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vallée de l'Ailette, au nord. Ce plateau est un bel observatoire, tant vers le nord et la plaine située à l'est entre Reims et Laon, que celle située au sud depuis ...
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Lucien et la Guerre 1914-1918 Naissance d’un Amour au cœur d’une guerre

Lettres de notre Grand – Père

Réalisation : Jean-Claude Petit-fils de Lucien Mars 2012

A la Mémoire de Lucien, à son courage A la Mémoire d’Yvonne et de Lucien, à leur ténacité et à leur amour A leur descendance

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Préambule Lucien Chemin et Yvonne Lejeune ont échangé un grand nombre de lettres pendant et tout de suite après la 1ère guerre mondiale de Juin 1917 au tout début 1920 après s’être rencontrés pour la première fois à Noël 1915. Celles de Lucien sont, pour nombre d’entre elles, un témoignage de la vie de combattant qu’il a mené pendant toute cette période. Mais elles sont empreintes de tellement de retenue, d’humilité, de discrétion qu’il est souvent difficile de savoir ce qui se cache derrière des phrases sibyllines comme : « Bien reçu en leur temps vos gentilles lettres. Excusez-moi, je vous en prie de n’y avoir pas répondu plus vite. Les durs combats que nous livrons journellement en sont pour beaucoup la cause. » Ou bien encore: « Certes, la rareté de mes nouvelles doit vous faire penser à un oubli de ma part, ne le croyez pas cependant. Les longues et ardentes luttes que nous avons à soutenir sont les principales raisons de cette rareté. ». Quel épuisement à peine évoqué, existe derrière ces mots ? : « Comme vous le voyez, ceci est très simple, surtout pour un homme que rien ne rattache à la vie et qui n’a rien à regretter » ? Quel découragement se cache sous cet accès de colère rentrée ? : « Rien, toujours rien, réduits à l’état d’automates, nous faisons ceci ou cela, parce que c’est la coutume, parce que nous sommes obligés, nous le faisons sans réflexion, sans même presque savoir ce que nous faisons, à peine se rend-on compte que l’on vit et si quelques fois on s’en rend compte, ce n’est que par la souffrance. Oh quand sera-t-il permis de vivre autrement qu’à l’état de brutes. » Ce recueil a pour but de mettre en perspective ces lettres de Lucien à Yvonne à la lumière du récit historique des opérations militaires auxquelles il a participé. Qu’est-ce-qui se passait, qu’est-ce qu’il faisait, où était-il quand il écrivait ses lettres? Alors on le verra, ces lettres prennent un relief, un poids et une vie extraordinaire même et peut être surtout près de 100 ans plus tard. Pour cela, il sera utile de comprendre les causes de la guerre de 14-18, l’état d’esprit de la nation et des combattants, de se remémorer les principales phases de ce conflit et enfin d’avoir accès en regard de ces lettres, jour après jour, aux informations de première main concernant les actions du ou des régiments que Lucien aura côtoyés ou auquel il aura appartenu. Ce recueil tend à rassembler tout cela. 120 lettres de Lucien à Yvonne nous sont parvenues, étalées sur 30 mois environ. Nous ne connaissons pas le contenu des lettres d’Yvonne, ni leur nombre, mais on peut en deviner l’un et l’autre à travers les lettres de Lucien. C’est donc environ 240 lettres qui seront échangées, 8 par mois, 1 par semaine pour chacun. Toutes et loin de là ne sont pas reproduites ici soit parce que trop personnelles, soit parce qu’elles n’offrent pas d’intérêt eu égard au propos de ce recueil.

Ecritoire inclus dans le paquetage du combattant du type vraisemblablement utilisé par Lucien

Bonne lecture, Jean-Claude avec la participation de Patrick, Marie-Christine et Christine 5

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Sommaire Page

Préambule

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Chapitre 1 : Les causes de la Grande Guerre

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Chapitre 2 : France et Allemagne, deux stratégies pour un conflit

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Chapitre 3 : La Guerre de Lucien Chemin

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Lucien Chemin 3.1 Départ, Mobilisation finale, Alsace (31 Juillet 1914 – 13 Août 1914) 3.2 Amiens, Combat de Proyard (27 – 31 Août 1914) 3.3 1ère Bataille de La Marne (6 Septembre – 13 Septembre 1914) 3.4 1ère Bataille de l’Aisne (10 – 20 Septembre 1914) 3.5 La Guerre de Position pour le 47ème RAC (13 Décembre – 25 Juillet 1915) 3.6 1ère Bataille de Champagne (25 Juillet – 11 Octobre 1915) 3.7 Entrainement et Repos (Octobre 1915 – 15 Janvier 1916) 3.8 1ère Bataille de Verdun (10 Février 1916 – 12 Mars 1916) 3.9 Entre Verdun et Verdun, 2ème Période (13 Avril – 18 mai 1916) 3.10 1er Passage sur le front des Vosges (20 Mai – 8 Juillet 1916) 3.11 Offensive de la Somme (21 Juillet – 19 Septembre 1916) 3.12 Secteur de Maisons de Champagne (Septembre – 31 Décembre 1916) 3.13 La 2ème Bataille de l’Aisne dite du Chemin aux Dames (Mars-Juin 1917) * 3.14 2ème Bataille de Verdun (1er Septembre 1917 au 5 Janvier 1918) 3.15 2ème Passage sur le front des Vosges (Janvier à Avril 1918) 3.16 2ème Bataille des Flandres Mai – Juin 1918 3.17 2ème Bataille de Champagne dite aussi de Marne-Vesles (Juillet – Août 1918) 3.18 3ème Bataille de Champagne dite de Tahure (de fin Septembre à Octobre 1918) 3.19 Passage de l’Aisne (10 Novembre) et Armistice du 11 Novembre 1918 3.20 La sortie progressive de l’Armée (Novembre 1918 – Août 1919) et Démobilisation

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* A partir de cette période, les Lettres de Lucien nous sont parvenues et les plus importantes figurent dans ce recueil

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Annexe A : Le 47ème RAC et les Régiments d’Artillerie de Campagne)

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Annexe B : Organisation de l’Armée Française en 14-18

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Annexe C : Uniformes de l’Artillerie en 14-18

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Annexe D : Le Canon de 75

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Annexe E : Les Chevaux d’Artillerie en 14-18

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Sources/Bibliographie

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Remerciements

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Chapitre 1

Les Causes de la Grande Guerre 1914-1918

La guerre de 1914-1918 aurait pu éclater sur le terrain des rivalités coloniales, mais c'est finalement sur un autre terrain qu’elle a éclaté, celui des Balkans. Au Sud de l'Europe centrale, à la faveur du déclin de l'Empire Ottoman depuis le XIXème siècle, les guerres d'indépendance (Serbie, Bulgarie, Grèce), les affrontements entre minorités ethniques et religieuses ainsi que les conflits régionaux se multipliaient en début de siècle. Le vide politique ainsi créé par l’implosion de l’Empire Ottoman a vite aiguisé les appétits des deux autres empires en place dans la région : l’Empire Russe d’une part, l’Empire AustroHongrois d’autre part. La petite Serbie, devenue indépendante, en se plaçant sous la protection de l'Empire russe, cherchait à réunir en un seul Etat tous les Slaves du Sud de l'Europe centrale, à commencer par ceux de Bosnie-Herzégovine, province annexée par l'Autriche-Hongrie en 1908. Les empires rivaux austro-hongrois et russe avaient des visées communes en direction des détroits de la Mer Noire et de la Méditerranée orientale, pour l’un il s’agissait de pérenniser la domination germanique sur la Mitteleuropa (l’Europe Centrale), pour l’autre il s’agissait d’unifier les peuples slaves (et orthodoxes) sous la bannière de la Sainte Russie. Les Balkans se trouvaient à l’intersection des deux rêves. Par crainte que n’advienne une situation internationale défavorable à leurs intérêts nationaux, les États européens ont pris alors des décisions au départ conservatoires du genre « pour le cas où », et surtout « plutôt que ». Dès lors par le jeu des alliances, la tragédie se met inexorablement en place sans que rien ni personne ne puisse l’arrêter ainsi que l’expose l’historien Jean-Baptiste Duroselle en cinq points : 1. L’Allemagne entre en guerre plutôt que de risquer de perdre son allié austro-hongrois pion essentiel du pangermanisme initié par Bismarck quelques décennies plus tôt. 2. La France préfère la guerre plutôt que de menacer la solidité de son alliance avec la Russie. Elle a de plus et surtout, un contentieux formidable avec l’Allemagne centré autour de la défaite de 1870 et de l’annexion de l’Alsace-Lorraine. 3. La Russie déclare la guerre plutôt que de nouvelles populations slaves passent sous contrôle de l’empire austro-hongrois. 4. L’Angleterre, fidèle en cela à la politique qu’elle mène depuis 1793, préfère déclarer la guerre plutôt que de risquer de voir une grande puissance ,que ce soit la France de Napoléon ou l’Allemagne de Guillaume II fut-il petit-fils de leur grande reine Victoria, s’installer sur les côtes belges. 5. L’Autriche-Hongrie préfère en finir avec la Serbie plutôt que d’être dissoute par les mouvements nationaux. Dès lors, le moindre événement en cet été 1914, peut allumer la mèche et l’enchaînement des déclarations de guerre bilatérales enclenche inéluctablement un conflit mondial incontrôlable.

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Le 28 Juin, Assassinat à Sarajevo, de l’archiduc François-Ferdinand, prince héritier d’AutricheHongrie, par un nationaliste Serbo-Bosniaque du nom de Gavrilo Princip. Le 28 Juillet, l'Autriche-Hongrie après un ultimatum de principe, déclare la guerre à la Serbie. Le 30 Juillet, la Russie mobilise en mesure de protection vis-à-vis de des Slaves en général et de la Serbie en particulier. Le 31 Juillet, l’Allemagne somme par un ultimatum, la France, de se désolidariser de la Russie Le 31 Juillet, Jean Jaurès, pacifiste socialiste convaincu, est assassiné à Paris par Raoul Villain, personnage trouble et mentalement dérangé, membre de la Ligue des Amis d’Alsace-Lorraine dont certains assurent qu’il a été manipulé par l’ambassade russe. Cet assassinat pousse la gauche française et les syndicalistes dans les bras du conflit. C’est l’Union Sacrée. Le 1er Août, En représailles du protectorat russe sur la Serbie, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie, et à 4 heures de l'après-midi, tous les clochers de France font entendre le tocsin, la France mobilise. Le 2 Août, En France, des affiches de mobilisation générale (prêtes et imprimées depuis 1904 seule la date avait été laissée en blanc) sont placardées dans chaque commune de France. Le 3 Août, l'Allemagne déclare la guerre à la France qui a refusé de lâcher la Russie. Le 4 Août, l'Allemagne envahit le territoire de la Belgique neutre et en contre-mesure, le Royaume-Uni déclare la guerre à l'Allemagne. Le 7 Août au matin, les premières troupes françaises (dont le 47e Régiment d’Artillerie de Campagne, celui de Lucien Chemin) pénètrent au sud de l'Alsace, territoire sous contrôle allemand depuis 1870. Le Conflit Mondial est alors inéluctable, mais toutes les grandes nations européennes entrent dans le conflit avec l'idée qu'il sera court. En fait, la guerre durera plus de 4 ans et fera 20 millions de morts dans le monde dont 9,7 millions de militaires. La France a elle seule, pour une population de 40 millions à l’époque, déplorera près de 5 000 000 de blessés et 1 700 000 morts dont 1 400 000 soldats tués soit près de 30% de la classe d’âge des 18/27 ans

Les affiches de Mobilisation Générale en France et en Allemagne 10

La mobilisation dans le village de Saint-Loup, dans la Beauce (texte d’époque): « Voilà les gendarmes qui arrivent au grand trot de leurs chevaux. Ils vont droit à la mairie. Là ils trouvent le maître d'école, et le maître ressort avec l'affiche dans les mains, l'affiche blanche avec deux drapeaux en croix : ORDRE DE MOBILISATION GÉNÉRALE. Le maître nous crie : - Allez dire à Achille qu'il sonne la trompette, à Cagé de prendre son tambour. Vous, les gars sonnez le tocsin. Alors on a sonné le tocsin. Le monde, ils ont laissé leurs faucheuses, les charretiers ont ramené leurs chevaux. Tout ça arrivait à bride abattue. Tout ça s'en venait de la terre. Tout le monde arrivait devant la mairie. Un attroupement. Ils avaient tout laissé. En pleine moisson, tout est resté là. Des centaines de gens devant la mairie. On sonnait le clairon. On battait la Générale. On voyait que les hommes étaient prêts. - Et toi, quand donc que tu pars ? - Je pars le deuxième jour. - Moi le troisième jour. - Moi, le vingt-cinquième jour. - Oh, t'iras jamais. On sera revenu. Le lendemain, le samedi, Achille se promenait avec son clairon : - Tous ceux qui ont de bons godillots, de bons brodequins, faut les prendre. Ils vous seront payés quinze francs. Tu aurais vu les gars. C'était quasiment une fête, cette musique-là. C'était la revanche. On avait la haine des Allemands. Dans l'ensemble, le monde a pris la guerre comme un plaisir. »

A Berlin ! Criaient les uns, Nach Paris! Criaient les autres, ils eurent tort les uns et les autres

L’état d’esprit en France : A cette époque, et cela depuis 1871, l’état d’esprit en France est farouchement revanchard, toutes classes, tous milieux et presque tous partis politiques confondus surtout après l’assassinat de Jaures. C’est largement dû à la défaite « honteuse » de 1871, toujours pas acceptée et surtout à cette blessure non refermée qu’a constitué l’annexion dite de l’Alsace et de la Lorraine, à dire vrai il faudrait plutôt parler aujourd’hui de l’Alsace-Moselle car cette annexion n’a jamais touché la Lorraine dans sa totalité, loin de là. Nancy, Briey, Marville et la vallée de l’Othain (berceau de la famille Richard, tout au nord), tout autant que Bar le Duc, Verdun, Saint Joire et la vallée de l’Ornain (berceau de la famille Lejeune, tout au sud), n’ont jamais été « allemands », à contrario de Metz, Forbach, Thionville ou Sarreguemines. Ont été concernés par cette annexion, environ 11500 Km2 et 1,1 millions d’habitants, en majorité à l’époque locuteurs germaniques soit par le patois (francique mosellan) soit par le dialecte (alsacien). La frontière linguistique passait d’ailleurs par la limite entre les départements de la Meuse et de la Meurthe et Moselle située juste à la sortie est de Marville, berceau de la famille Richard. Elle devait être particulièrement étanche car tout au long des siècles, dans la famille, on n’a jamais noté de mariages de part et d’autre de cette frontière avec pourtant des villages distants de quelques kilomètres. 11

Carte des territoires d’Alsace-Moselle annexés en 1870 Les « provinces perdues » suscitèrent un élan passionné dans le cœur de la France vaincue. L’Alsacienne à la coiffe, la cathédrale de Strasbourg, Jeanne d’Arc (pourtant Domrémy ne fut jamais dans les territoires annexés), la Sainte Lorraine devinrent les icônes d’un patriotisme revanchard qui se développa jusqu’en 1914. Pourtant, Lorraine et Alsace n’ont pas toujours fait partie du territoire national et donc de la nation française, loin de là. La Lorraine ne fut rattachée à la France que sous Louis XV en 1766 à la mort de Stanislas Leszczynski soit seulement 100 ans (3 générations) avant la défaite de 1870. L’Alsace bénéficie, elle, d’un rattachement juste un peu plus ancien puisqu’il date du traité de Westphalie de 1648 parachevé en 1679 sous le règne de Louis XIV. En 1870 Lorraine et Alsace sont somme toute, des « acquisitions » relativement récentes au regard de l’Histoire, contrairement à ce que la propagande officielle sous-entend et même si, au hasard des circonstances politiques et militaires, l’une et l’autre de ces provinces ont vécu dans la sphère d’influence française bien avant leur rattachements officiels. Dans leurs écrits enflammés, riches en clichés sentimentaux et en stéréotypes souvent bien naïfs, les intellectuels, écrivains et artistes français de la IIIème République, puissamment encouragés par les pouvoirs publics, érigèrent l’Alsace-Lorraine en thème central du nationalisme. En même temps, de nombreuses villes françaises baptisèrent des rues et des places au nom de l’Alsace et de la Lorraine perdues, comme à Mantes la Jolie en exemple parmi des milliers d’autres. Ces discours et ces images furent largement popularisés par l’école républicaine: cartes et manuels répandaient une iconographie militante et une géographie idéale destinées à reconstruire l’unité et l’identité nationales auprès des petits Français appelés à devenir les soldats de la Revanche. Tous les documents administratifs français feignaient d’ignorer le rattachement de l’AlsaceMoselle à l’Allemagne et parlaient officiellement de départements « annexés » sous-entendant ainsi le caractère unilatéral et provisoire de la situation.* * Petite histoire familiale : Marie Caron mère d’Alice Mayot (dite Bonne Maman 1882-1958, mère de Jean Richard 1909-2005) est née en 1856 à Freymig (où son père Jean Caron lieutenant des douanes était en poste) département de Moselle, département français à cette époque. Son acte de mariage avec Charles Mayot daté du 29/12/1880 mentionne qu’elle est née à « Freymig Moselle annexée » !

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Même les leçons de chants étaient mises à contribution : Le Bataillon Scolaire : chant des Hommes Petits enfants, petits soldats Qui marchez comme de vieux braves, Sabre au côté, fusil au bras, Les yeux ardents et les fronts graves,

Le Bataillon Scolaire : chant des Enfants Nous sommes les petits enfants Qui voulons servir la patrie, Nous lui donnerons dans dix ans Une jeune armée aguerrie.

Petits enfants, petits enfants, Désertant livres et grammaire, Vous marquez le pas, triomphants, Sous le regard de votre mère,

Nous sommes les petits soldats Du bataillon de l'Espérance, Nous exerçons nos petits bras A venger l'honneur de la France.

Que pensez-vous, que faites-vous ? Gais enfants aux mains si fragiles, Gardez vos jeux et laissez-nous Le fardeau des armes viriles.

Et Barra, le petit tambour, Dont on nous a conté l'histoire, En attendant, bat chaque jour Le rappel dans notre mémoire.

En parallèle une iconographie (cartes postales, affiches), abondante et omniprésente était éditée (même Victor Hugo s’en est mêlé):

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Les chansons populaires ne sont pas en reste non plus, ne serait ce qu’à travers la célébrissime « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » aux accents martiaux, écrite dès 1871 : France à bientôt ! Car la sainte espérance Emplit nos cœurs en te disant : adieu. En attendant l'heure de la délivrance, Pour l'avenir... Nous allons prier Dieu. Nos monuments où flotte leur bannière Semblent porter le deuil de ton drapeau. France entends-tu la dernière prière De tes enfants couchés dans leurs tombeaux ? Refrain Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine Et, malgré vous, nous resterons Français Vous avez pu germaniser la plaine Mais notre cœur vous ne l'aurez jamais. Eh quoi ! Nos fils quitteraient leur chaumière Et s'en iraient grossir vos régiments ! Pour égorger la France, notre mère, Vous armeriez le bras de ses enfants ! Ah ! Vous pouvez leur confier des armes, C'est contre vous qu'elles leur serviront Le jour où, las de voir couler nos larmes Pour nous venger leurs bras se lèveront. Ah ! jusqu'au jour où, drapeau tricolore, Tu flotteras sur nos murs exilés, Frères, étouffons la haine qui dévore Et fait bondir nos cœurs inconsolés. Mais le grand jour où la France meurtrie Reformera ses nouveaux bataillons, Au cri sauveur jeté par la patrie, Hommes enfants, femmes, nous répondrons. A ce chant martial et épris de revanche répondait un chant allemand tout aussi agressif : « Das ist das Deutschen Vaterland, Wo Zorn vertilgt den welschen Tand, Wo jeder Franzmann heißet Feind, Wo jeder Deutsche heißet Freund. » « C'est la patrie allemande, Où l'on se débarrasse de la futilité romane, Où l'on donne le nom d'ennemi à tout Français, Où l'on donne le nom d'ami à tout Allemand. » Traduction du lied du poète nationaliste allemand Ernst Moritz Arndt parlant de l’Alsace Pendant près de 30 ans une propagande massive s’est donc mise en place avec pour but sacré et inéluctable : le retour de l’Alsace-Lorraine dans les bras de la mère patrie. Toute une génération de jeunes hommes de toute classe, de tous milieux, des villes et des campagnes fut éduquée dans cet état d’esprit et cet ultime but. Cette génération sera celle des combattants français de 14-18, l’éducation qu’elle aura reçue sera sans aucun doute l’une des bases à l’esprit d’héroïsme, de sacrifice envers la Patrie, qui aura prévalu durant tous ces combats mis à part l’épisode tragique des mutineries de 1917 dues d’ailleurs plus à un refus d’exécuter des ordres stupides qu’à un refus d’aller au combat. 14

Chapitre 2

France et Allemagne, deux stratégies pour un conflit Avant que le conflit ne commence, les deux Etats-Majors avaient l’un et l’autre des plans mûris et pré-établis. Pour les Français, obnubilés qu’ils en étaient, il s’agissait avant tout de reconquérir l’Alsace et la Lorraine depuis le sud à partir de Belfort et pour cela des troupes avaient été massées en Haute Saône. Elles devaient le Jour J procéder à une attaque massive, destinée à submerger les Allemands et à les repousser au-delà du Rhin et de la Moselle. Tout le dispositif état basé sur l’attaque à outrance de vagues d’infanteries successives, soutenues par des unités de cavalerie et d’artillerie de campagne très mobiles mais à puissance de feu limitée. Pour les Allemands, les plans étaient tout différents. Il s’agissait, par un vaste mouvement de débordement issu des Ardennes, à travers la Belgique, de contourner les forces françaises (et britanniques), pour atteindre Paris et mettre fin au conflit. Le dispositif n’était pas basé sur l’attaque seule mais aussi sur la défense en profondeur pour sécuriser le terrain conquis et permettre la logistique d’approvisionnement loin des bases. Pour cela, tranchées, mitrailleuses et artilleries à longue portée et de gros calibres faisaient partie du plan. Dès le début Août 1914, les deux plans se mettent en place comme dans un ballet tragique (mouvement théorique allemand en rouge, mouvement théorique français en bleu foncé) avec par hasard une certaine petite ville du nom de Verdun pour centre de rotation.

Ni l’un ni l’autre de ces plans n’atteindront leurs buts. Les Allemands, retardés par les AngloBelges, seront arrêtés in extremis sur la Marne en Septembre 14 (épisode fameux des taxis de la Marne qui amenèrent en toute urgence des troupes françaises pour boucher la brèche) et perdront la course à la mer sur la Somme et l’Yser au nord. Quant aux Français, bien qu’ayant repris Mulhouse et Colmar au sud, ils devront se replier au plus vite pour retourner au contact du gros des troupes allemandes au centre, en Champagne. 15

Dès lors, le sort de la guerre était scellé, la guerre éclair tenue pour certaine par les états-majors n’aurait pas lieu et les belligérants allaient s’enterrer les uns et les autres, pendant 4 ans le long d’une ligne Somme, Aisne, Champagne, avec un point pivot : Verdun qu’aucune des deux paries ne pouvaient lâcher. Verdun eut le malheur d’être au centre des deux mouvements français et allemand et d’en constituer l’axe. Les lignes une fois stabilisées, Verdun est devenu un saillant dans le dispositif des Allemands, que ceux-ci voulaient réduire, et un coin enfoncé dont les Français voulaient profiter. Devenu un symbole, Verdun en deux batailles est devenu au fil du temps l’archétype même des batailles de 14 -18 même si comme on le verra, des combats tout aussi meurtriers se déroulèrent tout le long du front. Une carte du front en 1916 est montrée cidessous, en fait ce front, à quelques avancées et reculs près de quelques dizaines de km, restera tragiquement inchangé du début 1915 à l’été 1918, en dépit de formidables offensives de part et d’autre mettant en ligne des centaines de milliers de combattants et occasionnant des pertes considérables.

Le front stabilisé, les uns essayèrent, tour à tour, par des attaques massives de l’enfoncer en des points limités pour créer la brèche décisive qui aurait amené la défaite des adversaires pendant que les autres s’efforçaient de re-concentrer de toute urgence des forces pour mener la contreattaque. Les batailles menées tout au long de cette ligne de front laissèrent des traces terribles dans tout ce quart nord est du pays comme en témoigne la carte ci-après, dressée tout récemment (les zones rouges correspondent aux zone de piétinement de flux en reflux):

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Au fil du temps, donc, la 14ème Division d’Infanterie (14ème DI) et son 47ème Régiment d’Artillerie de Campagne (47ème RAC), celui de Lucien Chemin, rappelés d’Alsace où ils avaient combattu victorieusement à la fin de l’été 1914, furent engagés successivement et sans discontinuer dans toutes les grandes batailles figurant dans les zones « rouges ». Elles passèrent leur temps à « jouer l’essuie - glace » du nord-ouest (les Flandres belges et françaises) au sud-est (limite Vosges-Alsace) du front, là où en fonction des offensives et des contre-offensives, les meilleures ressources étaient exigées. Peut - être d’ailleurs la 14ème DI fut- elle victime de sa réputation de division d’élite, elle était en effet surnommée « La Division des As », voir l’Annexe A à ce sujet. Ces batailles furent successivement : -

Bataille d’Alsace en Août 1914, les Français s’y octroient un succès « affectif » sans lendemain car le véritable enjeu est ailleurs.

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Combat d’Amiens du 29 au 31 Août 1914. Il faut d’urgence retarder l’avance allemande de manière à laisser le temps au gros des forces françaises, pour se redéployer sur la Marne et défendre Paris.

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1ère Bataille de la Marne du 6 Septembre au 13 Septembre 1914. Les Allemands sont stoppés à moins d’une centaine de km de Paris ;

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1ère Bataille de l’Aisne et Bataille de l’Yser ou 1ère Bataille des Flandres appelée aussi la course à la mer de Septembre à Décembre 1914. Bloqués au centre depuis la 1 ère bataille de la Marne, les Allemands essayent de passer par les rives de la mer du nord pour encercler les troupes alliés. Chaque adversaire essaiera alors de neutraliser l’autre par une suite de combats tournants. Ce sera la dernière bataille de mouvement du conflit qui bascule dans une guerre de positions de l’Oise à la Suisse. Jusqu’en 1918, toutes les attaques, malgré les moyens considérables mis en œuvre et les pertes terribles qui en découleront, ne déboucheront que sur des pertes ou des gains territoriaux très limités (quelques km, parfois moins !)

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1ère Bataille de Champagne de Juillet à Octobre 1915

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1ère Bataille de Verdun de Février à Mars 1916

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Offensive de la Somme de fin Juillet au 19 Septembre 1916

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2nde Bataille de l’Aisne ou Bataille du Chemin des Dames du 16 Avril au 20 Avril 1917 17

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2nde Bataille de la Marne du 27 Mai au 6 Août 1918

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2nde Bataille de Verdun du 1er Septembre 1917 au 5 Janvier 1918

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2ème Bataille des Flandres de Mai- Juin 1918

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2ème Bataille de Champagne de Juillet Août 1918 dite aussi Bataille de Marne-Vesle

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Bataille de Tahure de Septembre - Octobre 1918 dite aussi 3ème Bataille de Champagne

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Passage de l’Aisne Novembre 1918

Les tribulations du 47ème RAC de Juillet 14 à Avril 19 (Transferts et Combats)

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Chapitre 3

La guerre de Lucien Chemin

Introduction Ici commence la relation des faits de guerre qu’a vécus Lucien Chemin, relation obtenue en rapprochant plusieurs types de documents : - D’abord les lettres datées, qu’il envoyait à sa fiancée Yvonne Lejeune, lettres très pudiques sur les dangers encourus, c’était dans la nature du personnage, pratiquement muettes sur la nature et les lieux des opérations, c’était une obligation due à la censure militaire qui prévalait alors. Les quelques 120 lettres et cartes qui nous sont parvenues s’échelonnent de Juin 1917 à Janvier 1920. Toutes ne sont pas reproduites ici mais uniquement celles qui font quelque référence aux opérations. Elles sont placées dans le texte, juste après la relation des opérations militaires concomitantes.

Lettre autographe de Lucien à Yvonne -

Puis les documents extrêmement documentés que sont les JMO (Journaux de Marche et d’Opérations) des unités militaires dans lesquelles ou pour lesquelles a évolué Lucien Chemin, ce sont les JMO des 44, 60, 35 et 42ème Régiments d’Infanterie, régiments que supportait son propre régiment d’artillerie, le 47ème RAC. Le JMO du 47ème RAC est introuvable aujourd’hui mais heureusement existe un ouvrage publié dès 1919 : « Historique du 47ème RAC » qui le reprend pratiquement en intégrité, il fut écrit par le Chef d’Escadron Masson qui commanda le 2ème Groupe du 47ème RAC de Septembre 1914 au 11 novembre 1918. Le 2ème Groupe était par ailleurs, celui auquel appartenait 19

Lucien. Nul doute donc, que les écrits du C.E. Masson reflètent exactement ce qu’a vécu Lucien. Qu’est-ce qu’un JMO ? Dépourvus de tout commentaire ou appréciation personnelle, les JMO devaient servir à la rédaction d’un historique d’ensemble. Ils n’en restent pas moins, malgré leur sécheresse administrative, une source irremplaçable sur la vie et la mort de millions de Français. Quelques cahiers percés d’une balle ou d’un éclat sont là pour rappeler que les journaux étaient souvent rédigés sur le vif et en première ligne. La tenue des JMO, confiée à des officiers qui pouvaient en déléguer la rédaction à des sousofficiers, était en effet prescrite aux états-majors aussi bien qu’aux corps de troupes. Revêtu d’un caractère officiel, répondant à une démarche d’authentification des faits et notamment des actions d’éclat, le journal de marche constitue, en un sobre condensé des événements, un récit aussi objectif et précis que possible des combats. Les JMO sont en général écrits dans un français remarquable, sans faute d’orthographe ni rature malgré leurs difficiles conditions d’exécution. Que trouve-t-on dans un JMO ? Chaque jour sont notifiés les faits, combats, manœuvres, travaux ou reconnaissances, accompagnés des objectifs visés et des résultats obtenus. Sont aussi indiqués de manière systématique la composition du corps (effectifs, encadrement et mutations), les itinéraires suivis, les emplacements des cantonnements. Le texte peut se réduire à une chronologie très succincte, en raison même du rythme de la bataille. L’enregistrement journalier de la succession des événements est parfois enrichi de documents justificatifs : ordres, cartes et schémas, états des pertes numériques ou nominatifs.

Exemple de manuscrit de JMO -

Enfin des témoignages individuels de soldats des unités concernées qui tenaient leurs propres carnets.

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Fac-simile de quelques lettres de Lucien à Yvonne

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LUCIEN CHEMIN Lucien est né à Montataire (Oise) en 1893 d’un père Edouard Chemin (1872-1926) issu d’une lignée d’artisans du métal et du bois localisée dans les forêts du Perche depuis au moins le 16 ème siècle et d’une mère Eulalie de Coninck issue d’une famille des Flandres belges originaire de Waregem près de Gand dont on a la trace depuis le 17ème siècle. Edouard Chemin tonnelier/caviste de son état, orphelin de père à 16 ans, s’était marié peu après 19 ans en 1892. Le faible écart d’âge entre Edouard et Lucien explique pourquoi les deux hommes se trouveront ensemble mobilisés à la guerre pendant toute la durée des hostilités. Vers 11 ans, Lucien désirera entrer au Petit Séminaire de Compiègne, il changera d’orientation un peu plus tard mais celte formation lui procurera un solide bagage intellectuel qui lui permettra de manier aussi bien le latin que la trigonométrie – privilège peu fréquent à cette époque. Peu après ses 18 ans, humanités en poche, et sans doute avec l’appui de fortes recommandations, Lucien entrera au service du Marquis de Montaignac en qualité de secrétaire particulier. La Maison de Montaignac est de très ancienne noblesse des croisades et tire son nom des terres de Montaignac-en-Limousin (canton d'Egletons en Corrèze). Lucien perfectionnera là une aptitude à la bienséance aux bonnes manières et aux belles lettres dont il ne départira pas. Il restera dans cette fonction jusqu’au régiment, étant de la Classe « 13 » et non sursitaire il y est incorporé en 1913. Dans une lettre de Février 1919, il fait référence à ses 6 ans de services déjà écoulés, ce qui indique plus précisément une incorporation début 1913. Le Service Militaire était alors de 2 ans (il sera porté à 3 ans à la mi 1913), il aurait dû être libéré fin 1914. La déclaration de guerre de l’Allemagne à la France du 3 Août 1914 en décida autrement et il resta sous les drapeaux jusqu’en Août 1919 soit plus de 6 ½ ans. Il avait tout juste 21 ans à la déclaration de guerre et un peu plus de 26 ans à sa démobilisation.

