William Ritter

rentrait sans doute chez lui, après avoir – une fois de plus – .... Ah, vous avez dû jeter un coup d'œil sur ..... poste... Ils ont de quoi faire, là-bas, mais ici j'ai toute.
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William Ritter

William Ritter est un auteur et un éducateur américain. Jackaby est son premier ouvrage publié en France.

Illustration de couverture : jdrift design – Photographie de profil : ©Raven Cornelissen/BirdsistersStock Ouvrage initialement publié par Algonquin Books of Chapel Hill, un département de Workman Publishing Company, Inc., New York, États-Unis, sous le titre : Jackaby ©2014 William Ritter ©2018, Bayard Éditions pour la traduction française 18, rue Barbès, 92128 Montrouge ISBN : 978-2-7470-5894-0 Dépôt légal : juin 2018 Première édition Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, interdite.

William Ritter

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Patrice Lalande

Pour Jack, qui me donne envie de créer l’impossible, et pour Kat, qui me persuade que j’en suis capable, et me pousse à le faire.

1 En cette fin janvier, la Nouvelle-Angleterre était parée d’un manteau de neige tout neuf alors que je m’engageais sur la passerelle qui me conduisait à terre. La ville de New Fiddleham luisait dans les derniers feux du crépuscule. La lumière des becs de gaz jouait sur les façades couvertes de givre des édifices qui s’alignaient sur les quais, transformant leurs briques sombres en autant de diamants étincelants. Les reflets de ces lueurs dansaient et bondissaient sur les eaux noires de l’océan Atlantique. Je marchais avec une unique valise pour tout bagage. Quelle sensation bizarre de voir ces bâtiments se dresser autour de moi et de sentir la terre ferme sous mes pieds après tant de semaines en mer ! Je devais finir par connaître New Fiddleham comme ma poche, mais, en cet hiver glacé de 1892, toutes les fenêtres éclairées et les allées obscures étaient étranges à mes yeux, grouillantes de dangers inconnus et de séduisants mystères. La ville n’était pas ancienne, du moins comparée à celles que j’avais vues au cours de mes voyages, mais elle affichait 5

la même splendeur vigoureuse, la même assurance inaltérable que n’importe quelle cité portuaire d’Europe. J’étais allée dans des villages de montagne en Ukraine, des bourgades de Pologne, d’Allemagne, et dans les vastes domaines de mon Angleterre natale, et pourtant... il me fut difficile de ne pas me laisser intimider par le grondement et les pulsations de ce port américain vibrant d’activité. Les dernières lueurs du couchant disparaissaient du ciel, mais des silhouettes sombres s’affairaient encore sur les docks. Le propriétaire d’un magasin tirait les volets de sa boutique pour la nuit. Des marins en permission descendaient vers le port, en quête de folles distractions pour dépenser leur argent durement gagné... et des femmes aux décolletés plongeants semblaient soucieuses de les y aider. Un homme me fit penser à mon père : sûr de lui et d’allure prospère, il rentrait sans doute chez lui, après avoir – une fois de plus – consacré sa soirée à des tâches importantes au lieu d’être auprès de sa famille en cette heure déjà avancée. Une jeune fille s’emmitoufla dans son manteau d’hiver et baissa la tête au moment où un petit groupe de marins passa à sa hauteur. Ses épaules frémirent, mais elle poursuivit son chemin sans se laisser distraire par leurs rires bruyants. Je me reconnus en elle : une fille perdue, têtue, en route pour n’importe où, excepté chez elle. Une rafale glaciale balaya la jetée et s’insinua sous les ourlets de ma robe élimée et à travers les coutures de mon épais manteau. Je dus plaquer une main sur ma tête pour empêcher ma vieille casquette en tweed de s’envoler. 6

C’était un couvre-chef de garçon – mon père aurait dit de vendeur de journaux –, mais je m’y étais habituée au fil des mois. Pour une fois, je regrettai ces jupons inutiles qu’une femme comme il faut se devait de porter... du moins était-ce ce que ma mère s’évertuait à répéter. Ma robe verte toute simple était pratique pour marcher, mais le tissu léger laissait passer l’air glacé. Je remontai mon col en laine pour me protéger de la neige et pressai le pas. Quelques pièces s’entrechoquaient au fond de ma poche, reliquats de mon travail à l’étranger. Je le savais, elles ne me procureraient rien de plus qu’un peu de sympathie, et encore, si je me débrouillais bien. Ces pièces étrangères racontaient une histoire, et j’étais heureuse qu’elles m’accompagnent de leur tintement. Mes pieds s’enfoncèrent en craquant dans la neige poudreuse tandis que je m’approchais d’une auberge. Un gentleman vêtu d’un long pardessus marron, et dont le visage était presque entièrement dissimulé par son écharpe, me tint la porte. Je chassai les flocons de neige de ma chevelure, suspendis mon manteau et mon chapeau près de l’entrée, et calai ma valise en dessous. L’auberge sentait le chêne, le feu de bois et la bière. La chaleur du feu qui crépitait redonna couleur et vie à mes joues. Une demi-douzaine de clients étaient installés autour de quelques tables rondes et grossières. Dans un coin de la salle, on apercevait un petit piano, mais il n’y avait personne sur le tabouret pour en jouer. Je connaissais quelques mélodies par cœur, ayant pris des leçons tout 7

