Traversée du vent et de la lumière

Le premier, issu d'une pièce pour percussion, Sol pour six sixens, Superpose des rythmes auto-similaires en dégageant des figures rotatoires particulières.
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Jean-Marc Chouvel1

Traversée du vent et de la lu mière Six rem arque s pou r u ne p hé noménologie de la cré ation musicale Partant d’un commentaire sur les données tangibles d’une partition — ici celle d’une pièce pour mezzo et ensemble de chambre intitulée Traversée du vent et de la lumière — c’est l’ensemble du processus de création d’une œuvre musicale que l’on voudrait éclairer, et en particulier ce qui fait d’un objet de son un objet de sens.

Le

moment

historique

matérialiste-structuraliste

dont

émerge

la

culture

compositionnelle actuelle a spécifié l’écriture dans un effort de formalisme et dans une autonomie spéculative. Le résultat a été un isolement conceptuel et social (la « bouteille à la mer »2) ou un abandon des exigences fondatrices de la modernité musicale (le « laisseraller »3). Cette phase avait pourtant été un élément reconstructeur dans le contexte des diverses faillites de la culture philosophique et politique au vingtième siècle, et de la crise majeure des valeurs qui en avait résulté. Elle accordait un primat à la nouveauté de l’objet. Cette nouveauté n’était toutefois convoquée que dans la perspective d’un renouvellement de l’écoute elle-même. Le retour, dans la théorie musicale de la fin du vingtième siècle, des problématiques de la perception marque cet intérêt pour le phénomène de l’écoute. Mais ce n’est sans doute qu’une étape vers une refondation de la théorie et de la pratique musicale sur une pensée du sujet. Cette pensée du sujet constitue la racine la plus fondamentale de la modernité artistique, bien au-delà d’un bouleversement superficiel de l’aspect des objets d’art. D’une certaine manière, l’avènement de la phénoménologie ne serait pas par hasard contemporain de celui de l’art « moderne ». Après avoir largement contribué à montrer quels pouvaient être les apports de la phénoménologie sur le plan de l’analyse de la musique, 1 Jean-Marc Chouvel est compositeur et musicologue. Il est chercheur au CRLM (Paris IV) et à l’Institut d’Esthétique des Arts Contemporains (Paris I – CNRS). Il a publié plusieurs essais (Esquisse pour une pensée musicale ; Analyse musicale, sémiologie et cognition des formes temporelles) aux éditions l’Harmattan ainsi que des ouvrages collectifs (L’espace : musique / philosophie avec Makis Solomos ; Observation, analyse, modèle :peut-on parler d’art avec les outils de la science ?avec Fabien Levy). Il a participé à la fondation de la revue Filigrane ainsi qu’à celle de la revue en ligne Musimediane. 2 Klaus Huber 3 Helmut Lachenmann

j’aimerais aborder ici les aspects plus spécifiques de cette philosophie sur le plan esthétique et compositionnel. De même que les romains donnaient pour causes de l’amour (AMORE) les déclinaisons du mot en AMORE (l’amour), MORE (les mœurs), ORE (le visage), RE (les biens), nous envisagerons celles de la création à partir d’une semblable déclinaison, en prenant pour point de départ le mot (DÉCRIRE). DÉCRIRE, la relation au monde, entre observation et appropriation, ÉCRIRE, l’accès à l’univers symbolique, CRIER, la vocation expressionniste de l’art, RIRE, la nécessité d’une distance, IRE, la colère, la révolte contre le monde, RE, la répétition, mais aussi la chose même, seront les six étapes d’une méditation sur la composition d’une œuvre singulière, mais aussi sur les multiples dimensions de pensée qui irriguent toute création, et en particulier ce qui fait urgence dans le moment critique de civilisation que nous vivons aujourd’hui.

1.D écrire Le gris argent du matin, l'architecture des arbres perdus dans l'essaim de leurs feuilles.4

Nous commencerons avec un détour par la vision. L’aventure d’une partition comme Traversée du vent et de la lumière commence bien avant qu’un seul son ne soit mis en jeu. Dans ces moments où la pièce s’envisage, les modalités de sa réalisation sont encore lointaines. Des bribes d’idées sonores côtoient les injonctions les plus diverses. Toute nouvelle œuvre est le résultat à la fois d’un défi et d’une pratique. La pratique, c’est celle du compositeur dans son atelier de musique, nous en verrons plus loin un petit aperçu. Pour cette œuvre, le défi était tout à fait déraisonnable ; il partait d’une question en apparence sans consistance : comment parler d’un arbre en musique ? Question d’autant plus inconsistante que l’arbre ne se caractérise pas spontanément par sa capacité à une production sonore. L’arbre est d’abord une puissance silencieuse, même s’il sert de matière-première à nombre d’instruments de musique. Par ailleurs, l’arbre est aussi un protagoniste singulier dans notre rapport au monde vivant. On peut douter que Ferdinand de Saussure l’ait pris tout à fait par hasard comme exemple dans son explication du partage du signe entre signifiant et signifié. L’arbre est un élément fondateur pour toute anthropologie, parce qu’il nous met en présence de nousmême. Mais l’arbre est-il plus facile d’accès à la vision ? Ce n’est pas certain, du moins si j’en crois le travail particulier auquel les plus grands peintres se sont livrés pour rendre compte de 4 Louis-René des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1988.

son essence. Il ne s’agit pas de faire ici ce qui demanderait un travail encyclopédique d’histoire de l’art, mais je voudrais faire voir quelques exemples qui ont été pour moi des éléments de réflexion fondateurs. J’avais véritablement en tête certaines des œuvres que je vais vous montrer quand j’ai composé la pièce dont nous allons parler.

