Origine et histoire du célibat des prêtres - Jacques van Wijnendaele

Il semble exister un parallélisme entre cette officialisation du christianisme et l'exigence de chasteté imposée à ses représentants. C'est cette chasteté qui, ...
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Origine et histoire du célibat des prêtres Jacques van Wijnendaele Table des matières Introduction Première partie : Le temps des origines (avant 300) Chapitre 1 : Des femmes autour de Jésus. Chapitre 2 : Paul et « l’homme d’une seule femme ». Chapitre 3 : Rencontres méditerranéennes. Chapitre 4 : Hommes et femmes dans les communautés chrétiennes. Chapitre 5 : Le désert des tentations et des souffrances. Deuxième partie : Le temps des controverses (300-1050) Chapitre 1 : Tout commença à Grenade. Chapitre 2 : Un dénommé Paphnuce. Les opposants à la chasteté sacerdotale. Chapitre 3 : Un rigoriste adulé des femmes : saint Jérôme. Chapitre 4 : Pourquoi la chasteté sacerdotale ? « Chair de perdition ». Chapitre 5 : Mon épouse est devenue ma sœur ! Les femmes dans l’Eglise. Chapitre 6 : La vie des prêtres, le jour, la nuit. Troisième partie : Le temps des impositions (1050-1500) Chapitre 1 : « Les flammes de la concupiscence ». Chapitre 2 : La main sacrée qui touche Dieu. Chapitre 3 : Adversaires du célibat et homosexuels. Chapitre 4 : Sur le tombeau de Saint-Pierre. Chapitre 5 : D’une réforme à l’autre. De Calixte à Luther. Quatrième partie : La loi et les révoltes (après 1500) Chapitre 1 : Le mariage du moine et de la religieuse. Chapitre 2 : Un catholicisme de combat. Chapitre 3 : Femmes mystiques, prêtres pervers. Chapitre 4 : L’évêque marié. Chapitre 5 : L’exception orientale. Chapitre 6 : Un message du pape. Bibliographie INTRODUCTION1 L’interdiction du mariage, imposée par l’Eglise catholique aux membres du clergé, est un sujet à l’ordre du jour, qui, sans dater des origines du christianisme, possède une longue histoire. Une longue histoire car cette interdiction absolue fut imposée au début du XIIème siècle, il y a près de mille ans. Mais déjà auparavant, durant le premier millénaire du christianisme, l’imposition de la chasteté au clergé fut discutée et imposée localement ou partiellement. Dès le début cette règle suscita des controverses qui anticipent déjà sa mise en cause actuelle. Nous verrons ici comment cette idée naquit et se développa, quelles furent ses implications avant le XIème siècle, pourquoi et comment à ce moment précis la règle s’imposa et ce qu’il en advint par la suite. 1

Ce texte a été édité antérieurement : J VAN WIJNENDAELE, Prêtres et Sexe. Origines et Histoire d’un Célibat, Avant-Propos, Waterloo, 2010.

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Que signifie le célibat des prêtres ? Au sein de l’Eglise catholique occidentale, il est interdit à tout membre du clergé de se marier, de vivre en concubinage et, d’une façon plus large, d’avoir des relations sexuelles. C’est ce qu’on appelle le célibat ou la chasteté sacerdotale. Nous voulons ici faire œuvre d’histoire, non de journalisme, de sociologie, de théologie ou de morale. Nous ne discuterons pas du bien fondé de cette règle au sein de la société actuelle. Nous en retracerons simplement l’origine et l’évolution historiques. Avant de commencer il importe de se rendre compte de la place de la sexualité et de la religion au sein des sociétés de jadis, par rapport à leur place aujourd’hui dans les sociétés de type occidental. Notre mode de vie, particulièrement récent, justifie et généralise les pratiques sexuelles multiples, pour autant qu’elles aient lieu entre des adultes consentants. Les nombreuses limitations, imposées par les religions et la morale traditionnelles, ne sont plus de mode. Il reste uniquement, de la morale antérieure, religieuse ou non, la protection des mineurs, la libre volonté des parties et une relative discrétion autour de l’activité sexuelle. Bien qu’il soit particulièrement difficile, pour le chercheur, l’écrivain et l’amateur d’histoire, de faire abstraction du monde dans lequel il vit, il faut bien considérer que le monde actuel et les principes sur lesquels il repose sont atypiques par rapport aux sociétés antérieures et qu’il est vain de juger celles-ci à la lumière de nos propres conceptions. La révolution des mentalités et des mœurs, effectuée durant la seconde moitié du XXème siècle, est en effet tellement profonde que pénétrer dans les mentalités du passé nous pose de graves problèmes. La valorisation de la virginité et de la chasteté fut jadis excessivement importante. Cette valorisation résultait pour une bonne part du christianisme lui-même mais nous verrons qu’elle correspondait aussi à une attente de la population. Tout cela nous est devenu étranger et nous voguons ici, tels les marins de jadis, dans des océans inconnus pour y découvrir des îles inconnaissables. Une première partie de cet ouvrage est consacrée à la période s’étendant jusque l’an 300, date du premier concile où il fut question de ce problème. C’est « le temps des origines ». Nous y verrons l’attitude de Jésus par rapport aux femmes, telle qu’elle résulte de sa vie et de ses propos racontés dans les Evangiles, et la position en la matière du principal propagateur de sa religion, Paul de Tarse, telle qu’on la trouve dans les lettres de celui-ci et dans l’écrit intitulé les Actes des Apôtres. Nous y examinerons aussi l’ambiance à l’égard de la sexualité qui régnait à l’époque dans le bassin méditerranéen. Nous essayerons, autant que possible, de pénétrer dans les premières communautés chrétiennes pour y trouver les relations entre les hommes et les femmes. Enfin nous parlerons des ermites du désert et de leur quête de la souffrance et de la pureté. Tout cela, textes chrétiens des origines, textes non chrétiens de la même époque, mode de vie des premiers chrétiens et des ermites du désert, servira de toile de fond à l’histoire de la chasteté cléricale. Dans une deuxième partie, « le temps des controverses », qui s’étend environ de 300 à 1050, nous verrons l’introduction progressive et partielle de la chasteté sacerdotale, les motifs de cette réglementation, les nombreuses controverses qui s’ensuivirent et la place de la femme dans cette société. Nous essayerons aussi de voir quelle pouvait être la vie réelle et quotidienne des prêtres à l’époque car il peut y avoir une grande différence entre ce qu’on doit faire et ce qu’on fait.

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Enfin au tournant des XIème et XIIème siècles vint une série de grands papes qui imposèrent de façon définitive le célibat au clergé. C’est « le temps des impositions », celui de la réforme du clergé, celui des obligations et des condamnations. Nous verrons que le célibat obligatoire résultait d’une attente de la société mais suscita aussi bien des réactions négatives qui se rapprochent de certaines opinions de notre époque. Ces divergences ne purent empêcher que dans l’Eglise catholique les décisions de cette époque soient restées, dans les grandes lignes, d’application jusqu’aujourd’hui. Il nous restera à survoler la période suivante, celle qui vit à la fois la rigueur d’une Eglise, prisonnière de ses règles antérieures et de l’autorité pontificale, et la fuite, souvent désespérée, de ceux qui voulaient y échapper. C’est le temps ambigu de « la loi et des révoltes », le temps d’Erasme et de Luther, des conciles de Trente et de Vatican II, de la Constitution civile du clergé et du renouveau catholique. Nous aurons parlé en passant des règlementations spécifiques aux Eglises d’Orient. Nous ne traiterons pas des polémiques actuelles. L’histoire s’arrête là où commence l’actualité. L’historien y fait place aux polémistes, aux sociologues et aux preneurs de décision pour simplement raconter comment tout cela, aux siècles passés, prit naissance et évolua… Retournons donc, pour commencer, au tout début de notre ère, quelque part dans un coin perdu de l’Empire romain, dans cette Galilée dont les monts tranquilles descendent vers le lac de Tibériade, là où, sous le règne de l’empereur Tibère, prêcha un prophète, homme ou Dieu, appelé Jésus… PREMIERE PARTIE : LE TEMPS DES ORIGINES (avant 300) Des femmes autour de Jésus. Quelle fut l’attitude du fondateur du christianisme envers le célibat, le mariage en général et les femmes qui traversèrent sa vie ? Oublions les romans à sensations sur les soi-disant relations sexuelles de Jésus et de Marie-Madeleine et retournons dans les textes. La vie de Jésus nous est racontée dans quatre textes traditionnels, appelés les évangiles, écrits par ou attribués à Marc, Matthieu, Luc et Jean. Les trois premiers se ressemblent et témoignent d’une source commune, le quatrième est différent. A ces textes officiellement reconnus par l’Eglise, on peut ajouter les évangiles dits « apocryphes », des textes multiples et souvent anecdotiques2. A propos des quatre évangiles officiels, qu’on peut qualifier de « biographies sacrées», il est important de tenir compte des résultats généralement partagés par la critique moderne : _ Ils furent écrits assez longtemps après la mort de Jésus qui mourut sans doute vers l’an 30-33 : Marc semble avoir écrit vers 66-75, Matthieu et Luc vers 80-100, Jean vers 105, les apocryphes au cours du IIème siècle. S’il paraît vraisemblable que ces textes furent écrits à ces moments là, nous n’en 2

La littérature relative aux évangiles est gigantesque. Nous ne prétendons pas ici ajouter des données nouvelles mais utiliser les conclusions généralement admises. Nous avons utilisé, pour l’Ancien et le Nouveau Testament la traduction œcuménique, publiée dans le Livre de Poche. Les textes des évangiles eux-mêmes sont relativement standardisés. Les évangiles de Marc, Matthieu et Luc reposeraient sur une source commune, appelée Q et sont appelés synoptiques parce qu’ils présentent de nombreux points communs et une structure semblables. L’évangile de Jean est différent. On peut trouver les apocryphes, traduits en français, dans la Pléiade : F. BOVON et P. GEOLTRAIN, (éd.), Ecrits apocryphes chrétiens, 1, Bibliothèque de la Pléiade, 1998 ; P. GEOLTRAIN et J.D. KAESTLI (éd.), Ecrits apocryphes chrétiens, 2, Bibliothèque de la Pléiade, 2005.

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possédons de documents écrits que largement postérieurs. Entre les événements et les récits originaux, entre les récits originaux et les textes que nous avons en mains, des ajoutes et des suppressions ont pu se produire. _ Ils furent écrits en-dehors de la Palestine, en grec alors que Jésus parlait araméen, dans un milieu géographiquement et culturellement différent. Marc pourrait avoir écrit à Rome, Matthieu à Antioche, Jean dans l’actuelle Turquie, Luc en Grèce3. Même si ces localisations restent hypothétiques, il est important de réaliser que ces textes furent écrits en dehors du milieu historique originel et qu’aucun de ces auteurs ne connut personnellement Jésus. Il y a sans doute une différence entre le Jésus historique, un Juif vivant en Galilée et en Judée, et celui dont nous parlent ces textes, écrits par des auteurs vivant dans un autre milieu. _ Aucun auteur contemporain ne parle de Jésus sauf, vers l’an 100, Tacite et Suétone qui font allusion à lui. Faute de mieux, c’est sur les évangiles que nous devons donc nous baser pour connaître les actes et les idées de l’auteur de la religion. Or ces textes parlent sans cesse de femmes et le font de façon positive. Jésus n’est lui-même pas marié mais semble toujours entouré de femmes qui l’accompagnent et le servent. Il y a autour de lui, nous disent les textes, tout un entourage féminin : Marie dite de Magdala, Jeanne femme de Chouza intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres. Ces femmes aident Jésus de leurs biens et le servent 4. Il semble que, dans ses pérégrinations, le prêcheur de Galilée ait été entouré non seulement d’hommes mais aussi, peut-être surtout, de femmes attirées par ses miracles et sa doctrine qui leur semblait favorable à une époque où leur sort n’était pas toujours enviable. Car, loin de tout préjugé, il s’oppose habilement mais fermement à la lapidation d’une femme adultère et par sa réponse adroite met l’adultère de l’homme sur le même pied que celui de la femme : « Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre », il refuse qu’un homme répudie sa femme, il rappelle le souvenir de la reine de Saba « venue du bout du monde pour écouter la sagesse du roi Salomon », il fréquente la Samaritaine rencontrée au bord du puits et infidèle à ses nombreux maris, il fait l’éloge de la veuve qui malgré sa pauvreté fait l’aumône, il séjourne chez les deux sœurs Marthe et Marie 5. Il guérit de nombreuses femmes : celle qui souffre d’hémorragie, une infirme incapable de se redresser, la fille de la Cananéenne et la belle-mère de Simon. Il chasse sept démons de Marie de Magdala 6. Si grand est son prestige auprès des femmes que l’épouse même de Ponce-Pilate, le représentant de l’empereur, intercède en sa faveur mais en vain. Dans l’évangile apocryphe de Nicodème, la femme guérie d’hémorragie voulait témoigner pour lui au jour du jugement mais son témoignage ne fut pas accepté 7. Voilà donc un Juif, pieux puisqu’il porte le vêtement à franges 8, qui, loin des préjugés de sa caste et de son temps, vit entouré de femmes et se trouve à l’aise au milieu d’elles, à l’écoute de leurs problèmes et prêt à leur porter assistance. Il les qualifie de « filles d’Abraham » au même titre que les hommes 3

Les localisations sont hypothétiques mais en tout état de cause les évangiles furent écrits en dehors de la Galilée et de la Judée. 4 Evang. Luc 8 : 2-3 ; Evang. Matt., 27 : 55. 5 Evang. Jean, 8 :3-11 ; Evang. Marc 10 :11 ; Evang. Matt. 19 :9 ; 12 :42 ; Evang. Jean, 4 : 1-26 ; Evang. Marc 12 :42 ; Evang. Luc, 21 : 1-4 ; 10 : 38-41. 6 Evang. Marc, 5 : 25-34 ; Evang. Matt. 9 :20 ; Evang. Luc, 8 : 43-47 ; 13 : 10-13 ; Evang. Matt. 15 :22 ; Evang. Marc 1 :30 ; 16 :9. 7 Evang. Matthieu, 27 : 19 ; Evangile de Nicodème ou Actes de Pilate, (Apocryphes chrétiens, 2, chap. 7, p. 270). 8 Evang. Marc 6 :56 ; Matt. 8 :20, 14 :36.

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. Il est prêt même, au risque de se compromettre, de leur accorder une familiarité qui en choque plus d’un. Ainsi, se trouvant à table, il se laisse couvrir de parfum par une femme et, malgré la désapprobation des assistants, il ne la rejette d’aucune façon. On dramatise encore cette scène : la femme est soit une pécheresse qui baigne de ses larmes les pieds de Jésus, les essuie de ses cheveux, les couvre de baisers et de parfum, soit Marie, sœur de Lazare et de Marthe 10. Mais c’est au moment le plus dramatique, au moment de son supplice, de sa mort et de sa résurrection que les femmes sont, non seulement présentes, mais se substituent aux hommes pour devenir les témoins privilégiées de ce drame cosmique qu’est le martyre et la résurrection du fils de Dieu. Au soir de son arrestation, ses disciples masculins ont fui, même Pierre le trahit 11. Après tant d’abandons et de déchirements, dans cette ultime solitude où Jésus fait face à la mort, il lui reste les femmes, il ne lui reste que les femmes. Elles le suivent jusqu’à sa montée fatale vers Jérusalem puis vers le lieu de son exécution. Ce sont elles, les « filles de Jérusalem » et celles venues de Galilée, qui l’accompagnent jusqu’à son dernier supplice « en se lamentant ». Ses disciples masculins les plus proches, ceux qu’il a personnellement choisis au bord du lac de Tibériade, ceux qui ont partagé sa vie, qui ont assisté à ses miracles et écouté ses enseignements, ceux qu’il a aimés, l’ont trahi ou abandonné. Mais les femmes sont restées, apparemment nombreuses, avec entre autres Marie de Magdala, Salomé, Marie mère de Jacques et de Joseph, la mère des fils de Zébédée 12. Elles sont là, groupées au haut du Golgotha, fidèles jusqu’au bout, pour assister à l’agonie et à la mort de cet être prodigieux qu’elles ont longtemps admiré et qui meurt ici sous leurs yeux. Mais si elles sont présentes au moment de sa crucifixion, combien le sontelles encore d’avantage ensuite. Ici les récits divergent quelque peu mais attestent de toute façon de la participation privilégiée des femmes à l’enterrement et à la résurrection de Jésus. Ce sont elles, et non les apôtres, qui assistent à la mise au tombeau. Elles regardent où a été déposé le cadavre. Elles restent « assises en face du sépulcre », comme d’ultimes et muettes images féminines qui veillent sur le mort. Ensuite elles achètent des aromates et des parfums et reviennent au tombeau pour l’embaumer. Arrivés là elles trouvent l’entrée du tombeau ouverte et aperçoivent des anges qui leur font part de la résurrection de Jésus. Dans l’évangile de Jean, Marie de Magdala, en une scène touchante, est la première à voir Jésus ressuscité 13. Ce sont donc des femmes et non des hommes qui sont les premières à apprendre ce qui deviendra l’événement majeur de la chrétienté : la résurrection. Il y a plus : elles sont formellement chargées par le ciel de faire connaître la résurrection aux apôtres. Des femmes reçoivent ainsi la primauté sur les hommes qui apprennent la nouvelle sensationnelle par leur intermédiaire. Les apôtres ne les croient naturellement pas : « Aux yeux de ceux-ci ces paroles 9

Evang. Luc, 13 : 16. Evang. Matt, 26: 6-13 ; Evang. Marc 14 :3-9 ; Evang. Luc, 7 : 36 ; Evang Jean, 11 :2, 12 : 3. Sur MarieMadeleine voir G. CONSTABLE, Three Studies in Medieval Religious and Social Thought, Cambridge, 1995. 11 Evang Marc, 14 : 50 ; Evang. Matt. 26 : 56 ; Evang. Marc, 14 : 66-72 ; Evang. Matt. 26 : 69-75 ; Evang. Luc, 22 : 56-62 ; Evang. Jean, 18 :15-18, 25-27. 12 Evang. Matt., 27 : 55 ; Evang. Luc, 23:27-28 ; Evang. Matt, 21:56; Evang. Marc, 15 :40 ; Evang. Luc 23 :40 ; Evang. Jean, 19 :25. 13 Evang. Marc, 15 : 47 ; Evang. Luc, 23 :55 ; Evang. Matt., 27 :61 ; Evang. Marc, 16 : 1-2 ; Evang. Luc, 23 :56, 24 :1 ; Evang. Marc, 16 : 4-6 ; Evang. Matt., 28 : 2-4 ; Evang. Luc, 24 : 2-8 ; Evang. Jean, 20 : 11-17. 10

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semblèrent un délire ». Dans l’Evangile apocryphe selon Marie, Pierre se révolte même contre cette priorité accordée à une femme : « Se peut-il qu’il se soit entretenu secrètement avec une femme à notre insu et non ouvertement, si bien que nous devrions faire volte-face et tous obéir à cette femme ? L’a-t-il choisie de préférence à nous ? » 14. Ajoutons quelques autres points qui ajoutent à la mise en valeur de la femme : si le père de Jean-Baptiste est prêtre, c’est sa femme Elisabeth qui descend de la classe sacerdotale d’Aaron, c’est elle aussi qui se rend compte la première de la conception divine de Jésus. Dans le temple de Jérusalem se trouve une prophétesse Anne, veuve, âgée, « qui participe journellement au culte par des jeûnes et des prières » et qui reconnaît dans l’enfant Jésus celui qui libèrera Israël 15. Il y a même dans tous ces récits quelque chose de doux et de quasi féminin : l’affection de Jésus pour les enfants, sa préférence pour la brebis égaré, son refus de toute violence 16. Ajoutons que l’apôtre Pierre, les frères de Jésus et en général les apôtres semblent mariés 17. On peut conclure que la place accordée à la femme dans tous ces récits est d’une importance incroyable. Curieusement donc ce n’est ni dans la vie ni dans les propos du fondateur de leur religion que les partisans du célibat des prêtres trouveront leurs précédents. Tout au plus trouveront-ils dans les évangiles officiels et les apocryphes quelques incitations à la chasteté. Jésus dit qu’il faut abandonner sa famille et ses biens pour le suivre. Il faut remarquer cependant qu’abandonner spécifiquement sa femme n’est mentionné que chez Luc 18. A un autre moment on trouve une phrase assez énigmatique sur les eunuques, « qui se sont euxmêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux » 19. Cela semble dire que renoncer complètement au sexe permet le salut mais Jésus lui-même ajoute immédiatement : « Comprenne qui peut comprendre », ce qui rend le lecteur libre d’interpréter le texte et empêche de transformer la chasteté en injonction précise. La citation ne restera cependant pas inappliquée et nous reparlerons de la castration physique ou purement spirituelle. On trouve aussi un curieux passage: « A la résurrection, on ne prend ni femme ni mari mais on est comme des anges dans le ciel » 20. Ce rêve angélique, cette fusion des sexes dans un personnage surnaturel et angélique, ne sera pas oublié et on en retrouvera l’équivalent dans des textes médiévaux sur le célibat des prêtres et des moines. Encore est-il que Jésus parle de la vie future et non pas de la vie sur terre. Mais cette fusion des sexes se retrouve de façon plus nette dans l’évangile apocryphe de Thomas, un texte sans doute plus tardif retrouvé en écriture copte en 1945-46 à Nag Hammadi en Egypte : « Vous ferez du mâle et de la femelle un seul et même être, de façon à ce que le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle » 21.

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Evang. Matt. 28 :7 ; Evang. Marc, 16 : 7 ; Evang. Luc, 24 :9 ; Evang. Jean 20 : 17 ; Evan. Matt. 28 : 8 ; Evang. Marc, 16 : 10 ; Evang. Jean 20 :18 ; Evang. Luc, 24 : 11 ; Evang. Marc, 16 :11 ; Evang. Marie, 17 : 20-22, Apocryphes chrétiens, 2, p. 15-23. 15 Evang. Luc, 1 :5 ; 1 : 40-44 ; 2 : 36-38. 16 Evang. Matthieu, 19 : 13-15 ; 18 : 12-13 ; 26 : 52 ; Evang. Jean, 18 :11. 17 “La belle-mère de Simon” (Evang. Marc, 1 :30 ; Evang. Luc, 4 :38) ; N’aurions-nous pas le droit d’emmener avec nous une femme chrétienne comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas » (1 Cor. 9 :5). 18 Marc et Matthieu se contentent d’abandonner « maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs » (Evang. Marc 10 : 28-30 ; Evang. Matthieu 19 :27-30 ; Evang. Luc 18 :28-30). 19 Evang. Matthieu 19 :12. 20 Evang. Marc 12 :25 ; Evang. Matt. 22 :30. 21 Ev. Thomas, 22, ( Apocryphes chrétiens, 1, p. 38).

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On peut croire aussi que la virginité de Marie, rendue enceinte par Dieu alors qu’elle est vierge 22, fonde la sacralité de la virginité et du célibat, et il est vrai que, dans l’histoire du christianisme, le culte de la Vierge Marie prendra de plus en plus d’importance mais ce n’est pas vrai dans les évangiles eux-mêmes. Elle y apparaît de façon épisodique : à la conception, la naissance et l’enfance de Jésus et aux noces de Cana où elle se fait quelque peu rabrouer par son fils : « Jésus lui répondit : Que me veux-tu, femme ? » 23. Curieusement la généalogie de Jésus est établie par l’intermédiaire de Joseph, ce qui est illogique puisque celui-ci n’en est pas le vrai père 24. Seul Jean mentionne sa présence parmi les nombreuses femmes présentes à la crucifixion 25. Enfin si Marie est déclarée vierge lors de la conception miraculeuse de Jésus, elle ne semble pas, au contraire de ce que prétendra plus tard la dévotion mariale, l’être restée ensuite. En effet on parle de Jésus comme de son « fils premier né » et de ses frères 26. Par contre ce qu’on appelle le Proto évangile de Jacques, un texte du IIème siècle qui connut une grande diffusion en Orient mais ne fut pas repris dans la recension officielle des évangiles, parle de Marie comme étant « de la tribu de David et sans tache devant Dieu » et raconte la curieuse anecdote de Salomé qui veut contrôler la virginité de Marie après la naissance de Jésus et voit, en guise de punition, sa main dévorée par le feu 27. Cette anecdote, qui se retrouvera dans l’iconographie chrétienne, insiste de façon populaire et crue sur la virginité de Marie, non seulement à la conception de Jésus mais après sa naissance. La même importance accordée à la virginité se retrouve, dans les Actes de Jean, texte apocryphe écrit sans doute vers 150 en Egypte. Jean y dit à Jésus : « Toi qui m’as gardé pour toi jusqu’à cette heure pur et vierge de toute union avec une femme » 28. Mis à part ces quelques passages, écrits en général tardivement, et le fait que Jésus lui-même n’était lui-même pas marié, on peut conclure que le fondateur de la religion chrétienne a vécu dans un entourage largement féminin et n’a pas prôné le célibat. Il n’y a pas chez lui de théorie relative à la sexualité et moins encore à une quelconque continence sacerdotale. Le problème sexuel, qui deviendra un des points les plus importants et les plus contentieux de la nouvelle religion, semble avoir peu préoccupé son fondateur. Paul et « l’homme d’une seule femme »

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Après Jésus vient Paul de Tarse, grand propagateur du christianisme parmi les païens, fondateur de nombreuses communautés à travers la Méditerranée orientale, auteur de multiples lettres ou épitres, missionnaire itinérant, propagandiste, organisateur, moraliste et théologien. Il influença de façon déterminante ce qui n’était finalement qu’une secte juive sans avenir, privée de son chef dans des conditions ignominieuses, pour en faire la première religion universelle connue. D’après un texte postérieur, les Actes de Paul, écrit en Asie Mineure vers 150, il aurait été « un homme de petite taille, à la tête dégarnie, aux jambes 22

Evang. Matt. , 1 :18-25 ; Evang. Luc, 1 : 26-38. Evang. Jean, 2 : 4. 24 Evang. Matt. 1 :16 ; Evang. Luc, 3 :23. 25 Evang. Jean, 19 : 25-27. 26 Evang. Luc, 2 :7 ; Actes Apôtres, 1 :14. 27 Proto évang. Jacques, 10 : 1 ; 20 : 1-4, (Apocryphes chrétiens, 1, p. 91, p. 100). 28 Actes Jean, 113, Apocryphes chrétiens, 1, p. 1036. 29 1 Ep. Corinthiens, 7 : 2. 23

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arquées, vigoureux, aux sourcils joints, au nez légèrement aquilin, plein de grâce » 30. Brillant orateur, il parle en public un peu partout où il passe, à Antioche, à Thessalonique et à l’aéropage d’Athènes devant des philosophes quelque peu sceptiques 31. Ecrivain charismatique, il nous a laissé des lettres ou épitres, écrites à des communautés chrétiennes initiales, répandues en Méditerranée orientale. Les Actes des Apôtres nous font également part de son activité. Il n’avait pas personnellement connu le Christ mais fut sans doute le premier auteur chrétien dont nous ayons gardé trace, puisque son épitre aux Thessaloniciens daterait de l’an 49 et serait antérieure à la rédaction de tous les évangiles. Paul de Tarse, dont on a prétendu qu’il fut le véritable fondateur du christianisme et qui du moins l’influença profondément, prêcha une morale austère, dans la ligne des morales juive et stoïcienne. Il se dit lui-même d’origine juive : « Je suis moi-même Israëlite, de la descendance d’Abraham, de la tribu de Benjamin » 32, mais, bénéficiaire d’une vision sur le chemin de Damas, il se démarqua du judéo-christianisme pratiqué à Jérusalem et s’adressa aux « Gentils », aux païens étrangers au judaïsme. Il entra même à ce sujet dans un conflit violent avec les chefs de la communauté de Jérusalem qui voulut vainement imposer à ces nouveaux convertis les pratiques juives et, entre autres, la circoncision. Son enseignement, assure-t-il, lui vient directement de Dieu et non par le truchement des hommes, à savoir les apôtres 33. Imaginons d’abord ce que pouvait être le christianisme du premier siècle. Des communautés, qui se réclament de Jésus et promettent le salut à leurs adhérents, se sont créées de ci de là dans le bassin méditerranéen oriental. Plus ou moins occultes, elles sont composées essentiellement de païens ou de personnes qui avaient fréquenté les synagogues mais avaient été rebutées par les prescriptions rituelles juives. Leurs doctrines et leurs pratiques pouvaient différer entre elles. A cette époque commence à s’installer dans chacune de ces communautés chrétienne une organisation locale avec un chef : l’épiscope ou évêque, un groupe de responsables et de conseillers qui l’entourent : les anciens, et enfin un responsable des finances et de la gestion matérielle du groupe : le diacre. En outre Paul et d’autres missionnaires itinérants assurent une sorte de coordination entre les groupes locaux. Or de tous les membres de cette organisation, qui entoure la chrétienté naissante et qui constitue la première forme de clergé, Paul n’exige nulle part le célibat mais simplement une vie honorable. Il semble lui-même marié, comme les autres missionnaires qu’accompagnent, dans leurs déplacements de communauté en communauté, leurs épouses et il revendique ce droit: « N’aurions-nous pas le droit d’emmener avec nous une femme chrétienne comme les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas » 34. Les responsables locaux, l’évêque, les anciens et les diacres, sont mariés eux aussi et doivent donner l’exemple de bons pères de famille : le choix d’une femme convenable, la fidélité conjugale, la bonne éducation des enfants, soit un ensemble de qualités domestiques 35. Il dit par exemple des évêques : « Aussi 30

Actes de Paul, Apocryphes chrétiens, 1, p. 1127-1177, ici 3 : 3, p. 1129. Actes Apôtres, 13 : 16-41 ; 17 : 2-3, 19-32 32 Ep. Rom. 11 :1. 33 Ep. Galates, 1 :11-12 ; 2 ; Actes Apôtres, 15 :1-35. 34 Ep. 1 Cor. 9 :5. 35 Les anciens: “Chacun d’eux doit être irréprochable, mari d’une seule femme, avoir des enfants croyants » (Ep. Tite, 1 :5-6). Les diacres: Que les diacres soient maris d’une seule femme, qu’ils gouvernent bien leurs enfants et leur propre maison » (Ep. 1 Tim 3 : 12). 31

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faut-il que l’épiscope soit irréprochable, mari d’une seule femme, sobre, pondéré, de bonne tenue, hospitalier, capable d’enseigner… Qu’il sache bien tenir sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission en toute dignité ». Il ajoute, avec bon sens, qu’un évêque, incapable de tenir sa propre maison, ne peut s’occuper de la communauté 36. Dans tout cela pas de célibat clérical. Bien au contraire. S’il exista rapidement une forme de clergé chrétien, ce clergé devait tout au plus se conduire convenablement et donner le bon exemple aux autres pères de famille. Il ne pouvait donc se voir astreint au célibat. Cependant Paul laisse un message ambigu. D’une part il prône d’une façon générale la chasteté : « Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme ». Le mariage ne sert qu’à « éviter tout dérèglement » ou, exprimé de façon plus brutale « Il vaut mieux se marier que brûler ». C’est là l’apologie de la chasteté étendue à tous les chrétiens, le mariage devenant un pis-aller pour ceux qui ne sont capables de la supporter. Ce message n’est en aucun cas destiné aux prêtres mais à tous les fidèles ou aux plus courageux d’entre eux. Après Jésus, pour qui la chasteté ne semble pas un facteur déterminant pour le salut, après celui qui a vécu entouré de femmes, qui a pardonné à la femme adultère et qui se laissait parfumer le corps par une pécheresse sans en éprouver d’embarras, voici que le sexe, ou plutôt la peur du sexe, fait son apparition dans la religion chrétienne en devenir. Dans le même texte l’auteur dit aussi ce qui peut sembler le contraire de cet appel à la chasteté : « Que chaque homme ait sa femme » 37. Pour Paul mieux vaut rester chaste mais, tenant compte de la faiblesse humaine et pour éviter la damnation, il est généralement recommandé de pratiquer la monogamie. Sans même chercher des raisons psychologiques sous-jacentes, on peut croire que Paul, responsable de communautés occultes et encore mal définies et qui craint les calomnies à leur sujet, ait voulu simplement s’assurer que ces nouveaux adeptes se conduisent de façon convenable pour éviter toute suspicion, toute moquerie et toute médisance à leur égard. Si on veut bien considérer les lettres de Paul comme des espèces de lettres pastorales destinées à maintenir, lors de problèmes particuliers, une saine discipline dans les communautés dont il a la charge, ces recommandations en faveur du bon ordre dans les ménages, à une époque où les groupements occultes sont soupçonnés d’immoralité, n’ont rien qui porte à conséquence. Cela peut vouloir dire que les premiers chrétiens, qui mènent une vie différente et séparée du gros de la population, ne doivent pas donner prise à leurs détracteurs en suivant des mœurs dissolues. Mais on interprètera rapidement ces lettres tout autrement. Paul sera considéré avec Pierre comme un des fondateurs de l’Eglise et porté aux nues. Chacune de ses paroles, transformée en révélation divine, sera interprétée et discutée pendant des siècles par des multitudes de moralistes, de juristes et de théologiens. Chacun de ces textes, dictés sans doute initialement par l’opportunisme et le bon sens, deviendra la parole de Dieu et fera loi dans l’Eglise future. Or, en ce qui concerne le clergé en devenir, les deux phrases de la première épitre aux Corinthiens se transforment en brûlot. Comment concilier : « Il est bon pour l’homme de s’abstenir de la femme » et « Que chaque homme ait sa femme » ? Les défenseurs de la chasteté cléricale prétendront, sur base de cette première phrase, que le clergé doit s’abstenir de la femme. Ses adversaires 36 37

Ep. 1 Tim 3 : 2-5. Ep. 1 Cor. 7: 1-2, 9.

