevés. Vous me tiendrez bien au courant. Vous me parlez d'indemnités que Les Pauget réclament au gouvernement, mais c'est vous qui devez obtenir un dégrèvement correspondant à 50% de vos pertes. Enfin, pour quant à la question de les garder, je vous comprends, ils ne sont ni assez intéressants, consciencieux et polis pour pareille mesure de bienveillance. Après quatre ans de perte, on peut ajouter six mois pour pouvoir se débarrasser complètement. Cela n'a que trop duré. Que si plus tard, nous sommes appelés à occuper seuls la maison, qu'il n'y ait pas de commères entre nous. Pour quant à moi, rassurez-vous, évidemment je suis moins bien qu'à Hérimoncaut, mais si cela continue, je ne suis pas à plaindre. Je vais une heure le matin et autant le soir aux écuries. Je suis assez bien couché, mais pas chez l'habitant, dans une couchette avec mes couvertes. Ils avaient besoin d'un télégraphiste, mais c'était spécifié qu'il soit de la classe 1915, ce qui laisserait supposer qu'ils ne veulent pas adjoindre les classes déjà anciennes de la réserve en vue de notre démobilisation. Enfin, je garde bon espoir, ou je rentrerai fin avril, et alors je n'irais plus en permission, ou je ne serai libéré qu'en mai, et alors avant deux mois, je pourrais obtenir une nouvelle et dernière permission où je pourrai faire toutes choses utiles en vue de ma rentrée proche. Et je retournerai pour peu de temps. Je pense que vous avez vu César, il doit être complètement libéré, et Paul, avez-vous revu Antoinette, et pense-t-il rentrer ? Je crois que lui, détaché dans ces chemins de fer dépourvus de toute organisation, il va en avoir pour longtemps. Je vous souhaite bonne chance, Mes Chers Parents, dans tout les règlements de ces contestations avec vos satanés locataires. Je pense aussi que votre prochaine lettre ne m'apportera que de vos bonnes et chères nouvelles. Je vous embrasse cent fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 10 février 1919

Mes Chers Parents, Rien de vous encore aujourd'hui, Mes Chers Parents, avec ce froid si rigoureux, je suis inquiet. J'espère que la santé est bonne et que demain, j'aurai le plaisir d'une longue lettre. Ici, la bise s'est calmée, mais le froid est toujours très vif, ce qui n'exclut pas un soleil radieux. Je vais attendre une déclaration officielle sur la démobilisation de ma classe, après le prochain renouvellement de l'armistice. Elle ne saurait tarder, et je serai fixé d'un coté ou de l'autre. A ce moment, j'écrirai à Romand, à Madame Buguet et chez Perroux pour avoir l'avantage d'être inscrit. A ma libération, j'irai naturellement chez celui qui m'offrira le plus. Je m'arrête à ce plan. Nous avons reçu des Malgaches comme renfort. Le régiment est donc moitié blanc, moitié noir. Enfin ils travaillent et nous nous reposons le plus possible. Je suis en bonne santé, la nourriture est très bonne et abondante. A demain, je l'espère, la joie de vous lire. Mille bons baisers de votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 15 février 1919

Mes Bien Chers Parents, J'espérais pour aujourd'hui cette lettre dont vous me parliez hier, et qui contient un journal. Je n'ai rien reçu. J'imagine, Chère Maman, que tu as fait erreur dans l'adresse, l'habitude de la précédente t'aura fait tromper. Te rappelles-tu qu'à Lyon, tu m'écrivais presque toujours Cours Vitton pour Cours de la Liberté. Enfin, elle ne contenait rien de précieux. J'apprends qu'une recrudescence de grippe sévit actuellement. Prenez bien vos précautions, Mes Chers Parents, ces premières journées sont parfois plus mauvaises que les plus froides, le soleil lui-même enrhume, il paraît qu'elle se reprend très bien deux fois. A propos, les bouchers de Mâcon ont-ils fini leur grève, bande de voleurs, ils n'ont pas assez gagné. J'ai vu aussi sur le journal qu'une bande de "joyeux" échappés de la gare de Mâcon avaient semé la terreur dans la ville. Je pense que l'émotion est calmée et qu'ils ont été pris. Il fait un temps magnifique ici, c'est un régal, le soleil est chaud. Hier, dans votre lettre, vous me parliez que vous vouliez m'envoyer du chocolat. S'il est encore temps, ne le faites pas. J'irai le chercher moi-même, un colis est toujours trop coûteux pour ce qu'il renferme. Dimanche prochain 23, je tâcherai d'aller vous embrasser, mais tout reste subordonné à l'imprévu. Aussi, il n'y faut pas trop compter. Cela m'allégera les jours qui me restent à faire. Aujourd'hui, tout à l'air de bien marcher sur les journaux. A demain, je vous espère en bien bonne santé. Mille baisers affectueux de votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 17 mars 1919

