Le voyage à Suippes (7, 8 et 9 juin 1915)

Sans elle, je serais resté accroché à Châlons où Léon, seul commandant de sa batterie ... Je croise tout à coup un sous-lieutenant artilleur médaillé militaire du ...
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Le voyage à Suippes (7, 8 et 9 juin 1915) (extrait des carnets tenus par Emile de Laubier en 1914-1918)

[…] Le lundi 7 juin, à 6h1/2 du soir, je pars pour Rennes, dîne chez Mère-grand et le lendemain à 5h55 du matin je file sur la gare à destination du front. J'ai pris la précaution de me munir d'un sauf-conduit de l'Etatmajor et d'une lettre du général de Geyer d'Orth au général commandant la 4ème armée, général de Langle de Cary, dans laquelle je suis indiqué comme jouissant d'une situation considérable dans la région et qui se termine par la sollicitation de me délivrer le laisser-passer nécessaire pour aller voir mes fils. Cette lettre va me rendre la voie libre de Châlons au front. Sans elle, je serais resté accroché à Châlons où Léon, seul commandant de sa batterie les autres officiers étant absents, n'aurait pu que très difficilement me joindre ainsi que Didonne. J'arrive à Paris à midi 15, déjeune rapidement à un bouillon Duval et file par le métro sur la gare de l'Est. Là les difficultés commencent. Auprès des guichets des gendarmes, on me demande mes papiers, j'exhibe mon sauf-conduit. Il me les faut montrer à un commissaire de police spécial qui doit m'en délivrer un autre pour aller à Châlons. Il me demande ce que je vais y faire. Je lui explique que c'est pour aller voir mes fils. C'est défendu ! ... Après mes explications et la lecture de la lettre du général de Geyer, il me répond : donnez-moi une autre raison, me tendant ainsi la perche pour en donner une fausse. Je maintiens ma déclaration en lui disant qu'il me répugnait de déguiser le but de mon voyage. Il me délivre très aimablement, tout en ne me cachant pas l'impossibilité pour moi d'aller au front, un sauf-conduit pour aller à Châlons. L'heure presse, le train pour Châlons partant à trois heures. Je prend mon billet aller et retour pour Châlons, m'installe dans un wagon à couloir de 3ème classe et me voilà parti. Roulant sur les bords de la Marne, les forts voisins de Paris sont dépassés, le paysage devient plus. La Marne couverte de gros chalands aux repos chargés de marchandises ou vides, ces derniers arrêtés dans leurs va-et-vient par la présence des nautoniers. La campagne est une alternance de cultures non séparées par des talus et de boqueteaux de peupliers. Meaux est dépassé. Un voyageur nous raconte que les Prussiens sont arrivés jusqu'à six lieues 1 de Paris. C'est l'armée de Gallieni qui, arrivé en autos taxis et en autobus, est venu prendre de flanc l'Armée de von Kluck et l’a fait s'infléchir sur la Marne. Château-Thierry : un pont sauté réparé en bois est le premier vestige de l'invasion. Nous croisons des trains chargés de troupes, de matériel de guerre. Les gares sont toutes occupées militairement. A chaque passage à niveau, à chaque pont, des sentinelles n'ayant d'attribut militaire que le képi et le fusil, montent la garde et rectifient la position au passage du train. Dans mon compartiment, un vieux Normand cultivateur et sa fille mariée à un soldat sur le front s'en vont tenter de voir le gendre et l'époux en dehors de la zone des Armées qui est à Châlons. J'arrive à Châlons à six heures et demie tout palpitant de ce que sera demain du point de vue de mes démarches pour gagner Suippes. A la gare, des gendarmes au nombre de six font la haie à la sortie. Gare animée comme réseau ferré, on sent que c'est l'amorce de tout le mouvement ferré vers l'Est, vers Reims à gauche et Suippes, Toul, Verdun. Il faut montrer mes papiers. Je m'exécute. On me laisse passer et je m'achemine vers l'hôtel Haute-Mère-Dieu où j'ai retenu une chambre. Il y a un kilomètre de la gare à l'hôtel. La