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argueront au contraire du fait que, si chaque homme doit avoir une femme, les clercs sont des hommes comme les autres et peuvent se marier. On polémiquera ainsi pendant des siècles autour d’un même texte qu’on mettra à toutes les sauces. Des partisans du mariage des prêtres se baseront sur Paul pour mettre sur le même pied prêtres et laïcs et les autoriser tous à se marier. Ce fut le cas de Clément d’Alexandrie, un théologien modéré, pour qui : « L’Eglise accepte l’homme d’une seule femme, qu’il soit prêtre, diacre ou laïc». Mais des adversaires du mariage des prêtres, comme Théodulphe d’Orléans, imagineront que la même phrase « Que chaque homme ait sa femme » ne s’adresse qu’aux laïcs : « L’ordre de Paul s’adresse, non aux prêtres, mais aux laïcs pour qu’ils ne tombent pas dans la fornication, l’adultère, la sodomie et les choses immondes » 38 . On pouvait donc faire de ces textes ce qu’on voulait et c’est bien ce qui se passera. A cet égard notons immédiatement que le concept paulinien « homme d’une seule femme » qui, cela va de soi, interdit la bigamie, fut étendu au remariage d’un veuf ou d’une veuve. L’Eglise antique et médiévale considéra avec suspicion le remariage après veuvage et même s’y opposa, le divorce étant évidemment interdit. C’est là une des premières et, à nos yeux, étranges extensions d’un morceau de phrase extrait d’un texte de Paul. Ceci prouve déjà combien chaque phrase, chaque fragment de phrase, chaque mot des textes considérés comme sacrés, étaient scrutés, analysés, sujets à des discussions et à des gloses sans fin et poussés à des interprétations extrêmes, que les auteurs originaux n’avaient vraisemblablement pas imaginées. Enfin parmi ces textes sacrés, qui forment la base de la religion chrétienne, il existe une prédiction de la fin des temps appelée Apocalypse, un texte qui nous paraîtrait aujourd’hui curieux, sinon dénué de tout bon sens, s’il ne préfigurait pas à sa manière des craintes actuelles sur la fin du monde. En ce qui concerne la chasteté, ce texte nous dit de façon obscure (tout est obscur dans ce genre de prévisions à la Nostradamus dont on peut conclure ce qu’on veut) : « Ils ne se sont pas souillés avec des femmes car ils sont vierges ». Le même texte et les Actes des Apôtres semblent viser la secte de Nicolas, un inconnu, qu’ils critiquent violemment mais sans qu’on sache pourquoi 39. Plus tard on assimilera, sans aucune sorte de preuve, ces partisans de Nicolas ou « Nicolaïtes » aux prêtres mariés. Tertullien le fera déjà et surtout vers 1050 Pierre Damien, grand pourfendeur de prêtres mariés : « Nicolas est un de ceux… qui prêchait que les clercs de tous ordres pouvait s’unir en mariage avec des femmes… Les clercs mariés sont appelés Nicolaïtes, du nom d’un certain Nicolas, qui prêchait cette hérésie » 40. Ces accusations, qui ne reposent pas sur les documents originaux, constituent purement et simplement du pieux détournement de texte. On peut affirmer que le célibat des prêtres n’a aucune base dans les textes sacrés du christianisme et que les grandes figures à l’aube de cette religion, Jésus, Paul, les apôtres ne se sont pas souciés de la chasteté du clergé. C’est ce qu’a déjà reconnu, bien avant nous, vers l’an 400, saint Augustin, peu suspect en général de laxisme : « Le mariage n’est nulle part condamné dans l’Ecriture » 41. 38

CLEMENT d’ALEXANDRIE, Stromates, livre 3, chap. 12, PG 8, 1, col. 1189 ; THEODULPHE, MGH Cap. Episc., Theodulf, cap. 2, VIII, 5, 170. 39 Actes 6 :5 ; Apocalypse, 2 :6 ; 2 :15 ; 14 : 3-4. 40 TERTULLIEN, Contre Marcien, Corpus Christianorum, p. 473; TERTULLIEN, De la Pudeur, Corpus Christianorum, p. 1320; PIERRE DAMIEN, Lettre sur l’incontinence des évêques, p. 216, p. 286. 41 SAINT AUGUSTIN, Le bien du mariage, Nouvelles Bibliothèque augustinienne, Brepols, 1992, 23, 29.

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Mais d’où vient alors cette obligation, qui va de pair avec une répulsion profonde envers les œuvres de la chair ? D’où vient cette première mutation du christianisme, où la lutte contre les pulsions sexuelles élémentaires de l’homme va prendre une place primordiale ? D’où viennent cette hantise et cet effroi du sexe, qu’on retrouve toujours, vingt siècles plus tard, dans le christianisme d’aujourd’hui ? Il faut, pour comprendre le phénomène, avoir un regard plus large, sortir provisoirement de notre sujet, abandonner Jésus, Paul et les premières communautés chrétiennes pour examiner le monde dans lequel vivaient ces communautés et pour sentir les grandes mouvements spirituels, religieux et philosophiques qui traversaient ce monde. Car le christianisme fut le fruit de son époque, une époque bien confuse et fort troublée. Il naquit et se développa, au Ier siècle, dans une vaste région de rencontres et de confluences qui couvraient le Moyen Orient et la Méditerranée orientale, de la Sicile à l’Iran, de l’Egypte à la Mer Noire. Plus que l’œuvre d’un dieu, d’un prophète, d’un homme ou d’un groupe d’hommes, il fut la résultante de multiples mouvements de pensée à l’œuvre à l’époque et, pour le meilleur et le pire, une religion essentiellement syncrétiste 42. C’est peut-être ainsi que nous trouverons la clef de notre problème. Rencontres méditerranéennes La première religion qui marqua évidemment le christianisme fut le judaïsme. Jésus, Paul et les apôtres étaient juifs, ils vécurent dans le monde juif et les écrits sacrés chrétiens font sans cesse référence aux prophètes et à l’histoire du peuple juif. Il ne faudrait cependant pas en déduire que la nouvelle religion n’est qu’un avatar de l’ancienne. Rompant dans une entrevue houleuse avec les coutumes juives, entre autres la circoncision, Paul et ses comparses, issus du monde judaïque, l’avaient quitté en claquant la porte. La suite des événements ne fera que donner raison à ces « sécessionnistes » : le judéo-christianisme maintenu à Jérusalem par le frère de Jésus, Jacques, ne fera plus que végéter après la décapitation de ce dernier, la masse des nouveaux chrétiens viendra du monde non juif puisque Paul leur dit « lorsque vous étiez païens » 43, tandis que les vaines révoltes des Juifs contre Rome en 70 et 130 feront pour des siècles de ce peuple un peuple d’errants. D’autre part nous avons déjà vu que les textes chrétiens avaient été écrits en grec dans un milieu géographique et culturel entièrement différent du monde juif, à l’intention de communautés situées endehors de celui-ci, en Grèce, en Egypte, en Syrie, en Anatolie et ailleurs. Il n’empêche que le judaïsme marqua le christianisme sous deux formes. On se souviendra toujours de l’origine juive de Jésus et, d’autre part, les chrétiens, à qui manquaient des textes sacrés anciens à une époque où l’ancienneté faisait le prix des choses, utilisèrent les textes juifs en changeant leur sens, en les transformant en textes allégoriques et prémonitoires de la nouvelle foi, en faisant de la bible juive l’ancien testament chrétien. La manne du désert devint l’annonce de l’eucharistie, le nouveau peuple élu le peuple chrétien et les prophètes ne firent plus qu’annoncer l’arrivée du Christ. Ce détournement 42

E. DREWERMANN, De la naissance des dieux à la naissance du Christ, Le Seuil, 1992 (trad.). “Je me suis opposé à lui ouvertement car il s’était mis dans son tort” (Ep. Galates, 2 :11). Dans les Actes des Apôtres, l’entrevue est manifestement édulcorée pour maintenir une apparence d’unité (Actes Apôtres, 15 :28) ; Actes des Apôtres, 12 :2 ; 1 Cor 12 : 2.

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systématique des textes, ce vol de sens permirent aux chrétiens d’enlever toute légitimité à leurs prédécesseurs tout en se l’attribuant à eux-mêmes. Que trouve-t-on dans cet « ancien testament » à propos de l’état civil du clergé ? Les prêtres, fils d’Aaron et de la tribu de Lévi, qu’on dit « consacrés à leur Dieu » et « capables de distinguer le pur et l’impur, le sacré et le profane » sont mariés et ont des enfants : « ses fils Eléazar et Itamar… les prêtres fils d’Aaron ». Ils ne peuvent cependant prendre pour épouse une prostituée et le grand-prêtre doit épouser une vierge qui, par un phénomène d’endogamie sacrée, doit être une de ses parentes pour ne pas « introduire une descendance profane dans sa parenté ». Le prêtre « ne peut épouser une femme veuve ou répudiée mais seulement une vierge de la race d’Israël ; il peut épouser la veuve d’un prêtre ». Ce qui nous rapproche plus de la pureté sexuelle à respecter en approchant du sacré, c’est l’injonction de Moïse au peuple avant l’apparition de Dieu sur le mont Sinaï : « Soyez prêts dans trois jours. N’approchez pas vos femmes ». En souvenir du buisson ardent, on dira au moyen âge d’un moine chrétien : « Son corps est un buisson, semblable au buisson ardent dans lequel Dieu se manifesta à Moïse, « qui brûle sans se consumer et conserve toujours sa virginité » 44. Parmi les Juifs, les Esséniens ont peut-être le plus étroitement influencé la nouvelle religion, puisque Jean-Baptiste, et peut-être Jésus dans sa jeunesse, pourraient en avoir fait partie. Vivant dans la continence, ils voulaient séparer Israël du monde païen et retourner à la simplicité du premier couple avant la faute 45. C’est déjà le programme des ascètes chrétiens que nous rencontrerons dans les déserts d’Egypte et de Syrie. Mais d’autres courants traversaient le bassin méditerranéen oriental et d’autres communautés voisinaient avec celles qui se réclamaient de Jésus. Une multitude de cultes, venus d’Orient, profita de cette première « mondialisation » que représentait l’empire romain. Cette invasion religieuse justifia la fameuse phrase de Juvénal : « L’Oronte de Syrie se déverse dans le Tibre » 46. Il est difficile d’établir les influences réciproques entre certains de ces cultes et le christianisme mais il existe des similitudes qui laissent supposer leur existence. Le culte de la déesse phrygienne Cybèle, mère des dieux et des hommes, présentait de curieuses analogies avec le christianisme à ses débuts. On y célébrait au printemps des cérémonies où Attis, né d’une vierge et amant de la déesse, était tué puis ressuscite. Tout cela, la naissance par une vierge, la mort et la résurrection au printemps, est proche du christianisme. Les prêtres de Cybèle, les Galli¸ se châtraient publiquement dans des fêtes scandaleuses. Même si le christianisme officialisé mettra fin à ces fêtes obscènes, même si le concile de Nicée interdira aux prêtres de se châtrer, la continence imposée au clergé constituera une forme de castration, non pas sanguinaire mais tout aussi exigeante 47. Venu d’Egypte, le culte d’Isis semble proche du dualisme chrétien, partagé entre le bien et le mal. Son époux Osiris ressuscite, comme l’âme qui doit se 44

Lévitique, 10:6-10; 1: 5 ; 21:7 ; 13-15; Ezechiel 44 : 22-23 ; Exode, 3 :2 ; 19 :14-15 ; Vie d’Ulrich de Celles, AA SS, Juillet III, p. 146-161. 45 BROWN, Renoncement, p. 62-67. 46 JUVENAL, Satires, 3, 62. 47 Ph. BOURGEAUD, La mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, 1996 ; M.G. LANCELLOTTI, Attis, Leiden-New York, 1995 ( Religions in the Graeco-Roman World, 149) ; G. SFAMENI GASPARRO, Soteriology and Mystic Aspects in the cult of Cybele and Attis, Leiden, 1985 ( Etudes préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain, 103). « Si quelqu’un s’est châtré lui-même, alors qu’il est en bonne santé, il ne peut plus être rangé dans le clergé », (Conc. Nicée, canon 1).

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libérer de la matière pour gagner le domaine des esprits purs et se purifier du péché pour obtenir l’immortalité. Les disciples de cette secte devaient faire un stage dans la continence. Comment ne pas reconnaître aussi dans l’image d’Isis assise portant Horus la préfiguration de Marie portant le Christ 48? Quand on visite la vieille église San Clemente à Rome, on peut voir, sous le sanctuaire actuel et les églises antérieures qui l’ont précédé, les vestiges d’un temple de Mithra, le principal culte concurrent du christianisme à ses débuts. En ce lieu imprégné d’histoire, Mithra était présent avant Jésus. Avatar du Zoroastrisme persan et répandu par les légions à travers l’empire, c’était un culte d’hommes où les femmes ne jouaient qu’un rôle mineur mais, dans les repas pris en commun, on y sacrifiait l’eau et le vin 49. Plus tard, au IIIème siècle, vint Mani, qui, prêchant en Mésopotamie, voulait unir christianisme, zoroastrisme et bouddhisme. Pour expliquer l’existence du mal, il imagina une lutte permanente entre le bien et le mal, les ténèbres et la lumière et institua deux classes de fidèles, les élus célibataires et les écouteurs à leur service. La lutte entre le bien et le mal et la création d’un clergé célibataire sont dans la ligne du christianisme. Eusèbe de Césarée, craignant sans doute l’emprise de Mani, le traita de « fou…qui s’efforçait de contrefaire le Christ… et qui cousait ensemble des doctrines mensongères et athées ». Il y avait de quoi le craindre. Dans sa jeunesse saint Augustin fut manichéen, ce qui prouve les similitudes entre les deux religions 50. Mais l’élaboration de la société chrétienne fut aussi, beaucoup plus qu’on ne le croit, redevable à la pensée grecque dans laquelle elle vivait car le christianisme se développa, en ces siècles de sa jeunesse obscure, au sein d’une société marquée par l’hellénisme. Celui-ci, depuis Alexandre le Grand, avait imposé ses façons de penser à l’Orient. Syracuse, Alexandrie et Antioche étaient des villes grecques ; les intellectuels romains parlaient grec ; la pensée grecque avait submergé le monde sémite. Les textes sacrés du christianisme, tout comme les livres de ses premiers penseurs, Justin, Clément ou Origène, furent écrits en grec. Or ce monde grec était marqué par Platon, pour qui l’homme a une âme divine emprisonnée dans un corps matériel. Ses oeuvres Phédon et Timée influenceront toute la pensée chrétienne et entre autres Basile de Césarée et le monasticisme oriental : la vertu y est le bien unique, elle réside dans une existence spirituelle et libérée des exigences physiques, dans le souci permanent de s’exercer à mourir et dans un dualisme absolu. Le corps et l’âme ressortent de deux principes différents et, au contraire du corps, l’âme est immortelle : « Il est impossible qu’une âme, quand la mort s’approche d’elle, périsse… L’âme ressemble au divin et le corps à ce qui est mortel ». Cette dualité entre l’âme et le corps va créer, chez les moines et dans le clergé chrétien, le rejet des impulsions physiques et une profonde méfiance envers la sexualité, considérée comme la plus puissante et la plus dangereuse de ces exigences 51. 48

J. BUREL, Isis et les Isiaques, Paris, 1911 ; S.A. TAKACS, Isis and Sarapis in the Roman World, LeidenNew York, 1995 ( Religions in the Graeco-Roman World, 124) 49 F. CUMONT, Les Mystères de Mithra, Paris, 1902 ; R. TURCAN, Mithra et le Mithriacisme, Paris, 1993. 50 F. DECRET, Mani et la tradition manichéenne, Paris, 1974 ; PETER BROWN, Augustine of Hippo, Faber and Faber, 1967 ; EUSEBE DE CESAREE, Histoire ecclésiastique, 7, 31, Sources Chrétiennes, 41, p. 221. 51 PLATON, Phédon, trad. M. DIXSANT, Flammarion, 2005, p. 190, 243 ; M.ELKAISY-FRIEMUTH (éd.), The afterlife of the Platonic soul. Reflections of Platonic psychology in the monotheistic religions, Brill, 2009 ; D. AMAND, L’ascèse monastique de saint Basile, Editions de Maredsous, 1948, p. 61-71 ; J.M. RIST, Platonism an its Christian Heritage, Variorum, Londres, 1985 ; P.W. van der HORST, Hellenism-JudaismChristianity, Louvain, 1998.

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La pensée platonicienne fut poursuivie et amplifiée dans le néoplatonisme, initié par Plotin (205-270), qui refusa de se marier et, poussant la pudeur à l’extrême, ne prit jamais de bain. Les Néoplatoniciens, lointains héritiers de Platon, méprisaient complètement le corps matériel pour vouloir vivre dans le monde des idées. Par l’extase, la méditation et l’ascèse, l’âme humaine, prisonnière du corps, pouvait remonter vers l’âme suprême. Il fallait pour cela rester pur et rompre ainsi les attaches avec le monde physique 52. Enfin il y a les stoïciens, ces Zénon, Cléanthe, Epictète, esclave affranchi, et Sénèque, le malheureux précepteur de Néron, dont certains chrétiens iront jusqu’à dire « Ils étaient déjà des nôtres ». Outre leur morale stricte, dont on a conservé jusqu’à nos jours le mot stoïque, ils croyaient en un principe unique qui guide toute chose, l’âme divine ou le Logos, ce Logos, ce Verbe, par lequel débute, curieuse coïncidence, l’évangile de Saint-Jean : « Au commencement était le Verbe » 53. Tous ces gens n’étaient pas chrétiens mais combien leur pensée était proche et combien ce souci de pureté et d’élévation préparait les esprits à l’idéal chrétien de chasteté et à sa concrétisation par excellence : la chasteté du prêtre. Paul n’était-il pas sous l’influence de tout ce courant de pensée hellénistique quand il écrivait aux Romains : « Vous, vous n’êtes pas sous l’empire de la chair mais de l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous ». Plus tard, dans le but de justifier la chasteté cléricale, Jérôme dira que « les meilleurs philosophes anciens, dont Pythagore et Platon, préféraient la vertu aux voluptés » 54. Le paganisme connaît même une espèce de saint, le philosophe néopythagoricien, ascète et thaumaturge, Apollonius de Tyana, dont un disciple écrivit la Vie, tout comme au travers du moyen âge les moines se plairont à écrire et à lire les Vie des saints chrétiens. Voilà donc un précurseur païen de l’hagiographie ou de la rédaction des Vies de saints 55. En somme le paganisme, sur son déclin, tout comme les mouvements religieux issus de l’Orient y compris le Judaïsme, portaient en eux, en un brassage gigantesque, les éléments qui marqueront à jamais le christianisme encore en train de se chercher, surtout la différence intrinsèque entre l’esprit et la matière et la subordination de la matière à l’esprit. C’est dans l’approche de la sexualité que cette différence et cette subordination apparaissent le plus clairement. C’est là aussi que ces phénomènes se font les plus paradoxaux. Car, si la sexualité provient du corps et est méprisable, elle est en même temps indispensable pour la reproduction de la race, tout comme elle peut sembler, pour un grand nombre de personnes, source d’épanouissement et de bonheur. Peut-on imaginer la sexualité interdite à toute la population ou à une partie d’entre elle ? Restreinte à la simple reproduction de l’espèce humaine ? Tolérée mais méprisée ? Encadrée dans des limites strictes ? Si la sexualité est interdite à certains, sur quelle base opérer cette sélection ? La nouvelle religion, si elle veut conquérir le monde ancien, devra apporter une réponse à ces problèmes de son temps. C’est dans ce brassage culturel, dans ces approches multiples de la sexualité, dans cette relation entre le spirituel 52

Les écrits de Plotin, P. HADOT (dir.), Le Cerf, 1988 ; J.M. CHARRUE, Plotin lecteur de Platon, Les Belles Lettres, 1987 ; R. JOLIVET, Plotin et Saint-Augustin ou le problème du mal, 1931 ; P. REMES, Neoplatonism, Stocksfield, 2008 . 53 A BONHOEFFER, Epiktet und das Neue Testament, A Töpelmann, Giessen, 1011 ; J.N. SEVENSTER, Paul and Seneca, Leyde, 1961 ; Evang. Saint Jean, 1 :1. 54 Romains, 8 : 9 ; JEROME, Contre Jovinian, 1, 4, PL 23, col. 225. 55 PHILOSTRATE, Vie d’Apollonios de Tyane, dans P. GRIMAL (éd.), Romans Grecs et Latins, La Pléiade, 134, Paris, 1958, p. 1031-1338 ; J. L. BERNARD, Apollonius de Tyane et Jésus, Laffont, 1977.

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et le matériel, entre l’âme et le corps, c’est là que pourrait se trouver l’origine lointaine du célibat sacerdotal. Hommes et femmes dans les communautés chrétiennes. Essayons de voir de plus près ce qui se passait dans les communautés chrétiennes primitives, des communautés secrètes et populaires dont les deux à trois premiers siècles sont peu connus. C’est autour de l’an 300 qu’elles prennent la primauté dans l’empire romain et que la religion chrétienne est officiellement reconnue. En même temps se pose le problème de la continence du clergé. Avant cette date il est difficile de savoir ce qui se passait autour du problème de la chasteté des adhérents à la nouvelle foi en général et de celle du clergé en particulier. Ceci d’autant plus que le christianisme des origines est multiple et donc difficile à cerner. Il n’existe pas à l’époque d’organisme centralisateur, de doctrine unique ni de loi uniforme. Plus tard on parlera rétrospectivement de certains mouvements du début comme hérétiques mais il n’y a d’hérésie que s’il existe une règle à partir de laquelle les déviations sont possibles. Faute de règle unique pas d’hérésie ou tout n’est qu’hérésies. Il a pu initialement y avoir autant de christianismes différents qu’il y avait de communautés chrétiennes. Les textes sacrés eux-mêmes sont révélateurs de tendances divergentes et l’évangile de Jean ne nous raconte pas la même chose que celui de Luc ou les épitres de Paul. Ce fut à la fois la richesse et le malheur du christianisme que de débuter son existence sur base de sources susceptibles d’interprétations multiples et porteuses, en elles-mêmes, des conflits à venir. C’est peu à peu que certaines tendances furent considérées comme orthodoxes et d’autres comme erronées. Tertullien dira de certaines théories déclarées hérétiques, les théories gnostiques, qu’elles étaient comparables à une forêt tant elles étaient nombreuses et compliquées 56. Mais c’est tout le christianisme des origines qui semble avoir présenté ce caractère. Des textes de la fin du premier siècle, il semble que les responsables religieux, évêques, prêtres et diacres, des communautés chrétiennes étaient mariés. C’est ce qui ressort, nous l’avons vu plus haut des textes de Paul. Evêques, diacres et anciens doivent être « maris d’une seule femme et bons pères de familles ». Toujours dans les mêmes textes les femmes semblent avoir formé une partie importante et influente des communautés chrétiennes. La secte chrétienne est, à ses origines, une religion de femmes, par opposition au culte de Mithra, religion d’hommes et surtout de soldats. Ici que de femmes ! Paul luimême parle d’Apphia « notre sœur », de Persis, de Julie et sa sœur Olympas, de Claudia, d’Hyménée et d’Evodie, de la mère de Rufus, de l’Athénienne Damaris, de Marie « qui s’est donné beaucoup de peine ». Timothée est converti par sa grand-mère, Loïs, et sa mère, Eunice 57. Ce rôle provient-il de l’importance des femmes dans les récits sur la vie de Jésus ? Ou au contraire est-ce l’importance des femmes dans les communautés chrétiennes qui accentua dans les écrits des évangélistes le rôle des femmes autour de Jésus ? Les évangélistes ont pu placer beaucoup de femmes autour de Jésus parce qu’ils étaient eux-mêmes entourés de femmes et devaient leur plaire 56

“Dans les forêts des gnostiques » ( TERTULLIEN, contre Valentin, p. 154). Tite, 1 :5-6 ; 1 Tim 3 : 2-4, 3 : 12. Philémon, 2 ; Rom. 16 :15 ; 2 Tim 1 : 5 ; 4 : 19-21 ; Philip. 4, 2-3 ; Actes des Apôtres, 17 : 34. Voir R. SHEPARD KRAEMER et M.R. D’ANGELO (éd.), Women and Christian Origins, Oxford Univ. Press, 1999.

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ou, au contraire, c’est l’exemple des évangiles qui a attiré les femmes dans les communautés se réclamant de celui-ci. On ne saura jamais rien de l’interaction entre ces deux phénomènes mais les deux explications sont sans doute exactes. Toujours est-il que le christianisme naissant semble avoir été peuplé de femmes. Ce furent sans doute elles qui firent le succès de la nouvelle religion. Il faut dire que le monde antique, surtout cette Rome de la décadence, était dur pour les femmes, trompées par des maris volages et traitées en prostituées. L’homosexualité, surtout masculine, semble y avoir été courante 58. Quant au Mithracisme, qui constitua, à un moment, le grand concurrent du christianisme, c’était une doctrine violente d’hommes et de soldats où les femmes ne trouvaient pas de place. L’enseignement chrétien par contre enseignait l’indissolubilité du mariage et l’égalité de traitement entre l’homme et la femme, y compris dans leurs fautes. Il assimilait dans le Christ les races, les classes sociales et les sexes : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ ». Il condamnait la débauche : « le corps n’est pas pour la débauche » et surtout il interdisait la répudiation et ainsi protégeait la femme contre les caprices de son mari car Paul avait écrit : « que le mari ne répudie pas sa femme », suivant en cela la parole de Jésus : « Si quelqu’un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère ». On peut prétendre que l’enseignement chrétien, à ses origines, a constitué une réhabilitation et une libération des femmes, ce qui explique son succès auprès d’elles 59. Il semble même que les femmes chrétiennes, sans doute des veuves plus riches que leurs congénères mâles, aient pu jouer un rôle central dans ces groupuscules en fournissant de l’argent et des lieux de réunion. Tabitha fait des bonnes œuvres et des aumônes. A Laodicée, (près de Pamukkale en Turquie), la communauté se réunit dans la maison de Nympha. A Jérusalem c’est chez Marie, mère de Jean surnommé Marc, que viennent prier les chrétiens et que se réfugie Pierre. A Philippes (aujourd’hui détruite) en Macédoine c’est chez Lydie, marchande de pourpre, originaire de la ville de Thyatire ( aujourd’hui Akhisar en Turquie), que loge Paul 60. Enfin il existera jusqu’au VIème siècle une fonction, au sein de la hiérarchie cléricale, spécifiquement réservée aux femmes : celle de diaconesse. La première dont nous ayons connaissance est une certaine Phoébé, diaconesse de l’église de Cenchrées « dont elle protège les fidèles » 61. Cenchrées était un des ports de Corinthe en Grèce. La diaconesse était l’équivalente du diacre et nous voyons combien l’Eglise des origines était ouverte aux femmes puisque le diacre, qui s’occupait de la gestion des biens et des aumônes de la communauté, venait directement après le prêtre dans la hiérarchie. On verra comment a évolué ensuite la fonction de diaconesse. Donc, non seulement les communautés primitives n’imposaient pas le célibat aux prêtres, mais les femmes y jouaient un rôle important, par leur nombre, leur position sociale et la place qu’elles étaient susceptibles d’occuper

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« ils organisent le marché de la prostitution… les hommes pratiquent sur les hommes des actes horribles… eux les impurs et les pédérastes… » ( ATHENAGORE, Supplique, XXXIV, p. 163). 59 « Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » (Evang. Marc, 10 : 9) ; « Que le mariage soit honoré de tous et le lit conjugal sans souillure car les débauchés et les adultères seront jugés par Dieu » ( Ep. Hébreux, 13 : 4) ; Ep. Gal. 3 : 28 ; 1 Ep. Corinth., 6 :13 ; 7 :11 ; Evang. Matt. 19 :9. 60 Actes des Apôtres, 9 : 36 ; 12 : 12 ; 16 : 14-15.Ep. Coloss. 4 : 15. 61 Ep. Romains, 16 :1.