au long de mes années de collège. Maman disait qu’une lady se devait de savoir jouer d’un instrument. Elle se serait évanouie si on lui avait dit qu’un jour j’envisagerais de mettre en pratique ses belles leçons de façon aussi vulgaire, dans cette étrange taverne américaine, et sans chaperon, pardessus le marché ! Je chassai ma mère de mon esprit. À trop y songer, j’aurais pu décider qu’elle avait raison, en fin de compte. J’arborai mon plus charmant sourire et m’approchai du tenancier. Il haussa un sourcil étonné en me voyant et plissa son front de rides. – Bonsoir, monsieur, lançai-je, une fois parvenue devant le bar. Je m’appelle Abigail Rook. Je viens de débarquer et je suis un peu à court d’argent. Je me demandais si vous m’autoriseriez à poser mon chapeau sur votre piano et jouer quelques... – Il ne marche plus, m’interrompit l’homme. Ça fait des semaines. Ma déception devait être visible, car l’homme prit une mine compatissante au moment où je me retournai. – Attendez, dit-il. Il me servit une pinte mousseuse et fit glisser le verre sur le comptoir, accompagnant son geste d’un hochement de tête et d’un clin d’œil amical. – Asseyez-vous donc un peu, mademoiselle, le temps que la neige arrête de tomber. Je dissimulai ma surprise derrière un sourire reconnaissant et m’installai sur un tabouret, devant le bar et près du piano. Je jetai un coup d’œil aux autres clients et entendis 8

une fois de plus la voix de ma mère dans ma tête, m’avertissant que je ressemblais à « ce genre de fille » et, pire, que les ivrognes dégénérés qui fréquentent ces endroits me lorgneraient tels des loups convoitant une brebis égarée. En fait, les ivrognes dégénérés en question ne paraissaient même pas avoir remarqué ma présence. La plupart avaient l’air plutôt sympathiques, bien qu’un peu fatigués après leur longue journée. Deux étaient plongés dans une partie d’échecs, au fond de la salle. Cela me faisait bizarre de tenir une pinte dans ma main, et je me retins de regarder nerveusement par-dessus mon épaule à guetter l’arrivée du proviseur. Ce n’était pas la première fois que je buvais de l’alcool, mais je n’avais pas l’habitude d’être traitée en adulte. J’observai mon reflet dans une fenêtre au verre givré. Cela faisait juste un an que j’avais laissé les rivages de l’Angleterre derrière moi, mais je reconnus à peine la jeune femme aux traits sévères qui me renvoya mon regard. L’air marin chargé d’embruns avait dérobé un peu de la douceur de mes joues et j’avais le teint hâlé... du moins pour une Anglaise. Mes cheveux n’étaient plus soigneusement tressés et retenus par des rubans, comme ma mère l’avait toujours voulu, mais remontés dans un chignon tout simple. J’aurais presque eu l’allure d’une matrone si le vent n’avait pas libéré quelques mèches, qui me tombaient sur la nuque. La jeune fille qui avait fui les dortoirs avait disparu, remplacée par cette femme inconnue. 9

Je m’arrachai à ce reflet pour reporter mon attention sur les flocons blancs qui virevoltaient dans la lumière des lampadaires. Alors que je savourais le breuvage amer, je pris peu à peu conscience d’une présence dans mon dos. Je me retournai lentement et faillis renverser ma pinte. Ce sont les yeux, je crois, qui m’étonnèrent le plus. Grands et rivés sur moi, ils me scrutaient avec une intensité peu commune. Ça... et le fait que l’homme était penché si près de mon tabouret que nos nez se touchèrent presque lorsque je me retrouvai face à lui. Sa chevelure était noire, ou brun très foncé, et semblait abandonnée à elle-même, ayant tout juste la politesse de se rabattre en arrière, à l’exception de mèches éparses qui dansaient autour de ses tempes. Ses pommettes étaient saillantes, et ses yeux gris pâle cerclés de rides profondes. Ils donnaient l’impression qu’il avait vécu une centaine de vies différentes, mais, à part cela, son allure était jeune et il vibrait d’énergie. Je reculai maladroitement pour l’observer plus en détail. Il était émacié et osseux. Son pardessus marron lui arrivait sous les genoux et devait peser autant que lui, lesté comme il l’était de tout un tas d’objets qui déformaient ses poches. Son col était doublé d’une épaisse écharpe en laine, qui tombait presque aussi bas que son manteau. C’était l’individu qui m’avait ouvert la porte. – Bonjour, parvins-je à articuler une fois que j’eus recouvré mon équilibre sur mon tabouret. Puis-je vous aider... ? 10

– Vous étiez en Ukraine récemment. Ce n’était pas une question. Le timbre de sa voix était calme, posé... et autre chose encore... amusé peut-être ? Ses yeux gris dansaient, comme s’il pesait chacune de ses pensées pendant plusieurs secondes avant que sa bouche prononce les mots. – Vous avez fait route par l’Allemagne, poursuivit-il, et vous avez ensuite fait un long trajet sur un grand navire... composé principalement de fer, dirais-je. Il inclinait la tête de côté tout en m’examinant, mais sans jamais me dévisager, comme s’il était fasciné par mon front ou mes épaules. J’avais appris à gérer les attentions non désirées des garçons à l’école, mais, là, c’était totalement différent. Il semblait à la fois être absorbé par ma personne et s’en désintéresser complètement. C’était particulièrement troublant, et je me rendis compte que j’étais aussi intriguée qu’agacée. Il me fallut un certain temps avant de comprendre. – J’y suis, m’exclamai-je en lui souriant.Vous étiez sur le Lady Charlotte, vous aussi. Désolée de vous demander cela, mais... nous sommes-nous rencontrés sur le pont ? Il eut l’air visiblement décontenancé, et ses yeux trouvèrent enfin les miens. – Lady qui ? De qui parlez-vous ? – Du Lady Charlotte, répétai-je. Le navire marchand qui vient d’arriver de Bremerhaven.Vous n’étiez pas à son bord ? – Jamais vu cette lady. Elle a l’air affreuse ! 11