ville a l'aspect militaire, elle est encore toute empoisonnée par le souvenir de l'entrée triomphale qu'a faite l'armée prussienne, musique en tête, dans sa marche envahissante avant le refoulement. J'arrive à l'hôtel et me couche, mettant aux mains de Dieu mon voyage. Pendant la nuit : orage. Mon imagination, qui me tient éveillé, perçoit le grondement du canon. C'est une illusion provoquée par un orage. Le lendemain matin je vais visiter les églises très curieuses, très anciennes. Dans l'une d'elle, je remarque de curieux sarcophages contenant des personnages anciens, illustration du pays, ducs, comtes et rois dont les portraits sont burinés sur les couvercles. Ces sarcophages sont debout, adossés aux colonnes. J'avais jeté une lettre à Paris à l'adresse de Léon, annonçant mon arrivée. A Châlons, j'apprends que la voiture régimentaire de la 60ème Division vient à Châlons ravitailler le corps les jours de marché. C'est précisément aujourd'hui mercredi. Je me mets en quête de découvrir, au milieu de la foule des voitures stationnant autour du marché, un artilleur portant le n°50. Après quelques recherches infructueuses, je finis par découvrir un maréchal des logis du 50ème. Je le prie de prévenir Léon, qu'il connaît. Il me le promet. En attendant, car il n'est que 8 heures, que les bureaux de l'Etat-major soient ouverts, je flâne dans la rue principale de Châlons qui traverse deux fois la Marne, rivière assez rapide, sans quais, envasée sur les bords garnis de peupliers et de roseaux. Je croise tout à coup un sous-lieutenant artilleur médaillé militaire du 50ème. Je l'approche. C'est Delahaye, ancien maréchal-chef de Léon à Rennes. Il me reconnaît avant que j'ai décliné mon nom et se fige dans la stupeur de ma rencontre et surtout de mon

projet d'aller au front. Il me propose, dans le cas où je réussirai à obtenir un sauf-conduit, une place dans la voiture de ravitaillement qu'il doit ramener à Suippes et m'indique qu'il partira à 4 heures de l'hôtel du Râle d'Eau, hôtel borgne où sont groupés, en attendant le départ, les artilleurs parmi lesquels se trouve le maître sellier de la batterie de Léon. J'accepte avec reconnaissance et quitte Delahaye après avoir pendant quelques temps causé avec lui et avec un jeune lieutenant d'artillerie qui connaît également Léon dont il a été le camarade à Sainte-Croix avec La Villéon. Ce lieutenant a même été chasser à Montmuran pendant qu'il faisait à Rennes son stage d'officier comme élève de Centrale. L'heure me permet d'espérer trouver à qui parler dans les bureaux militaires. Je vais à la Place. L'entrée est gardée par un cerbère. C'est un gendarme rébarbatif qui me demande ce que je veux ? ... Parler au Général. Qu'est-ce que vous lui voulez ? Ca ne vous regarde pas, êtes-vous le Général ? Interloqué, le pandore me mène à un officier jaune comme un coing, maigre comme le mercredi des cendres qui, après mes explications, me jette ces mots : rien à faire. Et comme je proteste, il ajoute : adressez-vous au Quartier général de la 4ème armée. Je m'y dirige aussitôt. Encore des gendarmes. Le général de Langle de Cary est parti en auto, ne reviendra pas déjeuner, sera de retour vers deux heures. Je rentre à l'hôtel et déjeune dans une grande salle où sont aménagées des petites tables. Tous les convives sont des militaires, sous-officiers et officiers de toutes armes. Ici un chasseur à cheval avec deux hussards, là deux officiers de spahis, ailleurs des fantassins, des dragons. Je suis à peu près le seul civil. Après déjeuner je lis les nouvelles, assis dans une promenade aux grands arbres ombreux. En face de moi, une bande de soldats vident des bouteilles de vin, joyeusement. A deux heures et demie je me représente au quartier général. J'ai une lettre du général de Geyer à remettre au général de Langle de Cary. Cette façon d'entrer en action réussit. On me fait entrer dans un parloir puis, après