Fig. 1. Rembrandt, Vue d’Omval près d’Amsterdam, gravure avec pointe sèche, second état, Signé et daté Rembrandt 1645

Je prendrai le premier de ces exemples chez Rembrandt. J’ai toujours été fasciné par le dessin Baroque, et par les gravures de Rembrandt en particulier. En fait, le dessin comme pratique, comme temps d’arrêt et de méditation, comme inscription par le corps de ce qui est perpétuellement inédit dans le rapport au monde, a toujours été une ressource importante de mon appréhension du phénomène artistique. Avant d’être une philosophie, la phénoménologie était concentrée à mes yeux dans cette attention minutieuse à l’existant, au geste qui le révèle par les instruments d’encre ou de charbon, et la nature de ce transfert est précisément ce que je désigne ici par « décrire ». La description ne définit pas, elle rend compte

du réel. Mais quel réel ? C’est justement cela le point de départ, à mon sens, de la démarche phénoménologique : ne pas découpler la réalité de son appréhension. C’est peut-être aussi le point de départ de toute création. J’emprunterai ici à Thomas Bernhard ce petit extrait d’un texte où il met la notion d’observation et la transmission de l’expérience au cœur de l’urgence artistique : Chez moi, je laissais entrevoir ce que je voyais mais comme toujours, lorsque l’on communique à des gens quelque chose de terrible, d’effrayant, d’inhumain, complètement, totalement horrible, on ne le croyait pas, on ne voulait pas l’entendre. Comme on avait toujours fait, on qualifiait de mensonge l’effrayante vérité. Cependant, on ne doit pas cesser de leur dire la vérité. Les terribles effrayantes observations qu’on fait ne doivent en aucune circonstance être passées sous silence, ou même falsifiées. Je ne peux avoir qu’une seule tâche : celle de communiquer mes observations, les observations qui me paraissent dignes d’être communiquées, peu importe l’effet qu’elles auront, la tâche de rapporter ce que je vois ou que je vois encore aujourd’hui en souvenir, lorsque, comme à présent, je regarde trente ans en arrière.5

Cette fonction de témoin, la musique l’a sans doute moins assumée que les autres arts. Il y a beaucoup de raisons à cela, entre autres que la force de la musique est dans sa capacité — et je parle aussi bien, en disant cela, de la musique des danses populaires que des grands sommets de la polyphonie — à proposer une alternative au monde actuel, immédiat, une forme d’idéalité capable de se substituer au réel. Une question est toujours restée pour moi béante : qu’a dit la musique de la première guerre mondiale ? Et son corollaire : quel a été le prix de ce déni de réalité ? Dans certaines de mes pièces, non seulement le réel n’est pas masqué, mais il fait irruption, avec même parfois une brutalité qui peut surprendre certains auditeurs. On peut écouter par exemple un petit extrait d’une pièce pour piano et bande intitulée Ligne Claire – Obscur Horizon créée en novembre 2007 au Festival d’Alicante en Espagne par Eiko Shiono. < écoute de Ligne Claire – Obscur Horizon de 19mn54s à 23mn23s > Dans les derniers moments de cet extrait, on peut entendre la ligne mélodique jouée par le piano reprendre les hauteurs données par les gouttes d’eau. Il ne s’agit pas d’un effet de « modèle naturel », d’une simple mimesis, mais bien d’une manière de faire comprendre le type de transformation que les moyens de l’art (ici le piano) font subir au réel, et, métaphoriquement, la difficulté pour la pensée de se donner une image de ce réel autrement que par le filtre réducteur des moyens techniques de l’artiste. Nous entendons dans ces gouttes d’eau une mélodie — nous faisons une monade d’éléments isolés, sans liens effectifs — que nous calons dans les échelles de notre entendement musical — écrasant par là même toute la finesse des intonations produites par les gouttes d’eau. 5 Thomas Bernhard, La cave, (trad. Albert Kohn, Gallimard 1982) in Thomas Bernhard, Récits 1971-1982, Gallimard, Paris, 2007, p. 144.

C’est la nature de cette difficulté qui est en jeu dans la représentation d’un arbre. Dans la gravure de Rembrandt de la figure 1, l’œil a tendance à se focaliser sur la partie droite, plus claire et plus lisible, dessinée avec une ligne claire d’une parfaite sûreté :

Fig. 2. Détail de la figure 1.

Par contre l’arbre de la partie gauche est une masse peu commode. Le trait hésite entre deux fonctions : celle du contour (la ligne claire), et celle de l’effet de densité (les hachures).

Fig. 3. Détail de la figure 1.

Le conflit du trait et de la matière, du dessin et de la couleur, qui a longtemps occupé la théorie de l’art, trouve devant le problème de la représentation d’un arbre une expression singulière. Comment en effet circonscrire chaque feuille, dont on sent bien pourtant que la forme et l’orientation, le détail même des nervures, participent à la physionomie de l’ensemble, à la réalisation de la totalité. Rembrandt nous livre, dans le non finito de la partie haute des feuillages, un témoignage assez intime du travail du geste pour s’approprier ce mouvement interne, la différence aussi entre le trait volontaire et ascensionnel de la branche et l’à-plat insoumis de la surface de la feuille.

Fig. 4. Détail de la figure 1.

Pourtant, la saisie perceptive d’un arbre rend impérative une synthèse, alors même que nous pouvons être fascinés par la richesse des détails. C’est dans le courant du dix-neuvième siècle que cette synthèse a trouvé sa nécessité la plus aboutie, pour parvenir, au début du vingtième, à l’abstraction la plus radicale. Pietr Mondrian est sans doute le peintre dont l’œuvre marque ce cheminement avec le plus d’évidence, et il se trouve que le problème de la représentation de l’arbre est central dans sa peinture. Très tôt en effet, l’arbre est un sujet de prédilection de ses paysages. On trouve diverses formes de représentation des arbres, par exemple, dans la série de peinture qu’il réalise en 1907-1908 dans les environ de Oele et au bord du Gein. Déjà dans ces œuvres, c’est la forme et la couleur qui a pris le dessus sur tout réalisme du détail, comme on pouvait le rencontrer dans ses peintures antérieures. Mais on peut être frappé également par cette

constante qui fait de la lumière le centre exact des toiles et par l’organisation de la circulation des ondes lumineuses dans l’espace, par les rythmes qui s’inscrivent sur la surface de la toile comme signe du frémissement de l’onde et de la profondeur de la vision.

a

b

Fig. 5a. Piet Mondrian, Arbres au bord du Gien, peinture sur toile, 1907 Fig. 5b. Piet Mondrian, Bois près de Oele, peinture sur toile, 1908

La série de peintures qui marque peut-être le plus nettement l’évolution de Mondrian est celle où l’arbre est isolé, et, franchissant les réminiscences de Van Gogh et de Cézanne, donne à entendre ce que sera le sens géométrique du Mondrian des grandes peintures abstraites.

