Working girl

rongée d'angoisse à l'idée de savoir comment j'allais pouvoir rembourser les 450€ mensuels de mon prêt étudiant, ma ... métro. J'arrive sur le lieu de mon entretien avec une heure et demie d'avance, si inquiète de me perdre dans le réseau de transports en commun que je connais alors à peine. Je m'assieds dans un café ...
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Working girl

Londres, mars 2011 Je n’arrive pas à le croire, mais c’est pourtant vrai : je suis une londonienne active, avec un poste en CDI dans le département marketing d’une entreprise internationale située dans le centre-ville, à deux pas de la City et de la station de tube d’Holborn. Je suis Melanie Griffith dans Working Girl, l’un de mes films préférés des années 80, où une femme avec des épaulettes à la Jean-Paul Gaultier, un brushing impressionnant et des lunettes démesurées se découvre par hasard un don pour les affaires et le monde de l’entreprise. Je ne brasse pas des millions, mais j’ai atteint mon El Dorado à moi : je suis payée pour écrire, qui plus est sur un sujet qui me passionne. Je suis éditrice web et community manager dans le domaine du voyage. Chaque matin, je quitte mon petit studio situé dans une maison victorienne à l’Ouest de Londres, et j’ai l’impression de rêver ma vie. Le printemps arrive, les arbres bourgeonnent dans mon joli hameau de Brackenbury Village, le nom que porte cet ensemble de quelques rues niché au coeur du quartier d’Hammersmith, où j’ai posé mes valises. Il y a encore un mois, j’étais au bord des larmes dans les bureaux de Pôle Emploi de Saint-Germain-en-Laye. J’étais rongée d’angoisse à l’idée de savoir comment j’allais pouvoir rembourser les 450€ mensuels de mon prêt étudiant, ma banque n’ayant rien voulu entendre lorsque j’avais demandé à en différer les premiers versements. Avant mon départ pour Londres, j’ai envoyé mon CV en réponse à quelques offres d’emploi trouvées sur le net, pour des postes francophones d’éditeur web en marketing. J’ai reçu deux réponses positives sur une dizaine de candidatures envoyées. A ma grande surprise, les deux employeurs ont attendu trois semaines pour me recevoir en entretien, après que je leur aie expliqué que je n’étais pas en mesure de déménager à Londres plus tôt. J’ai appris, depuis que je suis dans mon poste, que cela faisait plusieurs mois qu’ils cherchaient une éditrice francophone, sans succès. Il semble que les littéraires s’exportent peu à l’étranger. Ma collègue en charge du business development du marché français m’a expliqué, maintenant que nous travaillons ensemble, qu’elle n’avait reçu que des candidatures d’étudiants aux profils similaires au sien, sortants d’écoles de commerce ou de fac d’économie, ne sachant pas vraiment écrire. Un problème, avait-elle précisé, pour gérer le blog, la rédaction des newsletters et autres publications sur les médias sociaux d’une entreprise 100% digitale, dont le seul moyen d’atteindre ses clients est par son site internet, et le contenu qui s’y trouve. Mon entretien d’embauche a lieu le lendemain de mon arrivée à Londres. A peine débarquée de France 24 heures plus tôt par l’Eurotunnel, mes meubles et mes cartons toujours dans mon van de location, je dors quelques heures et me réveille aux aurores avant de passer mon premier vrai entretien d’embauche. Le rendez-vous est fixé à 10h30, mais je me lève à 6h30, trop nerveuse pour pouvoir dormir davantage. Ce matin là, mon premier matin londonien, je passe au moins 20 minutes à fourrager dans mes cartons - que je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir - afin de trouver mon sèche-cheveux et un miroir pour me maquiller. Après quoi je file prendre le