L’étrange individu aux traits émaciés reprit son inspection, apparemment bien plus impressionné par ma chevelure et les coutures de ma veste que par ma conversation. – Eh bien, si nous n’avons pas voyagé ensemble, comment avez-vous réussi à... Ah, vous avez dû jeter un coup d’œil sur les étiquettes de mes bagages ! Aussi discrètement que possible, je me penchai en arrière quand il s’approcha davantage, toujours à m’examiner. Mon dos buta inconfortablement contre le comptoir en chêne. Il émanait de l’individu une légère odeur de clou de girofle et de cannelle. – Je n’ai rien fait de tel. Ce serait m’immiscer de façon malpolie dans votre vie privée, énonça-t-il sur un ton neutre, tout en saisissant avec deux doigts une peluche sur ma manche. Il la goûta, puis la glissa à l’intérieur de son ample pardessus. – J’ai compris, annonçai-je. Vous êtes détective, c’est ça ? Mon interlocuteur cessa de me toiser de la tête aux pieds, et ses yeux se rivèrent une nouvelle fois sur les miens. Je savais que je l’avais percé à jour cette fois. – Oui, poursuivis-je, vous êtes comme cet homme, là. Celui avec la pipe à qui Scotland Yard fait appel dans ces histoires... Alors, c’était quoi ? Laissez-moi deviner...Vous avez senti l’eau de mer sur mon manteau, et ma robe est tachée par une variété d’argile peu commune ? Quelque chose de ce genre ? C’est quoi ? 12

L’homme resta songeur quelques instants. – Oui, répondit-il enfin, quelque chose de ce genre. Il sourit imperceptiblement, pivota sur ses talons et se dirigea vers l’extérieur tout en enroulant son écharpe autour de sa tête. Il enfonça un chapeau en laine sur ses oreilles et ouvrit la porte d’un coup, prêt à affronter le vent glacé et tourbillonnant qui l’assaillit de toutes parts. J’aperçus une dernière fois ses yeux gris et troubles dans l’espace séparant son écharpe et son couvre-chef. La seconde d’après, il avait disparu. Je demandai tout de suite à  l’aubergiste s’il savait quelque chose au sujet de l’inconnu. Il gloussa et roula les yeux. – J’ai entendu un paquet d’histoires, et il se pourrait même qu’une ou deux soient vraies. Tout le monde ou presque a une anecdote à son sujet. Pas vrai, les gars ? Quelques habitués éclatèrent de rire et se remémorèrent des épisodes que je fus incapable de comprendre. – Tu te souviens de cette histoire avec le chat et les navets ? – Et cet incendie de dingue à la maison du maire ? – Mon cousin ne jure que par lui... Enfin, il jure aussi par les monstres marins et les sirènes. Pour les deux gentlemans âgés assis de part et d’autre de l’échiquier, ma demande raviva une dispute apparemment oubliée, qui se transforma rapidement en une querelle ouverte au sujet des superstitions et de la naïveté. Il ne fallut pas longtemps avant que l’un et l’autre 13

attirent des partisans des tables voisines, les uns affirmant que l’homme était un charlatan, les autres remerciant le ciel de son existence. De ce brouhaha j’appris une chose : le nom de l’individu. Il s’appelait R. F. Jackaby.

2 Lorsque arriva le lendemain matin, j’avais réussi à chasser Mr. Jackaby de mes pensées. Le lit de ma petite chambre était chaud et confortable, et y dormir ne m’avait coûté qu’une heure de vaisselle et de balayage. L’aubergiste m’avait cependant fait comprendre que c’était un arrangement exceptionnel. Je tirai les rideaux pour laisser passer la lumière du matin. Si je voulais poursuivre mon audacieuse aventure sans me rabaisser à vivre sous un pont et faire les poubelles, voire pire (comme écrire à mes parents pour leur demander de l’aide), il me fallait trouver un emploi digne de ce nom. Je hissai ma valise sur le lit et l’ouvris. Mes vêtements étaient pressés de chaque côté, comme embarrassés à l’idée d’être vus les uns à côté des autres. D’une part, des tissus de prix aux ourlets brodés, dont les couches de dentelles comprimées se mirent à respirer d’un coup, comme si elles s’étiraient avec le jour naissant. D’autre part, face à ces habits pastel et guère pratiques étaient entassés des pantalons marron 15