quelques minutes d'attente, un planton vient me prier de le suivre. Il m'entraîne dans une grande salle où se trouvent plusieurs officiers de l'Etat-major. Un grand officier de hussards se lève, vient à moi, me dit que si je veux présenter moi-même ma lettre au Général, il me faudra attendre car le Général est très occupé. Mais que si je veux lui expliquer le but de ma visite, il pourra diminuer le temps de mon attente. Je m'exécute, lui expose le but de mon voyage, lui remet la lettre du général de Geyer qui est portée par lui au général de Langle. Quelques minutes après, il revient, très souriant, très aimable comme si mon nom lui avait dit quelque chose. Le Général vous fera rendre réponse à votre hôtel dans une demi-heure. Ne prenez pas la peine de revenir, je vous enverrai la réponse par un planton. L'accueil me fait la meilleure impression et je suis tout à l'espoir ... Mais il est trois heures et demie et au Râle d'eau la voiture partira à quatre heures. J'y cours avant de retourner à l'hôtel attendre la réponse du Général. Là, je vois la voiture. Elle est débordante de colis. Où me mettre au cas où je pourrai partir ? La voiture décidément est moins vaste que la bonne volonté du lieutenant Delahaye ! Je rentre à l'hôtel, j'y trouve une carte de Léon me disant : quand vous serez à Châlons, jetez vite un mot. Je l'aurai demain matin et j'aviserai pour tenter de venir à Châlons. Pendant que je lis la carte de Léon un planton arrive. C'est la réponse, elle est parfaite. J'ai le droit d'aller à Suippes, de dépasser même Suippes et d'utiliser pour m'y rendre la voiture régimentaire ! A cette réponse est joint un aimable mot de l'officier auquel j'avais parlé, le lieutenant B., très heureux, car Breton, de m'avoir été utile. Il est quatre heures moins le quart. Je retourne au Râle d'eau. Impossible de voyager par la voiture régimentaire de ravitaillement. Pas de place confortable et elle fait étape à Cuperly pour ne rejoindre Suippes que le lendemain ! ! Heureusement que je me ressaisis et songe à temps que le train pour Suippes part à quatre heure trois. Je saute dans un fiacre et à quatre heure moins cinq arrive à la gare. Je veux prendre mon billet, un gendarme m'en empêche et m'emmène à un capitaine pour l'exhibition de mes papiers. J'exhibe. Le capitaine reste en arrêt sur mon laisser-passer de l'Etat-major général. L'heure s'avance, le train va partir, je deviens nerveux. Cependant c'est en souriant que je harcèle le capitaine : Capitaine, vous allez me faire manquer mon train ... je viens de faire 200 lieues pour le prendre. Enfin il me rend mon laisser-passer après l'avoir signé et me dit d'aller à un maréchal des logis en face pour faire apposer un tampon. Mais le pandore se met à lire tout le papier. Je me fâche, lui reproche de lire et lui enjoins de s'exécuter en tamponnant. Le maréchal des logis tamponne, je lui arrache le papier des mains, bondit dans la salle prendre un billet et saute dans le train qui s'ébranlait. Je suis dans un long wagon de troisième à petites séparations, bondés de soldats allant au front après quelques jours de repos. Ils disent tous, en me voyant entrer : c'est pas pour les civils ! Mais je n'y prend garde et jouant des coudes en souriant, je m'assois entre un artilleur du 45ème méridional et un fantassin que je juge quelconque. En face de moi, deux poilus et un infirmier. Derrière moi, debout et accoudé sur la petite séparation, un gosse à figure futée, aux yeux bleu clair, qui a 18 ans et égaie, par ses réparties et son allure décidée et insouciante du danger, ses compagnons. J'ai tôt fait de prendre contact d'autant que mon voisin de droite m'appelle par mon nom et se dit un de mes syndiqués de Combourg. Dans le compartiment d'à côté, à l'audition de mon nom, un poilu se lève et me frappe sur

