Les courtiers du capitalisme

Siège de la plupart des institutions de l'Union européenne, Bruxelles cristallise les critiques de tous bords qui dénoncent la prise de pouvoir des « marchés ...
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Les courtiers du capitalisme. Milieux d'affaires et bureaucrates à Bruxelles, 2015 Sylvain Laurens Siège de la plupart des institutions de l’Union européenne, Bruxelles cristallise les critiques de tous bords qui dénoncent la prise de pouvoir des « marchés » sur le « peuple » au sein des 28 Etats-membres, avec pour illustration la tragédie grecque qui s’est jouée depuis la victoire électorale de Syriza en janvier 2015. Mais plus encore que les représentants de la troïka de créanciers formée par la Commission européenne, la Banque centrale et le Mécanisme européen de stabilité qui ont finalement mis au pas le gouvernement d’Alexis Tsipras, un responsable est tout particulièrement pointé du doigt : le lobbying. C’est à lui qu’est dédié l’ouvrage de Sylvain Laurens, maître de conférence à l’EHESS, qui a mené une véritable enquête ethnographique auprès des fonctionnaires européens et des représentants des fédérations patronales qui grouillent dans la capitale belge. Dhiya Hajjaoun, membre de Génération.s, nous en livre son analyse. On ne compte plus les articles et reportages édifiants pointant le poids démesuré de certains groupes d’intérêt représentant les milieux d’affaires au sein des institutions bruxelloises, d’autant plus simplement que ces derniers se seraient eux-mêmes progressivement convertis aux vertus du néo-libéralisme. Sans être totalement fantasmatique, une telle vision pêche cependant par manichéisme, postulant que les élus et fonctionnaires seraient tous disposés à défendre l’intérêt général s’ils n’étaient assiégés par les représentants d’intérêts. Mais l’intérêt général comme le néolibéralisme ayant beau être invoqués en permanence par celles et ceux qui sont censés l’incarner, ils ne font en réalité que masquer l’état provisoire des rapports de force au sein d’une configuration d’agents sociaux revendiquant de participer à leur définition, le tout non sans frottements et tensions. Après avoir battu en brèche la croyance commune en l’existence d’une division du travail nette entre des gouvernants « qui décident » et une administration « qui exécute », Sylvain Laurens met en évidence une autre porosité bureaucratique. A l’appui d’une soixantaine d’entretiens menés avec des fonctionnaires de la Commission, des assistants parlementaires et des représentants d’intérêts économiques, d’observations de réunions, mais aussi d’études d’archives et de statistiques, l’ouvrage du sociologue se distingue des abondants travaux qui constituent les European studies, et qui ont pour défaut d’adopter un regard trop fonctionnaliste et désincarné sur la constitution de cet espace politique supranational. La dérégulation, l’ouverture à la concurrence, ou le libre marché ne sont pas des dispositifs de gouvernement fonctionnant sans pilote. Ils s’inscrivent dans des configurations sociales spécifiques où ils s’adaptent aux équilibres des forces sociales en présence, et se réactualisent à travers les pratiques d’agents au coeur du pouvoir. Sylvain Laurens réintroduit le rôle de la bureaucratie dans l’analyse des rapports de domination contemporains. On pourrait penser qu’un changement dans le champ politique suffirait à lui seul à transformer la société. Mais ce serait ignorer la masse critique que représente une administration composée de dizaines de milliers d’individus et disposant d’un pouvoir réglementaire. Depuis les années 1960, la bureaucratie communautaire a ainsi perduré malgré les profonds changements politiques dans les espaces nationaux (comme mai 1981 en France, ou la réunification de l’Allemagne). Elle a constitué un pôle stable autour duquel le tropisme libéral des années 1950 a pu sortir du cercle des clubs de décideurs. Si la diffusion du néo-libéralisme a permis l’unification idéologique d’une large part des élites politiques des pays européens, la Commission européenne fut l’outil indispensable à l’inscription dans la durée d’un tel projet politique.