en toile et des chemises terriblement fonctionnelles. Une poignée de sous-vêtements et de mouchoirs naviguaient craintivement dans l’espace qui séparait les deux sections, cherchant visiblement à ne pas attirer l’attention. Je soupirai. C’étaient mes deux options. J’avais usé tout ce qui se trouvait au milieu, et je n’avais à présent plus d’autre choix, étant donné le sort que la vie semblait m’avoir réservé. Je pouvais soit me déguiser en garçon aux traits rougeauds, soit ressembler à une ridicule meringue. Je pris un caraco et une culotte, et je refermai mon bagage avec dégoût. La robe verte que je portais à mon arrivée était suspendue au montant du lit. Je  l’examinai à  la lumière du soleil. Elle était encore légèrement humide de la veille. Son ourlet était fatigué, et elle commençait à s’effilocher à force d’avoir été portée. Je l’enfilai néanmoins et descendis au rez-de-chaussée. Je commencerais par chercher du travail, et je m’occuperais d’acheter des vêtements ensuite. À la lueur du jour, New Fiddleham donnait la sensation d’une ville neuve et pleine de promesses. L’air était toujours vif quand je me lançai dans ma petite expédition citadine, mais le froid était tout de même moins piquant que pendant la nuit. Je fus gagnée par un frisson d’excitation et d’espoir tandis que je traînais ma valise dans les rues pavées. Cette fois, décidai-je fermement, je trouverais un emploi conventionnel. Ma précédente – et d’ailleurs unique – expérience professionnelle, je l’avais eue après avoir stupidement cru une annonce écrite en 16

majuscules et en caractères gras, dans laquelle il était question d’une « opportunité excitante », de la « chance d’une vie » et, ce qui avait sans doute le plus attiré mon attention naïve, de dinosaures. Oui, de dinosaures. Les travaux de mon père en anthropologie et en paléontologie avaient instillé en moi une soif de découverte... mais une soif qu’il paraissait bien décidé à ne pas me permettre d’étancher. Tout au long de mon enfance, je n’avais approché le travail de mon père qu’à travers nos expéditions au musée. J’avais été avide d’apprendre, avais excellé à l’école, et la perspective de faire des études supérieures m’enthousiasmait... jusqu’à ce que j’apprenne que, la semaine même où mes cours débutaient, il s’en irait diriger les fouilles les plus importantes de sa carrière. Je l’avais supplié de me laisser aller à l’université, et avais eu les jambes flageolantes lorsqu’il avait enfin convaincu ma mère... mais l’idée de devoir avaler des livres de cours poussiéreux tandis que lui serait en train de mettre au jour de la vraie histoire me rendait folle. Je voulais me frotter à l’essence même de la discipline, comme mon père. Je l’avais supplié de me laisser l’accompagner, mais il avait refusé, arguant que les chantiers de fouilles ne sont pas faits pour une jeune femme. Je devais finir mes études, avait-il insisté, puis trouver un bon mari ayant un emploi stable. Mon sort était donc scellé. La semaine précédant mon premier semestre universitaire, j’arrachai l’annonce promettant une « opportunité excitante », m’éclipsai avec 17

l’argent que mes parents avaient mis de côté pour mes études, et me lançai dans une expédition qui avait pour destination les Carpates. Craignant qu’on ne veuille pas d’une jeune fille, j’avais déniché quelques pantalons dans une friperie. Ils étaient trop grands pour moi, mais j’avais pu les enfiler en repliant les ourlets et en serrant la ceinture. Je m’étais ensuite entraînée à parler d’une voix plus grave et avais dissimulé mes longs cheveux dans la vieille casquette de ma grand-mère... qui ressemblait à celle des garçons qui vendent le journal à la criée. J’étais certaine qu’elle compléterait parfaitement mon déguisement. Le résultat fut stupéfiant. Je m’étais métamorphosée en... une fille assez ridicule qui n’avait pas réussi à se déguiser en garçon. Par bonheur, le responsable des fouilles était bien trop occupé à gérer son expédition mal organisée et encore plus mal financée pour s’intéresser à moi. Que je sois humaine était le cadet de ses soucis, alors une fille... Il se satisfaisait de trouver des gens capables qui acceptaient de travailler pour les rations quotidiennes qu’il offrait. Les mois suivants purent difficilement être qualifiés « d’opportunité excitante », sauf si on considère excitant d’ingurgiter les mêmes repas insipides à longueur de semaine, de dormir sur une couchette inconfortable et de remuer de la terre rocailleuse à la pelle, tout ça pour rien. Faute d’avoir trouvé le moindre fossile, l’expédition perdit toutes ses subventions, et je me retrouvai en Europe de l’Est à chercher comment rentrer chez moi. 18

« Arrête de rêvasser et fixe-toi quelque part ! » semblait être le résumé de la leçon que j’avais apprise ces derniers mois, leçon financée par l’argent de mes études. C’est dans le sillage de cet échec monumental que j’arrivai dans un port maritime d’Allemagne, en quête d’un navire en partance vers mon pays natal, l’Angleterre. Mon niveau d’allemand est pitoyable, presque nul. J’étais au beau milieu de mes négociations pour obtenir une couchette sur un vaisseau marchand appelé le Lady Charlotte lorsque je compris qu’il n’appareillait absolument pas pour l’Angleterre, mais qu’il ferait une rapide escale en France avant de traverser l’Atlantique pour gagner l’Amérique. Le plus déconcertant dans cette histoire fut de m’apercevoir que la perspective de me rendre aux États-Unis par bateau me paraissait beaucoup moins effrayante que celle de rentrer chez moi. Je ne sais pas ce que je craignais davantage : faire face à mes parents après m’être enfuie avec l’argent des cours, ou accepter que j’étais parvenue au terme de mon aventure alors que j’avais la sensation de ne même pas en être arrivée à la moitié. Cet après-midi-là, j’achetai trois choses : une carte postale, un timbre et un billet pour embarquer sur le Lady Charlotte. Mes parents ont sans doute reçu ma carte à peu près au moment où je regardais les rivages de l’Europe s’étirer dans mon dos et où les immensités bleutées de l’océan s’ouvraient devant moi. Je n’étais pas aussi naïve et pleine d’espoir qu’au début de mon expédition, mais mes horizons s’élargissaient un peu plus chaque jour. 19