métro. J’arrive sur le lieu de mon entretien avec une heure et demie d’avance, si inquiète de me perdre dans le réseau de transports en commun que je connais alors à peine. Je m’assieds dans un café en attendant l’heure de mon entrevue, relisant anxieusement les notes que j’ai prises concernant l’entreprise pour laquelle je postule. On m’a dit de me présenter à l’accueil et de demander Steve North, le directeur des contenus rédactionnels du département marketing. Je m’attends à rencontrer un homme sérieux avec des petites lunettes, la quarantaine bien tassée. Quelle n’est pas ma surprise lorsque je vois entrer dans la salle de réunion réservée pour mon entretient un homme d’environ 25 ans, en tshirt, jean et baskets, tout droit sorti d’une publicité Calvin Klein. Très gentil, il me met tout de suite à l’aise. Il me demande où j’ai appris l’Anglais avec l’accent américain, et depuis quand j’habite à Londres. Il rit lorsque je réponds : “Depuis hier soir”. Il me demande où j’ai étudié en France, en regardant mon CV. Voyant qu’il a du mal à prononcer le nom de mon université, je réponds à Nanterre, près de Paris. “C’est où exactement? Je ne connais pas du tout la France, ni ses universités”. Je réalise alors que j’ai affaire à un Anglais qui ne fait pas la différence entre HEC et l’université de Nanterre, puisqu’il n’a jamais entendu parler d’aucun des deux. Je lui explique qu’il s’agit d’une grande université publique, l’une des plus grandes de France, réputée pour son département de sciences sociales et humaines, notamment la sociologie. La vérité, rien que la vérité. “Très bien”, me répond Steve, “cela m’intéresse beaucoup, votre diplôme en sociologie. Les sociologues sont bons pour savoir comment parler aux gens en fonction de leur âge, centres d’intérêts ou classe sociale, non ? Car nous avons vraiment besoin d’une personne qui puisse nous aider à vendre notre produit à une clientèle française très spécifique. On a besoin de les atteindre avec des contenus pertinents auxquels ils peuvent s’identifier”. Il continue en me disant que mes deux Masters sont impressionnants, me félicite de parler si bien deux langues - “Je n’en parle qu’une, je n’ai jamais eu le don des langues, trop difficile” - et manifeste beaucoup d’intérêt pour mes articles de blog concernant les Etats-Unis. “Nous avons deux françaises dans le département marketing, et je leur ai envoyé le lien vers votre blog, celui que vous aviez indiqué dans votre CV. Elles m’ont dit que vous écriviez très bien, et pourtant elles sont exigeantes. Cela fait des mois que nous cherchons un éditeur français, il semble que ces personnes-là soient difficiles à trouver à Londres”. Je nage en plein rêve. Je suis passée du statut de chômeuse chronique en France à celui de perle rare du marketing rédactionnel francophone à Londres. J’ai l’impression de me trouver en pleine troisième dimension. Pendant des années, j’ai entendu dire en France que les étudiants en sociologie n’ont aucune chance de trouver un emploi. Ce que je soupçonne depuis longtemps serait-il donc vrai ? Les étudiants en sociologie ne sont pas inutiles par nature, mais par construction culturelle : celle du système de valeurs de l’éducation à la française. Cela me rappelle un cours d’introduction à l’anthropologie de première année sur le symbolisme des couleurs dans différents pays. Prenez le blanc. Chez nous, il signifie le mariage et la pureté. En Chine, il signifie la mort et le deuil. Steve quitte ensuite la salle de réunion, me laissant une heure pour traduire un texte de l’Anglais au Français, et rédiger un article original d’une page Word sur les choses à faire et à voir à Barcelone. “Ce n’est pas grave si vous n’êtes jamais allée à Barcelone, inventez, utilisez votre imagination”. Je traduis, puis rédige, le plus rapidement possible. Jamais, de ma vie, je n’ai travaillé aussi vite. Je tape les mots à une vitesse fulgurante sur mon clavier, prenant à peine le temps de respirer ou de cligner des yeux, suant à grosses gouttes dans mon pull en