Original de l’Acte de Naissance 10 Juillet 1893 de Lucien Chemin Avec mention de son Mariage le 6 Avril 1920 et de son Décès le 23 Janvier 1966 22

On ne sait pas avec certitude où et dans quel régiment est affecté Lucien quand commence le conflit fin Juillet/ début Août 1914. Il existe quand même un indice, Lucien dans une lettre du 30 Mars 1919, écrit : « Me voilà revenu dans les froides et désagréables casernes d’Héricourt », or ce Héricourt (près de Belfort) est le siège de garnison permanente du 47ème RAC et ceci dès avant le début de la guerre. Le régiment quittera Héricourt le 31 Juillet 1914 pour ne jamais y revenir sauf après la fin des hostilités en 1919 pour y procéder à sa dissolution administrative. On peut donc en déduire que Lucien faisait déjà partie du 47ème RAC dès le début du conflit. Ceci contredit certes, quelque peu, l’histoire familiale qui veut que Lucien ait commencé la guerre comme cavalier. La contradiction n’est peut être qu’apparente car d’une part il reste possible que Lucien ait effectué en 1913 , avant le conflit, le début de son service militaire comme cavalier et d’autre part, l’artillerie de campagne étant un régiment « monté », les sous officiers se déplaçaient à cheval et il n’a cessé d’être un cavalier accompli (témoignage de ses camarades) pendant toute la guerre, ne serait - ce qu’à travers les brefs aperçus qu’il en donne au long de ses lettres. Par ailleurs on possède une photo de Lucien (voir ci-dessous) , jeune conscrit, datée de 1913, le représentant déjà avec l’insigne du 47ème sur le col ! L’hypothèse qui sera retenue dans tout ce recueil est donc que Lucien est de façon quasi certaine, présent au 47ème RAC au début du conflit et de manière certaine jusqu’en Août 1919. Lucien y est affecté pendant toute cette période (il essaiera toutefois, mais sans succès, de se faire muter d’abord dans l’aviation puis dans l’artillerie lourde) en qualité de Sous-officier (Brigadier d’abord puis Maréchal des Logis (voir définitions et uniformes en Annexe C) au 2ème Groupe de batteries (5ème batterie dans un premier temps puis 6ème). En fait Lucien sera le plus souvent détaché comme agent de liaison avec les premières lignes d’infanterie ou comme éclaireur de reconnaissance avancée. A cette époque , en effet, les liaisons radios entre l’infanterie et l’artillerie en charge de couvrir la progression, n’existaient pas, sauf en ce qui concerne les états-majors entre eux ; les liaisons téléphoniques balbutiantes étaient soumises à des dérouleurs de fils pendant les assauts et les fils étaient constamment rompus par les projectiles, restaient les liaisons optiques (fanions de jour, feux de bengale la nuit –bonjour la discrétion) et,… les liaisons humaines par des hommes sûrs et au sang-froid inébranlable, dont de la qualité et la pertinence des comptes rendus sur la réalité des événements en première ligne, dépendaient souvent la qualité de la couverture d’artillerie et donc le succès de l’offensive.

Lucien, jeune conscrit au 47ème RAC en 1913 23

3.1 Départ, Mobilisation finale, Alsace (31 Juillet 1914 – 13 Août 1914) Extrait de l’Historique du 47ème RAC « Dans la nuit du 30 au 31 Juillet 1914 à Minuit, le Colonel LUCOTTE appelle le trompette de garde et lui demande de sonner la Générale. On écoute, on comprend et dans le silence absolu, sans le moindre à coup, les unités s’équipent. Entre 3 et 4h, le régiment partait en direction de Belfort. Ce départ fut particulièrement impressionnant, il y avait dans la troupe un ordre et un calme qui en imposait à tous. La foule qui, mise au courant, garnissait les rues, se disciplinait à ce contact. A Belfort du 1er au 6 Août, le temps fut mis à profit pour mettre la dernière main aux préparatifs de mise en campagne. Le 7 Août, le régiment pénétrait en territoire alsacien annexé, le 1er et 3ème Groupe se dirigeant vers Mulhouse et le 2ème vers Altkirch. C’est avec une joie inexprimable qu’on renversa à Montreux, les poteaux infâmes qui depuis 1871, dressaient en pleine France le défi de leurs aigles impériaux à sinistres figures. Au matin, on traverse Dannemarie au galop où la population alsacienne offre des fleurs, des bonbons et du vin et les vieilles de leurs fenêtres, agitent leurs mouchoirs. A 13h, on rejoint Ballersdorf et les batteries se mettent en position au nord de la route et soudain, c’est le baptême du feu : les salves ennemies arrivent mais sont réduites au silence par notre contre - feu. Notre infanterie avance, malgré de nombreuses mitrailleuses qui lui font de lourdes pertes. L’artillerie reste indemne et Altkirch est enlevé tandis que Mulhouse est pris par les 1er et 3ème Groupes. On y reste peu car le 9 on se reporte d’urgence sur Aspach pour protéger la retraite d’infanterie qui faiblit, Mulhouse repasse sous le contrôle allemand et le 10, le Régiment se regroupe à Vauthiermont, à cheval sur la frontière. Le 13 au matin, le régiment marche à nouveau sur Mulhouse pour le reprendre, par Mansbach d’abord puis Dornach ensuite. Mulhouse est à nous dès le 15 et nous cantonnons jusqu’au 24 Août à Ridisheim, quand soudain ordre est donné de se porter au secours de Paris. Dans la semi obscurité on retraverse les rues juste reconquises et après un court arrêt à La Rivière et Pfaffans, on serre du côté de Belfort dès le soir du 25, en attendant l’embarquement par train. » Que s’était - il passé ? Les Allemands n’avaient finalement opposé qu’une résistance de principe à l’avancée des troupes françaises en Alsace, plus destinée à les attirer en profondeur et à leur faire croire à une victoire facile qu’à les contrebattre. Les Français avait été dupés car pendant ce temps le sort de la guerre se jouait ailleurs et le gros des forces allemandes se massait à la frontière avec la Belgique, traversait sans peine les Ardennes et déferlait sans beaucoup de résistance à travers les plaines de l’Artois et de la Champagne, dégarnies qu’elles étaient des troupes françaises. Seules les troupes anglaises et belges (peu nombreuses les unes et les autres) purent offrir des actions de retardement près de la mer du Nord. Dans l’urgence absolue, le haut commandement français dut faire basculer des centaines de milliers de combattants du sud vers le nord et le centre du front pour tenter d’arrêter l’avance allemande qui menaçait Paris et risquait donc de faire basculer le sort de la guerre en quelques jours.

3.2 Amiens, Combat de Proyard (27 – 31 Août 1914) Extrait de l’Historique du 47ème RAC « Le 27 Août le régiment débarque dans la région d’Amiens-Corbie et le 28 croise des régiments en retraite, défaits et démantelés. Chacun devine que demain sera dur. Le 29, le 2ème Groupe (celui de Lucien) s’ébranle en accompagnant le 42ème RI vers Pont-Noyelles mais doit rapidement renoncer devant la rapidité de l’avance ennemie. Tout le régiment se replie sur 24

Harbonnières et Bayonvilliers à 3 h du matin. Là, il est annoncé à tous que la situation est grave et qu’il est demandé au 7ème Corps d’Armée dont la 14ème DI est la seule Division en place avec le 47ème RAC comme seul accompagnement d’artillerie, d’arrêter l’armée Von Kluck qui sans cela déferlera sur Paris. Malgré des pertes considérables, la Division réussit à contenir l’ennemi dans le secteur Proyard Mericourt pendant quelques heures, laissant ainsi un peu de répit sur les lignes arrière pour continuer les débarquements de renfort. Alors mission accomplie, le régiment décroche pour se rassembler le 30 à Saint-Morainvilliers puis à Clermont le 31. Il n’y a plus de doute à avoir, nous retraitons vers Paris jusqu’au 5 Septembre »

3.3 1ère Bataille de La Marne (6 Septembre – 13 Septembre 1914)

Zone d’action du 47ème RAC

1ère Bataille de la Marne Extrait de l’Historique du 47ème RAC « Pendant 5 jours, la 14ème DI et le 47ème RAC vont fournir l’effort le plus gigantesque qui puisse être demandé à des hommes qui ont fait le sacrifice de tout pour réussir. On se met en place par progressions successives au contact de l’ennemi sur Plessis-Belleville, Bois de Montrolle, Bouillancy, Etavigny, Villers Saint Genest. Là l’ennemi tient tête et le combat s’engage, intense. Les Groupes 1 et 3 sont très pris à partie, seul le 2ème Groupe (celui de Lucien) eut moins à souffrir mais à partir de mi - journée le 8 Septembre, les tirs sont tellement intenses qu’il faut mettre les servants à l’abri de temps à autre pour éviter que leur nombre ne fonde complètement. Pendant deux jours les batteries assistaient impuissantes au défilé des colonnes allemandes qui traversaient la Marne. Mais le 9, les vagues de pantalons rouges arrivent enfin convoyés depuis des réserves de Paris.

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Episode des Taxis de la Marne

La division peut enfin s’organiser défensivement en profondeur près de Bregy. A l’aube du 10 Septembre, tout le monde est à son poste mais à 10h on apprenait que l’armée allemande était en recul, la brèche était colmatée, le front était bouclé. »

Zone d’action du 47ème RAC

3.4 1ère Bataille de l’Aisne (10 – 20 Septembre 1914) Extrait de l’Historique du 47ème RAC « La poursuite des éléments allemands en recul se mit en place les 10 et 11 Septembre. Ceux-ci avaient mis en place une ligne de repli sur l’Aisne, puissamment fortifiée à l’avance. Le 11 au soir on cantonne à Haramont puis Vivières. C’est la reprise du contact le 12 septembre qui va initialiser ce qui est connu comme la 1ère bataille de l’Aisne. Nous savons que c’est quand le mur chancelle qu’il faut le pousser, bien qu’ayant jeté dans la bataille précédente de la Marne toutes nos ressources. Le 12 au soir, l’infanterie force le pont sur l’Aisne à Berny-Rivière et le 2ème Groupe (celui de Lucien) parvient à s’installer dans les carrières d’Ouilly. Les combats vont durer jusqu’au 20 Septembre avec des périodes de repli ou d’avancée de quelques centaines de mètres. Ainsi la nuit du 18 au 19 se passe sur roues pour être prêt à toutes éventualités, chevaux 26

garnis de leurs traits au pied des pièces. La pluie tombe à torrent, les hommes exténués dorment assis sur les talus sans souci de l’eau qui leur ruisselle parfois jusqu’aux genoux. Mais notre position d’interdiction sur l’Aisne tient bon et le secteur se stabilise.» Les commandements français et allemand après cette bataille de l’Aisne, comprennent que la guerre de mouvement est terminée et qu’un changement de tactique s’impose. C’est le début de la guerre de position sur des fronts stabilisés. Ainsi le 47ème RAC restera défensivement sur l’Aisne du 20 septembre au 13 Décembre 1914, en particulier le 2ème Groupe (celui de Lucien) s’établira à Berny-Rivière.

3.5 La Guerre de Position pour le 47ème RAC (13 Décembre – 25 Juillet 1915) Du 13 décembre 1914 au 25 Juillet 1915, le régiment s’enracina sur les bords de l’Aisne de Nouvron-Vingré à Fontenoy, quelques kilomètres à l’est de Soissons et connut une période d’immobilité de plus de cinq mois qu’il n’avait pas connue jusque - là et ne connaîtra plus jusqu’à la fin du conflit. Il ne fut pas inactif pour autant mais au cours des continuels tirs de contre batterie, il s’exerça à exceller dans la précision en perfectionnant les paramètres de correction de tirs.

3.6 1ère Bataille de Champagne (25 Juillet – 11 Octobre 1915) Extrait de l’Historique du 47ème RAC «Le régiment quitta les bords de l’Aisne le 25 Juillet 1915 et après quelques étapes, il arriva le 29 au matin dans la région de Neuilly Saint Front, puis après quelques jours de repos, le 15 Août il s’ébranle à nouveau. Il arrive le 17 au village de La Veuve en Champagne Pouilleuse près de Châlons sur Marne. Le 29 au soir, les hommes reçoivent enfin le casque* dont ils étaient jusqu’à maintenant dépourvus et qu’ils portent alors fièrement. Le 30 les reconnaissances détaillées sont terminées et les positions occupées. Ce sera dans le secteur de Jonchery à la lisière nord du camp de Mourmelon, 25 km au nord de Chalons sur Marne. Le jour J pour l’attaque est prévu le 25 Septembre et devra être précédé de 3 jours de préparation pour détruire mitrailleuses, fils de fer et tranchées. Du 22 au 25, les batteries tirent sans arrêt, ne s’interrompant que pour faire refroidir les tubes. Au début l’ennemi laisse faire puis renseigné par notre activité sur nos intentions, ses concentrations finissent par atteindre nos positions. Nos pertes commencent à s’aligner. A l’aube notre infanterie s’est élancée et on aperçoit des ombres qui se redressent, se terrent puis progressent à nouveau. Méprisant ses pertes, l’infanterie progresse au-delà des premières lignes ennemies mais se voit arrêtée par de nouvelles défenses en profondeur. Le 47ème avait détaché des pièces en accompagnement de l’infanterie. Lorsque une de celles-ci arrive devant les lignes allemandes, le lieutenant crie : au galop en avant ! La ligne est bousculée et bientôt dépassée mais se reconstitue avec des renforts ennemis issus des abris souterrains et prend la batterie à revers, la pièce est criblée comme les chevaux et la plupart des servants. La situation est confuse dans les lignes enchevêtrées mais l’infanterie continue à progresser et le lendemain matin le 26, la situation s’éclaircit, l’ennemi lâche pied et c’est la chevauchée à travers les lignes conquises. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) traverse au galop les saillants bouleversés et les bois déchiquetés qui empestent les gaz. Mais l’attaque de l’infanterie épuisée s’essouffle et l’artillerie fait ce qu’elle peut sans se soucier des efforts et des pertes. Le terrain conquis reste acquis mais on ne progresse plus. Au soir du 1er Octobre, le but final ne fut pas atteint sans doute, et Vouziers demeurait encore dans le lointain des lignes ennemies, mais une brèche avait été faite dans les esprits : on avait montré que la guerre de tranchée devait mourir un jour. » * le fameux casque Adrian, voir l’Annexe C

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Cette stratégie franco-anglaise de « grignotage » en Champagne coûta à l’armée française 348.000 morts et disparus et 700.000 blessés.

3.7 Entrainement et Repos (Octobre 1915 – 15 Janvier 1916) Le 11 Octobre 1915, le régiment est relevé de sa position et redescend des lignes pour se diriger vers le Camp de Suippes (25 km au Nord-Est de Châlons sur Marne). Cette descente des lignes se fait sous des rafales de tirs incessantes que l’ennemi envoyait sur les lignes arrière. A partir de mi-octobre 1915, jusqu’à mi-janvier 1916, le régiment va s’engager dans une série de transferts en camps d’entrainement ou de repos après des mois de combats incessants. Extrait de l’Historique du 47ème RAC « Après avoir marché toute la nuit dans le dédale inextricable des bois catastrophés, des fils de fers tordus, et des tranchées enchevêtrées, on arriva au Camp de Suippes au moment où le 12, le jour commençait à poindre. Le séjour dans le camp fut utilisé pour panser les plaies et honorer les morts. Le repos fut de courte durée, le 19 Octobre le régiment reçut l’ordre de rejoindre au plus vite le camp de Mourmelon plus à l’ouest. Tout le monde sauta à cheval pour une étape de 25 km à une allure dont les cuisines roulantes se souviennent encore. » Fausse alerte, on craignait une offensive de l’ennemi sur Reims, il ne s’agissait que de coups de main sans lendemain pour lesquels le régiment n’eut pas à s’employer. Le régiment resta dans cette zone somme toute assez paisible jusqu’au 13 Décembre 1915. Dans la nuit du 13 au 14 Décembre, il quitta ses positions pour se rendre par étape dans la région de Bar le Duc en Lorraine, et le 19 les 3 Groupes s’établissent dans leurs cantonnements respectifs du Ménil sur Saulx, du Bouchon sur Saulx et de Danemarie sur Saulx. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) était donc au Bouchon sur Saulx. Quittons un instant l’histoire officielle. Le Bouchon est un petit hameau de 200 habitants aujourd’hui, peut être moins en 1915, si petit qu’il ne pouvait accueillir que le 2ème Groupe (celui donc de Lucien) du 47ème RAC, les deux autres Groupes étant dispersés dans d’autres hameaux voisins. Le Bouchon semble avoir été utilisé fréquemment comme lieu de repos par les troupes entre deux passages au front. Des régiments d’infanterie française et américaine y ont notamment séjourné en 1917 et 1918 au grand dam d’un Lucien un tantinet jaloux de nature. Il en fera mention dans des lettres ultérieures avec un zeste d’inquiétude ! Il se trouve que pas loin du Bouchon sur Saulx se trouvait un autre village lorrain : Saint Joitre où vivait une certaine Yvonne Lejeune âgée de 17 ans. Yvonne était la dernière d’une famille de 4 enfants, deux fils (tous deux sous l’uniforme et prisonniers à cette époque) : Paul (1887-1982), Louis (1890-1940), deux filles Mathilde (1894– 1981) et Yvonne donc (1898–1990). Les parents étaient issus l’un son père Albert Lejeune (1859 – 1934), d’une longue lignée d’agriculteurs de Saint-Joire depuis toujours (traçable au moins depuis le 16ème siècle) et sa mère Marie Marthe Drosne (1861-1940) était elle d’une famille de vignerons de Naix aux Forges autre village lorrain tout proche. La famille venait d’être durement touchée par deux incendies successifs de leur ferme. Fin 1915 Yvonne revenait tout juste de Marseille où elle était partie quelques mois plus tôt à 16 ans comme « demoiselle de compagnie » d’une jeune femme. La jeune personne était entretenue, dans un bel appartement, par un officier supérieur français, en guerre sur le front. En attendant ses permissions, elle recevait des amis. Ensemble, ils s’adonnaient au spiritisme (très à la mode à cette époque) et faisaient tourner des tables (Yvonne fut invitée à l'une de ces séances et déclarée bon médium potentiel ...). La belle trouvait aussi le moyen de tuer le temps en ouvrant sa porte à de jeunes amants...Yvonne était scandalisée, elle dont la devise et le point d'honneur étaient:" Rester toujours une honnête femme" ...! Elle eut l'idée d'aller demander 28

conseil au prêtre de sa paroisse. Il l'aida à regagner Saint-Joire en urgence. L'aventure avait duré six mois. En rentrant Yvonne trouva son village et quelques autres (dont Le Bouchon) utilisé comme cantonnement de repos par les troupes exténuées par les combats de Verdun. En voyant tous ses soldats désœuvrés dans la rue de son village, elle eut une idée : et si elle leur faisait des frites ? Le projet prit forme très vite : la mère ferait l’épluchage, la sœur Mathilde la friture, et ellemême s’auto proclamant chef d’entreprise, s’occuperait de la vente, dans la salle à manger familiale qu’on aménagerait à cet effet. Dans une vente aux enchères des meubles d’un château voisin, l’Yvonne acheta une longue table rustique ainsi que six chaises d’un salon de style, le tout assez disparate, mais adjugé « pas cher » La table servit surtout de comptoir, car l’Yvonne ajouta toutes sortes de denrées et d’objets utiles ou de souvenirs, autour de ses frites. Son petit commerce familial, fonctionnait sans grands frais généraux et donc, prospérait… Voilà comment naquit et se développa chez Yvonne un sens des affaires qui ne la quittera jamais. Le Bouchon est situé dans la vallée de la Saulx à une quinzaine de km de Saint Joire, berceau séculaire des Lejeune depuis plus de 9 générations, mais sur le bassin versant de la Marne (un autre monde !), alors que Saint Joire situé dans la vallée de l’Ornain est sur le bassin de la Meuse. Un coteau dont la ligne de crête forme la ligne de séparation des eaux entre la Manche et la Mer du Nord, fait frontière entre les deux vallées. Il se trouve que le frère aîné d’Yvonne, Paul, alors prisonnier de guerre, et sa femme Olympe Janot (1883-1951) demeurent alors au Bouchon. Peut être, dans un si petit hameau, Lucien logea- t- il dans une de leur granges ou dépendances par force de réquisition militaire. Toujours est-il que dans la suite de toute sa correspondance, Lucien fait souvent référence respectueusement à Mme Olympe qu’il n’oublie pas. Il ne fait guère de doute que c’est à travers Mme Olympe et son séjour au Bouchon que Lucien fit connaissance de la famille Lejeune de Saint Joire, de Mathilde et d’Yvonne. La correspondance entre Lucien et Yvonne qui nous est parvenue commence certes le 19 Juin 1917 (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas eu avant en particulier vis-à-vis de Mathilde, sœur d’Yvonne Lejeune), mais leur première rencontre date, de manière quasi certaine, de cette fin Décembre 1915 quand Lucien se trouva, du 19 Décembre 1915 au 15 Janvier 1916, au Bouchon. Laissons maintenant parler le témoignage de Solange Chemin, fille de Lucien et Yvonne : « Mathilde et Yvonne allaient parfois passer quelques jours chez leur belle-sœur Olympe. Elles s’y trouvaient en cette veille de Noël 1915. Toutes les trois assistèrent à la Messe de Minuit qui, cette année-là, était rehaussée d’un éclat tout particulier : un jeune militaire y chantait le « Minuit Chrétien ». Sa voix puissante emplissait les voûtes de la petite église et ses inflexions nuancées portaient à l’émotion … L’assemblée des fidèles était sous le charme… Le chanteur fut invité au réveillon qui réunissait les paroissiens après la messe. Il y fut très entouré et pressé de questions. On sut qu’il était parisien… qu’il aurait dû terminer son service militaire au moment où la guerre avait éclaté… que son père était soldat comme lui, dans un autre régiment, depuis le début des hostilités… que sa mère vivait donc seule à Paris avec le fils cadet, âgé de 15 ans… Il fit honneur au repas. Son robuste appétit surprit même les autres convives. On apprit alors qu’au régiment une double ration lui était attribuée en raison de sa haute stature : 1 m.87. Il était beau, brun aux yeux bleus, plutôt timide. Mais, aimablement, il se prêta de bonne grâce aux sollicitations de ceux qui, plusieurs fois, au cours du repas, lui demandèrent d’interpréter les chansons de son répertoire. Le lendemain les commentaires allaient bon train dans le village. On voulait d’autres détails sur ce beau militaire. On interrogea les camarades de son régiment et ceux-ci révélèrent qu’il était un excellent cavalier… un soldat à la bravoure remarquable… et, pour eux, un copain toujours prêt à rendre service… Son nom était Lucien CHEMIN. Depuis cette fête de Noël 1915 Lucien pensait à Mathilde… 29

Mathilde avait 21 ans, un an de moins que Lucien. Elle était jolie, d’une taille élancée, au beau port d’épaules et de tête. Ses cheveux ondulés, couleur de jais, ses grands yeux noirs et sa peau brune lui donnaient un air de gitane. Elle aimait cette comparaison et en accentuait la ressemblance par sa façon de se coiffer ou par des accessoires vestimentaires. Elle était réservée, « plutôt sauvage » selon les dires d’Yvonne qui, elle, était du genre extraverti. Dure à l’ouvrage, elle se chargeait souvent des besognes les plus fatigantes ou les plus dangereuses. Elle avait, du reste, donné la mesure de son courage lors de l’incendie de la ferme familiale, l’année précédente. Compatissante aux malheurs des autres, elle avait le cœur sur la main et partageait volontiers le peu qu’elle possédait. Lucien multipliait les occasions de rencontrer Mathilde. Elle, par contre, semblait le fuir. Alors Lucien eut l’idée de prendre Yvonne comme alliée, et lui demanda de porter à Mathilde les billets qu’il se mit à lui écrire. Yvonne avait 17-18 ans ; Lucien l’appela « petite sœur » et plaça en elle l’espoir de la voir gagner Mathilde à sa cause. Mais Mathilde restait évasive et riait en disant à Yvonne qu’elle voulait garder sa liberté. S’agissait-il vraiment de cela ? Mathilde manquait de confiance en soi et nourrissait des complexes d’infériorité. Peut-être avait-elle peur, tout simplement, de n’être pas à la hauteur de ce beau Parisien qui excitait la convoitise des autres jeunes filles… Et cette idée devait la mettre mal à l’aise. Les billets de Lucien furent donc sans effet, et Yvonne, en revenant bredouille vers lui, ne manquait pas d’ajouter, en guise de commentaire : « Mathilde est vraiment bête ; à sa place, je dirais oui… ». Tristement, Lucien souriait devant la candeur de la « petite sœur » qui elle n’avait que 18 ans et... il finit par lui écrire directement…en Juin 1917 »

Le Bouchon sur Saulx

Nant le Grand

Saint Joire

Yvonne Lejeune

Une autre anecdote concernant cette période et vraisemblablement ce lieu, fut recueillie par Jean-Claude directement de son grand père Lucien vers 1955 au cours d’une des très rare fois où il évoquait ces évènements en famille : « Lucien en tant que Sous-Officier d’Artillerie disposait d’un cheval à titre personnel. Un jour, au repos à l’arrière du front, cheval et cavalier, s’arrêtent dans un estaminet de fortune (on peut l’imaginer au Bouchon) établi là par des habitants du cru qui avaient bien senti qu’il y avait quelques profits à faire, tout comme Yvonne soi-même qui ne tarda pas à établir , comme on l’a vu, un commerce de frites à Saint Joire. Voilà donc le cheval attaché devant l’estaminet sous une fenêtre, le cavalier rentrant pour prendre un verre avec des collègues. On peut imaginer une atmosphère enfumée, bruyante, où les verres et les chopes défilent à la chaine sur un comptoir improvisé, et le nombre aidant, il 30

faut bien rincer les verres au fur et à mesure de l’affluence, un régiment qui débarque c’est quand même plusieurs centaines de clients ! et impatients avec ça. Ce rinçage se fait simplement en trempant rapidement les verres dans un bac qui, quand il est plein ou trop chargé en rinçures, est promptement déversé par la fenêtre dans un baquet extérieur, … sous le nez du cheval. Le cheval de Lucien, intéressé et ayant soif, y goûta, trouva le tout bon et finit le baquet. Hélas, le baquet ne contenait pas que de l’eau loin de là, chargé qu’il était de résidus de bière et de vin et donc quelque peu alcoolisé. C’est un cheval soul,… comme une bourrique qu’il était devenu que Lucien retrouva, tenant à peine sur ses membres et en tout cas inapte à tout ordre ou tâche. Il fallut attendre qu’il dessoule avant qu’il puisse être reconduit au cantonnement probablement prudemment tenu à la bride. Lucien ne l’a jamais dit, mais il est fort à parier qu’il a dû payer la tournée aux camarades après ce haut fait d’arme ! Quand il le racontait 50 ans plus tard, il en riait encore» Reprenons le cours de l’histoire officielle. Extrait de l’Historique du 47ème RAC « Du 19 Décembre au 15 Janvier, les unités ne quittèrent pas cette zone. On y fit de l’instruction et quelques manœuvres de cohésion avec l’infanterie, mais comme le terrain cultivé ne se prêtait guère à ces activités, on fit ensuite route vers le camp de Mailly au sud de Reims non loin du camp de Mourmelon quitté un mois plus tôt. Cantonné dans les villages qui entouraient le camp, le régiment n’y goûta pas un grand confort mais la possibilité de vivre et de galoper loin des marmites, constituait à elle seule un charme appréciable. Le 3 Février, le régiment quitta brusquement le camp pour rejoindre de nouveau, mais par voie ferrée cette fois, la région de Bar le Duc/Rémigny. Est- ce à dire que quelque chose se préparait ? Mystère, nul tuyau ne circulait.» On notera, en cette occasion, la force du destin/providence : sans ce déplacement inutile aller retour entre les environs de Reims (Mourmelon puis Mailly) et les environs de Bar le Duc (Au Bouchon/Saint Joire), Lucien et Yvonne ne se seraient jamais rencontrés !

3.8 1ère Bataille de Verdun (10 Février 1916 – 12 Mars 1916) L’Etat - Major français craignait une reprise de l’offensive allemande sur Verdun alors que ce secteur était resté tranquille depuis 18 mois, depuis les premières escarmouches sur Verdun du 25 Août au 31 Décembre 14. Le régiment après avoir été rassemblé à Bar le Duc remonte vers le Nord et s’établit le 15 Février à une journée de marche en arrière de Verdun, à Saint André en Barrois. Rien ne laissait prévoir une montée en ligne immédiate quand le 16 ordre est donné de se positionner immédiatement sur les Haut de Meuse à l’est de Verdun aux environs de Fresnes en Woëvre. Le départ se fait de nuit sans aucune connaissance du terrain et des chemins praticables, les éclaireurs en sont réduits à demander leur chemin de place en place aux officiers d’autres unités rencontrés au fil des postes de combat. Mais le 17 au matin les batteries sont à poste sous une pluie glaciale.