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dans le clergé. Il n’existait pas à cette époque d’ostracisme systématique envers les femmes ni d’imposition du célibat aux membres du clergé. Cependant dès les origines il y eut, au sein du christianisme, des mouvements divergents prônant la chasteté, généralisée ou non. Ils s’intégraient aux philosophies et aux religions ascétiques ou du moins spiritualistes, dont nous avons vu l’importance dans le monde romain. Comme il n’existait pas encore d’organe unificateur au sein du christianisme, celui-ci était soumis tant aux grands courants de pensée venus d’ailleurs qu’aux traditions locales. Il se développa ainsi en son sein des tendances diverses. Elles prêchaient souvent, dans une vision pessimiste de l’univers, la fuite vers un autre monde et exaltaient la spiritualité et la continence. Ce fut surtout vrai des gnostiques, de Valentin, Marcion, Basilide. Pour eux l’âme était emprisonnée dans la matière, le dieu de l’ancien Testament un démiurge ignorant, une force du mal qui avait créé un monde mauvais. L’homme, étranger dans ce cosmos et qui ressent douloureusement en lui-même la division entre la matière et l’esprit, cherche à s’en évader 62. Ces théories, que rejeta l’Eglise mais dans lesquelles baigna le christianisme naissant, ont un point en commun : la séparation absolue du spirituel et du matériel et le mépris du corps concrétisé par le refus de la sexualité. Il s’agit donc, non pas de la chasteté des prêtres en tant que tels mais de la chasteté en général. C’est ce qu’on appelle le mouvement « encratique », épris de continence sexuelle pour tous et hostile au mariage en général. Ces Encratiques vivaient en communautés dans les régions montagneuses de Syrie et d’Asie Mineure. Faute d’enfants pour reconstituer leurs communautés, ils attiraient à eux des convertis et recueillaient les enfants trouvés qui existaient en grand nombre dans ces régions. Parmi les disciples de Tatien, que saint Jérôme appelle le « prince des Encratiques », il y avait d’austères prédicateurs, hommes femmes qui, possédés par l’Esprit Saint, vivaient en couples dans la chasteté. De tous ces mouvements on ne connaît ni l’ampleur ni la durée et on ne peut que suspecter leur lien avec le christianisme en développement sans pouvoir le fixer de façon précise.Tout ce qu’on peut dire c’est qu’il existait, dans le bassin méditerranéen oriental, des groupes multiples, dont les chrétiens, qui avaient en commun le rejet de la chair. Les penseurs modérés, comme Clément d’Alexandrie, rejetaient ce refus total de la sexualité qui aurait entraîné l’extinction de la race humaine : « Ceux qui refusent le mariage et la procréation sont hérétiques » 63. On retrouve une tendance similaire dans des textes apocryphes chrétiens, écrits en général au IIème siècle, qui font de la chasteté la vertu suprême. Témoins d’une époque, ils présentent souvent des affinités avec le gnosticisme, le platonisme, le stoïcisme et le manichéisme. Ils témoignent du besoin de se détacher du corps et du monde, de s’unir à la divinité par l’ascèse sexuelle, la recherche d’une vie simple et frugale et l’absence de passions. Mais quand ils parlent de chasteté, c’est de la chasteté en général et non spécifiquement celle des prêtres. Parmi ces textes multiples, prenons quelques exemples. Les actes d’André, écrits sans doute à Alexandrie peu après 150, tiennent la sexualité pour le mal par excellence : « Elle avait pris en horreur le commerce charnel avec lui comme une action épouvantable et honteuse … Délivre-moi 62

G. FILORAMO, A History of Gnosticism, 1990. ; JEROME, Contre Jovinian, PL 23, 1, 268. ; CLEMENT D’ALEXANDRIE, Stromates, 3, 6, col. 1148-1149 ; BROWN, Renoncement, p. 138-139. 63

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désormais de l’union répugnante avec Egéate et garde-moi pure et chaste… Il n’est pas permis à la bouche d’un homme de toucher celle d’une femme après la prière ». Libéré de la sexualité, l’être humain est sauvé et connaît l’expérience spirituelle finale, toute empreinte de néoplatonisme : « Homme, reconnais en toi-même que tu es immatériel, saint, lumière, congénère de l’inengendré, doué d’intellect, céleste, transparent, pur, au-dessus de la chair, au-dessus du monde » 64. On retrouve la même insistance sur la continence dans les Actes de Philippe : « C’est en compagnie des purs que Dieu se complaît », dans les Actes de Paul : « Il n’y aura de résurrection pour vous que si vous restez purs et ne souillez pas la chair … Heureux ceux qui gardent chaste leur chair car ils seront des temples de Dieu ... Heureux, ceux qui ont des femmes comme s’ils n’en avaient pas, parce qu’ils seront les héritiers de Dieu », dans le Pseudo Tite : « Il sépara les futurs époux, éloigna les uns des autres hommes et femmes, et leur enseigna à rester purs en menant une vie de célibat » 65. En ce qui concerne l’approche du sexe, on pourrait donc discerner, dans ce christianisme tenu au secret des deux premiers siècles, diverses tendances. D’abord une tendance modérée, d’hommes et de femmes cherchant leur salut dans les bonnes mœurs et la modération, dirigés par un « pré clergé » marié, avec un élément féminin prépondérant et vivant sans doute dans les villes. C’est cette partie de la population chrétienne qui produit pour la plus grosse part les livres sacrés et où commencent à réfléchir des penseurs qui seront considérés comme orthodoxes. Il existe d’autre part des groupes extrémistes, adversaires de toute forme de plaisir et de sexualité, à prépondérance masculine et vivant sans doute dans des régions moins urbanisées. Tous ces groupes s’influencent l’un l’autre et vivent eux-mêmes sous l’influence des mouvements philosophiques et religieux avoisinants. Les groupes extrémistes, généralement encratiques, seront finalement marginalisés mais auront exercé une certaine influence sur les plus modérés et, avant de se voir condamnés, se seront auparavant manifestés de façon virulente sous la forme des ascètes du désert. Nous en parlerons dans le chapitre suivant. De ces tendances diverses, la religion chrétienne restera tiraillée, au point de vue sexuel, entre la modération et l’intransigeance. De cet écartèlement naîtra une insistance sur le problème sexuel et, pour le résoudre, une séparation entre une partie de la population vouée à la procréation et une autre dédiée à la perfection spirituelle et donc à la chasteté. Visitons d’abord les lieux où le refus du corps s’est exprimé de la façon la plus violente : les déserts d’Egypte et de Syrie. Nous y trouverons les ascètes chrétiens qui livraient leur corps à toutes les souffrances pour atteindre la sainteté et ainsi attiraient les foules. Car, ignorant la voix des penseurs modérés, ces chrétiens, épris des extrêmes, s’étaient enfuis dans les déserts. Ils allaient, dans leurs excès, donner une nouvelle impulsion à la répression de la chair et ouvrir la voie à la continence obligatoire et généralisée des moines et des prêtres.

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Actes André, 14 : 4-5 ; 21 : 4 ; 38 : 3, (Apocryphes chrétiens, 1, p. 887-928). Actes de Philippe, 1 : 3, p. 1191 ; Actes de Paul, 3 : 5 ; 3 : 12 ; Epitre du Pseudo-Tite, 14 :1.

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Le désert des tentations et des souffrances. Nous abordons le IVème siècle. D’une multitude de communautés, plus ou moins secrètes et plus moins homogènes, le Christianisme s’était transformé en une religion organisée avec un corps cohérent de doctrines, des penseurs pour les affiner, des exécutants pour les appliquer. Les penseurs sont les Pères de l’Eglise puis les théologiens, les exécutants les évêques et les prêtres œuvrant sur le terrain. Après avoir été persécuté par l’état, le christianisme a été toléré en 313 pour devenir en fin du siècle religion d’état. Avec l’empereur Constantin commence cette longue collusion entre pouvoirs civils et religieux, les deux se tenant réciproquement en otages, une collusion qui ne se terminera qu’avec la révolution française. Etroitement intégrée au corps social, cette religion ne peut que favoriser la famille qui de tous temps a constitué la base de ce corps social. On peut donc croire que toutes les idées et les pratiques poussant au célibat allaient disparaître. C’est en effet le fait des mouvements encratiques purs, gnostiques et manichéens, persécutés par cette Eglise alliée à l’Etat. Leurs écrits sont brûlés et on ne les connaît plus aujourd’hui qu’au travers de leur critique par les auteurs chrétiens. Mais il y a, il existera toujours, au sein de cette curieuse religion, une contradiction entre, d’une part un message initial, qui se veut étranger au monde et qu’on peut interpréter d’une certaine façon comme anarchique, et d’autre part une réalité pratique d’intégration au monde et de direction de celui-ci. Devenu religion d’état, le christianisme se transforme et perd de ses attaches avec sa réalité primitive, vraie ou imaginaire. Ainsi l’idéal de chasteté garde toute son intensité mais, au lieu de pénétrer le corps social, est rejeté aux marges de celuici. Il se crée une distinction nette entre le commun des fidèles, astreints à une vie convenable mais traditionnelle, et une élite religieuse susceptible de pousser jusqu’au bout ce qui est conçu comme l’idéal chrétien. C’est là l’origine lointaine du célibat sacerdotal mais la première élite chrétienne, chargée de porter en elle la pureté de l’idéal religieux, fut celle, non du clergé, évêques, prêtres et diacres mais de laïcs, agissant de leur propre chef, étrangers à la hiérarchie ecclésiastique et cultivant l’ascétisme. Ces laïcs, qui méprisaient le monde, apparurent, aux marges des populations sédentarisées, dans les steppes et les déserts de Syrie et d’Egypte, comme des êtres venus d’ailleurs, des êtres allant ailleurs et qui semblaient n’avoir pas leur place dans le monde d’ici-bas. Par rapport aux Encratiques, déclarés hérétiques, ils restaient dans le sein de l’Eglise car ils ne prêchaient pas de doctrine particulière mais se contentaient de se singulariser dans l’action, poussant à l’extrême des pratiques d’abnégation sinon de martyre. Une de ces pratiques consistait dans la continence sexuelle la plus absolue. Cette continence, ils ne l’exigeaient pas de toute la société humaine, même pas du clergé mais se la réservaient comme preuve de leur exceptionnalité et pour devenir le modèle unique de l’offrande complète du corps humain à Dieu. Dans ce genre de martyre, ils étaient acceptés et même admirés, en tant que modèle extraordinaire de dévotion, par la majorité des fidèles qui eux avaient transigé avec les réalités matérielles d’ici bas et accepté leur instinct sexuel. Leur mouvement se développa d’ailleurs à une époque où les persécutions s’atténuaient puis disparaissaient, où l’Eglise, tolérée puis adoptée par l’Empire, passait des martyrs aux évêques, pour devenir le lien social par excellence. Bientôt dans les tourmentes des invasions barbares l’évêque deviendra le seul

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maître de la cité qu’il gèrera moralement mais aussi matériellement. Or le Christ a dit « Mon royaume n’est pas de ce monde » et voici ses successeurs qui dirigent le monde 66. L’ascétisme de certains fait le pendant au pouvoir des autres, il retourne aux origines, au Dieu martyrisé, il rachète, par la recherche de la souffrance, le succès matériel de l’Eglise du crucifié. Le message chrétien, dans son mépris total des choses de ce monde, entraîna des multitudes d’hommes à l’extrême de ce qu’il est possible de supporter, il les entraîna dans la solitude, la faim, la souffrance, il les entraîna dans le désert 67. Le premier et le plus célèbre de ces ascètes,qui vécut dans la solitude du désert d’Egypte, fut Antoine, qui commença son repli du monde vers 306 et dont la Vie, écrite par Athanase d’Alexandrie, connut un succès considérable 68. Mais son prédécesseur fut sans doute Paul de Thèbes qui aurait inauguré la vie érémétique. On parle ensuite de milliers d’ermites dans les déserts d’Egypte et de Syrie. On voit toujours, près d’Alep en Syrie, le sanctuaire dédié à Siméon le Stylite, qui passa sa vie tout en haut d’une colonne pour éviter le monde et ses tentations. Mais il n’y eut pas que lui puisqu’on conseillait aux âmes tourmentées par le salut, non pas d’entrer dans le clergé, mais de se retirer du monde : « Si tu veux vraiment être sauvé, va vivre dans la retraite de reclus à Apamée et tu plairas à Dieu ». Tout ce désert grouillait d’ascètes chrétiens, à mi chemin entre le mysticisme et la folie, qui se torturaient le corps de toutes les façons pour éviter les tentations et surtout la pire de toutes, la tentation sexuelle. Ainsi Antoine voit un enfant noir, issu de la gueule d’un dragon, qui lui dit : « Je suis l’ami et l’esprit de la fornication ». Satan fait apparaître la vision d’une femme qui « par des attouchements à la main, au menton, au cou, captiva un ascète » mais c’est pour disparaître immédiatement au milieu du rire des démons 69. Plus tard le peintre Jérôme Bosch sera inspiré par ces rêves infernaux, peuplés de monstres et de femmes nues. Nombre de ces ascètes portaient une lourde ceinture de fer ou, tels des animaux, se nourrissaient d’herbes. Siméon lui-même connut des imitateurs, comme ce Daniel qui passa plus de trente ans près de Constantinople, au haut d’une colonne construite sur ordre de l’empereur et du patriarche, et y multiplia les miracles 70. Dans toutes ces vies étranges, où les phantasmes sexuels se font d’autant plus lancinants qu’ils sont refoulés, il n’y a aucun rapport avec la prêtrise. Les ascètes ne sont pas des prêtres mais des laïcs cherchant à tout prix la perfection spirituelle. Ce n’est pas leur statut qui les lie à la continence, c’est un libre choix, ce qu’on appellera plus tard un des « vœux » du moine. Car le moine est le lointain héritier des ascètes du désert. Le lien entre ascètes et moines consiste dans la création des monastères car la solitude de l’ermite est une épreuve, sinon un danger pour la vie spirituelle. Aussi les ascètes orientaux vont-ils se regrouper dans des communautés, créant la vie monachique qui s’est perpétuée jusqu’aujourd’hui dans les abbayes et les couvents. La première de ces communautés fut fondée par Pacôme près de 66

Evang. Jean, 18 :36. H. CHADWYCK, The Ascetic Ideal in the History of the Church, p 1-23 dans W.J. SHEILS (éd.), Monks, Hermits and the Ascetic Tradition, 1985 ; H. DELEHAYE, Les saints stylites, Subsidia hagiographica, 14, Société des Bollandistes, Bruxelles, 1923 ; A.J. FESTUGIERE, Les moines d’Orient, Editions du Cerf, 1961 ; L. REGNAULT, La vie quotidienne des pères du désert en Egypte au IVème siècle, Paris, 1990. 68 ATHANASE, Vie de Saint-Antoine, PG 26, col. 835-976. 69 L. REGNAULT, Les sentences des pères du désert, Solesmes, 1985, p. 42 ; Vie de Saint-Antoine, PG 26, col. 849 ; A.J. FESTUGIERE (éd.), « Enquête sur les moines d’Egypte », dans Historia Monachorum in Aegypto, Soc. Bollandistes, 1971, p. 18-19. 70 Vie de Daniel le Stylite, PG 116, col. 969-1037. 67

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Dendera, dans une boucle du Nil. Ainsi commença l’existence, toujours en-dehors de la prêtrise, de communautés d’ascètes, vivant retirés du monde, dans la prière, les mortifications et les travaux manuels ou intellectuels. Il y aura ainsi dans toute l’histoire du christianisme une duplication de personnes vouées à la religion : d’une part le prêtre qui vit dans le monde et distribue les sacrements aux fidèles et d’autre part le moine, replié du monde, qui prie pour l’humanité. Ce moine, descendant des ascètes, fait vœu de pauvreté, d’obéissance à son abbé et de chasteté. La chasteté ne constitue pas pour lui une obligation liée obligatoirement à ses fonctions, comme le sera le célibat du prêtre. Elle est le résultat d’un libre choix, d’un vœu. L’histoire du célibat sacré commença donc, non avec les prêtres, mais avec les moines, héritiers des ascètes de jadis 71. Le mouvement monastique fut poursuivi dans la Turquie actuelle par l’évêque de Césarée, Basile, qui considérait le moine comme le véritable imitateur du Christ, puis en Occident, où il fut règlementé au Mont-Cassin par Benoît de Nursie 72. Si « le moine n’est pas dans le clergé », son influence se fait cependant sentir sur les prêtres 73. Car ces moines, qui ont fait vœu de chasteté, sont célèbres et considérés comme des saints. Pour beaucoup d’auteurs la vie chaste est supérieure à la vie mariée et l’idéal chrétien s’incarne donc dans le moine qui a fait vœu de chasteté. Pendant longtemps il y aura des discussions sur la primauté du moine ou du prêtre au sein de l’Eglise car la pureté de l’âme donnait aux moines une forme d’autorité morale, une possibilité de dialogue avec l’au-delà, de miracles et de visions. Ils devenaient ainsi, suivant saint Augustin, « les auxiliaires mercenaires dans l’armée du Christ » et c’est pour les moines qu’Alcuin, quatre siècles plus tard, écrira : « La chasteté est la vie angélique…Notre corps doit être dédié à Dieu et non au diable… C’est dans la souillure du corps que l’esprit diabolique trouve sa place » 74. Mêlé au monde qu’il doit mener, un prêtre n’est jamais tout à fait l’égal du moine, qui déjà avant sa mort a quitté ce monde. Que ne dit-on pas, de ces monastères que nous voyons aujourd’hui désolés et en ruines ? Le monastère est « un jardin de délices, un port », « le silence du cloître un paradis », « Jeunes gens et jeunes filles, jeunes et vieux y rejettent le joug de ce monde pour voler nus et légers vers le ciel » 75. Ces êtres angéliques vivent protégés car le monde extérieur est dangereux et saint Basile disait à ses moines : « Evite toute sortie en public… As-tu quitté ta cellule ? Tu as déjà perdu ta chasteté… Tu as rencontré une prostituée…Petit à petit elle te détournera du genre de vie conforme à la vertu et, à son contact, tu te corrompras » 76. Il existait des âmes encore plus avides de perfection spirituelle. Renouvelant la vie ascétique on trouvera à travers le moyen âge des reclus, enfermés volontairement dans le mur d’une église ou ayant fui la société dans un endroit solitaire pour y éviter les tentations. Quand une jeune femme consulte l’un d’entre eux, Sigibon de Reytenbuch, pour savoir s’il lui faut se marier, il répond qu’il serait préférable de rester vierge mais que ses parents ne seront 71

U. BERLIERE, L’ordre monastique des origines au XIIe siècle, Abbaye de Maredsous, 1924 ; D. AMAND, L’ascèse monastique de saint Basile, Editions de Maredsous, 1948. 72 Vie de Saint-Benoît, AA SS Mars 3, p. 277 ; Dialogues de Grégoire le Grand, PL 66, col. 125. 73 Décrets et lettres du pape Innocent I, lettre à l’évêque Victor, PL 20, col. 627. 74 AUGUSTIN, Contra Faustum, 9 ; ALCUIN, Livre des vertus et des vices dédié au comte Guido, 18, PL 101, col 626. 75 Vie d’Héribert par Rupert de Deutz, prol. p. 31; seconde Vie d’Ulrich, 20, p. 150 ; Vie de Godefroid de Cappenberg, p. 522 ;Vie d’Odon de Cambrai, p. 944. 76 BASILE DE CESAREE, Exhortations à renoncer au monde et à pratiquer la perfection spirituelle, 5, PG 31, col. 636-637.

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sans doute pas d’accord. Aussi lui dit-il de n’avoir de relations sexuelles que rarement et uniquement pour avoir des enfants 77. On peut donc croire que l’irruption des ascètes puis des moines dans la vie et l’imaginaire chrétien entraîna une concurrence avec le clergé qui, pour paraître pur lui aussi, dut adopter la continence à laquelle déjà des tendances antérieures l’avaient, nous l’avons vu poussé. Dans un univers pareil, traversé de courants mystiques, avec toujours, en toile de fond, l’univers idéalisé de la vie évangélique et le souvenir des mouvements encratiques, est-il étonnant que le clergé, qui avait comme tâche de guider le peuple chrétien et de lui servir d’exemple, ait été entraîné lui aussi à adopter une vie de continence et à rejeter les exigences physiques de la chair ? C’est ce que nous verrons apparaître au IVème siècle.

Deuxième partie : Le temps des controverses (300-1050) Tout commença à Grenade. En l’an 300 dix neuf évêques se réunirent à Elvira, près de l’actuelle Grenade, en Espagne. Ils décidèrent que tout membre du clergé « occupé au service de l’autel » devait cesser toute relation sexuelle avec son épouse et ne pas faire d’enfant. Le clerc coupable serait privé de sa dignité 78. Cette première décision officielle sur la vie sexuelle des prêtres fut donc prise par une poignée de prélats en une province lointaine d’Europe. Avec elle commença l’histoire du célibat des prêtres qui, encore aujourd’hui, pose problème. Remarquons d’abord le peu d’effet que cette réunion a pu avoir à l’époque sur la vie de l’Eglise en général. Si pour l’historien la réunion est symboliquement importante, pour le contemporain elle dut passer inaperçue sauf dans la région. Il s’agissait d’une réunion locale de moins de 20 évêques à la périphérie de la chrétienté, quelque part dans les montagnes d’Andalousie. Enfin, au contraire de ce qu’on affirme parfois, l’initiative ne vint pas de Rome mais fut locale. Voyons d’abord le pouvoir juridique de ces évêques réunis à Elvira. Ils formaient un concile ou synode. Qu’est-ce qu’un concile ou synode ? La religion chrétienne s’était en trois siècles répandue à travers l’Europe, le Nord de l’Afrique et le Moyen Orient mais il n’existait pas encore d’organisation centrale. L’évêque de Rome, le futur pape, ne disposait que d’une primauté morale qui lui était d’ailleurs disputée par les autres patriarches. La chrétienté était née et vivait dans l’anarchie doctrinale et disciplinaire. Chaque évêque, successeur théorique d’un apôtre, était maître dans son diocèse, qui consistait le plus souvent dans une ville, ses faubourgs et les campagnes avoisinantes. Pour assurer une certaine cohésion et ne pas prêcher dans une ville le contraire de qu’on disait dans la ville voisine, l’habitude s’était prise de réunir des évêques proches dans une réunion, appelée concile ou synode, qui prenait des décisions obligatoires pour les participants. Ces décisions étaient réunies en chapitres appelés « canons » qui peu à peu formèrent le droit ecclésiastique ou « droit canon » et qui réglait la vie des clercs et une bonne 77

Vie d’ Herluca, 14, p. 551. M. PARISSE, Les nonnes au Moyen Age, Le Puy, 1983 ; P. DINZELBACHER et D.R. BAUER (éd.), Religiöse Frauenbewegung und mystische Frömmigkeit im Mittelalter, Cologne-Vienne, 1988. 78 Hefele, 1, 1, p. 212.

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partie de la vie des laïcs. Certains de ces conciles, tenus sous la direction d’empereurs chrétiens, comme Constantin, puis des papes, réunissaient ou étaient supposés réunir les responsables religieux de toute la chrétienté. Ce sont les conciles universels ou, venant d’un mot grec, « œcuméniques ». A part ces derniers, connus de tous et applicables partout, les conciles furent longtemps des réunions locales, traitant de problèmes locaux et dont les « canons » restèrent le plus souvent confidentiels. C’est donc une forme de droit régional et fragmentaire. Mais plus tard, au début du XIème siècle, des compilateurs, comme Burchard de Worms, en rassembleront les décisions ou certaines d’entre elles, pour en faire une véritable législation, applicable à toute l’Eglise 79. Si le concile d’Elvira semble purement local, il fit tache d’huile ou bien des préoccupations semblables poussèrent d’autres conciles régionaux, répartis de ci de là, à prendre des décisions analogues. Ce sont dès 314 les conciles tenus à Arles, Néocésarée (aujourd’hui Niksar en Turquie), Ancyre (aujourd’hui Ankara, capitale de la Turquie) puis Carthage (Tunisie), Orange, à nouveau Arles, Rome, Epaone dans le royaume burgonde ( aujourd’hui Saint-Romain-d’Albon), Auxerre 80. L’interdiction de relations sexuelles visait les trois charges supérieures de la hiérarchie ecclésiastique : l’évêque (auquel il convient d’adjoindre son chef hiérarchique : l’archevêque et le patriarche dans l’Eglise orientale), le prêtre, qui était assistant de l’évêque en ville ou curé d’une paroisse rurale, le diacre, qui s’occupait des problèmes matériels de l’évêché, ses revenus, ses dépenses, ses aumônes. Le terme « prêtre » lui-même peut prêter à confusion puisque tout évêque exerce aussi la prêtrise, c.à.d. le culte divin. Les trois fonctions donnaient accès à l’autel et participaient au service sacré. Les modalités de la décision se ressemblent et resteront pratiquement les mêmes jusqu’au XIème siècle : au moment de l’ordination le prêtre ne doit pas être célibataire, il peut être marié et le rester mais il ne peut plus ensuite avoir de relations sexuelles avec son épouse. S’il est célibataire, il ne peut, à partir de son ordination, se marier. Ceci suivant la formule : « Ceux qui à leur ordination ne sont pas mariés ne peuvent se marier. S’ils le sont, ils ne peuvent plus avoir de rapports sexuels avec leur épouse… ils ne peuvent avoir de relations sexuelles avec d’autres ». Pour protéger l’évêque contre toute tentation de la chair, aucune femme n’avait la permission d’entrer dans sa chambre sans la présence de deux prêtres 81. On exigeait donc du prêtre non pas le célibat mais la chasteté et toute relation sexuelle lui était interdite. A travers ces décisions on ressent le vaste mouvement poussant à la chasteté à la fin de l’empire romain, cet irrépressible, et pour nous incompréhensible, mouvement qui avait fait se châtrer les prêtres d’Attis et poussé les ascètes à vivre en martyrs dans des déserts, au milieu des souffrances et des phantasmes. Dans ce système le prêtre se distingue du laïc par la continence complète en matière sexuelle car, entre les deux modèles sociaux qui s’offraient à l’évêque et aux prêtres, que fallait-il choisir ? Etre pour les fidèles le représentant du parfait père de famille, comme semblait le préconiser Paul, et donc, comme ses ouailles, être marié avec des enfants, ou 79

BURCHARD de WORMS, Décrets, P.L. 140, col. 537-1058 ; Liber Canonum contra Heinricum Quartum, LdL 1, p. 471-516 ; K.G. CUSHING, Papacy and Law in the Gregorian Revolution.The canonistic Work of Anselm of Lucca, Oxford, 1998. 80 Arles à Carthage (MANSI, 3, col. 963 ; Hefele, 2, 1, p. 126) ; Orange (MANSI, 6, col. 439 ; Hefele, 2, 1, p. 446) ; Arles en 443 (Hefele, 2, 1, p. 460) ; Rome (HEFELE, 2, 1, p. 136 ; 2-2, p. 903) ; Epaone (MANSI, 8, col. 559) ; Auxerre (Conciles mérovingiens, p. 495). 81 Constitutions Apostoliques, chap. 17, PG 1, 1, col 955-958 ; Concile de Mâcon, 581-583, canon 3.

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devenir un personnage complètement différent : un être dégagé des contingences de la chair et même des liens du mariage ? Les évêques de l’époque adoptèrent une position intermédiaire : le prêtre pouvait être marié à son ordination et vivre apparemment en ménage mais ne pouvait pas entretenir des relations sexuelles avec son épouse, il ne pouvait ensuite se marier. Tout aurait donc commencé à Grenade, dans des circonstances qui au surplus nous restent inconnues, dans les brumes lointaines du temps, avant que l’invasion arabe ne transforme la ville en un bijou andalou, mélange unique d’art musulman et chrétien. Encore est-il que certains critiquent mettent en doute l’authenticité des décisions prises en ce concile ainsi que celui d’Arles. L’imposition de la chasteté aux clercs ne daterait pas de 330 mais de cinquante ans plus tard, de la lettre du pape Sirice en 385, dont nous parlerons plus loin. En tout cas en ce IVème siècle l’idée était dans l’air 82. A côté de la chasteté, il existait d’autres impositions, des impositions complexes, multiples et pas très claires qui interféraient avec l’obligation de chasteté. C’était entre autres la protection du veuvage et le discrédit jeté sur le remariage du veuf ou de la veuve, une réglementation qui a disparu mais qui resta longtemps très importante. On déclarait que « Dieu recommande de ne se marier qu’une seule fois » et que « dans un second mariage, deux femmes entourent le même homme » 83. Aussi un homme remarié et qualifié de « bigame » ne pouvait-il entrer dans le clergé. Un clerc ne pouvait épouser une veuve. Si on avait épousé une veuve, on pouvait tout au plus devenir sousdiacre et la veuve d’un prêtre ne pouvait non plus se remarier elle-même sous peine d’être exclue de l’Eglise84. Il existait aussi d’autres interdits. Une personne mutilée ne pouvait entrer dans le clergé. Le mari d’une femme adultère ne pouvait devenir clerc. Si elle commettait la faute après l’ordination de son mari, celui-ci devait l’abandonner. Sinon il ne pouvait continuer ses fonctions. Dans certaines dispositions il devait l’enfermer et lui imposer des jeûnes. Donc c’est l’adultère de l’épouse qui devient ici déterminant, sans doute pour sauvegarder le prestige du mari. Lors de son admission, un diacre peut déclarer ne pas pouvoir vivre dans le célibat, dans ce cas il peut se marier. Pour devenir évêque il faut passer par toute la hiérarchie ecclésiastique 85. Ceci n’était pas toujours respecté puisque même le grand archevêque de Milan, Ambroise, fut nommé évêque alors qu’il n’était pas même baptisé. Mais de plus en plus, à travers ces conciles, les écrits des théologiens et les lettres des papes, la chasteté cléricale semble s’imposer jusqu’à ce que, à la fin du IVème siècle, le pape Sirice affirme, comme une évidence, que « prêtres et diacres sont tenus par la loi de la continence » 86. Tout le monde était-il d’accord ? 82

NEDUNGATT, Council in Trullo, p. 270-271. EPIPHANE, Contre les Hérésies, II, 1, 9, PG 41, col. 867-870 ; TERTULLIEN, L’exhortation à la chasteté, 11, PL 2, col. 975. 84 Décrets et lettres du pape Innocent I, lettre à un évêque, PL 20, col. 627 ; Concile romain de 743, canon 11, (MGH Concilia, II, 1, p. 17) ; Concile de Rome de 386, canon 4 ( Hefele, 2, 1, p. 68) ;Conciles d’Alexandrie, Jérusalem, Chypre, Constantinople, Ephèse et Tolède (Hefele, 2, 1, p. 122) ; Concile d’Epaone, 517, canon 2, 32. 85 Décision du pape Anastase I ; Concile de Néocésarée, en 314-325 , canon 8 ( Hefele, 1, 1, p. 327) ; Conciles d’Alexandrie, Jérusalem, Chypre, Constantinople, Ephèse et Tolède, 7 (Hefele, 2, 1, p. 122) ; Concile d’Ancyre, 314, canon 10 ( Hefele, 1, 1, p. 298) ; Décrets et lettres du pape Zozime, PL 20, col. 689. 86 Lettre du pape Sirice à l’évêque de Tarracone, chap. 7, PL, 13, col. 1138-1139 ; LEVILLAIN, Dictionnaire Papauté, p. 1587 ; D. CALLAM, « Clerical Continence in the Fourth Century : Three Papal Decretals », Theological Studies, 1980, 41, p. 3-50 83

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Un dénommé Paphnuce. Les opposants à la chasteté sacerdotale. A côté des réunions locales d’évêques, se réunirent, dès l’officialisation du christianisme, des conciles généraux ou œcuméniques, regroupant tous les évêques de la chrétienté et dont les décisions s’imposaient à tous. Le premier, réunissant plus de trois cent évêques, se tint à Nicée (Iznik en Turquie) en 325 sous la présidence de l’empereur Constantin, le dernier, celui de Vatican II, à Rome, en 1963-65 sous la direction du pape Paul VI. Au concile de Nicée apparut, nous raconte l’historien ecclésiastique du temps, la formidable figure d’un évêque de Haute Egypte, appelé Paphnuce, qui jouissait d’une réputation exceptionnelle. C’était un homme d’envergure, qui ne craignait rien ni personne, et vivait emporté par l’ardeur de ses convictions. Lors d’une persécution on lui avait arraché un œil, il était familier de l’empereur et, habillé en civil pour se faire passer pour un client, il avait converti et remis sur le droit chemin la prostituée Thais. Il se dressa soudain au milieu du concile alors que l’évêque de Cordoue voulait faire adopter un canon interdisant aux membres du clergé de continuer à avoir des rapports conjugaux avec leur épouse. Paphnuce s’y opposa avec une sainte véhémence. De sa voix puissante, il montra le danger d’une telle mesure, déclara que les relations sexuelles d’un homme avec son épouse légitime relevait de sa propre conscience et ne pouvaient être interdites, « car le mariage est honorable pour tout le monde…La vie privée et habituelle d’un homme avec son épouse vaut la continence ». Il ajouta que tous les prêtres ne supporteraient pas d’endurer ce joug qui ferait plus de tort que de bien. Tout au plus acceptait-il que le prêtre ne se marie pas après son ordination. Le concile tout entier donna raison à Paphnuce, ne traita plus de ce problème et laissa les prêtres libres de continuer ou non, à leur gré, leurs relations avec leurs épouses. De fait, dans les canons de ce concile, où les évêques du monde entier fixèrent les grandes règles de gestion de l’Eglise et y rédigèrent le « Credo », résumé de la foi, on ne trouve pas l’obligation de la chasteté sacerdotale 87. Par contre le concile de Nicée condamna deux pratiques, propres aux anachorètes, et dont l’interdiction fut étendue au clergé : l’autocastration et la cohabitation avec des jeunes filles. L’interdiction de se châtrer peut avoir voulu marquer la différence avec les scandales causés par les prêtres d’Attis. Un des premiers théologiens chrétiens, Origène, s’était châtré mais cette pratique, propre à certains ascètes, fut désormais condamnée. Fut condamné aussi pour le clergé le « mariage spirituel », pratiqué par des ascètes : « Le Concile interdit absolument qu’un évêque, un prêtre ou un clerc en général puisse avoir une femme introduite secrètement, sauf sa sœur, sa mère ou sa tante ou une personne sur laquelle il ne puisse régner aucune suspicion » 88. L’Eglise voulait ainsi se présenter comme un organe convenable et digne qui convenait à la religion d’Etat qu’elle était en voie de devenir et protéger ses représentants 87