La carte que j’avais envoyée à mes parents était brève, et directe : Chère mère, cher père, J’espère que vous allez bien. Ainsi que vous m’en aviez avertie, un site de fouilles n’est pas fait pour une jeune dame comme il faut. Je suis actuellement à la recherche d’un endroit qui conviendra mieux à mes attentes. Salutations, Abigail Rook. Maintenant que je me trouvais ici, à New Fiddleham, je n’étais pas prête à tirer un trait sur mon aventure, mais j’allais faire un compromis en prenant un emploi conventionnel qui me servirait à me donner les moyens de la poursuivre. Je me rendis dans un magasin de détail. Une cloche retentit quand j’entrai dans la boutique. La propriétaire, une femme frêle et âgée, leva la tête en m’entendant arriver. Elle était occupée à mettre en rayons de lourds sacs de farine. – Bonjour, ma chère ! J’arrive de suite ! Alors qu’elle hissait un sac à bout de bras, il heurta l’étagère, ce qui la déséquilibra. Il s’éventra au sol, projetant un nuage tourbillonnant de poussière blanche dans l’air. – Oh, zut ! dit-elle en s’excusant. Pourriez-vous me donner un instant ? – Bien sûr. Laissez-moi donc vous aider, dis-je, déposant ma valise. 20

La femme accepta mon offre avec joie, et j’entrepris de ranger les sacs tandis qu’elle allait chercher une pelle et un balai. – Je ne vous ai jamais vue ici auparavant, observa-t-elle. – Je  viens de débarquer par le dernier navire, lui confirmai-je. – Originaire de Londres, à en juger par votre accent ? – Un peu plus au sud-ouest, en fait. Une petite ville du Hampshire. Êtes-vous déjà allée en Angleterre ? Elle n’avait jamais mis le pied hors des États-Unis, mais elle fut heureuse d’entendre mon histoire. Nous eûmes une discussion agréable et il ne me fallut pas longtemps pour tout ranger. Une fois le dernier sac bien calé sur son étagère, elle poussa le chariot vide dans la pièce adjacente, où elle disparut derrière des rangées de boîtes de conserve. Elle n’était pas revenue lorsque la clocha tinta de nouveau et qu’un homme à la barbe fleurie et aux joues rosées fit son apparition. – Une boîte de Vieux Bart, s’il vous plaît. Je me rendis compte que j’étais encore derrière le comptoir et cherchai rapidement la patronne du regard. – Oh, je ne suis pas... Je ne sais pas... – C’est du tabac à pipe, ma petite. Juste dans votre dos, là... Avec une étiquette jaune. Je saisis une petite boîte en fer-blanc décorée de l’image d’un marin à l’allure robuste. Je la déposai sur le comptoir. 21

– La propriétaire sera de retour d’un instant à l’autre, expliquai-je. – Oh, mais vous vous débrouillez très bien, répondit l’homme en souriant, tout en commençant à compter sa monnaie. La vieille femme réapparut enfin, se frottant les mains sur son tablier. – Oh, bonjour, Mr. Stapleton ! dit-elle d’une voix enjouée. Une boîte de Bart ? Je laissai ma place à la femme afin qu’elle achève la transaction. – J’aime bien votre nouvelle employée, lâcha Mr. Stapleton avant de partir. Il  me décocha un sourire amical au moment où il ouvrait la porte et s’adressa à moi cette fois : – Ne vous faites pas de souci, ma petite, vous allez vite vous débrouiller. Veillez à toujours garder ce joli menton bien droit. La seconde d’après, il était dehors, et la porte claqua dans son dos en carillonnant. – Qu’est-ce qu’il voulait dire ? demanda la patronne. – Un simple malentendu. – Bon, fit-elle en refermant la caisse enregistreuse. Je ne sais comment vous remercier de m’avoir aidée, jeune fille. Que désirez-vous, au juste ? – Eh bien, en fait... Si vous avez d’autres tâches à accomplir... Je veux dire, si vous cherchez... Elle me gratifia d’un sourire plein de pitié. 22

– Je suis désolée. Vous pourriez peut-être essayer à la poste... Ils ont de quoi faire, là-bas, mais ici j’ai toute l’aide dont je peux avoir besoin. Je jetai un rapide coup d’œil aux étagères ployant sous le poids des marchandises, et je chassai une goutte de transpiration de mon front d’un revers de main. – Vous êtes absolument certaine que vous n’avez pas besoin de quelqu’un ? Elle me laissa repartir avec un bonbon au caramel pour me remercier de m’être montrée une si gentille fille, ce qui n’aida pas du tout à me conforter dans mon image de jeune femme parvenue à l’âge adulte. Je pris ma valise et, suivant les conseils de Mr. Stapleton, je fis de mon mieux pour garder mon joli menton bien haut tandis que je m’enfonçais dans les rues de la ville. Je rencontrai d’autres marchands et responsables de bureaux au cours de mon exploration des rues enneigées. Tous furent très polis, mais aucun ne pouvait m’aider. New Fiddleham était une ville remarquable, mais il était difficile de comprendre comment elle était agencée. On  avait la sensation qu’aucune rue n’était parallèle à une autre plus de deux croisements d’affilée. Chaque avenue semblait avoir été tracée en fonction d’un besoin précis. Peu à peu, je commençai à différencier les quartiers de la ville, même si leurs frontières étaient assez floues : une grappe de commerces regroupés ici, une poignée de bâtiments administratifs bien ternes là, et le quartier 23