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Extrait de l’Historique du 47ème RAC « Trempés jusqu’aux os, les hommes bivouaquent dans les marais. C’est dur et pour la première fois certains, parmi les plus robustes, tombent malades. On serre les dents pour ne pas grelotter et on s’organise. Des déserteurs allemands viennent nous dire que sur plusieurs kilomètres, de Montfaucon à Etain, les canons allemands se touchent prêts à ouvrir le feu, en arrière les munitions forment des pyramides qui émaillent la plaine. On prend le parti d’en rire. Le 21 le bombardement intense allemand commence sur nos positions, la journée du 22 est une répétition du 21 et on apprend que plus rien ne subsiste en ligne. Nôtre pensée s’en va là bas et à notre personnel de liaison qui tapi derrière les arbres subit aux premières loges ces tirs d’écrasement. Le 23 la situation est floue et nous répondons à notre façon avec nos 75 qui crachent avec fureur sur l’ennemi qui riposte. Certaines de nos batteries sont repérées et doivent changer de position mais comme les chevaux ne peuvent aller chercher, de jour, des munitions, c’est à dos d’homme qu’il faut le faire. Malgré tout les allemands progressent et ne sont plus qu’à une centaine de notre batterie la plus avancée. Vers minuit, un coup de téléphone divisionnaire ordonne : - de faire retraite immédiatement, - d’enclouer les plus grosses pièces - de détruire les munitions qu’on ne pourra emporter - de se retirer sur les positions de départ sur les Hauts de Meuse On demande confirmation écrite de l’ordre et on l’exécute mais les liaisons sont précaires, les avant- trains et leurs chevaux sont loin et rien que la destruction de plusieurs jours de feu prend un temps considérable. Avant le jour nos canons de 75 quittent leurs positions sans y laisser un seul obus, ce qui n’avait pu être tiré avait été explosé, enterré, défoncé, noyé et ,… l’on s’en va sous les rafales allemandes. La neige tombe fine et drue. Le 47ème revint avec ses deux Groupes au complet et s’établit le 25 Février sur l’éperon de Moulainville qui surplombe la Woëvre. Le 26 la nouvelle tombe, le fort de Douamont est tombé et le 27 un affreux bombardement s’abat sur le fort de Vaux. L’ennemi se prépare pour une ultime attaque mais le 3ème Groupe fait une telle concentration de tirs sur le vallon de Vaux que les Allemands renoncent. Le 27 fut une journée de fixation pour stopper l’avance ennemie. Le 47ème à lui seul y a tiré plus de 10000 obus avec ses 36 canons de 75. Le 2 Mars le village de Douaumont ou ce qu’il en reste, est repris. Du 3 au 6 les combats continuent toujours aussi pénibles sans que le front ne bouge. Le 7 des bruits de relève courent mais elle s’avère impossible tant la situation est confuse et tendue. La relève est finalement assurée du 10 au 13 Mars, elle s’effectue par des chemins effondrés, envahis de déchets et de cadavres de toutes sortes : là des chevaux coupés en deux, là des voitures fracassées. Du 16 Février au 12 Mars 1916 l36 tués, 4 disparus, 100 blessés, tel fut le bilan des pertes du régiment. Son déchet en chevaux dépassait 200, chaque batterie dut remplacer au moins deux 32

fois ses canons. Il n’y eut pas d’actes de bravoure, la bravoure fut le lot de chaque homme. Il est des situations qu’on peut peindre, il en est d’autres qu’il faut vivre. Verdun fut un chaos, Verdun fut un charnier »

Verdun, l’assaut

Photo de Lucien au front, date et lieu inconnus

Verdun aujourd’hui presque 100 ans après

3.9 Entre Verdun et Verdun, 2ème Période (13 Avril – 18 mai 1916) Extrait de l’historique du 47ème RAC « Harassé mais non abattu, le régiment s’éloigne vers le sud-est pour se refaire. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) est le moins chanceux car il est cueilli à son passage à Avallée par le 8ème Corps d’Armée qui le fait aussitôt remonter en ligne dans le secteur de Paroches devant Saint Mihiel. Pour lui il n’y aura pas de repos, quoique dans ce secteur les marmites ne tombaient pas et les futaies regorgeaient de sangliers. Le 13 Avril, le 2ème Groupe (celui de Lucien) quitta son secteur, sous la pluie qui traditionnellement escorte les relèves, pour rejoindre les deux autres Groupes du Régiment à Lempire, promu bivouac des troupes d’artillerie avant leurs remontées au front de Verdun. Du 15 au 20 Mars c’est l’attente de la remontée en ligne. Le 2 Avril, la 14ème DI et le 47ème RAC reçoivent en partage la défense du fort de Vaux qui résiste toujours. Sous les marmitages incessants, les hommes restent d’un calme admirable. C’est, par exemple, un jour, le brigadier d’ordinaire en charge du ravitaillement qui arrivant au pas sous les obus, répond à ses officiers qui lui demandent de se hâter : j’ peux pas, j’apporte les œufs ! Le 2ème Groupe (celui de Lucien) eut l’honneur d’être désigné pour aller occuper une position au Ravin des Vignes (NR : immédiatement au sud de l’actuel Ossuaire de Douaumont), position nouvellement occupée et armée. Merveilleuse pour la mission tactique imposée, cette position fut terrible pour le personnel qui pendant 28 jours y vécut les nerfs tendus. 33

Quelle vie pour ceux qui aux postes d’observations subissaient la menace constante d’un engloutissement sous les coups monstrueux des 305 de l’ennemi. - Quelle vie pour les téléphonistes dérouleurs de câble qui savaient que les liaisons ne POUVAIENT pas être coupées. - Quelle vie pour les servants qui pour moitié travaillaient aux coltinages et terrassements tandis que l’autre moitié dormait entre les roues des canons pour être prêts au plus vite à tirer. - Quelle vie pour les conducteurs qui ne dormaient jamais, allant de jour chercher les munitions qu’ils ramenaient de nuit. Comble de malheur, nos propres pièces usées par les tirs éclatent et blessent ou mutilent nos servants. Un canonnier a un bras arraché par l’éclatement de son propre canon et dit à son lieutenant qui le regarde atterré : «Mon lieutenant, vous voulez bien m’allumer une cigarette, parce que là voyez-vous, j’en suis incapable ! » Le 2ème Groupe (celui de Lucien) tint là 28 jours, là où ses prédécesseurs tinrent une semaine et où ses successeurs durent évacuer. La pression fut tellement forte que le 7 Mai, ils durent sortir les mousquetons devant les pièces pour les défendre tellement l’infanterie allemande était proche. Le Fort de Vaux devait rester défendu, il resta inviolé.» -

Le Fort de Vaux après avoir reçu 200 000 obus Cette première bataille de Verdun se poursuivit jusqu’au 18 Décembre 1916 à travers des contre - offensives françaises qui permirent de reprendre presque tout le terrain perdu. Elle coûta au Français 320.000 blessés et 221.000 morts disparus et prisonniers, aux Allemands 500.000 morts et disparus.

3.10 1er Passage sur le front des Vosges (20 Mai – 8 Juillet 1916) Extrait de l’historique du 47ème RAC : « Relevé de Verdun dans la nuit du 18 au 19, le régiment s’en va bivouaquer dans la région de Senoncourt 25 km au sud. Puis le 2ème Groupe (celui de Lucien) quitte, bivouaque à Laval et doit faire trois étapes pour atteindre Saint-Amé à 40 km Sud-Est d’Epinal dans les Vosges. Pendant quelques jours, les hommes vivent, dorment et respirent dans un pays où les maisons sont debout, les prés sont verts et où l’air pur des Vosges vient tout assainir.Le 31, le régiment va relever les régiments qui tenaient cette partie du front des Vosges sud. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) s’établit à Rudlin dans la haute vallée de la Meurthe. L’activité militaire y resta très faible dans ce secteur calme du front relativement délaissé par les Allemands qui faisaient porter leurs efforts ailleurs. 34

Mais les opérations de la Somme continuant d’aspirer les réserves, ordre fut bientôt reçu de faire mouvement à nouveau. »

3.11 Offensive de la Somme (21 Juillet – 19 Septembre 1916) Extrait de l’historique du 47ème RAC : « Le 20 Juillet, le 2ème Groupe (celui de Lucien) s’embarque par train à Bruyères (20 km à l’est d’Epinal) pour rejoindre avec le 47ème, la région d’Amiens, atteinte le 21 et s’établit à Plachy-Buyon (banlieue sud-ouest d’Amiens), en arrière du front où l’offensive du Maréchal Foch battait son plein. Les 22 et 24 des opérations de reconnaissance sont montées et le 25 les 3 Groupes se serrent sur Cottenchy, Fouencamps et Bove, 3 km un peu plus à l’est de la précédente position avant de monter en ligne à Hamel à mi-chemin entre Amiens et Arras. Le 27 au soir le 2ème Groupe (celui de Lucien) s’établit dans des prairies à l’ouest de l’usine Saint Gobain et attend les ordres d’attaque qui n’arriveront que le 30 Juillet. Le 1er Août, la progression était bien engagée et l’ennemi reculait sous la précision des tirs. Le 2, la tranchée Albessard était enlevée, puis le 5, le 6 et le 7, la progression se faisait nette dans la vallée du Tortillard et mordait sur la carrière d’Eulenbourg, puis recommençait du 13 Août au 3 septembre qui marque la fin de la résistance ennemie sur cette coûteuse position des Riez. Le 5 Septembre, sous une pluie battante, sur des pistes à peine ébauchées, le 2ème Groupe (celui de Lucien) progresse jusqu’à la tranchée de Roussky : à chaque instant un obus tombe, une voiture est détruite ralentissant les autres, les chevaux tombent dans la boue, mais le 2ème Groupe (celui de Lucien) réussit à s’y installer. Le 12 Septembre est la date choisie pour l’ultime poussée pour enlever Bouchavesnes, 5 km au nord de Péronne. L’impétuosité du 44ème RI soutenue par le 47ème RAC réussit le 12 au soir, cette prise marquant l’extrême avancée des troupes françaises sur le front de la Somme. Le 15, il fut demandé au 2ème Groupe (celui de Lucien) un dernier bond en avant au bois des Reinettes qui plaçait ses 3 batteries à 1500 m des lignes ennemies dans la zone des tirs de barrage journaliers. Le soir même, le régiment à bout était relevé. Cette relève était tardive, il était temps qu’elle vînt, les hommes avaient une silhouette grise, on sentait qu’ils étaient sur le point de s’écrouler. Le 16 au matin, le régiment se regroupe dans le voisinage de l’usine Saint Gobain dont il était parti sept semaines plus tôt. Il repart lentement, exténué, vers Morcourt puis Plouzel, Plachy, Neuville sous Loelly. »

3.12 Secteur de Maisons de Champagne (Septembre – 31 Décembre 1916) Extraits de l’Historique du 47ème RAC : « Les 22 et 23, le régiment s’embarque pour Chalons et débarque près de Vitry le François et gagne un nouveau cantonnement à Cheppy. Quelques jours de repos sont octroyés et le 29 des reconnaissances sont faites dans le secteur qui doit être occupé, celui de Maisons de Champagne. Deux étapes, un arrêt et les batteries se positionnent de Maisons de Champagne à la route de Binarville puis le fossé de l’Aisne. Les tranchées des deux côtés sont en contact, leurs lignes enchevêtrées témoignent que depuis l’offensive de Champagne de Juin 1915, cette partie du front n’a jamais été stable. C’est une zone de coups de main sans réelle portée tactique ni stratégique. Le régiment y fit son devoir de soutien à l’infanterie jusqu’au 3 Janvier 1917. » Le 3 Janvier, le régiment descendit des lignes et fit route vers le Camp de Mailly ,10 km à l’ouest de Vitry le François et y fit de l’instruction jusqu’au 25 Janvier, sous un mauvais temps qui rendait les manœuvres difficiles. Du 25 Janvier au 3 Février, le régiment reprit la route par étapes pour se positionner sur les arrières du secteur de Cauroy lès Hermonville, au nord immédiat de Reims.

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Extrait du Mémorial de la Météorologie Nationale : « Les derniers jours de Janvier et la première quinzaine de Février 1917 furent très froids, les minima du début de février s'abaissant à : - 5° à Narbonne, - 11° à Nantes, - 15° à Paris, - 16° à Besançon, - 20° à Grenoble. Du 27 janvier au 20 février, la Seine et la Marne charrièrent des glaçons. » Extraits de l’Historique du 47ème RAC : « Pendant toute la durée des étapes, il fit un froid glacial, la terre durcie par le gel était si glissante que les chevaux ne pouvaient tirer aux côtes et tombaient dans les descentes, les hommes pied à terre les soutenaient et les relevaient tout le long de la route. Les bivouacs étaient spécialement inconfortables, celui du 2ème Groupe (celui de Lucien) fut particulièrement précaire : par -10°C, les hommes durent s’étendre sur la terre battue de hangars mal clos et durent se contenter d’un peu de pain tellement gelé, qu’il fallut le découper à la scie. Du 4 au 7 Février, les reconnaissances se poursuivent et le 9 au soir toutes les batteries sont en place à Cauroy lès Hermonville. A mi - chemin de Berry au Bac et de Reims, cette portion du front était si calme, qu’on s’y promenait à bicyclette à 300 m des lignes, qu’on y jouait au tennis et qu’on faisait sauter les chevaux. Mais ce n’est un secret pour personne qu’une offensive française est en préparation. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) s’établit au Bois Boursier et pendant plus de 2 mois jusqu’à la préparation de l’attaque proprement dite, le régiment va stationner là en cumulant la charge de défendre le secteur et celle de le préparer pour l’attaque à venir. Au 2ème Groupe (celui de Lucien), l’existence devint vite inconfortable car l’ennemi reprit ses marmitages journaliers et réglait sur lui ses tirs par avion. Il eut à subir de plus, un coup de main ennemi qui faillit faire échouer l’ensemble de l’offensive française en préparation et qui ne fut circonvenu que grâce à la ténacité de quelques groupes isolés parmi lesquels on compta des artilleurs de tranchée. Au 22 Mars tout danger immédiat était écarté. Au début Avril, les unités du 47ème RAC occupèrent leurs positions d’attaque définitive vers Loivre et le 9 commencèrent la préparation d’artillerie. Le Jour J fut fixé au 16 Avril 1917 pour ce qui est connu comme étant l’Offensive Nivelle »

3.13 La 2nde Bataille de l’Aisne dite du Chemin aux Dames* ou Offensive Nivelle *Le Chemin aux Dames fut baptisé ainsi à la fin du XVIIIe siècle et il s'agissait alors d'un petit chemin, peu carrossable. Il fut emprunté entre 1776 et 1789 par Adélaïde et Victoire, filles du roi Louis XV, également appelées les Dames de France qui, venant de Paris, se rendaient fréquemment au château de La Bove, près de BouconvilleVauclair dans l'Aisne.

La bataille du Chemin aux Dames commence le 16 Avril 1917 à 6 heures du matin par la tentative française de rupture du front allemand entre Soissons et Reims pour casser les forces allemandes en deux parties. Le lieu est un plateau calcaire, orienté Est-Ouest, situé entre la vallée de l'Aisne, au sud, et la vallée de l'Ailette, au nord. Ce plateau est un bel observatoire, tant vers le nord et la plaine située à l'est entre Reims et Laon, que celle située au sud depuis Soissons. Les Allemands sont présents sur le plateau depuis Septembre 1914. Ils ont eu le temps de transformer cet observatoire en forteresse en aménageant les carrières souterraines (Caverne du Dragon), en creusant des souterrains permettant de relier l'arrière aux premières lignes, en édifiant et camouflant de nombreux nids de mitrailleuses reliés entre eux par des boyaux souterrains et reliés aux tranchées. Depuis cette date, c'est un secteur relativement tranquille qui n'a pas fait l'objet, depuis la fin 1915, de grosses offensives. Les Allemands tiennent la ligne de crête et les Français sont établis sur les pentes.

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La situation début Avril 1917 avant l’offensive « Nivelle » Le plan français Le plan prévoit une concentration maximale de forces sur 30 km de front. Le terrain doit être préparé par un bombardement d'artillerie massif chargé de détruire les premières lignes allemandes. Ensuite, les troupes d'infanterie doivent s'élancer, protégées par un feu roulant d'artillerie de campagne. Un front de 1 km environ est assigné à chaque régiment d’infanterie. Ce plan ne tient nullement compte du terrain qui est très défavorable, les troupes françaises se situant en contrebas dans une zone partiellement marécageuse et devant se lancer à l'assaut de pentes fortifiées. D'autre part, le bombardement sur 30 kilomètres de front ne peut être aussi dense que lorsqu'il s'agit de prendre un fort. Au total côté français, 17 Corps d'Armée composés de 56 Divisions regroupant 850.000 hommes seront engagés. Le rôle de l'artillerie est primordial : un bombardement massif et incessant doit permettre à l'infanterie de progresser rapidement. Les Français disposent ainsi 5 310 canons qui tirent 5 millions d'obus de 75 et 1,5 million de gros calibres. La préparation de l'offensive par l'artillerie devait permettre, selon Nivelle, de détruire jusqu'aux septièmes voire huitièmes lignes ennemies. Pendant cette préparation, du 12 au 15 avril, 533 obus sont tirés en moyenne par minute. Mais le temps est très couvert durant cette première quinzaine d'avril, d'où des réglages d'artillerie approximatifs. Une fois l'offensive lancée, pour se conformer à la vitesse de progression voulue par Nivelle, le barrage d'artillerie doit avancer de 100 mètres toutes les 3 minutes, soit au rythme infernal et intenable de 2 km/h pour un fantassin chargé de tout son équipement et sous le feu ennemi, Les fantassins doivent attaquer en tenue d'assaut avec en sautoir, la couverture roulée dans la toile de tente, un outil individuel, la musette de vivres, la musette à grenades (en théorie, 5 grenades mais on ira jusqu'à distribuer 16 grenades par homme), un bidon d'eau de 2 litres et un bidon supplémentaire d'un litre, le masque à gaz (deux si possible), des sacs à terre, un panneau de signalisation ou des feux de Bengale, le paquet de pansements, les vivres du jour, les munitions (120 cartouches).

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La bataille fut livrée à 6 heures, à 7 heures, elle est perdue. Un peu partout sur le front, les hommes se rendent compte que l'avancée n'est pas aussi rapide que prévu. En effet les hommes qui se sont lancés à l'assaut, échouent contre des deuxièmes lignes très peu entamées par les bombardements. Ils sont de plus pris en enfilade par des nids de mitrailleuses cachés et sont même parfois pris à revers par des soldats allemands qui sortent des souterrains comme à Hurtebise. Le terrain est très favorable aux défenseurs : situation en surplomb, réseau de souterrains desservant carrières souterraines et abris bétonnés, alors que les assaillants ne peuvent pas se protéger, progressant sur un sol très instable. Les pertes sont considérables parmi les troupes qui faisaient partie de la première vague d'assaut aux deux tiers fauchée par les mitrailleuses ennemies.

Zone d’action du 47ème RAC

Carte des variations de territoires entre le 16/4 et le 2/11/17, à droite autour de Loivre, secteur de la 14ème DI, les gains furent très transitoires de part et d’autre. En fin de journée, les gains de terrain sont minimes : les seules avancées véritables (quelques km au plus) sont en fait réalisées en contrebas du plateau entre Soupir et Chivy-lès-Étouvelles ou plus à l'est dans le secteur de Loivre (secteur du régiment de Lucien) au nord ouest de Reims. 38

Ailleurs, c'est-à-dire sur le plateau du Chemin des Dames entre Cerny-en-Laonnois et Craonne, les forces françaises ont été repoussées. Les pertes sont considérables. Les pertes françaises s'élèvent à 134 000 hommes dont 34 000 tués et 100 000 blessés pour les deux jours du 16 au 18 Avril, les pertes allemandes sont inconnues mais doivent être comparables. L’offensive du Chemin des Dames fut un échec majeur de l’armée française principalement à cause de l’incompétence et de l’obstination de son Etat-Major, cette bataille perdue aura des conséquences majeures : - Commandement militaire par la mise à l’écart des généraux Mangin et Nivelle et par l’arrivée de Philippe Pétain à la tête des Armées - Remise en cause du schéma tactique et mise en avant à l’avenir des chars et de l’artillerie lourde - Crise morale dans les corps de troupe qui conduisit à des mutineries dès fin Mai 1917 dans plus de 150 régiments pour ne plus remonter au front dans ces conditions.

Rôle particulier du 47ème RAC et de la 14ème DI

Le 47ème RAC est en appui des 44ème (essentiellement), 60ème, 35ème et 42ème RI qui constituent la 14ème Division d’Infanterie. Ils sont en position le 16 Avril au matin à l’extrême droite du front d’attaque, au nord-ouest de Reims avec pour mission de prendre le fort de Brimont qui fait partie des fortifications nord de Reims. Le fort est désaffecté mais constitue néanmoins une position d’observation importante pour les Allemands. La 14ème DI a à sa droite la 41ème DI et à sa gauche la 37ème DI. Ces Divisions doivent progresser en arc de cercle pour prendre Brimont et le village de Berméricourt à revers. La 14ème DI est au centre du dispositif et a Brimont en objectif principal.

Disposition des 3 Divisions d’Infanterie au matin du 16 Avril 1917

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La 14ème DI a mis 3 de ses régiments d’infanterie en première ligne : les 44, 60 et 35ème. Le 42ème est mis en deuxième ligne du 35ème . L’effort le plus important est à fournir par le 44ème . Chacun a environ un front de 1km de large à couvrir sur 5 à 6 km à pénétrer.

14ème DI et 47ème RAC

Croquis issu du JMO du 44ème RI (As de pique), décrivant la progression heure par heure de ses 3 bataillons (bleu, bistre et rouge sur le croquis) depuis le hameau du Goudat (à gauche) jusqu’au nord de Berméricourt à droite, appuyés par le 47ème RAC (Joker) et flanqué d’un régiment de la 37ème DI à gauche et d’un autre régiment de la 14ème DI, le 60ème RI (celui de l’As de coeur) à droite. Les traits sombres presques verticaux qui barrent la progression sont les différentes lignes de tranchées allemandes et les boyaux qui les lient les unes aux autres. La ligne sombre un peu plus épaisse, juste sur la pliure de la feuille à gauche de Berméricourt est la ligne de chemin de fer et son talus. Extrait du JMO du 44ème RI : « 6h : le 1er bataillon du régiment sort des parallèles de départ au Goudat et les deux autres se portent simultanément en avant dans les formations prévues dans le plan d’engagement.Le tir de barrage ennemi se déclenche aussitôt et les mitrailleuses du bois de Poterne et du mont Spin croisent leurs feux sur nos vagues d’assaut. Néanmoins leur 1ère tranchée est abordée sans difficultés, les ilôts ennemis qui veulent résister sont submergés,la deuxième position est enlevée rapidement. La résistance plus forte sur la 3ème tranchée est annihilée par nos grenadiers. 6h20 La progression continue, impétueuse, mais la violence du feu de l’ennemi a amené un mélange d’unités. Des éléments de la 37ème DI sur notre gauche refluent dans nos rangs et troublent notre marche vers nos objectifs. Le combat est d’une extrême violence sur toute la ligne ; 7h45 Les premiers éléments débouchant du bois sont fauchés par les mitrailleuses. Les autres utlisent le boyau du Champ du Seigneur dans lesquels s’engagent de durs combats à la grenade.Néanmoins toute la ligne atteint l’objectif et se jette sur le talus du chemin de fer. 14h Contre - attaque ennemie, pour échapper à l’étreinte, un de nos bataillons se replie vers la tranchée de Bukovine. L’ennemi y parvient en même temps et le combat a lieu au corps à corps. Pour éviter l’enveloppement, toute la ligne se replie, .. »

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Assaut français

Tranchées allemandes

Extrait du JMO du 42ème RI : « 6h45 (les unités sont en place depuis 3h), le régiment est encadré à gauche par la 27ème Brigade (cad le 60ème et le 44ème RI) de la 14ème DI et à droite par la 41ème DI. Il franchit d’un seul élan le canal puis traverse les marais de Loivre. Les passerelles préparées pour le passage du marais ont été pour la plupart détruites par le feu de l’ennemi de sorte que les hommes alourdis par une forte charge en vivres et munitions entrent par endroits dans la boue jusqu’à mi-corps. »

Franchissement des marais de l’Aisne Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « La progression devait se faire d’abord face à la voie ferrée, puis par une large conversion audelà de cette ligne, faire tomber le fort de Brimont par une attaque à revers. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) avait pour ordre de passer les lignes à H+1h30 et d’aller se placer perpendiculairement à la voie ferrée pour appuyer la 2ème phase de l’attaque. Les reconnaissances du 2ème Groupe (citation à l’ordre de la Brigade de Lucien pour ces actions) collant à l’infanterie, ne font qu’un bond jusqu’à la zone des positions possibles.Ces reconnaissances commandées par le Lt Japy, rendent à l’infanterie les plus signalés services en cumulant avec leurs missions techniques, des liaisons tactiques pour le compte de cette dernière. Sur tout le front de la division, 14ème DI, l’attaque a bien marché. A droite la 28ème Brigade (35ème et 42ème RI) enlève tout ce qu’elle trouve sur sa route et arrive à Berméricourt avec des pertes légères. C’est la victoire, la garnison de Brimont s’enfuit….Mais à gauche avec la 37ème DI, la progression moins ample ne permet pas de pousser de l’avant. Cette division s’étire 41

formidablement et bientôt un trou large de 2km s’offre à une contre - attaque,… les mitrailleuses s’abattent sur les passerelles des marais, … des piétons pourraient passer mais des chevaux jamais. Le tracé du chemin emprunte un bois tenu par l’ennemi mais jusqu’au soir puisque c’est l’ordre on essaiera quand même . Les reconnaissances s’avancent dans le dédale des premières lignes conquises. Les tranchées barrées tous les mètres par des cadavres déchiquetés attestent de la violence de la lutte. Les reconnaissances avancent mais les voitures ne peuvent passer. La contre - attaque se dessine mais les nôtres se repositionnent à quelque cent mètres au-delà des anciennes positions ennemies. A peine la colonne était - elle formée qu’un avion boche en quête d’un mauvais coup piquait sur elle en la mitraillant, deux chevaux tombent mais le taub* est pris en chasse par une brave cage à poule qui réglait le tir dans le voisinage. Il s’abat frappé à mort en une longue traînée de feu au pied de la batterie dont les hourrahs saluent la chute. Ainsi donc cette offensive qui devait ouvrir de larges brèches dans le front adverse, se trouvait bouclée au soir même de son début. » *Taub ou Taube : pigeon en allemand, surnom donné par les poilus aux avions utilisés par l’armée allemande. ** Cages à poule : surnom donné par les poilus aux avions français faits de cables et de panneaux en toile qui faisaient penser à des poulaillers de fortune.

L’objectif sera atteint et le fort de Brimont brièvement occupé mais compte tenu de l’échec global de l’offensive au Chemin des Dames, ordre sera donné de revenir au soir du 16 avril pratiquement sur les positions de départ. Le 47ème RAC eut 33morts et 36 blessés à cette période mais les régiments d’infanterie dont il accompagnait la progression auront eu, eux, en ce seul 16 Avril 1917, 1/3 de leurs effectifs hors de combat, le 44ème RI à lui seul, eut 460 morts et disparus et 560 blessés sur 3500.

Le Champ du

Seigneur

Le Champ de Bataille du 44ème RI en 2011, 95 ans plus tard Les champs paisibles ont repris leurs places, une autoroute, l’A26 Calais-Reims-Troyes dite aussi l’autoroute des Anglais, les traverse au niveau du Champ du Seigneur. C’est là que Lucien gagne sa première citation qu’il relatera dans la première lettre à Yvonne qui nous est parvenue, celle du 19 Juin 1917 écrite probablement, ainsi que les quelques suivantes, dans les environs immédiats de Château-Thierry:

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CITATION A L'ORDRE DE LA BRIGADE « Au front depuis le début. A manifesté, en toutes circonstances, la plus belle attitude au feu. Le 16 Avril 1917, faisant partie d'un détachement de liaison et de reconnaissance qui suivait au plus près l'infanterie, a sauté dans les tranchées à peine conquises et a exécuté sa mission avec le plus beau sang - froid et la plus grande bravoure. »

Le 19 Juin 1917 Très Chère Petite Sœur J’ai bien reçu en son temps votre très gentille lettre en date du 21 mai, veuillez je vous prie m’excuser de n’y avoir pas répondu plus tôt étant précisément en permission à cette époque. Je vous remercie très sincèrement de vos félicitations au sujet de ma citation, mais soyez assurée que je n’ai rien fait de bien extraordinaire, du reste vous pouvez en juger par vous-même, voici en effet en quels termes est connue ma citation : « Au front depuis le début, a manifesté en toutes circonstances la plus belle attitude au feu. Le 16 Avril 1917, faisant partie d’un détachement de liaison et de reconnaissance qui suivait au plus près l’infanterie, a sauté dans les tranchées à peine conquises et a exécuté sa mission avec le plus beau sang froid et la plus grande bravoure.» Comme vous le voyez, ceci est très simple, surtout pour un homme que rien ne rattache à la vie et qui n’a rien à regretter. Comment allez vous, bien j’espère, quant à moi je me porte toujours bien. Je vous quitte, Chère Petite Sœur, en vous priant de croire à l’expression de mes sentiments les plus sincères. Lucien Chemin 43

Fin Juin 1917 Très Chère Petite Sœur Vous m’avez dans votre précédente lettre, donné l’autorisation de vous écrire plus fréquemment et vous pouvez juger que j’use assez de cette permission. Ma dernière lettre ne vous a -t- elle pas trop offusquée? Évidemment, vous avez dû trouver ceci très drôle, qu’après Mathilde, je me tourne vers vous, mais depuis ce temps, j’ai longuement réfléchi et j’avais su me remonter. Maintenant, encore plus qu’autrefois, j’ai besoin par ces temps critiques, d’une affection solide qui, dans mes instants d ‘accablement, puisse me réconforter. Je connais suffisamment votre caractère sérieux et gai à la fois et vos idées au point de vue religion, pour croire que ma tendresse placée chez vous, serait d’un bon placement et en toute conformité avec mes goûts. Vous ne pouvez raisonnablement m’en vouloir pour tout ceci, je vous le redis sincèrement, une très grande affection m’est nécessaire; voulez-vous être ma consolatrice? Soyez assurée qu’en vous parlant de la sorte, je suis franc et loyal, et je ne cherche pas à me jouer de vous. Je vous quitte, Très Chère Petite Sœur, en vous demandant une assez prompte réponse et en vous priant de croire à mes sentiments respectueux et sincères. Lucien Chemin

Le 2 Juillet 1917 Très Chère Petite Sœur J’ai reçu ce matin votre lettre en date du 29 écoulé, qui je vous l’assure m’a causé un très vif plaisir. Comment pourrais-je vous remercier de l’obligeante compassion que vous avez la bonté de me témoigner Je suis en effet très touché que vous me permettiez de vous écrire plus souvent. Jusqu’à ce jour, de peur de vous importuner, je n’osais le faire, bien que j’en brûlasse d’envie, mais puisque aujourd’hui vous me donnez cette permission je vous promets de fréquentes nouvelles et soyez sure, je ne faillirai pas à ma promesse. Vous mettez dans votre lettre le souhait d’avoir ma photographie, j’en suis flatté; mais malheureusement, je n’en possède pas pour l’instant d’assez bien réussie aussi vous prierai-je de bien vouloir attendre quelques jours, c’est-à-dire jusqu’au prochain repos, qui du reste ne tardera guère. A mon tour, Chère Petite Sœur, m’est-il permis d’émettre un souhait? Je serais heureux, en effet, si en échange de ma photographie, je serais très heureux dis-je, si vous pouviez me faire présent de la vôtre, ceci, je vous l’affirme en toute sincérité, est mon plus cher désir, car j’ai toujours éprouvé pour vous une très profonde sympathie qui, par la suite s’est transformée en un sentiment plus ardent et que jusqu’à maintenant de peur de vous irriter contre moi, j’ai tenu secret. Certes, Chère Petite Sœur, je dois vous sembler très incorrect, mais tôt ou tard, il aurait fallu que je vous dise ces choses. Veuillez, Chère Petite Sœur, si vous ne pouvez répondre à de tels sentiments, ne pas vous en froisser et me garder votre estime et surtout votre amitié qui pendant cette époque critique que nous traversons a été extrêmement précieuse. Soyez assurée que tout ce que je vous ai dit est sincère et que j’agis en pleine connaissance de cause, soyez assez bonne pour ne pas me prendre à la légère. Je vous prie de m’excuser d’une telle inconvenance de ma part et vous prie d’agréer, Chère Petite Sœur, l’expression de mes sentiments sincères et à toute épreuve. Lucien Chemin

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Le 9 Juillet 1917 Très Chère Petite Sœur J’ai reçu aujourd’hui 9 votre très aimable lettre en date du 6 courant et je ne saurais vous dire quelle fut ma joie après lecture de cette charmante épître. Trouverai-je, Chère Petite Sœur, des mots qui puissent suffisamment vous exprimer ma gratitude pour les quelques mots d’espoir que vous avez bien voulu m’accorder. Soyez sure, Chère Petite Sœur, que vous n’aurez pas à vous repentir. C’est également avec une joie infinie que j’ai reçu votre photo et, sincèrement je vous remercie, j’attends donc le repos pour vous faire parvenir la mienne. Je suis très heureux qu’au premier abord, vous m’ayez bien jugé. Je ne regrette donc plus de n’avoir pas réussi auprès de Mlle Mathilde, puisque cette non réussite me donne l’extrême bonheur de pouvoir vous confier mes destinées futures. Vous devenez en quelque sorte mon bon génie et c’est avec votre pensée que désormais, j’accomplirai mon devoir de Français et de bon citoyen, heureux de songer que là-bas peut-être, une femme prie et pense un peu à moi. Que vous dirais-je de plus, Chère Petite Sœur, ou mieux, Chère Petite Yvonne, si vous le permettez, si ce n’est que je termine cette courte missive dans une joie sans borne. Agréez, je vous prie, l’expression de ma très profonde et très sincère amitié. Présentez de ma part à vos parents et à Mlle Mathilde mes respectueux hommages. Sincèrement à vous Lucien Chemin les Parents d’Yvonne

Albert Lejeune

Marthe Drosne

Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Le secteur de Loivre dont le Régiment assura la garde, était encore secoué par les derniers remous de l’offensive récente. Le calme ne fut que relatif. A ce moment l’usure du personnel était telle qu’on admit la nécessité d’envoyer chaque Groupe au repos pour quelques jours à tour de rôle, à commencer par le 2ème le plus éprouvé (celui de Lucien).Les Groupes étaient en batterie autour du village en ruine de Saint-Thierry. Dans sa réaction journalière, l’ennemi s’acharna sur une pièce particulière de la 5ème batterie. Celle-ci fut surnommée un jour Ribouldingue. Et Ribouldingue n’était pas aimée des boches, chaque jour environnée d’un champ d’entonnoirs, elle encaissait des centaines et des centaines de coups. Un jour même, elle battit le record et enregistra les MILLE coups au chapitre recette ! Ses servants adroits comme des singes savaient se glisser à temps dans de bons abris qu’ils s’étaient creusés en bord de route et leur plaisir, c’était de tirer de plus belle quand le boche convaincu de leur mort arrêtait son feu. » 45