l'épaule. C'est un syndiqué de Montreuil-le-Gast. En face de moi l'infirmier se déhanche car il est de Rennes, secrétaire de la Bourse du travail. La glace est rompue du coup. Le secrétaire de la Bourse du travail me lit une pièce de vers borgnes et boiteux qu'il a confectionnée sur les embusqués. J'en prend copie sous sa dictée. La voici : A vous, Messieurs, je tiens à rendre hommage Pour votre adresse et votre ténacité Depuis dix mois que dure le carnage Dans les dépôts vous avez su rester Jusqu'à la fin de cette guerre atroce Il n'y a rien à faire pour vous déloger Vous tenez plus solides que les boches Permettez-moi de vous féliciter Quand au dépôt un détachement rapplique Formé de blessés à peine guéris Vous avez pour chacun une parole héroïque Une poigne et même une larme. Ils sont partis Vous connaissez mieux que nous nos batailles Vous ne vous lassez jamais de les raconter On ne vous oubliera pas à la distribution des médailles Car entre nous vous l'avez bien mérité Profitez-en pendant que nous sommes à l'ouvrage Pour discourir et pour crâner Nous ne resterons pas toujours dans le carnage A ce moment nous pourrons vous la fermer. JUMEL, 4 rue de Chateaudun - Rennes La lecture de cette pièce de bouts de phrase alignés sans rimes ni ---- mais dont le fond est la flétrissure des embusqués, amorce la conversation. L'artilleur de gauche est méridional. Son verbe est des plus actifs. Il cause, dit qu'il en a assez, que c'est dégoûtant, que toujours ce sont les mêmes au feu sans relève, qu'à l'arrière il y a des embusqués qui devraient bien les remplacer. C'est une note vraie mais très tintée d'insoumission. Je le prêche, je lui dit que s'il y a des lâches, il y a des vaillants, que ceux qui vont au feu sans regret sont le meilleur sang de France, la gloire et l'honneur de l'Armée, que grâce à eux la France ne sera pas sous le joug Allemand, que sans eux les boches 5 seraient les maîtres de nos biens, de nos mères, de nos femmes, de nos filles et les bourreaux de nos pères, de nos frères et de nos fils. Je sens une atmosphère d'approbation et un souffle patriotique monter dans le wagon. Je termine en flétrissant les corps d'armée du midi qui ont lâché pied. Un de mes auditeurs se tourne vers l'artilleur et lui dit : tu es du midi. C'est le mot de la fin. L'artilleur se défend d'avoir la même mentalité mais on sent que ce coup droit a ébréché sa faconde où le refus de marcher se sentait. La conversation change de ton, mes voisins me montrent une saucisse allemande, sorte de ballon captif affectant la forme d'une saucisse dont la base sert d'attache à une nacelle où se trouvent des observateurs surveillant les lignes ennemis. De notre côté, le même système d'observation. De leur observatoire, les observateurs communiquent par téléphone leurs observations à terre du haut du fil. Le train nous emmène à travers une campagne sans talus, couverte d'herbe, de champs de blé, de fausses prairies couvertes de pâquerettes et de coquelicots. A chaque instant nous apercevons sur ce pays des ondulations assez fortes dont les sommets sont plantés en sapins formant petits bois. Des cavaliers , des voitures, des cantonnements de cavalerie abrités dans des hangars de fortune formés de fûts de sapin et recouverts de rondins de branches de sapin et de couches épaisses de terre. La conversation ne tarit pas. Nous croisons des trains militaires et à chaque gare, ce ne sont que soldats et officiers. On commence à entendre le canon et ce bruit m'exalte et m'enthousiasme. Nous voici à Suippes ! Je débarque. Mes compagnons poursuivent leur route. Ils vont débarquer à la station voisine à proximité de laquelle se trouvent leurs tranchées. Je leur dis adieu en ajoutant : que Dieu vous garde et vous bénisse. A la descente de la gare, je fais viser mes papiers à un gendarme très occupé à vérifier les colis de journaux qui sont arrivés avec mon train et que des soldats viennent chercher. Ils doit examiner quels sont les journaux envoyés afin, sans doute, de supprimer les feuilles antimilitaristes ou de fabrication allemande avec lesquels les agents

