memoires de guerre

l'Ailette qui vient du plateau de Vauclerc et qui passe derrière la butte. C'est le 1er bataillon qui est en avant, la Cie sénégalaise en première vague; la.
306KB taille 20 téléchargements 369 vues
MEMOIRES DE GUERRE de Germain GERVAIS ( 90ème R. I. ) ================

Sur l'insistance de mon fils Jean et de sa femme Marie-Thérèse, j'ai rassemblé quelques souvenirs de la guerre 1914-1918 que j'ai écrits à l'intention de toute la famille, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

MEMOIRES

DE

GUERRE de Germain GERVAIS ( 90ème R. I. )

N

ous sommes en 1913, j'ai 16 ans, je travaille au moulin avec mon père. Depuis la défaite de 1870, les relations entre la France et l'Allemagne sont restées tendues ; cette dernière veut toujours dominer, et, en France, il existe cet esprit revanchard. Depuis plusieurs années en France, en ce qui concerne le service militaire, on était sous le coup de la loi de 2 ans, c'est-à-dire que tous les jeunes hommes de 20 ans reconnus aptes à faire leur service militaire devaient accomplir 2 ans de service. Poussé par les événements, le gouvernement français se voit dans l'obligation de faire voter la loi de 3 ans. Donc en 1913, la classe 1911, c'est-à-dire tous les appelés nés en 1891 qui devaient être libérés, sont maintenus sous les drapeaux avec les classes 1912 et 1913; ça fait déjà du monde. Fin Juin 1914, l'archiduc d'Autriche est assassiné à Sarajevo ; ce fut le prétexte pour déclencher la guerre 1914-1918 qui mit le feu à toute l'Europe. Mobilisation (1914-1915) Le 1er août 1914, l'Allemagne déclare la guerre à la France ; c'est la mobilisation générale : de grandes affiches sont apposées même dans les villages. Aussitôt les réservistes commencent à partir rejoindre les dépôts de leurs régiments. Les hostilités commencent, on se bat aux frontières, en Lorraine, en Alsace, en Belgique. Après de durs combats, c'est la retraite de Belgique, puis c'est la retraite de la Marne où les Allemands sont enfin stoppés. Des deux côtés, on se retranche et la guerre continue. En Septembre, la classe 1914 qui avait passé le conseil de révision est appelée ; le conseil de révision était une commission composée de personnalités, préfet ou souspréfet, médecins, gendarmes et maires de chaque commune. En Octobre, la classe 1915 passe donc à son tour devant le conseil de révision et est appelée le mois suivant ; puis c'est le tour de la classe 1916 pour partir en Avril 1915. On pouvait devancer l'appel en prenant un engagement pour la durée de la guerre, ce que firent quelques uns pour choisir leur régiment, le plus souvent pour l'artillerie, le génie, la cavalerie ou des formations qui étaient moins exposées. Dans la commune de Payré, trois de ma classe avaient ainsi devancé l'appel pour aller dans l'artillerie. La classe 1917 dont je fais partie passe en Mai ; les 10 communes du canton de Couhé sont convoquées le 12 Mai 1915 ; nous sommes à peu près les 2/3 reconnus bons pour le service, les autres sont ajournés et quelques uns exemptés. Nous ne partirons pas tout de suite, le gouvernement ayant décidé que nous ne serions appelés qu'au mois de Janvier. A ce moment-là, nous avions tous 18 ans.

- 2-

Incorporation et instruction (Janvier-Juin 1916) Le 1er Janvier 1916, presque tous les appelés du recrutement de Poitiers reçoivent leurs feuilles de route. Je dois rejoindre le dépôt du 68ème d'infanterie à Issoudun (Indre) et être présent le 9 janvier à la caserne Châteaurenault. Après toutes les formalités d'incorporation, l'instruction commence. On nous mène dur pendant cinq mois et c'est l'hiver, un hiver qui fut assez rigoureux. J'ai pu obtenir quelques permissions de 24 heures, mais c'était trop court pour aller à Payré. J'allais donc à St Florent chez l'oncle André ou à Bourges chez les parents d'André Robert. En Mai, il y a épidémie de fièvre scarlatine à la caserne ; sur les 600 ou 650 que nous étions, une bonne moitié passe faire un stage à l'hôpital. Après une visite, tous ceux qui paraissent bien portants sont envoyés en permission pour une dizaine de jours. Depuis bientôt six mois, j'étais bien content d'aller faire un tour à Payré. Transits divers (Juillet-Septembre 1916) Au retour, fin Juin, nous embarquons pour le camp du Ruchard en Touraine. Après quelques jours de manoeuvre, je fais partie d'un détachement de 125 qui est ramené au Blanc, autre dépôt du 68ème d'infanterie. On nous habille à neuf (bleu horizon) car jusque là, nous étions en képi et pantalons rouges et tunique bleue. Nous passons la revue du 14 Juillet et on nous donne une permission de 48 heures pour aller dire au revoir à notre famille. Ensuite on nous dirige à Chateauroux sur la caserne Charlier, où nous sommes affectés au 90ème régiment d'Infanterie. Là, nous formons avec 125 autres du 90ème, une compagnie de 250 et le 25 Juillet 1916 (ce jour-là, j'avais 19 ans) nous embarquons en chemin de fer, avec armes et bagages, direction Paris (ceinture) et nous débarquons dans l'Oise aux environs de Clermont. Ici il y a encore des recrues de la classe 1916, les dernières qui attendent leur départ pour les régiments du front ; pour nous, l'entraînement reprend sous toutes ses formes pendant une quinzaine de jours. Puis je fais partie d'un groupe qui part sur la rive gauche de l'Aisne près d'Attichy pour faire des travaux de défense (tranchées, fils de fer barbelés). Nous entendons le canon mais les lignes sont encore loin. Au bout d'une huitaine, on forme un petit groupe d'une trentaine sous le commandement d'un sergent pour aller travailler à la moisson et sans armes ni bagages, en route pour Paris (gare du Nord puis gare de l'Est); on atterrit à Dammartin dans la plaine de la Brie. C'est dans cette plaine que fut arrêtée l'offensive allemande en 1914. Il y avait encore dans les champs des tombes individuelles du 276ème R.I. L'écrivain Charles Péguy est tombé là-bas en 1914, près de la route d'Yverny à Neufmontiers, tout près de la grande tombe commune. A pieds, nous passons à Juilly et nous sommes répartis dans les fermes des environs. Nous sommes cinq désignés pour la ferme de Monsieur Profit à Yverny. Le lendemain il nous arrive cinq zouaves d'un bataillon qui se trouvait au repos pas bien loin. Nous voilà 10 soldats mélangés au personnel pour faire la moisson. J'étais émerveillé de voir trois moissonneuses-lieuses traînées par des chevaux qui se suivaient dans la même pièce de blé. Il y avait déjà dans cette région de la Brie des fermes de plusieurs centaines d'hectares.

- 3-

On respire mieux à son aise qu'à la compagnie. Nous restons une quinzaine, puis par le même chemin, nous retournons aux environs de Clermont rejoindre le bataillon et reprendre l'entraînement car on nous dit que c'est surtout cela qui compte. Départ pour le front (Octobre 1916) Nous voici début Octobre. On se bat de la mer aux Vosges, mais le secteur de Verdun est toujours inquiétant. Aussi le Haut Commandement a-t-il déclenché voici environ un mois une offensive (dite de diversion) dans le secteur de la Somme. La plupart des régiments qui y sont engagés ont subi de lourdes pertes. Des renforts partent par petits groupes dans plusieurs directions. Le détachement dont je fais partie, une cinquantaine, est désigné pour le 90ème d'Infanterie. Je ne change donc pas de régiment. Nous partons à pied, et embarquons à Chaumont-en-Vexin pour une destination inconnue de nous mais le train file vers le Nord. C'est à Corbie que nous descendons et à pied on nous emmène au dépôt divisionnaire de Vaux-sur-Somme. En route, nous rencontrons de petits groupes de rescapés qui descendent des lignes : c'est des paquets de boue qui marchent péniblement ; quelques uns sont blessés, ce qui ne remonte pas le moral. Ici c'est la 4ème Cie ou Cie de dépôt du 1er bataillon. Pendant près d'un mois, je suis agent de liaison entre les Cies du dépôt. Il y en a trois : la 4ème, la 8ème et la 12ème. Le régiment tient le secteur en avant de Combles à Sailly-Saillisel ; vers le 10 Novembre, il est relevé et vient au repos à Morlancourt et les environs pour se recompléter et aussi pour se nettoyer, car tous, hommes et gradés, sont dans un état pitoyable ; ce n'est que des masses de boue et une grande partie des fusils et des armes ne fonctionne plus à cause de la boue. Tous les hommes et gradés disponibles à la Cie vont partir en renfort et sont répartis dans les trois Cies du 1er bataillon, la 1ère, 2ème et 3ème. Je suis affecté à la 2ème Cie. Notre détachement part pour Morlancourt où nous rejoignons chacun les Cies qui nous sont désignées. Nous sommes là depuis deux jours et voilà qu'un groupe est requis (dont les bleus) pour retourner à la Cie de dépôt afin de faire des stages (grenadier, mitrailleur), 2 stages de quinze jours chacun. Puis on rejoint nos Cies car le régiment remonte en ligne, cette fois à Cléry-sur-Somme et Bouchavesnes. Baptême du feu (hiver 1916-17) Nous voici donc dans la "mousquaille" (comme on disait) mais heureusement pour commencer le 1er bataillon était en réserve. Tranchées éboulées, de l'eau et de la boue jusqu'aux genoux, et il fallait faire attention aux trous d'obus qui étaient tous pleins d'eau ; il y a des poilus qui y sont tombés et qui n'ont pu s'en sortir. Nous étions en 2ème ligne, mais nous recevions autant sinon plus d'obus qu'en 1ère ligne. Heureusement dans ce terrain détrempé par les pluies, beaucoup n'éclataient pas et s'enfonçaient dans la boue avec un gros "fouac". Vers le 20 Janvier, la division est relevée par une division anglaise et nous partons au repos. Nous nous trouvions à Morvilliers-St-Saturnin, un petit pays. Là, j'ai rencontré un gars de la commune d'Anché, Roger Royer, qui était, lui, à la 1ère Cie.

- 4-

Ordonnance de De Cugnac, il était de la classe 1913 et ce fut un bon copain. Ce fut mon baptême du feu ; je m'en suis tiré avec un bon rhume ; je me suis fait porter malade ; on m'a gardé deux jours à l'infirmerie où on m'a soigné avec des ventouses. Répit malgré le froid (Fév 1917) Le régiment relevé, les permissions reprennent. Je pensais que j'avais droit maintenant à ma permission de 6 jours. Malgré le rhume, je voulais bien partir et fin Janvier me voilà à Payré. Il fait très froid au pays aussi ; ce n'est qu'un verglas persistant, mais on peut mieux tenir le coup qu'au front. Pourtant dans le tournant de Valence, je fais une bonne chute de vélo sur le verglas en allant faire signer ma permission à la gendarmerie de Couhé-Vérac. J'avais donc six jours à passer en famille, plus le jour d'arrivée et le jour de départ. Ma permission indiquait de rejoindre la gare régulatrice de Crépy-en-Valois ; on nous dirige alors sur la forêt de Villers-Cotterets. Le régiment est par là ; le 1er bataillon est à Faverolles ou aux environs m'a-t-on dit. J'ai donc retrouvé ma Cie. C'était dans les premiers jours de Février. Il faisait toujours très froid. Le pain que l'on nous donne est gelé, le vin gèle dans les bidons. Jusqu'à début Mars, nous travaillons à des travaux de défense en lisière de forêt. Retour au front (Mars 1917) Nous quittons la région et par étapes, toujours direction inconnue pour nous, mais direction Sud-Sud-est; vers le 15 mars nous arrivons enfin au camp de Mailly pour les manoeuvres de Corps d'armée. Nous sommes avec des Polonais, des Russes mais nous ne manoeuvrons pas avec eux. Nous restons une huitaine, logés dans les baraques du camp. Il fait froid encore, mais moins que les jours passés. Nous repartons et encore par étapes, mais vers le Nord cette fois ; nous allons cantonner à la Fère-Champenoise et ses environs. Nous traversons les fameux marais de St-Gond où nous avons rendu les honneurs aux morts de 1914 en passant devant ce qui fut le village de Aulnizeux où le régiment s'est battu, pendant la retraite de la Marne ; les survivants avaient par trois fois chargé à la baïonnette pour prendre et reprendre le village. Chemin des Dames (Avril 1917) Le 16 Avril, nous arrivons dans cette zone infernale du Chemin des Dames. Il neige. Nous traversons l'Aisne à Pontavert. Après avoir stationné quelques heures dans un bois, nous débouchons sur la ferme du Temple et nous marchons vers la route nationale N44 que nous atteignons à droite de Corbény entre le plateau de Craonne et Berry-au-Bac. Nous relevons le 5ème Corps qui est en 1ère ligne dans la plaine de Juvincourt autour des chars d'assaut dont quelques uns brûlent encore. Dans le secteur du bataillon, on peut en voir une dizaine qui sont restés et il ne fait pas bon autour. C'est le 89ème d'Infanterie que nous avons relevé, et les pauvres, ils laissent aussi beaucoup des leurs sur le terrain.