Lucien est maintenant à Château-Thierry, le régiment s’y remet des durs et meurtriers combats du Chemin aux Dames du mois d’Avril. Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Le départ de la zone de Saint-Thierry pour celle de Berry-au-Bac s’effectua du 4 au 13 juillet. Face au mont Sapigneul et à la cote 108, le régiment vécut jusqu’au 24 avec des consignes purement défensives. Le terrain portait encore des empreintes toutes fraîches de la violente offensive du 16 Avril. Bois déchiquetés, boyaux et tranchées écroulées, roues brisées, affûts tordus, détritus de toutes sortes jonchaient le sol au hasard des explosions. »

Relève et repli après la bataille du Chemin aux Dames

Le 16 Juillet 1917 Très Chère Petite Sœur J’ai bien reçu en son temps votre gentille lettre, veuillez m’excuser, je vous prie, de n’y avoir répondu plus tôt, mais étant aux tranchées pour quelques jours encore, je n’ai aucune facilité pour faire partir ma correspondance, mais soyez néanmoins certaine que je ne pense pas moins à vous, bien au contraire, dans ma solitude, il n ‘est pas un moment qui ne soit entièrement à vous. Toutes mes pensées se tournent vers vous et vous êtes devenue l’idéal de mes rêves. Je suis précisément avec des fantassins qui ont cantonné chez vous, et nous parlons, bien que je ne le connaisse pas, fréquemment de votre pays, c’est pour moi, en quelque sorte, causer un peu de vous-même. Je suis toujours en excellente santé. J’ose croire, Ma Chère Yvonne, que vous-même, vous vous portiez bien et c’est avec cet espoir que je termine, en vous priant de croire à mon affection sans cesse grandissante. Veuillez, je vous prie, me rappeler au bon souvenir de Mlle Mathilde et présenter mes respectueux hommages à vos parents. Lucien Chemin

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Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Le régiment quitta le secteur de Berry-au-Bac le 24 et gagna la zone de Damerie, Cumières et Dizy-Magenta à proximité immédiate d’Epernay après une étape intermédiaire à SavignyFaverolles et y reste jusqu’au 2 Août au repos complet puis cantonne à Chigny les Roses au sud de Reims jusqu’au 24 Août, puis enfin se rassemble jusqu’au 29 à Ay avant de rejoindre Verdun par étapes le 2 Septembre. Du 2 au 6, les unités restent dans leurs cantonnements-bivouacs de cet arrière front de Verdun dont les ruines inconfortables et les baraquements de fortune sont à moitié noyés dans la boue d’un sol innommable. » Le 20 Juillet 1917 Très Chère Petite Sœur C’est avec un réel plaisir que j’ai lu votre charmante lettre en date du 13 courant. Je suis très heureux de savoir que, quelquefois, vous voulez bien prier un peu pour moi. Moi aussi, Chère Yvonne, je prie souvent pour vous, afin que Dieu veuille un jour nous réunir et nous donner un peu de notre part de bonheur. Vous me demandez quelques nouvelles des camarades, seuls Marins et Capel sont encore avec nous. Marins est toujours brigadier d’ordinaire, quant à Capel, il est employé comme sans-filiste près du commandant. Capel m’a fait part à sa rentrée de permission, de votre carte, mais hélas, pas plus que lui, nous n’avons pu nous reconnaître sur la carte. Vous me parlez d’Américains, j’espère qu’ils ne sont pas trop déplaisants, mais évidemment, il est toujours ennuyeux d’avoir de la troupe. J’ose croire, Chère Petite Yvonne, que vous êtes toujours bien portante et c’est avec cette espérance que je termine en vous priant d’agréer l’expression de mes sentiments les plus sincères. Lucien Chemin Le 28 Juillet 1917 Très Chère Yvonne Veuillez m’excuser, ma Chère Yvonne, de n’avoir pas donné de mes nouvelles depuis un certain temps déjà, mais nous sommes en déplacements continuels depuis 5 ou 6 jours et sommes tellement fatigués que le soir, arrivés au cantonnement, nous n’avons plus aucun goût pour écrire. J’ai reçu en son temps votre très gentille carte de Ligny, je vous en suis extrêmement reconnaissant. Je dois vous annoncer que le régiment a la fourragère, et ce qu’il y a de très intéressant dans tout ceci, c’est que la fourragère nous concède 2 jours en plus à la prochaine permission. Je reçois à l’instant votre dernière lettre, je suis fort heureux de vous savoir en excellente santé, mais je vous en prie, n’ayez aucune crainte, que voulez-vous qu’il m’arrive, lorsque comme moi, on a fait 3 années de guerre, on est en quelque sorte invulnérable et devenu très fataliste. Je vous quitte, Ma Chère Yvonne, et vous prie de croire à mes sentiments profonds. Lucien Chemin

3.14 2nde Bataille de Verdun (1er Septembre 1917 au 5 Janvier 1918) Elle n’atteindra pas l’intensité des combats de 1914/1916 mais mettra définitivement les forces allemandes sur le reculoir et sur la défensive dans ce secteur au moins. L'Armée Française applique désormais une stratégie purement défensive car Pétain, économe de la vie de ses hommes, s'applique à reconstituer les unités durement étrillées par des offensives coûteuses et sans résultats notoires. Pour améliorer le moral des troupes, il renonce à toute offensive d'envergure et instaure une stratégie défensive destinée à user l'adversaire. Il autorise seulement quelques offensives aux objectifs limités. Dans ce cadre, une attaque est organisée sur le saillant de Verdun. Celle-ci doit dégager le Mort-Homme et la cote 304 sur la rive gauche et permettre la reconquête de la cote 344 sur la rive droite. Sur la rive gauche, le 20 août 1917, derrière un barrage roulant d'artillerie, le 16ème Corps d'Armée monte à l'assaut sur un front de huit kilomètres. Le Bois des Corbeaux, les pentes nord du Mort-Homme et de la cote 304 sont repris aux Allemands. Sur la rive droite le même jour le 15ème Corps reconquiert la cote 344. Ce 47

seront les deux dernières attaques d'envergure sur le front de Verdun. Mais le champ de bataille sera pilonné par l'artillerie jusqu'en Avril 1918. Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « À ce moment, la situation sur le front de Verdun est totalement différente de ce qu’elle était en 1916. Nous avons repris définitivement repris le fort de Douaumont et nous montons à Verdun pour consolider ces bénéfices et tenter de les améliorer encore. Le paysage conserve toujours la même tristesse mais il y a un autre état d’âme qu’en février et mars 1916, c’est nous qui marchons et c’est le boche qui recule. Du 7 au 9 septembre, les batteries du 47ème montent en ligne au sud de la côte du Poivre, le 2ème Groupe (celui de Lucien) dans le ravin des 3 Cornes, puis au Bois du Prêtre mais devant des positions saturées de gaz ypérite il se porta dans la cuvette de la Cage. Dès le 9 au matin, alors que la relève est à peine achevée, un formidable réveil en fanfare fait sauter à leurs pièces les servants des batteries. Toutes celles-ci eurent à souffrir terriblement des tirs des batteries adverses. Peu de 77, de 105 et de 15 mais des 21 de rupture sans arrêt qui s’effondraient partout dans les vallées où pouvait passer une voiture, partout où pouvait se trouver un canon, et alternant avec eux, des obus chargés d’ypérite, méthodiquement, tranche par tranche, saturaient tout le terrain. Ceux donc qui devaient circuler, téléphonistes, agents de liaison (Lucien), conducteurs, coureurs, vécurent des heures critiques pendant cette période. . Quand le régiment s’en alla le 29 Septembre, il laissait une situation à peu près identique à celle qu’il avait prise et il passa quelques heures en regroupement au Bois de la Ville qui recevait comme tous les bois en zone arrière de Verdun, la visite nocturne des avions ennemis. La veille du cantonnement, une bombe boche y avait fauché les 80 chevaux d’une batterie d’un régiment voisin. C’est donc avec plaisir que le 1er Octobre, on monta à cheval pour aller au repos pour une étape plus au sud. »

Le secteur de Verdun

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Témoignage d’un fantassin du 42ème RI du début Octobre 1917: « Que de troupes dans cette région. Il y a 5 divisions. On peut dire que c’est les ruines de Verdun, car il n’y a pas une maison qui n’ait pas été touchée. On nous a logés dans les casernes de la Citadelle. Le soir à la tombée de la nuit, il y avait au moins une centaine d’avions qui nous survolait, épatant. Nous n’avons pas moisi dans ces casernes. A 2 h du matin, départ, 12 km à pied, arrivée à 6 h du matin à la côte du Poivre, là pas une tranchée, ni un abri, que les trous d’obus. Nous avons pu trouver un ancien abri de 75 où nous pouvons rester jusqu’à ce soir car nous montons en ligne ce soir. Les boches ont attaqué tous ces jours, je ne sais pas s’ils vont continuer. Pour le moment, nous sommes complètement gelés, et nous n’avons pas encore fini. Pour nous distraire, nous regardons tomber les obus tout autour de nous. Car toute la journée ça n’arrête pas de taper et pas des petits. Un de ma section est blessé au genou par un éclat de 210. Le soir à 19 h nous montons en ligne, nous y arrivons à minuit. Là pas de tranchée, que des trous d’obus pleins d’eau et des macchabées. Pour le moment, je suis dans un trou d’obus avec deux autres. De la terre grasse jusqu’aux genoux, de la flotte et plusieurs macchabées qui sentent mauvais, et je vais rester là 6 jours et 6 nuits complètes sans pouvoir bouger, assis dans l’eau, impossible d’écrire car les lettres ne partent pas depuis ici. On nous apporte à manger une fois par jour à minuit. Voilà deux jours que nous n’avons rien mangé et nous n’aurons rien à manger avant ce soir à minuit. Quand aux boches, ils ne sont pas méchants, ils sont à 20 m de nous dans des trous d’obus également, on pourrait se parler. On ne se tire pas dessus car on est trop près et on se voit comme sur un plateau. Tout ce que nous craignons, c’est l’artillerie qui n’arrête pas de taper jour et nuit des deux côtés. Par bonheur, il ne pleut pas mais la nuit, l’eau gèle autour de nos pieds, je me demande si je pourrai passer 6 jours comme ça ». Le 7 Septembre 1917 Très Chère Petite Yvonne J’ai bien reçu en leur temps les 3 aimables lettres et je conçois aisément que vous montriez de l’inquiétude au sujet de mon long silence. Certes, j’avoue avoir été un peu négligent, mais je ne suis fautif que jusqu’à un certain point. Vous allez comprendre pourquoi. Le mois dernier, lors d’une promenade à cheval, je fis une chute en sautant un obstacle, je me relevai sans blessure grave mais j’avais le poignet droit foulé. Or, comme je n’ai pas par habitude d’immiscer qui que ce soit dans mes affaires personnelles et étant dans l’impossibilité d’écrire moi-même, j’ai préféré vous laisser dans le doute, plutôt que de vous faire écrire par quelqu’un, ce qui, me semble, aurait pu vous inquiéter davantage. Depuis, je suis allé en permission mais, ne vous ayant pas prévenu de la date exacte de mon départ, je n’ai pas osé passer chez vous. J’ose vous demander de me pardonner cette infraction à nos conventions en vous promettant de montrer plus d’exactitude dans l’avenir. Soyez donc indulgente, ne me gardez pas rancune d’une faute, qui, comme vous pouvez en juger, est en grande partie excusable et, je vous en prie, envoyez-moi mon pardon au plus vite. Soyez assurée, Très Chère Yvonne, de mon parfait dévouement et veuillez agréer l’expression d’une amitié parfaite et sincère. Lucien Chemin

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Le 17 Septembre 1917 Très Chère Yvonne J’espérais depuis quelques jours déjà avoir une lettre en réponse à la mienne en datant du 6 courant. Vous m’en voulez, ceci ne fait plus aucun doute et j’en suis profondément affligé. Il est vrai que ma conduite peut, pour quiconque qui n’en est pas au courant, paraître inexplicable, mais pour vous à qui j’ai fait connaître les motifs de mon long silence un peu forcé, j’avais cru que vous seriez indulgente et que vous m’aviez pardonné, il n’en est malheureusement rien, j’ose espérer toutefois encore en un retard dans la correspondance. Me tromperai-je, je n’en sais rien mais quoi qu’il en soit, soyez généreuse et ne me faites pas languir plus longtemps dans une attente aussi vaine. J’ai eu quelques torts, je l’avoue, mais ne m’en gardez pas rancune outre mesure. Dans l’attente de vos bonnes nouvelles, veuillez agréer, Très Chère Petite Yvonne, l’expression d’une grande tendresse et d’un parfait respect. Lucien Chemin Le 19 Septembre 1917 Très Chère Yvonne J’ai reçu ce matin seulement votre lettre du 12 courant, m’apportant enfin les quelques mots de pardon. Je renonce à vous décrire quelle fut ma joie, elle fut du reste d’autant plus indescriptible que je croyais tout fini entre nous. Il reste entendu que je fus d’une extrême négligence, aussi ne chercherai-je pas plus longtemps à évoquer des motifs qui ne pourraient me disculper qu’à demi. Mais ce qui me chagrine passablement dans votre lettre, c’est qu’autrefois, dites-vous, vous aviez pleine confiance en moi mais que, aujourd’hui, certaines idées font que vous ne savez plus si vous devez m’accordez la même confiance. En quoi, je vous prie, ai-je démérité, si ce n’est, que par ces quelques jours où j’avais cessé un peu forcément de vous écrire ! N’ayez aucune crainte, je mérite votre estime autant qu’il y a un mois, et si ces mêmes idées vous obsèdent encore, dites-moi franchement ce que vous pensez, je répondrai loyalement à vos questions. Comme vous le savez sans doute, je suis dans votre département, mais dans un coin qui ne m’est pas trop sympathique. J’ose croire que vous êtes en bonne santé, quant à moi, je me porte toujours bien. Permettez, qu’en signe complet de réconciliation, je dépose sur vos lèvres un long et doux baiser. Lucien Chemin Extrait de l’Historique du 47ème RAC : Le village de Pretz-en-Argonne fut affecté au 2ème Groupe (celui de Lucien) mais victime de l’incendie des boches en 1914, il ne possédait au milieu de ses ruines que quelques maisons dignes de ce nom. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) dut mettre tous ses chevaux à la corde dans un pré que la pluie transforma bientôt en lac de boue. Sans regret on reprend donc le 8 Octobre la route de Verdun. Cette fois on reste sur la rive gauche de la Meuse et c’est en face de la côte du Mort Homme que le régiment va prendre ses quartiers d’hiver jusqu’au début Janvier 1918, aucune opération se sera entreprise par la division et le régiment durant cette période. Séparée par le ruisseau de Forges, les lignes étaient très éloignées les unes des autres et seules quelques rencontres de patrouilles donnaient de l’animation à ce secteur. La région était riche en curiosités inédites, les boches avaient creusé de véritables villes souterraines à 10 m de profondeur. Chaque jour on allait visiter ces tunnels, la promenade pour s’y rendre ne manquait pas de pittoresque. A travers un paysage lunaire, succession d’entonnoirs géants creusés dans la glaise bleuâtre, des chemins piétonniers serpentaient et recoupaient les lignes où pendant de longues semaines s’était déroulée une des plus terribles batailles de l’histoire. Et parmi les débris qui jonchaient le sol on découvrait chaque jour, à demi enfouies dans la boue, de lamentables dépouilles humaines,… »

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Extrait du Mémorial de la Métèorologie Nationale : « Les hivers se suivent et se ressemblent puisque le froid fait de nouveau une apparition très remarquée du 16 décembre 1917 au 10 janvier 1918. L’épisode débute par d’abondantes chutes de neige, notamment sur Paris où il tombe 13cm. A partir du 24 décembre, le froid redouble d’intensité et des températures sous souvent inférieures à -10°C. » Pas ou peu d’activité militaire pendant cette période et après un bref séjour à l’hôpital (motif inconnu), Lucien part en permission chez lui à Pantin et retrouve son régiment début Décembre, remonte en ligne et subit le 13 un marmitage (obus de gros calibres). Puis arrive Noël, sous la neige, sans feu.

Relève sous la neige Le 28 Septembre 1917 Très Chère Petite Yvonne J’ai reçu en son temps votre très aimable lettre et en conséquence, je m’empresse de vous remercier des quelques bonnes paroles consolatrices que vous avez eu la générosité de m’écrire. Je m’incline donc, puisque telle est votre volonté, je crois comme vous qu’il ne faut plus revenir sur cette question. Je crois que nous allons être dans un jour ou deux dans vos parages, peut-être aurai-je le plaisir de vous y rencontrer. Je vous promets de faire tout ce qui me sera humainement possible pour vous voir. Ici toujours même vie triste et monotone. Je vous remercie de l’amical souvenir que vous me transmettez de la part de la famille Janot, veuillez donc leur transmettre mes respects. Je vous quitte, Très Chère Yvonne, espérant que vous vous trouvez en bonne santé et en vous priant d’agréer mes meilleures amitiés. Lucien Chemin Le 7 Novembre 1917 Très Chère Petite Yvonne J ‘ai reçu en son temps votre très gentille lettre, mais qui m’a fort surpris, en ce sens que vous avez l’air de n’être pas trop confiante en mes sentiments. Je ne crois pas cependant vous avoir menti jusqu’à ce jour en quoi que ce soit, alors pourquoi douter, je vous affirme que je n’ai pas le moins du monde envie de vous abandonner, mais soyez sans crainte, si cela avait été, je vous l’aurais dit franchement. Du reste, je pense régler d’une manière définitive cette question à ma prochaine permission qui aura lieu d’ici une huitaine de jours. En conséquence, veuillez me dire d’urgence si le Meusien partant de Bar le Duc passe à St Joire ou à proximité, ou quel est le pays où je dois descendre. 51

Peut-être aurai-je besoin d’un certificat pour avoir une 2e destination, mais pour cela , il eut fallu que je sois votre parent et ces démarches auraient pu vous ennuyer. Enfin, je compte sur vous pour me faire connaître les gares desservant St Joire et je ferai mon possible pour vous voir. Je vous quitte donc, Chère Petite Yvonne, non pas comme vous le voulez en bon camarade mais encore mieux en amoureux qui vous aime tendrement. Je me permets de vous embrasser bien longuement. Lucien Chemin Le 16 Novembre 1917 Très Chère Petite Yvonne J’ai reçu en son temps votre très aimable lettre, je vous en remercie. Les renseignements qu’elle contenait, étaient suffisamment précis pour que je puisse m’en servir à la première occasion, très vraisemblablement le 19 ou le 20, je ne puis pour l’instant vous donner plus de précision. Je suis très charmé de savoir que ma visite est proche, mais croyez, ma joie n’est pas moindre que la vôtre et je me fais une fête de pouvoir vous dire enfin de vive voix ce que mon cœur déborde de tendresse à votre égard. Ici, rien de bien nouveau, le secteur a plutôt l’air de se calmer mais malgré tout il n’est pas encore le coin rêvé. Présentez de ma part à vos parents et à votre sœur mes respects et pour vous, Chère Yvonne, mes baisers les plus doux. Lucien Chemin Le 21 Novembre 1917 Très Chère Yvonne Conformément à ma promesse, je m’empresse à mon arrivée à Bar de vous envoyer ces quelques mots. Le voyage a été relativement bon, mais hélas! Non pas sans cafard. Je n’ai pas eu le train pour Paris avant 8h32 ce soir, on m’a refusé le billet pour Paris et par ce fait empêché de prendre l’express. Mes hommages respectueux à vos parents et Mlle Mathilde et pour vous, Très Chère Aimée, mes tendres baisers. Lucien Chemin Le 23 Novembre 1917 Très Chère Yvonne Veuillez, je vous prie, m’excuser si, contrairement à ma promesse; je ne vous ai pas écrit aussitôt arrivé, mais vous comprendrez que le plaisir de me retrouver en famille m’a fait, non pas vous oublier mais simplement retarder pour vous écrire. J’ai déjà pas mal arpenté l’asphalte des rues parisiennes où, vraiment, je me retrouve dans mon élément*, mais croyez-le, ce n’est pas ce qui m’empêche de penser fréquemment à vous; du reste, vous avez fait les frais de la conversation familiale d’hier soir. Vous avez pu voir que mon retour à Bar le Duc s’était bien effectué, mais si j’avais su ne pas partir plus tôt, je serais resté quelque temps encore près de vous, car je ne vous cacherai pas, je me suis royalement embêté à Bar. Je vous quitte pour aujourd’hui en vous priant de présenter mes hommages respectueux à vos parents et à Mlle Mathilde et recevez pour vous mes plus tendres caresses. Lucien Chemin 76 Rue Charles Nodier Pantin** * Durant ses permissions, il aimait rencontrer les amis qui se trouvaient à Paris en même temps que lui. Rire ensemble, se livrer à des facéties faisaient leur délices. En voici un exemple : sur les boulevards, ils se mettaient à fixer un point du ciel, le pointant de leur doigt ou de leur canne (accessoire de mode apprécié des élégants de cette époque) et ils faisaient des commentaires animés…Au bout de très peu de temps, des badauds s’étant attroupés, les yeux levés eux aussi vers l’endroit en question… nos farceurs en profitaient pour se faufiler subrepticement dans une rue voisine. ** Lucien prend bien soin là de « rappeler » son adresse de Pantin à Yvonne

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Le « 76 Rue Charles Nodier » aujourd’hui, quasi inchangé, sauf les types de véhicules,… Le 26 Novembre 1917 Très Chère Yvonne J’espère que vous ne pourrez pas m’assurer de vous avoir oubliée pendant ma permission bien que je ne vous ai pas écrit journellement comme j’aurais souhaité le faire, mais vous devez comprendre qu’avec toutes les visites que j’ai à faire et avec toutes les invitations dont on m’inonde, il m’est matériellement impossible de le faire. Seriez-vous assez aimable si vous aviez une photographie assez réussie, de me la faire parvenir avant vendredi afin que je puisse la montrer à mes parents, en particulier à ma Mère qui brûle du désir de vous connaître. Si vous ne pouvez me l’envoyer avant Vendredi, adressez-la-moi au front, où je retourne lundi. Ici, la vie est peu changée, la vie est toujours aussi intense et aussi active qu’en temps de paix, c’est à vous dégoûter de retourner au front. J’espère que tous, êtes en bonne santé et, sur cet espoir, je vous quitte en vous priant de transmettre mes respects à vos parents et à Mlle Mathilde et recevez les tendres caresses de votre affectionné Lucien Chemin Le 28 Novembre 1917 Très Chère Petite Yvonne J’ai reçu ce matin votre gentille petite lettre, je vous assure qu’elle a été pour moi la cause d’une grande joie. Comme vous, je regrette vivement de n’être pas resté quelques heures de plus à Saint Joire, cela m’aurait évité cette promenade inutile dans Bar et m’aurait au contraire procuré le plaisir d’être près de vous. Quant à mon retour, il peut se faire que je revienne par chez vous, mais à mon avis, il serait plus prudent de ne pas y compter. Je vais partir faire ma promenade quotidienne, l’esprit et le cœur plein de vous, aussi vais-je vous quitter bien vite en vous priant de transmette l’expression de mes meilleurs sentiments à vos parents et à Mlle Mathilde et, recevez d’affectueux baisers de votre affectionné Lucien Chemin Le 6 Décembre 1917 Très Chère Petite Yvonne Comme vous l’annonçait ma carte, je suis enfin rentré, j’aurais voulu revenir par chez vous, j’ai même essayé, mais je n’ai pu, croyez cependant que j’ai fait tout ce qui est humainement possible de faire, mais en vain. J’ose espérer que vous ne m’en voudrez pas pour cela. Ma permission fut dans son ensemble, assez agréable mais j’ai fréquemment déploré votre absence, car vous présente, elle eût été non plus agréable, mais délicieuse. 53

J’ai hâte de voir le vaguemestre, afin de savoir si je n’ai pas quelques lettres de vous, elles m’aideraient je vous assure, à faire passer mon cafard. Je remonte demain en liaison avec l’infanterie et il est probable que vous restiez 4 ou 5 jours sans lettres. Aussi vous prierais-je à l’avance de m’excuser. Je vous quitte, Mon Aimée, en vous priant de présenter à vos parents mes salutations respectueuses et, gardez pour vous mes plus tendres caresses. Lucien Chemin Le 10 Décembre 1917 Très Chère Petite Yvonne J’ai trouvé enfin au retour de la Brigade, votre très gentille lettre, naturellement sa lecture fut pour moi d’un extrême plaisir. Je suis très heureux que vous soyez toujours tous en bonne santé. Quant à moi, je suis bien portant mais je n’ai pas encore réussi à chasser mon cafard qui, je vous l’affirme, est encore plus grand qu’aux permissions précédentes, ayant eu cette fois le bonheur de vous revoir quelques instants, trop courts à mon gré. Je reçois aujourd’hui une lettre de chez moi, me réclamant votre photographie, soyez assez bonne, ma Chère Yvonne, pour ne pas trop faire languir ma Mère qui, un peu comme tous les gens malades, aime bien que l’on satisfasse ses désirs, elle est du reste très bien disposée à votre égard, et certes, ce serait une bonne manière pour entrer plus avant dans ses bonnes grâces. J’ose espérer, Ma Chère Yvonne, que vous voudrez bien vous rendre à ce désir bien légitime de la part de mes parents et de la mienne et, je voudrais, autant que possible, que vous me fassiez cet envoi le plus tôt, afin que mon Père, qui doit revenir prochainement en permission de quelques jours, puisse aussi la voir. Je viens également de recevoir une carte de Mademoiselle Mathilde, remerciez-la de ma part et présentez-lui mes respects, ainsi qu’à vos parents et, recevez de votre affectueux , de bien doux baisers. Lucien Chemin Mr Capel qui est avec moi, me prie de vous transmettre ses amitiés. Le 19 Décembre 1917 Très Chère Yvonne Aimée J’ai enfin reçu ce matin deux de vos lettres et Dieu seul sait avec quel plaisir, elles m’ont pleinement rassuré mais il était vraiment temps, je ne vivais déjà plus. Le service postal est décidément trop mal fait, l’on n’a pas assez en égard les poilus du front qui ne vivent que par les lettres. Dans une de mes lettres précédentes, je vous grondais peut-être un peu, aussi vous prierais-je de ne pas m’en garder rancune, parce que c’est le cafard, la terrible bête noire qui en est la cause. Je regrette vivement que vous n’ayez pas encore la photographie promise, car je ne sais plus quoi répondre chez moi à ce sujet, ils sont bientôt aussi impatients que moi et ce n’est, je vous l’affirme, pas peu dire. Ici, rien de nouveau, je suis pour 7 jours aux tranchées comme observateur, je vais bientôt redescendre aux batteries me reposer un peu, probablement pour 3 jours et je reviendrai ici mon repos terminé. Je vous remercie de la gentillesse que vous avez de vous intéresser à la santé de ma Mère, elle se porte à peu près bien pour le moment, mais malheureusement, il n’en est pas de même pour mon père qui s’est surmené un peu ces derniers temps, mais il n’y a rien de grave, c’est surtout la fatigue qu’on lui impose au régiment qui l’a un peu abattu. Veuillez présenter mes amitiés à votre famille, qui, ainsi que vous, j’espère, est en bonne santé. Recevez bien, Chère Petite, de bien doux baisers. Lucien Chemin Le 24 Décembre 1917 Très Chère Petite Aimée J’ai enfin reçu hier votre photographie, j ‘en suis très heureux et ne sais comment vous en remercier. Vous êtes très bien et je vais immédiatement l’envoyer à la maison. J’ai également la mienne en ma possession, mais je ne puis vous l’envoyer aujourd’hui, n’ayant pas de grandes enveloppes sous la main mais soyez sans crainte, ce sera pour demain. Nous avons pour ce soir un fameux réveillon en perspective, mais si joli soit-il, il ne vaudra pas, certes, celui au 54

Bouchon, espérons que l’année prochaine, nous serons à même de faire la Noël ensemble, et je pourrai alors dire, c’est un beau réveillon, même fut-il très laid qu’il me semblera joli. Il fait un temps affreux, il tombe de la neige à gros flocons et cela n’est pas pour me réjouir car, où nous sommes, il nous est interdit de faire du feu. Je vous remercie de bien vouloir prendre des nouvelles de ma famille, pour l’instant tout le monde va à peu près bien. J’ose espérer que toute votre famille est en bonne santé, je vous prie de lui présenter mes amitiés, et agréez pour vous, Chère Aimée, mes plus douces caresses. Lucien Chemin

3.15 2ème Passage sur le front des Vosges (Janvier à Avril 1918) A partir du 5 Janvier, le 47ème RAC quitte le front de Verdun par un froid polaire pour n’y plus

revenir. Après son regroupement à Bar le Duc, le régiment s’embarque par train à Ligny en Barrois, passe inopinément par la gare de Saint Joire pour rejoindre via Lunéville et Bayon, le front au sud de la Lorraine au pied des Vosges. Extrait du Mémorial de la Métèorologie Nationale : « La matinée du 5 janvier 1918 est l’une des plus froide avec des pointes à -7°C à Perpignan, 13°C à Paris (-14°C à St-Maur), -15°C à Clermont-Ferrand, -16°C à Nancy et -17°C à Lyon. » Le 14 Janvier 1918 Très Chère Petite Aimée Nous voici enfin arrivés dans un cantonnement et mon premier soin est de vous rassurer. Je ne sais si l’employé de la gare de Lunéville vous a souhaité le bonjour de ma part, peut-être n’y aura-t-il plus pensé. Je suis en effet passé à Saint Joire le 9, nous nous sommes arrêtés à la gare environ 10 minutes, je vous affirme que j’ai eu vraiment le cafard de ne pouvoir descendre et il est probable que si je n’avais pas été de garde pour la portière du train, j’aurais tenté le coup mais ce qui m’a fait surtout mal au cœur, c’est de passer devant chez vous, justement la chambre qui donne sur la ligne était éclairée, j’ai fait des signaux avec ma lampe électrique, mais naturellement vous n’avez pas dû les voir. J’ose espérer que vous et les vôtres, vous portez bien, quant à moi, je vais très bien, je suis aux environs de Nancy pour l’instant. On me fait parvenir votre photographie, et je puis vous dire que vous avez fait bonne impression chez moi. Je vous quitte, bien Chère Aimée, en vous priant de croire à mes meilleurs sentiments et en vous envoyant mes plus tendres baisers. Mes amitiés à votre famille. Lucien Chemin Le 20 Janvier 1918 Très Chère Bien Aimée Je reçois à l’instant votre lettre en date du 17, par laquelle j’apprends les malencontreuses péripéties de votre voyage au Bouchon, je suis navré de vous avoir causé autant de soucis. Nous sommes pour l’instant assez tranquilles dans un pays assez joli, qui est Bayon, environ 40 kilomètres de Nancy. Aujourd’hui dimanche, le curé du pays où nous sommes m’a prié de venir lui chanter quelques cantiques nouveaux à la messe, et tout en restant modeste, je suis heureux d’avouer que j’ai récolté quelques succès. J’ose espérer que vous avez enfin reçu la photographie que je vous ai fait parvenir le 14 de ce même mois. J’espère également que tous les vôtres sont en bonne santé pour l’instant, les miens se portent bien. 55

Il est probable que je parte en permission dans les premiers jours de Mars, mais comme il est obligatoire pour avoir une 2e destination, d’avoir un certificat d’hébergement, je ne pourrai sans doute pas m’arrêter chez vous, cela me chagrine beaucoup mais croyez-le, c’est indépendamment de ma volonté. Ne parle-t-on pas chez vous de la fin de cette terrible guerre, si j’en crois les lettres de Paris, dans la capitale on la croit proche et cela n’est pas pour moi le moins grand réconfort. Je suis obligé d’avouer que je trouve le temps bien long maintenant que je sais que quelqu’un, de loin, pense quelquefois à moi et m’attend peut-être, que je suis à la veille de toucher le bonheur tant rêvé. Je me vois dans l’obligation de vous quitter, je tombe de sommeil, je reviens d’une très longue randonnée à cheval et étant de service demain, il me faut être debout de très bonne heure. Je vous quitte, Yvonne Aimée, en vous adressant mes plus tendres baisers. Mes amitiés à vos parents et à Mlle Mathilde. Lucien Chemin Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Le voyage est rendu pénible par une tempête de neige qui retarde les trains et oblige les unités à stationner longuement au voisinage des gares. Les wagons mal clos laissent passer la bise et quand les hommes débarquent, ils ont leurs manteaux gelés si totalement que ceux-ci cassent au moindre effort. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) gagne Villacourt et jusqu’au 2 Février reste au repos ou en exercice au camp de Saffrey. Le 2 Février le régiment remonte en ligne et le 2ème Groupe (celui de Lucien) se met en position à Rozelieures. Au début le front est assez calme et les habitants continuent de circuler dans les villages à portée de canon. » Du 29 Mars au 3 avril le 47ème RAC est relevé et mis au repos en arrière du front Lorraine/Vosges. Tout le mois d’Avril est mis à profit pour transférer le régiment à l’autre bout du front, au nord, pour prêter main forte aux Anglais au bord de la rupture pendant la 2ème bataille des Flandres engagée par les Allemands pour reprendre l’initiative, puisque bloqués au centre et au sud. Le jeu incessant de renversement des fronts continue. À cette période Lucien repart en permission, chez lui dans sa famille, à Pantin jusque vers fin Avril.