CASSIODORE, Histoire ecclésiastique ou tripartite, PL 69, 1, col. 879-1214 ; SOZOMENE, Histoire Ecclésiastique, chap. 23, PG 67, col. 926 ; SOCRATE, Histoire Ecclesiastique, Enchiridion, p. 481-482 ; GELASE de SYSIQUE, Histoire du Concile de Nicée, PG 85, col. 1336-1337 ; Vie de Sainte-Thais, prostituée, PL 73, col. 661-662 ; Conciliorum oecumenicorum decreta, Nicée, canon 1, p. 5. 88 Concile de Nicée, canon 1, 3 (Conciliorum oecumenicorum decreta, p. 5-6) ; Deuxième concile d’Arles en 443 ou 452 ( Hefele, 2,1, p. 460) ; Mc GUCKIN, Christian Ascetism, p. 34-39

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contre les tentations et les médisances. Qu’en même temps elle n’aie pas voulu s’occuper du célibat des prêtres montre que cette idée était loin d’être partagée par tout le clergé, bien au contraire, et qu’il valait mieux ne pas s’en mêler officiellement. Les conciles généraux, qui succédèrent à celui de Nicée : Constantinople, Ephèse, Chalcédoine, affinèrent les dogmes chrétiens, définirent la nature du Christ et réglèrent la vie quotidienne des clercs : l’ordination des évêques, les primautés entre évêques, leurs pouvoirs, les modalités d’entrée dans le clergé, ses avantages, son immutabilité, le sort des paroisses rurales. Durant tous ces conciles généraux, on ne parla pas clairement de la chasteté cléricale. Tout au plus fut-il décidé au concile de Chalcédoine que les clercs ne pouvaient participer au rapt d’une femme sous peine de descendre de grade 89. On peut donc dire que les grands conciles, créateurs du christianisme officiel, ont ignoré le problème de la chasteté des clercs, sans doute parce qu’il n’y avait pas unanimité sur ce point. Cela n’empêchera pas les adversaires du mariage des prêtres de faire référence à tort au concile de Nicée. Le pape Léon VII, considérera le mariage des prêtres comme : « un crime en contradiction avec le vénérable concile de Nicée ». Des évêques feront de même pour justifier leur refus du mariage des prêtres : «Comme l’interdit le concile de Nicée… suivant le concile de Nicée ». Le pape Grégoire VII condamnera le passage de l’Histoire Ecclésiastique relatif à Paphnuce et un de ses partisans le déclarera faux sous prétexte que « un texte ne peut s’opposer aux écritures saintes, aux décisions des saints Pères ni à l’Esprit Saint… S’il est contraire à la vérité canonique, il ne peut être authentique » 90. Mais d’autres dispositions étaient déjà moins sévères que celles prises à Grenade ou en contradiction avec celles-ci. Au concile d’Ancyre en 314 un aménagement avait été prévu pour les faiblesses humaines : le futur diacre pouvait, avant son ordination, déclarer publiquement qu’il lui était impossible de vivre sans femme. Dans ce cas il pouvait se marier après son ordination. Voilà donc un membre du clergé qui pouvait se marier, s’il avait été prudent et l’avait dit à temps. De même décida-t-on au concile de Tolède en 400 que « Un prêtre peut avoir des enfants mais ne peut dans ce cas devenir évêque ». On nous dit qu’un clerc ne peut épouser une prostituée, une servante, une veuve ni une femme répudiée. Peut-il épouser une autre femme ? De toute façon, ajoutent les Constitutions apostoliques, « le prêtre marié ne peut avoir de relations sexuelles avec d’autres femmes mais doit se contenter de celle qu’il avait lors de son ordination ». Il pourrait donc vivre une vie conjugale normale avec son ancienne épouse 91. Certains auteurs chrétiens, restés modérés, acceptaient l’être humain dans son entièreté, y compris la sexualité : « Les organes féminins et masculins furent faits tous deux par la main de Dieu, nous dit Cyrille, patriarche de Jérusalem au IVème siècle, aucun membre du corps n’est abominable. Ceux qui critiquent les corps en deviennent hérétiques, car ils critiquent aussi Celui qui les créa ». Il ajoute : « Toi qui te dis pur, n’es-tu pas né d’une union humaine ? ». De même, quand il fait allusion aux évêques mariés et pères de famille, Athanase d’Alexandrie ne semble pas prendre une position bien nette : « Il est permis en effet d’agir de cette manière et il n’est pas interdit d’agir de l’autre » non plus 89

Conc. Nicée can. 4, 6, 9, 18 ; conc. Constantinople can. 6 ; conc. Chalcédoine, can. 2, 5-6, 8-10, 12-13, 17, 2022, 25. 90 MANSI, 18, col. 379 ; MGH Cap. Episc., Gebhard, 1, p. 37 ; Haïto, 9, p. 212 ; Libelle 1 de Bernold sur l’interdiction de l’incontinence des prêtres, LdL 2, p. 10-11, 15, 24 ; Chronique de Bernold, année 1079, p. 422. 91 MANSI, 2, col. 518 ; 3, col. 998 ; Constitutions Apostoliques, chap. 17, PG 1, 1, col 955-958.

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que Jean Chrysostome : « Certains prétendent que l’évêque doit être sans femme, d’autres qu’il ne peut avoir de relations avec elle. Cette dernière opinion est habituelle » et un des historiens de l’époque, Socrate, appelle l’obligation de chasteté cléricale « une nouveauté sans fondement, venue de Thessalie et due à un évêque inconnu appelé Héliodore, alors que nombre d’évêques ont des enfants durant leur épiscopat » 92. Une des grandes personnalités, mêlant de façon harmonieuse la philosophie grecque à la doctrine chrétienne, fut Clément, qui à la fin du IIème siècle dirigea l’école théologique d’Alexandrie, appelée « Didascalée » 93. La ville, au faîte de sa splendeur, avec sa longue tradition littéraire, avec sa population cosmopolite, où se mêlaient Grecs, Egyptiens, Juifs et Romains, avec sa bibliothèque, la plus riche du monde antique, avec sa clarté et sa douceur méditerranéenne, semblait avoir été créée pour y cultiver la tolérance. Avant d’y diriger vers 187 la Didascalée, Clément, à la recherche de la vérité, avait voyagé à travers toute la Méditerranée orientale pour finalement se convertir à un christianisme modéré, héritier de la sagesse ancienne. Curieux de tout, il connaissait même les Brahmanes des Indes, des « végétariens qui ne boivent pas de vin et croient dans la métempsychose ». Poussant la sagesse jusqu’à ses conséquences logiques, il fuira la persécution de Septime Sévère, le martyre ne relevant pas de la modération qu’il avait prônée. Dans le domaine sexuel, ce penseur reste également loin des excès. Il déclare que « la femme est égale de l’homme…Ils ont en commun le nom d’être humain ». Dans ses « Stromates », des notes d’enseignement, il défend le mariage : « qualifier le mariage de fornication, c’est aller contre la loi divine … l’épouse et la vierge sont toutes deux saintes » « ceux qui refusent le mariage et la procréation sont hérétiques », et il conseille d’éviter les deux extrêmes : « ceux qui, en contradiction avec le Créateur, refusent le mariage, et ceux qui au contraire se complaisent dans les dangereuses voluptés ». De toute façon la chasteté « ne s’obtient que par la grâce de Dieu ». Aussi considère-t-il le mariage, bien utilisé, comme un moyen de salut pour le clergé comme pour les laïcs « L’apôtre (saint Paul) accepte l’homme d’une seule femme, qu’il soit prêtre, diacre ou laïc, s’il utilise le mariage sans en abuser. Il sera sauvé en engendrant des enfants » 94. Donc le plus éminent philosophe et théologien du temps, maître de la plus grande école théologique, refuse la chasteté cléricale. Il pousse les prêtres à se marier et à avoir des enfants. Tous ces adversaires de la chasteté cléricale utilisèrent entre autres un argument qui, à l’époque, était de poids : les apôtres, modèles mêmes de la vie religieuse, auraient été mariés. En effet les Evangiles parlent de « la belle-mère de Simon » (saint Pierre) et Paul des épouses de Pierre et des frères de Jésus. Sur ces textes on glosa : Pierre et Philippe auraient eu des enfants, la femme de Pierre serait morte en martyre sous les yeux de son mari et Philippe serait mort à Hiérapolis avec ses deux filles restées vierges. Pierre, André, Matthieu et Bartholomé auraient été mariés. Clément d’Alexandrie rappelle que « les apôtres

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CYRILLE de JERUSALEM, PG 33, col. 757, 488 ; ATHANASE, Lettre à Dracontius, PG 25, col. 532-534 ; JEAN CHRYSOSTOME, Epître 1 à Timothée, PG 62, col 549 ; SOCRATE, Histoire Ecclésiastique, PL 67, col. 640. 93 CLEMENT d’ALEXANDRIE, Œuvres, PG 8. Nouvelle édition : Les Stromates, Sources Chrétiennes, Le Cerf, 30, 38, 278, 279. Voir E. OSBORN, Clement of Alexandria, Cambridge Univ. Press, 2005. 94 CLEMENT D’ALEXANDRIE, Pédagogie, 1, 4, PG 8, col. 260-261 ; Stromates, 3, 7, PG 8, col. 1161, 1164 ; 3, 12, PG 8, col. 1189, 1192 ; 3, 6, PG 8, col. 1148-1149.

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avaient des enfants et Paul voulait être accompagné de son épouse ». Seul Jean serait resté célibataire, ce qui expliquerait que le Christ lui ait confié sa mère 95. Et pourtant ni Paphnuce ni Clément d’Alexandrie n’eurent finalement raison. C’est en vain que se turent à ce sujet les conciles œcuméniques et que l’on alla chercher l’exemple, vrai ou faux, des apôtres. La chasteté sacerdotale finit, à la fin du IVème siècle, par s’imposer. Elle le dut paradoxalement pour une bonne part à l’influence d’un lettré, brillant, ambitieux et austère mais toujours entouré d’une véritable cour de femmes : Jérôme. Un rigoriste adulé des femmes. Saint Jérôme Il était né vers 345 dans une petite ville de province disparue, au nord de l’Italie, à Stridon, et vécut quelque temps en ascète à Aquilée. D’une intelligence exceptionnelle, maître de la langue latine mais aussi du grec et de l’hébreu, il devint rapidement secrétaire du pape Damase et une des personnalités importantes de Rome. Jérôme, qui disait que « la femme mariée est la servante de l’homme », eut l’art, toute sa vie, de s’entourer de femmes. A Rome il tint une véritable cour de matrones nobles et de jeunes filles qui écoutaient ses propos, se confessaient à lui, suivaient ses conseils, l’aidaient dans ses travaux, et surtout l’admiraient. Il y avait là, autour du maître, les matrones romaines Marcelle, « veuve noble et sainte », Albine, Paule et la famille de celle-ci, sa fille Eustoche, sa sœur Blasille, morte jeune alors « qu’avec tant d’ardeur elle levait la bannière du Christ ». On y trouvait aussi « la sainte Léa, « mère des vierges et servante du Christ » et Aselle, une autre vierge qui vécut à Rome une vie d’ermite 96. Mais le successeur du pape Damase, Sirice, ne voyait pas d’un bon œil les saintes relations de Jérôme et était en désaccord avec lui sur un point subtil de discipline ecclésiastique : le remariage du veuf. Jérôme estimait que celui qui avait perdu sa femme avant le baptême pouvait se remarier après le baptême et ensuite devenir clerc, le mariage avant le baptême n’étant qu’un concubinage. Sirice interdit au contraire la nomination de prêtres ou de diacres remariés, que ce soit avant ou après leur baptême. Jérôme tomba en défaveur, ses ennemis triomphèrent et le traitèrent de « scélérat ». Il quitta Rome parmi les sarcasmes et se retira à Bethléem en ressentant douloureusement ces changements dans la fortune humaine : « Avant on m’appelait saint, maintenant on me rejette ». Il resta en Orient jusqu’à sa mort et y composa une excellente traduction latine de la Bible, la Vulgate, qui pendant des siècles allait rester le texte officiel des écritures saintes en Occident. Malgré sa disgrâce il parvint à attirer de fidèles disciples féminines dans le monastère qu’il avait créé à leur intention à Bethléem 97 . Cet homme, entouré d’admiratrices, ne fit paradoxalement que critiquer les femmes : « Une femme sans défaut est rare. Son amour insatiable et toujours assoiffé dévirilise l’homme et l’empêche de réfléchir ». Quant à 95

Evang. Marc, 1 :30 ; Evang. Luc, 4 :38 ; 1 Cor. 9 :5 ; CLEMENT d’ALEXANDRIE, Stromates, 3, 6, PG, 8, 1, col. 1157-1158. EUSEBE, Histoire Ecclésiastique, 3, 30, 31, PG 20, 2, col. 277, 279 ; EPIPHANE, Contre les hérésies, 3, 2, 78, PG 42, 2, col. 714 96 JEROME, PL 22, Lettre 123, col. 1053, lettre 39, col. 465 ; lettre 23, col. 425-426. Voir : J.N.D. KELLY, Jerome, his life, writings and controversies, Londres, 1975 ; Ph. ROUSSEAU, Ascetics, Authority and the Church in the age of Jerome and Cassian, Oxford Univ., 1978. 97 JEROME, Lettre 69, PL 22, col. 658 ; lettre 45 h, PL 22, col. 480 , Lettres 43, 46, PL 22, col. 478, 483. SIRICE, Lettre à Himer de Tarragone, PL 13, col. 1141.

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l’exemple des apôtres mariés, Jérôme repoussa cette objection d’un revers de la main : « Les apôtres ont pu être mariés mais ont cessé d’avoir des relations conjugales. Si l’on parle du mariage de Pierre, c’est que les autres étaient célibataires. De toute façon Jean n’était pas marié » 98. Malgré sa personnalité et sa vie mouvementées, il établit la chasteté clérical en deux lettre cinglantes, l’une contre Jovinian à propos des prêtres, l’autres contre Vigilance à propos des moines 99. Jovinian était hostile au célibat ecclésiastique et estimait que le baptême rendait tout le monde égal. Pour ces propos il se fit insulter par un Jérôme particulièrement en verve : « Jovinian est esclave de ses vices, il retourne comme un chien à son vomi, il préfère son ventre au Christ, il est l’Epicure des chrétiens, il tient les paroles du serpent qui chassa l’homme du paradis ». Jérôme au contraire voulait que « l’évêque, le prêtre et le diacre pratiquent les vertus de leurs fonctions et que l’évêque soit irréprochable». Il s’indignait contre « les évêques qui n’ordonnent que des diacres mariés » et n’osait « imaginer un évêque qui fasse un enfant pendant qu’il est évêque » 100. Quant à Vigilance, qui osait avancer, à propos de la chasteté : « Si tous restent vierges, il n’y aura plus de mariage et le genre humain s’arrêtera », il se fit lui aussi insulter et traiter par Jérôme de « pire que tous les monstres, doué d’une langue de vipère et faisant des morsures sauvages ». Jérôme, au contraire, exigeait la plus grande pudeur chez les moines qui devaient « éviter la vue des femmes, surtout des jeunes » et même « craindre les femmes qui semblent sans danger » 101. Entre les nobles matrones et les vierges pieuses qui formaient son entourage, ce père de l’Eglise s’était peut-être rendu compte personnellement de ce genre de danger ! Donc l’ensemble du clergé, prêtres et moines, devait, selon lui, respecter la chasteté. C’est ce qu’établit aussi officiellement celui qui écarta Jérôme de Rome, le pape Sirice qui aurait quitté son épouse pour devenir évêque. Ce grand personnage, le premier évêque de Rome à être appelé pape, fondateur de la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs, vit le triomphe de la chrétienté. Sous son pontificat l’empereur Théodose interdit le culte et les cérémonies païennes. Dans sa lettre à l’évêque Himer de Tarragone, il mit en pratique les idées de Jérôme et officialisa pour toute l’Eglise la chasteté sacerdotale : « Tous les prêtres sont tenus par une loi, qu’on ne peut abroger : à partir de leur ordination ils sont tenus à la chasteté de corps et d’esprit » 102. Il fit même le plaisir à Jérôme de condamner Jovinian comme hérétique. Pour certains critiques ce sont les lettres du pape Sirice à Himère de Tarragone en 385 et aux évêques d’Afrique en 386, appuyées deux ans plus tard par le concile de Turin et en 419 par celui de Carthage, qui imposèrent juridiquement la continence aux prêtres 103. Quoiqu’il en soit, à la fin du IVème siècle, on peut dire que la chasteté est imposée aux clercs. Mais pourquoi ? Quelles ont pu être les origines de cette règle ?

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JEROME, Contre Jovinian, 1, 26, 28, PL 23, col. 256-258, 261. JEROME, Lettre contre Jovinian, PL 23, col. 221-352 ; Livre contre Vigilance, PL 23, col. 353-368. Les textes de ces deux auteurs ont été détruits, on ne les connaît que par les réactions qu’ils suscitèrent. 100 JEROME, Contre Jovinian, 1, 3, PL 23, col. 224 ; 1, 40, PL 23, col. 280 ; 1, 1, col. 221 ; 1, 4, col. 224 ; 1, 3, col. 270 ; 13, 34. JEROME, Contre Vigilance, PL 23, col. 355-356. 101 JEROME, Contre Vigilance, PL 23, col. 355, 366, 367. 102 SIRICE, Lettre à Himer, évêque de Tarragone, PL 13, col. 1131-1147 ; 11, col. 1139. 103 NEDUNGATT, Council in Trullo, p. 270-271, p. 273. 99

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Pourquoi la chasteté sacerdotale ? « Chair de perdition » Notre époque a tendance à expliquer les phénomènes du temps passé par des motifs économiques. L’obligation de chasteté cléricale serait, dans cette optique, due à la peur de laisser l’épouse et les enfants de l’évêque hériter des biens de l’évêché. Ce n’est pas tout à fait faux car c’est le moment où les églises, sous l’effet des donations, s’enrichissent et ne peuvent logiquement tomber dans le giron d’une famille. L’empereur Justinien y veille dans sa législation : « l’évêque doit consacrer tout son temps à l’Eglise et non à sa famille, il ne peut être tenté de détourner au profit de ses enfants des biens appartenant à l’Eglise, les enfants de prêtres ne peuvent hériter ». Plus tard on reprochera à l’évêque de Dol non seulement d’être marié et d’avoir une fille mais de lui avoir donné en dot des biens de l’Eglise. Car la fonction épiscopale risquait de se faire héréditaire. Ainsi l’évêque Julien d’Eclanum était fils et gendre d’évêques et le grand saint Basile de Césarée, qui avait comme père et mère deux saints, Basile et Emmélie, eut comme frères deux évêques, Grégoire de Nysse et Pierre de Sébaste, et comme sœur Macrina, fondatrice d’un monastère à Amase 104. C’était une véritable tribu de saints et de saintes qui occupait la Cappadoce. Mais l’explication semble un peu courte et ne correspond en rien à la réalité du premier millénaire puisque les prêtres pouvaient avoir des enfants, nés avant leur ordination et mener une vie de couple pour autant qu’elle soit exempte de relations sexuelles. A cette époque c’était la chasteté et non le célibat qui comptait. De toute façon l’influence familiale continuera, même en l’absence d’enfants, sous la forme du népotisme, les faveurs faites au profit des neveux des prélats. Ainsi l’archevêque Annon II de Cologne au XIème siècle s’arrangera pour faire nommer ses neveux archevêque de Magdebourg, de Trèves et évêque d’Halberstadt. Dans ce même genre d’explication d’ordre pratique, on peut relever les exigences importantes qu’on attachait à l’exercice de la fonction ecclésiastique. C’était une fonction qui était supposée prendre le prêtre toujours et tout entier, sans lui laisser un moment de libre, sans qu’il puisse se permettre d’autre pensée que sacerdotale. Le concile de Carthage en 390 demandait que l’évêque ne occupe pas des affaires familiales et domestiques mais « consacre son temps à la lecture, la prière et la prédication ». Eusèbe de Césarée voulait rendre le prêtre « dégagé des contraintes familiales pour librement se consacrer à Dieu » et pour Jean Chrysostome : « L’homme marié a souci des choses du monde mais il ne faut pas que l’évêque s’en soucie » 105. Ce qui frappe cependant le plus à la lecture des textes du temps, c’est l’espèce de peur incontrôlable de la sexualité, la terreur devant la femme, la honte de son propre corps. Là nous entrons non plus dans le rationnel mais dans l’imaginaire, l’inconscient, les hantises d’une époque. Pour le moine égyptien Isidore de Péluse, « la chasteté rend l’homme semblable aux anges, par le mariage il ne diffère en rien des animaux ». Jérôme pense de même : « Sans la chasteté rien ne nous distingue des porcs, rien ne nous différencie des animaux ». Le pape Sirice estime que le prêtre est « contaminé par le désir charnel », ce que confirme le pape Grégoire le Grand puisque : « L’homme qui 104

Code Justinien, 1, 3, 41 ; 2-4 ; 6, 1, 3 ; Grégoire VII, Lettre éparses, 1076, p. 44 ; GREGOIRE DE NYSSE, Vie de Sainte-Macrine, PG 46, col. 959-1060. 105 Concile de Carthage 390 ( Hefele, 2, 1, p. 114) ; EUSEBE de CESAREE, Démonstration Evangélique, livre 1, PG 22, col. 82 ; JEAN CHRYSOSTOME, Sur l’épitre à Timothée, 3, 10, 1-2, PG 62, col. 549.

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dort avec son épouse ne peut entrer dans une église sans s’être d’abord lavé». Et l’évêque Grégoire de Naziance, pourtant lui-même fils d’évêque, devient lyrique dans sa condamnation de la chair : « Chair de perdition, amie du monde qui se traîne en bas ; chair de perdition, adversaire de la vie céleste ; chair haïe et aimée à la fois…bien trompeur… bourbier, entrave faite de boue… tombeau et chaîne de l’âme » 106. Ce prêtre, si son corps n’est pas chaste, s’il est « semblable à celui d’un porc et le tombeau de l’âme, » pourrait-il exercer le culte, distribuer les sacrements et, au cours de la messe, transformer le pain et le vin en corps et en sang de Jésus ? Le sexe était-il, dans l’esprit du temps, compatible avec le sacré ? C’est dans le sens de la sacralité qu’il faut sans doute trouver l’origine profonde de l’exigence de chasteté sacerdotale. Les relations sexuelles semblent avoir eu quelque chose d’impur et d’animal qui ne se conciliait pas avec le culte chrétien. Celui qui, au nom de la communauté monte à l’autel, devient le médiateur entre Dieu et la communauté et doit être lui-même pur de façon à pouvoir accomplir ce qu’on appelle les mystères sacrés. Tous les auteurs du temps vont dans ce sens : Isidore de Péluse : « la virginité rend semblable aux anges», le pape Sirice : « où l’esprit divin peut-il résider sinon dans des corps saints ? », le pape Innocent I « Ceux qui ne sont pas saints ne peuvent pas pratiquer les choses saintes », Ambroise de Milan : « le prêtre est le ministre du Christ… tous les hommes qui annoncent le Christ sont eux aussi des anges et sont appelés à tenir la place des anges », Ambrosiaster « le prêtre doit être plus pur que les autres car il est le représentant de Dieu » 107. Le christianisme est une religion qui promet le salut aux individus par la voie du culte et des sacrements. Tout ce qui peut nuire à la pureté et à l’efficacité du culte nuit à la vie éternelle promise à chaque croyant. Le prêtre, qui distribue les sacrements, ne peut par sa vie personnelle mettre en danger leur efficacité pour les fidèles. Par sa place inscrite entre le profane et le sacré, entre l’humain et le divin, par cette place « angélique », le prêtre devient un homme différent, supérieur aux autres. Sa chasteté, sa castration spirituelle, marque cette différence. Elle en est la condition et le signe. Ce prêtre chaste, ce prêtre médiateur entre Dieu et les hommes, ce prêtre semblable aux anges est donc foncièrement différent des laïcs et supérieur à eux. Le christianisme devient une religion à deux vitesses et la société est désormais partagée entre le laïc, destiné aux travaux des champs, à la guerre et à la reproduction de l’espèce, et le prêtre qui, par la chasteté, sort de la vulgaire humanité, devient un personnage sacré, à mi chemin entre l’humanité et la divinité, et apte à distribuer au laïc les sacrements qui lui donneront le salut. C’est ce qu’avait déjà perçu Eusèbe de Césarée : « en l’Eglise il y a deux genres de vie… l’un dépasse le genre de vie commun et humain… comme des êtres célestes, les prêtres regardent d’en haut la vie des autres hommes » 108. La contrainte de la chasteté remplace le martyre et l’ascétisme des temps révolus et cette castration spirituelle est signe du prix à payer pour entrer dans la caste des nouveaux maîtres. Il n’est donc pas étonnant que l’exigence de chasteté 106

ISIDORE DE PELUSE, Lettre, 4, 192, PG 78, col. 1281 ; JEROME, Contre Vigilance, 2, PL 23, col. 356 ; SIRICE, Lettre aux évêques d’Afrique, 3, PL, 13, col. 1160-1161 ; GREGOIRE I , Lettre 11, 56a, 8 ; GREGOIRE de NAZIANCE, Contre la chair, PG 37, col. 1378-1380. 107 Isidore de Péluse, Lettre à l’évêque Théodose, 3, 75, PG 78, col. 781-784 ; SIRICE, Lettre à Himer de Tarragone, PL 13, 11, col. 1139 ; Lettre d’Innocent I aux évêques de Calabre, PL 20, col. 605 ; AMBROISE DE MILAN, Des Sacrements des Mystères, Sources chrétiennes, 25, 1 :6-7 ; AMBROSIASTER, Commentaires de la 1ère à Timothée, PL 17, col. 470-471. 108 EUSEBE DE CESAREE, La démonstration évangélique, I, 8, PG, 22, col 76c.

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sacerdotale, étrangère au christianisme initial, se soit imposée durant la période même où l’Eglise changeait de statut et s’intégrait à la société civile. Ce phénomène apparaît au cours du IVème siècle et ce n’est pas pour rien. Après le temps des communautés secrètes, après le temps des martyrs, après celui des ascètes, l’Eglise, jadis fondée dans une région éloignée et de façon obscure, entre dans la vie publique. Reconnue par l’édit de Milan au début du siècle, devenue religion d’Etat sous Théodose en fin du même siècle, elle fait désormais partie de l’appareil officiel et ses évêques en viennent à diriger, non seulement les âmes, mais les cités. Il semble exister un parallélisme entre cette officialisation du christianisme et l’exigence de chasteté imposée à ses représentants. C’est cette chasteté qui, au milieu de l’appareil étatique qui entoure les évêques et leurs subordonnés, continue à leur garder leur aura spirituel, à en faire, non les fonctionnaires du corps, mais surtout les sauveurs de l’âme. Nous verrons, dans la partie suivante, que cette séparation sociale, basée sur la sacralité du prêtre qui suppose sa chasteté, finira, aux mains du pape, en instrument de pouvoir sur les laïcs. Entre-temps la chasteté sacerdotale aura permis d’écarter la concurrence du moine, chaste lui aussi, mais qui ne peut accéder à l’autel que s’il est prêtre. Pour unir les deux groupes saint Augustin s’entoura de prêtres qui faisaient le même vœu que les moines, devenaient souvent eux-mêmes évêques et créaient autour d’eux un environnement semblable. Le clergé se transformait ainsi en une caste isolée qui n’était mêlée à la vie de la cité ni par le mariage ni par les intérêts économiques et combinait la double qualité de moine et de prêtre. Devenu chaste le clergé obtenait le prestige de l’ascète et du moine en y ajoutant sa fonction de ministre du culte. L’importance sociale de la chasteté dans la vie du prêtre est marquée par la punition la plus couramment appliquée en cas de faute d’ordre sexuel : un membre du clergé commet non seulement un péché mais il perd son statut de membre du clergé. La chasteté colle donc au statut même du clergé, à sa place au sein de la société. Un grand nombre de décisions prévoient sous différentes mentions cette perte de statut: la déposition du clerc, la suppression des fonctions ecclésiastiques, la perte de la qualité de clerc, la déposition, « la perte de son honneur…l’honneur de la cléricature ». N’oublions pas l’importance du statut clérical, et du statut tout court, dans la société médiévale. Chacun y a une place, noble, clerc, bourgeois, paysan, chacun doit tenir sa place sous peine d’être sans place et de ne pas exister. Avec les siècles, la christianisation de la société et le rôle de plus en plus important des évêques auprès des empereurs et des rois, le statut de clerc devient le premier de tous. Le perdre c’est être publiquement et à jamais déconsidéré. Aux Etats-Généraux de 1789 le clergé constituera encore le premier ordre, avant la noblesse. Se voir « privé de toute dignité ecclésiastique et ne plus pouvoir accéder au ministère » peut nous sembler bénin mais constitue à l’époque une déchéance irréparable. La chasteté est donc signe de sacralité, de communication avec l’au-delà, de différence avec le laïc et de supériorité sur celui-ci. C’est ce qui apparaîtra encore plus clairement au XIème siècle quand Pierre Damien en fera la marque même de la différence entre clercs et laïcs : « Comment les prêtres sinon peuvent-ils être différents des laïcs et s’offrir spécialement comme offrande à

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Dieu, s’ils ne suivent pas un mode de vie différent de celui de la population ? » 109 . C’est donc la chasteté qui crée le prêtre et établit son prestige et son pouvoir. Mon épouse est devenue ma sœur ! Les femmes dans l’Eglise. Si un homme marié décidait d’entrer dans le clergé, que devenait son épouse ? Elle devait d’abord quitter le lit de son mari. On trouva à Tours en 567 une formule élégante pour résumer la situation : « Que l’évêque considère sa femme comme sa sœur ». Mais que faisait-on de cette épouse transformée, qu’elle le veuille ou non, en sœur de son époux ? Les solutions furent multiples et variées. Pour certains le mari, entré dans le clergé et pour des motifs de piété, ne pouvait pas, sous peine d’excommunication, abandonner sa femme. D’après l’empereur Honorius il devait fournir à l’entretien de sa femme. Il était courant, dans la Gaule du Vème siècle, que prêtres et évêques vivent sous le même toit que leur femme sans partager le même lit, on en arrivait à parler pour ces femmes de « prêtresses » et « évêquesses ». Mais la cohabitation dans la chasteté se révélait sans doute pleine de tentations car le concile de Lyon en 583 ordonna de « se séparer de sa femme non seulement au lit mais aussi dans la vie quotidienne ». Le droit oriental prévoyait de la placer, aux frais du mari, dans un couvent lointain. Cette épouse, devenue sœur spirituelle, avait tout intérêt à se conduire convenablement. Nul ne pouvait coucher avec elle, car, si elle était surprise, « elle était soumise au pouvoir de son mari qui pouvait, non la tuer, mais l’enfermer dans sa maison et la mettre au jeûne . Enfin si ce mari, devenu clerc, mourait et qu’elle se remariait, elle se voyait excommuniée 110. Un beau programme ! En-dehors de ce cas il existait pour les femmes, à l’intérieur de l’Eglise, deux fonctions curieuses qui disparurent assez rapidement : la « vierge secrète » et la « diaconesse ». La vierge secrète ou plutôt la « vierge introduite subrepticement » vivait en cohabitation avec un homme, parfois dans le même lit, mais à condition de respecter strictement la continence. C’était là une habitude fréquente des ermites, qui leur permettait de s’assister l’un l’autre dans les tâches matérielles et d’éviter la solitude. Cette coutume curieuse fut attaquée par les Pères de l’Eglise, comme Jérôme et Jean Chrysostôme, et interdite par le concile de Nicée qui étendit l’interdiction à tous les membres du clergé. Il fut désormais « interdit de manière absolue aux évêques, prêtres, diacres, d’introduire auprès d’eux une compagne, à moins que ce ne soit la mère, la sœur, la tante et des personnes 109

BROWN, Augustine, p. 198 ; Synode d’Orléans, 538, can. 2. (Conciles mérovingiens, p. 233) ; Concile D’Arles de 314 ( Hefele, 1, 1, p. 295) ; BURCHARD de WORMS, Décret, livre 17, chap. 39, PL 140, col. 5371066 ; Capitulaire de Charlemagne de 802, 24, p. 96 ; Concile de Worms de 868, canon 9 (MANSI, 1, col. 871) ; Lettre d’Innocent I à Exupère, évêque de Toulouse, PL 20, col. 496 ; Pierre Damien, Livre sur l’incontinence des prêtres, p. 261. 110 Concile de Tours, 567 (Conciles mérovingiens, p. 359) ; Constitutions apostoliques de 400 (Mansi 1 :51) ; Léon le Grand, Lettre à Rustique évêque de Narbonne, lettre 157, PL 54, col. 1197-1209 ; ESMEIN, Mariage, 1, p. 319-320 et notes ; Concile d’Auxerre de 573-603 ; Lyon 583 (Conciles mérovingiens, p. 447) ; Concile in Trullo, 692, canon 48 (MANSI, 11, col. 966) ; Lettre de Léon VII aux Gaulois et aux Germains (MANSI, 18, col. 379) ; Concile de Tolède, 400, canon 7, 18 (MANSI, 3, col. 999, 1001).