Au fil du temps, a ainsi émergé un système des affaires communautaire au sein duquel la coopération entre fonctionnaires et certains entrepreneurs et cadres dirigeants est devenue la norme. L’imbrication de deux sphères de pratiques (celle des agents administratifs et celle des représentants du patronat) a rendu possible sur la durée la structuration d’un lieu de pouvoir relativement fermé sur lui-même et disposant de sa propre légitimité politique. Ce n’est qu’au prix d’un effacement de cette imbrication structurelle que l’on pourrait prêter au lobbyiste un pouvoir d’influence unilatéral, là où il ne joue bien souvent que le rôle d’instance de répercussion. Les représentants d’intérêts sont un rouage essentiel par lequel les intérêts des milieux d’affaires trouvent à s’ajuster avec les attentes normatives d’une bureaucratie. La compréhension de la bureaucratie et l’acquisition de ses logiques de fonctionnement fondent la légitimité sociale d’une nouvelle couche d’intermédiaires qui fait valoir ses services pour accéder aux institutions de l’UE. Ce capital bureaucratique ne se limite pas à la connaissance des règles de droit mais renvoie à toute une série de savoirs pratiques ou informels : savoir jouer sur les rivalités interservices, à qui s’adresser dans la dans la hiérarchie.... Cette appétence pour un travail de représentation mené dans les arcanes de l’administration est partagée tant par les dirigeants des firmes, les représentants d’intérêts ou par les agents de l’UE. Pour les fonctionnaires européens, ce travail tout en discrétion permet de trouver des consensus larges en repérant par avance les éventuelles oppositions aux textes en gestation ou en voie de finalisation. Cette prédominance des quiet politics (« politiques discrètes ») est d’autant plus prégnante au sein de l’eurocratie que la Commission est en permanence le vecteur d’un nombre impressionnant de processus de normalisation. Les fédérations patronales tentent de lui « vendre » des dispositifs techniques permettant « une meilleure distribution » ou « traçabilité » de tel ou tel produit. Pour cela, les fédérations patronales endossent souvent un rôle « d’institut » ou de « centre de recherche » para-public. Ces revendications de scientificité ont atteint un tel niveau qu’elles nous renvoient l’image d’un débauchage ou d’une déviation du travail scientifique. Surtout, elles contribuent à l’éviction des porte-parole citoyens qui ont plus de mal à mettre en forme techniquement leurs propres positions. Quid des responsables politiques ? Au terme de cet ouvrage, on a la sensation qu’une place trop grande a été laissée aux bureaucrates ordinaires et représentants d’intérêts dans le champ du pouvoir. Ici, les professionnels de la politique semblent surtout absorbés par les logiques propres de la compétition partisane et électorale, laissant une grande marge de manœuvre à leurs assistants et aux représentants d’intérêts dont nous avons pu suivre l’activité. Certains avancent que l’augmentation des pouvoirs du Parlement européen pourrait mener à une re-politisation de l’ensemble des institutions de l’UE, et à un renouveau démocratique de cet espace. Au vu des processus décrits dans cet ouvrage, ce scénario semble peu probable. Pour l’auteur, l’« Europe sociale n’aura pas lieu », et une démocratisation des institutions de l'Union européenne semble pour l’heure peu réaliste, tant elle supposerait une véritable subversion des logiques structurales du champ de l’eurocratie, ainsi qu’une remise en cause frontale de la centralité du pouvoir réglementaire de la Commission. Autre hypothèse, les évolutions politiques actuelles pourraient laisser imaginer une remise en cause du pouvoir normatif des institutions de l’UE depuis l’extérieur de la bulle bruxel-

loise. Les élections britanniques de 2015 ont en effet été marquées par l’effondrement du Labour au profit, notamment, du parti nationaliste écossais (SNP) qui a fait campagne contre la politique « austéritaire » promue par l’UE. Les élections espagnoles ont vu l’essor de Podemos, un parti issu du mouvement des Indignados et qui prône la rupture avec l’austérité incarnée par « Bruxelles ». En France, le Front national a mis au centre de son programme la rupture avec l’UE et progresse électoralement. Face à la clôture d’un champ européen qui impose à toute tentative de repolitisation ses propres logiques, les champs politiques nationaux restent les espaces au sein desquels peut être contestée, au moins symboliquement, l’importance prise par l’eurocratie au sein du champ du pouvoir des différents Étatsmembres. Mais il serait délicat de prêter à ces entreprises politiques éparses prenant souvent des accents nationalistes la capacité de remettre en cause l’orientation générale de l’UE, voire l’existence de la Commission. Ceux qui souhaiteraient la contester sont d’emblée relégués aux identités régionales ou nationalistes, privés des référents universalistes, internationalistes ou supranationaux qui pouvaient caractériser les mouvements d’émancipation du début du XXème siècle. De cette assignation à des référents locaux naît peut-être aussi leur impossible coalition. L’exclusivité qu’impose aujourd’hui cette construction administrative entre un « exit » de l’UE au nom de la souveraineté nationale ou l’adhésion sans réserve à un système de représentation supranational est sans doute une des victoires politiques les plus décisives qu’elle a pu remporter sur la durée. L’exemple grec, depuis les élections de janvier 2015, appuie parfaitement cette idée. Malgré une importante mobilisation et une victoire démocratique, les responsables politiques ont eu comme interlocuteurs non pas seulement d’autres gouvernants européens, mais bien une nouvelle couche de bureaucrates historiquement instituée en gardienne des Traités et de l’orthodoxie monétaire. Pour préserver ses prérogatives, celle-ci pourrait bien prendre le risque de provoquer le départ d’un ou plusieurs États-membres, tout autre scénario la privant du soutien historique dont elle dispose de la part des milieux d’affaires du continent. Y compris pour les forces politiques progressistes, une mobilisation visant à ré-associer les classes populaires au combat politique sur la seule base d’un cadre national se heurte tôt ou tard à la densité de cet assemblage technocratique. Seule une entreprise politique plurinationale et se donnant pour objet la remise en cause de la structure même du champ de l’eurocratie pourrait défaire ce qui a été agencé au fil des décennies. Tant que le libéralisme règnera en maître et que les combats sociaux resteront cantonnés aux arènes désertées du dialogue européen, aucun véritable contre-pouvoir ne pourra enrayer cette clôture silencieuse du champ des possibles.