Le son comme arme - Article11

Un grand merci à Solenn Moreau, Claude Ollivier, Alexandra et aux lecteurs d'Article XI pour leurs relectures avisées. ..... eqnoise.pdf. 15. Voir ce contrat récent entre le Ministère de la Défense des EtatsUnis et la branche australienne du groupe Thales, pour des Générateurs Acoustiques Infrasoniques Avancés. (Infrasonic ...
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Le son comme arme par Juliette Volcler Article XI ­ www.article11.info février 2010 – Creative Commons by­nc­nd amendé en janvier 2011

Un grand merci à Solenn Moreau, Claude Ollivier, Alexandra et aux lecteurs d'Article XI pour   leurs relectures avisées. Et un tout aussi grand salut à Tristan pour ses splendides dessins1. 

Pour   amorcer   cette   nouvelle   série   de   papiers,   sur   les   usages   politiques   et   sociaux   du   son,   on  s'intéresse   à   de   nouvelles   armes,   dites   soniques   ou   acoustiques,   qui   équipent   les   polices,   les  armées,  les  commerces  et même  les  particuliers  de  divers  pays. Tour  d'horizon  de  la panoplie  existante,   depuis   les   armes   infrasoniques,   en   passant   par   la   musique,   et   jusqu'aux   très   hautes  fréquences, majoritairement employées dans le domaine sécuritaire. Et premières ébauches d'une  résistance sonore.

« LES OREILLES N'ONT PAS DE PAUPIÈRES »2 : ASPECTS TECHNIQUES DE L'AUDITION

Considérée d'un point de vue guerrier, l'oreille est une cible vulnérable : on ne peut pas la fermer,  on ne choisit pas ce qu'elle entend, et les sons qui lui arrivent peuvent modifier profondément  notre   état   psychologique   ou   physique.   Les   premières   recherches   militaires   et   scientifiques   sur  l'impact du son sur l'organisme remontent  à la seconde guerre mondiale,  à une époque où les  Etats­Unis   s'inquiètent   de   l'avance   de   l'URSS   dans   le   domaine   du   lavage   de   cerveau 3,   et   de  l'inventivité   nazie   dans   celui   de   l'armement4.   La   CIA,   conjointement   avec   les   services   secrets  canadiens et britanniques, se lance alors dans de savantes expérimentations sur les manipulations  sensorielles,   notamment   auditives5.   C'est   surtout   à   partir   des   années   1960   que   la   recherche   se  structure – et dans les années 1970, les russes développent des techniques de  « psychocorrection »,  autrement dit de  manipulation mentale, qui s'appuient  sur les  propriétés de  l'audition afin de  contrôler les  dissidents,  de  les  démoraliser,  et  de  briser  les   émeutes.  Dans  les  années  1990,  les  premières armes deviennent publiques, puis certaines d'entre elles, notamment dans les années  2000, trouvent une application dans le domaine civil. Avant d'entrer dans le détail, petit détour par la technique pour capter comment tout ça fonctionne.  Le son est une vibration acoustique dans un milieu  élastique (solide, liquide ou gazeux) qui se  propage   dans   le   temps   et   dans   l’espace.   Il   est   caractérisé   par   sa   fréquence,   son   amplitude,   sa  vitesse.  Le spectre sonore se décline en  fréquences  (c'est le nombre  d'oscillations de la vibration  acoustique   en   une   seconde),   et   l'unité   de   mesure   de   la   fréquence   est   le   hertz  (Hz).   Quand   la  vibration   est   rapide   (fréquence   élevée),   cela   donne   un   son   aigu,   quand   la   vibration   est   lente  (fréquence basse), un son grave : le la du diapason correspond par exemple à 440 Hz6. Or, première  caractéristique qui intéresse (notamment) les militaires, l'oreille humaine n'entend qu'une partie du  1 2 3