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qui échappent à tout soupçon ». Déjà les membres du concile d’Elvira en 300 y avaient songé et avaient interdit qu’un clerc ne garde chez lui « aucune étrangère ». Ils avaient même été plus scrupuleux et précis qu’à Nicée : la sœur ou la fille du prêtre, vivant chez lui, devait être « vierge et vouée à Dieu » 111. Une autre fonction ecclésiastique fut plus honorable et connut une existence plus longue. Comme il existait des diacres, il exista des diaconesses. Certaines femmes remplirent donc une fonction officielle au sein du clergé. La première dont nous ayons connaissance est, au temps de Paul, « Phoébé, diaconesse de l’église de Cenchrées dont elle protège les fidèles ». C’est donc une institution qui remonte aux origines du christianisme. Quand Pline le Jeune écrit à l’empereur Trajan que pour connaître la vérité sur le christianisme, il a fait « torturer deux de leurs servantes, qu’on disait des ministres », s’agit-il de diaconesses ? Dans une ancienne liturgie romaine, les diaconesses occupait un rang d’honneur, derrière tout le clergé masculin mais avant les femmes vierges et veuves, les enfants et l’ensemble des laïcs. Tout comme le diacre les diaconesses s’occupait de la gestion des biens et des aumônes de la communauté et plus spécialement des relations avec les autres femmes. Au IVème siècle, leurs fonctions sont décrites comme suit : « s’occuper des femmes chrétiennes, les assister lors du baptême, enquêter si elles sont maltraitées et intervenir quand il faut les déshabiller ». Elles doivent s’occuper de la charité, du service aux pauvres ainsi que des entretiens entre les femmes et les prêtres. La diaconesse Eusebia gardait le martyrium des quarante martyrs à Constantinople . Pélagie, prostituée repentie d’Antioche, fut confiée par « l’évêque de la ville à Romana, la première des diaconesses, qui devint sa mère spirituelle ». Elle veilla à l’instruction religieuse de Pélagie et la poussa au baptême 112. Comment choisit-on ces femmes ? Ce devait être « des vierges pudiques ou des veuves non remariées, fidèles et honorables ». Le concile de Chalcédoine en 451 leur imposa de nouvelles obligations : être veuves, âgées d’au moins quarante ans et ne plus se marier après leur entrée en fonction. La femme de l’évêque, mise au couvent du fait de l’ordination de son mari, pouvait, si elle vivait dignement, devenir diaconesse. Toujours cette méfiance envers les femmes qui pourraient se révéler « indignes » ! Même méfiance à l’égard de leurs fonctions : il était spécifiquement refusé aux diaconesses toute fonction sacerdotale ou qui s’en rapproche : « Les diaconesses ne sont pas des prêtres … Elles n’ont jamais pu intervenir dans les sacrements » et le pape Innocent I, tout comme le concile de Nicée, les traita de laïques. La fonction, de plus en plus réduite, disparut de l’Eglise latine au VIème siècle avec les conciles d’Orange en 441, d’Epaone en 517 et d’Orléans en 533, qui donna comme raison : « la fragilité de la condition féminine » 113.

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Concile de Nicée, canon 3 ( ALBERIGO , conciles oecuméniques, Décrets, p. 39) ; Hefele, 1, 1, p. 212. Voir CLOKE, Female, p. 77. 112 Romains, 16 :1 ; Lettre de Pline le Jeune à l’empereur Trajan de 111-118 ( Enchiridion. Fontium Historiae Ecclesiasticae Antiquae, C. Kirch (éd.), Herder, Barcelone, 1947, p. 23, 8 ; Messe dite Clémentine, ( Enchiridion, p. 404) ; Epiphane, Contre les Hérésies, PG 42, col. 743 ; Concile in Trullo, 692, canon 14, (MANSI, 11, col. 966) ; Vie de Sainte-Pélagie, prostituée, 8, PL 73, col. 667-668. 113 Constitutions Apostoliques, chap. 17, PG 1, col 955-958 ; Concile de Chalcédoine 451, canon 15 (MANSI, 7, col. 388) ; Concile in Trullo, 692, canon 48, (MANSI, 11, col. 966) ; Epiphane , Contre les Hérésies, PG 42, col. 743, 746 ; Décrets et lettres du pape Innocent I, lettre suivant le concile de Nicée, PL 20, col. 625 ; Conc. Nicée, canon 19 ; Concile d’Orange, canon 26, (MANSI, 6, col 440) ; Concile d’Epaone, canon 21, (MANSI, 8, col. 561) ; Concile d’Orléans, canon 18, (MANSI, 8, col. 837).

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Dans l’ombre des évêques et des saints, il reste cependant des femmes, pour les conseiller et les garder sur le droit chemin. Il reste Emmélie, la sainte mère de Basile le Grand, et sa sœur Macrina qui lui conseilla de se retirer au monastère. Il reste Monique, la mère chrétienne de saint Augustin. Il reste la sœur de saint Benoît, Scolastique, dont il vit, lorsque elle mourut, « monter l’âme au ciel comme une colombe ». Un rôle toujours mineur à côté de celui du saint mais on donnera aussi aux femmes la fonction non négligable de fondatrices de couvents féminins et d’abbesses, une fonction qui ne fera que se développer avec le temps et que l’on voit apparaître avec cette Macrina, sœur de Basile de Césarée, qui crée un monastère féminin à Amase en Cappadoce114. En outre l’Eglise des débuts honorait particulièrement et prenait sous sa protection les vierges et les veuves, sans jamais leur donner aucune fonction spécifique. Le veuvage était bien considéré mais un second mariage proscrit tant pour les hommes que pour les femmes. L’interdiction du remariage et les louanges accordés aux veuves et aux veufs ont disparu de la pratique ecclésiastique mais furent d’une grande importance dans l’Eglise primitive. En somme, après que Jésus ait été entouré de tant de femmes, après que Marie-Madeleine ait été le premier témoin de la résurrection du Christ et à ce titre privilégiée par rapport aux apôtres, on en arrivait à une religion dominée par les hommes, qui reléguaient les femmes à des fonctions subsidiaires ou à une dévotion respectueuse, comme l’avait jadis enseigné Paul de Tarse : « Que les femmes se taisent dans les assemblées » 115. La vie des prêtres, le jour, la nuit. En-dehors de ces textes, de ces décisions, de ces canons, de toute cette littérature exaltante, que savons-nous de la vie quotidienne du clergé au cours de ces siècles ? Rien de précis. Nous ne disposons évidemment sur ces périodes d’aucune statistique ni même de relevés objectifs sur la vie du clergé. Tout au plus peuton deviner, supposer, lire à travers les lignes. Tous ces prêtres vivaient-ils comme l’avaient imaginé Jérôme et le pape Sirice ou, suivant leurs penchants naturels plutôt que les élucubrations des théologiens, continuaient-ils à vivre avec épouse ou concubine et enfants ? La répétition même des interdictions, des conciles et des anathèmes n’en prouve-t-elle pas le peu d’effets pratiques sur le terrain ? Conciles, papes et évêques déplorent sans cesse les mœurs du clergé qui, nous dit le pape Martin V vers 650, s’abandonne aux vices les plus répugnants. « Ceci a été souvent interdit et n’est pas respecté » ajoute l’évêque de Liège Gebhard et Epiphane confirme que: « Il y a des prêtres qui engendrent encore des enfants… parce qu’en beaucoup d’endroits on ne trouve pas assez de ministres ». De toute part nous voyons surgir, au IVème siècle, des évêques mariés comme ceux de Botolius (en Syrie), d’Ephèse, de Tripoli, d’Apamée (en Syrie), de Barcelone, de Laodicée, d’Antioche, de Ravenne, d’Autun, d’Auvergne sans compter Asroug, Nersès, Pharen et Khat en Arménie. Il y a mieux : l’hérésiarque Marcion était fils de l’évêque de Sinope (Sinop en Turquie sur la Mer Noire), le pape Innocent I du pape Anastase I, le pape Silvère du pape Hormisdas. Saint 114

Vie de Sainte-Scolastique, AA SS, février, 2, p. 392 ; GREGOIRE DE NYSSE, Vie de Sainte-Macrine, PG 46, col. 959-1060. 115 1 Cor 14 : 34-35

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Grégoire de Naziance, grand polémiste et ami intime de Basile de Césarée, le fils de l’évêque de Naziance qui l’ordonna prêtre lui-même 116. Tous ces évêques, tous ces prêtres mariés respectaient-ils toujours la chasteté conjugale ? Pas nécessairement. Nommé en 410 évêque de Cyrène, Synesios de Cyrène écrit au patriarche d’Alexandrie qu’il n’accepterait cette fonction qu’à la condition de continuer à avoir des rapports avec sa femme : « Je ne veux pas me séparer de ma femme ni m’unir à elle en secret comme en adultère… Je veux encore avoir de nombreux enfants… Le responsable chargé de mon ordination doit le savoir » 117. Au moins met-il ainsi les choses au point. Amoureux de sa femme et bon père de famille, il estime une vie familiale normale tout à fait compatible avec la fonction épiscopale. On se souvient que tel était le point de vue de Paphnuce au concile de Nicée. Dans la vie quotidienne on trouve de tout. Si l’évêque de Sardes Méliton avait choisi la continence, il existait des cas frappants comme cet évêque d’Ephèse qui avait fait sortir sa femme du couvent pour mener à bien son devoir familial inachevé. L’évêque Julien d’Eclanum était fils d’évêque et épousa la fille d’un évêque. Dans l’église africaine les évêques, qui faisaient partie de l’oligarchie des grands propriétaires, étaient souvent mariés. Le fondateur de l’église arménienne, Grégoire l’Illuminateur, garda dans sa famille, pendant quatre générations, la charge de patriarche des Arméniens. Le sacerdoce arménien fut ainsi dès les origines héréditaire de père en fils. Nombre d’évêques ont eu d’ailleurs des enfants durant leur épiscopat. Tous ces membres du clergé, vivant en famille, ressentent entre eux une cohésion, ce que Jérôme appelle « la complicité de leurs crimes ». Il ajoute que « Les évêques mariés n’accordent l’ordination qu’aux hommes dont les femmes sont enceintes et les enfants en train de naître » 118. Bien des évêques et des prêtres, qui gardent leur femme dans leur lit, ne sont nullement conscients qu’ils commettent une faute et n’en ressentent aucun scrupule : « Ils invoquent des usages anciens » reconnaît Ambroise de Milan. « De nombreux prêtres, longtemps après leur ordination, ont des enfants, tant de leur propre épouse que d’une liaison honteuse. Ils défendent leur faute sous prétexte que, dans l’ancien testament, les prêtres étaient autorisés à faire des enfants » déplore le pape Sirice. Enfin on voit, dans des circonstances tragiques, un évêque qui veut éviter les conséquences de ses relations conjugale : l’évêque Novat de Carthage fait avorter sa femme en la frappant à coups de pierres 119. D’autres pratiques qu’on pourrait appeler « peu catholiques » sont spécifiquement prohibées, ce qui signifie bien que, dans la pratique, elles existaient : des femmes s’introduisaient dans des monastères d’hommes ; de jeunes veuves et nonnes, en charge du ménage de l’évêque, vivaient dans son intimité ; des prêtres habitaient avec des étrangères, faisaient entrer des jeunes

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GRYSON, Origines, p. 170 ; MGH Cap. Episc., Gebhard, 1, p. 37 ; EPIPHANE, Adversus Haereses, 31, 367-368 ; JEROME, Epitre 130, 16 ; LEVILLAIN, Dictionnaire Papauté, p. 825, 1577. Voir COCHINI, Origines apostoliques, p. 112-143 avec les listes d’évêques mariés et les références et p. 267. 117 Synesios de Ptolemaïs, lettre 105, PG 66, col. 1484-1488. Cyrène et son port, Ptolemaïs se trouvent en Lybie. 118 SOCRATE, Histoire Ecclésiastique, PL 67, col. 640 ; JEROME, Contre Vigilance, PL 23, col. 340-341 ; GRYSON, Origines, p. 4-5 ; BROWN, Renoncement, p. 357 ; BROWN, Augustine, p. 197, 381. 119 AMBROISE, Les devoirs des ministres¸I, 50, 249.SIRICE, Lettre à Himer de Tarragone, 7, PL 13, col. 1138.CYPRIEN, PL 3, col. 752.

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filles dans leur chambre ou épousaient des femmes débauchées. Enfin on voyait des évêques en déplacement, entourés d’une troupe de femmes 120. Les injonction de Charlemagne et des évêques de son temps nous révèlent qu’au cours des siècles la situation des membres du clergé ne s’était pas améliorée. Bien au contraire. Il fallut interdire aux membres du clergé de multiples abus qui nous révèlent une vie ecclésiastique fort éloignée du « ministère sacré » rêvé par les théologiens : les prêtres buvaient et mangeaient dans l’église, au point de s’y s’enivrer et d’ordonner aux laïcs de faire de même. Ils étaient armés pour régler leurs conflits avec leurs voisins. Ils ignoraient tout de la religion et les livres sacrés, ne savaient pas dire la messe ou la célébraient n’importe où et n’importe comment. Les évêques utilisaient les prêtres comme compagnons de jeux. Evêques et prêtres vivaient à l’aise, faisaient ripaille en compagnie des laïcs, chantaient avec eux des chansons profanes, et les hébergeaient avec leurs femmes et leurs chiens 121. Saint Boniface, apôtre de la Germanie, décrit au pape la situation de l’Eglise à cette époque : « Depuis leur jeunesse les diacres vivent dans la débauche…Ils ont chaque nuit dans leur lit quatre à cinq concubines… devenus prêtres, ils poursuivent leur vie licencieuse… nommés évêques, ils sont non seulement débauchés mais ivrognes et brutaux. Ils passent leur temps à la chasse et à la guerre et, de leurs propres mains, tuent chrétiens comme païens ». L’archevêque de Trèves remarque que, sous prétexte de recevoir les membres féminins de leur famille, leur mère ou leurs sœurs, les clercs reçoivent « en leur compagnie d’autres femmes et des amies qui ne sont pas de leur famille et les poussent au péché ». Il se voit même forcé d’interdire aux prêtres de coucher avec un animal 122. Cette confusion du prêtre et du laïc, du sacré et du profane, le Moyen Age pouvait-il l’accepter ? Le prêtre, qui aujourd’hui nous semble un homme comme un autre, pouvait-il l’être à l’époque ? Pouvait-il faire fi de cette obligation de chasteté qui lui avait donné ce rôle unique d’intermédiaire entre Dieu et l’humanité ? C’est aux XIème et XIIème siècles que la question, avec l’insistance sur de nouveaux éléments et l’arrivée de nouvelles personnalités, va définitivement se régler. Tout ce qui, jusqu’à présent a été flou, mal défini et mal appliqué, va se transformer en loi impérative. Une loi qui va d’ailleurs assurer pour longtemps la suprématie morale du prêtre et celle du pape, en tant que chef de tous les prêtres. Dès le début, depuis le lointain concile de Grenade, la chasteté des prêtres avait marqué leur différence avec les laïcs et leur supériorité sur ceux-ci. Les deux premiers siècles du nouveau millénaire iront beaucoup plus loin.

Troisième partie : Le temps des impositions (1050-1150) « Les flammes de la concupiscence ».

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Concile d’Autun, 663-680, canon 10 (Conciles mérovingiens, p. 589) ; Concile de Carthage 390, canon 103 ( Hefele, 2, 1, p. 114) ; Deuxième concile d’Arles en 443 ou 452 ( Hefele, 2,1, p. 460) ; Concile D’Arles de 314 ( Hefele, 1, 1, p. 295) ; Concile de Tours, 567, canon 13-14 (Conciles mérovingiens, p. 359). 121 MGH Cap. Episc., Gebhard, 1, 9, 14, 17, 18, p. 20-21 ; MGH Cap. Episc., Walgaud, 2, 11, 13p. 36-47 ; Capitulaire de Charlemagne de 802, 23, p. 96 ; MGH Cap. Episc., Ruodger de Trêves, 9, p. 64. 122 BONIFACE, Lettre au pape Zacharie de 742, PL 89, col. 745 ; Lettres, 17, p. 67 ; MGH Cap. Episc., Gebhard, 2, 15, p. 31.

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Au XIème siècle, la chasteté sacerdotale, jusqu'alors signe de différence, de sacralité et de supériorité, deviendra un instrument de pouvoir et fera du clergé et de son chef suprême, le pape, les maîtres de la chrétienté. C’est cette évolution décisive que nous allons suivre maintenant. Le célibat actuel des prêtres n’est plus que ce qui reste de la chasteté utilisée jadis afin de dominer la société toute entière. Et pourtant tout avait bien mal commencé. Après Charlemagne, avec les luttes intestines entre frères et cousins, les invasions nordiques, sarrasines et hongroises et la démission du pouvoir central, la confusion dans l’Eglise ne fit que s’intensifier. Les règles sur la chasteté sacerdotale, qui n’avaient jamais été très claires ni bien appliquées, ne le furent plus du tout. Le fils de Charlemagne lui-même, le pieux Louis le Débonnaire, apparut en rêve à son fils, après sa mort, et le supplia de prier pour le repos de son âme car il avait permis le mariage des prêtres. Au tournant de l’an Mil « presque tous le membres du clergé s’affichaient scandaleusement avec leurs épouses et leurs prostituées ». L’évêque de Rennes Thibaut, lui-même fils de prêtre, eut son fils comme successeur, tout comme celui de Nantes Gaithier II, tout comme celui de Quimper, Benoît I tandis que l’archevêque de Rouen avait trois enfants de son épouse Herlève. L’évêque de Strasbourg alla jusqu’à acheter une femme à son mari pour vivre publiquement avec elle. Le mariage des prêtres était entré dans les mœurs et devenait la règle puisque l’archevêque de Milan permettait aux prêtres concubins de célébrer les sacrements et que l’évêque de Thérouane refusait les derniers sacrements à ceux qui décriaient cette pratique. Il faut dire que l’exemple venait de haut, il venait de Rome. Le pape Benoît IX, qui y aurait mené « une vie honteuse et scandaleuse … vouée à la volupté comme celle d’Epicure », « se serait occupé surtout de séduire les femmes qu’il subjuguait par des moyens magiques et sataniques pour s’accoupler à elles dans les bosquets » 123. Ces pratiques, qui assimilaient le clergé aux laïcs, ne semblaient pas acceptables à une époque où l’on voulait faire des clercs le modèle et le guide de la société et dont un penseur influent disait : « Vous qui avez été choisis parmi tout le genre humain » 124. Ainsi naquit la réforme dite grégorienne, du nom du pape Grégoire VII (1073-1085), son meneur le plus énergique, celui qui fit, pour les deux siècles suivants, du clergé le maître des laïcs, et du pape le maître des souverains. Cette réforme s’inscrivit dans la lutte contre les empereurs pour la suprématie en Europe, la Querelle dite des Investitures, et dans le lancement de la première croisade en 1095, opérée sous les auspices de la papauté 125. Dans ce cadre, l’exigence absolue de continence dans le clergé devint un instrument de pouvoir. Le clergé, qui avait pu surmonter ses passions charnelles, en acquit la suprématie morale sur le monde laïc.

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PIERRE DAMIEN, Livre sur l’incontinence des prêtres ; Annales de Fulda, MGH SS 1, p. 387 ; ANDREA DE STRUMI, Passion du saint martyr milanais Ariald, M. NAVONI (éd. et trad. ital.), Jaca Book, 1994, p. 5860 ; ORDERIC VITAL, Histoire Ecclésiastique, livre 1, 5, 12 ; 2, livre 5, 42, PL 188, col. 403 ; Chronique de Berthold de Reichenau, 1073, p. 300 ; BONITO DE SUTRI, Livre à un ami, MGH LdL 1, p. 591, l. 25, 30 ; Grégoire VII, lettres diverses, 1080, p. 102 ; Dialogues sur les miracles de Saint-Benoît par Didier, abbé du Mont-Cassin, MGH SS 30, 2, p 1140-1142 ; Ecrits de Benon et des cardinaux schismatiques, MGH, LdL, 2, p. 376. 124 Pierre Damien, Livre sur l’incontinence des prêtres, p. 279 125 Vie du pape Grégoire VII écrite par Paul de Bernried, J.M. WATTERICH ( éd.), 1862, I, p. 474-546. Sur ce pape et la Querelle des Investitures : J. VAN WIJNENDAELE, Propagande et polémique au Moyen Age. La Querelle des Investitures, Bréal, Paris, 2008 (traductions et commentaires) ; J. VAN WIJNENDAELE, Le pape de la haine. Grégoire VII, Canossa et le conflit des investitures, Racine, Bruxelles, 2010 (récit historique).

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N’oublions pas que l’Eglise à l’époque formait l’ossature morale et intellectuelle de la société. Par son réseau d’évêques et de prêtres elle encadrait la population, par son autorité morale elle s’opposait aux abus des grands seigneurs, par son activité charitable elle servait de sécurité sociale, par ses prières elle assurait aux fidèles méritants le salut après la mort. Elle accompagnait l’être humain de la naissance au décès, du baptême à l’extrêmeonction. Chaque dimanche elle assemblait pour la messe tous les habitants du village ou de la ville et, du haut de la chaire de la vérité, servait d’unique media à l’ensemble de la population. Elle édictait les règles du bien et du mal car elle était la seule à pouvoir lire les livres sacrés, considérés comme la parole même de Dieu. En principe et en fait un laïc était « illettré », ce qui veut dire qu’il ne connaissait pas le latin, la langue même de la connaissance sacrée et l’on disait avec étonnement de l’empereur Henri II qu’il était « lettré bien que laïc » 126. D’ailleurs les cours royales et princières regorgeaient de clercs qui tenaient la plume du souverain, régentaient sa conscience et lui dictaient plus d’une fois sa politique. Jamais une religion ne connut sans doute, sur les âmes et les corps, un tel pouvoir que l’Eglise chrétienne du Moyen Age. C’est dans ce cadre, d’une Eglise à la fois autoritaire et populaire, qu’il faut voir la fixation précise, obligatoire et définitive du célibat des prêtres, une fixation qui n’a guère changé aujourd’hui. Ce qui avait été antérieurement un ensemble de règles, plus ou moins cohérentes, divergentes d’après les régions et les synodes locaux et apparemment assez mal appliquées sur le terrain, devint une loi inexorable, dénuée de toute exception, appliquée de façon semblable dans toute l’Europe et dont la moindre déviation entraînait les pires châtiments. Le célibat absolu des prêtres ne remonte ni à Jésus, ni à Paul, ni aux Pères de l’Eglise, ni aux conciles de l’empire romain chrétien mais aux grands papes des XIème et XIIème siècles, même si ceux-ci se référèrent à des règles antérieures qu’ils avaient en grande partie imaginées ou interprétées eux-mêmes. C’est somme toute une loi relativement récente, provenant non du début du christianisme mais du milieu du Moyen Age. Pour l’appliquer les papes réformateurs furent impitoyables. Dès le concile de Pavie de 1022 il fut décidé que : « Aucun clerc ne peut avoir de femme ou de concubine ; l’évêque ne peut habiter avec une femme sous peine d’être déposé ; tous les fils et filles de clercs sont propriété de l’Eglise et ne peuvent être affranchis » 127. Le châtiment s’étendait donc aux enfants. Pour imposer la chasteté à un clergé, dont nous verrons qu’il était souvent peu enclin à l’accepter, le pape Grégoire VII ne cessa de morigéner et de menacer archevêques et évêques trop laxistes à son gré, comme l’évêque de Constance : « Tu as, dit-on, relâché le frein de la luxure », l’archevêque de Salzbourg : « En vertu de l’autorité apostolique nous t’enjoignons de sévir contre tes clercs, qui vivent de façon honteuse », l’archevêque de Cologne : « Nous t’ordonnons par l’autorité de Pierre, notre maître commun, que, suivant les décrets de Pères et l’autorité canonique, tu prêches et enseignes aux clercs la chasteté ». Il interdit l’entrée dans l’église aux prêtres qui ne respectent pas la chasteté jusqu’à ce qu’ils se repentent 128. Mais il alla plus loin, il fit appel aux laïcs pour imposer la chasteté au clergé. Il parla au comte de Flandre « des gens appelés prêtres et se trouvant en 126

Vie d’Henri II, MGH SS Rer. Germ.69, Hanovre, 1999, p. 225. Hefele, 4, 2, p. 918. 128 Grégoire VII, lettres diverses, 1075, p. 18 ; Grégoire VII, Registre, 1073, 1, 30, p. 50 ; 1075, 2, 67, p. 223 ; Grégoire VII, lettres diverses, 1079, 16, p. 84. 127

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état de fornication», et lui ordonna « de la part de Dieu tout puissant et avec l’autorité de saint Pierre, prince des apôtres… de combattre ce forfait». Il y ajouta une arme puissante : l’interdiction pour les laïcs de suivre la messe des prêtres fautifs, ce qu’on a appelé « la grève liturgique ». Si le clergé tenait à son mode de vie, le pape déchaîna sur lui les laïcs et leur « interdit de suivre la messe d’un prêtre qui persévère dans l’incontinence car sa bénédiction sera transformée en malédiction et sa prière en péché ». Sous son influence le concile de Poitiers en 1078 décida que : « quiconque assiste à la messe d’un prêtre concubin est excommunié ». Cette disposition, qui faisait du laïc le juge de la pureté des prêtres était contraire à l’ancien concile de Gangres de 324 qui avait jugé « anathème celui qui refuse de suivre la messe d’un prêtre marié » 129. Mais le pape désormais utilisait tous les moyens possibles. C’est qu’il répondait à une demande des laïcs, avides de prêtres purs pour sauver leur âme. Des sacrements délivrés par des demi laïcs, mariés comme eux, élevant leur marmaille comme eux, vivant comme eux, constituaient ils vraiment des sacrements ? Le Christ, le Dieu tout puissant, descendait-il vraiment dans l’hostie tenue en mains par une main pécheresse, la main habituée à palper le corps d’une femme ? Et au moment suprême, celui auquel aucun humain ne s’est jamais soustrait, au moment de comparaître devant le juge suprême, l’onction donnée par ce prêtre profane, la confession entendue par ce pécheur public sauveraient-elles l’agonisant des griffes de Satan ? Car, dans son impitoyable rigueur, le pape savait avoir comme alliés les intellectuels et la population elle-même. La main sacrée qui touche Dieu La papauté avait avec elle les intellectuels. Parmi eux Pierre Damien, moine promu cardinal, conseiller intime des papes, réformateur et moraliste rigoureux, intellectuel et épistolier de renom. Il s’enflammait contre les prêtres qui n’avaient pas renoncé à la sexualité : « Vous êtes les victimes des démons, destinés à la mort éternelle… Vous êtes le réceptacle de la colère et de la fureur du Seigneur, attendant le jour de la vengeance… Vous êtes des serpents enragés, qui, en raison de la flamme de votre passion , décapitez, par vos amours, le Christ, qui est la tête du clergé » et expliquait de façon imagée la castration spirituelle : « Dans un entretien que j’ai eu avec des évêques, j’ai essayé, si j’ose dire, de lier avec une agrafe les parties génitales des prêtres » 130. Dans la même ligne le moine et chroniqueur Bernold, à la fois polémiste et chroniqueur, dans son pamphlet « L’interdiction de l’incontinence des prêtres », se basait, sans référence précise, sur « ce qu’ont enseigné les apôtres et ce qui se poursuivit dans les temps anciens ». Il niait l’intervention de Paphnuce au concile de Nicée et rappelait l’excommunication de l’hérétique Jovinian. Voilà un historien qui cherchait dans le passé ce qui lui convenait pout le présent. Il défendit aussi l’interdiction de suivre la messe d’un prêtre marié et même tout

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Registre Gregoire VII, IV, 11, p. 310 ; Grégoire VII, Lettres diverses, 1079, 32, p. 84 ; Hefele, 5, 1, p. 231 ; MANSI, 2, col. 1102. 130 Pierre Damien, Livre sur l’incontinence des prêtres, p. 207 (Lettres de Pierre Damien, 2, 61, p. 206-218 ) ; Lettre sur l’incontinence des évêques, p. 278-279 (Lettres de Pierre Damien, 3, 112, p. 258-288). Voir O.J. BLUM, « The monitor of the Popes St. Peter Damian », Studi Gregoriani, 2, 1947, p. 459-476 ; G. FORNASARI, Medioevo Riformato del Secolo XI, Pier Damiani e Gregorio VII, Naples, 1996, (Nuovo Medioevo 42).