3.16 2ème Bataille des Flandres Mai – Juin 1918 Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Il fut souvent question dans les journaux de la vague bleu horizon qui montait vers le Nord apportant avec elle, l’espérance de la victoire. Les villages que nous traversions, privés de la vision des troupes françaises depuis le début de la guerre, c’était jusque là le secteur belgoanglais, nous accueillirent comme on accueille les libérateurs. Mais les itinéraires imposés sont rarement compatibles avec l’état des chemins des voitures et des chevaux. Ce fut une grosse période d’insomnies et de fatigues. Le 4 mai le 2ème Groupe (celui de Lucien) est à poste à Wemaers-Cappel près de Dunkerque. Le 7 mai, un ordre urgent fait sauter à cheval les 3 Groupes qui trompettes en tête, fanions déployés traversent Cassel et marchent en direction d’Abeesle. Le 10 Mai jusqu’au 10 Juin, le régiment occupa le secteur de Dickebusch à quelques km au sud ouest d’Ypres (Ieper en flamand), il s’agissait de se superposer puis de remplacer les forces anglaises en ligne. Ce fut une période d’activité constante et de menaces perpétuelles. Chaque nuit, les obus à gaz inondaient la plaine et les vagues empoisonnées qui stagnaient dans les bas - fonds achevaient de mettre hors de combat ceux que les coups au but n’avaient pas enterrés ou que la grippe des Flandres avait épargnés. Lorsque le régiment fut relevé le 4 Juin, et descendit des Flandres, son état d’anémie était extrême. Il avait subi des pertes par le feu et à cela s’ajoutaient les fatigues d’une bataille de 4 semaines sans abris, sans repos et dans une atmosphère de gaz et de grippe. Dans certains Groupes, le déchet total atteignait 50%. Le régiment est relevé le 8 Juin. » 56

Carte du front Flamand avant et après l’Offensive de Mai – Juin 1918

Zone d’Action de la 14ème DI et du 47ème RAC

Waregem

Extrait du JMO du 44ème RI : « 27 Mai 1918, à 3h après une violente préparation d’artillerie de 2 heures, l’ennemi attaque sur le front de la division et des divisions voisines. Ses troupes d’assaut sont accompagnées de lance-flammes. Profitant de la faible densité d’occupation sur le front du 60ème RI, les Allemands s’infiltrent dans la vallée du Vyverbeck et s’établissent entre les compagnies de 1ère ligne du 44ème RI et les compagnies de soutien. Cette situation invraisemblable dure jusqu’au soir où à 22h le commandant du 1er Bataillon contre - attaque et rétablit la situation. De très nombreux cas d’intoxication dus au gaz, obèrent les capacités de tous les régiments de la 14ème Division et la demande de relève de celle-ci est envisagée par son commandement. Mais le Général Foch fait connaître qu’en raison de l’imminence de la bataille, la division doit durer le plus longtemps possible sur ses positions. »

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Le 4 Mai 1918 Très Chère Yvonne J’ai reçu en leur temps vos très gentilles lettres, je vous prie de m’excuser de n’y avoir pas répondu plus tôt mais le temps me manquait. J’ai vu avec un certain plaisir que votre santé restait bonne et que pour l’instant, vous étiez un peu moins seule, puisque vous avez trouvé une charmante compagne en la personne de votre cousine*, votre confidente comme vous dites si bien. Je serais très heureux si je pouvais assister à ces longs entretiens et savoir sur quels sujets tristes ou gais s’évertuent vos petites langues. J’ai toujours de bonnes nouvelles de Paris pour l’instant. Mes parents étaient décidés de partir, mais je crois qu’ils vont rester maintenant que les obus se font plus rares. Ici toujours même vie, on s’ennuie chaque jour de plus en plus, si cela continue, il sera bientôt impossible de vivre, heureusement que de temps à autre, vos chères lettres viennent mettre un peu de gaieté dans ma pauvre âme ; lorsque mon cafard est par trop violent, votre chère image est là pour m’arracher de mes tristes réflexions. Je vous quitte pour aujourd’hui, Très Chère Aimée, en vous priant de présenter à vos parents et à Mlle Mathilde mes amitiés et, pour vous Chère Aimée, mes meilleurs baisers. Lucien Chemin * Il s’agit de Cécile Lejeune (1899 – 1975) fille d’Alcide Lejeune (1875-1954) frère du père d’Yvonne et donc cousine germaine de celle-ci. Avec seulement 6 mois de moins en âge qu’Yvonne, Cécile sera la sa grande confidente et conseillère pendant cette période , elle servira aussi de chaperon à l’occasion et Lucien qui l’a bien compris, s’évertuera à s’en faire une alliée en faisant preuve de beaucoup de prévenances à son égard et s’enquérant fréquemment d’elle.

Lucien gagne en Flandres, curieusement non loin de Waregem, berceau de ses ancêtres belges (par sa mère) De Coninck, sa citation à l’ordre de la division qui se réfère sans aucun doute à cette période, mais Lucien est épuisé, malade par les gaz, démoralisé. Le 11 Mai 1918 Mon Yvonne Chérie Je reçois ce matin votre très gentille lettre en date du 5 et je constate avec un vif plaisir que je suis parvenu à remettre un peu d’espoir dans votre cœur. A mon tour, je vous dirai, Aimée, que je ne doute pas de la sincérité de votre amour et que mieux vaudrait pour moi que je reste sur le terrain si mes plus chers désirs ne doivent pas se réaliser. Je vous ai plaisanté en disant que vous m’aviez oublié mais, croyez-le, je ne vous l’ai dit qu’en manière de plaisanterie, j’ai trop confiance en vous pour qu’une pareille idée vienne réellement à l’esprit. J’apprends à l’instant de Paris, que notre propriété de Creil vient d’être démoli par les gothas *, ainsi que celle d’une de mes tantes, je crois que nous jouons de malheur, il y a, paraît-il, des victimes mais je n’ai aucune nouvelle complémentaire à ce sujet, peut-être en aurai-je d’ici un jour ou deux. J’ai reçu votre aéroplane de baisers, aussi vais-je vous en envoyer, non pas un avion qui ne serait pas encore assez à mon idée, mais un grand, très grand train, cela ira peut-être un peu moins vite mais il y en a davantage. Mes amitiés à vos parents. Je vous embrasse passionnément. Lucien Chemin * Gothas : bombardiers allemands à long (700km, déjà !) rayon d’action capables d’atteindre Londres et la région parisienne, ce qu’ils firent dès 1917

Gotha 58

Le 15 Mai 1918 Très Chère Yvonne J’ai reçu hier soir votre très gentille carte, je vous suis reconnaissant de la bonté que vous me témoignez en essayant de remonter un peu mon moral, c’est une lourde tâche que vous vous imposez, mais je ne doute nullement que vous réussissiez, car vos lettres sont et seront toujours pour moi le meilleur remède contre cette terrible maladie qui est le cafard. Non pas que je désespère, le désespoir est interdit à tout chrétien, mais parce-que j’observe chez moi une lassitude du corps et de l’esprit, que j’arrive même à douter de mes facultés. Je vis sans savoir pourquoi et comment je vis, en quelques mots. Je ne raisonne plus mon genre de vie, non pas que j’appréhende le lendemain, j’ai fait depuis longtemps à Dieu et à la patrie, le sacrifice de mon avenir, mais parce-que j’ai l’esprit terriblement las et que je ne trouve pas, parmi mes camarades, le réconfort qui convient à mon genre de lassitude. Il est probable que vous serez deux ou trois jours sans nouvelles de moi, peut-être plus, mais ne vous inquiétez pas, je monte aux tranchées demain soir, mais aussitôt descendu, je vous donnerai de mes nouvelles. Mes amitiés à vos parents et pour vous, mes plus tendres baisers. Lucien Chemin Le 25 mai 1918 Très Chère Adorée J’ai reçu hier votre très gentille lettre à laquelle était jointe une fleurette porte –bonheur du Muguet. Je vous en remercie. Mais j’ignorais, Aimée que vous aviez le joli talent de savoir faire des vers. Puisque Poète vous êtes, il faudra m’envoyer quelques spécimens de temps à autre. Je ne suis qu’un bien vulgaire prosateur, mais j’aime beaucoup les rimes bien faites et bien senties. Me voilà, quelque peu malade, j’ai absorbé des gaz, l’on me soigne, mais je crains fort que les soins que l’on me donne ne suffisent pas. Je maigris considérablement, je ne mange plus, je souffre et je tousse et je pleure, si cela continue, on sera obligé de m’évacuer (ou pire encore peut- être, mais heureusement, j’en suis encore loin, ceci n’est que pour rire). Ne soyez pas effrayée à la vue de ce papier*, je ne suis en deuil de personne, mais je manque de papier aujourd’hui. J’ose espérer, gentille poétesse, que vous n’êtes pas comme moi mais au contraire bien portante. Avec cet espoir je vous quitte en vous priant de présenter à vos parents mes amitiés et vous adresse mes meilleurs et plus doux baisers. Lucien Chemin Je reçois aujourd’hui une lettre de mon frère **, il me prie de vous présenter ses respectueuses amitiés. * Il écrivait alors sur un papier bordé de noir normalement utilisé pour des faire part de décès ou utilisé à cette époque pour toute correspondance pendant la période de deuil. ** Il s’agit de jeune frère de Lucien : Maurice Roland ((1901 – 1977) dit Roland encore adolescent à cette époque.

Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Le 8 juin encore saturés de gaz et de grippe, les batteries s’embarquent par train en direction de l’Artois entre Amiens et Montdidier à Chaussoy-Epagny* pour participer à la contre offensive consécutive à une nouvelle tentative allemande pour atteindre Paris et sa région qui à cette occasion furent sous les bombes de ses avions et le feu des canons à longue portée ennemis. Les reconnaissances sont terminées le 13/6 et la remontée en ligne s’effectue le 15 pour interdire le passage de l’Avre. Le régiment se prépara à la bataille qui pouvait s’annoncer en opérant des manœuvres combinées avec des chars d’assaut** pour mettre au point la tactique d’emploi de 59

cette arme nouvelle. Mais, rien ne se passa et jusqu’au 12/7, la vie se passa calme et sans à coups. » * A une trentaine de km de Montataire, ville natale de Lucien et de la propriété tout juste détruite (voir lettres des 14 Mai, 16 Juin ci - après) de ses parents par les bombes ou obus ennemis. Destruction qui ruine la famille de Lucien et le navre infiniment. ** Lucien en parle dans sa lettre du 8 Juillet

Au total, ce seront 4 offensives que les Allemands lanceront dans cette période, des Flandres à la Champagne et qui surprendront les forces franco-anglaises. Les Allemands parviendront en avance extrême jusqu’à 65 km de Paris. Le 3 Juin1918 Yvonne Chérie C’est pendant un dur moment que l’on m’apporte votre gentille missive et si elle a contribué à raffermir mon courage défaillant, les 2 petites photos qu’elle contenait m’ont transporté au pays des rêves et m’ont fait oublier bien vite les quelques mauvaises heures passées que nous venons de passer. Grâce à vous Aimée, je suis prêt à les affronter de nouveau. J’accorde toutes mes félicitations à votre aimable cousine, car pour une débutante, il me semble qu’elle s’y entend assez bien, la photo est claire et semble provenir d’un bon objectif, quant au développement, il semble soigné et assez réussi, il est vrai que comme vous le dites, vous y avez mis un peu la main , mais néanmoins cela n’ôte rien au mérite de Mlle votre cousine. Vous me demandez, Méchante, si vous avez besoin de faire une remarque pour que je puisse vous reconnaître, me croyez-vous donc capable d’oublier aussi vite vos chers traits adorés ? Cela est mal me connaître, Yvonne, vous n’ignorez pas qu’à l’heure actuelle, il n’est plus pour moi qu’une personne au monde qui compte et que cette personne, vous n’en doutez pas, c’est vous et que par conséquent, je n’ai absolument besoin d’aucune remarque pour vous reconnaître. L’amour ne rend-il pas un peu divin ? Chose bizarre, il est avéré que je n’ai jamais eu l’occasion de connaître ni d’être présenté à votre cousine et, cependant, si c’est elle qui se trouve près de vous, elle a un visage qui ne m’est pas inconnu complètement et j’ai dû rencontrer quelque part une personne qui lui ressemblait étrangement mais où ? Voilà une question que je me pose en vain. Je vais vous faire un petit reproche, Aimée, pourquoi supposez-vous que vos lettres quelque longues qu’elles soient, puissent être pour moi la cause d’une perte de temps ? Je vous affirme que loin d’être pour moi un ennui, elles sont au contraire une consolation presque divine et que je trouverai toujours bien le temps de les lire et même les relire plusieurs fois. Mon Aimée, vos lettres ne sont et ne seront jamais trop longues. J’avais avalé quelque peu de gaz mais je crois que cela va beaucoup mieux maintenant et que cela n’aura aucune suite grave dans l’avenir. J’ai vu que votre frère*était décidé à se marier, je comprends le chagrin de vos parents et le vôtre mais le mariage est une question tellement délicate qu’il est difficile de la discuter et qui regarde surtout celui qui contracte l’union, s’il est malheureux, lui seul en portera le poids et aura le droit de se le reprocher. Je crois à mon tour que ce n’est non plus une lettre que je vous écris mais un Petit Parisien**, aussi vais-je vous quitter bien vite, car je serais tenté de vous en écrire encore plus long et vous me prendriez alors pour un vil bavard. Au revoir donc Yvonne tendrement Aimée, et bons baisers Lucien Chemin * Il s’agit du 2ème frère d’Yvonne, Louis qui projetait de contracter une union à son retour de captivité, qui déplaisait fortement à ses parents. Du reste par la suite il s’éloigna de tous. **Le Petit Parisien : journal quotidien du soir de l’époque, très connu, il a paru en région parisienne de 1876 à 1944

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Le 7 Juin 1918 Bien Chère Petite Yvonne Aimée Je reçois à l’instant votre très gentille lettre en date du 1er juin, je suis confus, Mon Aimée, de vous avoir causé autant de chagrin et d’avoir fait pleurer vos jolis yeux, je donnerai ma vie pour ne jamais les voir pleurer ces yeux là, mais rassurez-vous, Chérie, quoique pas encore guéri complètement, je vais mieux mais ce que je peux dire, c’est que ce ne sont pas les médicaments qui m’ont rétabli et qu’il est honteux de soigner aussi peu les hommes, aussi ai-je préféré ne plus aller au médecin et me confier à ma destinée. Je crois même que c’est encore le mieux et avec vos chères lettres, le meilleur remède. Me voici donc au repos avec toute la Brigade, je ne sais si nous allons encore rentrer dans la fournaise mais cela est possible et même presque certain. Vous voudrez bien m’excuser auprès de vos parents de l’inquiétude que je leur ai causée par mon stupide papier. Et vous, mignonne, je dois vous remercier de la gentille attention que vous avez eue en m’adressant cette feuille et l’enveloppe mais maintenant que je peux sortir, j’irai faire mes achats. Si j’avais le bonheur d’aller au repos par chez vous, vous y trouveriez un Lucien amaigri mais encore solide qui ne demande qu’à revenir à une meilleure santé. Au Revoir pour aujourd’hui, Aimée, et Bons baisers Mes amitiés à votre famille Lucien Chemin

Le 14 Juin 1918 Très Chère Bien Aimée Excusez-moi, Yvonne Chérie, si depuis 4 ou 5 jours, je suis resté sans vous donner de mes nouvelles, j’étais en déplacement et il ne m’était pas très facile d’écrire. Je suis pour l’instant revenu dans mon pays natal mais il est probable que ce n’est pas pour longtemps. L’époque n’est plus au repos mais aux actes et je crois que si l’on veut rapidement finir la guerre cette année, il faut vraiment se hâter. J’ai reçu vos gentilles petites fleurs bénies, je les ai conservées comme fétiches et bon souvenir de vous, je vous en remercie. Je suis toujours quelque peu malade mais il y a une grande amélioration et je ne doute nullement que cela va passer d’ici quelques jours. J’aime à croire, Aimée, que vous et tous les vôtres sont en bonne santé et c’est avec cette espérance que je vous quitte en vous embrassant très tendrement. Lucien Chemin Veuillez ne pas m’oublier auprès de Mlle Mathilde et de vos bons parents. Encore un baiser L.C.

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Le 16 juin 1918 Bien Chère Aimée J’ai pris connaissance avec un extrême plaisir de votre gentille lettre et suis désolé de vous savoir en butte d’une évacuation éventuelle. J’ai cependant le ferme espoir que cela ne se produira pas, je crois qu’à l’heure actuelle, les boches ont fourni le plus gros effort. Mon pays natal *est maintenant évacué, jusqu’à la dernière minute malgré toutes les supplications de mes parents, mon grand-père s’est refusé à partir mais il a dû céder à la force des évènements et nous ignorons où il est passé, cela est loin de nous rassurer vu son grand âge. En 1914, c’étaient les pertes pécuniaires pour ma famille, aujourd’hui les pertes matérielles, qui sait si demain ce ne sera pas la ruine de mes projets d’avenir. Je l’ignore mais j’ai peur, car je vous dois cet aveu, Chère Yvonne, en homme loyal, ma situation de fortune n’est plus ce qu’elle était il y a quelques mois. Je ne doute nullement de votre amour, Aimée, mais je ne veux pas qu’un jour vous puissiez dire que je vous ai trompée en ne vous disant pas ma situation actuelle, la ruine n’est pas complète mais enfin, elle est commencée et cela peut vous donner à réfléchir et c’est pourquoi je vous dis, j’ai peur, horriblement peur. Néanmoins, je ne veux pas désespérer, l’heure n’est pas encore des plus critiques, vous connaissez mes sentiments à votre égard, quoiqu’il arrive ils ne changeront pas, car vous êtes la seule femme que j’ai réellement aimée et que j’aimerai toujours mais, vous Chère Yvonne, vous avez vos parents, et peut-être ne voudront-ils plus, pour leur fille demain, ce qu’ils auraient peut-être accepté hier, et c’est cela mon seul sujet de crainte. Certes, je connais votre cœur, je le sais loyal et bon, mais hélas vous n’êtes pas seule. Mes parents vont probablement partir pour l’instant en Normandie et rentreront dès que tout danger sera conjuré. Enfin, mon sort est entre vos mains, il vous reste à décider si vous allez le conserver, je garde cependant bon espoir. Veuillez, je vous prie, présenter mes respects à vos parents et à Mlle Mathilde et gardez pour vous mes plus fervents baisers Lucien Chemin * Montataire dans l’Oise

Le 17 juin 1918 Bien Chère Yvonne Aimée Je croyais aujourd’hui avoir de vos chères nouvelles, me voilà donc déçu, j’espère que demain, je serai plus heureux, j’en ai tant besoin !! Je vous fais part aujourd’hui de ma nouvelle citation dont voici le libellé. « Maréchal des logis éclaireur, du plus grand courage a assuré la liaison avec l’infanterie dans une période d’attaques incessantes. A dû maintenir cette liaison intime malgré les plus sérieuses difficultés, grâce à son sang froid et à son énergie hors ligne. » J’ignore si j’ai mérité réellement cette citation qui, à mon avis, est trop élogieuse et qui flatte beaucoup trop mon orgueil. Je prépare aujourd’hui un service funèbre pour mes camarades tués dans les terribles combats que nous avons eu à soutenir, il me faut quelques répétitions pour les chants *, aussi je vous prierai de m’excuser si je ne vous accorde pas davantage de temps aujourd’hui. Veuillez présenter à vos parents mes hommages respectueux et gardez pour vous, que j’aime par dessus tout, mes baisers les plus sincères et les plus doux. Lucien Chemin 62

* Bien avant son incorporation dans l’armée, Lucien était féru des chants et de théâtre et il fréquentait assidument avec des camarades, le « Patronage » sorte d’association culturelle et sportive que de nombreuses paroisses avaient mise en œuvre à cette époque et jusqu’après 1950. Pendant ses permissions il aimait à les retrouver et à se promener ensemble dans Paris Ils écoutaient longuement les chanteurs des rues interpréter les chansons en vogue (ni radio qu’on appellera TSF sigle de Transmission Sans Fil, ni disques n’existaient communément, en France les premières émissions radio grand public datent seulement de fin 1922 ! et les premiers disques 78 tours distribués très confidentiellement datent de 1900, il faudra attendre 1920 pour avoir un produit de masse), et ils achetaient les partitions qui leur étaient ensuite présentées à la ronde comme étant en pratique le seul moyen de diffusion des œuvres musicales à cette époque. Ainsi, quand Lucien retournait dans les tranchées, il avait des aventures à raconter et des nouveautés à chanter… chaque fois que cela était possible…Il utilisait également ses talents de chanteur au service du sacré pour messes, cérémonies en mémoire des camarades tombés etc,…et ce fut fréquemment le cas. Il continua pendant de longues années et en particulier à Mantes le Jolie, sa paroisse, à être le chantre attitré du célèbre « Minuit Chrétien , c’est l’heure solennelle,…» chant composé en 1847 pour la veillée de la Messe de Minuit qu’il entonnait de sa belle et forte voix de baryton-ténor, voix qui l’avait déjà fait remarquer par Yvonne à Saint Joire, jusqu’à,… une dernière fois…. ! Cette année là, en 1959, il devait effectuer sa prestation à la chapelle de l’hôpital à Mantes. Il arrive en retard, gravit quatre à quatre les marches qui conduisent à la tribune de l’organiste qui n’attendait plus que lui, et entame donc aussitôt les premières mesures. Lucien, rouge, congestionné, la voix non chauffée et essoufflé, ne pourra qu’émettre un couac retentissant dont son amour propre ne se remettra pas. Ce sera la fin de ses activités de chanteur ! Il faut dire aussi qu’à ce moment il commençait à ressentir les premières manifestations sérieuses de l’insuffisance respiratoire qui l’emportera 7 ans plus tard, insuffisance due d’une part aux gazages subis pendant la guerre et d’autre part à un tabagisme pour le moins conséquent.

CITATION A L'ORDRE DE LA DIVISION (14ème D.I. N° 23 du 11 Juin 1918) Lucien Chemin « Maréchal des Logis éclaireur du plus grand courage. A assuré la liaison avec l'infanterie dans une période d'attaques incessantes. A pu maintenir cette liaison intime malgré les plus sérieuses difficultés grâce à son sang - froid et à son courage hors ligne. »

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Le 18 Juin 1918

Très Chère Petite Yvonne Chérie Je reçois à l’instant votre douce et gentille lettre en date du 13 juin. Je vous assure qu’elle fut pour moi un extrême plaisir, car je constate que malgré la distance, votre bon petit cœur n’oublie pas celui qui vous aime ardemment et qui ne cesse de penser à vous, celui qui maintenant n’a plus qu’un seul but, vous revenir bien vite et si vous le voulez bien, vous offrir ses plus intimes rêves, son avenir et mieux sa vie entière. C’eut été pour moi un repos bien doux si nous avions eu le plaisir d’aller dans votre contrée mais l’heure n’est plus au repos, il s’agit de faire vaillamment face aux teutons, les bouter si possible hors de nos frontières, ou, tout au moins résister et les laisser s’épuiser en vain contre le rempart humain qui, hérissé de pointes d’acier et secondé par la mitraille, se dresse, infranchissable devant eux. Alors, après seulement, nous aurons droit à un repos bien gagné et au bonheur du retour. Mais hélas ! Ce retour est encore loin mais néanmoins, j’espère que l’année ne se passera pas sans qu’il y ait quelque chose de décisif. Je vous prie de présenter aux futurs époux mes souhaits de bonheur et mes félicitations les plus sincères. J’ose espérer que vous allez bien ainsi que vos chers parents. Pour l’instant, je me porte relativement bien. Je crois que mes parents ne sont pas encore partis, peut- être ne partiront-ils plus si les boches cessent de les ennuyer. Je vous quitte, Très Chère Yvonne, en vous priant d’agréer mes plus sincères baisers et plus douces caresses. Lucien Chemin

Le 22 Juin 1918 Très Chère Aimée Voici quelques jours que je ne vous ai écrit et je crains que vous m’accusiez de vous oublier, n’en croyez rien cependant, seul un surcroît de travail m’a quelque peu empêché de vous donner de mes nouvelles. J’ai reçu en leur temps vos deux gentilles lettres et grande a été ma joie de vous savoir toujours en bonne santé, ainsi que tous les vôtres. Parle-t-on toujours de l’évacuation dans votre contrée, j’espère que cela n’a rien eu de bien sérieux mais néanmoins, cela me tourmente et serais très heureux si vous me rassuriez à ce sujet. Me voilà encore passé maître de chorale, nous préparons un chœur pour Dimanche et bien qu’il n’y ait plus aucun civil, nous y mettrons toute notre âme et nos plus jolies voix. Je n’ai pas d’autres nouvelles de chez moi depuis un certain temps, mais comme la capitale est à peu près calme pour l’instant, je suis a peu près rassuré. Voici enfin les permissions rétablies, mais comme il y a pas mal de retard dans les permissionnaires, je ne compte pas partir avant deux mois et demi et peut-être même trois mois. Trois mois, sans pouvoir aller vous embrasser, Dieu ! Que le temps est long lorsque l’on est loin de celle que l’on aime. Trop loin, beaucoup trop loin hélas ! Je vous quitte pour ce soir, Aimée, en vous priant de présenter à toute votre famille mes respects et gardez pour vous, de celui qui vous adore, ses plus sincères baisers et plus douces caresses. Lucien Chemin

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Le 8 Juillet 1918 Très Chère Petite Yvonnette Je viens m’excuser d’être resté quelques longs jours sans vous avoir fait parvenir quelques nouvelles, je suis du reste certain que vous ne m’en voudrez pas trop lorsque vous connaîtrez la raison que voici : je suis allé suivre un cours avec les tanks et naturellement, il nous a fallu manœuvrer avec eux, par une chaleur tropicale, si bien que le soir, nous rentrions harassés par la fatigue au cantonnement et nous nous endormions comme des brutes, n’ayant même pas la volonté d’écrire. Je reçois à l’instant une lettre de mon frère qui me prie instamment de présenter ses amitiés à sa future belle sœur qui, dit-il, il a hâte de connaître. Vous devez comprendre que c’est de vous qu’il s’agit. J’apprends également la mort glorieuse d’un de mes bons amis qui était en même temps, le 1 er Vicaire de ma paroisse. Fils unique, parti au début comme brigadier, blessé plusieurs fois, il avait acquis par sa bravoure, les galons de lieutenant et mérité plusieurs citations dont la légion d’honneur, c’était un homme d’élite, je prie pour lui, paix à son âme. A mon tour, il me semble que vous avez besoin d’être grondée, pourquoi ce cafard, ce caractère aigri ? Il faut avoir plus de volonté que cela et prier. Il ne faut pas que votre entourage subisse les conséquences de ce cafard. Il faut avoir confiance en l’avenir et en Dieu. Savoir même faire les plus grands sacrifices sans se laisser abattre par la fatalité. Souvenez-vous du lépreux de la Ste Bible, qui, frappé dans son amour de père, dépouillé de ses biens, couvert de lèpre, glorifiait Dieu, lui rendait grâce et ne se laissait pas abattre par l’adversité. Soyons donc comme ce Juste, glorifions Dieu même dans le malheur, soyons forts quoiqu’il advienne. Ce que je ne veux pas surtout, c’est que vous vous rendiez malade par de sottes idées. Dites-vous qu’il existe loin de vous quelqu’un qui vous aime et qui souffre aussi d’être ainsi séparé pour longtemps encore de celle qu’il aime. Offrons nos peines à Dieu et ayons confiance en l’avenir. Je suis bavard à l’excès aujourd’hui, excusez-moi, je continuerai longtemps encore sur ce ton si je n’avais pas peur de vous importuner par ce sermon. Je vous quitte donc avec l’espoir que vous et les vôtres, êtes en bonne santé et en vous embrassant très tendrement. Ne m’oubliez pas auprès de vos parents et encore bons baisers. Courage et confiance ! Lucien Chemin

3.17 2ème Bataille de Champagne dite aussi de Marne-Vesles ou de la Montagne de Reims (Juillet – Août 1918) Une nouvelle tentative des alliés pour briser l’étau allemand se concentre maintenant au centre du front en Champagne. La 14ème DI et le 47ème RAC sont immédiatement déplacés, malgré leur fatigue, vers le sud-ouest à partir de l’Artois pour renforcer les troupes écossaises. Ils reviennent presque sur le terrain de la bataille du Chemin des Dames et du fort de Brimont d’Avril 1917. Cet assaut se révélera décisif pour la poursuite de la guerre et mettra les Allemands franchement sur le recul. Le 23 Juillet 1918 Chère Yvonne Je ne vous ai pas écrit depuis un certain temps bien que j’en ai eu souvent l’envie mais, pour l’instant, je suis avec l’infanterie et donc, peu ou plutôt pas de repos, mais sachez que je ne vous oublie pas, ma Chère Petite Aimée, et que des raisons primordiales m’empêchent de vous écrire plus fréquemment et plus longuement. Mes amitiés à toute votre famille, gardez pour vous mes sincères baisers. Lucien Chemin

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Le 29 Juillet 1918 Mon Yvonne Chérie Je reçois à l’instant, à mon retour des lignes votre gentille carte, contenant 2 adorables petites photos, je vous ai reconnue aussitôt, soyez sans crainte, ainsi que Mlle Mathilde, vous êtes du reste bien, quoique trop posées comme vous le dîtes, et j’accorde volontiers mes félicitations à Mlle Cécile pour son talent de photographe. N’accusez pas trop la poste du retard dans la correspondance mais la bataille qui, depuis un certain temps, ne me laisse guère de répit. Cependant, soyez sure que, loin de vous oublier, je vois chaque jour ma foi en vous s’affermir, aussi est-ce avec une grande fébrilité, que, chaque jour, à l’heure des lettres, j’attends que l’on prononce mon nom, et aussi, quelle déception lorsque l’on ne m’appelle pas ou que la lettre est d’une personne autre que vous ou ma mère. J’ai été quelque peu égratigné par un éclat, mais cela a été si peu de chose qu’il vaut mieux ne pas en parler. Je vous quitte, Aimée, en vous priant de présenter à toute votre famille mes meilleurs amitiés et gardez pour vous mes plus doux baisers. Lucien Chemin Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « Rassemblé au matin du 13, le régiment s’embarque par train à Plouzelles et rejoint le 15 le secteur de Cramans. La situation est la suivante : Deux attaques formidables viennent d’être déclenchées à cheval sur la Montagne de Reims que leur réussite doit faire tomber. Là les Allemands se sont heurtés à une défense articulée en profondeur* qui leur a imposé la traversée d’une zone de mort où ils ont fondu. La 14ème DI et le 47ème RAC vont donc entrer dans la bataille avec la mission de sauter sur l’ennemi pour d’abord le fixer puis crispant ses énergies dans un effort surhumain, le contraindre au recul qui sera sa mort. Aussitôt débarquées les batteries ne détellent plus et le soir même du 16, traversant la Marne, elles se positionnent à Romery-Cormoyeux où le 2ème Groupe (celui de Lucien) arrive le premier. Au matin du 17 le front se précise sur la ligne Nanteuil-La Poterne et le 2ème Groupe (celui de Lucien) abandonne Cormoyeux pour se placer à Saint Imoges. Tels sont les emplacements de début. Pour les atteindre certaines batteries, hommes, chevaux, armement et matériels ont couvert plus de 100 km depuis la veille. En ligne la lutte est chaude, à la baïonnette dans les bois, l’infanterie avance dominant l’ennemi, et le 44ème RI reconquiert la position perdue la veille. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) occupe de nouveau Courmoyeux. Toute la nuit, par la grande artère entre Nanteuil et Saint Imoges, les Ecossais montent en ligne rythmant leur marche balancée par un sifflement monotone. Au jour, appuyé par le 47ème RAC, leurs vagues s’élancent et de la même allure énergique et calme, s’avancent sans s’arrêter à compter ceux qui tombent**.Le Bois de Courbon est dépassé, la ferme de la Carbonnerie atteinte mais bientôt faute de munitions, on ne peut plus tirer. Faute de liaison latérale suffisante, les Ecossais trop en pointe, sont obligés de se retirer pour ne pas être encerclés. C’est enrageant ! Mais nous sommes à l’heure où le fer est chaud et il faut le battre. Le 20 à 5h20 du matin, un coup de téléphone annonce que l’attaque recommence. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) part en reconnaissance suivi de quelques pièces bien attelées et à 8h30, toutes les batteries en place de nouveau, accompagnent de leurs feux de barrages roulants, les vagues écossaises. Mais l’attaque a été montée trop vite et la progression s’arrête bientôt. Le 21 la situation reste imprécise dans les bois. En avant de Nanteuil, le 2ème Groupe (celui de Lucien) est un peu isolé et les balles de mitrailleuses arrivent jusqu’à lui. La situation est précaire mais le vent de la Victoire souffle et à 1200 m des boches on reste confiant malgré les nuages d’obus toxiques qui s’abattent sur la position. A côté des canons, une ligne noire de cadavres ennemis atteste la violence de la lutte à la baïonnette soutenue par le 44ème RI.Une telle 66

position ne se quitte que pour aller de l’avant ! Pourchassé de la sorte, l’ennemi ne peut tenir et le 27 au soir arrive la nouvelle qu’il est en fuite. Le 28 le 2ème Groupe (celui de Lucien) refait mouvement et s’installe au village de Belval où cadavres d’hommes et de chevaux barrent littéralement la route et saturent le pays d’une vague empoisonnée. A partir du 28 juillet, les attaques alliées se succèdent sans relâche mais le 31, un effroyable bombardement s’abat sur le bois des Eclisses où le 44ème RI vient de relever les Ecossais et on se demande si notre rêve d’atteindre la Vesle va pouvoir se réaliser. Mais ce sont les derniers soubresauts d’un ennemi qui devra se résoudre à l’inévitable et le 2 Août au matin, la nouvelle circule de nouveau qu’il est en fuite. Au petit matin la cote 190 est enlevée et les vagues bleu-horizon descendent les pentes qui conduisent à la rivière. Les reconnaissances des 1er et 2ème Groupe (celui de Lucien) sautent alors à cheval et galopent jusqu’à Treslon, derrière ces reconnaissances, les batteries décrochent déjà leurs trains et à 13 heures ce sont les 9 batteries du 47ème RAC qui interdisent les vallons de la Vesle et fouillent les ravins au-delà. La division a rempli sa mission, après avoir arrêté l’ennemi au pied la montagne de Reims, le 17 juillet, elle vient de le reconduire jusqu’à la Vesle, l’obligeant à vider toute sa poche de la Marne pour la première fois depuis le début du conflit. C’est la première phase de la victoire finale, la deuxième suivra d’ici peu. Le 4 Août, le régiment est relevé de ses positions de Treslon et se regroupe ensuite dans la région de Venteuil. » * Là, Pétain a pris modèle sur l’exemple allemand et ne renouvelle pas le dispositif de Nivelle au Chemin des Dames basé sur l’offensive pure. ** C’est là à ce moment que s’exercent les actions de Lucien qui lui ont valu sa 3ème citation.