Fig. 6a. Piet Mondrian, L’arbre rouge, huile sur toile, 70 x 99 cm, 1908. Fig. 6b. Piet Mondrian, L’arbre gris, huile sur toile, 78,5 x 107,5 cm, 1912. Fig. 6c. Piet Mondrian, Le pommier en fleurs, huile sur toile, 78 x 106 cm, 1912.

Cette direction prise vers l’abstraction, initiée par le cubisme dès 1905, résonne fortement avec le propos de la phénoménologie, et la mise en valeur d’une conscience introspective. Elle était sans doute déjà présente dans la notion même d’impressionnisme. L’apparition perceptive n’est plus qu’une facette de l’acte esthétique. Il s’agit alors, comme l’indique le titre du livre que Michel Henry a consacré à Kandinsky, de voir l’invibl6e, de mettre au premier plan ce qui était caché dans l’arrière-plan. « Le premier plan », écrit 6 Michel Henry, Voir l’invisible, Sur Kandinsky, PUF, Paris, 1988.

Husserl dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, « n’est rien sans l’arrière-plan. Le côté qui apparaît n’est rien sans le côté qui n’apparaît pas. De même dans l’unité de la conscience du temps : la durée reproduite est le premier plan, les intentions d’insertion dans le temps font prendre conscience d’un arrière-plan temporel ».7 Il ne s’agit donc plus de décrire l’observé, de lui donner consistance dans l’objet d’art, mais de donner à comprendre l’observation, et donc, de décrire le phénomène dans l’intégralité de ce qui relie la substance à l’acte de conscience. En présentant, voici presque vingt ans, une des premières théories de l’organisation temporelle, qui montrait comment la notion de forme musicale ne pouvait pas se penser en dehors du sujet écoutant, j’espérais ne pas travailler seulement pour l’analyse de la musique, mais aussi pour la composition elle-même, qui me paraissait souffrir à cette époque d’un sérieux déficit conceptuel à ce sujet, peut-être paradoxalement, par excès de formalisme. Les possibilités de modélisation formelle peuvent rapidement démontrer leur suprématie. On peut en prendre pour exemple une des premières publications (elle date du milieu des années soixante) de mimétisme computationnel, appliqué justement à une œuvre de Mondrian Compositions avec lignes (1917), Computer Composition With Lines (1964), qu’une expérience d’esthétique décrite par A. Michael Noll, dans laquelle la réalisation de l’ordinateur s’averrait plus performante esthétiquement auprès d’un pannel de 100 spectateurs que l’original de Mondrian.8

Fig. 7. Computer Composition With Lines (1964).

7 Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, Paris, 1964, p.74. 8 A. Michael Noll, “Human or Machine: A Subjective Comparison of Piet Mondrian's ‘Composition with Lines’ and a Computer–Generated Picture,” The Psychological Record, Vol. 16. No. 1, (January 1966), pp. 1-10.

C’est une des difficultés, à mon sens, de la réduction symbolique en art. Le gain en terme de capacité cognitive est élevé, mais il reste le souci de préserver à l’objet une densité de réel qui stimule l’observation. Les peintures abstraites de Mondrian que l’on peut voir dans les musés sont de vraies peintures, et même ce qui est sensé n’être qu’un pur aplat blanc est encore une surface vibrante, aujourd’hui parfois parcourue de quelques craquelures. L’intensité qui s’en dégage n’en fait pas l’économie.

Écri re L’acte d’écrire la musique, qui est la ressource la plus immédiate de l’intellectualité musicale, fait appel à une symbolisation du phénomène sonore dont on ne répètera jamais assez à quel point elle est distante de sa source et réductrice. Pourtant c’est aussi le moteur d’un imaginaire qui lui est propre. La pièce dont je vais essayer de vous présenter brièvement la genèse, Traversée du vent et de la lumière, parle de ce qu’est un arbre. Mais son objet n’est pas la représentation d’un arbre. Son objet est l’être arbre de l’arbre, son essence. Je voudrais encore évoquer deux plasticiens, car c’est aussi dans la proximité de leur réflexion que la pièce s’est élaborée. Le premier, c’est Giuseppe Penone. Il y a une photo magnifique où l’on voit le sculpteur tout pénétré de son travail pénétrant dans le mystère d’un grand tronc d’arbre pour en décrypter, patient archéologue du végétal, la substance. Tout forme est la gangue d’une autre forme.9 Les sculptures de Penone sur les arbres, en restituant à nos yeux la branche souple dont le tronc centenaire garde encore la mémoire, donnent à comprendre la place du temps dans la matière végétale. Elles donnent aussi, réciproquement, la sensation d’une matérialité constituée par la matière ligneuse dans l’espace, là où avaient circulé librement l’air et la lumière. L’approche d’Alexandre Hollan peut sembler à première vue plus traditionnelle. Mais elle traduit une fascination pour le phénomène végétal, pour sa force d’inscription, pour sa présence « fraternelle », et elle le fait par les moyens les plus immédiats du dessin et de la peinture, concentrés dans leur propre mode d’apparition. Certaines expressions du peintre font directement référence à la musicalité secrète de l’arbre rendu présent par quelques traits estompés. Le relâchement déborde l’arbre, l’entoure, le berce rythmiquement. La profondeur bat. Dans le feuillage, le regard sent ce battement. Il le voit comme une trame transparente, profonde, sonore.10

9 La couverture de ma première thèse sur la forme musicale reproduisait une sculpture de Henry Moore Internal-External Forms (bronze, 1952-53) pour mettre en avant l’impossibilité d’accéder à la totalité de la perception d’une forme par un seul point de vue. 10 Alexandre Hollan, L’arbre au-delà des nuages, op. cit. p. 58.