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Tu peux d'ailleurs en voir davantage sur son site : http://bordmann.free.fr Pascal Quignard ­ La Haine de la musique (Calmann­Lévy, 1996) Suzanne Cusick ­ Music as torture / Music as weapon :   http://www.sibetrans.com/trans/trans10/cusick_eng.htm, un papier sur lequel on revient  plus précisément dans la suite de l’article Les armes soniques des nazis sont demeurées à un stade expérimental et peu d'informations  sont disponibles – on citera notamment le Luftkanone, ou « Canon à air », censé produire des  sons insupportables à partir d'explosions d'air et de méthane amplifiées par des nuages jouant  un rôle de « miroirs soniques »  Alfred McCoy – A Question of torture, cité dans Cusick Si tu veux frimer en renommant toutes les notes de musique, tu peux aller te documenter par  là : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_(note_de_musique)

spectre sonore : en gros, en dessous de 20 Hz (les  « infrasons ») et au dessus de 20 000 Hz (les  « ultrasons »), le son existe mais nous ne l'entendons pas. Entre les deux, c'est ce qu'on appelle le  « domaine   d’audibilité »,   ce   qu'on   entend   :   entre   20   Hz   et   200   Hz,   c'est   le   domaine   des   basses   fréquences (sons graves), entre 200 et 2000 Hz celui des fréquences moyennes (sons medium), et  entre 2000 et 20 000 Hz des hautes fréquences (sons aigus). La capacité à entendre les basses et  hautes fréquences varie d'une personne à une autre, selon l'âge et selon la santé. Par ailleurs,  la  sensibilité   de   l'oreille   varie   selon   la   fréquence   du   son   :   l'oreille   est   moins   sensible   aux   basses  fréquences (le point le plus sensible se situant entre 3000 et 4000 Hz), et on perçoit mieux les  fréquences graves et aigues à fort niveau. Enfin, l'oreille a besoin de silence pour récupérer, et cet  espace   de   silence   doit   être   plus   important   lorsque   l'on   a   subi   de   fortes   intensités.  Deuxième  caractéristique notable : il n'y a pas que l'oreille qui perçoit les sons – en réalité, tout notre corps (et  tout corps en général) y réagit : mets­toi près d'une enceinte qui crache des basses et tu sentiras tes  intestins tressauter. Notre corps peut y compris percevoir une partie des infrasons et des ultrasons,   inaudibles à la seule oreille. A vrai dire, pour que tes intestins tressautent, il faut jouer sur une autre propriété du son : non  seulement sa fréquence (basse), mais son intensité (le volume). Elle se mesure, elle, en décibels (dB).  0 dB correspond au minimum que l'oreille humaine peut percevoir : c'est le « seuil d'audibilité », et  non le silence absolu. Tes chuchotements montent environ à 20 dB, ta machine à laver à 50 dB, une  route passante à 80 dB, et un avion au décollage à 140 dB7. Le seuil de douleur arrive aux alentours  de 120 dB (plus bas ou plus haut, cela varie selon les personnes, et selon les fréquences utilisées),  mais l'oreille peut subir des dommages à partir de 85 dB. A 160 dB, tes tympans se déchirent, et à  200 dB tes poumons se fissurent. Le son, ça paraît immatériel, mais c'est tout ce qu'il y a de plus   physique  : à certaines fréquences et certaines amplitudes, le son a donc un impact plus ou moins  fort sur les objets et notamment sur le corps humain.  Ultime précision avant d'aborder le concret : à chaque corps donné correspond une fréquence qui  le fait vibrer de façon maximale, c'est ce qu'on appelle la « fréquence de résonance » (les fréquences  harmoniques, qui sont des multiples entiers de la fréquence de résonance, font aussi vibrer un  corps mais de façon moins importante). Chaque corps a sa propre fréquence. Le son, qui est une  vibration de l'air (une onde), touche tous les corps autour de lui. Les corps transforment  ça en  énergie mécanique : ils vibrent ­ comme tes intestins, ou bien, pour prendre une image non sonore,  comme la surface de l'eau quand on y envoie un caillou. Quand  la fréquence du  signal qui leur  arrive   coïncide   avec   leur   fréquence  de   résonnance,   ils   vibrent   de   plus   belle   :   si   la   Castafiore  parvient à casser des verres, c'est que la fréquence qu'elle émet est la fréquence de résonance des  verres  – sous l'effet conjugué de la fréquence (la note), de l'intensité (le volume du chant de la  Castafiore) et de la durée (elle sait tenir sa note), les verres vibrent de plus en plus fort, jusqu'à se  briser. Même chose pour un pont qui peut être détruit par un vent faible si la fréquence de ce vent  est la fréquence de résonance du pont8. 

