Route Pagarine

La route la plus occidentale (repère A sur la carte) quittait. Nice pour traverser .... hommes a continué à grignoter mon bonheur à coups de lances, d'arquebuses ...
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Quelques images de la route médiévale du sel dans le comté de Nice : de la grève niçoise au col de Fenestre

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Christian MARIA

Route Pagarine Roman Prix de littérature des Ecrins René Desmaison 2009

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c.m.c Autoédition

http://www.christian-maria.fr

ISBN : 2-9521957-2-2 EAN : 9782952195720

Photographie : Ingres - GNU Free Documentation License

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A ma fille, Laure

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Routes médiévales dans le comté de Nice

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Préambule historique Les échanges commerciaux entre les régions d’élevage et la côte méditerranéenne ont, depuis longtemps, poussé les hommes à traverser le massif alpin. Quatre routes médiévales partaient de Nice pour remonter les Alpes ; on peut encore de nos jours découvrir, par tronçons, ces chemins muletiers pavés sur une largeur de cinquante centimètres à un mètre. La route la plus occidentale (repère A sur la carte) quittait Nice pour traverser le Var et rejoindre Guillaumes en passant par Gilette. Une autre remontait la vallée de la Banquière jusqu’à Levens (repère B sur la carte) ; elle traversait la Vésubie sur le pont du Cros d’Utelle pour rejoindre la vallée de la Tinée. Une troisième passait par L’Escarène et Sospel (repère C sur la carte) pour rejoindre la vallée de la Roya ; elle donnait accès au Piémont en passant par le col de Tende. La route de la Vésubie (repère D sur la carte) passait par Lucéram, Lantosque et Saint-Martin. Elle permettait d’atteindre Cuneo par le col de Fenestre. Un tracé donnant un accès plus direct à Nice par le sud de la Vésubie (repère E sur la carte) a été ouvert au XVe siècle par Paganin del Pozzo, fermier de la gabelle du duc de Savoie Amédée VIII. Il devait, en passant par Levens, réduire d’une journée la durée du voyage et permettre d’augmenter la charge des bêtes en limitant les dénivelés. Jean-Paul Boyer (Hommes et Communautés du haut pays niçois médiéval) indique que des travaux ont commencé en 1433, suite à la concession accordée par le duc Amédée VIII ; il note que la carte Villaret du XVIIIe siècle indique une piste conforme à ce trajet. Alain Otho (conférence du Centre d’études vésubiennes en juillet 2007) a établi l’existence de cette voie passant en encorbellement dans les gorges de la Vésubie.

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La route de la Vésubie était appelée route Pagarine ; l’origine du nom pourrait être issu du niçois paga (payer) ; il pourrait aussi être issu de la déformation orale du nom de Paganin. On l’appelle aussi route du sel en raison du transport de cette denrée entre Nice et le Piémont. L’origine de ce commerce remonte sans doute au XIIIe siècle avec la convention de 1259 signée par les syndics de Cuneo pour s’approvisionner à la gabelle de Nice et l’établissement du port franc de Villefranche par Charles d’Anjou (avantage confirmé dès 1388 par les ducs de Savoie). Le sel, produit dans les salines de Camargue, d’Hyères ou les marais niçois situés entre Magnan et le Var, était entreposé à Nice dans les bâtiments de la gabelle situés sur le cours Saleya et acheminé à dos de mulets vers le Piémont. La route Pagarine a été utilisée jusqu’au XIXe siècle. Elle a cependant perdu une partie de son intérêt, à la fin du XVIe siècle, lorsque la couronne de Savoie a annexé le comté de Tende. La route de la Roya (repère C sur la carte) passant par Sospel et Tende fut aménagée à partir de 1610 pour supporter l’essentiel du trafic ; elle fut en 1780, par ordonnance du duc Victor Amédée III, rendue entièrement carrossable. Jean-Loup Fontana, dans la revue L’Alpe, note que pour l’année 1776 cinquante-cinq mille mulets ont quitté Nice pour Cuneo. -oChronologie des romans de l’auteur à travers le XVIe siècle : La Pala L’Avocat des Gueux La Gorgone Route Pagarine Le Testament de Canavesio La félonie des Grimaldi 8