allemands tentent de propager de fausses nouvelles. Je sors de la gare et traverse des groupes de soldats qui me regardent avec curiosité. Leur curiosité est si grande que je m'arrête et apostrophe un groupe. Je lui dit : eh bien ! me prenez-vous pour un boche ? Non, me répond l'un d'eux, mais on ne voit jamais de civil ici. Je leur explique que si je suis civil ce n'est pas ma faute, que les ans en sont hélas la cause mais que j'ai ici deux fils que je viens embrasser. L'un des soldats vient à moi, me salue par mon nom et me dit : vous ne me reconnaissez pas ? Je suis le Receveur de la Chapelle-Chaussée. Je quitte la gare et m'achemine vers Suippes à 1 km. Le canon tonne. On perçoit le coup d'envoi, le hurlement de l'obus qui fend l'espace et son éclatement au point de contact avec le sol. Ce sont les Allemands qui tirent. Le bruit du canon est plein et sourd. A ce son réponds le 75, coup sec et brisant. J'arrive à travers une double rangée d'arbres formant avenue sur une route remplie de creux et de bosses. Le canon tonne toujours. J'arrive aux premières maisons de Suippes. Un château en ruine. Il ne reste que les quatre murs et une grande cheminée. Puis les premières maisons de la ville. C'est un effroyable chaos de murs calcinés, de pignons délabrés. Au fur et à mesure que j'avance, le spectacle est plus impressionnant. Je poursuis ma route croisant de nombreux soldats d'infanterie. Un coup de canon éclate, plus terrible. Je croise à ce moment deux hommes d'âge assez mûr au seuil d'une maison épargnée : vous allez vous faire tuer par un obus ! Je leur réponds que je m'en fous et poursuis ma route. Je les entends qui disent : c'est bien. J'arrive au cœur de la ville. L'église détruite : il ne reste qu'un pignon et l'amorce du clocher. Auprès de l'église stationnent de nombreux soldats. L'un d'eux, en m'apercevant, se détache d'un groupe et, accompagné d'un autre, vient à moi. Bonjour Mr de Laubier, comment vous trouvez-vous là ? Me reconnaissez-vous ? Non ? Je suis le vicaire de St Germain-sur-Ille et je suis allé déjeuner chez vous l'an dernier avec l'abbé Mesnage. Comment va-t-il ? Son compagnon est un de mes syndiqués de Combourg. Ils me disent que Yves du Bourblanc 8 est là. Je me fais conduire vers lui. Il est à se restaurer dans une cave, la partie supérieure de la maison étant en ruine. Yves croit que c'est Léon, qui venait souvent le voir. Son ahurissement est complet lorsqu'il m'aperçoit. Il se joint à mon syndiqué et au vicaire de St Germain et nous partons vers le nord-ouest de Suippes à la recherche de mes fils. Nous arrivons au bout de la ville. En face de nous une maison qui sert de quartier général à l'Etat-major du 3ème groupe d'artillerie du 50ème. On me nomme à un officier qui, adossé à un arbre, suit des yeux les effets du bombardement boche. Un obus vient de s'abattre non loin de là près de la route de Souain, soulevant une énorme colonne de terre et de pierre. L'officier, très cordial, vient à moi la main tendue et me souhaite la bienvenue et me dit que je serai l'hôte de l'Etat-major du groupe. Il envoie un planton à la recherche de Dieudonné qui vient de partir à cheval. Il a un ordre à porter aux tranchées et il avait deux routes pour le porter : l'une dangereuse parce que arrosée d'obus, l'autre plus longue et très sûre. On lui recommanda de prendre la plus sûre ; il prend la plus dangereuse parce que plus intéressante. Cette petite désobéissance n'a pas l'air de déplaire au chef qui cependant le grondera pour la forme. Un autre planton est envoyé à la recherche de Léon qui est vers Souain. Pendant que nous attendons, je prends contact avec plusieurs officiers qui se sont joints au premier et nous causons sous la voix du canon allemand auquel riposte le 75. Enfin voilà Dieudonné qui