- 5-

Tympan crevé (20 Avril) Dans la nuit du 19 au 20, nous tenons la route Nle 44. La tranchée, dans le fossé à droite de la route en direction de Laon est écrasée par les obus. Il y a encore de bons abris, sous la route, que les Boches ont creusés, mais les entrées pour nous sont mal tournées, puisqu'elles sont ouvertes du côté des canons de l'ennemi. Dans l'après-midi du 20, ils attaquent mais n'ont pas pu venir jusqu'à nous ; un barrage épouvantable d'artillerie et les mitrailleuses les ont arrêtés, mais eux aussi nous bombardaient. Alors le sergent Bataille monte sur le parapet en criant: "Ils ne passeront pas, ils ne passeront pas ! Les bleus ! Venez voir ! Vous avez la trouille." Certains commencent alors à monter aussi. C'est à ce moment-là qu'un obus, "un gros noir" est tombé à trois ou quatre mètres. Un camarade, Barré, est tué à côté de moi et le sergent a eu les jambes broyées ; il est mort pendant son évacuation. C'est l'explosion de cet obus qui m'a crevé le tympan droit. Je suis complètement sourd et mon oreille saigne. Les obus tombent de tous les côtés. Plusieurs sont commotionnés par les déflagrations. Avec un autre de ma classe, le caporal nous fait accompagner au poste de secours qui se trouve assez loin et ça tombe toujours. Il ne fait pas bon s'attarder : je n'entends pas les obus arriver. Quand je vois les autres faire "carapace" (c'est-à-dire se coucher en se protégeant), j'en fais autant. Nous arrivons sans plus de mal dans le poste de secours ; on se sent mieux protégé : c'est un bon abri. On peut se reposer et respirer. C'est plein de blessés : on fait des pansements et on évacue vers l'arrière. Un infirmier m'examine et me fait signe d'attendre dans un coin. Plus tard vient le médecin qui m'examine aussi ; je n'ai pas su ce qu'il m'a dit. Je suis resté dans mon coin et par moment j'ai dormi. Le lendemain on nous a offert quelques victuailles, mais on n'avait pas grand appétit ; on avait plutôt soif. Dans l'après-midi, le médecin revient et, grand remue-ménage, on évacue vers l'arrière. Ceux qui peuvent marcher s'en vont à pieds ; d'autres sont transportés. On reste plusieurs. Le médecin vient nous examiner de nouveau. On trie encore. L'infirmier me lave et me regarde dans l'oreille. Je croyais bien que j'allais partir aussi vers l'arrière, mais on nous fait comprendre qu'il fallait remonter à la Compagnie. Essai de mutinerie (21 Avril) Celui qui était venu avec moi commençait à entendre. Alors il nous a fallu rejoindre la Cie qui se préparait à attaquer. On avait besoin de tous, même des sourds, mais c'était la pagaille. Les deux Cies qui étaient désignées pour attaquer ne voulaient pas sortir. Les mutineries de l'après Verdun recommençaient. Une partie de la Cie après discussions et menaces se décide à sortir et je sors avec eux. Pourtant le caporal m'avait dit de rester dans l'abri, mais un officier est passé revolver au poing pour faire sortir les traînards. Je n'entendais pas ce qu'il disait ; je lui ai montré mon oreille, mais lui m'a montré son revolver. Alors j'ai suivi. Il faisait nuit depuis bien 2 heures quand nous sortons de la tranchée. Nous avançons peut-être de 300 mètres. Heureusement, il n'y avait que quelques rafales de mitrailleuses et quelques obus. Nous nous arrêtons à proximité d'un bois tenu par les

- 6-

Boches et là, il a fallu se terrer. Avec nos petits outils, nous ne creusions pas vite ; mais voilà que des corvées nous apportent de grandes pelles et pioches. Malgré cela, la tranchée n'était pas profonde au petit jour, environ cinquante centimètres. Alors, l'ordre passe de nous allonger dans la tranchée avec notre toile de tente sur nous et surtout de ne pas bouger. Nous sommes restés là toute la journée, sans boire ni manger et aussitôt nuit, il a fallu recommencer à piocher. Heureusement il ne pleuvait pas et on a été relevé au petit jour. Mécontentement et malaise Dans le journal la Victoire, qui paraissait à ce moment-là, sous la rubrique de Gustave Hervé "Peut-on dire...", on lisait un jour (c'était pendant notre séjour au Chemin des Dames) : "Peut-on dire que le 1er bataillon du 90ème R.I. après 8 jours de tranchée des plus pénibles, arrive au repos dans des baraquements sans paille sur la terre humide, etc..." Plusieurs ont été soupçonnés à la Cie d'avoir donné l'information, dont le camarade Royre, classe 1916, fusilier-mitrailleur de la 6ème escouade. A ce momentlà, j'étais à la 5ème escouade. Il a bien dû se défendre et quelques jours plus tard sur sa demande il est passé téléphoniste au 8ème Génie. Son père était colonel quelque part, mais lui je l'ai revu après la guerre à Poitiers : il était directeur du Crédit Lyonnais. Il ne m'a pas dit si c'était lui l'auteur de l'article, mais il m'a dit par contre qu'au 8ème Génie, c'était plus intéressant qu'au 90ème R.I. Gaz de combat (Mai 1917) Nous passons en 2ème ligne pour trois ou quatre jours, remontons en 1ère ligne et ainsi de suite avec presque tous les jours des gaz lacrymogènes ou des gaz de combat. Je me rappelle, c'était fin Mai, nous étions en réserve dans le bois des Beaux Marais. Nous avons été bombardés presque toute la nuit par des obus à gaz. Je croyais rendre l'âme tellement j'étais malade et il n'y avait pas que moi. Là encore, on n'a évacué que ceux qui ne pouvaient plus se traîner. Les premiers masques n'étaient pas très efficaces. En 1ère ligne, c'était par vague que le vent nous ramenait les gaz et chaque fois, il fallait plusieurs jours pour s'en remettre et on n'évacuait que les plus malades. Rencontres Dans ce secteur, j'ai dû rencontrer deux fois Henri Touron, classe 1912, de la Roche de Payré, mais je le connaissais mal car ses parents étaient arrivés depuis peu au pays. Ce n'était d'ailleurs qu'une entrevue puisque c'était la nuit, dans les boyaux d'accès aux tranchées au cours des relèves. Les boyaux n'étaient pas larges et il fallait s'aplatir pour pouvoir se croiser avec l'équipement et lui surtout avec sa mitrailleuse sur le dos. J'ai dû aussi le revoir dans la Meuse. Il était alors au 68ème R.I. qui tenait à ce moment-là le secteur du fort des Paroches du côté de St-Mihiel. J'avais rencontré aussi Eugène Texier de la ferme de l'Echotière (son fils habite le village de Montorchon). Il était au 3ème bataillon du 90ème R.I., mais après les attaques du Chemin des Dames, il est parti en Orient sur sa demande.

- 7-

Espoir déçu Après les manoeuvres du camp de Mailly, on se doutait bien que quelque chose d'important allait se passer. On murmurait que de nouveaux engins allaient être mis en service (chars et outillage moderne) ; nous allions pouvoir enfoncer le front sans douleur et refouler l'envahisseur. Malgré toutes les pertes endurées et la misère, avec l'espoir de la fin, le moral remontait même chez les anciens, et nous avions confiance que ce serait la dernière poussée. Mais ce fut terrible et dès les premiers jours, le moral retomba à zéro. On s'apercevait que l'adversaire n'était pas du tout surpris et qu'il y avait de la trahison dans l'air. On ne s'attendait pas à une telle avalanche d'artillerie et de mitrailles de toutes sortes. Déjà plusieurs divisions étaient ramenées de Russie, devenues disponibles puisque les Russes se battaient maintenant entre eux. C'est pourquoi les mutineries recommencèrent et c'est à ces moments-là que les ministres Caillaux et Malvy passèrent en Haute Cour, mais ils s'en tirèrent sans trop de fracas; la paix fut négociée, paraît-il, mais pas à notre avantage Il a donc fallu continuer et non sans peine. C'est alors que Clémenceau (le tigre) a dû commencer à faire parler de lui. Travaux de défense (Mai 1917) Vers le 15 mai, nous sommes encore dans la plaine de Juvincourt dans les tranchées que nous avions commencées face au bois. Nous travaillons à organiser le secteur, mais les tranchées ne font guère plus d'un mètre et sont éboulées par endroits par les obus. Nous savons que nous sommes repérés ; donc pas question de circuler le jour, mais cette fois on peut s'asseoir sur les banquettes de tir, sans être tenus de rester allongés. Il a plu et il pleut encore de temps en temps. Ce terrain crayeux graisse. Voilà 2 jours que nous sommes là. Nous ne travaillons pas le jour mais la nuit. Nous sommes par deux tous les huit à dix mètres. L'un doit veiller et l'autre travailler. Des corvées nous apportent du mat‚riel, les munitions : quand les chevaux de frise arrivent, nous devons les installer à une trentaine de mètres en avant de la tranchée et revenir à nos postes. Coup de main allemand La 2ème ou 3ème nuit, vers minuit voici plusieurs heures qu'il n'arrête pas de pleuvoir. C'est assez calme malgré quelques obus et quelques tirs de mitrailleuses. Nous avions tous nos toiles de tente sur nous, les uns étant assis sur la banquette, d'autres debout ; certains peut-être aussi somnolaient. On a bien entendu un mouvement, mais on pouvait penser à une corvée arrivant avec du matériel. Toutefois quand on a entendu des "ia,ia", on a compris mais il était trop tard : une patrouille boche avait réussi à s'approcher ; quatre boches avaient sauté dans la tranchée et en moins de deux avaient enlevé cinq des nôtres. Quand on se rend compte de ce qui se passe, le sergent lance une fusée et on voit détaler les boches avec leurs prisonniers. Nous ne pouvions pas tirer immédiatement sans risquer de blesser les nôtres. Une seconde fusée part, on entend des coups de revolver, et aussitôt un homme revient vers nous : c'est le caporal Soursac qui avait réussi à s'échapper tout en essuyant plusieurs coups de feu sans être atteint. Alors nous tirons au fusil mitrailleur : c'est l'alerte, mais il était trop tard.