CHAPITRE PREMIER

Je ne pensais pas, jeune fille du bord du lac, ressentir un jour l’impérieux besoin de tailler une plume pour laisser à ceux qui me survivront, ou qui viendront au monde après moi, un témoignage de la terrible histoire que j’ai vécue. Je n’évoquerai point les tourments ordinaires de la vie qui en ce siècle de poudre et d’acier occasionnent de grandes souffrances, mais ce que j’ai vécu, en l’an 1538, sur la route Pagarine. Mes parents m’ont donné comme nom de baptême celui de la mère de Marie, deux syllabes qui évoquent la droiture et la sagesse. Leur musique commence par le son d’une trompette pour s’achever dans la sourde vibration d’une corde de harpe. La première syllabe se prononce bouche ouverte pour laisser sortir l’air que nous expirons ; la seconde nécessite de refermer la mâchoire jusqu’à coller la langue contre le palais. La première appelle à l’éveil, la seconde à l’apaisement. Anne vient de l’hébreu Hanna, celle qui a reçu la grâce. Je croyais, en mes jeunes années, que Dieu l’avait déposée sur mon front le jour de mon baptême. Je me sentais, sur la douce berge qui exhalait le foin et le tilleul, à l’abri des malheurs dont le Créateur punit les hommes de leur concupiscence. Les éclats de rosée sur le seigle mûr, les brassées liées en gerbes, la batée, l’odeur de la terre retournée, les pas mesurés des grands bœufs, les champs de neige qui plongeaient dans les eaux du lac figées par le gel, les jonquilles au printemps revenu, les barques qui nous emmenaient, le dimanche, visiter nos cousins à quelques lieues de Genève, ont ponctué chaque respiration du bonheur simple d’exister en un monde où l’on se sait à sa juste place. Mon enfance a coulé, sur cette terre baignée de lumière, comme une grosse rivière qui fait frémir les roseaux enracinés sur ses berges.

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Le Joachim que Dieu m’a choisi s’appelle Charles. Il m’a donné, comme dans les Evangiles, l’amour qu’une femme bien née attend de son époux. Mon doux ami a fait de moi la comtesse de Montreil. Il m’a enlevée à ma rive natale pour m’emmener dans son fief en Maurienne. Il a posé sur mes épaules un manteau d’amour qui réchauffe et protège dans les nuits froides de l’exil ; pour empêcher que le démon ne le déchire, il le ravaude constamment avec ses mots ou ses caresses. Le souffle du malheur, lorsque nous nous sommes installés à Chambéry près du duc Charles III1, n’avait pas encore saisi mon être. La vie dans la cité où nous avions aménagé une résidence, dans la rue Sous le Château2 près du pont de la Belle-Combette, a continué à couler comme une grosse rivière. J’étais alors d’une nature insouciante et gaie. Mon doux ami qui voyait les nuages s’amonceler sur la Savoie trouvait auprès de moi une source de sérénité et d’espérance. La source s’est tarie, mon caractère s’est cuirassé, la nostalgie et la rancœur se sont insinuées en moi durant la guerre contre les Valois3. Les malheurs que nous avons connus m’ont fait douter que Dieu ait, au son de mon nom, déposé sa grâce sur mon front. Ma famille s’est toujours méfiée des bourgeois de Genève qui achetaient sur les foires les productions de nos terres pour les revendre, ailleurs, au quintuple de leur prix. Le commerce auquel ils se livraient nous inspirait un profond dégoût, mais l’or, ainsi gagné, leur a, peu à peu, donné des ailes. Les relations entre les marchands et les châtelains du lac se sont, dès l’an 1515, lentement dégradées ; les discussions se sont envenimées et la colère s’est emparée des cœurs. Je n’ai jamais perçu, durant l’enfance, leur menace sur ma douce berge ; les bras de mes parents ont longtemps brisé à mes 1. Charles III le Bon, duc de Savoie (1504-1553). 2. Rue Basse-du-Château qui devait être au XVIe siècle la principale liaison entre le château ducal de Chambéry et la place Saint-Léger. 3. Famille issue des Capétiens qui monta sur le trône de France en 1328 dans la personne de Philippe VI pour le quitter à la mort d’Henri III en 1589.