« LE FANTÔME DANS LA MACHINE » : LES BASSES FRÉQUENCES ET LES INFRASONS

Même si le développement est aujourd'hui majoritairement orienté vers les armes à très hautes  7 8

Voir une échelle du bruit sur http://www.moinsdebruit.com/le­bruit/lechelle­du­bruit.html Plein d'explications en images ici, où tu peux même voir une verre brisé par le son, et un hélico  de Mc Gyver se tirer de justesse d'un problème de résonance :  http://lewebpedagogique.com/physique/quelques­videos­de­resonnances/

fréquences,   c'est   le   domaine   des   infrasons   et   des   basses   fréquences   qui   a   d'abord   intéressé  chercheurs et militaires. Et pour cause : les fréquences infrasoniques sont susceptibles d'entrer en  résonance avec les fréquences propres du corps humain (les ondes cérébrales oscillent par exemple  aux alentours de 7 Hz, le coeur à 72 Hz). Les infrasons sont présents partout dans la nature, à une  intensité qui ne nous est pas dangereuse : les vagues de l'océan, les chutes d'eau, les volcans, les  tremblements   de   terre,   émettent   ainsi   des   fréquences   infrasoniques   que   les   oreilles   animales  perçoivent d'ailleurs bien mieux que les nôtres (les éléphants entendraient ainsi à partir de 0,1 Hz,  ce   qui   leur   permet   d'être   passablement   plus   réactifs).  L'industrialisation,   avec   son   cortège   de  machines et de moteurs, a ensuite multiplié le nombre d'infrasons présents dans la vie quotidienne  – et les nuisances liées à ce qu'on a ensuite nommé la « pollution sonore ».  La découverte du potentiel nocif des infrasons a été faite par hasard, par un acousticien français, le  docteur Gavreau, qui officiait au Laboratoire d'électro­acoustique de Marseille. En 1967 (ou 1957  selon les sources), il observe que les chercheurs de son  équipe sont sujets à des nausées et des  maux   de   tête   aussi   violents   qu'inexplicables.   Après   moultes   recherches,   ils   s'avisent   qu'un  ventilateur est la cause de leurs problèmes : la machine en tournant émettait une fréquence de 7 Hz  qui,   amplifiée   par   le   conduit   d'aération   où   elle   était   encastrée,   devenait   humainement  insupportable   quoiqu'inaudible.   Gavreau   du   coup   abandonne   ses   recherches   en  cours   pour   se  concentrer   sur   les   infrasons,   leurs   effets   sur   le   corps   humain,   et   les   armes   infrasoniques   qui  pourraient en résulter. Il construit un gigantesque orgue  à infrasons qui, une fois démarré, fait  vibrer tout le  bâtiment, et cause   à l'équipe de très  sérieux  spasmes  intestinaux  et pulmonaires  durant plusieurs jours : les fréquences de l'orgue entraient en résonance avec les fréquences des  organes   internes,   mettant   ceux   qui   y   étaient   longtemps   exposés   en   danger   de   mort. 9  Gavreau  poursuivra ensuite ses recherches, en construisant sifflets et orgues de fréquences et d'intensité  variables. Une   expérience   similaire,   quoique   moins   extrême   et   sans   application   dans   le   domaine   de  l'armement, est racontée par des chercheurs britanniques de l'Université de Coventry, Vic Tandy et  Tony R. Lawrence, dans un papier intitulé  « Le fantôme dans la machine »10. Vic Tandy travaille, en  1998,   dans   un  laboratoire   réputé   pour   être  « hanté ».   Très   sceptique,   Tandy  observe   néanmoins  plusieurs phénomènes étranges : un sentiment de dépression diffus qui atteint les personnes dans  une pièce précise, y compris lui­même, des frissons, les cheveux qui se hérissent sur la nuque,  l'impression de voir des formes grises se déplacer furtivement dans la pièce. Le fantôme était en  réalité encore une fois un ventilateur qui émettait un infrason. La fréquence était cette fois de 19  Hz, et, suffisamment amplifiée par la gaine d'aération qui l'entourait, faisait notamment vibrer les  globes   oculaires   (d'où   les   apparitions   grises   et   autres   troubles   de   la   vision)   et   induisait   des  difficultés respiratoires et un sentiment d'oppression diffus.  Cette  « angoisse »  infrasonique   a   d'ailleurs   été   analysée   par   des   chercheurs   britanniques  s'intéressant aux causes scientifiques des sentiments religieux 11  : les infrasons (17 Hz, mais à un  volume faible de 6 à 8 dB) produits par l'orgue n'étaient pas tout à fait étrangers à la chair de poule,  à   l'augmentation   du   rythme   cardiaque   et   autres   manifestations   spirituelles   qu'éprouvaient   les  fidèles. L'industrie cinématographique a  également exploité les fréquences infrasoniques ou les  9