industriel, où les immeubles se transformaient en grandes manufactures aux toits percés de conduits de cheminées. Des quartiers d’habitations s’étalaient un peu partout entre ces trois zones. Chaque rue avait son caractère propre, et les grands bâtiments semblaient jouer des coudes, rivalisant pour savoir lequel serait le maître du quartier. Quelques vendeurs de rue colportaient leurs marchandises en dépit de la neige, et des enfants se jetaient à l’assaut des pentes avant de redescendre sur des caisses en bois faisant office de luges. La foule qui se pressait en tous sens, les piétinements et les roues des calèches, tout cela donnait le pouls de la vie citadine. Je marchais depuis des heures lorsque j’arrivai enfin à la poste de New Fiddleham. En dépit de la suggestion de la commerçante, je n’eus pas plus de chance là-bas. Mais, au moment où je m’apprêtais à repartir, quelque chose attira mon attention. Sur un panneau d’affichage, entre les animaux disparus et les chambres à louer, je repérai une feuille froissée toute simple, sur laquelle je parvenais juste à lire : Poste à pourv... sistante, le reste était dissimulé par un dessin représentant un chien perdu et une annonce de chambre disponible sur Walnut Street. Je libérai soigneusement la feuille et lus le texte en entier : Services d’enquêtes Poste d’assistant à pourvoir 8 $ par semaine. 24

Doit savoir lire et écrire ; esprit vif et ouvert impératif. Un cœur bien accroché sera un plus. Renseignements au 926 Augur Lane. Ne dévisagez pas la grenouille. L’annonce était certes étrange, mais je remplissais bien les conditions requises. De plus, 8 dollars par semaine suffiraient à me garantir d’avoir le ventre plein et de ne pas être obligée de dormir dans la neige. Je demandai mon chemin au postier et parcourus le bon kilomètre qui me séparait de l’adresse en question. Le petit bâtiment était niché entre des demeures bien plus importantes dans le quartier des affaires. De part et d’autre, des hommes vêtus de costumes stricts se hâtaient sur le trottoir couvert de givre. J’eus l’impression qu’ils pressaient le pas lorsqu’ils parvenaient à hauteur du 926, ou qu’ils prenaient un intérêt soudain à tout ce qui se trouvait de l’autre côté de la rue, comme ces écoliers qui évitent soigneusement leur frère cadet au moment de la récréation. Au-dessus de la porte, une potence à volute en fer forgé soutenait un écriteau où on lisait : 926 – Services d’investigation en gros caractères, et Enquêtes privées et conseils – Spécialisés en phénomènes inexpliqués en plus petit. Haut de deux étages avec, peut-être, de la place pour un grenier, la maison était opulente avec ses pignons et ses 25

moulures élaborées. Sans considération apparente pour l’esthétique et le côté pratique, l’architecte avait inclus des colonnes, des arches et des décorations dans tous les endroits possibles en adoptant pour chaque élément le premier style architectural qui lui passait par la tête. Des balustrades et des fenêtres à corniche saillaient à différents angles, et il était parfois difficile de savoir à quel étage elles appartenaient. En dépit du chaos dépareillé de son agencement, l’édifice donnait une impression d’harmonie. Aucun élément de la structure n’allait avec celui d’à côté, mais, quand on considérait l’ensemble, rien ne jurait avec le reste. La porte rouge vif était ornée d’un heurtoir de la forme et la taille d’un fer à cheval. Je montai les marches du perron, toquai trois fois et attendis. Je dressai l’oreille, guettant des bruits de pas ou de quelque mouvement. Après de longues secondes, je posai la main sur la poignée, et la porte s’ouvrit sous ma poussée. – Bonjour ? lançai-je, m’avançant timidement à l’intérieur. Je me trouvais dans ce qui était peut-être une salle d’attente. Un banc en bois faisait face à un bureau, sur lequel s’entassaient des piles de livres et de papiers. Je posai ma valise sur le côté et avançai. Sur ma droite, une grande étagère soutenait plusieurs ouvrages reliés de cuir et de curieux objets de collection, au rang desquels un crâne d’animal, une petite statue en pierre représentant une silhouette nue et grasse, un tas de brindilles et de 26

ficelles. À l’extrémité, je vis une boîte en verre remplie de poussière, de feuilles et d’une petite couche d’eau. Je me penchai et regardai à travers la vitre pour voir s’il y avait un habitant. Il me fallut plusieurs secondes avant de reconnaître la forme d’une grosse grenouille gris-vert qui avait les yeux rivés sur moi depuis le début. J’avais la sensation qu’elle me dévisageait d’un air mauvais en soufflant par les narines. Elle lâcha un gros rot, et le double menton de sa gorge monta vers moi. Un jet de gaz bien visible jaillit des yeux de la créature. J’en restai bouche bée. Non, j’avais bien vu. Un gaz, guère différent par la couleur de la peau humide du batracien, sortait en petites bouffées de ses yeux. Bien vite, le terrarium ne fut plus qu’un cube envahi par la fumée, et seul le léger sifflement qui s’en élevait permettait de savoir que la grenouille produisait encore de la fumée. La puanteur arriva juste après. Une porte claqua derrière moi, et je pivotai rapidement sur mes talons. Un bras glissé dans son épais pardessus, s’approchait nul autre que Mr. R. F. Jackaby ! Il s’immobilisa et me regarda, visiblement confus, tandis qu’il boutonnait son manteau jusqu’au col. Quant à moi, ma seule contribution à la conversation fut mon éloquent : – Heu... Jackaby grimaça et brisa le silence à son tour : – Oh, bonté divine ! Vous avez dévisagé la grenouille, c’est ça ? Eh bien, qu’attendez-vous donc ? Ouvrez la fenêtre du fond ! Il faudra des heures avant que ça se dissipe. 27