-8-

Conséquences Dès le lendemain, dans les P.C. divisionnaires ou autres, on apprend que l'on a capté des messages allemands disant qu'ils avaient accueilli des déserteurs français de la 17ème division, ce qui nous a attiré des ennuis. Le sergent et le caporal Soursac ont été convoqués plusieurs fois en conseil de guerre ; ils ont été questionnés sur toutes les coutures : on voulait faire dire à Soursac qu'il s'était rendu, alors qu'il s'était débattu pour revenir. Heureusement que nous avions un capitaine qui était capable de se défendre. Ce capitaine était un marin qui avait gardé sa tenue de marin parmi les autres. Ca faisait drôle de le voir ainsi sur son cheval pour commander à des fantassins. Quant à Soursac, il aurait mieux fait de filer, puisque le pauvre s'est fait tuer dans le secteur de Verdun en 1918 (au bois des Chevaliers). Faire des prisonniers pour avoir des renseignements devient la mission essentielle des patrouilles, embuscades et coups de main. Enterrés vivants Il y a quatre ou cinq jours que nous sommes ici, mais devions être remplacés par le 2ème bataillon, mais il paraît que les poilus ne veulent pas monter. Nous sommes repérés, nous recevons de plus en plus d'obus qui saccagent notre tranchée. Il n'y a pas d'abri. Nous sommes trois dans ce bout de tranchée, le caporal Léonce Charles (de Fontaine, Cne de St Georges-les-Baillargeaux) et un copain nommé Arenth, de Rembercourt (Meuse). Nous avons fait un bon pare-éclats et aussi un trou renforcé de sacs de terre, assez profond pour se cacher deux ; les autres de la section sont à 20 ou 25 mètres de nous, à droite de l'autre côté, et à gauche c'est la 3ème Cie, mais assez loin puisqu'il faut faire la liaison. Dans la matinée, je me trouve dans le trou avec Arenth, lui au fond quand un 88 est tombé si près que tout s'est éboulé. Charles qui se trouvait à quelques mètres arrive et me dégage assez vite, mais le copain qui était au fond, était pris dans la terre et les sacs de terre, appelait et souffrait horriblement. Nous arrivons à le dégager et il était temps. Nous l'avions juste sorti et le temps de passer derrière le pare-éclats qu'un autre obus arrive presque au même endroit. Léger répit Enfin nous sommes relevés dans la nuit. Le capitaine Pougnon (d'Amboise) a réussi à entraîner la plus grande partie de sa Cie qui nous a remplacés. Nous allons pour 2 ou 3 jours en repos dans les bois de Baurieux, un lieu appelé le "Moulin rouge" où il y a quelques baraquements. Ce n'est pas la première fois que nous venons ici : c'est là que nous avions laissé nos sacs, et qu'une fois avec 3 ou 4 camarades, nous fûmes gratifiés de quatre jours de prison pour mauvaise volonté à la suite des incidents de la route Nle 44. Sans être enfermés, on nous retiendra notre prêt et le pinard. Près des baraquements, il y a une voie étroite : c'est le passage d'un train blindé qui vient de temps en temps, mais pas tous les jours, lancer quelques obus de 370 ou de 400, sans doute sur le plateau de Craonne ou de Vauclerc et retourne vite se camoufler quelques kilomètres plus loin, en arrière bien sûr.

-9-

Zone de combat (Juillet 1917) Nous remontons en premières lignes à peu près dans le même secteur et c'est toujours attaques et contre-attaques et des hommes qui se font tuer pour perdre ou reprendre bien peu de terrain. De la plaine de Juvincourt à Cerny-en-Laonnois en passant par Corbény, les plateaux de Craonne et de Vauclerc, la ferme Hurtebise, la caverne du Dragon, voilà notre secteur d'activités. C'est à Craonne sur le plateau Que nous allons laisser notre peau Car nous sommes tous des condamnés Nous sommes des sacrifiés... (air connu) Entre temps, nous sommes en réserve ou au repos pour 2 ou 3 jours dans les petits villages de l'arrière. Nous ne voyons pas de civils ; tous ont été évacués. Loin à l'arrière je me souviens avoir bivouaqué dans les bois de Ventelay, dans les carrières de Roucy, de Chaudardes. Ce ne sera que fin Juillet que nous serons relevés définitivement de ce maudit secteur, mais ce ne sera pas fini pour autant. Attaques successives (22 Juillet) Depuis quelques jours, nous sommes au camp de Dravegny. Le 20 Juillet, mon bataillon est alerté et à la nuit tombante, nous partons pour Maizy loger dans de vieilles péniches sur le canal de l'Aisne. Le 22 dans la matinée, nous partons pour renforcer la 18ème division qui depuis 2 jours se trouve en difficulté sur le plateau de Vauclerc ou les Boches ont attaqué. Nous partons vers 10 ou 11 heures en plein jour, mais nous avons mis toute la journée pour rejoindre le plateau qui se trouvait peut-être à 2 kilomètres à vol d'oiseau. En plus des obus, les Taubes descendaient à 100 mètres au-dessus de nous pour nous mitrailler. Nous arrivons sur le plateau guère avant la nuit, et là encore quel chantier (si on peut appeler cela un chantier). Il a fallu attaquer en arrivant pour reprendre une petite partie de la position que les Boches avaient occupée, et plusieurs fois dans la nuit, ils ont essayé de revenir et ne sont pas venus loin de nous (20 ou 30 mètres). Chaque fois nous les avons repoussés. Nous étions quatre dans ce coin et parmi nous un solide breton, Mathieu Bernard, qui lui ne dormait pas. Mathieu Bernard comprenait le français, mais le parlait difficilement. Je crois que sans lui la position aurait été reprise et les défenseurs aussi, car par moment avec la fatigue et malgré le danger on somnolait. Le soir de ce 22 Juillet, le lieutenant Jacquetel fut blessé légèrement, ce qui lui donna l'occasion de partir de la Cie où il n'était pas très considéré même du capitaine. C'est lui qui était passé revolver au poing dans les abris de la route Nle 44. Nous attendions le jour avec impatience. Le jour arrive, mais nous n'étions guère plus tranquilles ; ils ont essayé de s'approcher aussi dans la journée, car ils étaient mal placés, leurs trous se trouvant en contre-bas. J'avais installé un petit périscope portatif, mais ils sont arrivés à le dépister et une balle bien ajustée est venue le briser. Le sergent m'a dit que j'aurais dû le prévoir avec le soleil en face.

-10-

Chaleur et soif (23 Juillet) Le 23 Juillet il fait une chaleur torride. Nous sommes dans nos trous et dans des bouts de tranchée à guetter en plein soleil. Nous n'avons pas grand'chose à manger, mais nous n'avons pas faim. Nous avons surtout soif et plus rien à boire. A quelques mètres, on aperçoit un mort français de la 18ème division qui portait une gourde. En rampant Perrault, classe 15, va la décrocher et nous partageons le contenu : c'était du vin coupé d'eau, mais c'était tiède et guère rafraîchissant. Dans la cuisse gauche, j'ai toujours un éclat de grenade, gros comme un pois, qui n'a jamais été extrait. C'est sans doute dans ce coin que je l'ai attrapé. Je n'en souffre pas, mais j'aurais bien dû le faire enlever. C'est inutile maintenant... Nouveau carnage (24 Juillet) Le 23 au soir, il faut aller au ravitaillement de vivres. Ce devait être mon tour, corvée dangereuse. J'y vais avec deux ou trois de la section. C'est à Craonnelle que se fait la distribution : c'est loin derrière la butte de Craonne. Il nous a fallu toute la nuit et, en revenant à la Cie, nous voilà sous un bombardement. Il y avait un mouvement de troupes et les Boches avaient dû s'en apercevoir. Le 152ème R.I.,un régiment d'élite à fourragère rouge, montait prendre position pour attaquer au petit jour dans notre secteur. Il a donc fallu attaquer avec eux, mais nous n'avons pas été bien loin, ni eux non plus. Les Boches sont sortis eux aussi : ce fut la mêlée, et ils ont même repris du terrain conquis. Des deux côtés, les pertes furent élevées, et je suis resté seul sain et sauf de mon escouade. Le soir c'était la relève, mais cette journée du 24 avait encore été longue et rude. Il a fallu se réorganiser. Plusieurs des nôtres étaient restés dans des trous entre les deux lignes, surtout ceux de la 1ère Cie. Ils essaient de revenir en rampant, mais ce n'est pas prudent. Les Boches tirent sur tout ce qui bouge ; il vaut mieux attendre la nuit. La nuit tombée, un agent de liaison est venu nous dire de partir aussitôt relevés, même individuellement (chose rare) et de rejoindre le "Moulin rouge" où sont les sacs, si on ne se fait pas tuer en route, car ça canarde dur sur la gauche. La Caverne du Dragon (25 Juillet) Nous arrivons les uns après les autres et nous commençons à chercher nos sacs, quand tout à coup on nous dit : "Laissez les sacs et rassemblement". Au lieu de partir vers l'arrière, on repart direction 1ères lignes. On murmure que les 2ème et 3ème bataillons sont en difficulté du côté du carrefour d'Hurtebise et de la caverne du Dragon dans laquelle on se bat sauvagement. Cette caverne du Dragon est immense et peut contenir paraît-il plusieurs milliers d'hommes et combien de munitions. Elle a sept entrées ou sorties : c'est pourquoi les Boches lui ont donné ce nom. Elle se prolonge d'une vallée à l'autre. C'est la 3ème Cie qui monte à l'assaut d'une des entrées, mais nous, la 2ème Cie, nous prenons position dans la pente et dans la vallée, prêts à bondir en renfort. Le 25 Juillet, ce jour-là, j'avais 20 ans, mais je ne sais pas si j'y ai pensé. Dans la soirée, ça recommence à bombarder, et toute la nuit, les Boches attaquent et avancent dans nos lignes.

-11-

Les 2ème et 3ème bataillons subissent de lourdes pertes, avec blessés, tués et prisonniers. La 3ème Cie a cependant réussi à conserver cette entrée de la caverne ; je crois que c'était la seule qui nous restait, et la 2ème Cie n'a pas eu à intervenir sauf une section qui est montée en renfort. Mon copain Gargouil, de Rom, est resté toute la nuit avec son fusil mitrailleur à l'épaule et appuyé sur une barricade qu'on avait installée en hâte à l'intérieur. Relève (27 Juillet) Le 26, toujours martèlement des positions d'un côté et d'autre, attaques aussi bien d'un côté comme de l'autre pour renforcer les positions. Le 27, un peu avant le jour, nous sommes enfin relevés par un régiment d'Infanterie Coloniale, et cette fois, après avoir pris nos sacs, toujours empoisonnés par les gaz, nous filons vers l'arrière. On nous rassemble dans plusieurs petits villages (où on ne voit pas encore de civils) pour nous restaurer et nous nettoyer. Deux jours après, nous arrivons en camion à Château-Thierry. Décorations Le lendemain de notre arrivée à Château-Thierry, le colonel et sa suite nous passent en revue. On n'avait pas encore changé nos vestes et pantalons déchirés ; j'avais raccommodé mon pantalon avec des ficelles : nous étions dans un triste état. Le colonel questionne lui-même quelques soldats. Il me demande - ce qui s'était passé là-bas, mais il le savait déjà aussi bien que moi. - si on avait manqué de munitions, de grenades : je lui ai dit que les grenades n'avaient pas manqué, mais que beaucoup n'éclataient pas (à ce moment-là, nous avions encore des grenades à chapeau), - si on avait eu faim ? je lui ai dit : "Pas tellement faim mais soif". Il a fait prendre note à son secrétaire et quelques jours après, nous étions plusieurs de la Cie à être décorés de la Croix de guerre avec citation au régiment. Changement de secteur et permission (août 17) Après quatre ou cinq jours passés à Château-Thierry et ses environs, nous embarquons en chemin de fer pour la Lorraine. Nous arrivons à Jarville pour rejoindre la caserne du sergent Blandon à Nancy, où nous séjournons deux jours avant d'aller à Xeuilloy, petit village des environs. Plusieurs sont envoyés en stage, et on m'envoie faire un stage d'élève-caporal à Bertrichamps où est installé le dépôt divisionnaire (entre Baccarat et Raon-l'Etape). Après deux semaines de théorie et de manoeuvres, je rentre à la Cie qui se trouve à Badonviller. Je ne monte pas en ligne. On me donne ma permission de détente car l'autre que j'avais eu fin Mai s'était trouvée retardée par les événements. Dans cette guerre interminable, la permission était l'espoir du poilu ; l'espoir, c'était aussi la bonne blessure (comme on disait) pour s'éloigner de cet horrible massacre, revoir sa famille, son pays, être quelques jours tranquilles et pouvoir aussi se laver, se débarrasser des poux.