Extrait du JMO du 44ème RI : « 18 Juillet 1918. Notre bataillon de droite occupe sans grosses difficultés, la Ferme St Denis à l’ouest de Nanteuil. Les éléments ennemis occupant ce secteur sont réduits et s’enfuient dans les bois de Courbon, pris à partie par nos feux de mitrailleuse. A 15h le mouvement est terminé. Le bataillon de gauche progresse avec retard dans le Bois de Courbon. L’attaque au centre échoue suite à un retard regrettable du bataillon de gauche. Elle est reprise à 16h40 au milieu d’un taillis inextricable où les engins de tranchée ne peuvent être employés. C’est la lutte au fusil et à la baïonnette. A 18h, un dernier effort nous porte sur la ligne ennemie où s’engage une lutte à la baïonnette, 200 cadavres restent sur le terrain et 90 prisonniers valides tombent entre les mains de nos hommes. Tous leurs officiers sont tués ou blessés. »

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Zone d’action du 47ème RAC et du 44ème RI sur une ligne Belval/Nanteuil Le 3 Août 1918 Très Chère Aimée, Qu’avez-vous dû penser de ce long silence de ma part. Vous allez sans doute croire à un oubli de ma part. Il n’en est rien, c’est le bon travail que nous avons fait ici. En effet ici, tout a marché épatamment. Les Boches ont reculé d’une trentaine de kilomètres et nous n’avons guère eu le temps de nous amuser. C’était la débâcle, espérons que cela va continuer et récompenser nos efforts par une paix définitive. A part cela, rien de bien neuf, j’ai été extrêmement heureux de recevoir pendant ces durs moments, quelques gentilles lettres qui ont beaucoup contribué à raffermir mon courage. Je ne sais si les permissions vont reprendre, il serait temps, car loin de vous je trouve le temps infiniment long. Je vous quitte pour ce jour en vous chargeant de mes amitiés pour toute votre famille et pour vous les plus doux baisers. L. Chemin Le 12 Août 1918 Très Chère petite Yvonne, Je viens de recevoir une bien gentille carte émanant de vous, j’ai été très heureux de vous savoir en bonne santé. Nous partons en repos, je vous écrirai donc plus longtemps à l’arrivée ; Je viens encore d’obtenir une nouvelle citation, par conséquent 2 jours de permission en plus, c’est le plus intéressant de l’histoire. Je vais bien et je ne vous oublie pas. Mes amitiés à toute votre famille et bons baisers pour vous que j’aime tant. L. Chemin

Lucien a participé à tous les combats et y gagne effectivement une nouvelle citation (la 3ème) à l’ordre du régiment cette fois : 68

CITATION A L'ORDRE DU REGIMENT N° 154 du 9 Août 1918 Lucien Chemin « Maréchal des Logis éclaireur, détaché en première ligne pendant l'avance des Ecossais et du 44ème R.I. a fait avec ces troupes toutes les attaques de Juillet 1918. Y a montré le plus grand mépris du danger et a procuré à son chef de D.I. les renseignements les plus précieux. »

Le 17 Août 1918

Bien Chère Yvonne, J’ai bien reçu votre très gentille lettre, je vous prie de m’excuser de ne pas y avoir répondu plus tôt car bien que n’étant plus au front, j’ai un travail continuel et je rentre chaque soir harassé. Nous sommes en ce moment dans un camp d’instruction pour le perfectionnement des officiers nouvellement promus et je suis chargé d’assurer un service de ronde pour empêcher les civils de passer. J’ai avec moi, quelques hommes dénommés « vedettes » qui sont placés en différents endroits. Je vais de l’un à l’autre afin de m’assurer qu’ils font consciencieusement leur travail et je vous affirme que la journée finie, je n’ai qu’une hâte, c’est d’aller retrouver mon lit. Aujourd’hui dimanche, je n’ai même pas pu assister à la Sainte Messe et cependant j’y comptais bien. Et vous Aimée que faites- vous ? Je compte, si toutefois le pourcentage ne change pas le compte, dis-je, aller en permission d’ici un mois. Pourvu qu’il n’y ait pas d’accrocs d’ici là. Mes parents me prient de ne pas les oublier auprès de vous (ainsi que mon frère) et en m’acquittant de ma commission, je vous prie de présenter à toute votre famille (…), et pour vous gardez mes plus doux baisers. L. Chemin PS : je ne sais si je vous ai fait part de ma nouvelle citation. Bons Baisers

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Le 30 Août 1918

Très Chère Aimée Je crois qu’à mon tour, il m’est permis de vous gronder : que de longues journées sans avoir de vos chères nouvelles. Quel est le plus paresseux de nous deux, cette fois, je ne pense pas que vous puissiez m’arrêter. Ici, la vie suit toujours son cours monotone et vide d’évènements qui marquent un tournant de la vie ou tout au moins, laissent un souvenir dans l’esprit d’un homme. Rien toujours rien réduit à l’état d’automate, nous faisons ceci ou cela, parce que c’est la coutume, parce que nous sommes obligés, nous le faisons sans réflexion, sans même presque savoir ce que nous faisons, à peine se rend-on compte que l’on vit et si quelques fois on s’en rend compte, ce n’est que par la souffrance. Oh quand sera-t-il permis de vivre autrement qu’à l’état de brutes. Savoir pourquoi on vit, pour qui on vit, et comment on vit, en un mot, avoir un but n’est- ce pas là l’idéal. Mais je vous ennuie sans doute avec mes théorèmes de philosophie et vous allez trouver sans doute que je suis un piètre amoureux qui ne songe qu’à voir du mal en tout ,au lieu de conter fleurette en de longues tirades amoureuses, je ne songe qu’à philosopher. Excusez m’en. Je suis quelquefois un rêveur mais soyez assurée que je ne vous aime pas plus mal ni moins pour cela ; Je me porte assez bien, j’ose croire que vous et les vôtres êtes en bonne santé et c’est sur cet espoir que je vous quitte en vous embrassant très tendrement. Les amitiés à vos parents. L. Chemin Extrait de l’Historique du 47ème RAC : « C’est au milieu des décombres de Venteuil que le régiment arrive le 10 au soir pour y rester jusqu’au 15 Août. Ce jour - là, le 2ème Groupe (celui de Lucien) se déplace par étapes jusqu’au camp de Allemant près de Sézanne jusqu’au 5 septembre pour des cours et exercices de tir. Le 12 septembre le régiment reçoit un ordre urgent pour se reporter vers Fismes, pratiquement sur les positions de combats qu’il avait quittées un mois plus tôt. Heureusement il ne s’agissait pas d’une contre - attaque mais simplement de pallier à l’absence d’une autre unité non disponible. Mais c’est une bonne étape que s’appuient les chevaux pour gagner leurs bivouacs intermédiaires sur les bords de Marne à Mareil le Port : 35 km sans compter les allées et venues des manœuvres du matin ! Quelques heures de repos de nuit dans des ruines qui abritent déjà plus de monde qu’elles n’en peuvent contenir et 40 km se profilent à nouveau pour rejoindre les positions près de Fismes et là arrivés au soir, comme il n’y a pas de stock de munition, les chevaux doivent encore marcher toute la nuit pour les renouveler. L’attaque est lancée au matin par trois coups de boutoir successifs faits par trois divisions d’infanterie. L’intérêt de cette journée fut très limité, il fut seulement pour le régiment de fixer l’ennemi plutôt que de lui ravir des positions. Les hommes harassés par deux nuits blanches et deux longues étapes, travaillèrent durement pendant cette journée du 14/9 dans un inconfort absolu. Le lendemain 15 on reste sur cette position car les chevaux seraient incapables de repartir puis le régiment se rassemble au bivouac de Vézilly. Le 17 Septembre au soir, par des chemins impossibles et par une pluie torrentielle, les Groupes 1 et 2 quittent Vézilly pour Romery. Il est déjà 8h du matin le 18 Septembre quand ils arrivent à leurs bivouacs, les paupières lourdes, les vêtements trempés et les jambes raidies par une étape de 35 km. Vont-ils pouvoir se reposer et sécher un peu ? Non car à 11h l’ordre arrive de reprendre la route pour atteindre Volpreux (est de Vertus à 20 km au sud d’Epernay), on y arrive à la nuit après une nouvelle étape de 35 Km. Le lendemain 19, à la nuit étape Volpreux- Francheville : 45 Km, puis le lendemain 20 nouvelle étape de nuit pour gagner Coupeville (10km). Les 21 et 22 une partie des hommes et chevaux se reposent pendant que les autres acheminent les munitions. »

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8 jours et 250 km de tribulations du 12/9 au 20/9/18 Un groupe d’atillerie représentait un convoi de véhicules et chevaux de près de 2 km , un régiment entier avec ses 6 groupes s’allongeait sur près de 15 km ! Chaque convoi se déplaçait au trot, et la tradition était qu’il soit emmené par des cavaliers trompettes au vent,.. la grande classe,… mais pour la discrétion des mouvements,…pouvait mieux faire.

3.18 3ème Bataille de Champagne dite aussi de Tahure (de fin Septembre à Octobre 1918) Extrait de l’Historique du 47ème RAC « 24 et 25 Septembre : montée en ligne pratiquement sur le même secteur qu’à l’automne 1915 au nord de Châlon sur Marne. 26 Septembre : Attaque. Face à Tahure, suivant un axe de marche qui va rencontrer l’Aisne à l’ouest de Vouziers et qui de Verdun à Auberive doit renverser le mur défensif allemand, détruire ses retranchements et porter la guerre en rase campagne. Ce terrain est le plus torturé qui soit après 4 années de guerre de tranchées statiques et la terre est remuée sur des km et des km à perte de vue. Et pourtant comme on veut que la surprise soit la plus complète, l’artillerie qui doit frayer la route ne fera pas de tirs de réglages, elle ne montera en ligne que la dernière nuit et c’est uniquement avec une préparation scientifique et par calculs que l’on mettra sur pied le délicat mécanisme de destruction des lignes ennemies et de protection de l’infanterie amie. A minuit le 26, l’artillerie se démasque et sur tout le front c’est un barrage infernal qui dure jusqu’au petit jour.A 5h25 les vagues de l’infanterie s’ébranlent. A 8h35 les 3 Groupes du 47ème RAC dont les avant - trains sont prêts, attellent et partent dans le sillage des régiments d’infanterie qu’ils appuient. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) derrière le 44èmeRI. L’ennemi inonde Perthes d’obus à gaz mais tant pis on passe ! Tahure est pris, la butte est enlevée. Le 2ème Groupe (celui de Lucien) pousse une batterie jusqu’au bois du trapèze à 1500 m des lignes. Le 28 Septembre la 14ème DI continue sa marche en avant et le 2ème Groupe (celui de Lucien) du 47ème RAC aide le 44ème RI à enlever le Bois Ogival facilitant ainsi l’approche Croix Muzart. Le 30 Septembre une nouvelle attaque appuyée par les chars d’assaut enlève définitivement la Croix Muzart qui était une défense avancée extrêmement importante pour le dispositif allemand car il interdisait par ses fortifications toute progression sur son avant et sur ses flancs. Ce n’était pas seulement un fortin mais aussi un réseau de défenses cachées qui pouvait mitrailler les assaillants à revers. 71

1er Octobre Attaque et prise du Bois de la Punaise et des tranchées de Brette-Mulde 2 Octobre Poussée vers le bois de la Puce 3, 4 , 5 Octobre, infiltration et prise de possession du Bois de la Puce 6 Octobre attaque du Bois du Singe 8 Octobre attaque réussie sur le Bois du Pou 9 Octobre la 14ème DI et le 47ème RAC sont relevés après 10 jours de durs combats menés jours et nuits. Hommes et bêtes sont épuisés, les chevaux n’en pouvaient plus, ceux des acheminements de munitions faisaient jusqu’à 70 km par jour, ceux des batteries dont les positions de tir changeaient constamment dans la boue, en arrivaient parfois à se coucher pour ne pas se relever. L’ennemi ayant subi des pertes si sévéres, il abandonna dans la nuit les positions sur lesquelles il avait tellement résisté. » Extrait du JMO du 44ème RI , extrêmement lapidaire car écrit sur le champ de bataille : « 4 Octobre 1918, l’ordre de la Division est que le colonel commandant le 44ème RI prenne sous ses ordres les 3 bataillons du régiment appuyé de 4 batteries du 47ème RAC. Il attaquera les organisations ennemies du bois de la Puce et du Bois du Pou et prendra position dans les Bois du Ravin de la Fontaine du petit et du grand Etang. L’exécution de l’ordre de mise en place se fait dans les conditions les plus pénibles, le bombardement incessant, le manque de guide rendent la marche extrêmement pénible et des unités s’égarent. 9h50 l’attaque débouche mais est immédiatement prise sous le feu de mitrailleuses issues des bois du Pou et de la Puce. Le chef de Bataillon Pousse est tué, il est immédiatement remplacé par le Capitaine Medina. De violents combats s’engagent pour la possession de la 2ème tranchée et du baraquement du bois de la Puce. 11h30 le bataillon de droite a atteint ses objectifs. Pertes du Jour : 50 tués, 250 blessés » Dans ces deux extraits, on notera la mention des Bois de la Puce, du Pou, de la Punaise etc… :dans des secteurs tellement bouleversés depuis tant de mois que plus aucun des repères toponymiques des cartes d’état - major n’avait encore de sens. Les bois, les ruisseaux avaient disparu sous les obus. Il restait des moignons de branchages et des tranchées plus ou moins infestées de parasites. Pour se repérer les poilus s’étaient naturellement tournés vers ce qui faisait leur ordinaire…,et leur parlait… Le 1er Septembre 1918 (Probablement erreur de date, plutôt 1/10 car le 1/9 le régiment était au repos : entraînement à Sézanne, de plus ceci est confirmé par le cachet de la poste) (Carte de correspondance) Très Chère Aimée, Bien reçu en leur temps vos gentilles lettres. Excusez-moi, je vous en prie de n’y avoir pas répondu plus vite. Les durs combats que nous livrons journellement en sont pour beaucoup la cause. Je vais toujours bien et compte bientôt aller vous présenter mes hommages. Mes respects à vos parents et pour vous mes plus sincères amitiés. L. Chemin

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Le 3 Septembre 1918 (Là encore erreur de date, il faut lire 3/10, confirmé par le cachet de la poste, les combats devaient être très vraiment durs pour perdre ainsi la notion du temps) Très Chère petite Aimée Certes, la rareté de mes nouvelles doit vous faire penser à un oubli de ma part, ne le croyez pas cependant. Les longues et ardentes luttes que nous avons à soutenir sont les principales raisons de cette rareté. Il nous faut donc une fois de plus me pardonner. Quant à vos gentilles lettres, pleines de bon sens, elles me causent un bien vif plaisir. Comme vous Aimée, j’entrevois un avenir plus tard, plus doux et plus brillant. Comment pourrait- on vivre sans un tel espoir, sans un tel idéal. Seule la longévité de ces hostilités me rend nerveux à l’excès et explique assez bien mes brusques changements d’humeur suivant les réflexions auxquelles je me livre. Mon père est toujours à l’hôpital * et nous craignons fort que sa jambe soit très longue à guérir. Pour l’instant je me porte bien et j’ose espérer que vous-même et les vôtres à qui vous voudrez bien présenter mes respects, sont en excellente santé. Je vous quitte sur cet espoir et je vous embrasse très tendrement. L. Chemin * Le père de Lucien, Edouard Chemin (1872-1926), a été mobilisé (à l’âge de 43 ans !) en même temps que son fils mais a été blessé au combat au début de l’été 1918, sans qu’on en connaisse les circonstances. Il récupérera l’usage de sa jambe après une longue convalescence et ne sera malgré tout démobilisé qu’à la toute fin 1918.

Edouard Chemin en 1917 Mobilisé (au 121ème Régiment de ligne ?)

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Le 17 Septembre 1918 Très Chère Yvonne J’ai bien reçu hier votre très gentille mais hélas trop courte carte. Elle m’a causé néanmoins un très vif plaisir. A ce que je vois vous ne doutez nullement que j’obtienne une deuxième destination (pour ma permission) et cependant je n’en suis pas certain. J’aime mieux ne rien vous promettre que d’être obligé de vous désillusionner au dernier moment. Ce n’est pas pour vous taquiner. Je ferai l’impossible, soyez en sûre, mais ne m’en veuillez pas si je ne réussis pas. Je viens d’être légèrement blessé à la jambe et je marche assez difficilement. Peut-être aurais-je été évacué si je n’avais pas tenu à rester de peur de retarder ma permission. Mon père va beaucoup mieux, il commence à se lever et même à marcher. Me voilà donc entièrement rassuré à son sujet. Vous n’avez plus de soldats à ce que vous m’en dites. J’en suis très heureux en songeant que si je parviens à venir, vous pourrez me consacrer une bonne partie de votre temps. Quel bonheur ! Je ne vois rien pour l’heure à vous annoncer. Je vous quitte donc en vous priant d’être l’interprète de mes meilleurs sentiments auprès de votre famille. Pour vous mes meilleurs et plus doux baisers. L. Chemin

Le 22 Septembre 1918 Très Chère Yvonne Je reçois aujourd’hui 22 courant, votre lettre du 17. Je vous remercie des bonnes nouvelles qu’elle m’a apportées. Je vois avec plaisir que l’avenir tel que je vous le présente ne vous effraie pas trop, mais je crois Chérie, que vous me faites des éloges immérités. Peut-être ne suis-je pas autrement que beaucoup et si en tout cas j’ai quelque instruction, ce n’est pas à moi que je le dois mais à mes bons parents à qui je garderai toujours une bien filiale reconnaissance. Je n’ai donc nullement à m’en glorifier. Je vous avais écrit, il y a quelques jours, que ma permission était reportée au mois d’octobre. Hélas il ne faut plus y compter, même pour cette époque. Elles viennent d’être supprimées de nouveau et je ne peux prévoir quand elles reprendront. Ce qui heureusement me console c’est que je serai des premiers à partir et que je partirai dès qu’elles remarcheront. J’ai vu que Mme Olympe* était venue vous rende visite. Elle ne doit guère se souvenir beaucoup de moi, mais je ne peux songer au Bouchon** sans quelque émotion. Veuillez, je vous en prie, quand vous aurez l’occasion leur présenter mes souvenirs amicaux. Je vous remercie de grand cœur de l’intérêt que vous portez à ma famille. Soyez assurée qu’elle s’en trouve flattée et charmée et c’est en son nom que je vous en remercie. Je vous quitte avec l’espoir que ma lettre vous trouvera en bonne santé vous et votre famille à qui vous voudrez bien présenter mes amitiés. Je clos ma lettre en y enfermant mes plus doux baisers L. Chemin * Olympe est la femme du frère d’Yvonne, Paul Lejeune, Paul et Olympe habitent Le Bouchon (voir page 30 * Le Bouchon : Hameau près de Saint Joire où Lucien et Yvonne se rencontrèrent pour la première fois en Décembre 1915

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Le 10 Octobre 1918 (Petit mot griffonné) Très Chère Yvonne J’ai bien reçu en son temps, votre gentille carte qui quoique courte m’a causé un extrême plaisir. Mes parents me chargent de vous transmettre l’expression de leurs sentiments les meilleurs. Je ne vous en dis pas plus étant donné que je serai peut être près de vous* avant la carte. Je vous quitte en vous embrassant très tendrement. L. Chemin * Finalement Lucien obtient 3 semaines de

permission sitôt après cette terrible décade. Il passera quelques jours à Saint Joire (probablement du 12 au 16) avec Yvonne chez les parents de celle-ci, puis terminera sa permission à Pantin dans sa propre famille du 18 au 30 Octobre 1918.

(Carte lettre) Le 16 Octobre 1918 Ma Vonette chérie, Suis à Bar * avec un extrême cafard. Je ne peux partir qu’à 1 h du matin. Je déplore vivement qu’il n’y ait pas un moyen de retourner passer quelques heures avec vous. Pendant mes promenades dans les rues de Bar, j’ai pensé tendrement à vous et j’ai vraiment senti à quel point vous me manquez et combien je vous aime. C’est à genoux comme devant une idole que je voudrais vous crier mon amour. Hélas vous n’y croyez qu’à moitié et cependant je suis si sincère que si vous connaissiez le fond de ma pensée, vous seriez touchée et vous ne pourriez en aucune façon douter de mon amour. Je souffre affreusement d’être séparé de vous et voudrais pouvoir vous dire ce que j’ai à peine osé vous dire : je t’aime et n’aimerai jamais aucune autre que toi**. Voilà ce que j’ai besoin de crier, ce que je voudrais que vous sachiez et surtout vous arriviez à croire. Pardon Chérie, d’une telle sincérité, mais une telle confidence me soulage. Je vous embrasse de toute mon âme. Lucien * Bar (le Duc) - voir carte page 30 - est à quelques dizaines de km de Saint Joire une gare grande ligne importante, en liaison directe avec la gare de l’Est de Paris et un centre de tri des troupes. Lucien est sur le quai de départ pour Pantin, résidence de ses parents en région parisienne au 76 rue Charles Nodier, il vient de passer quelques (4 ?) jours chez les parents d’Yvonne et avec celle-ci. ** Le soulignement est autographe de Lucien. Lucien effectue dans cette lettre, sa première tentative de tutoiement, finalement envoyée seulement le 18 en même temps qu’une autre (voir celle-ci ci-après) car cette carte-lettre fut soi disant « oubliée » dans une poche –acte manqué par remord de l’audace ainsi affichée, ou timidité ? - Paradoxe de la part d’un homme qui par ailleurs bravait les obus depuis 3 semaines.

Le 18 Octobre 1918 Ma Chère petite Yvonne, Peut être avez-vous cru que depuis mon départ, je vous ai oubliée, étant donné que je ne vous ai pas écrit aussitôt arrivé conformément à ma promesse. Rassurez-vous, je ne vous oublie pas et je suis au contraire extrêmement attristé d’être séparé de vous. Vous pourrez du reste en juger par la carte-lettre*, que je joins à cette lettre et que j’ai écrite à Bar en attendant mon train. Je n’ai pas pu la mettre à la poste au moment voulu car au lieu de prendre le train que je désignais sur cette dite carte, j’ai pu m’embarquer dans un express à 10 heures et ma foi, la carte était restée dans ma poche. Je vous l’envoie néanmoins, pour bien vous faire remarquer que je ne vous oublie pas et que vous avez tort de douter de mon amour. J’ai trouvé la famille en bonne santé et suis heureux de pouvoir vous transmettre les amitiés de mes parents et de Roland. Vous voudrez bien, une fois encore remercier vos parents du charmant accueil qu’ils m’ont fait et leur présenter mon amitié. Je vous quitte, en vous réclamant bien vite une longue, très longue lettre et en vous envoyant dans un ardent baiser, tout l’amour que contient un pauvre cœur meurtri par la séparation. Mille Baisers L. Chemin * la carte-lettre datée du 16/10

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Lucien termine sa permission à Pantin pendant que son régiment se repositionne sur l’Aisne mais il en ignore la localisation exacte et personne n’étant capable de le renseigner étant donné la mouvance du front dans l’instant, il va mettre un certain temps avant de le retrouver, et,.. il ne va être le seul à chercher ! Le 27 Octobre 1918 Très Chère Yvonne Aimée, C’est en réponse à vos deux gentilles lettres que je vous écris ces quelques lignes. Votre première lettre datée du Dimanche* ne m’est arrivée que hier. La seconde a mis beaucoup moins de temps, puisque datée du 23 elle m’est parvenue ce matin. Je vous avoue que dans l’attente de votre première lettre qui m’a paru être un siècle, je me suis cru franchement oublié aussi vous ai-je écrit une carte dans un sens un plus hargneux. N(en tenez pas compte, je vous fais toutes mes excuses. Quant à mon retour, j’y songe ferme. Je partirai d’ici le 30 mais je ne peux promettre que je repasserai chez vous, à moins que mon régiment ne se trouve dans votre région. Cela pour moi, simplifierait beaucoup les choses. Sachez cependant que j’ai grande hâte de vous revoir. En tout cas, je vous enverrai un mot en disant si je vois la possibilité de descendre à Saint Joire. J’espère d’ici là être renseigné. Mes parents vous remercient de vos hommages et vous présentent leurs amitiés ainsi que Roland. Ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de vos parents et de Mlle Mathilde. Gardez pour vous les plus douces caresses et meilleurs baisers de celui qui vous chérit de tout son pauvre cœur. Bons baisers L. Chemin * le 20 octobre Le 31 Octobre 1918 Ma Bien Chère Yvonne C’est de Chalon que je vous envoie ces quelques lignes. Impossible à mon regret, croyez-le, de pousser jusque chez vous. C’est à la hâte que je vous écris, mon train part dans quelques instants. J’ai reçu votre lettre du 26 bien avant mon départ de Paris et vous en remercie mais vous gronderai fort à ce sujet la prochaine fois que je vous écrirai. Mille baisers de celui qui voudrait être à vos genoux pour vous dire son amour. L. Chemin Le 3 Novembre 1918 Petite Yvonne tendrement Chérie, Ne m’accusez pas, je vous en prie, d’ingratitude si je ne vous ai pas encore donné de mes nouvelles d’une façon plus explicite mais je suis toujours à la recherche de mon régiment. Soyez sans aucune crainte, je pense fréquemment à celle qui a su si bien captiver mon âme et c’est bien malgré moi si je ne peux aller la voir ; Cet amour profond que j’éprouve à son égard me rend extrêmement malheureux puisque je suis encore séparé d’elle pour un temps indéterminé et qui selon mon cœur va me paraître une éternité ; Je suis obligé de vous quitter pour aujourd’hui. Je repars en chemin dans quelques instants et je suis obligé de rassembler les nombreux permissionnaires que je traîne à ma suite et comme je suis le seul s/officier, on m’a bombardé au centre de ralliement, chef de détachement à mon grand désespoir car j’espérais déjouer la surveillance et faire un saut jusque chez vous. Au revoir donc Aimée. Mes amitiés à toute votre famille qui deviendra mienne un jour je l’espère. Mille doux baisers de celui qui vous chérit ardemment. L. Chemin

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Le 7 Novembre 1918 Petite Yvonne tendrement Chérie, Toujours en recherche*, je ne peux encore vous écrire longuement aujourd’hui. Mais sachez cependant que je ne vous oublie pas et que mon cœur reste plein de votre souvenir. Je suis malheureux pour l’instant puisque jusqu’à ma rentrée**, je vais être privé de vos chères nouvelles. Affectueux baisers. L. Chemin * De son régiment, ** Dans son unité

3.19 Passage de l’Aisne (10 Novembre) et Armistice du 11 Novembre 1918 Ce n’est finalement que le 10 Novembre au matin que Lucien rejoindra son régiment perdu et retrouvé ! Les lignes allemandes viennent de céder en profondeur et le 10 Novembre au soir, Lucien et le 47ème RAC franchissent l’Aisne sur des passerelles en accompagnement des 44ème, 60ème et 35ème RI et continuent leur progression toute la nuit. Le 11 novembre au matin le régiment de Lucien est à Marquigny à 20 km au sud de Charleville-Mézières pour entendre la proclamation de la signature de l’Armistice.