Dans le texte qu’il a écrit pour préluder à un choix de dessins du peintre, intitulé L’arbre au-delà des images, Yves Bonnefoy fait la remarque suivante : […] le langage à des lois, qui nous privent d’une part peut-être essentielle de ce que nous sommes, ou pourrions être. […] Le concept efface dans les choses et les personnes leur infini mais aussi leur absolu ; ou pour mieux dire, il abolit cette unité d’absolu et d’infini qui fait qu’il y a dans notre vie, des présences. Il institue un monde, à coup de définitions et de lois, mais il dépeuple ce monde. En somme il décourage d’aimer.11

Il y a un enjeu véritable, pour l’art, au tournant du vingt-et-unième siècle, de combler ce manque. Retrouver une liberté face au langage, assumer l’espace autour du mot, l’espace occulté par le mot, retrouver le son occulté par la note, c’est une part importante, urgente, du travail d’écriture aujourd’hui. Cette Traversée du vent et de la lumière s’appuie pourtant de bout en bout, comme nous allons le comprendre, sur la structure du langage. S’agissant d’une pièce faisant intervenir la voix, elle prend sa source dans un poème dont la particularité est sans doute d’être le siège de nombreuses ramifications sémantiques, dans un tissage complexe entre la description presque technique d’une réalité physique et biologique et la métaphore permanente avec ce qui se joue de notre humanité dans cette appréhension du réel. Le poème a été écrit avant que la musique soit composée. Il m’est arrivé en effet de faire l’inverse. La note, ici, se joint au mot avant que le mot ne se joigne à la note. La musique émerge d’une activité de la pensée qui est de nature poétique, en amont, et le commentaire qui, en aval, essaie de reconstituer la nature de cette pensée se doit de reprendre le fil de la pensée créatrice à son origine. L’ombre du désir de capter la force des astres éparpillée dans son étouffement Le tronc noué par quelque peur remué depuis ses extrémités innombrables Choisissant dans l’expression de la périphérie ce qui sera le centre de sa future expansion ... pour frayer avec une symétrique

11 Yves Bonnefoy, L’arbre au-delà des images, William Blake & Co. Édit., Bordeaux, 2003, p. 7-8.

aisance des chemins bifurqués contredisant (de l’eau) la cinglante gravité Jusqu’à briser la pierre ou renverser la tombe Et la surface — toujours extrapolée — rendant chaque automne mille images enflammées de soi [...] D’un être foisonnant d’interstices la présence traversée du vent et de la lumière

Le mot traversée, que l’on comprend comme substantif dans le titre, est donc en fait un adjectif, qualifiant la présence d’un être qui est lui-même essentiellement composé de vide. Cette réalité de l’arbre, qui fait masse à partir d’une grande « quantité d’absence » est à l’origine de la conception de la pièce. L’écriture est donc d’une nature très différente de celle qu’avait Webern dans la cantate numéro 2 opus 31 ou le processus génétique de germination constituait à la fois le sens du poème et le principe de l’expansion sérielle dans la musique. Pour mieux comprendre comment cette pièce a été écrite, il convient d’examiner les divers brouillons qui gardent une trace de la conception musicale. Voici la première page de la partition, avec le crayonné et le passage à l’encre :

Fig. 8. première page de la partition de Traversée du vent et de la lumière (2007).

Si l’on regarde attentivement sous la dernière ligne de la partition, on aperçoit le poème, écrit une lettre par temps. C’est la trace de la première étape dans la construction de l’œuvre : la mise en place d’une structure de hauteurs qui laisse de larges zones de nonécriture. Cette structure associe donc une durée (une seconde) à chaque lettre du poème, et épouse ainsi, avec une rigueur implacable, son déploiement temporel. Voici le tableau qui permet de comprendre comment est déterminée la forme orchestrale de cette strate :

Fig. 9. Matrice orchestrale (brouillon).

Une combinaison orchestrale unique est associée à chaque lettre, et donc une couleur de timbre. Les hauteurs sont déterminées par un procédé utilisant la représentation

hexagonale dérivée des travaux de Riemann. Chaque lettre est associée à une constellation dans l’espace toroïdal de la représentation.

Fig. 10. Les « constellations » associées aux lettres dans l’espace hexagonal toroïde.

Le parcours des constellations est parfaitement arbitraire, mais absolument régulier, et dessine pour chaque lettre une figure différente. Ces parcours exploitent évidemment les propriétés de l’espace hexagonal et opèrent des transformations intervalliques importantes en conservant une sorte de logique qui n’a rien à voir avec la transposition. Le total chromatique permet de reconnaître d’autres parcours imbriqués et donc de définir des suites « négatives » de notes. Voici l’exemple de la lettre L qui est celle du premier temps de la pièce.

Fig. 11. Suite de hauteurs associée à la lettre L.

La cohérence harmonique est liée à la logique impliquée par l’espace sous-jacent, qui donne une représentation topologique de la notion de proximité harmonique. Ainsi pour la lettre L du début de la partition, on retrouve les notes sol# au piano, mais qui n’est pas comptée dans la durée, et do au violon 1, la au violon 2, les instruments désignés par le tableau de la figure 9. D’autre part, le fait que le L soit entouré (cf. figure 8) indique que la mélodie de la voix épouse le parcours de la constellation L. Nous venons d’expliquer en quelque sorte le « branchage » de l’arbre. Reste à comprendre ce qui en fait la frondaison. Un autre brouillon donne des indications importantes. Il se rapporte aussi au texte du poème en donnant à chaque paragraphe un rôle singulier, illustré par les signes présents à gauche du texte. D’une certaine manière, la forme de la pièce est résumée dans ces quelques notations qu’il convient de déchiffrer. Les lettres L, M et P sont prises pour Lettre, Mot et Paragraphe. Cela désigne le niveau auquel la

mélodie de la voix est travaillée dans les passages concernés. Comme on peut le constater sur la figure 7, le début, L, donne toute leur importance à chaque lettre qui est prononcée séparément, quitte à rendre difficile la compréhension.