cachemire, sélectionné avec soin pour l’occasion. Choix idiot s’il en est pour un entretien d’embauche, moi qui réagis au stress par des bouffées de chaleur. Lorsqu’une heure plus tard, Steve revient pour arrêter le test, je dois avoir l’air d’une coureuse de marathon au bord de l’évanouissement, le visage rouge et les cheveux humides collés au front. “Vous avez fini l’exercice ?” me demande t-il en jetant un oeil à l’écran de l’ordinateur portable qu’il m’a prêté pour la durée du test. “Je crois bien que vous êtes la première. Personne ne fini jamais, je sais que le test est trop long”. Si je n’étais pas aussi épuisée, je me mettrais à pleurer devant lui, là, au beau milieu de la salle de réunion. Il me dit qu'il fera lire mon travail aux françaises du département, puis qu'il me contactera dans la semaine pour me dire si je suis retenue ou pas. Après deux heures d’entretien, je sors du bel immeuble de High Holborn House en inspirant une grande bouffée d’air frais, satisfaite de ne pas avoir passé cet entretien en plein mois de juillet. Pour retrouver mes esprits et me féliciter d’avoir survécu, je m’attable dans un Starbucks, situé à deux pas des bureaux que je viens de quitter. A peine assise avec mon iced latte à la main que mon téléphone sonne. Je reconnais la voix de Steve. Pendant quelques secondes, je crois avoir oublié quelque chose dans leurs bureaux, passant rapidement en revue le contenu de mon sac à main. Je ne me souviens pas exactement ce que Steve m’a dit, mis à part : “Vous pouvez commencer lundi ?”. Moi qui m’étais préparée à devoir travailler comme serveuse pour gagner ma vie, j’ai été embauchée en moins d’une journée, le lendemain de mon arrivée à Londres. Le lundi 21 février à 10h, je fais une entrée remarquée dans les locaux de ma nouvelle entreprise, en réussissant à commettre un faux-pas dont mes collègues parlent encore au pub le vendredi soir, et ce moins de 10 minutes après mon arrivée. Alors que la directrice des ressources humaines me conduit à mon bureau dans l’open space comprenant la cinquantaine de collègues du département marketing, Steve s’approche de moi pour me saluer. A la fois transie d’angoisse par les regards posés sur moi et euphorique de vivre ma première journée d’employée d’entreprise, je salue Steve en lui faisant la bise, ignorant sa main tendue. Le monde s’arrête alors de tourner autours de moi, comme suspendu pendant quelques secondes, alors que je réalise avec horreur l’erreur je viens de commettre. Faire la bise à mon nouveau manager, qui plus est un Anglais, qui n’a jamais dû faire la bise de sa vie à quiconque avant cet instant précis. Il faut savoir qu’en Angleterre, la bise, lorsque infligée aux autochtones, oscille entre le statut d’exotisme incongru et d’humiliation mortifiante. J’ai envie de ramper sous mon bureau et d’attendre 17h30, que le temps passe et que les gens rentrent chez eux. Steve semble gêné, mais rit : “Ah, très bien, à la française !”. Depuis mon arrivée, je suis éprise du mode de vie londonien : tout le monde va au pub le vendredi soir, qu’il s’agisse des directeurs, des managers ou des employés. Qu’ils soient Anglais, Brésiliens, Allemands ou Italiens. J’entends parler toutes les langues autour de moi. Je sors avec des collègues le week-end. Je vais dans les musées gratuits, je prends un métro propre tous les matins. Et j’ai un travail, avec un vrai salaire. Londres m’a accueillie à bras ouverts, et je lui dois une fière chandelle. J’ai enfin trouvé une tribu qui me plait et me ressemble, composée de personnes venues des cinq continents, et de chemins de vie tous différents les uns des autres. Personne ne sait rien du passé de personne, tout le monde

travaille dur pour faire ses preuves et par passion des voyages. Ici, pas de bon ou de mauvais profil, pas de hiérarchie oppressante ou de mauvais diplôme. Je ne sors pas d’une grande école ou d’une fac de droit, et pourtant on me dit que je suis bonne dans mon job. Loin de l’étroitesse d'esprit qui m’a étouffé en France depuis mon bac littéraire, je me sens revivre. J’ai ma place dans un clan qui me ressemble, et j’entends y rester aussi longtemps que je m’y sentirai comme je me suis sentie ce soir, en rentrant du pub après une longue soirée avec mes nouveaux collègues : libre, indépendante et heureuse.

-Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.