-12-

Les poux Les poux, ces maudits insectes, ces insupportables poux de corps, ça aussi c'était la terreur. Tous ceux qui ont fait partie d'une unité combattante, même seulement huit jours, n'y ont pas échappé, puisque les régiments passaient dans les cantonnements les uns après les autres. La paille n'était pas souvent renouvelée, et il fallait bien se coucher quand même. Dans les abris et les tranchées aussi ça pullulait. Nous avons eu un camarade qui a été évacué à cause des poux. Il ne pouvait plus marcher; il se grattait tellement que sa peau n'était plus qu'une croûte. C'est vrai qu'il aurait pu prendre un peu plus de peine pour se nettoyer. Pourtant ce n'était pas n'importe qui puisqu'il était vicomte. Ce vicomte, D.de SS., était je crois du Bordelais. C'était un grand gaillard qui avait bien dix ans de plus que moi ; il était venu à la section au camp de Mailly comme grenadier V.B.(*). Il était avant secrétaire du colonel ; il était très instruit mais pas commode, hautain. Il paraît qu'il s'était fâché avec le colonel. Il changeait de chemise quand il en recevait de chez lui, ce qui était rare. Gallois, un gars de Poitiers, classe 1916, qui avait une bonne langue lui disait : "Chez toi, tu as des employés pour faire le service", ce qui le rendait furieux. De fait, il faisait nettoyer son fusil par d'autres. Après, on ne l'a plus revu à la Cie. Ceux qui se négligeaient approvisionnaient les autres. Dans les wagons de chemin de fer, où passaient les permissionnaires venant du front, on pouvait aussi s'en procurer. Galons de caporal Fin septembre, je rentre de permission par la gare régulatrice de Vaires-Torcy, près de Chelles. Je rejoins Badonviller. Le bureau de la Cie n'a pas changé. En arrivant, je trouve quelques copains qui me disent avec un air empressé que le chef (ou sergent-major, comptable de la Cie) n'était pas au bureau, qu'il me fallait l'attendre pour me faire porter rentrant. Il fait chaud. Je pose mes musettes et ma capote. On discute sur ce qui se passe à la Cie : elle est sur le plateau et occupe la ferme du Chamois et ses alentours, mais ils me rassurent : c'est un secteur tranquille. Au bout d'un moment, je m'inquiète du chef et je ne revois plus ma capote. Ce n'est pas des tours à faire entre copains ! Alors ils se mettent à rire et l'un me dit que le tailleur avait vu qu'un écusson était décousu, mais ça ne prenait pas. Voilà bientôt le tailleur de la Cie qui rapporte ma capote avec des galons cousus sur une manche, mais avant d'en coudre sur l'autre, il avait soif. Il a donc fallu arroser ça. Je vais donc me faire porter rentrant et le chef m'annonce officiellement que j'avais été nommé caporal pendant ma permission, que je changeais de section, je passais à la 3ème et le soir avec la corvée de soupe, je monte rejoindre ma nouvelle affectation. Patrouilles Entre temps mon copain Théophile Lucas qui habitait Couhé, était arrivé avec un détachement à la Cie divisionnaire, ayant demandé à être affecté à la 2èe Cie. Je le retrouve en arrivant. Je retrouve aussi quelques anciens et fais connaissance avec les nouveaux. Me voilà installé à 9ème escouade, 3ème section. (*) Grenade V.B. : grenade à fusil

-13-

La Cie occupe donc la ferme du Chamois dont il ne reste plus grand'chose (ce n'est plus guère que des tas de pierres) et plusieurs petits postes avancés sur le massif du Donon. La première semaine, je prends le quart et je vais d'un poste à l'autre. Guère d'obus : ils vont plutôt sur l'arrière. Quelques coups de fusil et quelques rafales de mitrailleuse. A un petit poste que l'on appelle le "saillant de la barbiche" et à la faïencerie, on entend parfois des échanges de grenades. C'est un secteur que l'on dit tranquille, mais il faut tout de même faire attention à sa carcasse. Au bout d'une semaine, on me convoque pour les patrouilles entre les lignes et les petits postes au travers des réseaux de fil de fer barbelés. Avec quatre solides gaillards, on doit explorer, stationner et sortir aux endroits indiqués. Il faut donc bien connaître les parcours. Il y a des tonkinois dans le secteur qui servaient à transporter le matériel. Parfois on nous en confie un, toujours le même, avec mission de le ramener mort ou vivant. Je n'ai jamais su pourquoi on nous confiait ce gars-là. Rencontre de pays Vers le quinze octobre, je reçois l'ordre de descendre jusqu'à Badonviller avec tout mon barda, au bureau de la Cie. Je suis désigné pour aller à Bertrichamps suivre un stage d'élèves sous-officiers. J'y rencontre Amédée Geoffroy, de Maisoncelle, Cne de Rom, qui vient du 68ème R.I. Il est de la même division et vient donc aussi au dépôt divisionnaire pour faire le même stage. Il est aussi caporal et je le connaissais car son père était client du moulin. Suivant les mêmes cours, on s'est vu tous les jours pendant quinze jours. Début novembre, je rentre à la Cie et j'y trouve comme chef de la 3ème section, le voisin Edgard Sableaux, de Mirbazin, classe 14, qui venait de Saint-Cyr et sortait aspirant. Je l'avais déjà rencontré dans la Somme. A ce moment-là, il était sergent au 3ème bataillon et partait, je crois , le lendemain pour Saint-Cyr. Il ne me l'avait pas dit ; je n'avais guère pensé à lui depuis et j'étais donc d'autant surpris de le trouver devenu mon chef de section. Comment ne pas être prisonnier (Novembre 1917) J'ai donc repris mon poste de patrouilleur pendant quelques jours. Puis on m'a confié avec mon escouade la garde d'un petit poste très avancé que nous laissions la nuit pour le reprendre tous les matins au petit jour. Ce n'était pas une petite affaire pour reprendre ce fichu poste tous les matins. Il y avait bien 200 mètres de boyau pour y parvenir. Dans ce boyau, le soir, nous mettions par endroits des chevaux de frise, installions des chicanes. Tout cela, il fallait l'enlever le lendemain. Pendant que deux faisaient le travail, deux autres surveillaient, un de chaque côté. Ca s'est passé sans trop d'ennuis jusqu'à la relève. C'était vers le 15 novembre. Je devais rester pour passer les consignes et montrer à ceux qui nous remplaçaient, la façon de s'y prendre pour dégager le boyau d'accès. Mais j'accompagnais souvent le sergent-fourrier dans les déplacements pour l'aider à préparer les cantonnements. Aussi a-t-il demandé au lieutenant de me faire remplacer pour que je puisse aller avec lui. C'est le sergent Bénédéti (un corse) qui est désigné, mais ce matin-là, les boches avaient pris position aux alentours du poste. Ils ont

-14-

surpris les nôtres dans leur travail et les ont faits prisonniers. Voilà comment Bénédéti a été pris à ma place, mais il ne s'est sans doute pas laissé prendre sans se défendre. J'espère qu'ils ont tous été pris sains et saufs, et qu'ils n'ont pas été trop malheureux en captivité. Déplacements Nous avons souvent circulé de la Lorraine aux Vosges. Je me souviens de Jeandelaincourt, Lixières où j'ai fait un remplacement à la section de discipline. Je surveillais les détenus, mais ce n'était pas dangereux. Il y en avait peut-être une vingtaine : la plupart étaient là pour des retards de permission. Ma chambre, parce que là j'étais bien logé, était à côté de la leur qui était bouclée par un gros verrou, mais ce n'était pas moi qui les faisais travailler, et ils travaillaient dur. J'ai dû y rester une huitaine de jours. Je me souviens aussi de Frouard. Nous avions logé dans une belle maison avec des parquets cirés. Nous avions touché un peu de paille et pour pouvoir faire notre lit de paille, nous avions dû repousser le piano. Noël 1917 Nous étions relevés du secteur de Badonviller juste avant Noël et pour Noël, nous étions à Neufmaison, logés dans des baraquements. Il y avait beaucoup de neige et faisait grand froid. Pour le réveillon, il y avait au menu un appétissant ragoût de chat, préparé par un spécialiste, mais je n'en ai guère mangé. C'est la division de l'oncle Charles Dangiers (du 169e R.I.) qui nous a remplacé dans le secteur de Badonviller. Il était venu pour me voir à Neufmaison, mais nous étions partis de la veille. Pieds gelés (Décembre 1917) C'était fin décembre 17. Nous sommes partis pour embarquer en chemin de fer à Rambervillers et nous passons par Ste-Barbe où nous couchons dans les servitudes d'une maison, dans un sombre réduit où avec mon copain Lucas, nous avions fait un bon lit de paille. Vu qu'il faisait grand froid, nous en avions touché une belle botte. Mon couteau est tombé de ma poche et il est resté dans la paille. Je n'ai pas pu le retrouver. Nous partions le matin bien avant le jour. Avec de la neige jusqu'aux genoux, nous traversons la forêt de Ste-Barbe. Les sections passaient à tour de rôle en avant pour écraser la neige. A la 1ère pause, quelques uns ont voulu s'asseoir sur leurs sacs, mais deux ou trois n'ont pas pu se relever: ils avaient les pieds gelés. Avec les pieds mouillés, il ne fallait pas s'arrêter. Nous chantions pour nous réchauffer : Allons les gars - Ne vous désolez pas ! Quand on est zouave - Faut être brave ! Il fait pas chaud, mais Dieu merci ! Chez les boches, il fait froid aussi. (air connu) Alors plus de pause jusqu'à Rambervillers. Arrêt aux premières maisons où les gens nous ont dit que le thermomètre marquait - 28. Nous arrivons à la gare, où nous trouvons bien sûr des wagons à bestiaux, contenant malgré tout quelques bottes de paille. C'est dans ce wagon que, se croyant un peu à l'abri, assis sur leurs bottes de paille, certains ont encore eu les pieds gelés.

-15-

Avec les pieds mouillés, il ne fallait pas rester longtemps immobiles. On nous recommandait de cogner avec nos poings sur nos genoux. Je m'en suis tiré avec les deux gros doigts de pied qui sont restés enflés pendant plusieurs jours. Ils en portent encore les séquelles. Déplacements divers (Janvier-Mars 1918) Nous avons dû débarquer à Frouard pour nous diriger du côté de Nomény où nous étions en Janvier, puis vers Lixières. Nous avons passé quelques jours au camp de Saffais. De ce camp, j'ai dû me rendre avec plusieurs autres à St Nicolas-de-Port pour un stage de signaux. En Mars 1918, nous étions à Bouxières-aux-Chênes où nous allions faire des travaux de défense dans la forêt de Champenoux. Permissions suspendues C'est à Bouxières-aux-Chênes que j'ai eu ma permission dans la main et qu'il a fallu la remettre. Tous les jours, à la Cie, il partait deux ou trois permissionnaires et c'était mon tour. Le soir, j'avais les permissions dans la main pour aller à la visite, avec celui qui m'accompagnait. On devait partir le lendemain matin vers trois ou quatre heures, mais vers minuit, le sergent de service vient nous dire que nous ne partions pas, car les permissions étaient suspendues, et ceci à notre grande déception. Départ pour la Somme (Avril 1918) La classe 1918 commence à arriver en renfort. De Bouxières-aux-Chênes, nous sommes partis pour embarquer en chemin de fer à Jarville, avec toute la division (infanterie et artillerie). A la 17ème division, nous avions le 20e d'artillerie de Poitiers, mais le 7ème Hussard de Niort devait être dissous à ce moment-là. Toute la division donc embarque pour la Somme où les Anglais battent en retraite. Les boches ont enfoncé le front sur 20 Kms. Le 90ème ou tout au moins mon bataillon débarque à Marseille-en-Beauvaisis (Oise) et par étapes nous nous dirigeons vers la Somme. Je me souviens avoir couché une nuit dans un ancien monastère, à Pont-Ste-Maxence. C'est à partir d'Ailly-sur-Noye que l'on nous dispose en formation de combat. Nous rencontrons des réfugiés à pleine route, avec du bétail et des véhicules de toutes sortes. Nous sommes début avril ; il pleut tous les jours. Ici plus de tranchées ; nous sommes en ce que l'on appelle rase campagne. Les avions vont et viennent des deux côtés et peuvent nous repérer à leur aise, si ce n'est la pluie qui les gêne. Nous arrivons à Merville : nos artilleurs sont en batterie en plein champ, à découvert et ça y va par quatre. Sans aucune tranchée pour nous protéger, nous ne sommes pas très fiers de notre position. Nous partons de Merville et nous rencontrons dans la plaine, dans des trous individuels, non pas des Anglais, mais quelques poilus d'une division de cavalerie à pieds qui avaient résisté et retardé l'avance des Allemands, heureux de nous voir arriver pour les relever. Il a fallu nous aussi creuser pour nous terrer. Nous avions Moreuil en face et la rivière l'Avre en bas du plateau. Malgré la résistance, nous avons pu atteindre la ferme de l'Espérance, où avec mon escouade, nous avons passé la plus grande partie de