Position au sud de Charleville du 47ème RAC au 11 Novembre Le 11 Novembre 1918 Très Chère Yvonne, Je crains bien qu’il me faille bientôt être dans l’obligation de vous sermonner, il me semble que les réponses à mes lettres sont rares. A quoi cela tient-il Aimée ? Est-ce que par hasard, mes lettres un peu trop fréquentes depuis quelques jours, vous ennuieraient à un tel point que vous ne sauriez carrément y répondre. Prenez garde, vous allez me faire regretter mon application que je me suis efforcé de mettre pour combattre la paresse que j’éprouve habituellement lorsqu’il s’agit d’écrire. Je n’ai encore en ma possession qu’une seule lettre depuis mon départ de chez moi et cela fait 12 jours .Je m’inquiète beaucoup à votre sujet. Soyez, je vous prie, assez bonne pour me rassurer. Voilà donc l’Armistice signée. La paix ne tardera donc pas et bientôt ce sera la réalisation de plus chères espérances. Qu’en pensez-vous ? Votre famille va donc se trouver de nouveau complète puisque les prisonniers vont être probablement renvoyés et dans votre joie, vous allez certainement m’oublier, mais je ne vous en voudrai pas ! Cependant il ne faudrait pas pousser l’oubli jusqu’ à l’extrême parce qu’alors, je pourrais devenir jaloux. Je ne vous raconterai pas mon emploi du temps pendant ma permission. Je craindrai trop que ma lettre ne devienne par trop longue et n’ait que le don de vous déplaire. Je vous quitte donc, en demandant bien vite une lettre. Au revoir et mille baisers. L. Chemin Mes respects à vos parents. 77

Voilà, c’est fait l’Armistice est signée ce jour même, ce 11/11 à 11 heures du matin, pourtant nulle excitation dans cette lettre écrite le jour même. On aurait pu imaginer une explosion de joie, il n’en est rien. Pourquoi ? Mystère… trop de tension accumulée ?,…, peut être n’ose t il pas vraiment y croire?… En écho, et dans la même tonalité voici un extrait de l’Historique du 47ème RAC (le Joker) daté du même jour : « Les embusqués, les sans-souffrances, les sans-gloires ont fêté l’Armistice dans les ruisseaux des villes, bruyamment, insolemment, criant fort pour se griser eux-mêmes. Chez nous, la joie de la Victoire fut sobre, comme il sied à ceux dont la souffrance a bronzé les âmes et qui pensent aux absents même dans l’allégresse. Le 47ème salua l’Armistice, il ne le fêta pas. » Et cet extrait quasi surréaliste du JMO du 60ème RI (As de Cœur) : « 11 Novembre 1918, signature de l’Armistice entre les puissances alliées et l’ennemi. Le régiment est employé à la remise en état des routes et moyens de communications et à l’assainissement des cantonnements abandonnés par l’ennemi dans le plus mauvais état de propreté. » , … vraiment aucune éducation chez ces gens là ! Et cet extrait d’un autre JMO, celui du 35ème RI (As de Trèfle), d’un laconisme tout militaire : « A 6h, le poste régimentaire de TSF prend un message radio annonçant la signature de l’Armistice et la suspension des hostilités à partir de 11h, la nouvelle sera communiquée à la Troupe. » Idem pour le JMO du 42ème RI (As de Carreau) : « A 5h du matin la nouvelle officielle de la signature de l’Armistice est parvenue au régiment. Les hostilités doivent être suspendues à 11h » Et le plus hallucinant de tous, cet extrait du JMO du 44ème RI (As de Pique): « 11 Novembre 1918, le général de Division passe dans l’après midi une revue du régiment au cours de laquelle il remet des décorations » AVEC cette mention rageuse en rajout visiblement ultérieur : ET L’ARMISTICE ??? Youps ! On avait oublié !

Et un p’tit dernier pour la route bien d’chez nous ! Témoignage de Louis Maufrais, médecin dans les tranchées : « 11 novembre 18 – à un Commandant qui, conscient de l’énormité du moment, criait « Un peu de gaieté voyons les gars, nous sommes vainqueurs nom d’un chien ! » Un poilu répondit « Tu parles d’un armistice, on a même pas de pinard ! » Enfin le mot de la fin, dans son style inimitable, à Winston Churchill, acteur important (déjà) de la vie politique anglaise en tant que Lord de l’Amirauté pendant ce conflit: « C’était quelques minutes avant la 11ème heure du 11ème jour du 11ème mois, les cloches sonnèrent mais je n’éprouvais aucune allégresse car rien ou presque de ce qu’on m’avait appris à croire devoir exister n’avait survécu et tout ce qu’on avait appris à croire impossible était arrivé [ …], la victoire avait été si chèrement payée qu’elle était presque indifférentiable de la défaite…» 78

3.20 La sortie progressive de l’Armée (Novembre 1918 – Août 1919) et la Démobilisation Le Régiment quitta, de suite, la zone au sud de Charleville-Mézières, pour le camp de Mourmelon au nord de Chalons sur Marne où il reçut sa fourragère (le 6 Décembre 1918) tant méritée des mains mêmes du Maréchal Pétain (Lucien n’évoque même pas cela dans ses lettres). Le discours d’adieu de son dernier général commandant ; le général Baston, figure ci - après : Ordre du jour adressé le 7 Décembre 1918 à sa 14ème Division d’Infanterie par le Général BASTON : « Officiers, sous-officiers et soldats, La journée du 6 décembre restera pour la Division une date à jamais mémorable. Au nom du maréchal PÉTAIN, commandant en chef, le Général DEBENEY, commandant la 1ère Armée, en remettant à tous vos drapeaux et étendard la fourragère aux couleurs de la médaille militaire, a consacré la gloire que la Division des As s'est acquise par ses exploits au cours de cette guerre, et en particulier pendant cette dernière bataille de six mois où, des Flandres à l'Argonne, sur la Marne et en Champagne, elle a arrêté l'adversaire et enfoncé ses lignes, bataille gigantesque qui s'est terminée par une victoire sans précédent et la capitulation de l'armée allemande. Fidèles gardiens de ce territoire de Belfort que la vaillance de vos pères avait conservé à la France, vous avez les premiers pénétré en Alsace, conquis Mulhouse et arrêté l'invasion. Depuis, toujours à l'honneur, vous avez pris part à toutes les grandes batailles, et chaque fois, par la vigueur de vos coups vous vous êtes imposés à l'admiration de vos chefs comme à celle de vos adversaires. Il semblait, qu'en vous, s'étaient incarnées à un degré sublime ces traditions glorieuses qui de tout temps étaient l'apanage de la Division de Belfort, ces vertus guerrières qui sont l'honneur de la race. Par votre magnifique attitude, votre défilé d'une impressionnante puissance, vous avez montré hier que la quatorzième était une division d'élite se présentant selon la propre expression du Général DEBENEY, « dans des conditions aussi brillantes sur le terrain de manœuvre que sur la champ de bataille ». Honneur à vous, Gardez fidèlement le souvenir de vos innombrables actes d'héroïsme et de vos sublimes sacrifices. Conservez vivaces au fond de vos cœurs le double culte de vos morts et de vos drapeaux : leur gloire est incomparable. Et lorsque plus tard, dans vos foyers, vous évoquerez les hauts faits de la Grande Guerre, c'est avec la plus noble fierté que vous pourrez dire : « J'étais de la Quatorzième ». Général BASTON. » Puis le régiment gagna la zone de Dizy-Magenta au sud de Reims où il y a peu encore il avait enduré de si difficiles combats. Il y resta du 9 Décembre 1918 au 6 Mars 1919. Durant cette période se déroula l’incident des « 30 jours d’arrêt » : Lucien, pas si loin que ça d’Yvonne (une centaine de km de Verdun par un train direct depuis Epernay avec correspondance pour Bar le Duc) et devant le manque de permission envisageable, décida visiblement de faire le mur en profitant de l’inaction et de la relâche de la discipline en week - end. Ayant réussi à se rendre à Verdun, il écrit brièvement à Yvonne :

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Non datée, probablement le 7 ou le 8/02/19, Carte postale postée de Verdun Serai à Nant le Grand* le 9 et espère vous y voir. J’ai bien reçu en son temps votre lettre et vous en remercie Bons baisers L. Chemin * Nant le Grand : village de la Meuse à peu près à égale distance de Bar le Duc (gare grande ligne SNCF) et de Saint Joire à 25 km de l’un et de l’autre (voir sur la carte page 30).

Le coup réussit certainement et ils se rencontrent ce Dimanche 9 Février puis Lucien rejoint sa caserne sans encombre, bien décidé, étant donné le succès de l’opération, à remettre ça pour le Dimanche d’après 16 Février. Hélas, catastrophe, car il écrit dès le Lundi 17 Février : Le 17 Février 1919 Ma Très Chère Yvonne, Je n’ai pu contrairement à ma promesse, venir Dimanche matin*. Excusez-m’en, ce n’est vraiment pas de ma faute, en voici la raison.. Vous connaissez mon escapade du Dimanche précédent**, tout se serait très bien passé si quelques jours plus tard, un soi - disant camarade ne s’était avisé de dévoiler le pot aux roses.. Évidemment aussitôt, enquête et du résultat il en ressort que j’ai récolté 30 jours d’arrêts. Cette punition m’afflige d’autant plus, qu’elle est la première depuis 6 ans de service et que peut-être elle va retarder la permission qui devait être pour Mardi prochain. Soyez sans crainte, je passerai quoiqu’il en soit chez vous, j’ai du reste besoin de l’application de votre amour. J’ai reçu avant-hier, votre gentille carte de Bar et vous en remercie. Je vous quitte pour ce jour en vous priant d’être auprès de vos parents, l’interprète de mes sentiments les meilleurs et gardez, je vous prie pour vous, mes plus douces caresses et mes plus sincères baisers. L. Chemin * la veille 16/2 ** Le 9/2

Nul doute qu’il y ait eu quelque explication de texte avec le cher camarade. Lucien n’était pas homme à se laisser marcher sur les pieds. Ceci dit, il dut y avoir des arrangements eu égard à la bonne conduite depuis 6 ans, car c’est seulement avec 5 jours de retard que Lucien obtint quand même ses 15 jours de permission du 1er au 15 Mars 1919. Permission dont il s’empressa de passer les deux premiers jours à Saint Joire avec Yvonne, reçu chez ses parents et … durant ce weekend mémorable il s’enhardit à la tutoyer ! A preuve la lettre suivante qui utilise un tutoiement qui s’avérera définitif.

03 Mars 1919 Mon Yvonne Chèrie, Ne sois* pas surprise si je ne t’ai pas écrit hier Dimanche** en voici la raison. J’ai dû prendre comme tu le sais le train de minuit à Bar, mais ce train n’allait que jusqu’à Favresse***, il m’a fallu encore changer de train et attendre jusqu’à 9h du matin et je n’ai pu arriver à Paris qu’à 5h du soir, trop tard par conséquent pour pouvoir mettre une lettre à la poste étant donné que le service postal est interrompu le dimanche après midi..****** Te dire combien je me suis ennuyé sans toi est pour ainsi dire impossible. J’ai bien trouvé à Bar un collègue, mais sa compagnie quoique très agréable, était pour moi presque insupportable. C’est à toi que je pensais constamment, c’est toi occupant ma pensée et de mon âme s’élevait une ardente adoration pour toi, pour toi méchante qui doute encore de ma sincérité ; J’ai passé de longues heures d’attente à Bar, au cinéma, je m’y suis médiocrement amusé et pour cause, tu dois le savoir. 80

Qu’est devenue ma gentille cousine, présente-lui mes amitiés et dis-lui que je compte lui envoyer quelques chansonnettes ou partitions d’ci quelques jours.. Nous avons reçu les cartes de Bar, mes parents y ont été heureux d’y voir ta signature. Ton frère Paul est-il venu te rendre visite ? Dis-lui combien je regrette de n’avoir pu faire sa connaissance. Présente-lui de ma part mes respects ainsi qu’à sa femme ****et à sa belle-mère ***** ; Je te quitte pour aujourd’hui en te priant de transmettre pour moi, à tes parents et mes civilités et mes remerciements. Pour toi, ma Chérie, garde les plus doux baisers de ton L. Chemin Mes parents te présentent leurs amitiés * Premier tutoiement dans l’ensemble de la lettre, nul doute que ce début de permission passé en compagnie d’Yvonne, y soit pour quelque chose ** le 2 Mars 1919 *** Favresse, commune de la Marne entre Vitry le François et Saint-Dizier à une quarantaine de km de Bar le Duc, sur la route du retour vers Epernay. **** Olympe née Janot ***** Marie Bazard épouse de JB Janot père d’Olympe ****** Epoque oubliée où le facteur passait deux fois par jour 6 jours sur 7 et où une dernière levée était effectuée le Dimanche matin.

Le 04 Mars 1919 Mon Yvonne Chérie, C’est ce matin à mon réveil que j’ai reçu ta chère lettre. Cet événement fut pour moi le présage d‘une heureuse journée, elle était trop bien commencée pour qu’il n’arriva pas quelques chose de fâcheux. J’ai constaté que si j’ai été la proie au cafard, pendant tout mon voyage, tu n’en as pas été exempte non plus, Pauvre petite Aimée. Mais toi au moins une confidente*, tandis que moi, qui avais-je ? Des étrangers à qui je ne pouvais rien confier de mes peines. Figure-toi que je suis en train de combiner une affaire dont tu es le principal sujet. Voici ce dont il s’agit : Une de mes tantes** qui rarement nous rend visite parce que, un peu éloignée, elle évoque les ennuis d’un voyage. Pour la faire venir, je lui raconte qu’à telle date tu seras chez nous et comme je sais qu’elle et sa fille ont hâte de te connaître, je vais vivement les voir arriver. J’aurai de cette façon le plaisir de les voir et de leur jouer un bon tour. Je vais sortir cet après midi. Je vais aller acheter de la musique** pour Mlle Cécile, je te l’enverrai, tu seras bien gentille de lui faire parvenir. Je t’enverrai ma photo demain. Je n’ai pas sous la main d’enveloppe suffisamment grande. Ne me gronde pas pour cela, je te l’ai promis, je te la donnerai. Si tu pouvais voir combien je m’ennuie, Ma Chérie, sans toi, j’ai trop pris goût à ta compagnie pour que je puisse encore rester longtemps sans t’avoir à moi complètement. J’ai autant besoin que toi de voir les quelques mois qui nous séparent encore de la date approximative, s’écouler, qu’ils s’écoulent vite, bien vite, je t’aime tant que les jours me semblent intolérables sans toi. Je te dis au revoir, pour aujourd’hui, Ma Bien aimée, présente mes amitiés à toute ta famille, sans oublier ma cousine Cécile et ton frère et garde pour toi, les plus ardents baisers de celui qui t’adore et t’adorera toujours. L. Chemin * Marie de Conninck et sa fille Madeleine ? ** Il s’agit de s’attirer les bonnes grâces du chaperon Cécile !

Le 30 Mars 1919 81

Yvonne ma Chérie, Que dois-tu penser de mon silence ! Je suis certain que tu as déjà dû songer à me gronder, je t’affirme cependant et en toute sincérité qu’il n’y rien de ma faute, sauf un voyage beaucoup plus long et surtout plus fatiguant m’a empêché de t’écrire. Je suis seulement arrivé ici ce matin avec 5 longs jours de promenade assez désagréable. Je vois d’ici la colère que tu dois avoir contre moi, songeant que pendant ces 5 jours, je n’ai pas trouvé le moyen de venir jusqu’à toi. A cela, je puis te répondre qu’obligé de passer par une autre ligne que celle de l’est, il m’a été matériellement impossible d’aller ailleurs qu’à l’endroit que l’on m’avait désigné au départ de Paris. Il serait bon, pour mon adresse, que tu mettes 5ème Batterie au lieu de 2ème C.R. Me voilà revenu dans les froides et désagréables casernes de Héricourt*. Avec un temps affreux et 0m60 de neige. Tu dois penser combien on peut s’amuser dans de telles conditions d’autant que la ville est à peu près comme Saint Joire. Je m’ennuie à mourir, si seulement je t’avais auprès de moi mon cafard serait bien dissipé mais il me faut encore attendre. Je compte sur la démobilisation peut-être 17 jours après la date que je t’avais dite. Je suis obligé de te quitter, il fait un froid de loup, je tiens ma plume qu’avec peine. il n’y a pas de poêle dans ma chambre, je suis littéralement frigorifié. Mes respects à tes parents et ta cousine sans oublier Mlle Mathilde mais garde pour toi, les meilleurs baisers et caresses de ton Lucien Chemin * Héricourt près de Belfort est la ville de garnison permanente du 47ème RAC, garnison qu’il occupait à la mobilisation générale en Aout 1914. C’est pour cela que Lucien parle de « retour », c’est aussi à cause de cette localisation que depuis Paris, il n’a pu prendre le réseau de la Gare de l’Est pour s’y rendre mais plus vraisemblablement celui de la Gare de Lyon via Dijon.

Fin Mars 1919 donc, nouveau déménagement par étapes pour rejoindre finalement Héricourt, caserne historique de rattachement du 47ème RAC. C’est de là qu’était parti le régiment presque 5 ans plus tôt, le 31 Juillet 1914, à la mobilisation générale, pour se ruer en Alsace et reprendre temporairement Mulhouse puis Colmar. Il y rentrera enfin le 28 Avril 1919, défilera à Mulhouse à cette occasion et dit la chronique, « la population lui fit fête ». Le 01 Mai 1918 Ma Fiancée Chérie, Une fois de plus encore, je mérite des reproches, fais-les-moi, mais je t’en prie ne sois pas trop sévère à mon égard. Tu as dû recevoir une carte de Mulhouse. Je suis en effet allé là-bas pour y défiler. J’ai été désigné pour quêter avec une charmante alsacienne pendant l’office funèbre organisé à l’intention des morts de la division*tués là-bas en 1914 ». Je t’assure Ma Chérie, ma cavalière quoique jolie, ne m’a pas empêché de songer beaucoup à toi. Je pensais qu’il serait doux de sentir dans ma main frémir la tienne au lieu de celle de ma quêteuse. J’apprends à mon retour une triste nouvelle : mon grand-père** vient de mourir loin des siens en Belgique où il avait tenu à se rendre pour une affaire de famille. Mes parents s’occupent de le faire ramener en France pour y être enterré avec celle qui fut son épouse***. Un service funèbre sera fait à son intention, je vais à cette occasion essayer d’avoir une permission de 3 jours.. Il me semble dans une de tes lettres que tu doutes passablement de mon affection, tu mériterais que je gronde sérieusement. Aussi le ferai-je dans une prochaine lettre dès que j’aurai un moment de répit. J’écrirai également à Cécile pour la remercier de sa gentille carte et lui donner l’explication qu’elle demande au sujet de sa musique qui cependant a été envoyée. Tu peux malgré tout lui dire que je lui en ferai parvenir d’autres et lui présenter mes amitiés ainsi qu’à Mlle Louise****. Mes respects à toute la famille et pour toi, Ma chérie, garde les baisers les plus doux de celui qui se dit sincèrement et toujours à toi. Lucien Chemin * Voir paragraphe 3.1 page 24

** Il s’agit de Ferdinand Constantin de Coninck décédé le 24 Avril 1919 à Waregem dans les Flandres belges, région où coïncidence, Lucien avait combattu juste un an plus tôt. Waregem étant depuis 1914 dans la partie belge envahie par l’Allemagne, FC de Coninck avait attendu la fin des hostilités pour s’y rendre afin de récupérer un héritage en

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provenance d’un frère sous forme d’une somme d’argent assez importante. A Waregem, la version officielle est qu’il fit une chute mortelle dans un escalier de l’hôtel où il séjournait, …mais, … la somme d’argent ne fut jamais retrouvée…. *** Marie Adélaide Spallier décédée en 1912 à Montataire (Oise). **** Louise Lejeune (1901 – 1930) sœur de Cécile, fille d’Alcide et donc autre cousine germaine d’Yvonne.

Le 08 Mai 1919 Yvonne ma Bien Chérie, C’est de Paris, que je t’écris ces quelques lignes. J’y suis venu comme tu le sais pour la mort de mon grandpère.ne m’en veux pas, Ma Chérie si je ne suis pas passé par chez toi, mais tu comprendras aisément j’espère, que vu la circonstance, cela m’était impossible. J’espère du reste te dédommager bientôt de ce léger contre temps. Sais tu ma chérie que tu m’effraie en me disant que tu es devenue une grosse propriétaire.* Sais tu que je ne vais plus oser rêver à toi, bien que je t’aime de tout cœur. Je crois que le mois prochain verra, à ma grande joie, ma libération et de plus me permettra d’entrevoir le bonheur à deux avec toi, à moins que tu ne le veuille plus. Tu es méchante lorsque tu m’accuse de t’oublier et de te cacher quelque chose. Que veux-tu donc que je te cache ? Ne sais tu pas que tu es pour moi la femme rêvée que je t’aime par-dessus tout et que rien au monde ne me peut te faire oublier. Alors chasse vite ces vilaines idées. Reprend ta confiance et ne me grondes plus de la sorte. J’espère ma Vonette que tu es maintenant installée et surtout moins fatiguée. Je vais te quitter, en présentant toutes mes amitiés à ta famille et en te priant d garder pour toi mes plus chères caresses. Bons baisers Lucien Chemin Mes amitiés de la part de mes parents *A Saint-Joire, depuis le malheureux incendie de la ferme familiale, Yvonne et sa famille continuaient d’être logés dans une maison prêtée par les habitants du village, situation qui pesait beaucoup à Albert père d’Yvonne. Une occasion se présente enfin : une belle demeure, « la 2ème plus belle maison du pays » selon l’expression d’Yvonne, allait être à vendre. Elle venait d’être construite et n’avait pas été encore été habitée : son propriétaire directeur-adjoint de l’usine de chaiserie locale devait s’en séparer pour raisons familiales. Grâce au pécule gagné au commerce des frites, et avec la somme que les parents pouvaient rassembler, notre Yvonne âgée seulement de 20 ans, négociera elle-même l’opération

Maison familiale des Lejeune à Saint Joire

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Démobilisation Toute cette période de Janvier à Août 1919 bien que très chargée en travaux administratifs et inventaires divers, n’est pour Lucien, qu’une période de long ennui, en butte à une discipline militaire mesquine qui paix oblige, n’a plus rien à voir avec la camaraderie du front qui a pu unir officiers et hommes du rang. La date de démobilisation fait l’objet d’une attente obsessionnelle nourrie de rumeurs et sans cesse repoussée. Elle n’interviendra qu’en Août 1919 à l’issue d’une permission de convalescence que Lucien obtiendra en Juillet 1919 suite, officiellement, à un surmenage mais peut être bien suite à ce que nous appellerions aujourd’hui une période de dépression bien compréhensible. Le 8 Avril 1919 Ma Bien chère Vonette, Je reçois aujourd’hui, ta gentille lettre du 3 courant. Je suis heureux malgré tes douces gronderies de savoir que tu es toujours en excellente santé et que tu aimes encore un peu ton grand chenapan de Lucien. Crois-moi, ma Chérie, si tu l’aimes, lui ne t’oublie pas il s’en faut de beaucoup. Je vois qu’à l’heure présente, ta belle sœur est devenue une grande amie pour toi. Elle pourra quelques fois, quand tu seras plongée dans des rêves malencontreux, te soulager ; d’après ce que tu me dis, elle doit être charmante. Je regrette de ne pas la connaître. Je te prie néanmoins de lui présenter mes respects. Je regrette de ne pouvoir venir te voir pour 24h comme tu me le demandes : les permissions de 24h ont été supprimées parce que nous ne sommes pas considérés comme étant à l’Intérieur mais comme étant dans la zone des Armées. Je vais cependant faire ce qui est possible pour les fêtes de Pâques. Quant à la démobilisation, je compte toujours pour le même mois* mais avec un retard de 15 à 20 jours.. Je dois cependant avouer que je perds presque complètement patience. J’ai hâte d’être délivré d’un métier dans lequel, quelle que soit sa situation, l’homme perd le droit aux égards qu’on peut exiger partout ailleurs. Nous sommes moins que des domestiques et souvent commandés par des officiers sans grande valeur et qui fiers de leurs malheureux galons, abusent de la trop grande autorité qu’on leur laisse. L’équité qui existait cependant bien peu en temps de paix, est encore moindre à l’heure actuelle, je peux dire absolument nulle. Je te demande pardon, Ma Chérie, de te causer d’un sujet qui doit te laisser indifférente, mais j’ai besoin de soulager mon esprit ; Je te quitte en te présentant toutes mes amitiés, ne m’oublie pas auprès de tes parents, de ton frère, de Mathilde et Cécile. Doux Baisers Lucien Chemin *A l’instant de cette lettre, Lucien compte sur une démobilisation au mois de Mai 1919 mais elle tardera longtemps encore.

Pour les opérations de démobilisation, plusieurs éléments ont dû être pris en considération : D’abord contrairement à ce qu’on pense maintenant, le 11 Novembre 1918 n’a pas été vu par les contemporains comme la fin certaine de la guerre mais comme son nom l’indique comme un armistice, c'est-à-dire comme une suspension provisoire des combats. Une situation similaire existe encore aujourd’hui en 2012 entre les deux Corée où bien qu’un armistice ait été signé en 1953, l’état de guerre prévaut toujours officiellement entre les deux pays. La paix définitive ne fut donc signée que par le traité de Versailles le 28 Juin 1919, mettant ainsi fin officiellement à l’état de guerre. Traumatisées par par plus de 4 ans de combats, il est vraisemblable que les nations alliées et leurs états - majors, n’aient pas souhaité baisser la garde trop vite en gardant un dispositif de paix « armée », ne serait ce que pour peser sur les négociations qui ont abouti au « diktat » du traité de Versailles. Ensuite, la théorie (et la justice) aurait voulu que la démobilisation soit faite « à l’ancienneté », ce ne fut pratiquement jamais le cas à la fois pour les raisons expliquées ci-dessus et et pour des contraintes de cohérence de démantèlement des unités qui à la longue s’étaient vues composées d’hommes d’âges et d’anciennetés très disparates. 84

Un ordre de priorité se mit donc en place, implicitement, pour remettre le pays au travail sans (trop) engorger le marché de l’emploi qui n’aurait probablement pas été en état de « réemployer » massivement autour de 5 000 000 de démobilisés en quelques semaines. Il n’est pas impossible aussi, que le gouvernement de l’époque ait eu quelque volonté de garder sous contrôle une grande quantité d’hommes qui, désœuvrés, auraient pu mettre à mal l’ordre social (on est en pleine révolution russe et il y a les émeutes communistes spartakistes de Berlin en 1919). En dépit de l’impatience à retrouver leurs foyers, les soldats démobilisables sentaient, en effet, confusément les difficultés qu'ils allaient rencontrer. Dans ce climat d'attente inquiète, la sortie de guerre apparaît donc d'abord comme un temps incroyablement long, où se mêlent la frustration, l'impatience, la colère contre les embusqués de l’arrière comme on disait à l’époque et l'ennui. Priorité fut donnée d’abord aux agriculteurs (nombreux étaient - ils parmi les poilus représentants de la France rurale du début du siècle) qui devaient urgemment remettre en état les terres de culture y compris celles fertiles des champs de bataille, puis aux ouvriers, employés et fonctionnaires, professions libérales qui avaient déjà un emploi au début du conflit, de manière à ce qu’ils participent à la remise en route économique, structurelle et administrative du pays et enfin,…. les jeunes demandeurs d’emploi,… Lucien était de ceux là, en dépit de ses 6 ans et plus passés sous l’uniforme. Il ne fut cependant pas dans les derniers puisque la démobilisation se poursuivit jusqu’au printemps 1920.

Scène de Démobilisation 19 Août 1919 Ma Chère Vonnette, Je comptais t’écrire longuement à ma rentrée à Paris, mais trop affairé par la recherche d’une situation, je dois remettre à plus tard tout ce que, cependant, j’ai à te dire. J’ai rendez-vous tout à l’heure à mon syndicat, au sujet d’une place. Je ne sais encore ce dont il s’agit mais sois sans crainte, dès que je le saurai, tu en seras immédiatement avisée. J’ai passé d’excellentes journées près de mon professeur, la seule chose que je regrette, c’est de ne pas t’avoir auprès de moi. Tu n’as pas été, sois-en sûre, oubliée pour cela, nous avons longuement causé de toi, et nous sommes tous les deux invités à nous y présenter à la première occasion. Ne m’en veux pas, mon Aimée, si je te quitte vite aujourd’hui, je t’écrirai avec plus de détails demain. Présente à tes parents et à Haudelaincourt* mes amitiés et pour toi, mon adorée fiancée, mes plus doux baisers. Sincèrement à toi L.Chemin * Haudelaincourt un peu plus en amont sur l’Ornain que Saint Joire est le village où habite les cousines Cécile et Louise et leurs parents oncle et tante de Yvonne.

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Le 5 Septembre 1919 Ma Vonnette Aimée, J’ai reçu ta gentille lettre hier, bien qu’un peu courte elle m’a causé une bien vive joie. Je te dois cependant quelques blâmes, tu es décidément toujours aussi incrédule, c’est mal de ta part, ma Chérie, je t’affirme que j’ai hâte autant que toi de t’avoir pour toujours auprès de moi. Je suis allé ce matin à Neuilly-sur-Seine, m’entendre avec un industriel au sujet d’une place de représentation industrielle, en principe je suis agréé, mais j’ai ajourné ma réponse jusqu’à mardi, les conditions ne me semblant pas très avantageuses, malgré tout si d’ici-là je n’ai pas trouvé mieux, j’accepterai, mais cela momentanément. Je ne sais si Cécile a reçu la carte que je lui ai envoyée, lors de mon voyage au Hamel. Si tu lui montres le passage de ma lettre qui la concerne, fais en sorte qu’elle ne s’en froisse pas. Je vais me mettre en route, pour voir si je pourrais trouver mieux comme situation que celle qui m’est offerte, aussi te quitterai-je bien vite aujourd’hui. Mes amitiés à Haudelaincourt et à toute ta famille et pour toi, Aimée, garde les meilleures caresses de ton fiancé qui te chérit tendrement. L.Chemin Le 12 septembre 1919 Ma Vonnette bien Aimée, J’ai reçu en leur temps, ta lettre et ta carte, je n’ai malheureusement pu, aussi vite que je l’eus souhaité, y répondre. Cette semaine, Ma Chérie, a été pour moi, ce que l’on peut appeler ma semaine d’ennuis quotidiens. J’ai en effet commencé mon travail mardi et depuis je n’ai pas cessé d’être par monts et par vaux, à la recherche et à la prise de contact avec la clientèle. Cet emploi, cependant n’est que momentané, je suis en plus, en pourparlers pour entrer comme rédacteur dans un journal, en outre je suis encore en pourparlers avec un certain patron, pour une représentation commerciale. Naturellement de tout cela je ne conserverai que ce qu’il me semblera le plus avantageux pour moi.. Tu vois, Mon Aimée, qu’il ne faut pas me garder rancune, si par malheur mes lettres sont moins fréquentes, ce n’est pas de ma faute. Je me démène comme un beau diable mais sois sans crainte, je suis loin de t’oublier pour cela. J’ai bien reçu la carte de Cécile, je ne puis malheureusement répondre à toutes ses questions aujourd’hui, mais tu peux toujours lui dire que dans ma prochaine lettre, je lui donnerai plus de détails. Au revoir, Aimée, présente mes amitiés à toute ta famille, sans omettre Haudelaincourt et le Bouchon. Garde ma Chérie, pour toi, mes plus ardents baisers. L.Chemin Le 21 septembre 1919 Ma Vonnette Chérie, J’ai reçu en son temps ta très gentille lettre et te remercie de tout mon cœur de l’amour que tu me témoignes. Je ferai mon possible pour t’écrire aussi souvent que tu me le demandes, mais ne m’en veux pas si quelquefois, il m’est impossible de t’écrire aussi fréquemment que je le désire moi-même. Je t’ai déjà dit, que mes parents avaient l’intention de t’inviter. Il faudrait pour cela que tu envoies une carte adressée à eux, avec quelques mots seulement, par exemple, hommages respectueux et sincères, à cette carte mes parents te répondront par une invitation. Je te demande de leur écrire cette carte, c’est uniquement pour donner l’occasion à mes parents de t’écrire car la bienséance exige que ce soit toi qui écrives la première. Tu l’as déjà fait une fois me diras-tu, j’en conviens, mais tu dois te souvenir, qu’à ce moment-là ma mère était grièvement malade et par conséquent dans l’impossibilité de te répondre. Agis donc, comme je te le conseille, si tu veux que nous brusquions un peu les choses. Je crois savoir que mes parents auraient décidé de t’inviter le 12 octobre, à l’occasion d’une fête que nous donnons au patronage pour le retour des anciens du patronage. Fais donc vite, pour écrire, ma chérie, tu me feras de cette façon, un réel plaisir. 86

Comme tu le sais, je travaille maintenant, mais dans un autre métier que celui que je t’avais indiqué. Je suis en effet employé comme rédacteur d’un journal, je suis de ce fait employé toute la journée et c’est pour cela que ma correspondance en souffre quelque peu. Je compte sur toi, mon Aimée et c’est avec espoir que je te quitte en te priant de présenter à toute ta famille mes meilleures amitiés et pour toi, garde mes baisers les plus sincères. L.Chemin Pantin, le 28 septembre 1919 Mademoiselle Yvonne, Nous vous remercions de votre aimable carte. Veuillez nous excuser de n’avoir pas répondu à la première, la maladie et le deuil en sont la cause. Nous désirons faire votre connaissance, et nous vous invitons à venir nous voir si cela vous est possible. Quant à la date si vous acceptez entendez-vous avec notre fils pour le jour que vous voudrez. Présentez nos respects à vos parents et en attendant le plaisir de vous voir recevez de nous tous nos amitiés sincères. Edouard Chemin

Edouard Chemin et son épouse Eulalie de Conninck à cette époque

Le 5 octobre 1919 Ma bien chère Vonnette, Quelques mots seulement pour te faire part d’un train qui te serait très commode pour venir. Départ de Bar à 12 h 40, ce train est direct jusqu’à Paris, mais comme je crains que nous ne nous rencontrions pas à la gare de l’Est, parce qu’il y a plusieurs sorties, je te demanderai de changer à Epernay et de prendre le train suivant de 15h56. Avec ce train de 15 h 56 tu iras jusqu’à Meaux, je serai probablement sur le quai à t’attendre, si tu ne me vois pas sur le quai, descends et va au buffet, j’arriverai par un train venant de Paris et c’est là que j’irai directement. Nous reviendrons de cette façon ensemble à la maison, sans que tu risques de ne pas me trouver. Ecris-moi aussitôt pour me faire savoir si cela te convient. Il reste toujours entendu que je compte également sur Cécile. Mes amitiés à toute la famille et pour toi, mon Aimée, mes plus tendres caresses et baisers. A samedi soir à Meaux. L.Chemin

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Le 8 octobre 1919 Ma chère Vonnette, J’ai bien reçu ta gentille lettre du 4, mais à ce que je vois, tu n’as pas encore la mienne en date du 5, par laquelle je te demande de venir par le train de midi et quelques minutes. Décide si possible Cécile pour ce trainlà. En voici la raison. Je prépare un concert à Pantin et si vous arrivez trop tard je ne pourrai aller vous chercher moi-même, et comme mes parents ne te connaissent pas j’aurai peur qu’ils te laissent passer aussi. Ma Vonnette, fais tout ton possible pour être au train que je t’ai indiqué. A samedi soir sans faute et mille bons baisers de ton L. Chemin A l’issue de la guerre, un monument fut érigé en mémoire des 413 morts et disparus du 47ème Régiment d’Artillerie de Campagne à Héricourt place Maunoury, sur l’emplacement du quartier Maunoury, siège aujourd’hui démantelé des casernements du 47ème RAC : ce monument existe toujours.