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Pour une description plus complète des expérimentations de Gavreau, voir ici :  http://journal.borderlands.com/1996/the­sonic­weapon­of­vladimir­gavreau/ Téléchargeable en PDF : « The Ghost in the machine » ­  http://www.psy.herts.ac.uk/ghost/ghost­in­machine.pdf Voir la recherche avec extraits musicaux : Sara Angliss, « Infrasonic – haunted music? » :  http://www.spacedog.biz/Infrasonic/sounds/infrasonic, et, vu que certains liens sont cassés  sur le site original, l'article de Jonathan Amos ­ « Organ music ‘instils religious feelings’ » (BBC  News Online science staff, 08/09/2003):  http://news.bbc.co.uk/2/hi/science/nature/3087674.stm

très basses fréquences : dans la première demi­heure d'Irreversible, Gaspard Noé a ainsi ajouté dans  la bande son une infra­basse de 28 Hz (proche de la fréquence d'un tremblement de terre), à peu  près inaudible, mais très efficace pour transmettre un incompréhensible sentiment de peur. La  police états­unienne, pour améliorer sa capacité de persuasion, a, elle, équipée ses véhicules de  « rumblers » (littéralement « grondements »), des sirènes qui utilisent, notamment, des basses (de 182  à 400 Hz selon le site du constructeur, Federal Signal Corporation 12), faisant vibrer les voitures et  les personnes à proximité13. Le  DEFRA  (un  équivalent britannique   du  Ministère   de   l'environnement)  a  produit  en 2003  un  rapport  sur   les   basses   fréquences14,   où   il  mentionne,   parmi   les   effets   sur   le   corps   humain   :   le  vertige,   le   déséquilibre,   un   sentiment  de   gêne   extrême,   la  désorientation,   l'incapacité   d'agir,   la  nausée, les spasmes gastriques, la vibration de l'abdomen ou du coeur. Il indique également que  des ouvriers exposés à des infrasons industriels de 5 à 10 Hz à un niveau de 100 à 135 dB pendant  15 minutes témoignaient de fatigue, d'apathie, de dépression, de pressions dans les oreilles, de  perte de concentration, de confusion et de vibration des organes internes. Des effets sur le système  cardiovasculaire et respiratoire étaient par ailleurs prouvés.  Les infrasons sont actuellement utilisés par les militaires comme outils de détection15, mais comme  armes à proprement parler, ils ne sont pas forcément pratiques, pour plusieurs raisons : les ondes  infrasoniques sont longues, peu directionnelles, demandent beaucoup d'énergie pour avoir une  certaine intensité et elles traversent les matériaux (tout comme les basses de la chaîne de ton voisin)  – pas terrible quand on n'a pas forcément beaucoup d'énergie à disposition, qu'on veut viser une  cible   précise  et accessoirement  épargner  l'opérateur  de  l'arme.   Comme  armes   anti­matériel,  les  infrasons peuvent être efficaces, puisqu'ils ont la capacité, à forte intensité, de détruire un bâtiment  – en revanche, ils ne sont pour l'instant pas utilisés (du moins publiquement) comme armes anti­ personnel (contre des personnes).  Cela   ne   fait   pas   faiblir   l'enthousiasme   de   certains   chercheurs,   comme   en   atteste   ce   brevet,  « Subliminal acoustic manipulation of nervous systems »16  (Manipulation subliminale acoustique des  systèmes nerveux –  « subliminale »  devant s'entendre non pas comme  « magique », on y reviendra  plus tard, mais comme « inconsciente »), déposé en 2000 aux Etats­Unis – son auteur mentionne, au  titre des qualités de son invention, que « la fréquence sonore de 2,5 Hz peut induire le ralentissement de   certains processus cérébraux, une somnolence et une désorientation. »,  et de conclure :  « elle peut  être   employée comme arme non létale dans le cadre de missions de maintien de l'ordre. ». En 1998, une société  maintenant disparue,  Synetics  Corporation,  avait  par  ailleurs  reçu  du gouvernement  américain  l'autorisation   de   développer17  un   rayon   infrasonique  « pouvant   blesser   ou   tuer »,   et   notamment  12 13