-16-

la nuit derrière un silo de betteraves, d'où nous apercevions les flammes sur la ville d'Amiens. Le 11 avril, le 2ème bataillon attaque la ferme d'Anchin avec un autre bataillon de la division. Mon bataillon est en soutien. Après attaques et contre-attaques et même corps à corps, le 2ème bataillon subit de lourdes pertes. C'est là que Charron, un camarade de ma classe a été tué ; ses parents habitaient en haut de Valence à côté de la maison Grasillier. Le 18 avril, c'est au tour de la 18ème division d'attaquer cette ferme d'Anchin et le bois Sénécat avec des chars d'assaut, mais eux non plus n'ont pas pu la prendre. Nous travaillons à organiser le secteur en nous efforçant d'arrêter les attaques. Pour le moment l'avance de l'ennemi semble être stoppée. Nous passons en réserve, mais recevons davantage d'obus à gaz. L'artillerie aussi a eu de grosses pertes par les gaz. Nous sommes dans des tranchées peu profondes, repérées et bombardées. Depuis deux jours nous les occupons : avec Lucas, nous avons creusé un trou pour nous deux sur le côté pour nous protéger des éclats, mais un obus a fait ébouler la terre sur nous. Heureusement ce n'était pas un gros, et nous avons pu nous dégager assez vite. Dans la matinée du 21 ou du 22, on me fait appeler pour aller avec le sergentfourrier. Ca sentait la relève, et dans la nuit, le régiment est relevé par le 2ème Etranger. Cher bol de lait Arrivé dans un petit village où nous étions passés en montant en lignes, dans une ferme où nous avions vu le bétail dans la cour prêt à partir vers l'arrière, je demande au fermier si je pouvais avoir un bol de lait. On me sert un bol de lait et je ne croyais point être obligé de le payer, mais par politesse, je demande combien je devais. C'était un franc ! A ce moment-là, c'était bien quatre fois sa valeur. Je lui ai donné le franc, peut-être en avait-il besoin !... Le fourrier m'a dit : "Tu n'aurais rien dû offrir, un merci devait largement suffire." Retour en Lorraine (Mai 1918) J'ai souvent pensé à ma permission manquée. Pourtant, ç'aurait été une bonne, celle-là, puisque tous les permissionnaires partis de Lorraine, au lieu de rejoindre le régiment, sont revenus dans les casernes de Nancy pour nous attendre, puis ils nous ont rejoints dans la région de Bar-le-Duc. Pour revenir de la Somme je ne sais plus d'où nous sommes partis, mais je crois que c'est à Souilly que nous avons débarqués. Dans cette région, je me souviens du village de Bambluzin, avant de rejoindre Lacroix-sur-Meuse en passant par le fort de Troyon, des villages de Dompcevain, Lahaymeix, puis en se rapprochant de St-Mihiel d'un vieux moulin sur un petit ruisseau qui va vers la Meuse à Spada, près de Rouvrois-sur-Meuse. Là, on a dû remplacer des Américains. On nous avait dit qu'il fallait se méfier : au poste où nous allions prendre la garde, les boches en avaient ramassé plusieurs. Ce poste que nous allons reconnaître en pleine nuit, dès notre arrivée et trempés de sueur, se trouvait au bout du canal du moulin (ce canal était comme le canal du moulin de Payré, mais moins long et à sec depuis longtemps).

-17-

Le poste était à trois ou quatre cents mètres du moulin que nous occupions depuis près d'une heure. Pour y arriver, il fallut passer dans l'herbe et les roseaux et ensuite rester deux ou trois heures immobiles à écouter, fatigués et trempés de sueur. Nous étions gelés et pourtant c'était au mois de mai. Enfin remplacés, le chemin de retour nous réchauffe un peu, mais dans ce vieux moulin, pas de paille : il fallait se coucher par terre. Il valait donc mieux dormir assis sur son sac, avec chacun sa couverture sur le dos. Je ne me souviens pas si je me suis enrhumé. Permission enfin ! Je pensais encore à ma permission qui allait arriver. C'est deux ou trois jours après que je suis parti, mais je ne sais plus de quelle gare. J'ai dû passer une bonne permission. Il y avait justement à Payré‚ des réfugiés de la Somme, de la région d'Ailly-sur-Noye et de Moreuil. Ma permission terminée, j'ai bien dû prendre deux ou trois jours de plus, mais sur la permission, les cachets des gares, arrivée et régulatrice, étaient en règle. De la gare régulatrice, qui devait être Crépy-en-Valois, on m'a dirigé sur le même secteur et je suis descendu à Souilly. J'y ai retrouvé un camarade de ma Cie et tous les deux, nous avons fait le chemin jusqu'à Ambly-sur-Meuse. C'est par là que se trouvaient le bureau de la Cie et la roulante, c'est-à-dire le sergent major, les agents de liaison, le caporal d'ordinaire et les cuistots. C'est ici que la Cie venait se ravitailler. Nous allons déposer nos permissions au bureau ; on est porté rentrant et on attend le soir pour monter là-haut rejoindre la Cie qui occupe une partie du bois des Chevaliers. Retour à la section (10 Juillet) Ce n'est plus un bois, ce ne sont que des troncs d'arbres coupés, déchiquetés, et la terre, de la caillasse bouleversée, des trous d'obus et des tranchées dans tous les sens, plus ou moins écrasées par les torpilles qui tombent presque tous les jours. J'arrive à la section où je retrouve Sableaux, chef de section, Lucas et Gatelier qui fut boulanger à Château-Garnier. Je donne des nouvelles de leurs familles à Sableaux et Lucas, car j'avais été chez leurs parents à Mirbazin et à la Broissière. C'était vers le 10 Juillet. Il faisait très chaud et j'étais harassé par le voyage. On descend dans la cagna (*), une bonne cagna, car il y avait bien trois mètres de terre au-dessus. Après avoir trouvé une place sur une espèce de lit, je pose tout mon attirail et Sableaux me dit : "Repose-toi tranquille; tu ne prendras pas le quart cette nuit. Nous recevons des torpilles, mais c'est surtout pendant le jour." Bombardement nocturne On a discuté un peu ; je m'allonge après avoir enlevé mes souliers, chose que l'on ne devait pas faire. J'ai dû dormir une partie de la nuit, mais voilà qu'avant le jour, les boches se mettent à cogner et pour de bon. Alerte ! aux armes ! tout le monde à son poste ! Je suis sorti sans prendre le temps de lacer mes godillots. (*) Cagna : abri souterrain

-18-

Au bout d'une demi-heure ou trois quarts d'heure, le tir s'allonge et se calme. C'était alors un coup de main : les boches avaient sauté dans la tranchée sur la droite de la Cie, qui était en liaison avec une Cie sénégalaise. Ils ont laissé plusieurs morts et blessés, mais nous ont enlevé quatre ou cinq poilus de notre groupe. C'est à ce moment-là que ce pauvre caporal Soursac qui était maintenant sergent, s'est fait tuer (*). Fraternisation Le lendemain, je prends le quart. J'avais deux postes à surveiller, mais j'ai été bien surpris : l'un d'eux était situé au bord d'un cratère de mine ou entonnoir, et en face se trouvait celui des fridolins, ce qui donnait une distance de 12 à 15 mètres, d'un poste à l'autre. C'était vraiment un peu trop près et intenable si d'un côté ou de l'autre les sentinelles se montraient agressives. Mais on me rassure : ni les uns ni les autres ne tirent à moins que ce ne soit avec des paquets de cigarettes ou de cigares. On se parle d'un poste à l'autre surtout dès le matin, car les boches, des chasseurs bavarois, se retirent la nuit pour revenir le matin au petit jour, et en arrivant, sur un signe "françouse !", c'était un amical bonjour. J'ai vu un paquet de cigarettes tomber dans le poste, avec écrit dessus en francais : "Avez-vous bien dormi ? signé Ernst". Ca valait mieux qu'une grenade. Ca se faisait déjà avec ceux que nous avions remplacés, mais dans la journée il fallait faire attention, car il paraît qu'on était vu d'un observatoire et il y avait même une affiche clouée sur une petite planche tout près du poste, où l'on pouvait lire : " Défense de fraterniser avec l'ennemi sous peine de sanctions " et tout une suite... Mais voilà que l'on décide d'installer un poste intermédiaire. Donc je ne m'occupe plus de ce poste-là et je ne demandais pas mieux, car je me méfiais quand même, par prudence. Je savais que dans d'autres secteurs on avait aussi fraternisé, et que cela avait toujours fini par tourner mal. C'est la 1ère section qui prend la suite. Ils sont bien sûr au courant et leur lieutenant aussi puisqu'ils sont en liaison et le bon voisinage continue si bien que pour le 14 Juillet, on disait qu'il y aurait du champagne, une bouteille pour deux et on avait parlé de cela avec Ernst, et il avait dû dire qu'il en avait bu autrefois et qu'il l'aimait bien. Donc le 14 Juillet les bouteilles étant arrivées, vers 9 ou 10 heures, un des deux qui étaient de garde montre la bouteille ; Ernst confiant n'hésite pas, et tout déséquipé se glisse dans le trou avec son gobelet et s'installe dans la tranchée. Mais il y avait eu des fuites et le sergent Husson faisait le guet. Il en avise le lieutenant Gagneux qui se tenait tout près et qui arrive revolver au poing. Il lui aurait demandé ce qu'il faisait là ; il aurait répondu : "Trinquer avec camarades". Le lieutenant aurait dit : "Ah! vous appelez ça des camarades! Et bien ! je vous fais prisonnier". Il a bien essayé de retourner à son poste en prétextant qu'il n'avait pas ses affaires, mais le lieutenant ne l'a pas laissé partir et l'a emmené à son poste. Il paraît qu'il en pleurait à chaudes larmes. Au P.C. du bataillon, on a su qu'on avait voulu le faire parler, mais il n'avait rien voulu dire. (*) Voir pages 8 et 9

-19-

Du poste intermédiaire, j'ai vu un peu le manège et j'étais plutôt content de ne pas être mêlé à l'affaire. Du point où j'étais, qui se trouvait à une cinquantaine de mètres et un peu plus haut dans la pente, j'ai pu voir le camarade de Ernst qui appelait, mais il était parti. Un moment après, on apercevait des casquettes qui de leur poste exploraient les lieux avec inquiétude, mais nous n'avons pas tiré. Le soir, les gars n'ont pas voulu prendre la garde à ce poste qui aurait pu être dangereux et intenable. Il a fallu se retirer sur les positions de combat, et le lendemain soir une autre Cie est venue nous remplacer, et on n'a pas su ce qui s'était passé. On a dit que les boches avaient été relevés, eux aussi, et chez nous ça s'est arrangé sans trop de grabuge. Voici déjà plusieurs années, j'avais suivi une émission à la T.L. d' Alain Jérôme, je crois, sur la fraternisation des troupes pendant la guerre 14-18. Deux ou trois vieux officiers allemands et autant de français étaient venus témoigner. Ils disaient que les troupes avaient bien fraternisé dans plusieurs secteurs, même dans le secteur de Verdun. Ils en discutaient et ont cité Vaux-les-Palameix, un petit village écrasé par les torpilles que lançaient les crapouillots. Je ne sais pas s'il a été reconstruit ; il était dans la vallée sous la butte du bois des Chevaliers. Je voulais écrire à la 2ème chaîne pour leur proposer quelques détails, s'ils le désiraient, mais j'ai consulté mon copain Lucas qui était devenu voisin ; nous en avons discuté et par crainte d'être ennuyés‚ par les journalistes, nous n'en avons rien fait. Départ vers Soissons Fin Juillet la division est relevée et nous embarquons en chemin de fer à Longeville pour débarquer à Pont-Ste-Maxence. On nous transporte ensuite en camions (Berliet) sur des roues à bandage, car les pneus n'existaient pas encore sur les camions. Nous arrivons en forêt de Villers-Cotterets et, à pieds, on nous dirige vers le sud de Soissons en passant par Villemontoire, où nous remplaçons une division écossaise. C'était le 2 ou 3 août, et nous participions à la reprise de Soissons ; ce furent les divisions situées à notre gauche qui occupèrent la ville. En dessous du village de Chacrise, nous passons à gué une petite rivière (la Crise), mais nous pataugeons jusqu'au ventre. Heureusement qu'il faisait chaud. Nous continuons vers le mont de Soissons dans les blés qui maintenant seraient bons à couper. Dans un poste, nous rencontrons deux écossais habillés à la légère qui nous ont dit : "Boches partis," et qui n'ont pas demandé leur reste pour filer vers l'arrière. C'était dès le matin et ils n'avaient pas si chaud que nous. Opération sur l'Aisne Nous voilà donc sur les talons de l'ennemi qui fuit vers la rivière l'Aisne. Depuis le mont de Soissons, on aperçoit le clocher d'Acy et on nous avait dit de marcher dans sa direction. Arrivés dans un bois en vue du village de Serches, on nous fait obliquer à droite. Il faut entourer si possible le village. C'est mon escouade qui doit s'infiltrer le long d'un talus, d'une haie, avant les premières maisons. Sur le talus, nous trouvons cinq ou six fusils en position de tir, mais les tireurs étaient partis. Nous contournons le village. La Cie s'engage, mais elle n'a pas eu le temps de passer entière, que les boches se mettent à casser des tuiles (avec leurs canons).