arrive. D'un bond il est descendu de son cheval, l'a remisé et m'arrive en bolide. Quel transport réciproque de joie. Nous causons, étroitement serrés la main dans la main. Il est six heures et demie, c'est l'heure du dîner, les officiers rappliquent. Il y a le Major, docteur, fils d'un grand dentiste de Paris, lui-même spécialiste de la gorge et des oreilles ; deux lieutenants, l'un arrivé par le rang, l'autre ingénieur de Centrale ; deux sous-lieutenant, un aviateur et un vétérinaire charmant. Ils invitent Dieudonné à dîner avec nous. Table frugale, couvert étain, gobelets. On mange dans l'assiette à soupe. Un plat de viande de mouton, un plat de légumes, salade. Vin rouge et blanc. Après la soupe la porte s'ouvre : c'est Léon qui reste médusé ; il n'avait pas compris que j'étais là. Il ne peut en revenir. Nous restons en face l'un de l'autre saisis par une émotion intense, les bras tendus et nous nous jetons dans les bras l'un de l'autre ! Quelle émotion poignante et douce ! ! Il se met à table auprès de moi et nous causons en mangeant. Le dîner se termine, il est sept heures et demi. Le canon nous a servi d'orchestre. Il alterne avec quelques coups de fusils. Nous sortons et après quelques minutes passées en compagnie des officiers, très aimables, je me retire avec mes chéris. Nous allons dans une maison la plus avancée du bourg, vers la plaine où se trouvent les refuges de repos des hommes et plus loin les tranchées. C'est là que je vais coucher dans la menace des obus dont je n'ai guère souci. Le lieutenant Malmassan m'a donné son lit. Il ira coucher à Châlons où du reste il a affaire. Nous nous mettons dans la maison tous les trois. Maison abandonnée par ses habitants. Dans la cave, toutes les frusques des anciens propriétaires. Dans la pièce au 1er couchent les débris de leur mobilier. Nous causons, nous causons jusqu'à minuit. Enfin il faut se séparer. Je sors avec Didonne et Léon. Je les conduit un peu vers leurs gourbis et rentre. Je ne suis pas rentré que Didonne revient me chercher pour voir dans la nuit les fusées éclairantes au moyen desquelles, de part et d'autre, les combattants éclairent l'espace entre les

tranchées pour empêcher toute surprise de nuit. Les fusées s'élèvent peu haut, ont une puissance lumineuse très intense et l'éclairage dure environ une ou deux minutes pour se renouveler toutes les 7 à 8 minutes. Après avoir contemplé ce spectacle et entendu encore la voix du canon, je dis définitivement bonsoir à Didonne et rentre dans mon logement. J'ai des draps et un lit de fer. Il fait une chaleur lourde. Dans ce pays, à cette époque, il n'est pas rare d'avoir 30 degrés au dessus de zéro. En face de mon lit les frusques du lieutenant sont pendues à des clous fichés dans le mur et les dites frusques sont isolées du contact de l'enduit en plâtre par des journaux. A droite un poêle sur le sommet duquel l'attirail pour les pieds et mollets du lieutenant : chaussures et molletières dominent la situation. A droite un buffet assez commun abandonné par les anciens propriétaires et enfin une table recouverte de livres, cahiers, brochures, cartes militaires. Je cherche le sommeil mais le temps vécu est trop prenant et je reste sous le charme de me savoir auprès de mes fils. Il serait du reste, pour la personne la mieux intentionnée, impossible de dormir. Le canon de temps à autre tonne. En face de ma maison les écuries des chevaux d'artillerie, écuries en plein air dans un exsquare, abris en rondins de peupliers. Toute la nuit ils piaffent, ruent ou se mordent les uns les autres, poussent des petits cris. En outre les chats errants, toujours attachés à leurs maisons désertes, circulent affamés en miaulant leur détresse sur le seuil de la maison fermée. Ils viennent gratter à ma porte. Vers quatre heure je me lève ! En face de moi une sentinelle qui, ignorant ma présence en ce lieu, me regarde d'un air farouche