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« The rumbler » : http://www.fedsig.com/products/index.php?id=253 Voir les vidéos sur « The rumbler » (Weird Vibrations, novembre 2009) :  http://www.weirdvibrations.com/2009/11/02/the­rumbler/ « Low Frequency Noise Report 2003 » :  http://www.defra.gov.uk/environment/quality/noise/research/lowfrequency/documents/lowfr eqnoise.pdf Voir ce contrat récent entre le Ministère de la Défense des Etats­Unis et la branche  australienne du groupe Thales, pour des Générateurs Acoustiques Infrasoniques Avancés  (Infrasonic Advanced Acoustic Generator, ou IAAG) utilisés comme sonars anti­mines :  http://www.thalesgroup.com/Press_Releases/australia_2008_07_21_ctd_funding_for_cutting_e dge_mine_countermeasures/ Loos, Hendricus G., brevet américain n°6017302 : « Subliminal acoustic manipulation of nervous systems », http://www.freepatentsonline.com/6017302.html Voir le site du Department of Defense (équivalent du Ministère de la Défense), avec en 2ème  position sur la liste le contrat passé avec Synetics Corporation :  http://www.dodsbir.net/awardlist/alld972.htm

utilisable comme « moyen non létal de contrôle des foules et d'autodéfense policière ou personnelle ». 

« HELL'S BELLS »18 : LES FRÉQUENCES MOYENNES LA MUSIQUE COMME ARME Le  domaine d’audibilité, c'est­à­dire les sons qu'on entend, n'a pas attendu le XXème siècle pour  être exploité dans le domaine guerrier. La première référence est même biblique, c'est celle des  murailles de Jéricho abattues par les trompettes et les cris de guerre des hébreux 19. On pourrait  multiplier   les   exemples   de   ces   usages   martiaux   du   son,   depuis   l'armée   écossaise,   qui   faisait  entendre son avancée plusieurs kilomètres à la ronde avec l'étrange musique de ses brigades de  cornemuses,   jusqu'aux   policiers   casqués­bottés   qui   tapent   synchrones   de   la   matraque   sur   leur  bouclier avant une charge, en passant par les sirènes des Stukas de l'aviation nazie, hurlant dans le  ciel d'Ukraine en août 1941, pour accompagner le bombardement de la colonne de civils et de  soldats   de   l'Armée   rouge   qui   fuyaient   vers   l'Est 20.   Le   cinéma   a   abondamment   puisé   dans   le  potentiel  spectaculaire   et   terrifiant   du   son   –  on   se   contentera  de   citer  Apocalypse   Now,   où   une  Chevauchée des Walkyries à plein volume annonçait l'armée américaine dans le ciel du Vietnam.  Lors de la Guerre du Vietnam, précisément, les Opérations Psychologiques (PsyOps) de l'armée  américaine avaient de fait mis au point des techniques de démoralisation et de harcèlement par le  son : certains hélicoptères étaient équipés de haut­parleurs qui diffusaient des cassettes mélangeant  des phrases en vietnamien avec des effets spéciaux dignes des films d'horreur, censés terrifier le  peuple vietnamien. La plus connue de ces cassettes est sans doute celle intitulée  « The wandering   soul » (l'âme errante)21, où un soldat mort revenait hanter le pays en suppliant les vietnamiens de  rendre les armes et de ne pas risquer la mort loin de leur famille (dans la croyance populaire  vietnamienne, si un corps n'est pas enterré sur sa terre natale et honoré par les siens, son âme ne  peut pas rester en paix). Les hélicoptères qui diffusaient ces sons recevaient généralement un feu  nourri   :   non   pas   tant   par   superstition,   que   parce   que   les   cassettes,   diffusées   de   nuit   et   à   fort  volume,  entendues  partout  et  sans  cesse,  devenaient  insupportables.  Bill Rutledge,  un aviateur  engagé dans ces opérations, a ainsi conclu : « On était là pour tuer, et les cassettes des PsyOps nous y   ont sacrément aidés. »22 Pour citer quelques autres exemples, lors de l'invasion du Panama en 1990, la CIA envoie du Led   Zeppelin ou du heavy metal jour et nuit pour déloger le général Manuel Noriega, grand amateur  d'opéra, de l'ambassade du Vatican où il s'était réfugié ­ c'est à la demande du Saint­Siège que la  musique cesse. En 1993 à Waco, le FBI balance de la musique à plein volume pendant plusieurs  jours d'affilée pour faire sortir les membres d'une secte davidienne retranchés dans leur ferme. Les  sons étaient choisis de manière à heurter les croyances des davidiens, avec notamment  « These   Boots Are Made for Walkin' » de Nancy Sinatra, et les cris d'animaux égorgés23.  18 19