-20-

Nous poursuivons jusqu'à l'Aisne et la ligne de chemin de fer Soissons-Reims qui longe la rivière, mais les boches sont embusqués sur le chemin de fer qu'ils tiennent encore, et en essayant d'occuper un petit fortin à la lisière d'un bois, ils nous tuent le sergent Lagneux d'une balle dans la tête. Nous nous installons dans ce petit bois entre Sermoise et Venizel, mais les boches occupent toujours la bande de terrain entre la rivière et la ligne. Ils ont des barques pour traverser, et nous attendions anxieux le moment de passer aussi sur l'autre rive, opération que nous redoutions vu la largeur du fleuve. Mais le 10 août, nous sommes relevés pour aller opérer ailleurs. Passage de l'Aisne (Août 1918) Le 12 août, nous cantonnons à Villers-Cotterets, le lendemain à Bonneuil. Là nous recevons le 27ème bataillon de tirailleurs sénégalais qui fera désormais partie du 90ème R.I. Depuis quelques jours, ce n'est plus Sableaux qui commande la section (il est maintenant sous-lieutenant et retourne au 3ème bataillon), c'est un nommé Philippe, natif de Celle-l'Evescault qui arrive de St-Maixent ; je l'avais connu au cours de stages au dépôt divisionnaire. Quant à Sableaux, il avait un frère de la classe 1912 qui fut tué en Artois en 1915. Il était au 3ème bataillon. Par étapes, nous rejoignons le 7ème C.A. qui attaque. Nous sommes en réserve, mais voilà que le 30ème corps d'armée a réalisé une avance plus importante. Nous sommes mis à sa disposition. Nous passons l'Aisne près d'Attichy, sur un pont de barriques que le génie a installé. Il fallait passer en vitesse sur ce pont et ce n'était pas très sûr. D'ailleurs les boches ont commencé à cogner avant que le bataillon ne soit entièrement passé. Front mobile Tous ces jours, nous bivouaquons un peu partout dans les bois, dans les ravins où nous recevons encore beaucoup de gaz. La division fait alors partie de la 10ème armée commandée par Mangin. Le 21 août, nous passons à l'avant. Les boches reculent. Le 22, nous occupons quelques tranchées en essuyant des tirs de mitrailleuses. Tous les jours, il faut attaquer : les bataillons passent en avant les uns après les autres, mais les boches s'arrêtent sur de fortes positions et leur artillerie recommence à nous harceler. Nid de mitrailleuses (22 Août 1918) Ce 22 août, nous venions d'occuper quelques éléments de tranchées et nous étions tenus en échec par une mitrailleuse. Nous lançons une, puis une deuxième et même une troisième fusée rouge pour demander l'artillerie, mais rien ne vient de notre côté. Alors l'aspirant Philippe qui parlait un peu l'allemand décide de prendre le chef de pièce et ses servants par les bons sentiments, et nous voilà partis, lui, deux gars de la section et moi. Profitant d'un moment d'accalmie, dans un bout de tranchée que nous avions examiné à l'avance, l'aspirant s'approche le plus près possible pour être entendu, et nous derrière. Il a essayé de les décider à se rendre (il nous a raconté la conversation après). Il leur a dit que nous allions continuer notre avance et qu'ils seraient pris, qu'il leur offrait la chance d'être pris vivants et sans mal avant l'attaque, mais ils n'ont pas été du tout convaincus. Le chef de pièce a dit quelque chose comme : "Deutschland uber alles" (c'est-à-dire l'Allemagne avant tout), et en même temps sur un signe à ses servants, nous -21-

recevons une volée de grenades. Nous nous en sommes tirés sans grand mal, mais il était temps de se sauver. Ils se sont sans doute rendus compte que nous n'avions plus de grenades puisque nous n'avons pas fait de représailles immédiates et que c'était pour cela que nous étions si indulgents. Mais le soir, après le coucher du soleil, nous lançons notre dernière fusée et ça n'a pas été long. La pièce de 75 devait être bien pointée, car il est arrivé une volée d'obus et on n'a plus entendu la mitrailleuse. Nous n'avons pas su ce que les mitrailleurs sont devenus et pour nous ça aurait pu être pire. Préparatifs d'attaque Le 25 août, les Allemands attaquent et reprennent du terrain. Il a fallu contreattaquer. Nous sommes dans des trous d'obus ou des bouts de tranchée, sans ravitaillement depuis deux jours. Vers onze heures, un agent de liaison vient me dire de venir parler au lieutenant de Cie. Les copains me disent : "Dépêche-toi, on est peut-être relevé (mais en plein jour, ç'aurait été étonnant). J'arrive et, tout de suite, il me demande si j'avais faim. J'étais un peu surpris, mais il me dit : "Tenez, il y a encore deux ou trois sardines dans cette boîte," sardines que j'ai mangées de bon appétit, puisque nous n'avions rien touché depuis deux jours. On n'avait pas eu encore ordre de prendre dans nos vivres de réserve, mais j'avais mangé en cachette, un moment avant, un biscuit et un morceau de chocolat. Ca, je ne le lui ai pas dit, mais je me demandais bien ce qu'il me voulait. Il prend ses jumelles et me dit : "Suivez-moi !" Nous sortons de la tranchée et il me fait repérer à 3 ou 400 mètres un talus où il y avait une palissade et de hautes herbes. Il me dit: "Vous allez aller là-bas et vous vous mettrez en position de tir." A peine arrivé, j'en vois un autre qui vient me rejoindre. Jusque là, on entendait quelques balles siffler. Un autre arrive, puis plusieurs et toute la Cie vient prendre position derrière ce talus. En arrivant, Tibuleux, un de mes gars, est blessé par balle à une jambe. On voyait bien à présent de quoi il s'agissait. Nous étions la depuis 3/4 d'heure quand nos artilleurs ont commencé le bombardement avec du 75. Ce fut un vacarme épouvantable ; on ne voyait plus à 10 mètres par la fumée et la poussière. C'était suffocant et des éclats de nos obus venaient jusqu'à nous. Baïonnette au canon Après peut-être une demi-heure de ce feu d'enfer, alors que nous étions tous couchés sur ce talus, on crie : "Baïonnette au canon". Comme on n'avait plus ou très peu de grenades, on a cru que les boches chargeaient. Puis on entend : "En avant !" C'était nous qui allions charger. Nous partons et 100 mètres plus loin, nous sommes sous nos obus, car les canons n'ont pas allongé le tir assez tôt. Nous retournons un peu en arrière nous abriter dans des trous d'obus. Plusieurs retirent les baïonnettes, les trouvant trop encombrantes et jugeant que nous pourrions mieux nous défendre avec nos cartouches et des grenades, puisque nous en avions encore. Le tir s'allonge. Nous repartons et nous emparons de plusieurs bouts de tranchées que nous nettoyons (nettoyer veut dire ramasser les occupants qui y sont encore), ce qui est dangereux. J'entends encore le sergent Augros qui me criait de toutes ses forces : "Allez petit !

-22-

Allez petit !" C'était un grand costaud. Je l'ai revu après la guerre à Châteauroux où je crois, il habitait. Nous avions donc ramassé, et non sans peine, 7 ou 8 prisonniers. Nous nous organisons sur place et dans la soirée, nous repoussons une contre-attaque. Ils n'ont pas pu venir jusqu'à nous. La nuit tombée, je reçois l'ordre d'aller préparer le bivouac à quelques kilomètres à l'arrière, dans un bois. Ma boussole et ma pile m'ont bien rendu service pour trouver ce bois, en pleine nuit. A la Cie, nous ne sommes plus qu'une cinquantaine. Blessure (29 août 1918) Dans la nuit du 28 au 29, il faut remettre ça. Nous allons prendre position en avant de la petite station de Monté-Couvé, face à la côte 157,4. Objectif : la rivière l'Ailette qui vient du plateau de Vauclerc et qui passe derrière la butte. C'est le 1er bataillon qui est en avant, la Cie sénégalaise en première vague; la 2ème suit. Une Cie de chars d'assaut est à la disposition du chef de bataillon, mais les chars ne sont pas encore arrivés, et à l'heure H, c'est-à-dire au petit jour, il a fallu attaquer quand même. Malgré le bombardement, les mitrailleuses ne sont pas toutes détruites. Ca tombe de tous les côtés. Nous arrivons quand même à nous infiltrer dans leurs positions. Sur la droite de la section, il y a une percée moins dangereuse ; j'aperçois l'aspirant Philippe qui me fait signe d'obliquer à droite. C'est en me dirigeant vers lui que je reçois plusieurs balles presque à bout portant, dont une en plein dans le fémur, et je tombe. Je me souviens avoir dit : "Ca y est", et je vois Blanchard, un de mes gars qui tombe à côté de moi. A une dizaine de mètres, je vois un trou d'obus. Sur les coudes je me traîne dedans. Je regarde du côté de Blanchard : il avait été tué sur le coup. C'était un brave garçon de la classe 16, un vosgien, luthier de son métier. J'ai vu plus tard sa tombe dans le cimetière de Crécy-au-Mont qui est près de la côte 157. Attente angoissante Alors le calvaire continue. J'ai peut-être été dans les nuages un moment, mais je me suis assez vite repris. Je ne me rendais pas bien compte de ce qui m'arrivait. Je passe ma main sur mon pantalon déjà plein de sang : je cherche mon paquet de pansement. Avec mon couteau, je déchire le tissu et tant bien que mal j'applique le pansement en remuant le moins possible. Je perdais beaucoup de sang ; il sortait par les deux trous, l'entrée et la sortie de la balle. Vers 10 heures, les boches bombardent et contre-attaquent. Les obus tombaient de tous les côtés ; à ce moment-là, j'attendais l'arrivée d'une grenade dans mon trou pour en finir. Les boches ne sont pas venus jusque là : ils ont été maintenus. Enervé par le bombardement, mes blessures se remettent à saigner davantage. Avant de monter, on nous avait muni d'un second paquet de pansement que j'applique sur le premier déjà tout imbibé. Visites successives J'étais toujours dans mon trou quand trois sénégalais viennent s'aplatir près de moi lors d'une rafale de mitrailleuse. Ils m'ont aperçu et offert du café. Je leur ai fait comprendre de retourner à leur Cie, mais ils m'ont dit : "Sergent mort, caporal mort " ;

-23-

leur Cie était décimée, et ils préféraient donc essayer de gagner l'arrière. Un blessé léger de ma Cie s'est aussi arrêté un peu, mais il avait l'air pressé et ça se comprend. On nous avait fait le plein des bidons. J'avais sur moi un bidon de 2 litres de vin presque plein, et le bidon d'un litre de "gnole" de l'escouade. C'est le caporal qui le portait et je l'avais donc sur moi. Après l'attaque, nous aurions pu l'apprécier. Tout cela ne me disait rien, si ce n'est un peu de gnole de temps en temps, ainsi qu'un peu de chocolat. Bidons de vin et de gnole sont restés dans le trou. Le bruit de la fusillade et des obus s'est éloigné un peu. Les nôtres ont dû avancer, mais les balles des mitrailleuses viennent atterrir jusque dans mon trou, soulevant des jets de poussière dans la terre sèche. Je me sentais plutôt au purgatoire, mais je pensais beaucoup au paradis. Dans certains passages, on invoque surtout le Bon Dieu et aussi les Saints. J'ai invoqué St Michel car j'avais entendu dire qu'il était le patron des armées. Je n'ai pas dû penser à St Martin qui est le patron des soldats. Le bon samaritain Ce 29 août, il faisait pourtant chaud, mais je ne me sentais pas très réchauffé. Vers 2 heures de l'après-midi, (je regardais souvent ma montre) la 3ème Cie monte en renfort. Je les vois passer sous la mitraille. J'appelle encore et d'autres font comme moi ; je les entends, car il y a beaucoup de blessés sur le terrain et qui mourront faute de soins. Un s'arrête enfin et se penche. Il me parle et me demande s'il peut faire quelque chose . Il se cache avec moi dans le trou, regarde ma cuisse. Je passe ma main à côté : la terre est toute imbibée aussi. Je me souviens qu'il m'a dit : "C'est peut-être ton bidon qui a perdu"; c'était rouge, mais ça ne sentait pas le vin. Il me dit : "Il faut que je suive", mais je le cramponnais de toutes mes forces et je ne voulais pas le laisser partir. Il me dit : "Laisse moi partir, je reviendrai après l'attaque. Tu sais bien ce que c'est ! si on ne me voyait pas arriver ! Tiens, je mets ce fusil et comme ça, je te retrouverais." Il attrape un fusil qui traînait et l'enfonce en terre et met dessus ma toile de tente que j'avais en bandoulière. Nouvelle attente Il part et je ne comptais guère le revoir, d'autant plus que le fusil et la toile étant vus de loin servaient de cible aux mitrailleuses, et que, non sans douleurs, en me traînant et en allongeant le bras, j'ai fait tomber le fusil qui ne tenait guère dans la terre sèche. Je n'avais donc plus espoir de revoir ce brave type que je ne connaissais même pas. Je n'entendais plus que quelques balles et je me sentais moins exposé. Il tombe encore quelques obus, mais moins que le matin. Ca bombarde plus loin : nos positions ont dû s'avancer. Je remue le moins possible car si je suis obligé de remuer, ça saigne davantage. Les brancardiers ne passeront pas avant la nuit tombante : ça tire sur tout ce qui bouge. Alors j'appellerai de toute mes forces, car il n'y a pas que moi sur le terrain. J'ai pu glisser ma jambe sur l'autre. Dans cette position, les os ne se touchent plus et je souffre beaucoup moins. Mais je sentais que ça saignait toujours et la nuit n'en finissait pas d'arriver.