C’est ici que s’arrête l’histoire de Lucien Chemin dans la guerre de 1914-1918. Croix de Guerre à 3 citations, il aurait pu, ultérieurement, entreprendre une action pour obtenir la Légion d’Honneur à titre militaire, il ne le fit jamais, pas plus qu’il ne parla de ses combats.

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Commence alors l’histoire de Lucien et d’Yvonne, ils se marièrent 8 mois plus tard le 6 Avril 1920, dans le printemps d’un Mardi de Pâques, à Saint Joire dans la Meuse ,…

et, et,… - et celle de Solange et Guy leurs enfants. - et celle de Jean-Claude, Patrick, Marie-José, Thierry, Jocelyn, Marie-Christine, leurs petits-enfants. - et celle de Céline, François, Marie, Pascal, Vincent, Aurélie, Jean-Christophe, Virginie, Raphaël, Stéphanie, Pierre, Sylvain, Mylène leurs arrière-petits-enfants - et celle de Camille, Lucas, Amélie, Matthieu, Sarah, Pauline, Elaïs, Théa, Antoine, Louka, Hugo, Nicolas leurs arrière-arrière-petits-enfants Et de tous ceux et celles à venir,……

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Annexe A

Le 47ème RAC et les Régiments d’Artillerie de Campagne 1 - Les Régiments d’Artillerie Lorsque le canon de 75 entre officiellement en service en 1897, l'Artillerie traditionnelle compte 40 régiments créés entre 1671 pour les plus anciens, et 1894 pour les derniers. La mise en place du système d'artillerie de campagne " De Bange" leur donne déjà l'appellation "RAC" en 1883, c'est-à-dire Régiment d’Artillerie de Campagne dont la mission est d’accompagner les premières lignes d’infanterie dans leurs progressions. Contrairement à l’artillerie lourde qui reste à plusieurs dizaines de km en arrière des lignes, ces régiments fortement imbriqués à l’infanterie doivent être très mobiles et avancent ou retraitent sous le feu ennemi en même temps que les régiments d’infanterie de ligne qu’ils accompagnent au sein d’une Division d’infanterie. Suite aux lois militaires du début du siècle et à l'instauration du service national de deux ans en 1903 et trois ans à partir de la mi 1913, le nombre de régiments d’artillerie de campagne passe de 40 à 62 entre 1910 et 1911. Les 62 Régiments d'Artillerie de Campagne de 1914 représentent donc l'artillerie traditionnelle et classique, armée du fameux canon de 75 (voir Annexe C). Ces 62 R.A.C., à la veille de la guerre, sont de deux types : - Régiments de Corps d’armée : 20 Régiments à quatre Groupes. - Régiments Divisionnaires : 42 Régiments à trois Groupes dont le 47ème RAC, rattachés chacun à une Division d’Infanterie en soutien à un ou plusieurs Régiments d’Infanterie, constitués en Brigade à l’intérieur de celle-ci. Le 47ème RAC, Régiment Divisionnaire, est ainsi rattaché aux 44ème RI et 60ème RI constituant la 27ème Brigade de la 14éme Division d’infanterie (DI), elle-même rattachée au 7ème Corps d’Armée (CA) de la 1ère Armée Française (Voir Annexe A) La 14ème DI dite aussi Division de Belfort est plus connue sous le nom de Division des As. Cette dénomination était due au Général Philipot, commandant la 14e division d’infanterie qui comprend les 44ème RI, 60ème RI (27ème Brigade), 35ème RI, 42ème RI (28ème Brigade) et 44ème RAC, lorsqu’il fit l’éloge de ses hommes suite à la bataille de Champagne : « Je suis fier de vous… mes chers enfants, bravo mes As ! » La 14e DI fut d’ailleurs la première division dont tous les régiments furent décorés d’une fourragère. Les lieutenants d’approvisionnement de chacun de ces régiments décidèrent un jour, de tirer au sort la répartition des couleurs des As. Le 35e RI tira le Trèfle, signe de la chance, le 42e RI le Carreau, le 60e RI tira le Cœur. Le lieutenant du 44e RI, absent lors du tirage au sort et particulièrement jalousé par ses pairs pour les faveurs qu’il obtenait de l’intendance, reçut l’As de Pique, le plus déprécié du jeu, symbole de la mort. Quant au 47ème Régiment d’Artillerie, n’ayant plus d’As à recevoir, il se vit attribuer le joker. Cette qualification de Division des As, ainsi qu’une carte à jouer avec le Joker en bonne place, figurent sur le document ci - après mentionnant les 4 citations à l’ordre de l’armée du 47ème RAC et qui lui a valu ainsi qu’à ses hommes le droit au port de la fourragère :

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La 14ème DI était organisée comme suit : 



  

27e Brigade : e o 44 Régiment d’Infanterie (As de Pique) e o 60 Régiment d’Infanterie (As de Cœur) e 28 Brigade: e o 35 Régiment d’Infanterie (As de Trèfle) e o 42 Régiment d’Infanterie (As de Carreau) Cavalerie: e o 11 Régiment de Chasseurs Artillerie: e o 47 Régiment d’Artillerie de Campagne et ses 3 Groupes de 75 (Joker) Génie: e o 7 Régiment du Génie (compagnie 7/1)

En régle générale une division compte 30 à 50 000 hommes et chaque régiment d’infanterie 4 à 8000 hommes, les régiments de soutiens (Atillerie, génie) sont eux de 4 à 800 hommes. Comme chaque RAC le 47ème RAC est dirigé par un Colonel et est composé de 3 Groupes (chacun dirigé par un Commandant Chef d’Escadron) chacun muni de 3 Batteries (Groupe 1 = Batteries 1,2,3 ; Groupe 2 = Batteries 4,5,6 ; Groupe 3 = Batteries, 7,8,9) . Un Capitaine est à la tête de chaque Batterie.

2 – Dotation en Hommes et Matériel L’Etat - Major Régimentaire dirigé par un Colonel comporte 6 Officiers et 11 hommes de troupe et sous-officiers, 13 chevaux et 1 voiture L’Etat - Major de chacun des Groupes de Batteries dirigé par un Chef d’Escadron comporte 6 Officiers et 15 hommes de troupe et sous-officiers, 15 chevaux et 4 voitures ; 92

Chaque Batterie comporte 3 officiers, 171 hommes de troupe et sous-officiers, 4 canons de 75, 168 chevaux et 22 voitures. Chaque canon comporte 6 servants et un chef de pièce (habituellement un Maréchal des Logis):

Un canon de 75, ses 6 servants et le chef de pièce

Général Philippot (14ème DI)

Un Régiment d’Artillerie de Campagne comporte donc au total : -

6+3x6+3x3= 33 officiers 11+3x15+171x3=569 hommes de troupe et sous-officiers (voir Annexe D) 13+3x15+168x3=562 Chevaux (voir Annexe E) 1+3x4+22x3=79 voitures 36 canons de 75 (voir Annexe D) répartis en 3 Groupes de 3 Batteries de 4 pièces de tir. En fait aux 4 pièces de tir affectées à chaque Batterie, il faut ajouter des pièces supplémentaires affectées à la logistique, la composition totale des pièces par Batterie s’établit donc comme suit : - 4 pièces avec canon et caisson, attelés chacun à un avant-train, - une 5è pièce dotée de 2 caissons, - une 6è pièce dotée de 3 caissons, - une 7è pièce dotée de 3 caissons, - une 8è pièce qui rassemble la forge et le chariot de batterie, - une 9è pièce qui rassemble 3 fourgons à vivres et un chariot-fourragère.

3 - Dotation en munitions Chaque canon de 75 emporte dans ses coffres un total de 120 coups (72 dans le caisson, 24 dans chaque avant-train). Les 8 caissons emportent un total de 768 coups (8x72 + 8x24), soit 192 coups supplémentaires par canon de 75. La dotation initiale d’un canon est donc de 312 obus de 75, soit 1248 par Batterie soit 3744 pour le Régiment avec une procédure de réapprovisionnement rapide et en continu depuis l’arrière en cas de besoin. 312 obus par pièce ne représentent guère en effet, qu’un peu moins de 20 minutes de tir en engagement intense, 1 heure au mieux. En 1914 et jusqu’à la fin de la guerre un RAC est exclusivement hippomobile (voir Annexe E) pour ses déplacements tactiques au front, mais il est déplacé hommes, chevaux, armement et matériel, par le train (wagons de marchandises) ou camions en ce qui concerne les déplacements 93

longue distance. Les officiers et sous - officiers se déplacent à cheval ou à pied selon les terrains, les hommes de troupe à pied ou sur les avant - trains des canons.

4 – Casernement Le 47ème RAC est basé à Héricourt (Haute-Saône) sa ville de garnison près de Belfort dès sa fondation en 1910 et c’est là qu’il reçoit son Ordre de Marche le 31 juillet 1914 deux jours avant l’Ordre de Mobilisation Générale du 2 Août 1914 .Il commença immédiatement ses combats en Alsace par la prise de Mulhouse et Colmar, il fut ensuite de toutes les batailles de la guerre 14-18 constamment en mouvement pour se porter là où les dangers de brèches dans les lignes alliées se manifestaient, de l’Alsace aux Flandres Belges en passant par la bataille de la Somme, les deux batailles de la Marne, les deux batailles de l’Aisne et les deux batailles de Verdun. A l’armistice, le 11 Novembre 1918, il est au franchissement de l’Aisne et de là, fermant la boucle, il rejoindra en Mars 1919 son casernement historique de Héricourt où la démobilisation des conscrits s’effectuera progressivement jusqu’à la fin de 1919. Durant le conflit de 14-18, il perdit 28 de ses officiers, 385 de ses hommes de troupe et sousofficiers et souffrit 975 blessés tous rangs confondus sur un effectif instantané de 33 officiers et 569 hommes de troupe et sous-officiers. L’effectif de certains régiments d’infanterie très exposés fut renouvelé 14 fois rien que de Août 14 à Décembre 15.

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Lucien Chemin , Brigadier jusqu’ en 1917 puis Maréchal des Logis

Annexe B

Organisation des Armées Françaises 1914-1918

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Annexe C

Uniformes de l’Artillerie en 14-18

De 1914 à 1915

Uniforme de Brigadier de l’Artillerie.

Lucien Chemin sera Brigadier jusquen 1917 puis finira la guerre en tant que Maréchal des Logis qui est un grade de sous-officier utilisé dans les régiments de cavalerie, de cuirassésblindés, d’artillerie, du train, du matériel et de la gendarmerie (tous régiments qui historiquement sont ou ont été des régiments montés), il est équivalent au grade de Sergent dans les autres armes de Terre ou de l’Air. L’étymologie vient du fait qu’initialement, ce sous - officier était responsable du logement des chevaux dans les armées royales et impériales. Le grade de Brigadier est lui équivalent à celui de Caporal. Voici comment Blaise Cendrars décrit le pantalon à bandes rouges des Artilleurs en 1914 : « Ces pantalons étaient de première qualité et façonnés comme on ne le fait plus; les bandes rouges prises dans la couture étaient aussi largement ourlées à l'intérieur qu'elles étaient étalées à l'extérieur. » Dans le même temps l’Infanterie, elle, est munie du célèbre pantalon rouge garance, qui était là astucieusement pour que les artilleurs amis les repèrent bien et évitent de les bombarder pendant leur avance. Seul bémol à cette brillantissime idée, les mitrailleurs ennemis les voyaient aussi très bien ! Ni artilleurs ni fantassins ne portent de casque au début du conflit, seuls les cavaliers cuirassiers et les dragons en ont un, plus pour se protéger des coups de sabre - réminiscence des guerres impériales - que des balles …, autre époque !

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De 1915 à 1918 Sitôt la Bataille de la Marne passée, et à la vue des désastres infligés par la nouvelle donne de la guerre de position, le Haut Commandement Français décida de changer l’uniforme pour passer au célèbre Bleu Horizon (mélange de laine blanche 35%, bleu foncé 15% et bleu clair 50%) et au port du casque dit casque Adrian du nom de son inventeur, mais lenteurs de l’intendance obligent et étant donné l’ampleur de la tâche, l’un et l’autre ne seront généralisés qu’à l’automne 1916. Les artilleurs porteront cet uniforme bleu horizon comme tous les autres combattants. Seul l’insigne frontal distinctif de l’artillerie les distinguera des autres unités. L’armement individuel consiste essentiellement en un fusil Lebel dérivé de celui de l’infanterie et allègé à 3,2 kg par raport à celui-ci.

Uniforme “Bleu Horizon”

Casque d’Artilleur “Adrian”

Insigne de Casque (Artillerie)

Fusil d’artilleur (un peu) plus léger- 3,2 kg- que le fusil d’infanterie

Baïonnette (différente de la « Rosalie » de l’infanterie beaucoup plus longue et fine) et son fourreau

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Annexe D

Le Canon de 75 C’est l’arme de base des Régiments d’Artillerie de Campagne. Inventé en 1894 d’après les travaux du Capitaine Sainte-Claire Neuville et du Lieutenant-colonel Deport, et produit massivement à partir de 1897, le canon de 75, grâce à sa supériorité technologique dans sa catégorie et ses prouesses au combat dès 1914, devient rapidement un des symboles de la nation luttant contre l'envahisseur. Il représente alors la "revanche" de la France face aux Prussiens diabolisés par la propagande. Il est pensé en cohérence avec la doctrine militaire française de l’époque qui prônait une attitude exclusivement offensive visant à faire progresser l’infanterie vague après vague avec le support au plus près de l’artillerie. Le général Nivelle, théoricien de cette doctrine, avait même institué une règle pour les artilleurs qui devaient allonger leur tir de 100 mètres toutes les 3 minutes, avec comme présupposé que les fantassins progresseraient à cette allure à « l’abri théorique » du parapluie d’acier. Mais face aux tranchées armées de mitrailleuses qui, enterrées, laissaient passer sans trop de dommage un pilonnage trop bref, les faits lui donnèrent tragiquement tort. Les Allemands avaient une autre théorie, offensive/défensive celle – là, en se munissant de moyens d’attaque mais aussi défensifs de pilonnage des lignes arrières de l’adversaire par des canons à longue portée et de gros calibre. Les premières années du conflit donnèrent raison aux seconds et tort aux premiers dès lors que la guerre s’installa dans une guerre de position. Le canon de 75 va donc voir sa renommée dépasser la réalité pendant le cours de la guerre, puisque ce canon va s'avérer finalement dépassé au niveau des tirs de contre - batterie à cause de sa portée limitée ainsi que pour le tir sur des objectifs masqués. Il sera par contre le plus souvent utilisé, avec une extrême efficacité tactique, par les Régiments d’Artillerie de Campagne en tir à vue à quelques centaines, voire milliers de mètres pour soutenir la progression de l’infanterie durant les phases de guerre de position, mais relativement inefficace et délaissé en situation de guerre de mouvement. Maniable et précis il sera de tous les combats rapprochés de la guerre 1418. Pour la petite histoire, ce canon sera utilisé par l’Armée Française jusqu’en 1960 en Algérie ! Caractéristiques principales Calibre : 75 mm. Portée maximale : de 8000 à 11000 mètres Longueur totale de la bouche à feu : 2, 72 m Poids de la culasse : 27 kg. Poids de la pièce en batterie : 1140 kg Poids d'une roue n° 7 renforcée : 81 kg Longueur totale de la pièce en batterie : 4, 45 m. Largeur de la voie : 1, 51 m. Longueur du recul : de 114 à 122 cm. Poids en ordre de route avec avant-train : 1970 kg. Pointage : 99

en site : de - 11à + 18 degrés. en azimut : 6 degrés. Cadence de tir : 28 coups / mn (maximum au-delà duquel les tubes se détériorent sous l’effet de la chaleur), 6 coups / mn (en pratique). Soit pour un régiment de 36 canons : plus de 4 coups /seconde ! Vitesse initiale de l'obus : entre 525 et 577 m/sec. Contenance du caisson + 2 avant-trains :120 coups. Equipe de pièce : 6 servants et un Maréchal des Logis chef de pièce : - Deux pourvoyeurs approvisionnent le débouchoir en cartouches à obus à balles ou amorcent les cartouches à obus explosifs; - Un déboucheur débouche les évents ou distribue les fusées détonateurs des obus explosifs, il passe les cartouches au chargeur; - Un chargeur introduit les cartouches dans la chambre; - Un tireur donne la hausse, ouvre et ferme la culasse, met le feu; - Un pointeur donne l'angle de site et la dérive, pointe et repère le canon. Il fallait un haut niveau d’entraînement et de coordination pour pouvoir tirer plus d’un obus toutes les dix secondes, chaque tir nécessitant une dizaine d’actions élémentaires exécutées à la seconde près. Moyen de déplacement de l'attelage complet : de 4 à 6 chevaux suivant le terrain

Le « 75 » en Manœuvre

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Annexe E

Les chevaux d’Artillerie en 14-18

L'artillerie de la fin du XIX° siècle est hippomobile, au même titre que la Cavalerie ou le Train des Equipages. Le cheval tient donc une place primordiale dans le service du canon de 75 jusque dans les années 30 où la traction automobile commence à faire son apparition. En 1913, l’armée dispose de 150 000 chevaux répartis en 100 000 de selle et 50 000 chevaux d’attelage. Lors de la mobilisation en août 1914, de nombreuses nouvelles unités sont mises sur le pied de guerre, ce qui double tout à coup le besoin en chevaux, soit 300 000 chevaux. Les ressources nationales qui sont estimées à environ 3 230 000 chevaux disponibles, permettent de satisfaire aux besoins de la mobilisation. La réquisition des chevaux est donc une opération vitale qui est préparée et suivie dès le temps de paix. Les chevaux existants doivent être recensés et classés. C’est le service de la remonte militaire qui organise et gère ce suivi administratif. Un recensement annuel des chevaux, juments, mulets et mules est fait grâce à la déclaration obligatoire de leurs propriétaires auprès de leur mairie. Les registres des mairies sont ensuite envoyés au service régional des remontes qui en assure le suivi. Il existe aussi un recensement des véhicules hippomobiles, qui a lieu tous les trois ans. La deuxième opération après le recensement est le classement. Il est fait par une commission se déplaçant chaque année dans la moitié des communes. Cette commission va affecter chaque animal vu à une catégorie bien précise (cheval de tête - ou d’officier-, cheval de selle, cheval d’attelage, etc…). Si toute l’armée est hippomobile, la Cavalerie (chevaux d’officiers et de selle) et surtout l’Artillerie (chevaux de trait) sont les principaux utilisateurs de chevaux avec le Train des Equipages Militaires. En cas de mobilisation, les réquisitions d’animaux sont soumises à un barème de prix fixé par une circulaire du ministère de la guerre. Ces réquisitions sont faites par des comités d’achat qui font leur tournée dans les villes et villages avertis par voie d’affichage. Les achats se font en public sous la direction du président du comité de réquisition. Les chevaux sont ensuite regroupés au sein de dépôts par la remonte militaire puis triés lors d’exercices simples pour les classer selon leurs aptitudes et leur allure. Les animaux réquisitionnés, travaillant la plupart du temps au sein d’exploitations agricoles, doivent être dressés, au moins sommairement, pour pouvoir répondre aux besoins minimum des militaires : dressage à la selle ou bien dressage au travail en attelage (trait ou guides). Les chevaux âgés de plus de cinq ans sont ensuite envoyés dans les régiments, ceux encore trop jeunes sont envoyés dans des établissements de transition. Bien souvent, ces chevaux réquisitionnés ne correspondent pas du tout aux chevaux dont l’armée d’active a besoin : fragiles et fatigués, effrayés et peu endurants. Une fois affectés dans les régiments d’artillerie, il faut souvent parfaire leur dressage pendant encore plusieurs mois avant qu’ils ne puissent rendre les services que l’on attend d’eux. Les qualités d’un cheval d’artillerie de campagne sont les suivantes: il doit être capable d’effectuer des étapes de 40 km, de rester attelé pendant plusieurs jours, d’évoluer dans des terrains difficiles avec la plus grande docilité, sans parler de soins de pansage rudimentaires. Si un attelage de 6 chevaux semble largement suffisant (4 chevaux suffisent) pour tracter un canon de 75, son avant-train et ses 6 servants, le poids tiré par chaque cheval étant à peu près 101

égal à 328 kg, les six chevaux deviennent vite indispensables pour faire évoluer ce même attelage dans la boue où les fines roues du canon s’enfoncent aisément, ou bien pour accéder aux positions de tir par des chemins très accidentés. Les chevaux les plus aptes pour l’attelage de l’Artillerie de Campagne sont les chevaux à deux fins, c’est-à-dire aptes à servir en cheval de selle, aussi bien qu’à trotter en attelage, d’une taille comprise entre 1,48 et 1,52 mètre et d’un poids d’environ 450 kg.

Les Chevaux pendant la guerre 14-18 Quatre mois après le début de la guerre, l’armée commence déjà à manquer de chevaux, ceci malgré plusieurs séries de réquisitions. Il est même décidé d’abaisser d’un an l’âge minimum de réquisition des chevaux. Mais tous les chevaux ne peuvent être réquisitionnés sans mettre en danger l’activité économique du pays car les exploitations agricoles et même l’industrie utilisent largement la force hippomobile pour leur production. De nombreux paysans sont déjà forcés de ne travailler qu’avec un minimum d’animaux. De plus, une grande partie du territoire national est envahie par l’ennemi et prive l’armée d’une grande partie des animaux réquisitionnables avant la guerre. Dès le début 1915 après seulement 6 mois de batailles, on estime à 128 000 le nombre de chevaux morts ou n’étant plus aptes à faire campagne. Les besoins mensuels sont énormes et s’élèvent à environ 35 000 chevaux. La France trouve rapidement la solution à ses besoins dès la fin 1914 en ayant recours à l’importation de chevaux en provenance des Etats-Unis. Le jeune André ARIBAUD s’engage en 1916 pour 3 ans au 273ème RAC en tant que conducteur. L’équitation prend une part importante dans ses classes d’artilleur, il témoigne à propos des chevaux américains : « Les classes à cheval furent extrêmement pénibles, attendu que nous devions apprendre à faire du cheval avec des chevaux sauvages pris au lasso dans la brousse canadienne. Ils arrivaient par pleins bateaux, et cela devait continuer jusqu’à la fin de la guerre, la presque totalité des chevaux français ayant été réquisitionnés en 1914. » De 1914 à 1917, la remonte militaire réquisitionne ou achète environ 950 000 animaux en France et importe des Etats-Unis environ 474 000 chevaux, soit un total de 1 450 000 chevaux et mulets incorporés dans les armées en 41 mois. L’énorme consommation de chevaux pendant la grande guerre dans l’Artillerie est due à plusieurs facteurs : - les chevaux fournis par la remonte ne correspondent pas toujours aux critères de rusticité recherchés pour des chevaux d’artillerie ou bien ils arrivent déjà fatigués ou peu entraînés, - le surmenage de ces chevaux qui effectuent lors des préparations des grandes offensives des étapes beaucoup trop longues pour rejoindre leur secteur, les ravitaillements en munitions incessants pendant la bataille, dans un terrain boueux et accidenté ou bien sous un soleil de plomb. Paul Lintier témoigne ainsi lorsqu’il doit rejoindre de nuit sa position dans les Vosges: "J'avance lentement. Derrière moi, les lourdes voitures attelées de huit chevaux suivent à grandpeine à travers les montées rudes et les descentes plus terribles encore sur les pierres roulantes." - les maladies atteignent d’autant plus facilement les animaux qu’ils sont surmenés et souvent mal nourris et mal pansés. C’est une des principales causes de mortalité des chevaux dans l’Artillerie, les épidémies ayant eu des effets dévastateurs. - Au même titre que les hommes, les chevaux étaient soumis aux tirs dévastateurs de l’artillerie adverse qui causait de lourdes pertes. André Aribaud, artilleur au 273ème RAC, témoigne dans ses mémoires : « Malheureusement cet obus était tombé sur la route où étaient arrêtées les voitures de la batterie (…) nous assistons à un bien triste spectacle. On entendait des plaintes de partout et c’était la nuit noire. Certains conducteurs étaient enchevêtrés dans les traits, sous les 102

chevaux morts ou blessés. (…) Un grand nombre de morts et de blessés gisaient au milieu des chevaux tués ou blessés, appartenant tous à la 41° batterie. »

L’alimentation des chevaux Les principaux fourrages donnés aux chevaux sont le foin (herbe séchée), la paille et l’avoine. Il existe plusieurs catégories de rations en fonction des chevaux et de leur utilisation. Par exemple , un cheval de Cuirassiers ou de l’Artillerie lourde reçoit une ration journalière de 4 kg de foin et de 6,6 kg d’avoine, tandis qu’un cheval de l’Artillerie de Campagne reçoit une ration de 3,850 kg de foin et de 6,450 kg d’avoine. Ces valeurs, qui ne sont que théoriques, ne seront que rarement respectées pendant la guerre. Les aléas des approvisionnements (pénurie d’avoine, aliments de substitution,etc…), les délais d'acheminement du ravitaillement et les priorités données aux opérations sur le terrain ont souvent fait que les chevaux employés près du front n’ont pas toujours été correctement nourris. Néanmoins, certains chevaux étaient relativement bien traités par les soldats, comme par exemple un dénommé Belenfant dépeint par Paul Lintier: " S'il jette à ses chevaux les plus énormes injures, il les traite avec douceur et amitié. On l'a vu faire jusqu'à une lieue, le soir, après une étape mortelle, afin de leur trouver quelques brassées de foin." " (...) très longue marche de nuit. Il était plus d’une heure du matin lorsque, enfin, nous nous sommes arrêtés. Il a encore fallu faire la soupe, mener les chevaux boire et leur donner l’avoine." L’eau : un cheval doit boire environ 20 litres en 24 heures, en au moins deux fois. De plus, le cheval est un animal assez difficile vis-à-vis de la qualité de l'eau qu'il boit, ce qui complique encore les problèmes d'approvisionnement: il faut allier quantité et qualité de l'eau. Paul LINTIER: « A l’heure de l’abreuvoir, l’unique rue du village est pleine de chevaux tenus en main ou montés à poil. Six batteries sont cantonnées autour de Moirey et il n’y a ici qu’une seule auge où tombe d’une fontaine un filet d’eau claire, gros au plus comme deux doigts (...) Au bout de cinq minutes, on avance encore de vingt pas. Lorsque nous arrivons enfin aux abords de l’abreuvoir, où l’on s’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles, des centaines de chevaux ont laissé sur l’eau tant de bave que nos bêtes refusent de boire. » Une seule batterie montée de canons de 75 possède autour de 200 chevaux et doit donc leur donner 4000 litres d’eau par jour, ce qui nécessite une logistique de l’eau bien organisée. Face aux besoins des unités présentes dans un même secteur du front, un service des eaux placé sous la responsabilité du Génie est créé en 1915. Ce service est notamment chargé de créer le nombre de points d’eau suffisants (abreuvoirs) répartis dans un secteur et d’assurer la bonne qualité de l’eau fournie aux chevaux et aux hommes.

Le harnachement des chevaux. L'attelage du canon de 75 (ou voiture) peut être de deux types: - voiture-caisson (avant-train + arrière-train de caisson) - ou voiture canon (avant-train + canon) Dans les deux cas, la voiture est tractée par 4 ou 6 chevaux, selon l’état du terrain. Les attelages du 75 ou de son caisson sont en général conduits "à la Daumont", mais le harnachement des chevaux conduits en guides est aussi utilisé.

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Sources/Bibliographie

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Journal de Marche et des Opérations du 44ème RI Journal de Marche et des Opérations du 60ème RI Journal de Marche et des Opérations du 35ème RI Journal de Marche et des Opérations du 42ème RI Historique du 44ème RAC 1914-1919 par le Chef d’Escadron Masson (Ed 1919 aux éditions Schmitt-frères de Belfort) Historique du Parc d’Artillerie de la 14ème DI Mémorial de la Météorogie Nationale, M. Garrnier 1967 André Aribaud : Un jeune artilleur de 75, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc » Paul Lintier : Ma pièce, Souvenirs d'un canonnier (1914), Plon-Nourrit 1916 Louis Maufrais : J’étais médecin dans les tranchées (au 94ème RI et 40ème RAC) , Laffont Pierre Miquel : Les Poilus, Plon Henri Barbusse : Le Feu, Prix Goncourt 1916 Georges Duhamel : La Vie des martyrs (1917), Civilisation Prix Goncourt 1918 William Manchester : Winston Churchill, Robert Laffont http://canonde75.free.fr/ http://fr.wikipedia.org/wiki/Chemin_des_Dames http://jeanluc.dron.free.fr/th/Bibliographie2.htm http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/spip.php?breve2 http://www.cheminsdememoire.gouv.fr http://blog.geneanet.org/index.php/post/2010/06/Les-historiques-regimentaires-de-14-18disponibles-en-ligne.html

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REMERCIEMENTS

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A Maman (Solange, fille de Lucien) pour nous avoir remis ces lettres en 2008, elle est le "passeur" de cette mémoire ; ce précieux héritage épistolaire est un trésor pour notre famille... A Yvonne Lejeune, Mémé Vonette, elle a gardé toutes ces lettres toute sa vie dans une grande enveloppe portant cette seule mention : « à mettre avec moi dans mon cercueil ». Puis plus tard, elle s’est ravisée et elle a confié l’enveloppe à sa fille Solange en lui disant : « garde les, tu en feras ce que tu voudras ». Sa volonté a été respectée et c’est donc avec sa permission que ses lettres sont divulguées aujourd’hui .

Jean - Claude, Patrick et Marie – Christine

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