Mes Chers Parents, Enfin, j'ai des lettres. Je reçois votre jolie carte du 13, puis votre lettre du 14. J'en suis bien heureux. Il doit encore me manquer au moins deux lettres que vous avez dû m'écrire entre le 8, date de la dernière reçue, et le 13. Elles ont dû s'égarer et subir le sort des deux autres qui ne me sont jamais parvenues. Je suis content de vous savoir en bonne santé, car, bien que n'accusant que la Poste, j'étais inquiet. Je vois qu'il n'y a encore rien de décisif dans le jugement des Laneyrie. J'espère bien que votre prochaine lettre m'apprendra que justice est enfin faite. Je sais combien vous avez de soucis pour toutes ces malheureuses affaires, et j'ai l'ardent désir qu'elles soient vite conclues comme le bon sens et l'équité le réclament. Vous me dites que M. Pauget cherche un logement, qu'il est venu vous prévenir qu'il n'en trouvait pas. Je ne savais pas qu'il avait l'intention de partir, car je croyais qu'il vous était forcé de les garder six mois après la signature de la paix, et qu'ils ne demanderaient pas mieux de jouir de cet avantage que la loi complaisante leur confère. Cet été, me dites vous, à quelle date alors ? Serait ce le 11 mai. Le plus tôt serait évidemment le meilleur, car sa femme a été moins que gentille avec vous. Mais alors, je crois me rappeler que vous m'aviez dit que prenant le deuxième pour commencer, l'on prendrait le troisième ensuite. J'envisage donc que s'ils partaient, nous pourrions, aussitôt installés, le prendre de suite. Je sais que vous m'avez toujours dit qu'il était plus avantageux que le deuxième. D'autre part, si je fais, comme j'en ai l'intention, un atelier du quatrième, j'aurais beaucoup mieux tout sous la main. Enfin , à ma prochaine permission qui précédera de peu, je l'espère, le retour définitif, nous aurons tout loisir pour causer de toutes ces choses et les arrêter définitivement, car j'ai bon espoir de leur réalisation prochaine. Je reçois aussi trois lettres de ma fiancée, 12, 13 et 14. Elle me dit que cette fois, le sort d'Etienne est décidé, qu'il est nommé à Lyon, qu'il n'attend plus que son ordre de mise en route. C'est un veinard, il me précède au moins de trois mois dans le retour, mais enfin, il l'a bien mérité et c'est tant mieux pour lui, j'en suis très content. Peut-être ferais-je bien un saut à Lyon à ma prochaine permission s'il y est déjà installé. Peut-être aussi est-il à Mâcon en ce moment. Je ne lui écris plus au régiment car je vais attendre sa nouvelle adresse. Ils doivent être bien content chez lui. Que j'ai hâte aussi de rentrer, enfin, il faut ronger son frein. Honorine pense retourner à Lyon pour faire encore quelques achats, enfin, elle me dit vous avoir donné visite et vous l'avoir dit. Paul va donc rentrer avec la classe 1906 à la fin du mois. Tant mieux pour lui aussi. Je le verrai à ma prochaine permission, et comme je l'espérais, je pourrai lui présenter ma fiancée. Pour le fils Serve, je n'ai rien reçu de lui, il est vrai qu'à ce moment, je m'attendais à changer de régiment et ne lui donnais pas d'adresse, mais s'il avait eu bien envie de m'écrire, il pouvait toujours me l'adresser par votre intermédiaire. Il est de la classe 1909, je crois me rappeler, aussi n'est-il pas encore plus fixé que moi. Je vais très bien pour l'instant, le temps s'est rafraîchi. J'espère que vous êtes en bonne santé, qu'il fait bon à Mâcon. Merci beaucoup de la jolie carte. Un bonjour à Etienne si peut-être vous le voyez, et mille bons baisers de votre fils qui vous aime. Ernest - 102 -