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contact avec lui puisque celui-ci avait été excommunié du fait de sa faute et que « celui qui est en contact avec un excommunié est lui-même excommunié » 131. L’idée de la sacralité du culte, sous-jacente à la chasteté sacerdotale, fut renforcée à cette époque par la condamnation du théologien Bérenger de Tours qui ne voyait, dans l’Eucharistie, que la présence symbolique et non réelle du Christ. Poursuivi pour hérésie, il dut se rétracter et déclarer que : « le pain et le vin, déposés sur l’autel, sont, par la parole sacrée de notre sauveur, transformés en véritables chair et sang de Jésus-Christ et, après la consécration, constituent le corps véritable du Christ » . Ainsi la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, « le plus grand bien qui ait jamais été accordé aux hommes », futelle affirmée sans conteste 132. Il en résultait que la population chrétienne, quel que fût son statut, avait le droit, de par le baptême, de d’assimiler la divinité, elle avait le droit de réellement « manger Dieu ». En cette période de misère, de précarité et d’inégalités sociales, pour ces gueux, ces serfs, ces mendiants mais aussi pour les nobles armés toujours proches de quelque embuscade mortelle, quelle extraordinaire expérience que de s’approprier la divinité, une expérience religieuse intense que nulle religion n’a apparemment accordée. Une expérience qui renforçait singulièrement la position du prêtre, seul capable de procéder à cette transformation surnaturelle. Aussi que de miracles racontés autour de ce phénomène! Quand sainte Catherine de Sienne reçoit la communion, elle voit apparaître un enfant, l’enfant Jésus, dans les mains du prêtre. Une mouche ou une araignée, symbole du mal et envoyée par Satan dans le vin consacré, est vaincue par la substance divine que le prêtre peut boire sans problème. Après la consécration, l’eau versée sur les mains du prêtre, guérit des malades 133. On considère donc que ces mains sacrées du prêtre, ces mains qui touchent Dieu, doivent être pures, qu’elles ne peuvent connaître la sensualité ni toucher une femme. Ce qui faisait dire à Grégoire VII qu’un prêtre « ne pouvait toucher à la fois le corps de la prostituée et le corps du Christ » et, de façon semblable, à Pierre Damien : « L’Esprit Saint descend par l’imposition de ta main et toi tu lui fais toucher les parties génitales de la prostituée ». Le prêtre chrétien devenait définitivement un homme différent, beaucoup plus qu’un homme, il devenait : « le temple de Dieu, le réceptacle de Dieu, la demeure sacrée du Saint Esprit, supérieur aux choses sexuelles et immondes » 134. La chasteté du prêtre était le prix de son pouvoir sur les foules. Et les foules répondirent positivement. 131

Bernold, Interdiction, p. 7, 25 (MGH LdL 2, p. 4-26) ; Lettre pour éviter la messe des prêtres mariés ( MGH LdL 3, p. 2, p. 4). 132 Concile de 1079 : Grégoire VII, Registre, 3, 17a, p. 281 ; ODON de CLUNY, Collations, 2, 28, PL 133, col. 572. Voir : J. de MONTCLOS, Lanfranc et Bérenger. La controverse eucharistique du XIème siècle, Louvain, 1971 (Spicilegium Sacrum Lovaniense, 37) ; Ch. M. RADDING, F. NEWTON, Theology, Rhetoric and Politics in the Eucharistic Controversy, New York, 2003. 133 Apparition de l’enfant Jésus : Vie de Sainte-Catherine de Sienne, AASS, Avril 3, 2, 181, p. 907. C’est aussi le cas d’Herluca, de Pierre de Cluny et de bien d’autres. Apparition de l’insecte dans des Vies multiples : Annon de Cologne, Conrad I de Constance, Renier de Saint-Trond, Norbert de Magdebourg. A ce sujet : F. LOSEK, « Die Spinne in der Kirchendecke. Eine St Galler Klostergeschichte » dans A. SCHARER, G. SCHEIBELREITER (éd.), Historiographie im frühen Mittelalter, Vienne-Munich, 1994 , p. 253-261. Guérison par l’eau : Vie d’Altmann de Passau, MGH SS 12, p. 231; Vie de Wolfhelm de Brauweiler, H.E. STIENE (éd. et trad.), Pulheim, 1991, p. 114; Vie d’Heribert de Cologne, Veröffentlichungen des Historischen Vereins für den Niederrhein, 13, 1976, p. 61. Sur les miracles eucharistiques en général: P. BROWE, Die Eucharistischen Wunder des Mittelalters, Breslau, 1938. 134 Reg. Gregoire VII, IV, 11, p. 310 ; Pierre Damien, Lettre sur l’incontinence des évêques, p. 215 ; Conc. Latran 2, can. 6 de 1139.

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A Milan le diacre Ariald mena un mouvement populaire pour changer les mœurs des prêtres indignes en leur interdisant l’accès aux autels. Il prêcha à la foule de se séparer des faux prêtres « comme la lumière est séparée des ténèbres, les fidèles de infidèles et le Christ de Baal ». On cessa de fréquenter de nombreuses églises, ce qui sema le désordre dans la ville et poussa à l’assassinat d’Ariald, vite remplacé par un chevalier qu’appuya le Saint-Siège. En Allemagne le comte Manegold poussait ses sujets à éviter la messe des prêtres incontinents. Et puis il y avait des femmes comme Herluca, la « passionaria » de la réforme, une agitatrice visionnaire qui intervenait avec véhémence dans les églises bavaroises durant la messe des prêtre mariés. N’a-t-elle pas eu la vision d’un prêtre indigne, entraîné par les démons en enfer et dont « il eût mieux valu qu’il ne fût pas né », comme Judas? N’a-t-elle pas vu le Christ lui montrer ses plaies saignantes pour la pousser à ne plus suivre la messe d’un autre prêtre qui ne respectait pas la chasteté ? Ainsi allait-elle à travers les campagnes semer le trouble pour mettre fin aux messes des prêtres indignes, entourée de groupes de dévotes, écœurées par les épouses de ces prêtres, « des femmes qui sont prostitués aux ministres sacrés et que Dieu a en horreur» 135. L’imposition de la chasteté sacerdotale ne vint donc pas seulement d’en haut, elle venait aussi de la base et correspondait à une demande de la foule laïque, avide de tout ce qui pouvait lui faire oublier son triste sort sur terre, avide de surnaturel et prête à révérer le prêtre qui le lui apportait. Ce mythe convenait bien au pape, prêtres des prêtres, qui par là dirigeait le monde chrétien. Mais cette imposition absolue de la chasteté convenait-elle au clergé luimême, forcé de la supporter ? Adversaires du célibat et homosexuels Bien des membres du clergé étaient furieux et s’insurgèrent contre les ordres venus de Rome : «Ils déplorèrent avec énergie d’abandonner ce à quoi ils étaient habitués et de se soumettre à des règles non traditionnelles…ils ne voulaient ni ne pouvaient abandonner le mode de vie qu’ils avaient connu depuis les temps anciens, sous tous les évêques antérieurs » 136. Aussi les réactions furent-elles par endroits violentes. Quand l’évêque de Passau expulse de ses communautés les clercs « voluptueux » et fait nettoyer symboliquement « avec des balais et de l’eau bénite, les lieux souillés », les coupables reviennent en armes, occupent les lieux de force et font fouetter en public les partisans de l’évêque. Quand celui-ci lit en chaire les ordres venus de Rome, il menace d’être écharpé par son propre clergé et est sauvé par les nobles laïcs présents dans l’église. Mais il doit fuir et il meurt en exil. Il en va de même pour l’évêque de Lucques, couvert d’insultes et chassé de la ville par les clercs en révolte, des « parjures, voleurs, débauchés et adultères ». L’archevêque de Rouen, qui entreprend de séparer les clercs de leurs épouses, se voit chassé de l’église à coups de pierre. Celui de Mayence, qui au concile d’Erfurt déclare que « chaque clerc doit choisir entre le mariage et l’autel », manque d’être assassiné. 135

La passion d’Ariald, 6, p. 70; 10, p. 88, 21, p. 140 ; Vie de Grégoire VII, 91, p. 528, p. 543 ; Vie de SainteHerluca, AA SS, Avril II, p. 551; Evang. Marc, 14 :21 ; Lettre de Manegold de Lautenbach à Gebehard, MGH LdL 1, p. 353. 136 Vie d’Altmann de Passau, p. 232-233. Sur les réactions négatives voir : BARSTOW, The Defense of clerical Marriage in the eleventh and early twelfth Centuries: the Norman anonymous and his Contemporaries, Columbia Univ., 1979 (thèse) ; E. FRAUENKNECHT, Die Verteidigung der Priesterehe in der Reformzeit, Hanovre, 1997; J. GAUDEMET, « Le célibat ecclésiastique. Le droit et la pratique du XIe au XIIIe s. », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte. Kan. Abt., 68, 1982, p. 1-31.

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Un concile tenu à Poitiers, sur le même sujet, est également troublé par des violences137. Ces réactions prouvent bien que la chasteté cléricale, avant le XIème siècle, n’était pas appliquée ni même reconnue partout. Vers 1300 l’inquisiteur de Milan poursuivit une femme, sœur Maifreda, qui déguisée en prêtre disait la messe et donnait la bénédiction à ses fidèles. Elle faisait partie d’un groupe de personnes qui vénéraient dans l’abbaye cistercienne de Chiravalle une dame morte Gugliema, réputée pour sa piété 138. Il s’agit là de cas extrêmes mais des intellectuels tout à fait raisonnables rejetaient le célibat sacerdotal. Sigebert de Gemboux s’oppose à l’intrusion des laïcs dans la vie privée des prêtres. Il l’estime une « nouveauté » et en montre les abus : Les laïcs… en profitent pour insulter les clercs…ils les insultent … les montrent du doigt, les frappent… les font fuir dans la détresse et la pauvreté… les mutilent… ou les tuent après de longues souffrances ». Un auteur allemand anonyme récuse les méthodes dictatoriales du pape : « Tu veux forcer les clercs, avec une violence impérieuse, à l’abstinence du mariage au lieu de les y exhorter ». Il préfère le mariage du curé de paroisse à la débauche du haut clergé : « ces hypocrites qui, se trouvant dans la hiérarchie sacrée, n’hésitent pas à abuser des femmes d’autrui » et il rappelle l’exemple de Pahnuce défendant les prêtres mariés au concile de Nicée. C’est déjà un texte de révolution sociale qui pousse à la révolte le clergé des campagnes, vivant chichement mais honnêtement avec une compagne fixe, contre les grands de l’Eglise, vivant dans la débauche. Car il accuse les cadres supérieurs de l’Eglise de perversité, entre autres de ce qui paraissait à l’époque le vice par excellence : l’homosexualité : « certains évêques ou archidiacres sont à ce point plongés dans la débauche qu’ils n’ont en horreur ni l’adultère, ni l’inceste, ni, horreur !, les abjectes étreintes des hommes et que par contre ils se prétendent répugnés par les chastes mariages de clercs ! » 139. Les auteurs du temps ne s’arrêtent pas à l’accusation actuelle de pédophilie mais, d’une façon plus large, ils craignent que l’imposition du célibat ne pousse les prêtres à l’homosexualité, appelée souvent « sodomie » en souvenir de la ville de Sodome, jadis punie par Dieu. Pierre Damien, dans son « Livre de Gomorrhe », craint : « le cancer de la souillure sodomite qui se répand dans le clergé » et il en donne des détails précis: « ce mal existe sous quatre formes. Certains se souillent personnellement, certains le font l’un avec l’autre en se serrant les membres virils avec les mains, d’autres entre leurs cuisses, d’autres encore par derrière ». Le pape Grégoire VII découvre lui aussi chez les prêtres des cas d’homosexualité et dit de l’un d’entre eux : « la passion sodomite rénait en lui » 140. Dans ces univers fermés aux femmes, ce sont autant les fils d’Adam que les filles d’Eve qui présentent un danger. Ce l’était déjà du temps de Charlemagne : « Nous avons appris que se passaient dans les monastères des choses abominables et immondes … des moines sodomites…ce fléau que nous ne tolèrerons jamais » et, bien avant lui, Basile de Césarée interdisait au jeune moine de s’asseoir à table avec un jeune de son âge, de loger avec lui, de se

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Vie d’Altmann de Passau ; Vie d’Anselme de Lucques par Bardo ; Hefele, 5, 1, p. 105, p. 113. A. PARAVICINI BAGLIANI, Boniface VIII, Payot, 2003, p. 259. 139 Sigebert de Gembloux, Apologie, MGH LdL 2, p. 438-439 ; Lettre du Pseudo-Udalrich sur la continence des prêtres, MGH, LdL, 1, p. 255-260. 140 Genèse, 18, 19 ; Pierre Damien, Livre de Gomorrhe, ( Lettres de Pierre Damien,1, 31, p. 284-330) ; GREGOIRE VII, Registre, p. 614). 138

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retrouver seul avec lui et même de le regarder face à face 141. Aussi prenait-on dans ce domaine les mesures les plus brutales : l’évêque d’Orléans inflige au prêtre homosexuel quinze ans de pénitence, Burchard de Worms le fait flageller avant de le mettre au fer en prison pendant six mois et le troisième concile du Latran décida que « Les clercs surpris à commettre le péché contre nature … seront chassés du clergé et pour leur pénitence jetés dans un monastère » 142. La chasteté, ce n’est pas que la vie semblable à celle des anges, ce n’est pas que le statut social supérieur à celui du laïc mais c’est aussi la sexualité refoulée, l’espionnage constant, le mépris, la prison pour le moindre désir. On devine, à travers tous ces textes, une vie de tentations et d’effrois, d’exigences trop lourdes à supporter, de rêves inavouables, de répression brutale, de recherche de tendresse, d’attouchements furtifs, tout cela dans ces cloitres romans, dont il nous reste des ruines merveilleuses et dont nous ne saurons jamais ce qu’elles recelèrent de misère humaine. Ces textes ne sont-ils pas d’une brûlante actualité ? Ces auteurs n’avaientils pas prévu les abus qu’entraînerait le rêve de « transformer l’homme en ange » ? Sur le tombeau de Saint-Pierre. Nous sommes à Rome en mars 1123. Ce jour-là, le pape Calixte II menait, dans une lente et somptueuse procession, les participants au premier concile du Latran, de l’église du même nom à la basilique du Vatican 143. Au Latran, ancien palais de Constantin, se trouvait le palais, l’église et le siège du pape en tant qu’évêque de Rome. Au Vatican, de l’autre côté de la ville, la basilique était construite sur le tombeau de celui qu’on disait le premier pape, le prince des apôtres, saint Pierre lui-même, à qui le Christ avait remis les clefs du paradis. Le successeur de Pierre était au comble de sa puissance. Il venait de terminer victorieusement la Querelle des Investitures qui pendant cinquante ans avait opposé Rome à l’Empire. Calixte II, ancien archevêque de Vienne en Provence, avait désormais la maîtrise morale de l’Occident tout entier. Toute l’Eglise latine était à ses pieds et les princes, jusqu’à Philippe le Bel près de deux siècles plus tard, n’oseront plus s’opposer à celui qui avait vaincu l’héritier de Charlemagne. Cette foule d’archevêques, d’évêques, d’abbés, de princes, qui le suivaient à travers les ruelles romaines, marquait son triomphe. Car, à sa suite, marchaient plus de cinq cent évêques et abbés, venus de tous les coins d’Europe, des prélats chez eux puissants et respectés , mais transformés ici à Rome en simples subalternes destinés à rehausser le faste de leur maître. A l’occasion de ce concile Calixte II avait fait rénover la basilique du Vatican et construit un nouveau maître autel au-dessus du tombeau de son prédécesseur, comme pour montrer à l’Occident tout entier le fondement divin de la suprématie romaine. Ceux qui s’étaient refusé à reconnaître la domination suprême du pape étaient désormais rejetés dans les ténèbres extérieures. Les orthodoxes et les Eglises orientales traitées depuis 1054 de schismatiques, les Arméniens, les Coptes et les Ethiopiens, considérés depuis 451 comme des 141

Capitulaire de Charlemagne de 802, 17, p. 94-95 ; BASILE DE CESAREE, Exhortations à renoncer au monde et à pratiquer la perfection spirituelle, 3, PG 31, col. 637. 142 MGH Cap. Episc., Theodulf, cap. 2, 169 ; BURCHARD de WORMS, Décret, PL 140, col. 537-1066, livre 17, chap. 35 ; Conc. Latran 3, can. 11. 143 M. STROLL, Calixtus II (1119-1124) : A Pope born to rule, Leiden-Boston, 2004 (Studies in the History of Christian Traditions, 116), p. 403.

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hérétiques, se voyaient pèle mêle voués à l’exclusion. Enfermés dans leurs ghettos, les Juifs, assassins du Christ, survivaient par la bonne grâce des princes chrétiens. Les croisés avaient en 1099 massacré dans Jérusalem les Musulmans infidèles, qu’ils rejetaient aussi de la Sicile et de l’Espagne. Et nul ne pouvait imaginer à l’époque qu’il pût exister quelqu’un d’assez fou ou téméraire pour se déclarer athée ou incroyant. Rome, débarrassée de ses ennemis, régnait en maître et annonçait de façon péremptoire et définitive ce qu’il fallait faire et ne pas faire. Le concile, présidé par le pape, avait mis fin à toutes discussions concernant la vie privée des prêtres, désormais solennellement astreints à la chasteté complète : « « Nous interdisons aux prêtres, diacres et sous-diacres de vivre en compagnie de leurs épouses, concubines et autres femmes suspectes, d’avoir des concubines ou de contracter mariage. Les mariages contractés par ces personnes doivent être dissous ». En 1139 le second concile du Latran ajouta que « on ne peut suivre la messe d’un prêtre marié ou vivant en concubinage. La relation sexuelle d’un prêtre ne peut être considérée comme un mariage ». Le quatrième concile du Latran en 1215 insista « Ceux qui pèchent doivent être punis physiquement de leur faute puisque la crainte de Dieu ne les en empêche pas. Celui qui a été suspendu pour ce motif et a l’audace de célébrer les offices, ne sera pas seulement privés des bénéfices ecclésiastiques mais sera pour cette faute répétée déposé à tout jamais » 144. Saint Pierre en son tombeau ne pouvait que confirmer symboliquement ces décisions qui désormais allaient lier l’Eglise. Derrière ces cérémonies et ces décisions, il y a la recherche du pouvoir. La chasteté du clergé donne à celui-ci et donc à son chef suprême, le pape, un pouvoir quasi mystique sur le laïc. Le pape est devenu le chef spirituel du monde, il mène les croisades, il admoneste rois et princes. Il faudra attendre Philippe le Bel au début du XIVe siècle pour que la suprématie pontificale sur l’Occident prenne fin. La chasteté du clergé joue son rôle dans ce jeu politique. Le prêtre, qui accomplit le miracle quotidien de la consécration, « le mystère du salut humain », est différent du laïc et supérieur à lui. Au sommet du sacerdoce le pape, prêtre et chef des prêtres, chef de l’Eglise qui est « l’épouse du Christ, roi des rois » a autorité sur toute la chrétienté 145. Mais à se fixer sur la chasteté, on en arrive finalement à une véritable obsession du sexe, tel saint Antoine qui dans le désert se sentait plus tenté que s’il fût resté en ville. A nouveau les historiettes et les miracles, qu’on se racontait de proche en proche, nous en disent long sur des prêtres qui, à se vouloir « semblables aux anges », vivaient tentés par les démons. Il suffit qu’une femme embrasse la main d’un homme pour le paralyser. Il suffit qu’un pape touche le collier de sa nièce pour qu’il tombe dans une profonde dépression. Mais, dans un registre plus affreux, il n’y a pas de pire sort que celui qui attend l’épouse ou la concubine du prêtre, « abandonnée par Dieu et prostituée au prêtre ». Elle sera livrée aux flammes, trouvée morte au petit jour sans traces de maladie, enlevée par les démons et privée de sépulture. Que de sexualité sadique dans le supplice d’Ariald, chef des Milanais révoltés ! On lui coupe la langue pour avoir, par ses discours, brisé les ménages des clercs. On le châtre pour qu’il devienne aussi chaste qu’il a prêché 146. Nous vivons là, pour ces maîtres du monde que la 144

Conc. Latran 1, canons 3, 21 ; Conc. Latran 2, can. 7 ; Conc. Latran 4, can. 14. Vie de. Theoderic, 3, p. 38 ; Vie de Lietbert, p. 850. 146 Vie de Guillaume d’Hirsau., p. 215; Vie de Gregoire VII, 32, p. 488 ; 116, p. 543; lettre de Manegold à Gebhard, p. 353 ; Passion d’Ariald, 22, p. 144. 145

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privation du sexe rend encore plus obsédés, dans un mélange de paradis et d’enfer sur terre, Le rêve du prêtre angélique, ce rêve qui formait la base et la justification du pouvoir clérical, se révèlera toujours chimérique, dangereux et contesté. D’une réforme à l’autre. De Calixte à Luther A travers les siècles qui suivent la réforme grégorienne et le triomphe de la papauté, on répète les impératifs de pureté pour les prêtres, ces intermédiaires entre Dieu et les hommes 147. Sans cesse revient le concept de l’amour physique comme une « souillure ». En 1139: « Puisque les prêtres doivent être le temple de Dieu, le réceptacle de Dieu, le sanctuaire du SaintEsprit, il est indigne qu’ils s’adonnent aux choses sexuelles et souillées ». En 1215 : ils doivent « sous le regard de Dieu exercer leur office avec un cœur pur et un corps non souillé ». Car la femme reste un être dangereux et l’amour humain un acte impur : « Méfions-nous de la concupiscence des femmes … Beaucoup ont péri à cause de l’espèce féminine… L’ardeur et la joie les précèdent, la saleté et la souillure les accompagnent, le désespoir et la honte les suivent… Nous, qui sommes dans les ordres sacrés, nous devons nécessairement respecter la pudeur… Seuls ceux qui ne sont pas souillés par le rapport sexuel avec la femme, ont le droit de manger le pain sacré ». C’est même vrai pour les laïcs qui peuvent se marier mais doivent éviter de trouver du plaisir dans la relation physique avec leur épouse 148. Aussi les peines sont-elles répétées et renforcées à l’égard des ecclésiastiques défaillants : « l’exclusion de toute charge et de tout bénéfice ecclésiastiques », le renvoi de la femme : « que les clercs ne peuvent garder chez eux dans un but de luxure mais chasser pour vivre dans la continence », voire des peines physiques : « Ceux qui pèchent doivent être punis physiquement de leur faute puisque la crainte de Dieu ne les en empêche pas » qu’appliquera la justice pénale des Etats : « ils seront livrés au bras séculier ». Une justice qui à l’époque n’était pas tendre ! Le concile de Paris en 1208 décida d’excommunier les membres du clergé mariés et, un siècle plus tard Jean d’Erfurt, dans « la Somme des Confesseurs », prônait aussi la manière forte « Si un clerc se marie et n’a pas d’enfant, sa femme sera vendue. S’il en a, la femme et les enfants seront mis en servitude au profit de l’Eglise 149. Mais des discussions éclatent car de plus en plus d’intellectuels se mettent de la partie et réfléchissent au problème. Nous sommes en effet dans la période scholastique, celle des théologiens, canonistes, philosophes, celle des « Sommes », des grandes synthèses du savoir théologique ou de droit ecclésiastique, celle où la raison doit appuyer la foi, celle où règne la prestigieuse université de Paris sur les flancs de la colline Sainte-Geneviève. Aussi canonistes et théologiens se mêlent du problème et, en bons intellectuels, échafaudent des théories et glosent autour des règlementations. Adam Scott différencie nettement le clergé des laïcs, en se référant à la différence évangélique entre Marthe, occupée des travaux ménagers, et sa sœur Marie, que le Christ préfère parce qu’elle néglige tout pour l’écouter : « Les laïcs sont sollicités et tourmentés 147

P. CHAUNU, Le temps des réformes. 1. La crise de la Chrétienté 1250-1550, Editions Complexe, 1994. Conc. Latran, 1139, can. 6 ; Conc. Latran 4, 1215, can. 14 ; Discours Innocent III au conc. Latran 1215 (dans DENZLER, Amtszölibat,1, Doc. p. 168, p. 172) ; Catéch. 1494 ( dans LINDBERG, p. 62). 149 Conc. Latran, 1139, can. 6 ; Conc. Latran, 3, can. 11 ; Conc. Latran, 4, can. 14 ; Conc. Lyon 2, 1274, can. 16 ; BALDWIN, Campaign, p. 1047 ; GAUDEMET, Célibat ecclésiastique, p. 31. 148

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sans cesse, les clercs ont choisi la meilleure part que nul ne leur enlèvera. Il existe donc deux genres de vie, la vie des clercs et celle des laïcs, la céleste et la terrestre, la charnelle et la spirituelle… les fidèles laïcs s’occupent des nécessités de la vie terrestre et il leur est donc permis de posséder les choses terrestres… les clercs sont choisis par Dieu pour le servir » 150. Pour quel motif les prêtres, qui à l’inverse des moines ne prononcent pas de vœu de chasteté lors de leur ordination, sont-ils tenus à la chasteté ? C’est la question posée par des canonistes, comme Thomas de Chobham, qui se demande pour quelle raison les prêtres seraient liés sans déclaration de volonté de leur part : « Celui qui prend les ordres sacrés doit être chaste, même contre son gré. On peut se demander en quoi cette décision nous concerne, sans notre présence et sans notre accord ». Ne trouvant pas d’obligation biblique au célibat ni pour les prêtres un vœu clair et public de chasteté, d’autres canonistes inventent au XIIème siècle un vœu de chasteté fictif, qu’à son ordination le clerc serait censé prononcer intimement. Jean, canoniste et évêque de Faenza, reconnaît que le « mariage est un droit reconnu par l’apôtre » mais parle d’un engagement personnel du candidat lors de l’ordination. Dans le même esprit Roland Bandinelli, le futur pape Alexandre III, suppose chez le nouveau prêtre un « engagement annexe et implicite lors de l’ordination » et « un vœu annexe qui lie sans que le vœu soit formulé ». Mais cette construction artificielle est rejetée par un autre spécialiste en droit canon, Huguccio, qui s’en réfère à l’argument d’autorité, à la loi de l’Eglise : « le célibat résulte de la constitution de l’Eglise, il a été établi par respect de l’ordre » 151. Tout le monde n’est pas d’accord avec ce célibat. Déjà, alors que Calixte II le faisait triompher dans son concile de 1123, une chanson satirique traversait l’Europe : « Sais-tu bien qui te hait, O bon pape Calixte, Tant les pasteurs chrétiens que le clergé papiste. Chacun avait l’habitude de vivre avec sa femme, Ce que tu as aboli par ton décret infâme » 152. Ce sont les nombreuses entorses à la loi de la chasteté qui en poussaient plus d’un à prôner sa suppression. En 1180 les chanoines de l’abbaye de Lobbes (en Wallonie) « vivent de façon dissolue, entretiennent des concubines chez eux et même se marient ». Pierre du Bois, conseiller de Philippe le Bel, faisait remarquer que, si les prêtres faisait vœu de chasteté, peu l’observaient et donc ajoutaient l’hypocrisie aux relations sexuelles interdites, ce qui rendait la loi du célibat pernicieuse. Comme toujours il y avait le danger féminin mais aussi celui de l’homosexualité. Le troisième concile du Latran en 1179 rappelait à ce sujet la destruction de Sodome et Gomorrhe : « Les clercs qui sont surpris à commettre le péché contre nature, ce péché pour lequel se déchaîna la colère de Dieu et pour lequel il détruisit cinq villes, seront chassés du clergé et pour leur pénitence jetés dans un monastère ». Aussi le théologien Raoul Ardent, dans son Miroir Universel, critiquait-il le célibat clérical : « Mieux vaut que les prêtres de l’Eglise soient mariés plutôt que fornicateurs, adultères, homosexuels ou incestueux » et

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ADAM SCOTT, Le triple Tabernacle, 2, 14, PL 198, col. 727. Th. De Chobham, La Somme des Confesseurs, 144, (cité dans J.W. BALDWIN (éd.), Etudes d’Histoire du droit canonique, p. 1052) ; ROLAND BANDINELLI , Somme, Sentences ( cité dans GAUDEMET, Célibat ecclésiastique, p. 25) ; GAUDEMET, Célibat ecclésiastique, p. 27-28. 152 Cité dans H.E. BOUDIN, Introduction au traité de la conformité des merveilleuses anciennes, 1, 39, p. 940 ; GAUDEMET, Célibat ecclésiastique, p. 19. Le texte est attribué à un auteur anglais. 151

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Robert de Courson enchaînait : « il faut supprimer la continence obligatoire des prêtres … car ils commettent à la suite de cela des abus contre nature » 153. Le même Robert de Courson s’insurgeait contre les abus des dispenses. Il semble que le pape donnait personnellement des indulgences pour permettre à de « jeunes diacres fort excités par les exigences de la chair mais également à des personnes beaucoup plus âgées, qu’excite encore le goût pour le sexe. Plusieurs diacres et sous-diacres en France et ailleurs, prétextant d’une indulgence du pape, sont ainsi mariés ». De nombreuses dispenses furent encore accordées par les papes, entre autres Eugène IV en 1441 et Alexandre VI en 1496 au profit d’ordres militaires pour supprimer la scandaleuse licence qui y régnait 154. La querelle conciliaire de la fin du Moyen Age, durant laquelle papes et conciles cherchèrent chacun à prendre la préséance, ne produisit pas de résultat concret en ce qui concernait le célibat sacerdotal. Certains avaient pourtant cru dans la rénovation que pourrait provoquer un concile, comme Robert de Courson, estimant que de tels changements « ne pouvaient être donnés que dans un concile pour l’utilité générale de l’Eglise et non par le pape en secret…Il faut un concile général pour rénover l’état de l’Eglise primitive. Il en résultera moins d’abus et moins de maux ». Effrayé par les désordre moral dans lequel vivaient les prêtres, des personnalités de la fin du Moyen Age, comme Panormitanus, le futur pape Pie II et le cardinal Zabarella, semblaient également favorables à l’abolition, par un concile, du célibat obligatoire. D’une façon tout à fait logique ces théologiens et canonistes éminents estimaient que ce célibat avait été introduit par l’Eglise qui pouvait donc librement l’abroger. Mais de toutes ces discussions ne sortit aucun résultat pratique et les dispositions prises par les réformateurs grégoriens restèrent d’application 155. Il était né d’ailleurs une nouvelle source de scandale : les punitions trop dures se révélant inefficaces avaient souvent été remplacées par des amendes, ceci avec l’approbation d’Innocent IV. Les juges ecclésiastiques percevaient une taxe sur les prêtres concubins et les évêques en tiraient avantage. C’est ainsi qu’Erasme, fils de prêtre, que nous retrouverons bientôt, fut légitimé pour 12 livres Tournois. D’où finalement la réaction de l’empereur Sigismond : « Les évêques ont pris l’habitude de menacer les prêtres vivant avec une concubine, et de leur faire payer une taxe pour échapper à l’excommunication. Ainsi l’évêque gagne de l’argent tout en permettant la continuation d’actes condamnables… Les prêtres séculiers devraient pouvoir se marier. Mariés ils vivraient de façon plus pieuse et plus honorable et cela éviterait les heurts entre eux et les laïcs ». Mais les jeux étaient faits et à nouveau l’exemple venait de haut. A Rome vinrent les Borgia, qui sont restés à travers les siècles le symbole même de la débauche. Le pape Alexandre VI eut, en tant que cardinal, au moins quatre enfants de sa concubine Vannozza dont on peut encore voir le tombeau, entre celui des cardinaux, à l’église romaine St Maria del Popolo. Le maire de Strasbourg refusa,

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Lettre d’Alexandre III à l’évêque de Reims de 1180 (dans DENZLER, Amtszölibat,1, Doc., p. 170) ; ESMEIN, Mariage, 2, p. 152 ; Conc. Latran, 3, can. 11 ; R. ARDENT, Le Miroir universel, X, 36 ; R.de Courson, Somme, XXIII, 6 ( édités tous deux dans J.W. BALDWIN (éd.), Etudes d’Histoire du droit canonique, p. 1050, p. 1052). 154 R.de Courson, Somme, XXIII, 3, édité dans J.W. BALDWIN (éd.), Etudes d’Histoire du droit canonique, p. 1051-1052 ; LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 345. 155 R.de Courson, Somme, XXIII, 6, (édité dans J.W. BALDWIN, dans Etudes d’Histoire du droit canonique, p. 1052 ; ESMEIN, Mariage, 2, p. 142, 152, 154.