Fig. 12. Schéma général de la pièce.

Les autres signes désignent les modèles de déploiement formel des événements qui traversent la première strate et les « couleurs de constellation » qui leur correspondent. Ces modèles formels ont été déjà utilisés dans des pièces antérieures. C’est assez rare que je réutilise directement des éléments d’une pièce à l’autre. Cela autorisait dans mon esprit cette métaphore entre le temps de l’arbre et celui de la vie humaine, les ordres de grandeur de ces deux temporalités étant similaires. L’idée d’une permanente métamorphose nécessitait de

proposer des changements qui ne soient pas de simples variations et qui mettent en cause la conformation logique des événements. On peut les détailler : les deux premiers modèles sont issus du principe des « roues rythmiques » du codage binaire. Il s’agit de figures permettant l’énoncé combinatoire des cycles de présence-absence en minimisant, pour le premier (fig. 13), et en maximisant, pour le second (fig. 14), les contrastes.

Fig. 13. Roue rythmique continue.

Fig. 14. Roue rythmique contrastée (déduite de la précédente en remplaçant 1 et 0 par 10 et 01).

Les deux modèles suivants sont purement rythmiques. Le premier (fig. 15) reprend le principe des rythmes logaritmiques. Ces rythmes répliquent sur l’axe du temps la logique qu’a le spectre harmonique sur l’axe des hauteurs. Ils permettent des recouvrements qui sont susceptibles de générer des accélérations ou des décélérations sans fin semblables aux effets paradoxaux utilisés par Jean-Claude Risset. Le second modèle reprend la logique polyrythmique utilisée à la fin de Dilemmes, et superpose des rythmes issus de ratio simples.

Fig. 15. Rythmes logarithmiques « imbriqués » et correspondance avec le spectre de do.

Fig. 16. Modèle rythmique de Sol (1998).

Fig. 17. Canons rythmiques à progression de durées (de type canons de Wuza).

Les deux derniers modèles sont construits sur l’idée d’une superposition canonique de rythmes aboutissant à un comblement temporel. Le premier, issu d’une pièce pour percussion, Sol pour six sixens, Superpose des rythmes auto-similaires en dégageant des figures rotatoires particulières. Le second modèle se comporte comme un « canon de Wuza », mais avec des rythmes à croissance régulière. En réalité, derrière des différences de concept importantes, l’ensemble de ces figures ont en commun l’idée d’une croissance quasi-fractale qui est celle qui innerve l’ensemble du monde végétal. Ces divers modèles, qui se succèdent au long de la pièce, s’opposent donc au principe « statique », spatialisé, du cantus firmus donné par la première strate. Il y a enfin une troisième épaisseur d’écriture qui est donnée par une sorte d’amplification des conjonctions proposées par les strates précédentes et par le texte, et qui peut dériver assez loin de ce qui peut paraître à première vue former des règles excessivement rigides. Tous ces éléments formels apparaissent donc rarement « nus » ou isolés ; ils sont pris dans un flux qui propose en permanence un changement de point de vue. L’auditeur est à la fois conscient localement de la logique des modèles mais aussi conduit à des modifications de ses modalités de perception qu’il ne peut pas complètement anticiper. L’écriture de la musique est une négociation permanente avec cette conscience, qu’elle convie à une « traversée ». La nature orphique de ce terme n’échappera à personne. Il y aurait beaucoup à dire sur les enjeux de l’écriture en détaillant la partition, mais le propos n’est pas ici de proposer une analyse exhaustive, sinon de donner à comprendre comment l’idée musicale se propage dans les diverses composantes de l’œuvre. Décrire et écrire sont sans doute les faces conscientes de la création artistique. Crier et rire désignent d’autres manifestations, à la fois plus superficielles et plus profondes des fonctions créatrices. C’est ce que je voudrais évoquer maintenant.

Crier Le cri est le symptôme d’une déliaison entre l’univers intérieur et l’univers extérieur. Il n’est pas pure expression de l’intériorité : il est aussi ce qui sonde la réponse — l’écho — du monde extérieur. Décrire et écrire sont des activités raisonnées. Crier est une activité de la déraison où le corps reprend ses droits. Toute création artistique authentique possède sa part de cri, c’est-à-dire sa part d’expression involontaire, où advient une réalité incontrôlable. Sinon, il s’agit au plus d’un simulacre. Le cri peut être une réaction à la réalité extérieure. À partir d’Edward Munch, toute une lignée, dite « expressionniste », de l’art moderne, va porter cette révolte, contre la