-24-

Retour du bon samaritain Vers sept heures, tout près, j'entends des pas. Quelqu'un parle et je vois le copain de la 3ème Cie qui arrive. Je me demande comment il a fait pour me retrouver. Je lui explique pourquoi j'avais fait tomber le fusil. Il s'installe à côté de moi ; le trou était assez grand. Je m'en trouvais tout aise et lui pouvait se reposer un peu. Nous causons : il s'appelle Marandon Lucien, il est de la classe 1911 ou 1912. Il s'aperçoit que j'ai perdu beaucoup de sang et m'offre de mettre son paquet de pansement, mais je n'ai pas voulu. Il cherche à me remonter le moral : il me dit qu'il va essayer de trouver des brancardiers, chose que je croyais encore impossible pour le moment. Les brancardiers Il guette au loin dans la plaine en direction du coteau ; bientôt il aperçoit, peut-être à cinq cents mètres, deux poilus avec un brancard, qui déjà avant la nuit, venait chercher un blessé. C'était au soleil couchant et à ce moment-là, on pouvait voir jusqu'au coteau, c'està-dire à 7 ou 800 mètres dans la plaine. Ils approchent mais ne prennent pas notre direction. Ils se dirigent sur notre gauche. Marandon veut courir les chercher. Ca tiraille et je lui dis qu'il risque d'attraper des balles, mais il insiste et le voilà parti entre les rafales. Il court, les rattrape et les conduit à mon trou avec leur brancard, sous les balles mais sans être atteints. J'étais bien content de les voir arriver. Ca tiraillait toujours, les mitrailleuses balayaient la plaine. Mais c'étaient des brancardiers d'un autre régiment, ils ont beaucoup hésité pour me charger : ils disaient que les blessés de leur régiment attendaient aussi. Marandon s'est offert pour les aider et à trois m'ont emporté jusqu'au coteau, sous un tir continuel et même en chemin il a fallu s'arrêter sous une salve de fusants. Sur le bord du coteau, il y avait un poste relais. Alors, on me charge sur une sorte de pousse-pousse à deux roues, et après une courte pose, les brancardiers repartent avec un autre brancard et Marandon retourne à sa Cie. Recherche du poste de secours De nouveaux brancardiers me prennent en charge, mais ce qui m'étonne, c'est qu'il ne savent pas où il y a un poste de secours. Je leur dis qu'il y en a un, pas bien loin, au petit village de Bagneux, sur le bord de la route, que je l'avais repéré en montant. Ils me questionnent, sans doute pour savoir si j'étais bien lucide. Nous voilà donc partis le long de ce petit coteau. En bas se trouve le ravin des Carrières où nous avons séjourné quelques heures deux ou trois jours avant. Le transport devient très douloureux. Nous arrivons dans un chemin creux, mais pas moyen de passer : le chemin est plein de chars d'assaut, sans doute ceux qui sont arrivés en retard pour l'attaque du matin. (*) Nous retournons vers le coteau, mais cette fois ça devient si douloureux que j'ai dû perdre connaissance. On a dû mettre un bon bout de temps pour faire le parcours, mais alors plus de balles et guère d'obus. Ils ont fini par trouver le poste de secours que je leur avais indiqué. (*) Le bataillon a été relevé dans la nuit du 29 au 30 par la division marocaine. Lucas m'a écrit plus tard qu'ils étaient revenus 16 de la 2ème Cie ; elle fut renforcée par les tirailleurs sénégalais.

-25-

Départ pour Pierrefonds Quand on me descend de la charrette mes facultés me reviennent et j'entends dire qu'il y avait encore une place dans une camionnette. Je m'écris : "Pour moi !" Alors le médecin me demande ce que j'avais comme blessure. Je lui dis : "Je dois avoir la patte cassée." Il voulait faire mon pansement, mais j'ai refusé. Il m'a accroché une fiche sur laquelle il a marqué : "Fracture de l'humérus," ce qui m'a valu des ennuis par la suite. On me charge au milieu des cris de douleurs et des plaintes (les miennes et celles des autres), et me voilà reparti. On s'arrête à un autre poste de secours, je ne sais où, et on nous descend. Là, on me donne une tasse de thé et on me fait une piqûre antitétanique, une bonne dose, et on me recharge, je ne sais pas si c'est dans la même voiture, pour arriver au petit jour à Pierrefonds. Premiers soins (30 août) Nous arrivons dans la cour du château. Ce sont des prisonniers allemands qui nous brancardent. Ils me déposent dans la chapelle tout près de l'autel. Ici on est assez loin du front et on se sent un peu plus en sécurité, malgré les avions qui se promènent. Ils cherchent les convois et les rassemblements de troupes. Il s'agirait à présent d'avoir des soins. Il serait grand temps. Voilà plus de 24 grandes heures que je suis tombé et j'ai perdu beaucoup de sang. Les brancardiers allemands passent et repassent toujours. En allongeant le bras, j'ai eu l'idée pour les supplier de les cramponner par leurs pantalons. Plusieurs fois j'ai fait le geste et pour ne pas être ennuyés plus longtemps, ils ont fini par m'emporter. Nous étions peut-être cinquante dans cette chapelle : il y en a qui sont morts sur leur brancard faute de soins, et il en arrivait à tout moment. Il est plus de dix heures quand ils m'emportent dehors sous une tente. On m'a nettoyé un peu, mais je ne me rappelle pas de tout ce qu'on m'a fait là. Il y avait un médecin et des infirmières, toujours est-il que je me suis retrouvé la jambe dans une gouttière ; ça ne s'est pas fait sans douleurs mais je me trouvais déjà mieux dans cet appareil. Le château d'Ognon Dans l'après-midi on me dirige sur le château d'Ognon, près de Senlis. On est une trentaine dans une grande chambre. Les infirmiers passent et repassent. On est agacé par les mouches qui se fourrent jusque dans les draps, car je suis dans un lit maintenant. Ce n'était pas étonnant s'il y avait des mouches, car je l'ai su après, il y avait un escadron du train avec leurs chevaux dans la ferme voisine. J'ai pu me procurer une bouteille de champagne ; j'en prenais un peu de temps en temps, mais il n'était pas frais. Le soir un médecin est passé. Je n'ai guère dormi, réveillé par la douleur et le va-et-vient. Dans la nuit, on en a emporté plusieurs qui n'avaient pas l'air en forme, dont mon voisin de lit. Le lendemain on m'a refait mon pansement et qu'est-ce qu'ils ont dit ? toujours est-il qu'ils ont remplacé la gouttière par un appareil Henequin avec une petite traction, ce qui m'a bien soulagé, les bouts des os se trouvant ainsi moins en contact.

-26-

Départ raté (31 août) Le lendemain matin il y a un départ. Personne n'a rien dit mais je vois qu'il y a des préparatifs ; je ne sais pas si je vais être du nombre mais je me tiens prêt. J'ai toujours mes deux musettes, avec ce que j'ai pu garder, que je fais suivre. Vers onze heures, deux brancardiers arrivent : c'est pour moi. Avec cet appareil, me charger et me décharger devient moins pénible. A la gare de Senlis, on me pose sur le quai et j'attends. On charge les wagons : on installe ceux qui peuvent marcher et au bout d'une heure peut-être, quelqu'un regarde ma fiche qui me suivait toujours. Il y voit donc encore : "fracture de l'humérus". Alors il dit : "Celui-la pourrait peut-être marcher". Après s'être rendu compte que c'était impossible, on décide de me retourner dans ce mouroir où je reste encore deux jours. On disait que ce train partait pour le centre de la France. En route vers la mer (2 septembre) Deux jours après (nous sommes début septembre) nouveau départ ! Je leur dis de ne pas se tromper cette fois, et toujours à la gare de Senlis nous prenons la direction de Paris (ceinture) dans des wagons à marchandises aménagés. Il a fallu s'arrêter plusieurs fois, entre autres pour des soins, et dans la soirée, nous arrivons en vue de la mer. On a dû nous descendre à Cabourg et, pour nous transporter, il y avait les vieilles voitures du moment et aussi des voitures hippomobiles. Pour Massé, qui fut mon camarade de lit, et moi, nous avions une petite charrette de ferme avec un petit cheval alezan, conduite par un vieux paysan, mais qui prenait beaucoup de précautions pour le chargement. Cahin-caha nous suivons la plage et arrivons à Houlgate, à l'hôtel du casino, devenu centre de fractures, hôpital temporaire n° 23. Houlgate (Septembre-Décembre 1918) On nous monte au 1er étage dans une chambre où nous sommes 4. On nous installe avec beaucoup de ménagements, cette fois dans un bon lit bien propre. Le médecin-chef nous examine, nous parle, avec ses aides et ses infirmières (à notre étage, les deux soeurs Pilter, filles d'un industriel anglais, comme je l'ai su plus tard). Le lendemain, on nous a fait nos pansements et un bon nettoyage de la tête aux pieds. Nous en avions grand besoin car partout où nous étions passés, il fallait faire vite. Par la suite j'arrivais à me débarbouiller, mais tous les huit jours, les infirmières elles-mêmes nous lavaient tout le corps. Nous sommes tout près de la plage et on entend la mer. Même par les tempêtes, on l'entend trop bien et, certains jours, on ne s'entend pas parler d'un lit à l'autre. A notre étage tous ont des fractures de jambe et tous ont un appareil d'un modèle quelconque. J'ai toujours mon Henequin mais voilà que le 2ème ou 3ème jour, les infirmières en faisant mon pansement se regardent et discutent entre elles puis recouvrent ma jambe sans finir le pansement. Une d'elles part et revient avec le médecin-chef qui m'examine de près. Il fait luimême le pansement et dès l'après-midi je vois arriver deux infirmiers avec des morceaux de bois de diverses longueurs, qui se sont mis à encadrer mon lit.