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oreilles les cris des partisans de Berthelier4. Leur violence m’a saisie plus tard, devenue adulte, pour tordre mon estomac et me faire éprouver un profond chagrin. Les coups portés contre les nôtres ont ouvert une blessure qui fissure mon âme et mes chairs. Je l’ai sentie, à chaque nouvelle atteinte, s’ouvrir et saigner vers le haut de mon ventre. Les Genevois qui critiquaient ardemment la tutelle de Chambéry ont, en l’an 1520, menacé les agents du duc et bousculé les serviteurs de l’évêque ; ils ont, sept ans plus tard, avec l’aide des Suisses, bouté les partisans des Savoie hors de la cité. Mon père est mort en défendant, l’épée au poing, nos droits et notre Eglise5 dans Genève en proie aux excès des huguenots ; les Fribourgeois et les Bernois, appelés à la rescousse par les Genevois, ont bousculé les Chevaliers de la Cuiller6 en laissant sur le sol les cadavres de nombreux châtelains. Le courrier, qui m’a appris sa disparition en l’an 1530, cachait dans ses mots une dague suisse qui s’est sauvagement enfoncée dans mon cœur. Le malheur qui s’est abattu sur ma famille n’a pas tardé à gagner, quelques années plus tard, le cœur du duché. Une chandelle mal mouchée ou poussée par un obscur démon a, en l’an 1532, provoqué un grand incendie au château de Chambéry7. Les flammes ont dévasté la Sainte-Chapelle. Ce qui faisait l’orgueil des Savoie a disparu dans un gigantesque brasier ; le suaire8 de Notre-Seigneur Christ a été sauvé de justesse. Ces démoniaques flammes ont marqué, 4. Conspirateur huguenot à qui Charles III fit trancher la tête à Genève devant le château de l’Isle. Une statue de Berthelier marque cet emplacement. 5. La réforme protestante à Genève s’opposa avec force à l’Eglise catholique de 1520 à 1535. Les syndics de la ville abolirent « l’idolâtrie papiste » en 1535. Calvin fit sa première apparition dans la ville en 1536. 6. Les Chevaliers de la Cuiller (1527-1536) aidés par une armée ducale menacèrent Genève. Ils plièrent face aux Fribourgeois et aux Bernois. Charles III paya leur retraite en 1530. 7. Le 4 décembre 1532, un incendie a dévasté la Sainte-Chapelle de Chambéry. 8. Le saint suaire de Turin, alors appelé saint suaire de Chambéry, appartenait à la maison de Savoie.

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pour la Cour réunie autour de la duchesse Béatrix, le début d’une longue période de catastrophes. J’ai suivi, trois ans plus tard, notre souveraine et les princes héritiers vers leur exil niçois9 ; nous avons trouvé derrière les hautes murailles du château de Nice un abri que nous pensions temporaire mais qui perdure. Mon beau-frère Guillaume est mort10, peu de temps après notre installation sur les Terres Neuves de Provence11, suite à un malheureux coup d’épée qui tourmente encore l’âme de Charles. La naissance de mon fils, Hugues, a été, après notre départ de Chambéry, l’unique réjouissance de mon cœur blessé. Les forces du mal se sont liguées contre nous et Dieu nous a, pour je ne sais quelle raison, abandonnés à notre triste sort. L’orage a éclaté en l’an 1536. François d’Angoulême12 qui avait embrassé notre duc en l’appelant mon oncle a subitement oublié ses liens de parenté ; il a engagé son armée pour déchasser Charles III de ses terres13. Les Valois ont conquis et annexé la Savoie au royaume de France. Je suis restée au château de Nice durant les mois de guerre, apprenant nos défaites par une suite de courriers. La sauvagerie des hommes a continué à grignoter mon bonheur à coups de lances, d’arquebuses, de canonnades et de toutes les armes que l’on s’ingénie à fabriquer pour semer la mort. Mon doux ami s’est engagé avec force contre la gendarmerie des Valois, mais nos troupes ont plié sous le nombre. Bourg-enBresse, Rumilly, la Maurienne, sont rapidement tombés entre les mains des Français. 9. La duchesse Béatrix d’Aviz s’est réfugiée au château de Nice en 1535. 10. Voir du même auteur le roman La Gorgone. 11. Le comté de Nice annexé aux Etats de Savoie en 1388. 12. François Ier, roi de France (1515-1547), était le fils de Louise de Savoie, sœur du duc Charles III. 13. Les troupes françaises envahissent et occupent la Savoie de 1536 à 1553.

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En Tarentaise, nos gens ont fait corps avec le duc pour mener la vie dure aux mercenaires allemands ; les montagnards se sont organisés en bandes pour harceler l’envahisseur mais les forteresses se sont rendues les unes après les autres ; Montmélian, réputé inexpugnable, a été livré sans combat par son gouverneur piémontais. Les paysans se sont cachés dans les bois. Les villes ont ouvert leurs portes ; les bourgeois ont porté aux officiers du roi les clefs de leur cité, n’ayant en tête que la sauvegarde de leurs intérêts. Le roi de France a fait une entrée triomphale à Chambéry. Mon doux ami a perdu son fief, les revenus des droits de ban, des fermages, des fours et des moulins. Nos serviteurs se sont loués aux nouveaux maîtres des lieux à qui le roi a distribué nos terres. Les fonctionnaires et les magistrats savoyards se sont soumis sans renâcler à leur nouveau souverain ; ils ont prêté serment à François d’Angoulême, indifférents à notre duc auquel ils devaient tout. Les cantons suisses se sont rués comme des charognards sur le duché pour en arracher ce qu’ils pouvaient. Les Bernois ont envahi le pays de Vaud, Lausanne et le Chablais du Rhône jusqu’à la Dranse. Ils y sont arrivés en brandissant leur évangile, ont tué les prêtres attachés aux paroisses et ont brûlé les églises. Ils ont forcé les portes des monastères pour occire les moines et piller les greniers. Les châtelains se sont battus avec héroïsme mais ont cédé les forteresses ; mon frère y a trouvé la mort. Les Fribourgeois se sont jetés sur Romont ; les Valaisans ont envahi Monthey et le Pays d’Evian. Les gens qui nous étaient fidèles ont dû fuir ou abjurer leur foi catholique. Les huguenots ont brisé les statues de la Vierge et détruit les reliquaires. Notre monde du bord du lac est parti dans les fumerolles des bûchers qu’ils ont dressés, çà et là, pour imposer la nouvelle croyance et s’approprier nos bénéfices.