société, contre l’académisme de l’art lui-même, parfois contre son propre matériau. Dans la pensée de Mondrian, et dans une part importante de l’art moderne, il y a eu clairement une tentative de négation de cette réalité : « Seul l’aspect pur des éléments, dans des proportions équilibrées, » disait Mondrian, « peut atténuer le tragique dans la vie et dans l’art ». Comprendre « l’aspect pur des éléments » comme tentative d’« atténuer le tragique » est une indication importante sur le fonctionnement d’une branche de la modernité qui a irrigué tous les aspects de la vie moderne mais peut-être aussi sur le rôle anthropologique de tout processus de simplification symbolique. Dans l’extrait de Ligne Claire – Obscur Horizon pour piano et bande diffusé au début de cette conférence, on a pu entendre un certain nombre de cris, des cris d’animaux, et des cris d’enfants. Pour une oreille « contemporaine », ces cris sont anecdotiques. Par « anecdotiques », on entend : qui prend part à une narration réaliste contraire aux principes de l’abstraction. Ces cris entrent donc en conflit avec le propos du piano, qui, du simple fait de son système d’accord et des mécanismes sophistiqués de frappe des cordes, assure un niveau d’abstraction culturellement établi. En fait, dans cette pièce, le piano, et à travers lui la musique « abstraite » est un des personnages du drame. Parmi les enfants dont les cris ont été enregistrés dans la rue devant ma porte, en face d’une école du vingtième arrondissement de Paris, il en est peut-être certains qui, aujourd’hui, ont été raflés par le régime Sarkoziste, au nom de la « politique nationale d’immigration ». C’est une réalité qui ne fait pas violence qu’aux enfants concernés. Comment ne surgirait pas dans la mémoire les cris de tous les enfants de la même école qui ont fini dans les trains de la nuit et du brouillard sous l’occupation ? Les cris des enfants, qui sont des cris de joie émis à l’issue des cours, dans une cour de récréation aussi sinistre que celle d’une prison, traversent notre mémoire, car nous avons été un jour un de ces enfants. L’anecdote nous renvoie alors à un ressenti bien plus universel qu’il n’y paraît. Mais alors me direz-vous, que vient faire là le bêlement du mouton, dans la réverbération naturelle de la vallée à la nuit tombante ? Que dit-il, ce bêlement, tellement différent, et tellement proche de nous ? Si on écoute attentivement la suite de la pièce, on percevra également la voix d’un homme hurlant « je vais le tuer ! ». Au fond, ces éléments d’un « cinéma de l’écoute » ne racontent pas d’histoire. Ils proviennent d’histoires locales que rien ne relie réellement. L’histoire, c’est ce que nous sommes capable de comprendre de la nature du sacrifice. Le cri émerge de l’horizon vital et sa nature irrépressible est l’écho d’une souffrance dont la nature ne peut plus, très souvent, être prise en charge par un langage, quel qu’il soit. L’œuvre d’art ne sort pas toujours indemne de la situation dans le monde de son auteur. Son essence n’est pas un processus d’occultation, comme voudrait sans cesse le promouvoir le

pouvoir dominant, mais, au contraire, un phénomène de dévoilement. Et ce dévoilement n’est jamais une simple duplication du réel, et encore moins un simple recommencement du jeu des atrocités, comme peut parfois s’y complaire une tendance expressionniste radicale de l’art contemporain. La reproduction dans l’œuvre des conditions du cri est problématique. L’œuvre n’est-elle pas en effet avant tout une forme de réélaboration de la souffrance ? N’est-elle pas le fruit de la nécessité de tenir celle-ci à distance ? La musique, cette « grande consolatrice », n’a-t-elle pas vocation à restituer un équilibre dans le réseau que nous tentons de tisser pour une intelligence des choses ? L’univers nous met constamment à l’épreuve. Le cri est sans doute notre manière de lui rendre la pareille. Il émerge dans la trame de l’éprouvé sans qu’aucune volonté puisse le soumettre. Il y a des cris de joie, de désespoir, de plaisir, de haine, de victoire, d’angoisse… Le cri modifie la situation dans le temps, il crée un repère qui sépare l’avant et l’après, et en cela, il ouvre l’avenir en fermant le passé. Car le cri rompt. Il rompt avec ce qui est bien pire que tout : avec le silence. Et cette rupture, la musique en est peut-être la continuation, la permanence. Je me demande parfois si la musique n’est pas un cri qui a appris à durer, et qui, en durant, réconcilie le futur et le passé.

Rire Le Rire partage avec le cri d’être une émanation de la voix. Hors du langage. Du rire, on ne retient souvent que l’éclat. On sait qu’il peut être multiple. C’est que l’esprit réagit à une connexion qui n’était pas celle qu’il attendait. Rire, c’est donc retrouver la souplesse du jeu, au moment où la règle s’évanouit. En ce sens, le rire est un moment de vertige. Il y a un art du rire. Car il faut bien-entendu distinguer le divertissement, au sens de l’entertainment de l’industrie, et « l’esprit », au sens du XVIIIème siècle. Le premier organise la soumission à l’anodin, et codifie la convention qu’il prétend bousculer. Le second est dans la surprise, dans un décalage dont l’objectif est de modifier le point de vue, l’espace dans lequel s’énoncent les conceptions. L’esprit est paradoxal, non pas dans la lourdeur de l’oxymore (dans la juxtaposition facile des contraires), mais dans la suggestion habile et parfois incongrue d’une autre manière de voir et de comprendre. Le rire est un jeu avec les attentes. C’est, dans le processus dynamique de notre esprit, une manière de bousculer l’habitus. Cage, dans sa Conférence sur rien, écrivait : « Il y a des progressions que l’on appelle cadences rompues. L’idée est celle-là : conduire l’harmonie de manière à impliquer la présence d’un ton qui n’est pas concrètement présent ; puis tromper tout le monde en aboutissant ailleurs. Qu’est-ce qui est trompé ? pas l’oreille mais le cerveau. Toute cette problématique est très intellectuelle. » Et il poursuivait : « Quoi qu’il en soit la