Il ouvrit rapidement une fenêtre. Je regardai derrière moi, en vis une autre au bout de la pièce, et je l’imitai. Une odeur âcre et nauséabonde montait du terrarium et s’attaquait à mes narines, gagnant peu à peu en puissance. – Êtes-vous... ? commençai-je, avant de me reprendre. Je suis ici au sujet de l’annonce postée... euh... à la poste, pour... euh... le poste. Vous... – Dehors ! Dehors ! Jackaby saisit son chapeau en laine du crochet où il était suspendu, près de la porte, et fit de grands gestes. – Vous pouvez me suivre si ça vous chante. Mais sortez ! Nous parvînmes à gagner le trottoir avant que mes yeux se mettent à couler, et j’accueillis avec joie l’air frais sur mon visage. Je jetai un coup d’œil vers la porte rouge dans mon dos et hésitai, me demandant si je devais rentrer chercher ma valise. Jackaby partit à grandes enjambées, jetant sa longue écharpe sur son épaule. Après une brève discussion avec moi-même, je laissai ma valise à son sort et me lançai à la suite de l’énigmatique personnage.

3 Il me fallut marcher d’un pas rapide pour rattraper Jackaby. Il avait presque disparu au coin de la rue quand je parvins à sa hauteur et pus régler mon pas sur le sien. Il remuait les lèvres rapidement, marmonnant des pensées qu’il ne se souciait pas de livrer à voix haute. Des mèches échevelées tentaient de se libérer de son étrange chapeau. Je ne pouvais pas leur en vouloir d’envisager tous les stratagèmes possibles pour s’évader. – Vous travaillez pour les... euh... les services ? demandai-je. – Les services ? fit-il en écho en me regardant de côté. – Les services d’investigation. Vous êtes un de leurs détectives, c’est bien ça ? Je le savais... Je vous l’avais dit ! Vous ne pouviez être qu’un inspecteur de police ! – Dans ces conditions, je dois en être un, rétorqua-t-il en souriant. 29

Il se détourna d’un geste brusque et je restai sur ses talons. – À  tout hasard, vous ne sauriez pas s’ils ont déjà donné la place d’assistant à quelqu’un ? – S’ils ont quoi ? Qui sont ces « ils » dont vous parlez ? Je lui tendis l’affichette. Jackaby la considéra quelques secondes. – Je pense que vous n’avez pas tout compris, dit-il, mais ne vous sentez pas mal pour autant. Ce genre de confusion arrive très souvent, et à beaucoup de gens. Il replia le papier et le glissa dans sa veste avant de se tourner une nouvelle fois. – Je m’appelle Jackaby. Je suis détective, ainsi que vous l’avez dit. En revanche, je n’appartiens pas à la police... Je fournis mes services à la police. C’est-à-dire qu’ils sont moi, et que je suis eux. Et vous êtes... ? – Oh... Abigail, répondis-je. Abigail Rook. – Rook, répéta-t-il. En anglais, c’est soit un corbeau, soit la tour dans un jeu d’échecs. Vous êtes plutôt... ? – Les deux ? répondis-je. Aucun ? Comme mon père, je présume... Cela parut apaiser – ou ennuyer – Jackaby. Il hocha la tête et reporta son attention sur la route pavée et ses propres pensées. Nous empruntions un chemin quelque peu sinueux, alors que Jackaby semblait pressé, mais je ne repris la parole que bien plus loin, après que nous eûmes franchi plusieurs pâtés de maisons. 30

– Donc... elle a déjà été prise ? demandai-je. La place, je veux dire. – Oui, répondit mon compagnon, et mes épaules s’affaissèrent. Depuis le jour où j’ai posté cette annonce, elle a été prise... cinq fois. Elle a également été libérée cinq fois. Trois jeunes hommes et une jeune femme ont choisi de démissionner à l’issue de leur première affaire. Le dernier gentleman en date s’est révélé bien plus résistant et nettement plus utile. Il reste avec moi, mais son poste a... comment dire... évolué. – A évolué ? Jackaby ralentit l’allure et tourna légèrement la tête de côté. La réponse qu’il marmonna fut à moitié perdue dans le vent : – Il est temporairement devenu gibier d’eau. – Il est quoi ? – Ça n’a pas d’importance. Le poste est vacant, Abigail Rook, mais je ne suis pas certain que vous ayez le profil. Je regardai ce drôle de détective et réfléchis au tour que la conversation venait de prendre. Son chapeau ridicule livrait une violente bataille de couleurs avec sa longue écharpe. Le pardessus qui pendait de ses épaules osseuses faisait l’effet d’un vêtement coûteux, mais il était élimé, et ses poches bourrées à ras bord menaçaient de céder. Elles produisaient de légers tintements à chacun de ses pas. Il m’était arrivé d’être révulsée par un individu austère en costume strict et chapeau haut de forme, mais, là, ça n’avait vraiment rien à voir. 31