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La cité d’Annecy a été épargnée par la guerre. Les SavoieNemours14 ont été ménagés par François d’Angoulême dont ils partageaient depuis longtemps les intérêts. Les Bernois se sont retenus de dévaler dans la plaine pour piller leurs terres, restant, en accord avec le roi, sur le mont de Sion. Les cousins de notre duc ont su conserver leur apanage15. Mon époux qui était, avant la guerre, la meilleure personne du monde, parle de revanche. Il promet, si les Savoie retrouvent leurs terres, que les traîtres d’Annecy seront déchassés de leur fief. Le Duché qui s’étendait des rives du lac Léman à la Méditerranée s’est réduit comme une peau de chagrin ; les Français ne nous ont laissé que quelques étroites vallées, entre l’Estéron et la Roya, où coulent des Paillons dont les eaux se déversent en mer sous le rempart niçois. Je ne pouvais imaginer, du temps de la splendeur de la Cour à Chambéry, que les Terres Neuves de Provence deviennent notre ultime refuge. Les Valois, sans doute effrayés par les hautes murailles du château de Nice, n’y ont pas encore conduit leurs troupes. Nous y avons abrité le saint suaire que nous conservons avec piété, dans la cathédrale Sainte-Marie16, à l’abri de la menace française. L’aîné des Savoie qui avait été envoyé à Madrid, pour parfaire son éducation de prince à la cour impériale, y est mort de maladie. Sa mère, la duchesse Béatrix, l’a rejoint au ciel, au mois de janvier de l’an 1538, en accouchant d’un enfant mort-né. Elle s’est éteinte au château de Nice dans de grandes souffrances ; je sens, par moments, son dernier souffle glisser contre ma joue et les linges,

14. Philippe de Savoie, frère cadet du duc Charles III, a reçu comme cadeau de François Ier le fief de Nemours. Cet insidieux présent l’a détaché des Savoie pour le rapprocher du roi de France. 15. Concession par un prince d’une terre et des pouvoirs de ban (pouvoir de contraindre et de châtier) à un membre de sa famille. 16. La cathédrale Sainte-Marie se trouvait sur l’actuelle colline du château. On peut encore voir son soubassement. Le transfert de la cathédrale dans la ville basse s’accomplira durant la seconde moitié du XVIe siècle.

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gorgés du sang que son corps perdait en abondance, encombrer encore mes mains. Des neuf enfants qu’elle a mis au monde, il ne reste que le jeune Emmanuel-Philibert17. La Cour, qu’elle a entretenue jusqu’à sa mort, s’est réduite à un cercle de fidèles autour du prince héritier ; le château qu’elle avait tenté de transformer en résidence ducale a repris son triste aspect de forteresse. La mort de la duchesse a plongé le duc dans un profond chagrin ; privé de son épouse et de tout ce qu’un souverain est en droit d’attendre, il erre avec nostalgie ne sachant plus quel saint protecteur invoquer. Il lui arrive fréquemment de s’enfermer dans la chapelle palatine et d’y rester des heures pour prier. Mon doux ami essaie d’écarter les influences étrangères qui cherchent à inféoder notre souverain. François d’Angoulême, que l’on devrait appeler le fourbe, lorgne avec envie sur le comté de Nice ; il a besoin de la route Pagarine pour alimenter par le sud son armée du Piémont. L’injustice s’est acharnée sur les Savoie et sur leurs serviteurs. CHAPITRE II

Une pluie fine et dense battait, depuis deux jours, les lauzes des demeures de Saint-Martin18. Je tirais, près d’une fenêtre, le crochet d’une broderie que j’espérais achever avant que mon fils n’entrât dans sa quatrième année. Mon regard se portait, par la croisée, sur les caravanes de mulets montant ou descendant la grande rue qui recueillait le trafic de la route Pagarine. J’avais exécré mon exil niçois ; j’ignorais que j’allais trouver les heures encore plus longues en cette vallée éloignée de la 17. Emmanuel-Philibert, duc de Savoie de 1553 à 1580. 18. Saint-Martin-Vésubie, village du département des Alpes-Maritimes. Il fut appelé dans les siècles passés Saint-Martin-de-Lantosque et Saint-Martin-deFenestre.

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