musique moderne continuait de me fasciner avec tous ses intervalles modernes ? Mais si on veut vraiment les sentir, l’esprit a tellement gardé ses habitudes qu’il faut éviter toute progression qui pourrait faire penser à des sons qui n’ont jamais été là pour l’oreille. Je n’avais aucune envie d’éviter quoi que ce soit. J’ai commencé à comprendre que la séparation de l’esprit et de l’oreille avait gâché les sons, — qu’un nettoyage était nécessaire. Ceci m’a rendu non seulement contemporain, mais « d’avant garde ».12 Le rire est d’abord un profond déstabilisateur des conditionnements. Celui de John Cage constitue un élément majeur de sa personnalité artistique. C’est un rire qui laisse à penser, qui impose un surplomb par rapport à l’évidence d’une position donnée. Le fondement de la démarche artistique de Cage pourrait bien se résumer dans cette idée qu’il y a urgence à « réconcilier » l’oreille avec l’esprit, urgence à remettre de l’esprit dans l’écoute. C’est un des enjeux d’une pensée phénoménologique de la forme musicale. Cette capacité à créer une distance, c’est aussi une capacité à ouvrir des espaces, à dégager des possibilités pour l’écoute. Loin d’une canalisation mécanique : comme si le message invitait de lui-même à dépasser le message. Cette invitation au dépassement de soi est en même temps une invitation à la légèreté, cette légèreté dont Italo Calvino s’est fait le brillant avocat dans ses Leçons américaines.13 Ne pourrait-on pas d’ailleurs parler de « moment phénoménologique » pour désigner cette configuration particulière de la temporalité musicale14 qui amène l’auditeur a une prise de conscience de sa propre capacité consciente ? En ce sens, le jeu des classiques avec la tonalité que dénonce Cage est une des formes de la plaisanterie et peut s’analyser, en acceptant de revenir au contexte de l’époque, comme on peut analyser les propositions de Cage lui-même, en particulier dans son fameux discours. L’introduction de l’imprévisible, du hors-jeu, du décalage, est au fond une manière de rendre visible la lourdeur des attentes et donc de la prescription esthétique. Cette prescription est transmise, par acculturation, dans une connivence sociologique dont les enjeux ne sont pas si évidents. L’appartenance au groupe se fait peut-être par l’absorption des modèles, mais dans le principe de l’excellence intervient aussi la faculté d’en proposer une ressaisie et un dépassement. Pour le dire autrement : l’effet de connivence peut se trouver débordé par l’ironie. Les œuvres courent alors le risque d’une complexification du niveau de codage et parallèlement d’une déréalisation du message artistique. C’est sans doute la manipulation avec virtuosité de ce risque qui constitue une bonne part de la valeur esthétique, loin d’une norme académique et tout aussi loin d’un chaos informe et insignifiant.

12 John Cage, « Conférence sur rien », in Silence, Wesleyan University Press, 1961, p. 116. 13 Italo Calvino, Leçons américaines, Seuil, Paris, 2001. 14 On pourrait élargir à tous les autres arts.

Comment, me dira-t-on, la musique contemporaine peut-elle être légère quand pèse sur elle tout le poids de son appareil technique, toute la lourdeur conceptuelle et le sérieux relayés par la technologie ? Ça ne va pas de soi, en effet, et bien des œuvres peuvent facilement se retrouver dans une gangue létale, une complexité dont rien n’émerge. Avec le temps, je me suis rendu compte que l’appareil technique ne faisait pas partie de la composition elle-même. Il n’en est que la préparation, la condition de possibilité, l’adjuvent de réalisation. C’est sans doute paradoxal, mais sincèrement, le temps d’élaboration des aspects techniques d’une pièce est pour moi un temps où j’accumule de l’énergie, un temps où je laisse la pièce apparaître. Au moment où j’écris vraiment la pièce, cette énergie est disponible sans me demander à chaque instant un effort surhumain, et, au fond, me laisse plus léger, parfois même dans un état d’euphorie… comme l’arbre qui a accumulé la sève et qui en quelques jours éclate en mille fleurs. Au fond, c’est aussi ce que raconte la Traversée du vent et de la lumière…

Ire Il ne nous reste plus que trois lettres, mais ce ne sont pas les plus insignifiantes. L’ire, ce vieux mot français, hérité de l’ira latine, désigne la colère, mais la colère dans ce qu’elle a de sacré. Ce dont nous devons encore parler, dans l’ordre de la création artistique, c’est de ce qui l’investit. Il y a, dans la création, quelque chose d’irrépressible, quelque chose de « plus fort que soi », quelque chose qui « met en mouvement »… Pourquoi serait-ce une colère ? Il y a, d’un côté, la violence qu’inflige le monde, la société des hommes, aux individus, et spécialement à ceux qui sont les plus fragiles d’entre eux. Les artistes, du fait de leur sensibilité exacerbée, sont naturellement traversés par le rejet de cette violence, par la révolte qu’elle suscite. L’art n’est pas pour autant l’éternelle lamentation de Job, l’éternel travail de Sisyphe. Il est aussi intempestif, fruit d’une brusque libération des énergies latentes. La figure de la foudre — signe, selon les anciens, de la colère de Zeus — est exactement inverse de celle de l’arbre. J’ai le souvenir de l’avoir vue tomber sur un arbre, à quelques dizaines de mètres, le souvenir de la manière dont l’arbre, énorme, centenaire, a été anéanti en quelques secondes, comme désagrégé de l’intérieur, et j’ai le souvenir aussi de la déflagration et de la peur. La foudre, pour détruire l’arbre, trace une arborescence lumineuse dans la voûte céleste devenue sombre, matérialisant instantanément toute l’énergie accumulée entre la terre et le ciel. La foudre fait en un instant le geste que l’arbre ne peut pas réaliser, même en cent ans de

laborieuse croissance : assurer la jonction entre le haut et le bas, entre les mystères célestes et les secrets de la matière terrestre. La dissymétrie est totale entre les pouvoirs des nuées et ceux du sol, et cette dissymétrie est constitutive depuis l’origine de la manière qu’a l’homme, cet animal debout, ce bipède dressé sur ses membres postérieurs, de se penser dans le monde. La musique, cet art de la répétition, l’art peut-être le plus laborieux de tous, a pour fonction essentielle de produire un moment unique de conscience, un moment irreproductible, et que chaque être humain ne rencontre qu’à quelques reprises dans son existence — s’il le rencontre jamais.

Fig. 18. Photo d’un arbre, et son inverse en négatif.

Si l’on revient à la phénoménologie, il faut alors distinguer l’apparaître et le surgir, l’apparaître de l’arbre, sa lente croissance et ses lentes métamorphoses, et le surgir de la foudre, son tracé péremptoire et brutal. Le plus difficile est de comprendre comment, en particulier dans la musique, ces deux modalités se rencontrent, de manière parfaitement incontrôlable, comment ce qui devrait simplement « apparaître », brusquement « surgit ». N’est-ce pas déjà le cas, quand, au détour d’une promenade, l’arbre, que l’on ne voyait pas, ou que l’on voyait sans le voir, devient arbre à nos yeux, dans sa majesté ou dans son dénuement. On pourra invoquer la théorie des catastrophes, comme on aurait déjà pu invoquer celle des pulsions, pour parler de la colère. Mais ces modèles ne peuvent pas rendre compte de la destination, au sens de « ce qui fait destin » dans ce déclenchement, dans cette « rencontre », entre deux désirs, un désir de constitution, et un désir d’appréhension, c’est-à-dire une forme qui se propose et une forme qui se révèle. La consolidation et la rupture sont d’après Thomas Kuhn15 la structure même de l’évolution de la pensée. Comme pour les sciences, toute nouveauté dans les arts est le résultat d’un sentiment d’insuffisance autant que d’un accès d’inspiration. 15 T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion (Champs), 1983 [1962].