Le 21 mars 1919

Mes Chers Parents, Je reçois votre lettre du 18 qui m'apprend que Monsieur Romand est venu s'enquérir de ma rentrée prochaine. Bien qu'il ne laisse pas paraître qu'il peut tenir à vous, il sait nous trouver à l'occasion. Je lui écris par ce même courrier. Je ne peux lui fixer une date puisqu'aucune déclaration nous concernant n'est encore survenue. Mais, je lui rappelle que les journaux viennent de publier que la démobilisation ne subirait aucun arrêt, que j'ai toujours escompté rentrer pour la deuxième quinzaine de mai, et que j'ai la conviction que je ne serai pas déçu. Apprenant son projet d'agrandissement de ses ateliers, je me déclare heureux si je peux lui apporter mon dévoué concours au cas où, songeant à mes services, nous pourrions nous entendre. Je lui dis qu'au 10 avril, je serai à Mâcon et que j'irai le voir, et qu'il est rare qu'à cette date mon sort ne soit pas fixé. Pour les sursis, je lui dit que j'ai bien été tenté d'en faire la démarche, mais que multipliant tous les jours les difficultés, ils ne voudraient pas reconnaître que ma profession intéresse la reprise des affaires. Ce qui est malheureusement trop vrai. S'il a en mains le piston nécessaire, ça ne l'empêche pas de l'actionner. Au fond, j'aimerais rentrer chez lui, je connais la maison, je serai près de chez moi, reste la question la plus délicate, la paye. Marié, il me faudrait douze francs, et c'est encore là un minimum. Pour votre jugement que vous m'annoncez rendre, comment se fait-il que vous n'y ai pas été convoqués. Je verrai en personne le Juge de Paix, vous pourriez lui demander son avis et ensuite la révision. Mais je présume que vous avez assez de tracas. Qu'ils se tiennent bien à carreau, maintenant, et qu'ils payent bien jusqu'au coup de balai ce qu'ils doivent. Il fait toujours froid, il neige presque tous les jours. Quel sale temps qui m'horripile. Je vais bien quand même, et j'ai le bon espoir qu'il en est de même à la maison. Je suis le cinquième à partir, je m'arrangerai pour passer pleinement les fêtes de Pâques. Votre fils qui vous aime, vous embrasse tendrement, Ernest

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Le 29 mars 1919

Mes Biens Chers Parents, Je reçois avec une bien grande joie votre magnifique carte du 26. Je vous en remercie bien, mais avec toutes les alternatives que font subir les journaux, les faits et les rumeurs, quand vous recevez une lettre de moi qui vous fait espérer mon retour, je suis déjà à ne plus y compter. Aujourd'hui encore, la mission alliée se fait conspuer en Pologne, ce n'est pas fait pour augmenter notre prestige déjà chancelant. Tout est encore bien sombre, enfin, espérons que cela se tassera, que nous finirons par l'avoir, cette paix tant désirée. Vous me dites qu'il fait mauvais temps à Mâcon, alors c'est général. Hier, ici, il neigeait aujourd'hui souffle une bise terriblement froide. Pourvu que je sois un peu plus favorisé durant ma permission car je suis à la veille de partir. Ce sera peut-être pour demain dimanche, à coup sûr pour lundi. Je m'étonne déjà que le camarade qui doit me faire partir ne soit pas encore rentré, car s'il lui était arrivé quelque chose, il me faudrait attendre au 18 avril. J'arriverais peut-être avant la présente car la poste est toujours bien capricieuse. L'autre jour, tu me demandais, Chère Maman, si ce Didier m'avait répondu à la deuxième lettre que je lui avais écrit, non, il ne m'a pas répondu, mais je suis décidé, par ce fait même, à ne donner aucune suite à mon projet de me syndiquer. Je calcule si j'avais le bonheur de rentrer, à mon mois de salaire s'ajouterait cent francs pendant quinze mois, de toutes les indemnités que j'ai à toucher. On pourrait être si heureux dans notre petit ménage, j'ai plus de seize cents francs à toucher. M. Romand ne m'a pas répondu, mais, d'après la lettre que je lui avais écrite, lui laissant prévoir mon arrivée imminente, cela n'a rien d'étonnant. C'est donc demain, je l'espère, mon dernier dimanche avant ma permission. Le prochain, je serai près de vous. J'espère de tout cœur que je vais vous retrouver en bonne santé, pourvu que nous ne prenions pas froid par ce temps si rigoureux. Le papa qui se lève plus de bonne heure qu'il est indispensable, et toi, Chère Maman, il y a déjà longtemps que tu ne me dis pas si ces coliques t'ont repris. J'espère bien que non. Je vais être heureux pendant ma permission, les jours passeront plus vite qu'ici, et peut-être bien que lorsque la fin approchera, je connaîtrais quelque chose de positif sur mon retour jusqu'ici bien problématique. Ce qu'il y en a, des mécontents, les PTT veulent se mettre en grève, les chemins de fer aussi. Ces crises sont inévitables au lendemain de quatre ans de guerre pareille, mais ce qu'il y a de malheureux, c'est que c'est toujours nous, les premiers qui pâtissons. Avec le bon espoir de vous embrasser bientôt, je vous envoie dans cette lettre mille bons baisers. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 26 avril 1919