et interrogateur. Il me prend sans doute pour un espion. Suippes en était bondé. Le chef de gare en titre, qui du reste fut fusillé, avait dans sa cave un appareil qui le reliait aux Allemands. Sa fixité devant ma porte me gêne car, le matériel de couchage étant rudimentaire, il manque un lacrimatoire 9 et je comptais du seuil suppléer à cette lacune. Un coup de canon plus rapproché éloigne de moi le cerbère. J'en profite et rentre pour terminer ma toilette. Pas de glace pour se raser : le lieutenant qui m'a cédé son gîte a remisé sans doute son conseiller des grâces dans sa cantine. Heureusement qu'il y a dans la chambre voisine, occupée par l'ordonnance du major qui loge au dessus, un porte-manteau en bambou, abandonné, au centre duquel se trouve une glace qui me permet de me raser. Une fois habillé je sors. Le canon tonne mais avec moins de fracas que la veille. Quelques coups de fusils alternent car les tranchées ne sont pas loin. Je suis séparé d'elle par le cantonnement des artilleurs, cantonnement formé par des excavations recouvertes de troncs d'arbres. L'âge du bois coudoie l'âge du fer et d'acier. Ces refuges sont creusés dans le style des tranchées mais avec cette différence que l'espace est plus large et plus confortable, la tranchée n'étant qu'un long boyau avec des marches taillées pour s'asseoir et des couloirs en retrait. La terre extraite forme un remblai au travers duquel sont des jours pour tirer, aménagés de façon que de la tranchée ennemie on ne voit pas, par l'obstruction du -- que le tireur est à sa place, ce qui serait une cible pour les ennemis. Léon craignant que les chefs ne le trouvent mauvais et, étant donné la difficulté d'y avoir accès lorsqu'elles sont occupées, ne m'y mène pas. Je les vois donc de loin mais me rend parfaitement compte de leur forme parce que je vois dans les gourbis. Il est sept heures. La sentinelle avec laquelle d'ailleurs j'ai lié connaissance et qui est des Côtes du Nord, de Perros, est relevée. Elle est remplacée par un artilleur servant qui me dit bonjour en souriant. Il est de SaintMéloir-des-Ondes et se nomme. Dupuis faisait partie de la Société de gymnastique de St-Méloir et me rappelle que l'an dernier il vint au Vaulérault avec la Société donner une séance de gymnastique. Nous causons. Un officier arrive et, en attendant Léon et Dieudonné, je regarde la campagne. La terre est la proie des mauvaises herbes parmi lesquelles dominent les coquelicots qui forment d'immenses nappes rouges : il semble que la terre ait été arrosée de sang. Nous suivons avec attention les évolutions des avions boches et français. Chacun croise au dessus des tranchées. Sous nos yeux, trois avions boches ont l'air de vouloir dépasser leur ligne, aussitôt quatre ou cinq obus avec éclatement leur sont envoyés. Très curieux. On peut compter le nombre des obus envoyés, chaque obus qui éclate en l'air forme un petit nuage gros comme une barrique qui reste en stagnation dans l'espace pendant longtemps. Le vol des avions et des biplans est très majestueux et c'est imposant de voir ces grands oiseaux s'avançant en planant. On perçoit très bien le bruit du moteur bien qu'ils soient très élevés car ils ne paraissent pas avoir plus d'un mètre de long. Léon et Dieudonné arrivent. Nous déjeunons ensemble, toujours sur l'invitation des officiers de l'Etat-major. Il est huit heures et demie. Nous allons ensuite tous les trois circuler, voir dans une cabane rapprochée des tranchées un crapouillot, petit canon gros comme le bras, long de 50 centimètres, établi sur un bâti en fonte avec rotule lui permettant toutes les positions. Dans le canon et par la gueule est mis une sorte de mandrin en bois au sommet duquel et à l'extérieur du canon se trouve une boite garnie de grenade. Le crapouillot peut envoyer ce projectile à 300 mètres. Il est fait pour tomber dans les tranchées où chaque grenade éclate en tombant.