-27-

Je me demandais bien ce qu'on voulait faire avec cet aménagement. Les infirmières m'avaient dit qu'on allait me changer d'appareil et on m'avertit que c'est un appareil américain. Le montage a bien duré deux heures. Quand ce fut fini, j'avais traction, contre-traction et suspension et ma jambe reposait sur des bandes de tissu toutes attachées avec des épingles de sûreté (il y en avait bien quarante et des grosses). J'étais attaché mais j'ai apprécié le changement car je pouvais remuer sans trop souffrir et pendant trois longs mois je suis resté attaché de cette façon. Ce fut très dur surtout au début et les copains de la chambre se demandaient pourquoi eux aussi n'avaient pas un appareil semblable. Plus tard j'ai su pourquoi on m'avait équipé de la sorte, peut-être deux mois après, quand les plaies furent cicatrisées. Les infirmières m'ont expliqué qu'en effet elles avaient été inquiétées par des esquilles qui sortaient par une des blessures et aussi par la moelle qui s'écoulait, ce qui n'était pas étonnant après tous les transbordements. Le chirurgien a enlevé les esquilles qu'il a pu atteindre et sans anesthésie, puisqu'il me disait : "Mords dans ton oreiller". Celles qui sont restées se sont soudées au cal et ce qui est bien étonnant, je n'ai jamais eu d'abcès. Toujours enfermé et attaché, la vie en chambre n'était pas très gaie. La tante Adèle est venue me voir deux fois, ce qui m'avait bien fait plaisir. Elle était aussi venue me voir quand j'étais à Yverny ; elle était venue jusqu'à Juilly où je l'avais rejointe. C'est à Houlgate que nous avons appris la victoire. A cette occasion on nous a mis à chacun deux petits drapeaux, français et anglais, au pied de notre lit. Un jour de novembre aussi, les soeurs Pilter, nos deux infirmières anglaises, sont arrivées dans nos chambres avec une médaille sur la poitrine : elles venaient d'être décorées de la médaille de la reconnaissance française. Elles paraissaient bien contentes et furent très émues par nos applaudissements et félicitations. Pied à terre (Décembre 1918) Ce n'est que dans les premiers jours de décembre que l'on m'a enlevé tout mon attirail. Puis on a placé deux petits sacs de sable, un de chaque côté de ma jambe. Deux ou trois jours après, j'ai commencé à mettre mon pied gauche sur le plancher, mais en cachette car je n'étais pas encore autorisé à le faire. Je ne me sentais pas solide et la tête tournait. Vers le 15 décembre, sans doute y avait-il un nouvel arrivage, car on nous a descendus dans le casino. Là, ce n'était pas la même vie. Heureusement je n'y suis resté que 4 ou 5 jours. Caen (Décembre- 18-Janvier 1919) Vers le 20 décembre, on m'a expédié au centre de mécanothérapie de Caen pour l'ankylose de ma jambe. J'y suis resté un mois. A Caen, j'ai rencontré l'oncle Charles Dangiers, mais il était dans un hôpital à l'autre bout de la ville que l'on appelait la Maladrerie. Il avait été blessé en Belgique. Le centre de mécanothérapie était dans une caserne et c'était la vie de caserne, mais pour les soins j'aurais bien dû y rester plus longtemps. Toutefois je savais qu'au bout d'un certain temps d'hôpital, on pouvait se faire rapprocher de son domicile. Aussi j'ai fait une demande de mutation directement au ministre et j'ai obtenu mon changement.

-28-

Tours (Février-Juin 1919) C'est ainsi que je suis parti pour Tours à l'hôpital n° 2, mais les soins ne valaient pas ceux de Caen. C'était plus moderne mais mal organisé. Au bout de quelques jours, on m'a emmené au grand hôpital de Tours où je suis resté peu de temps. De là on m'expédie au centre d'appareillage de Joué-les-Tours, dans la caserne du 25ème chasseurs cyclistes, une caserne qui n'était pas terminée, où était installé le centre d'appareillage de la 9ème région. C'était pour une chaussure orthopédique, mais il fallait attendre son tour. J'ai laissé les béquilles et je marche avec deux cannes. Ici on est libre : on sort et rentre comme on veut. Si on veut aller chez soi ou ailleurs, on a une permission sur demande. Alors j'allais souvent à Payré pour 2 ou 3 jours. Mais voilà si on laisse faire on peut y rester 6 mois et plus. J'allais donc de temps en temps voir les cordonniers et au mois de Juin mes chaussures étaient prêtes. Commission de réforme (Juin 1919) Maintenant il fallait passer devant la commission de réforme et en attendant, on nous envoie 1 rue de l'Hospitalité où se trouvaient les bureaux et l'administration du 25ème Chasseurs, et où je suis resté encore une huitaine. Vers le 20 Juin, je passe devant le conseil de réforme. On me dit que mon cas est classé entre 30 et 40 % d'invalidité. On n’est pas très généreux à cette commission et on m'attribue le minimum. Plus tard à Poitiers, on a guère été plus généreux. Je suis passé devant plusieurs commissions qui ont cependant relevé un peu mon taux à chaque fois. Enfin à Bordeaux en 1978, après être passé deux fois devant le tribunal des pensions, on m'a reconnu 90 % avec l'arthrose. Je suis resté pour cela une semaine à Bordeaux et les médecins m'ont bien examiné, mais si je n'avais pas été tenace, je serais resté à 65 %. Pour faire des fêtes ou des réceptions officielles l'état est plus généreux. Les camarades C'est ainsi que la guerre a pris fin pour moi. Mais ces mois de peine et de souffrances ont fait naître de grandes camaraderies. Ainsi Léonce Charles fut mon premier caporal au front. C'était un brave type qui m'a bien rendu service. Il était de la classe 1914, et donc avait déjà de l'expérience. Dans la Somme en 1918, il a reçu la fusée d'un obus en pleine figure. Il a eu la mâchoire fracassée ; il a fallu lui remplacer 14 dents. Il avait été hospitalisé à Paris, au Val-deGrâce, où il a fait un long séjour. Longtemps après nous avons renoué nos relations. Avec sa femme et son fils, ils sont venus quelquefois à Payré et à Couhé et nous allions aussi parfois à Fontaine. Quant à Théophile Lucas, je le connaissais avant guerre. Il avait demandé, en arrivant en renfort, à venir à la 2eme Cie et à mon escouade. Il était de ma classe, mais il avait eu la chance de monter au front 6 ou 8 mois après moi. C'était un bon copain. Lui aussi m'a bien rendu service. Il n'hésitait pas à faire des observations à l'entourage. Parfois il y allait un peu fort mais souvent c'était mieux accepté que du caporal. Ce n'était pas toujours facile de faire entendre raison, surtout quand la bonne volonté faisait défaut, car on avait souvent affaire à des loustics. Après mon départ, il a été intoxiqué par les gaz et resta quinze jours complètement aveugle.

-29-

Le prêt Autrefois sous la loi de deux ans, le soldat gagnait un sou (5 centimes) par jour, mais quand j'ai été incorporé, on devait toucher cinq sous (25 centimes) quotidiennement. Ce n'est que plus tard, en 1917 je crois, que les poilus, ceux du front, engagés dans un secteur et seulement pendant la durée des combats, étaient payés trois francs par jour. Les jours de repos ils ne touchaient que vint-cinq centimes. Sur les trois francs, on nous versait directement un franc, et les deux autres francs étaient portés sur un livret de pécule que les vivants ont touché à leur démobilisation. S'il y avait décès, c'est la famille qui en a bénéficié, après les formalités qui s'imposaient. C'était un petit geste que les poilus apprécièrent, mais peu de temps après, la grogne est venue, c'est-à-dire quand la rumeur commença à circuler que certaines petites formations en profitaient aussi et à leur aise. Les associations d'anciens combattants Pendant cette guerre très peu de soldats ont combattu par pur patriotisme, sauf au début ; c'était alors un patriotisme irréfléchi qui s'est vite calmé. Mais il y avait une autre catégorie de gens qui ont su se mettre à l'abri, par de petites exemptions jugées valables ou par ce qu'on appelait le piston et qui ont profité de la situation. Dès 1916 on commença à rechercher les protégés et à les incorporer, mais il y en a qui furent plus forts que l'autorité. De même presque tous les régiments de cavalerie furent dissous ou mis à pieds, mais là encore beaucoup se la coulaient douce. D'autres, petits et gros malins, ont fait de petites ou grosses fortunes et ne se sont pas toujours montré généreux et même charitables envers ceux qui avaient contenu l'ennemi et subi les risques et les sacrifices, et qui même étaient revenus diminués par leurs blessures et leurs traumatismes. Beaucoup ont eu du mal à retrouver leur équilibre et certains n'ont pu y parvenir. C'est pour cela que les anciens combattants se sont regroupés en associations dans lesquelles au début on ne comptait que de vrais anciens combattants. Mais peu à peu ceux que l'on appelait les embusqués, qui par des moyens pas toujours honnêtes s'étaient mis à l'abri, ont réussi par le moyen des cotisations à s'infiltrer dans les associations. Alors la politique a aussi commencé à s'introduire. Mais depuis quelques années le calme semble être revenu à ce sujet.

-30-

EPILOGUE

Qu'était devenu Louis Lucien Marandon, celui qui m'avait sauvé la vie dans mon trou d'obus ? De l'hôpital j'ai écrit pour avoir de ses nouvelles, mais sans succès. Je ne le connaissais pas ; il ne me connaissait pas lui non plus, mais ma vie s'était trouvée un jour entre ses mains. En me convoyant le soir, il m'a même raconté qu'en allant chercher les brancardiers, il avait trouvé le capitaine Poulet, blessé, qui lui avait dit : "Où allezvous ?" Il avait répondu : "Chercher les brancardiers." "Faites vite " avait ajouté le capitaine. C'est à moi qu'il a amené les brancardiers et le capitaine Poulet est mort làbas. Un jour longtemps après, en 1973, je visitais le cimetière de Crécy-au-Mont, au cours d'un voyage-pélerinage, cimetière situé près de l'endroit de ma blessure. C'est alors que j'ai trouvé une tombe portant le nom de Louis Lucien Marandon et la date de sa mort : 29 août 1918, jour de ma blessure. Il aurait donc été tué en retournant à sa Compagnie, après m'avoir sauvé la vie. Pour en savoir plus sur lui ou sa famille, j'ai écrit au maire de Crécy-au-Mont, mais je n'ai pas eu plus de renseignements et on m'a conseillé d'écrire au secteur des sépultures de guerre à Laon, ce que j'ai fait; on m'a alors renvoyé au secrétariat des Anciens Combattants. Par la suite, j'ai rencontré le Capitaine Riffault (frère de M. Riffault de Mantes) qui avait commandé sa Cie. Il m'a dit qu'il ne savait pas exactement d'où il était, mais il savait qu'il était berrichon, ce que je pensais aussi. La piste était mince mais le hasard a permis d'en savoir un peu plus. Il y a quelques années, nous étions en visite chez des cousins au Pêchereau près d'Argentonsur-Creuse. Ce dimanche nous assistions à la messe dans l'église du village, et machinalement mon regard s'est porté sur le tableau des combattants morts pendant la guerre 14-18. C'est alors que j'ai pu lire de nouveau le nom de Marandon. A la sortie de la messe, j'ai retrouvé ce nom sur le monument aux morts de la place, (mais ce n’était pas le même prénom). Il ne restait plus qu'à chercher à se renseigner. Les cousins se souvenaient bien de la famille. Il devait y avoir deux frères, dont un serait mort peu avant la fin de la guerre (et donc celui qui m'a sauvé) et aussi une soeur. Mais cette famille avait quitté le pays. La soeur devait habiter Paris ; hélas ! on n'avait pas d'indice pour la joindre. POITIERS (Décembre 1988 - Janvier 1989)

-31-

SECOND EPILOGUE La triste fin de Lucien Marandon hante un peu la mémoire de la famille. Nous aurions aimé en savoir davantage à son sujet et surtout faire connaître à ses proches le courage dont il avait fait preuve en son dernier jour, courage qui lui avait sans doute valu de perdre la vie. Son village d’origine n’était pas Le Pêchereau comme l’avait cru Germain Gervais, même s’il y avait bien un Marandon sur le Monument aux morts de cette commune. Son désir de retrouver sa trace l’avait un peu abusé. Germain Gervais est décédé en 1991 à 95 ans sans en savoir plus. Mais en 2003, la possibilité de retrouver l’origine des morts au Champ d’honneur fut donnée sur Internet sous la rubrique www.memoire des hommes.sga.defense.gouv.fr Sa consultation nous a fourni le document suivant :

Il était bien berrichon et venait d’un village voisin du Pêchereau. Un contact épistolaire avec la mairie de Chasseneuil (Indre) dont il était originaire, pour faire connaître les dernières heures courageuses et charitables d’un enfant du pays, n’a malheureusement pas été suivi d’écho. Mais une visite à Chasseneuil a permis de voir au moins le Monument aux morts et d’y lire le nom de ce Lucien Marandon. J. G. -32-

DECORATIONS _________

Citation à l'ordre du régiment le 1er août 1917 Après la bataille de l'Aisne (Craonne) ( 22-24 Juillet ) Citation à l'ordre du régiment le 22 septembre 1918 Après la blessure Croix de guerre 1914-1915 en 1917 (verte avec liseré rouge) Décoration dans la tranchée Médaille de Verdun après la guerre (rouge avec liseré bleu blanc rouge) Pour les combats du Bois des Chevaliers - Les Eparges N° du livre d'or de Verdun : 187 513 Médaille militaire par décret de 1921 (jaune bordure verte) C'est la plus haute décoration. Elle a été décernée par la commission Fayolle avec effet du 16 Juin 1920. Médaille de la Somme en 1956 N° 14 885 Légion d'honneur en août 1980 à Couhé-Vérac ( Il fallait alors 4 titres pour l'avoir : par exemple : blessure, 2 citations, médaille militaire Au début, il fallait 6 titres.)

***************** *********** ***** *

-33-