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au début du XVIe s., de punir un prêtre marié sous le prétexte que la majorité des prêtres l’étaient 156. Qu’allait-il se passer en ce début du XVIème siècle où l’invention de l’imprimerie permettait de répandre à travers la chrétienté et de mettre sur la place publique des principes jusqu’alors réservés à une élite de cardinaux et d’intellectuels ? Quatrième partie : La loi et les révoltes (après 1500) Le mariage du moine et de la religieuse. Le 13 juin 1525 à Wittenberg en Allemagne, un moine en rupture de vœu épousa une religieuse qui avait fui son couvent 157. La religieuse s’appelait Catherine von Bora, le moine Martin Luther. L’homme, qui, avec ses thèses révolutionnaires et son obstination devant toutes les puissances établies, était en train d’ébranler la chrétienté et avait à Worms tenu tête aux pouvoirs ecclésiastique et temporel, l’homme qui était en train de transformer l’histoire de l’Europe, le moine en révolte prenait femme. Il reniait officiellement pour elle et pour lui le vœu de chasteté et une fois de plus défiait ouvertement Rome et ses lois. Il avait longtemps hésité car celui, qui n’avait craint ni pape ni empereur, semblait avoir peur du mariage et s’y voir être entraîné par ses propres disciples : « Est-ce que nos gens à Wittenberg iront jusqu’à m’infliger une femme ? », écrivait-il quatre ans auparavant 158. Le célibat sacerdotal et monastique se trouvait en droite ligne en opposition avec les idées réformatrices. Imposé par Rome, la bête noire des réformateurs, la « nouvelle Babylone », il n’avait pas d’assises dans les Ecritures saintes alors que seules celles-ci avaient de valeur pour eux suivant la formule célèbre : « Il n’y a que la foi, il n’y a que les Ecritures ». Luther lui-même avait déclaré à ce sujet : « Nous avons de notre côté l’Ecriture, les Pères de l’Eglise, les anciennes lois de l’Eglise et même des précédents chez les papes. Nous y adhérerons. Ils ont les prises de position contraires d’un petit nombre de Pères, des canons récents et leur propre malice, sans aucun support dans l’Ecriture et la parole de Dieu. Nous leur laisserons cela » et, dans sa fameuse adresse à la noblesse allemande, « Le pape ne peut pas plus ordonner le célibat que de nous empêcher de manger et de boire » 159. Déjà avant lui l’homme qu’il détestait mais qui, par ses écrits et sa liberté d’esprit, avait ouvert la voie à la Réforme, Erasme avait mis sérieusement en doute le célibat sacerdotal car « Le Christ n’a imposé le célibat à personne … Il me semble sain que prêtres et moines aient le droit de se marier… Ainsi 156

DENZLER, Amtszölibat, p. 181-182 et note 5, p. 189 ; HALKIN, Erasme et le célibat sacerdotal, p. 499 ; KELLEHER, Like man and wife, p. 352 ; LINDBERG, Reformations Sourcebook, p. 5. 157 Sur la Réforme : P. CHAUNU, Le temps des réformes. 2. La réforme protestante, Editions Complexe, 1994 ; C. LINDBERG, The European Reformations, 1996, Blackwelle Publishers ; C. LINDBERG (éd.), The Europeans Reformations Sourcebook, Blackwell, 2000 ; P. MARSHALL, The Catholic priesthood and the English Reformation, Oxford Univ, 1994 ; L. FEBVRE, Un destin Martin Luther, Presses universitaires de France, 1928. 158 Lettre du 6 août 1521 de Luther à Spalatin (citée par S. OZMENT, « Mariage et ministère dans les Eglises protestantes », Concilium, 78, 1972, p. 39). 159 Propos de Luther cités par OZMENT, Mariage p. 37-52 et Adresse à la Noblesse dans C. LINDBERG, The European Reformations, 1996, Blackwell Publishers, p. 98.

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pourraient-ils faire de leurs concubines, qu’ils ont actuellement dans l’infamie et avec mauvaise conscience, des épouses officielles et de bonne réputation » et il démonte l’hypocrisie du système « Si les prêtres ont une concubine, ils passent pour catholiques mais s’ils ont une épouse ils sont brûlés » 160. Pour cette prise de position intermédiaire Erasme se vit critiquer de tous : pour Luther il est « le fils d’un moine et d’une nonne », pour Rome il est « un crypto-luthérien » et pour le théologien flamand Josse Clichthove, Erasme a tort car le célibat sacerdotal est de droit divin 161. Qu’importe l’homme le plus érudit et le plus fin de son temps avait ouvert une porte. Les Luthériens s’y engouffrèrent. Dès 1521 von Karlstadt déclarait que le célibat trouvait son origine dans le désir du pape d’accroître la richesse et le pouvoir de l’Eglise et constituait un encouragement à l’homosexualité et à la masturbation, « l’offrande de sa semence à Moloch ». Le mariage étant le seul remède à le fornication, les évêques devaient obliger les prêtres à se marier. Joignant l’exemple à la parole il épousait en 1522 Anna de Mochau. Dès 1518 un moine de Dantzig, soutenu par la population, s’était marié en public tout comme à Zurich le prêcheur Zwingli qui épousa sa concubine. Des prêtres se mariaient un peu partout, l’archevêque de Mayence lui-même voulut le faire et les Augustins de l’ancien couvent de Luther rejetaient officiellement le célibat 162. Il ne restait plus comme célibataire que l’initiateur de l’hérésie, Luther luimême, qui pourtant voulait supprimer la différence entre clercs et laïcs et écrivait à Spalatin, chanoine d’Augsbourg marié : « Joie dans ta petite femme agréable dans le Seigneur… Rien de ta part ne m’a été aussi agréable, à l’exception des évangiles, que d’avoir la joie de te voir prendre femme et de savoir que tu es marié ». Il avait déjà écrit à un de ses partisans les plus intelligents, Mélanchton : « Le célibat ecclésiastique est de droit purement humain si bien que les hommes qui l’ont établi peuvent le supprimer ; donc aussi n’importe quel chrétien » et, ajoutait, à propos des couvents : « J’ai pitié pour ces jeunes gens et ces jeunes filles dévorés de pollutions et de tentations ». S’adressant à la noblesse allemande, il déclarait publiquement : « Chaque prêtre devrait être autorisée à vivre avec une épouse » 163. Quand l’édit de Worms, durant la diète présidée par Charles-Quint, l’avait mis au ban de l’Empire, c’était en partie pour ses positions relatives au mariage des prêtres : « Il change et trouble de façon malhonnête les lois inviolables du saint sacrement du mariage » 164 . C’est finalement au milieu des fureurs de la guerre des paysans que le moine défroqué, accompagné du peintre Cranach, épousa, devant un prêtre luimême marié, Catherine, une nonne qui avait fui son couvent de Nimbschen et dont un jeune théologien de Nuremberg, Jérôme Baumgärtner, avait été amoureux. Toujours ironique Erasme put dire : « L’entreprise, qui s’annonçait 160

ERASME, Œuvres complètes, 1, Leiden, 1703, réimpr. Hildesheim 1961, p. 419. Opinions d’Erasme dans L. HALKIN, « Erasme et le célibat sacerdotal » dans Erasme. Sa pensée et son comportement, Variorum, Londres, 1988 ; ERASME, Commentaires sur la première épitre à Timothée ; ERASME, Commentaires sur l’Evangile de Saint-Matthieu. 161 Opinion de Luther sur Erasme : LUTHER, Propos de Table, dans Luther tel qu’il fut, Arthème Fayard, 1955, p. 213 ; sur les réactions : HALKIN, Erasme et le célibat sacerdotal, p. 507 . 162 Andreas BODENSTEIN von KARLSTADT, Du célibat, du monachisme, Wittenberg, 1521 (cité par OZMENT, Mariage, p. 38) ; LINDBERG, European reformations, p. 98-99 ; LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 355358. 163 OZMENT, Mariage, p. 39 ; Lettre de Luther à Mélanchton, août 1521 (Luther tel qu’il fut, p. 119) ; LUTHER, Adresse à la noblesse allemande, 1520 ( LINDBERG, Reformations Sourcebook, p. 37). 164 Edit de Worms de 1521 condamnant Luther (LINDBERG, Reformations Sourcebook, p. 44).

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comme une tragédie, finit, comme toutes les comédies, par un mariage ». Il n’empêche, le mariage du moine tempétueux semble avoir été heureux. On a conservé de ses lettres qui en témoignent. Il dit de son épouse qu’elle est : « douce pour moi, obéissante et facile en toutes choses, au-delà de mon espérance », « Je ne donnerais pas ma Katie pour la France ou pour Venise » 165. Il l’appelle : « ma très profondément aimée femme, Catherine Lutherin, ma gracieuse ménagère à Wittenberg » ou « ma gracieuse chère épouse ». Dans sa dernière lettre écrite quatre jours avant sa mort inopinée, il lui envoya ces mots dont il ignorait qu’ils seraient, en même qu’une bénédiction, ses derniers mots de tendresse sur terre : « Grâce et paix dans le Seigneur, chère Kethe » 166. Catherine restait avec peu d’argent et quatre enfants, Jean, Martin, Paul et Marguerite, au milieu des horreurs de la guerre religieuse que son mari avait provoquée. Elle dut fuir en toute hâte dans une charrette devant la peste et la soldatesque de Charles-Quint. La charrette se disloqua sur la route et la veuve du grand hérésiarque, de celui qui avait fait trembler la chrétienté, mourut, parmi les réfugiés, abandonnée de tous, sans un sou, quelque part dans une ville appelée Torgau, en décembre 1552. Aidés par leurs coreligionnaires, les enfants du moine se débrouillèrent mieux que leur malheureuse mère. Jean devint conseiller à la chancellerie de Weimar et eut une fille, Martin étudia la théologie à Wittenberg où il mourut sans enfant, Marguerite épousa un noble. Le plus jeune fils Paul, devenu médecin, soigna les princes de Saxe et de Brandebourg et laissa six enfants. Oublieux du passé, ceux-ci dispersèrent les objets personnels de leur grand-père. C’est ainsi que fut vendu et que disparut la Bible hébraïque, que Martin Luther, excommunié et mis au ban de l’Empire, avait jadis utilisée 167. Au château de la Wartburg dominant les forêts de Thuringe, on peut toujours voir le cabinet de travail, où, enlevé par le prince de Saxe, Luther en écrivit la traduction allemande, afin de mettre le texte de Dieu à la portée de tous. Parallèlement la Réforme suisse, initiée par Zwingli et organisée par Calvin, allait connaître un succès encore plus large, en France, aux Pays-Bas et dans les pays anglo-saxons. Là aussi le célibat sacerdotal fut très rapidement mis en question. Dès 1522 une pétition du clergé de Zurich demandait de « ne pas endurer plus longtemps le scandale de la prostitution mais d’accorder aux prêtres le droit de prendre femme » 168. Trois ans plus tard le loi donnait aux pasteurs vivant en concubinage quinze jours soit pour interrompre leur liaison soit pour être déclarés publiquement mariés, car Zwingli avait professé, parmi les 67 articles établissant la nouvelle doctrine, que : « le mariage convient à tous » 169. A Genève officiait, lui aussi en révolte contre la papauté, un personnage moins tourmenté que Luther mais plus rigoriste, Calvin. Sans à priori contre le célibat, considéré comme un des moyens de servir Dieu, mais partisan du mariage, il épousa en 1539 Idelette de Bure, veuve d’un anabaptiste et introduisit une discipline sévère dans la vie des ministres calvinistes mariés. Si l’épouse d’entre eux était convaincue d’adultère, elle devait être répudiée sans hésitation et en 1563 le synode calviniste de Lyon en 1563 punit les ministres qui avaient fait un

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LUTHER, Lettre de Luther à Stiefel de 1526 ; Propos de table 49 de 1531 (cité par OZMENT, Mariage, p. 46). 166 Lettres de Luther à Catherine de Bora ( Luther tel qu’il fut, p. 232, 234, 235). 167 Martin Luther. Dokumente seines Lebens und Wirkens, Weimar, 1983, p. 181. 168 Pétition du clergé suisse à l’évêque de Constance de juillet 1522 (cité par OZMENT, Mariage, p. 41). 169 Les 67 articles de Zwingli, en 1523 : art. 28 (C. LINDBERG (éd.), The Europeans Reformations Sourcebook, Blackwell, 2000, p. 113) ; OZMENT, Mariage, p. 42.

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mariage indigne de leur état 170. Les prêcheurs protestants prétendaient que la chasteté cléricale n’était que mensonge et rendue impossible par le péché originel. Persuadés que seule la grâce divine, et non les actes, pouvait sauver l’homme, ils déclaraient le vœu de chasteté présomptueux et offensant pour Dieu, qui imposait lui-même aux prêtres le mariage afin d’éviter le péché 171. La réforme se révéla plus laborieuse en Angleterre. Nées à la suite du mariage non d’un prêtre mais d’un roi, la rupture avec Rome et l’autorisation du mariage des prêtres y connurent des hauts et des bas suite aux changements de monarques. Henri VIII avait dans sa jeunesse lutté contre l’hérésie luthérienne, écrit lui-même un livre à ce sujet et sévèrement condamné le mariage des prêtres. Il en avait reçu le titre de « défenseur de la foi », que paradoxalement ses successeurs arborent encore aujourd’hui. Plus tard il se sépara de Rome non pour accorder le mariage aux prêtres mais pour acquérir lui-même le droit de divorcer et de se remarier. Si, dans le cours de ses amours compliquées, il se proclama chef d’Eglise, s’il en profita pour supprimer les couvents et confisquer leurs biens, il n’abrogea pas pour autant le célibat sacerdotal 172. Il laissait trois enfants, de caractère et d’opinion opposés, qui se succédèrent sur le trône : le protestant Edouard VI, la fervente catholique Mary et finalement Elizabeth, une brillante opportuniste. Ils prirent, à la suite l’un de l’autre, des mesures contradictoires. Sous le successeur d’Henri VIII, Edouard VI, conseillé par Thomas Cranmer, l’archevêque de Canterbury marié secrètement 173, le parlement mit deux ans pour accepter le mariage des prêtres en spécifiant cependant que « il serait meilleur pour les prêtres de vivre chastes, sans compagne et étrangers au mariage et à la fréquentation des femmes »174. Changement complet avec la sœur d’Henri VIII, Mary Tudor, réinstauration du célibat sacerdotal, installation à York d’une commission spéciale d’investigation, déposition des prêtres mariés qui durent, une chandelle à la main, faire acte de repentance dans leur propre église et devant leurs propres paroissiens. Parmi ces mesures brutales il n’y eut qu’un seul adoucissement : le cardinal Pole reçut du pape le pouvoir de reconnaître les mariages existant à condition que ces prêtres renoncent à toute fonction sacrée 175 . Enfin nouveau revirement à la mort de Mary : bien que dénuée de conviction à ce sujet, Elisabeth, fit révoquer par le parlement toutes les mesures prises par sa sœur et réinstaura le mariage des prêtres qui devaient cependant le faire approuver par leur évêque. C’est ainsi que les prêtres anglais vécurent sous trois législations successives et contradictoires : en 1549 sous Edouard VI : « Il est préférable que ceux qui ne peuvent vivre dans la continence vivent, suivant les Ecritures, dans un saint mariage … donc toute loi ou ordonnance interdisant le mariage sacerdotal est nulle », dix ans après sous sa sœur Mary : « Evêques et responsables doivent priver en toute rapidité de leurs offices et bénéfices ecclésiastiques toute personne mariée. Après cette dégradation les religieux doivent être séparés de leur épouse et punis », enfin en 1571 sous leur sœur Elisabeth : « Evêques, prêtres et diacres ne sont pas forcés par la loi divine de faire vœu de célibat ni de s’abstenir du mariage. Il leur est donc permis, comme

170

CALVIN, Commentaires sur le nouveau Testament, 1561 ; LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 428. P. MARSHALL, The Catholic priesthood and the English Reformation, Oxford Univ, 1994, p. 163-165. 172 LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 395 ; MARSHALL, Catholic Priesthood. 173 OZMENT, Mariage, p. 49. 174 MARSHALL, Catholic Priesthood, p. 165-173 ; LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 405. 175 Bulle du pape au cardinal Pole ( LYNCH, « Critique », p. 55). 171

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à tout chrétien, de se marier à leur gré, selon ce qu’ils jugent au mieux pour servir Dieu » 176. Si la réforme de Grégoire VII au XIème siècle avait imposé le célibat ecclésiastique, la réforme de Luther au XVIème allait-elle définitivement le supprimer pour toute l’Eglise ? La réponse dépendait de Rome. Un catholicisme de combat. Rome aurait pu vraisemblablement, au début des démenées de Luther, se le concilier moyennant des concessions et échapper au drame. Mais on n’était plus au temps des papes visionnaires. Quand ils ne s’occupaient pas de protéger les artistes et de transformer leur ville en coûteux bijou de la Renaissance, les papes du début du XVIème siècle, devenus princes italiens et chefs de guerre, jouaient les villes lombardes contre les rois de France et ceux-ci contre les Vénitiens. Quel intérêt pouvaient-ils porter à ce lointain moinillon de Wittenberg ? Ils utilisèrent donc la vieille arme de l’excommunication, accompagnée d’instructions méprisantes : « Luther essaye de séduire les chrétiens de la même manière que le détestable Mohammed, en autorisant ce à quoi sont enclins les hommes charnels... Pour s’attirer la faveur des prêtres affolés par les délices de la chair, Luther déclare illicites les vœux de chasteté perpétuelle » et en répétant les menaces antérieures : « Les fils d’un prêtre nés de la fornication ne peuvent en aucun cas ni jamais recevoir les églises, les dignités, les biens et les pouvoirs qu’eurent leur père », ce à quoi les protestants ripostaient en déclarant ces enfants comme légitimes 177. Or le sujet était délicat et le mariage des prêtres ne plaisait pas forcément aux masses laïques. Au lieu de se braquer contre les réformateurs, les nonces auraient pu jouer sur cette ambivalence des paroissiens à l’égard de leur curé. Il semble qu’au début les prêtres aient été forcés, en raison du discrédit populaire qui pesait sur leur mariage, d’épouser des femmes de bas étage, des veuves ou leur propre concubine. D’une part la concupiscence des prêtres était légendaire et faisait partie des plaisanteries favorites des laïcs qui les suspectaient de séduire les femmes mariées venues se confesser. Pour insulter une femme on disait d’elle qu’elle était « plus effrontée que la putain d’un prêtre ». Mais cette même incontinence répugnait aux laïcs, passait pour une forme de sacrilège et un prêtre accusé de mauvaise conduite se voyait souvent refuser la dîme de ses paroissiens 178. Quant aux intellectuels, ils hésitaient. Si un opuscule anglais, attribué à Thomas Cranmer, dénonçait « la prétendue chasteté comme le chemin allant aux bourbiers et lupanars », le grand humaniste Thomas More, auteur de l’Utopie, qui paya de sa tête sa fidélité au catholicisme, répondait qu’il s’agissait le plus souvent de calomnie et disait : « S’il arrive à un seul Franciscain d’être surpris en

176

Successivement : Loi anglaise de 1549 ; Injonction de Mary Tudor en 1554 ; Article 32 des 39 articles de l’Eglise anglicane (LINDBERG, Reformations Sourcebook, p. 228, 229, 234). 177 Instructions du pape Adrien VI à la diète de Nuremberg en 1522 (LINDBERG, Reformations Sourcebook, p. 246) ; Bulle de Clément VII de 1530, (document dans G. DENZLER, Papsttum und Amtszölibat II, p. 381) ; Décret du parlement anglais de 1552 (OZMENT, Mariage, p. 41). 178 MARSHALL, Catholic Priesthood, p. 142-159.

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compagnie d’une prostituée, on en fait des plaisanteries sur l’ordre tout entier pendant une année entière » 179. Les souverains et les princes catholiques eux aussi, devant la rupture entre leurs sujets protestants et catholiques, étaient prêts à des concessions. Le mariage des prêtres pouvait leur sembler la moindre. En France on connaît les allers-retours de Catherine de Médicis et de ses fils dans cette querelle religieuse qui se muait en guerre civile. Mais les Habsbourg eux-mêmes, peu suspects d’écarts dans la foi, cherchaient un compromis. Certes, à la diète d’Augsbourg de 1530, empereur et pape s’étaient mis d’accord pour laisser inchangée l’obligation du célibat des prêtres mais en 1548, sur les instances de Charles-Quint les nonces apostoliques en Allemagne reçurent le pouvoir de reconnaître les mariages des prêtres à condition que ceux-ci renoncent à toute fonction sacrée 180 . Son frère Ferdinand I, tout comme l’électeur Albert de Bavière, inclinait à la reconnaissance légale de ce qui était devenu, dans une bonne partie de l’Allemagne, un état de fait. En 1564 empereur et électeur demandèrent que les prêtres, convertis au protestantisme et mariés, puissent revenir à la religion catholique en gardant leurs épouses. Le pape refusa 181. Suivant cet exemple de nombreux synodes diocésains répétèrent, à travers l’Europe, l’obligation du célibat et, pour effrayer les concubines des prêtres, les excommunièrent 182. Dans cette situation qui devenait anarchique l’Eglise devait prendre une position claire. La réponse aux questions posées par le protestantisme vint tard mais elle finit par venir. Ce fut le concile de Trente qui, étalé sur dix-huit ans, redéfinit péniblement les dogmes et la discipline catholiques et, entre autres, la question du célibat sacerdotal qui fut abordée en février 1563 lors de la vingttroisième session du concile de Trente. Loin de jeter un pont et de chercher à ce sujet un accord avec les chrétiens dissidents, le concile s’enferma dans une position fermée à toute discussion. Il déclara « anathème celui qui prétendrait que les clercs, entrés dans les ordres sacrés et ayant solennellement choisi la chasteté, peuvent contracter mariage et que ce mariage est valide » 183. Il condamna les prêtres qui « vivent dans la souillure impudique et l’immonde concubinage », il leur « interdit d’avoir chez eux ou ailleurs des concubines ou des femmes sur lesquelles il peut y avoir un doute. Il leur est aussi interdit d’avoir quelque rapport que ce soit avec elles ». Le mariage contracté par un membre du clergé est donc nul. Le concile condamna aussi les enfants de ces relations, comme si la faute devait se perpétuer sur des enfants innocents : « Il faut écarter des lieux, qui sont consacrés à Dieu et auxquels convient la pureté et la sainteté, le souvenir de l’incontinence paternelle. Aussi faut-il que les fils de prêtres, nés d’un mariage non légitime, n’obtiennent aucune charge, même occulte, dans les Eglises où leur père ont ou ont eu des charges » 184. Les théologiens, sans pour autant condamner le mariage en tant que tel, défendirent tous la supériorité de la virginité sur le mariage et la nécessité du célibat pour que les prêtres puissent se consacrer à Dieu et non à leur famille. Les fonctions sacerdotales : prier, prêcher, administrer les sacrements étaient 179

La défense du mariage des prêtres (cité par OZMENT, Mariage, p. 43) ; THOMAS MORE, Dialogue sur l’hérésie, (cité dans MARSHALL, Catholic Priesthood, p. 146). 180 DENZLER, Amtszölibat, p. 195 ; Lettres de Paul III aux nonces de 1548 (cités par J. LYNCH, « Critique de la loi du célibat dans l’Eglise catholique », Concilium, 78, 1972, p. 53-68, p. 55). 181 ESMEIN, Mariage, 2, p. 277-278. 182 DENZLER, Amtszölibat, p. 199. 183 Concile de Trente, canon 7 ( dans DENZLER, Amtszölibat, 2, Documents p. 389. 184 Conc. Trente, session 25, chap. 14, 15.

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considérées comme incompatibles avec l’état matrimonial. La remarque de certains prêtres que la chasteté était impossible fut rejetée et on leur répondit que « Sont anathèmes ceux qui prétendent que peuvent contracter mariage tous ceux qui ne se sentent pas avoir le don de chasteté, encore qu’ils en aient fait le vœu. Dieu ne refuse pas ce don à qui le demande convenablement et ne permet pas que nous soyons tentés au-dessus de nos forces ». Les prêtres ayant fait vœu de chasteté devaient donc implorer donc Dieu pour le respecter 185. Le concile n’ouvrit qu’une porte, une porte rarement utilisée mais toujours existante : des théologiens au concile de Trente soutenaient que l’empêchement était de droit divin, ce qui aurait été jusqu’à empêcher toute dispense papale. Mais la plupart maintinrent que c’était un empêchement introduit par la loi humaine de l’Eglise. C’est ce que décida le concile 186. Si l’état sacerdotal constitue donc un empêchement au mariage, cet empêchement vient des hommes et non de Dieu, il résulte des décisions des autorités ecclésiastiques et ne leur est pas imposé par la loi divine. Ceci permit au pape d’accorder des dispenses comme celle accordée au cardinal Poole en faveur des prêtres anglais et de faire plus tard de même à la révolution française. Ceci permit également de ne pas condamner les règles en usage dans les Eglises orientales. Ceci aurait permis ou permettrait dans un futur concile d’accepter d’une façon générale le mariage des prêtres puisqu’une interdiction, qui repose sur une décision des hommes, peut être levée par les hommes. Mise à part cette exception le concile s’était montré intransigeant et avait voulu rester dans la continuation des décisions médiévales, ce qui fermait la porte à toute discussion avec les Eglises protestantes. D’une façon générale il se refusa à une pareille discussion et préféra condamner que comprendre, se battre plutôt que s’entendre. Ainsi naquit le catholicisme de la Contre-réforme, le catholicisme de combat, celui des Jésuites, des Carmélites et des Capucins, qui en toute chose prit le contrepied des réformateurs. En partie à cause du mariage des prêtres, le christianisme occidental était à jamais déchiré alors que de nouveaux ennemis se profilaient à l’horizon. Femmes mystiques, prêtres pervers. Avec les protestants, Rome s’était heurtée à des adversaires internes, des chrétiens sincères, qui la combattaient parce qu’ils étaient eux-mêmes épris d’une religion qu’ils voulaient améliorer. Avec les philosophes du XVIIIème siècle, elle se heurta à des adversaires externes, des incroyants et des déistes, qui la méprisaient et se gaussaient d’elle. Après le concile de Trente la discipline catholique ne bougea plus et est restée, en qui concerne le célibat sacerdotal, inchangée jusqu’à nos jours. Au travers des révolutions, des tourmentes, des changements de mentalité, l’Eglise s’accrocha à ce célibat comme à un dogme intangible, comme à un radeau auquel s’accrochent les survivants de multiples naufrages. Cette exception sacerdotale symbolisait-elle l’exception globale de l’Eglise au milieu d’un monde en bouleversement ? Des bouleversements qu’elle voulait ignorer, restant la dernière monarchie dictatoriale dans un monde en voie de démocratisation et le dernier défenseur de la chasteté dans une société aux mœurs de moins en moins rigoureuses. L’Eglise semblait toujours vivre au moyen âge, maintenant la honte du sexe et la place du prêtre, médiateur divin, semblable aux anges : « Si 185 186

Conc. Trente, canon 9. Hefele, 10, 1, p. 552-553 ; ESMEIN, Mariage, 2, p. 273-275.

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s’asservir à l’impure volupté et aux passions fait la honte de toute homme et qu’il faut que chacun abandonne ce vice, c’est surtout inacceptable pour les clercs et les prêtres. Car ils sont par le droit lui-même consacré à Dieu et choisis par lui pour accomplir et distribuer à la population les saints mystères. Il faut qu’ils soient semblables aux anges et que d’abord la chasteté les gouverne » 187. Le texte est daté du XVIème siècle, il pourrait l’être du XIIème, il pourrait l’être du XXème. Les règles fixées par le concile de Trente furent appliquées à la lettre. En 1566 Pie V écrivait à l’archevêque de Salzbourg en 1566 : « Si l’on ne parvient pas à extirper le vice du concubinat, je ne vois pas d’espoir pour réprimer l’hérésie… Tu sais que les prêtres indignes constituent la ruine de la population… Si les prêtres se corrigent, il reste l’espoir que les laïcs en fassent tout autant et que disparaisse le motif pour que l’hérésie se propage » 188. En Espagne celui qui soutenait qu’un prêtre pouvait se marier était jugé par l’Inquisition et pouvait être mis aux galères 189. Le catéchisme romain rappelait que : « Pour ceux qui veulent devenir sous-diacres, l’évêque doit au préalable les mettre en garde afin qu’ils respectent toujours la continence imposée à cet ordre ». A la consécration comme diacre il devait leur dire : « Soyez libérés des désirs charnels, des concupiscences terrestres qui luttent contre votre âme ; soyez propres, purs, chastes, comme il convient aux serviteurs de Dieu et à ceux qui dispensent les mystères divins » 190. Suite au déchirement de l’Allemagne entre catholiques et protestants, l’empereur Maximilien II, comme son père Ferdinand, fit campagne pour tolérer d’une façon ou de l’autre le mariage du clergé. Afin de ne pas le jeter dans le camp protestant, on fit traîner les choses mais, du fond de l’Escurial, Philippe II ordonnait au cardinal Pacheco de s’opposer avec vigueur à tout assouplissement du célibat. Puis tombèrent les diktats de Grégoire XIII : « Il faut chasser de l’Autriche les concubines des prêtres et s’entendre auparavant avec le duc de Bavière et l’archevêque de Salzbourg pour qu’elles ne se réfugient pas chez eux » 191. Car les compagnes des prêtres lui semblaient apparemment plus dangereuses que les armées protestantes. Partout le sujet restait tabou : en France la Sorbonne condamnait en 1666 un livre qui prétendait que le célibat sacerdotal ne datait que du XIe s. L’édit de Nantes, qui avait accepté le mariage des ministres protestants, ne fut pas considéré comme s’appliquant aux nouveaux cas et le mariage en 1640 d’un prêtre converti au calvinisme fut déclaré nul 192. Ce fut aussi le temps de Catherine d’Avila et des femmes mystiques, le temps des dévotions à Marie, devenue le symbole de la pureté parfaite, le temps de l’expansion des couvents féminins que la clôture fermait du monde et où régnait un éternel silence. En préparant un ouvrage précédent nous nous sommes étonnés du nombre de couvents de femmes, existant ou s’installant au XVIIème siècle dans une ville comme Bruxelles : Carmélites et Dames Blanches de la Rose de Jéricho, Riches Claires et Pauvres Claires, Annonciades et 187

Lettre de Grégoire XIII à l’archiduc Charles II d’Autriche, (texte dans DENZLER, Amtszölibat, 2, doc. p. 392). 188 Lettre de Pie V à l’archevêque de Salzbourg, 1566, ( texte dans DENZLER, Amtszölibat, 2, doc. p. 390). 189 LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 475. 190 Catéchisme romain 1566, 2, 7, 19 ; Pontifical romain de Clément VIII de 1595, ( textes dans DENZLER, Amtszölibat, 2, doc. p. 391, 389). 191 Lettre de Grégoire XIII à l’archiduc Charles II d’Autriche, ( texte dans DENZLER, Amtszölibat, 2, doc. p. 392) ; LYNCH, « Critique », p. 57. 192

LYNCH, « Critique », p. 58 ; LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 429.