Emile entouré de ses fils, le lieutenant Léon (29 ans) et le caporal Dieudonné (17 ans) En face de nous sur la droite, Souain, bourg anéanti par le bombardement et au-delà le bois Sabot, lieu célèbre par les attaques furieuses qui s'y donnèrent. Les morts sont nombreux, mal enterrés. J'ai emporté une pointe arrachée d'un des rares débris d'arbre du bois. Après avoir circulé, nous nous dirigeons vers l'entrée de Suippes où Léon compte demander une permission pour venir me rejoindre à Châlons le lendemain vendredi et passer la journée avec moi. Nous voyons plus en détail Suippes en ruine. Les obus ont déchiré les maisons, défoncé les plafonds et creusé les façades, disloquant tout. Ici il ne reste qu'un bout de mur sur pied à l'intérieur débris informes. Léon obtient sa permission non sans peine. Il a dû même faire seller son cheval pour aller à une heure et demie de là vers les tranchées faire signer sa permission par le chef du Groupe. Nous passons le reste de la journée ensemble, déjeunant et dînant, toujours hôte de l'Etat-major du groupe. Mon train part à dix heures du soir. Dieudonné et Léon m'accompagnent à la gare, le canon fait toujours sa musique. A moitié route, une sentinelle nous crie "halte ou je fais feu". Il nous faut le mot de passe. Léon s'avance, dit le mot qui est "Wagram" et nous passons. Arrivés à la gare un brigadier de gendarmerie me saute dessus, demande mes papiers et je vais les présenter à un Colonel faisant fonction de Chef de gare. Il reste en arrêt sur le laisser-passer de l'Etat-major et semble ne pas en croire ses yeux ; Enfin il me le rend en disant : ça va bien. Nous faisons les cent pas sur le quai. Des trains se succèdent pleins de soldats, de matériel filant sur la ligne de Verdun. Enfin voilà l'heure du départ. J'embrasse tendrement mes deux guerriers, Didonne que je laisse et Léon qui me rejoindra demain, et j'embarque pour Châlons où j'arrive à minuit. La ville est dans l'obscurité comme du reste la par crainte des avions. Je retrouve cependant ma route au débarcadère et reviens coucher à l'hôtel Haute-Mère-de-Dieu, l'esprit rempli de tout ce que j'ai vu, le cœur pas mal gros. Je ne puis dormir. A six heures matin Léon vient heurter à ma porte. Je me lève, m'habille, passe avec lui la journée de vendredi et à quatre heures je le reconduis à la gare où nous nous séparons. Deux heures après c'est mon tour. Je quitte Châlons à destination de Paris et, en cette retraite, les seuls faits saillants sont le passage à Epernay où on ---- de gare entre les immenses bâtiments des fabriquants de Champagne et la gare sur une longueur de 200 mètres, une largeur de trois et une hauteur de 1m50 sont entassées les débris des bouteilles bues par les Allemands, et la lenteur de mon retour : 17 heures pour aller de Paris à Rennes. Je rapporte deux baïonnettes boches, une pastille incendiaire, une balle schrapnell qui a failli frapper Léon, deux tête d'obus, un morceau de vitrail de Reims, quatre chargeurs allemands. […]