Fig. 19. Une page des brouillons de Traversée du vent et de la lumière.

L’exemple précédent (fig. 19) montre une page des brouillons de Traversée du vent et de la lumière. Il y a dans cette page deux éléments dont la présence simultanée éclaire le trajet de la création. D’une part, les tables combinatoires qui permettent d’élaborer les rythmes simples non-répétitifs, sous leurs deux formes, orientée (flèche vers le haut), et plate (flèche horizontale). Avec un premier trajet erroné… et il y a aussi cette citation de Philippe Jaccottet à propos de Morandi : « Car énigme il y a. Qui me requiert à proportion qu’elle me résiste […] »16 Les rythmes non-répétitifs sont l’expression, là-encore, d’une pensée « maximaliste ». Ces « rythmes » constituent en réalité une figure formelle qui permet l’exploration complète de la combinatoire de succession d’un espace restreint (ici représenté par les nombres 1, 2, 3, et 4, mettant en œuvre le maximum de diversité avec le minimum de moyens. Aucune prévisibilité n’est vraiment possible avec une figure maximaliste, même si, à un niveau intermédiaire, il peut rester quelques traces d’une stratégie de réalisation. Pourtant, on a affaire à tout sauf à du hasard. Les frondaisons aussi peuvent faire penser au hasard, surtout quand on regarde l’ombre des feuilles sur le sol, mais elles sont le produit d’une exploration méthodique de l’espace autour du tronc. Cette logique passe inaperçue, et pourtant nous ne sommes pas insensible à sa cohérence. C’est de cet « ordre mystérieux » que 16 Philippe Jaccottet, Le bol du pélerin (Morandi), La Dogana, Genève, 2001, p. 12.

la musique essaie de rendre compte, et son propos ne peut devenir lisible qu’à travers une zone de trouble, de « résistance », pour reprendre les propos de Philippe Jaccottet. Les arbres nous donnent un modèle particulier de résistance : s’ils étaient simplement la masse qu’ils laissent voir, le moindre coup de vent aurait tôt fait de les arracher à leurs arrimes. Les arbres se laissent traverser par le vent. Ce n’est pas seulement pour mieux respirer (les arbres respirent à l’envers de nous, en absorbant ce que nous rejetons). C’est aussi pour laisser passer, autant que faire se peut, la tempête. Et si les arbres sont traversés par la lumière, c’est pour laisser à chacune de leurs feuilles la possibilité de « capter la force des astres » — et d’abord celle du premier d’entre eux : le soleil. Opaque et transparent à la fois, c’est dans le frottement, dans la résistance, que l’arbre échappe au lisse et au superficiel. L’arbre est ici, on l’aura compris, la métaphore de l’œuvre elle-même : cet « être foisonnant d’interstices », lacunaire comme ce discours est lacunaire, grevé de trous, criblé de vides, manifeste sa présence. Le mot « manifeste » rend ici à l’acte, au « fait de la main » toute son importance. L’histoire de l’art est traversée de tels « manifestes ».

Re Le moment est venu de nous confronter à la chose même. Nous allons, si vous le voulez bien, écouter la pièce dans la version de sa création. Cette pièce est une commande du Festival de Musique de Chambre du Larzac dont la direction est assurée par deux éminents pianistes : Jean-Sébastien Dureau et Vincent Planès. Elle a été donnée pour la première fois le 18 Août 2007 dans le cadre exceptionnel de la bergerie de l’INRA, sur le plateau du Larzac, dans une salle qui n’est pas une salle de concert et qui, pour le coup, est ouverte au vent et à la lumière. Si vous dressez l’oreille, vous entendrez même les oiseaux qui sont venus écouter la pièce.17 < écoute de Traversée du vent et de la lumière pour Mezzo-Soprano et ensemble > Deux mots pour conclure. Le son que l’on entend à la fin de la pièce est très proche du son produit par les cordes avec l’archet préparé (un archet cranté sur une de ses faces et muni sur l’autre d’une bande Velcro). En fait il s’agit d’un son produit par le piano. La présence du piano dans un ensemble est un élément de contrainte musicale que je voulais dépasser. Naturellement, le piano est un instrument de percussion. On l’entend pourtant ici donner un son « continu », magiquement interprété par Vincent Planès.

17 Peut-être ont-il, eux, reconnu un arbre, là où nous n’entendons que de la musique…

Fig. 20. Vincent Planès pendant les répétitions de Traversée du vent et de la lumière.

Certaines cordes du piano ont été munies d’un fil colophané qui permet à l’instrumentiste, en tirant lentement avec les doigts, de produire ce timbre tout à fait particulier.18 Ce dernier fil de son, qui semble s’éterniser, condense dans sa fragilité toute la tension de la pièce vers ce que j’appellerais une conscience de la sonorité. Car c’est sans doute pour moi d’abord cela, la « chose » de la musique, son miracle originel, sa magie, qui nous convoque en premier lieu à travers toutes les architectures.

18 Ces sons interviennent à d’autres endroits dans la pièce. Ils correspondent pour moi à la sensualité du geste du joueur de Tampura qui doit effleurer les cordes de son instrument pour produire un accord quasi continu, même si la technique est plutôt celle, moins romantique, de la Caccavella (on dit aussi le Putipu), un instrument traditionnel italien constitué d’un fût recouvert d’une peau, à laquelle est fixé un bâton qu’on joue en friction avec les doigts.