Mes Biens Chers Parents, Je suis rentré plus tôt que je l'espérais, à 3 heures j'étais à mon régiment. Je profite donc pour vous écrire un petit peu plus longuement que ce matin. Je vous disais que mon sursis n'est pas encore parvenu à mon régiment, mais il ne faut pas trop s'en étonner, il n'y a pas encore trois semaines et il s'est présenté des cas de cinq semaines. J'ai acquis la certitude que lorsqu'un ordre de sursis arrivait, on ne soulevait plus de difficulté. Je puis me livrer aux espérances. D'autre part, j'apprends ici que la classe 1911 serait rentrée pour la fin juin; c'est un mois de gagné sur mes prévisions. Puis-je rentrer bientôt et pour toujours. Demain dimanche, je vous ferai une longue lettre où je vous remercierai bien des mille bontés dont vous m'avez comblé dans ce bon et long séjour. Toujours la même adresse. A demain et mille bons baisers de votre fils, Ernest

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Le 26 avril 1919

Mes Biens Chers Parents, Quel temps fait-il à Mâcon, ici il neige et fait froid. Ce sont les giboulées. Je vous dirais que d'ici une huitaine, nous partirons pour Valence. Je passerai donc en gare de Mâcon, je crois qu'il ne sera pas possible de m'y arrêter, enfin, je tâcherai de vous fournir d'ici quelques temps des tuyaux plus complets. Nous serons donc troupes d'intérieur, une chance de plus dans la réussite de mon sursis. Aujourd'hui, j'écris à M. Romand pour lui dire que rien ne m'est encore parvenu, que j'attends une quinzaine, passé ce délai, j'écrirai à la Commission de Bourges pour connaître le sort réservé à ma demande. Ceci me fait espérer une démobilisation prochaine, car on va sûrement procéder à une sélection des classes anciennes et jeunes. Je crois que je pourrai être délivré à la fin juin. Je vous ferai donc savoir aussitôt que possible de ne plus m'écrire à cette adresse et vous donner la nouvelle. Mes Chers Parents, je vous espère en bien bonne santé et vous embrasse affectueusement. Votre fils, Ernest

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Le 11 mai 1919

Mes Chers Parents, Je reçois à l'instant votre carte d'hier. vous pouvez croire que la surprise qu'elle m'apporte est grande et, si ma joie n'a pas encore eu d'explosion, c'est que rien n'est encore venu au Régiment. Tout à l'heure, j'attendais après votre carte, impatiemment, le courrier du Colonel, mais une fois de plus, il n'y avait encore rien pour moi. Enfin, je vais espérer voir arriver la délivrance chaque jour. J'aurai bien voulu que vous joigniez à votre carte la lettre que M. Romand a reçu l'avisant que mon sursis était accepté, pour savoir de quelle autorité elle émane. Puisse cela ne pas trop traîner, maintenant, et être mon dernier dimanche ici, loin de vous. Que je vais être heureux désormais, si cette chance m'est acquise. Je ne sais si Honorine a appris cette bonne nouvelle car aujourd'hui, je n'ai pas de lettre d'elle. Je suis abasourdi, je sens que je serais si heureux si ce rêve devenait la réalité. Je n'écris pas à M. Romand de suite, je vais attendre quelques jours. Si vous le voyez, dites lui qu'à l'heure actuelle, je n'ai encore rien. Dans l'espoir d'être près de vous dimanche prochain, et même avant, je vous embrasse mille fois bien affectueusement. Votre fils qui vous aime, Ernest

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Le 13 mai 1919

Chers Parents, Enfin la délivrance ! Un des plus beaux jours de ma vie. Merci de m'avoir transmis ce papier, je vais demander à Mon Commandant de me mettre immédiatement en route sur ma bonne foi, car je dois attendre l'autre famille. S'il refuse, j'attendrai mais ce n'est pas pour longtemps. A bientôt, je vous embrasse mille fois, Ernest Je l'envoie par la poste pour qu'elle arrive plus vite.

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Le 14 mai 1919

Mes Chers Parents, Cette carte-lettre sera la dernière. Elle clôt six ans et demi de séparation. Demain, je rentrerai, j'en ai le ferme espoir, pour toujours. J'ai vu mon Commandant qui veut bien consentir à me laisser partir de suite, je m'engage à lui envoyer l'autre feuille dès sa réception. Je prendrai le train à onze heures à Valence, et serai à Mâcon vers les trois heures. Je suis heureux au possible, enfin c'est arrivé, cette chose tant espérée. A demain, Mes Chers Parents, et mille bons baisers. Votre fils, Ernest

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Extraits du Livret Militaire d ’Ernest Protat

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