– Vous n’êtes pas en train de me faire marcher, là ? demandai-je. Jackaby me regarda d’un air innocent. – Je vous assure que vous avancez toute seule, Miss Rook. – Je veux dire, vous êtes sérieux ? Vous enquêtez vraiment sur des... comment disait votre pancarte déjà ? Des « phénomènes inexplicables » ? C’est bien chez vous, là derrière ? – Inexpliqués, me corrigea Jackaby. Mais oui. – Qu’est donc au juste un « phénomène inexpliqué » ? – Je remarque des choses... des choses que personne d’autre ne voit. – Comme à l’auberge ? Vous ne m’avez pas expliqué comment vous en saviez autant sur moi en un simple coup d’œil. – Comme où ? Jeune fille, nous sommes-nous déjà rencontrés ? – Nous sommes-nous... ? Vous plaisantez ? À l’auberge ? Vous m’avez fait la liste des endroits où j’étais passée avant d’arriver ici... – Ah... c’était vous ! Tout à fait. Précisément. Comme je vous l’ai dit... je remarque des choses. – Sans aucun doute, confirmai-je. Je suis très impatiente de savoir ce que vous avez remarqué à mon sujet, monsieur, puisque de toute évidence cela n’avait rien à voir avec mon visage. Et vous allez vous rendre compte que je peux me montrer insistante quand j’ai décidé de 32

faire quelque chose. C’est là une des qualités qui feraient de moi une excellente assistante. Je lui tendais vraiment la perche, mais quitte à me faire recaler une fois de plus, autant avoir un bon motif. Je me raidis et continuai de marcher à la hauteur de mon compagnon. Enfin, façon de parler : mon épaule dépassait tout juste son coude. Jackaby soupira et s’immobilisa en arrivant au croisement suivant. Il se retourna et me considéra, les lèvres pincées. – Voyons, dit-il enfin. J’ai remarqué que vous aviez récemment séjourné en Ukraine. C’était là une simple déduction. Un jeune domovyk – j’entends par là la version ukrainienne de l’esprit de la maison – a eu le temps de se nicher dans les replis du bord de votre chapeau. – Un quoi ? – Un domovyk. Si sa fourrure avait été un peu plus longue, on aurait aisément pu le confondre avec un domovoi russe. En tout cas, il semble être bien installé. Il s’est sans doute enfoncé plus profondément au moment où vous avez pris place à bord du navire. Ah, voilà, ce qui nous amène à l’Allemagne. Je vois que vous avez accueilli un peu plus récemment un jeune Klabautermann, c’est-àdire une sorte de kobold allemand. Les kobolds sont par nature attirés par les minéraux, et ils prennent la couleur de leur substance favorite... Le vôtre a un joli pelage gris fer. Il est rare de trouver des membres du peuple des faeries et créatures apparentées qui aiment le fer. La plupart 33

sont même incapables ne serait-ce que de le toucher. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle votre pauvre domovyk s’est niché si profondément. Les Klabautermänner sont parmi les plus serviables de leur espèce. Voyez, il a fait quelques retouches sur l’ourlet de votre manteau, là. Sans doute sa façon de vous remercier pour le voyage. Ces charmantes créatures sont connues pour aider les marins et les pêcheurs. Henry Wadsworth Longfellow a écrit quelques lignes au sujet d’un petit joufflu d’entre... Je l’interrompis : – Vous êtes en train de me raconter que deux bestioles imaginaires vivent dans mes vêtements, même si je ne les ai jamais vues ? – Oh, elles ne sont pas du tout imaginaires... et j’ajouterais que c’est une bonne chose que vous n’ayez pas vu ce brave petit gars ! Jackaby laissa échapper un gloussement rauque avant de reprendre : – Voyons, c’est un présage terrifiant pour celui qui est béni par la présence d’un kobold de poser les yeux sur la créature en question. Vous auriez vraisemblablement fait couler le navire. – Mais vous les voyez ? Vous les avez tout de suite aperçues, à l’auberge, n’est-ce pas ? – Non, non, pas tout de suite. Lorsque vous avez suspendu votre manteau, j’ai aperçu les crottes sur votre col et, naturellement, je me suis dit qu’il s’agissait... 34

– Les crottes ? – Oui, juste là... Je baissai la tête et chassai d’un revers de main quelques peluches de mon col immaculé. Puis je me raidis, me sentant ridicule. – Les gens vous payent pour raconter ce genre de choses ? – Lorsque cela est pertinent pour la résolution de leurs problèmes, oui, répondit Jackaby, tout en se remettant en marche. Certains de mes clients sont extrêmement reconnaissants. Ma propriété sur Augur Lane est un cadeau de Mr. Spade, le maire. Il était particulièrement heureux d’être débarrassé du nid de brownies qui s’étaient installés dans un coin de sa demeure... Ils lui causaient problème sur problème, ces petits brigands. En tout cas, les sourcils du maire semblent avoir repoussé plus vite que les rosiers de son épouse. – Vos clients vous payent en maisons ? hoquetai-je, bouche bée. – Bien sûr que non, se gaussa Jackaby. C’était là une occasion... disons... spéciale. La plupart me rémunèrent en billets de banque, d’autres en pièces de monnaie. Il n’est pas rare que certains me payent avec les objets d’or ou d’argenterie qu’ils ont sous la main. J’ai plus de services à thé et de bougeoirs que je ne saurais le dire. Je préfère de loin les billets de banque. – Mais alors... comment se fait-il que vous soyez vêtu de telles guenilles ? 35