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Visitandines, Dominicaines et Capucines, Dames de Lorraine et Brigittines, Ursulines et Dames de Berlaymont, Madelonnettes et Apostolines. Autant de communautés vivant au sein de la ville et pourtant séparées d’elle, des communautés de l’isolement, du silence, de la privation, de la chasteté, des communautés interdites aux hommes sauf au confesseur, installées au milieu des pâtés de maisons mais plus lointaines que si elles eussent été placées aux confins du monde, des communautés consacrées à la Vierge, image de pureté, et à Marie-Madeleine, image du repentir. Il en était de même dans toutes les villes catholiques, comme si la femme n’existait, vierge ou prostituée repentie, que pour pleurer le péché d’Eve, s’identifier à une Marie idéalisée et se repentir d’être femme193. En même temps les abus continuaient. Le synode d’Osnabruk en 1625 attaqua les prêtres qui subvenaient aux besoins de leurs enfants avec les revenus de leur siège, celui de Cambrai en 1631 était prêt à demander l’appui du pouvoir séculier pour assurer le célibat et à la même époque l’évêque de Munster se plaignait du concubinage sacerdotal régnant dans son diocèse au grand scandale des fidèles 194. Mais comment les abus n’auraient-ils pas continué quand on voyait les papes couvrir d’or leur famille et placer leur neveu, dans la fonction de cardinal-neveu, à la tête de la curie et de l’administration romaine, dont il signait la correspondance. Car, entre 1538 et 1692 le neveu du pape, nommé d’office cardinal, veillait aux intérêts de la famille pontificale qu’il enrichissait de fonds appartenant à l’Eglise et favorisait, par de l’argent ou des nominations, ceux qui dépendaient de cette famille. C’est ainsi que Paul V, né Camille Borghèse, (1605-1621) nomma son neveu Scipion Cafarelli dans ce rôle primordial mais, il faut bien l’avouer, scandaleux 195. Déjà bien avant, au XIIIème siècle, Robert de Courson s’attaquait à cette habitude des hauts prélats, disant : « si le Seigneur interdit aux prêtres d’avoir des enfants, le diable leur donne des neveux, avec tous les ennuis de simonie qui s’ensuivent » 196. C’était, contre « l’obscurantisme », faire le jeu des philosophes, des défenseurs des « Lumières » pour qui, entre autres, le mariage était un droit naturel, reçu de Dieu 197. Certains d’entre eux attaquèrent de front le célibat sacerdotal. Parfois à leurs dépens. Un chanoine d’Etampes, Desforges, déclara le mariage des prêtres conforme à l’ordre divin pour voir, sur ordre du Parlement, son livre brûlé. Il fut lui-même jeté à la Bastille 198. Un prêtre de l’Oratoire, Gaudin, défendit les mêmes idées 199. C’est l’Encyclopédie, cette somme de la nouvelle pensée humaine, qui traça le premier historique objectif et sérieux du célibat ecclésiastique pour terminer sur un jugement négatif car « le curé, père de famille, serait utile à plus de monde que celui qui pratique le célibat ». Il conviendrait de rendre le prêtre libre de se marier, soit par des négociations avec la cour de Rome, soit, pour aller plus vite, par un « concile national ». A l’objection que les laïcs vénèrent les prêtres parce qu’ils sont célibataires,

193

J. VAN WIJNENDAELE, Promenades dans les couvents et abbayes de Bruxelles, Racine, 2007. F. SCHANNAT et J. HARTZEIM (éd.), Concilia Germaniae, vol. 9, p. 351-352, p. 562, p. 787. 195 B. EMICH, Bürokratie und Nepotismus unter Paul V, p. 9-11, Päpste und Papsttum, 30, 2001. 196 R.de Courson, Summa, XXIII, 6, (dans J.W. BALDWIN (éd.), Etudes d’Histoire du droit cannonique, p. 1052). 197 G. SCHWAIGER, « L’Aufklärung. La grande diffusion des connaissances au siècle des Lumières envisagée du point de vue catholique », Concilium, 27, 1967, p. 79-94 ; LYNCH, « Critique », p. 60. 198 PIERRE DESFORGES, Avantages du mariage, 1758. 199 J. GAUDIN, Les inconvénients du célibat des prêtres, Genève, 1781. 194

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l’Encyclopédie répondit que les pasteurs protestants « hollandois et anglois, qui sont vertueux, n’en sont pas moins respectés du peuple, pour être mariés » 200. Plus encore que par le raisonnement, c’est par le ridicule qu’on attaqua le célibat catholique. Diderot nous fait pénétrer dans les couvents féminins où des supérieures témoignent de goûts troubles envers les novices. Dans les « Infortunes de la Vertu », Sade nous montre l’innocente Justine qui va demander avis au curé : « en disant cela le saint homme lui avait passé la main sous le menton en lui donnant un baiser beaucoup trop mondain pour un homme d’église » 201. Ce n’était là que le prélude des sévices subis par l’ingénue dans les mains des ecclésiastiques. Avec Restif de la Bretonne et d’autres, il n’est guère de livre léger de l’époque qui ne nous présente son moine ou son abbé égrillard. Dans ce combat inégal entre une Eglise, prisonnière de son conformisme, et des rénovateurs avides de changement, ce fut la gloire de Bossuet, qu’on connaît mieux par ses pompeuses oraisons funèbres, d’avoir essayé, dans un long échange de correspondance avec le philosophe Leibnitz, de rapprocher catholiques, protestants et philosophes. La loi du célibat ne semble pas avoir été le point de litige principal car Bossuet fit remarquer que les Maronites de Syrie avaient été reçus en pleine communion sans changer leurs habitudes et que les Grecs ne reconnaissaient la loi du célibat que pour leurs évêques 202. Tout cela ne servait plus à rien. Une révolution allait-elle changer la discipline de l’Eglise ? Lui faudrait-il la foule hurlant aux grilles de Versailles ? Lui faudrait-il un roi décapité et les prêtres massacrés dans les prisons ou noyés dans la Loire pour qu’elle comprenne que les temps avaient changé ? L’évêque marié. En 1838 à 84 ans, dans son hôtel de la rue Saint-Florentin à Paris, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent et de Talleyrand, était à l’agonie 203. Faveur insigne, il avait reçu, malade, la visite du roi LouisPhilippe. Mais, avec cette visite, les gloires de ce monde s’étaient terminées. Maintenant, aux pieds du lit, sa nièce, Madame de Dino, et Monseigneur Dupanloup, une des jeunes gloires de l’Eglise de France, essayaient d’obtenir du mourant la rétractation de ses fautes. Ceci pour le faire rentrer dans le giron de l’Eglise et pouvoir lui donner, avant son dernier voyage, les derniers sacrements. Des fautes il en avait commises beaucoup mais l’agonisant, sans doute le meilleur diplomate de tous les temps, négocia jusqu’au bout sa rétractation, de la même façon qu’il avait négocié toujours et partout, avec le Directoire et au congrès de Vienne, avec Barras, le cardinal Consalvi, Napoléon, Louis XVIII, Metternich et l’empereur Alexandre. Aujourd’hui il ne négociait plus avec les grands de ce monde, il négociait avec Dieu. De sa rétractation il discuta chaque mot, chaque virgule tandis qu’on le pressait de signer avant qu’il ne fût trop tard. Mais de même que jadis il donnait comme mot d’ordre à ses collaborateurs : « Surtout pas de zèle », il prit son temps pour négocier son pardon avec l’Eglise.

200

Encyclopédie, 1772, vol. 2, p. 804-805. D. DIDEROT, La religieuse, dans Œuvres de Diderot, La Pléiade, p. 265-423 ; D.A.F. de SADE, Les infortunes de la vertu, Gallimard, Livre de Poche, 1969, p. 79 202 F. GAQUERE, Le dialogue irénique Bossuet-Leibnitz, Paris, 1966. 203 Sur Talleyrand : D. COOPER, Talleyrand, Londres, 1932 ; B. de LACOMBE, La vie privée de Talleyrand, Plon, 1910. Sur la politique religieuse à l’époque : S. DELACROIX, La réorganisation de L’Eglise de France après la révolution, Paris, 1962 ; J.M. TUFFERY-ANDRIEU, Le concile national en 1797 et en 1801 à Paris, Publications Universitaires Européennes, 2007. 201

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L’Eglise dont il était évêque, évêque parjure, évêque excommunié, évêque marié. Et sans doute en ces derniers moments, tandis qu’on lui mettait en vain la plume à la main, revoyait-il, avec ses fautes dont il lui fallait avant le départ se repentir, son passé tumultueux. Boiteux dès l’enfance il avait été forcé par sa famille d’entrer dans le clergé et nommé, avant la révolution, évêque d’Autun. Envoyé, comme représentant du clergé aux Etats-Généraux et membre de l’Assemblée Constituante, il s’était lié d’amitié avec Mirabeau qui était d’avis qu’aucune profession ou vocation ne pouvait empêcher un citoyen de se marier. Aussi la Constitution de 1791 stipula-t-elle qu’aucune profession ne pouvait se voir interdire le mariage. Plus de trois mille prêtres et même des évêques se marièrent, comme l’abbé Gaudin de l’Oratoire, les évêques de Bourges, de Beauvais et d’Evreux et Lindet dans l’Eure, qui fit scandale en épousant sa servante. En signe de patriotisme, certains se présentèrent triomphalement à la barre de la Convention dans les rangs de laquelle on trouvait 17 évêques 204. Talleyrand faisait partie des prélats révolutionnaires, il approuva la constitution civile du clergé et sacra des prêtres assermentés au nouveau régime, ce qui le fit excommunier et quitter l’état ecclésiastique. Mais si la rupture publique du célibat sacerdotal plut à de nombreux prêtres et aux esprits forts de l’Assemblée, elle ne fut guère populaire dans la population laïque. Nous avons déjà remarqué que le mariage sacerdotal, populaire auprès de nombreux prêtres, ne l’était pas nécessairement chez leurs paroissiens. Déjà en 1783, l’empereur Joseph II, souverain éclairé qui adorait s’occuper des affaires ecclésiastiques et dont les réformes dans ce domaine provoquèrent une révolution dans ses provinces belges, semblait avoir été initialement favorable au mariage des prêtres pour interdire subitement toute discussion à ce sujet 205. En France également l’abrogation du célibat fut diversement accueillie, les préjugés restaient puissants et l’on fit rapidement marche arrière. Le pape était naturellement opposé à cette abrogation et dans une encyclique de 1795 déclarait : « comme indignes de leur état et de la confiance des fidèles les ecclésiastiques qui se sont mariés ». Mais dans le pays également il y eut nombre de réactions négatives. Les Assemblées locales ou synodes diocésains, tenus à partir de 1795, prohibèrent le mariage des prêtres et parlèrent « des sujets qui ont profané leur caractère et prévariqué contre les lois les plus solennelles de l’Eglise universelle en contractant des liens de mariage » 206 . C’est qu’il y a toujours eu, surtout dans les villages, un pouvoir presque magique attaché à la fonction sacerdotale. Nous avons vu les miracles que le prêtre médiéval pouvait provoquer après avoir dit la messe. Mais au XIXe siècle encore, dans les campagnes françaises, le prêtre pouvait causer la pluie et le beau temps, donner un coup de pied pour éloigner la tempête et jeter son chapeau sur le village pour le protéger. Toucher un prêtre pouvait guérir, toucher la robe de l’évêque plus sûrement encore. De prêtres indignes on disait que « les messes n’avaient plus de force »207. On ne répétera jamais assez que, pour beaucoup de laïcs, les prêtres étaient des êtres différents et supérieurs. 204

LYNCH, « Critique », p. 60 ; LEA, Sacerdotal Celibacy, p. 536-537. LYNCH, Critique, p. 62. 206 Première lettre encyclique de 1795, p. 15 ; Actes du synode de Versailles tenu en janvier 1796, p. 30 (cités dans TUFFERY, Concile national, p. 154, 155). 207 E. WEBER, Peasants into Frenchman. The modernization of rural France 1870-1914, Stanford Univ. 1976, p. 26. 205

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Vint Bonaparte qui voulait la réconciliation avec Rome et l’obtint par le concordat de 1801 négocié par Talleyrand. Pie VII accorda des dispenses aux prêtres mariés sous la révolution française et autorisa le cardinal Caprara à régulariser le mariage des prêtres passés sous la révolution mais sans leur donner le droit d’exercer leurs fonctions ecclésiastiques 208. Ils avaient le droit, suivant les instructions de Pie VII, soit de se marier soit de réintégrer leur charge : « Nous n’oublions que le Saint-Siège doit parfois, en raison des circonstances de l’époque, raisonnablement tempérer, par les bienfaits de la piété et de la miséricorde apostolique, la sévérité du droit canon ». Le nonce pouvait accorder le pardon aux prêtres qui « se sont mariés dans le désordre de la révolution. De même ceux qui ont répudié les ordres sacrés et ont déclaré vouloir retourner à l’état laïc ». La plupart choisirent d’oublier leur mariage et de rentrer dans les ordres 209. Il est intéressant de constater que Rome refusa de régler ce problème en négociation, l’estimant de son ressort exclusif, et ne l’accorda que postérieurement. Comme le dit le cardinal Consalvi : « il s’agissait de cas de conscience à régler individuellement ». Le légat pontifical reçut le droit d’absoudre les clercs, hors les évêques, qui auraient contracté un mariage civil à condition qu’ils se repentent, demandent l’absolution et que leur mariage religieux soit célébré régulièrement. Avide d’ordre et plus catholique que le pape, le premier consul fit insérer une note au Moniteur pour interdire aux prêtres mariés toute fonction sacerdotale. Devenu empereur il fit interdire tout mariage civil d’un prêtre « comme un délit contre la religion et la morale » 210. Consalvi avait précisé « hors les évêques ». Quand Talleyrand demanda une dispense personnelle de mariage, Consalvi transmit la demande à Rome et refusa en disant que « Aucun évêque consacré n’a jamais reçu de dispense pour pouvoir se marier ». Pourtant Napoléon lui-même, par courrier spécial, avait demandé la sécularisation de l’ancien évêque en ajoutant à la note de Talleyrand : » Cette demande m’est personnellement agréable » 211. Rien n’y fit. Talleyrand rentrait dans la communion des laïcs avec le droit de porter l’habit séculier et de remplir les plus hautes charges de l’Etat « à l’exception de l’obligation de chasteté perpétuelle » 212. Or il avait reçu un jour la visite d’une certaine Catherine Worlée, née en Inde, épouse volage de M. Grand, employé aux services civils indiens, venue chercher son passeport chez le ministre des Relations extérieures. Elle reçut son passeport mais ne l’utilisa pas car elle resta chez le ministre et finit par épouser civilement celui qui était toujours en théorie évêque. On a dit d’elle pis que pendre : femme légère et jadis très belle mais plus de première jeunesse, d’un caractère despotique et d’une bêtise incommensurable. Une dame de la cour impériale nous dit : « Je suis persuadée qu’il s’étonnait souvent d’avoir pu épouser cette femme » et « Les restes d’une grande beauté décoraient sa bêtise d’assez de dignité » 213. D’après une autre Talleyrand disait de sa femme : « Une femme d’esprit compromet souvent son mari, une femme stupide ne compromet qu’elle-même » 214. Quoiqu’il en soit, elle était morte avant lui, ce qui simplifiait la réconciliation avec l’Eglise. Encore lui fallait-il, en ces longues nuits de 1838, 208

ESMEIN, Mariage, 2, p. 387 ; MAROTO, Institutiones Iuris Canonici, 1919, p. 628. Bref de Pie VII à son légat G. Spina de 1801, ( texte dans DENZLER, Amtszölibat, 2, doc. p. 397). ; LYNCH, Critique, p. 61 ; DENZLER, Amtszölibat, 2, p. 286. 210 DELACROIX, Réorganisation, p. 443-446, p. 448-450. 211 LYNCH, Critique, p. 61 ; LACOMBE, Talleyrand, p. 145-147. 212 LACOMBE, Talleyrand, p. 157, .p. 244. 213 Mémoires de la comtesse de Boigne, 1907, p. 432. 214 Mémoires de Madame de Rémusat, Calmann Lévy, 1880, vol. 2, p. 174-184. 209

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signer la réparation publique du scandale qu’il avait provoqué. Il ne signa qu’à la dernière minute. Quand on voulut lui donner l’extrême onction sur la paume des mains, il les retourna : « Vous oubliez, dit le mourant, que je suis évêque » En effet les prêtres, recevant l’ordination à l’intérieur des mains, reçoivent l’onction à leur mort à l’extérieur. Malgré ces retards et ces finasseries, l’Eglise catholique avait finalement eu raison du plus grand diplomate de son temps. L’exception orientale. Si la chrétienté occidentale s’aligna sur les règles édictées par Rome, il en allait tout autrement en Orient 215. En 692 l’empereur byzantin Justinien II avait convoqué un concile à Constantinople, qui se déclara « le concile saint et œcuménique réuni dans cette cité sous la garde de Dieu et de l’empereur ». Les 220 participants se réunirent dans une salle, couverte d’un dôme, du palais impérial. De ce dôme vint le nom du concile : in Trullo. Le Saint-Siège y eut un représentant chargé de veiller sur ses intérêts et de faire rapport sur les débats sans plus 216. Ce concile règle encore aujourd’hui la vie des prêtres orthodoxes. Le treizième canon établit clairement, en opposition avec Rome, que : « Les prêtres, diacres et sous-diacres doivent garder leur épouse et peuvent continuer à avoir des relations conjugales, suivant l’observance de la discipline apostolique ». Par contre « L’évêque ne peut, après son ordination, habiter avec sa femme » et « les prêtres et diacres ne peuvent se marier après l’ordination sous peine d’être déposés. S’ils veulent se marier ils doivent le faire avant leur ordination ». L’évêque marié devaient, au moment de son ordination, envoyer sa femme au couvent et l’empereur Isaac l’Ange vers 1200 édicta une loi contre ceux qui ne le faisaient pas 217. Le concile établit donc une différence nette entre les évêques, qui ne peuvent garder leurs femmes et les prêtres et diacres qui peuvent et même doivent le faire et qui ne sont pas tenus à la chasteté. Cependant prêtres et diacres ne peuvent se marier après avoir été ordonnés et ils doivent avoir une épouse convenable, qui n’ait pas été divorcée, courtisane, actrice, esclave ou en situation incestueuse 218. Vint le grand schisme de 1054 entre Rome et Constantinople, né pour d’autres motifs mais où la question du célibat des prêtres fut soulevée. Humbert de Moyenmoutier, l’intraitable légat du pape à Constantinople, utilisa ce problème pour essayer de mettre les Orientaux dans leur tort et les assimiler aux Musulmans : « Puisque tu acceptes le mariage des prêtres, tu es semblable au diacre Nicolas, initiateur de cette néfaste hérésie, issue de l’enfer. Comme celuici s’était rendu coupable d’aimer une jolie femme, il enseigna que le clergé, comme les laïcs, pouvaient user du mariage … Avec lui tu veux transformer l’Eglise de Dieu en synagogue de Satan et en lieu de prostitution pour Baal et Jésabel… Les futurs évêques et prêtres se contenteront-ils des étreintes d’une seule femme ? Une seule ne suffit-elle pas aux laïcs sauf sans doute aux disciples 215

Voir D. CONSTANTELOS « Mariage et célibat du clergé dans l’Eglise orthodoxe », Concilium, 78, 1972, p. 29-36; C. KNETES, « Ordination and Matrimony in the Eastern Orthodox Church », The Journal of Theological Studies, 11, 1910, p. 348-400, 481-513 ; V. LAURENT, « L’œuvre canonique du concile in Trullo (691-692) », Revue des Etudes byzantines, 23, 1965, p. 7-41 ; G. NEDUNGATT (éd.), The Council in Trullo revisited, Kanonika 6, 1995 ; B. SPULER, Die Morgenländischen Kirchen, Brill, 1964. 216 MANSI, 11, col. 943 ; voir LAURENT, Œuvre canonique, p. 14. 217 Concile in Trullo, canons 6, 12, 13 et 48 et CONSTANTELOS, Eglise orthodoxe, p. 33. 218 KNETES, Ordination, p. 366.

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du maléfique Mahomet, dont tu es de la même farine ». Le moine Nicétas lui rétorqua : « Qui vous a donné instruction d’interdire et de rompre le mariage des prêtres ? Quel docteur de l’Eglise vous enseigna-t-il ce mal ? » 219. Mais après cette crise, plus passionnelle que réaliste, les esprits se calmèrent. La différence de réglementation entre les deux Eglises séparées servit aux Latins pour prouver qu’il s’agissait là d’une loi propre à l’Eglise latine, une loi venue des hommes et non de Dieu et donc de la relativiser. Au XIIème siècle le théologien Raoul Ardent, critiquant le célibat clérical, prend en exemple l’Eglise orientale : « Pour le prêtre qui ne peut vivre chastement, mieux avoir sa propre femme que plusieurs... D’ailleurs cette règle de l’Eglise latine n’est pas suivie par l’Eglise orientale » 220. Le concile de Trente, qui déclara que le célibat sacerdotal avait été introduit par la loi humaine de l’Eglise, ne condamna pas les usages de l’Eglise grecque 221. Benoît XIV en 1742 accepta que les prêtres grecs ne respectent pas la chasteté comme les Latins. C’est ce que répéta Pie XI : « Si la loi de l’Eglise Orientale ne suit pas les mêmes règles, elle tient cependant en honneur le célibat ecclésiastique » et le concile de Vatican 2 : « La continence n’est pas exigée par la nature du sacerdoce, comme le montrent les pratiques de l’Eglise primitive et la tradition des Eglises orientales… Tout en recommandant le célibat ecclésiastique ce saint concile n’entend aucunement modifier la discipline différente qui est en vigueur dans les Eglises orientales » 222. Dans l’Eglise orthodoxe d’aujourd’hui la plupart des prêtres et des diacres sont mariés mais tous les évêques sont célibataires. Théodore Métochitès, intellectuel humaniste du XIVe siècle, estimait que le mariage, l’éducation des enfants et l’intégration dans la vie sociale, permettaient de réaliser au mieux l’idéal chrétien 223. Mais, quand on parle de la chrétienté d’Orient, il faut parler non d’une Eglise mais d’une multiplicité de croyances et de rites différents. Certaines de ces Eglises refusent simplement l’obéissance à Rome, comme l’Eglise orthodoxe, d’autres professent des doctrines différentes et sont considérées comme hérétiques, comme les Arméniens, les Coptes d’Egypte, les Ethiopiens, d’autres encore sont liées à Rome mais suivent des rites propres comme les Maronites au Liban. Toutes suivent plus ou moins les règles de l’Eglise orthodoxe en matière de célibat des prêtres. Les règles sur le mariage des prêtres y sont donc multiples mais en général tolérantes. Dans l’Eglise russe par exemple l’évêque ne peut être ordonné qu’après s’être fait moine dont il doit prendre l’habit tandis que les paroisses sont confiées à des hommes mariés. En Grèce aussi les évêques sont choisis parmi les moines 224. La différence entre Orient et Occident permit ainsi à long terme de prendre des distances envers des règles trop tatillonnes. L’acceptation par Rome du mariage des prêtres dans les Eglises chrétiennes d’Orient, même dans celles qui lui sont soumises, pourrait permettre de relativiser cette règle reconnue comme étant de pure discipline.

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Réponse du cardinal Humbert à Nicetas ( texte dans DENZLER, Amtszölibat,1, Doc. p. 160) ; texte de Nicétas dans Livre contre les Latins, PL 143, col. 981, col. 1000. 220 R. ARDENT, Speculum Universale, X, 36, ( dans J.W. BALDWIN (éd.), dans Etudes d’Histoire du droit cannonique, p. 1050). 221 ESMEIN, Mariage, 2, p. 273-277. 222 Benoît XIV, Constitution « Etsi pastoralis », 1742 ; Pie XI, Encyclique Ad catholici sacerdotii, 1935 (textes dans DENZLER, , Amtszölibat, 2, Doc. p. 389) ; Vatican II, chapitre 3, La vie des prêtres, 16 (Concile œcuménique Vatican II. Constitutions, décrets, déclarations, messages, Editions du Centurion, 1967, p. 431). 223 CONSTANTELOS, Eglise orthodoxe, p. 29, 34. 224 KNETES, Ordination, p. 365, 506.

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Un message du pape. Le concile de Vatican 2 (1962-1965) avait comme objectif d’adapter l’Eglise au monde moderne 225. Ce fut un événement ecclésiastique important. Il cessa entre autres d’imposer le latin comme langue de la messe, ceci afin de rapprocher le service divin des fidèles. Dans cette approche il semblait normal, sinon de supprimer complètement le célibat sacerdotal, du moins d’en discuter le bien-fondé et les conséquences pratiques, voire d’en diminuer la rigueur. C’était le but entre autres des prélats d’Amérique Latine, effrayés par la pénurie de vocations sacerdotales. Il faut dire que depuis des siècles, en particulier depuis le XIXème siècle, rien n’avait bougé dans ce domaine. Pape après pape avaient dénoncé : « la conjuration honteuse contre le célibat ecclésiastique » ou « le complot scandaleux contre le saint célibat sacerdotal » 226. Le nouveau code de droit canon, instauré en 1918 sous Benoît XV et toujours en vigueur, n’avait fait que reprendre les dispositions en vigueur depuis le Moyen Age : « Les clercs des ordres supérieurs ne peuvent se marier et sont dans l’obligation de rester toujours chastes. Toute faute à cet égard constitue pour eux un sacrilège ». Non seulement un sacrilège mais un empêchement de mariage religieux qui perdure même en cas de laïcisation du clerc. Les enfants nés d’une telle union sont, aux yeux de l’Eglise, illégitimes et ont moins de droit que les autres à une future ordination227. Pie XII, le pape de la seconde guerre mondiale, répétait aux prêtres dans les années 50 les injonctions et les motifs entendus depuis des siècles : «N’oubliez jamais que vos mains touchent les choses les plus saintes ; n’oubliez pas non plus que vous êtes voués à Dieu et qu’il est le seul que vous deviez servir … Ne vous exhibez pas trop en compagnie de femmes, évitez leur familiarité… Soyez perpétuellement non souillés, propres, purs, chastes … celui qui administre les choses sacrés est, lui-même avec le Christ, une hostie pure, sainte et immaculée », « Le mariage attire à lui l’homme de telle sorte qu’il ne peut complètement se consacrer au service de Dieu … ceux qui offrent journellement le sacrifice eucharistique doivent être toujours chastes »228. On pouvait attendre beaucoup du nouveau concile qui se voulait celui du changement. Or dans le domaine du célibat sacerdotal il n’y eut aucun changement et l’Eglise vit toujours sous le régime de Calixte II. Pourquoi ? Le débat sur le célibat sacerdotal était prévu pour la quatrième session en 1965. Il n’eut jamais lieu car, avant qu’il ne commence, le pape Paul VI adressa une lettre personnelle au président, le cardinal Tisserant, pour interdire toute discussion à ce sujet : « Il n’est pas opportun de traiter de ce dossier en public car il exige beaucoup de prudence et est de grande importance ». Il déclara aussi vouloir renforcer cette obligation qui « permettait au prêtre de s’attacher uniquement au Christ et de se consacrer totalement et avec ardeur au service de l’Eglise et des âmes » 229. Cette intervention brutale du pape dans les débats 225

Vatican II, chapitre 3, La vie des prêtres, 16 (Concile œcuménique Vatican II. Constitutions, décrets, déclarations, messages, Editions du Centurion, 1967, p. 431). 226 Grégoire XVI, encyclique Mirari vos de 1832 ( texte dans DENZLER, , Amtszölibat, 2, doc. p. 400). ; Actes du pape Pie IX, Rome, 1854, 1, 13. 227 Codex Iuris Canonici, canons 132, §1 ; canon 1072 et 213, § 2 ; 188, § 5 ; 2388, § 1 ; 1114 ; 232, §2. 228 Pie XII, 1950, Adhortation menti nostrae ; 1954, Encyclique Sacra Virginitas de 1954, ( textes dans DENZLER, 2, doc. p. 412-413). 229 Lettre de Paul VI au cardinal Tisserant, 10 octobre 1965, (texte dans DENZLER, Amtszölibat, 2, doc. 90, p. 419).

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d’un concile, qui en tant que représentant de toute l’Eglise et assemblée de rénovation de la religion, eût dû se dérouler librement, mit fin à tout débat sérieux. Les évêques s’inclinèrent devant la décision du pape et les décisions finales en ce domaine n’apportèrent donc rien de nouveau : « En gardant la virginité ou le célibat pour le royaume des cieux, les prêtres se consacrent au Christ d’une manière nouvelle et privilégiée, il leur est plus facile de s’attacher à lui sans que leur cœur soit partagé ; ils sont plus libres … plus disponibles » 230. Rome avait parlé, tous se turent. De tous les sujets le célibat sacerdotal restait tabou sans que le concile du changement n’y apporte aucun changement. Nul ne pouvait toucher au célibat sacerdotal, nul ne peut encore y toucher aujourd’hui. Ainsi se termine, peut-être sans se terminer, l’histoire du célibat des prêtres dans l’Eglise catholique. A travers les encycliques, les décrétales, les canons des conciles, les opinions des canonistes, malgré le mariage heureux de Luther et pas fort heureux de Talleyrand, malgré les habitudes différentes des Eglises orientales, c’est une longue histoire durant laquelle les papes prirent le relais d’ascètes syriens, de conciles locaux et d’écrivains oubliés afin de transformer les prêtres en hommes différents des autres, en médiateurs avec Dieu, en créatures quasi angéliques. Les successeurs de Pierre y réussirent-ils ? On ne peut s’empêcher de penser à ce jour lointain où, dans une petite ville de Galilée, un prédicateur populaire, homme ou Dieu, pour échapper aux foules avides de paraboles et de miracles, alla passer la nuit chez la belle-mère de son disciple. Ce disciple était donc un homme marié. Il s’appelait Pierre… Bibligraphie Sources. Conciles : G. ALBERIGO (dir.), Les conciles oecuméniques, Le Cerf, 1972 ; Conciliorum oecumenicorum decreta, J. ALBERIGO (éd.), Herder, 1957 ; Ch. J. HEFELE et H. LECLERCQ (éd.), Histoire des Conciles, Paris, 1907-1921 ; J. GAUDEMET et B. BASDEVANT, Les canons des conciles mérovingiens, Sources Chrétiennes, 353-354, Le Cerf, Paris, 1989 ; J.D. MANSI, Sacrorum Conciliorum nova et amplissima collectio, XVIIIème s. ; F. SCHANNAT et J. HARTZEIM (éd.), Concilia Germaniae, 11 vol., 1759 ; Concile œcuménique Vatican II. Constitutions, décrets, déclarations, messages, Editions du Centurion, 1967. Pères de l’Eglise : les grandes compilations en de multiples volumes de Mansi : la Patrologie grecque (abrév. : PG), en grec avec traduction latine, et la Patrologie Latine (abrév. PL) en latin. Les Sources chrétiennes (Editions du Cerf) et le Corpus Christianorum sont des éditions plus récentes et plus accessibles. Pour tout ce qui touche de près ou de loin le monde germanique, les Monuments de l’Histoire Germanique (abrév. MGH), avec commentaires en latin, sont des plus précieux. Ils comportent entre autres des « Ecrivains ou chroniqueurs et historiens » (abrév. SS), des livres de polémiques ou de litiges (abrév. LdL) et des décisions juridiques ou Capitulaires (abrév. Capit.). Pour les Vies de saints, les Acta Sanctorum (abrév. AASS), compilations réalisées depuis le XVIIème siècle par les Pères Jésuites Bollandistes. Etudes

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Vatican II, chapitre 3, La vie des prêtres, 16 (Concile œcuménique Vatican II. Constitutions, décrets, déclarations, messages, Editions du Centurion, 1967, p. 431).

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