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Littéralement « Les cloches de l'enfer », morceau du groupe ACDC utilisé par l'armée américaine Livre de Josué, 6:20 : « Le peuple poussa des cris, et les sacrificateurs sonnèrent des trompettes.  Lorsque le peuple entendit le son de la trompette, il poussa de grands cris, et la muraille  s'écroula » Roman Vinokur, « Acoustic Noise as a Non­Lethal Weapon » (Sound and Vibration, octobre 2004) :  http://www.sandv.com/downloads/0410vino.pdf Tu peux écouter « The wandering soul » ici :  http://www.pcf45.com/sealords/cuadai/wanderingsoul.html ibid. David Hambling, « Sonic Warfare Erupts in Pittsburgh, Honduras » (Wired, 25/09/2009) : 

Quand le chercheur Jonathan Pieslak, dans  Sound targets : American Soldiers and Music in the Irak   War24, s'intéresse au rôle qu'a joué la musique pour l'armée états­unienne dans la guerre d'Irak, les  GIs avec qui il s'entretient lui parlent du rôle des baladeurs mp3 pour se reposer (« ça me relaxe »)  ou au contraire se préparer à la guerre (« ça m'aide à devenir inhumain »)25. Ils lui parlent aussi de  leur hommage grandeur nature à Coppola, quand ils ont préparé le siège de Falloujah en 2004 avec  des   blasters   crachant   du   hard­rock 26  à   plein   volume   dans   les   rues   de   la   ville   :   les   mollahs  répondaient via leurs haut­parleurs avec des chants coraniques, et la ville ainsi bombardée par la  musique était surnommée « LalaFallujah ».  Les véhicules américains étaient équipés de LRAD,  Long Range Acoustic Device, littéralement des  dispositifs acoustiques de longue portée  : on s'y attardera dans le passage sur les hautes fréquences,  mais   on   peut   déjà   en   évoquer   quelques   caractéristiques.   Le   LRAD,   développé   par   la   société  American Technology Corporation (ATC)27, ressemble à une parabole, il ne reçoit pas de son mais  en émet, et il le fait à un très fort volume : au lieu d'un seul gros haut­parleur, il en combine, sur  une surface concentrée, de multiples petits 28. Résultat : la bestiole peut envoyer un son de 152 dB  (l'équivalent d'un avion au décollage), en choisissant très précisément la direction du son, avec une  portée allant de 100 à 3000 mètres (l'intensité du son s'atténuant à mesure). Comme ATC a tout  prévu, on peut brancher diverses sources sur son LRAD : un micro pour envoyer des instructions à  tout le quartier d'un seul coup, un lecteur CD ou mp3 ou, comme on le verra, un générateur de très  hautes   fréquences.  Le   porte­parole  des  PsyOps,   Ben Abel,  indiquera ensuite  à  De   Gregory,  un  journaliste   du  Florida   Times,   à   propos   de   l'usage   d'armes   soniques   en   Irak   :  « Ces   missions   de   harcèlement marchent particulièrement bien dans un contexte urbain comme Fallujah. Le son n'arrêtait pas   de rebondir sur les murs.  (...) Ce n'est pas tellement la musique qui importait, mais le son. C'était comme   envoyer   un   fumigène.   L'objectif   est   de   désorienter   l'ennemi   et   de   le   rendre   confus,   afin   de   prendre   un   avantage  tactique   sur   lui. »29  Très   récemment,   en  septembre   2009,   les   putschistes   honduriens   ont  employé   des   LRAD   pour   envoyer   de   la   musique   à   fort   volume   et   des   hautes   fréquences   sur  l'ambassade du Brésil où s'était réfugié le président Zelaya30.  Qu'est­ce   qui   transforme   le   son   en   arme   ici,   qu'est­ce   qui   le   rend   terrifiant   pour   l'ennemi,   et   stimulant pour ses propres troupes ? Deux choses : son volume et son contenu culturel. Le volume,  on l'a vu plus haut, peut avoir un impact très violent sur le corps humain. Surtout quand le son est  joué   pendant   des   jours   et   des   nuits   ­  « si   vous   pouvez   gêner   l'ennemi   toute   la   nuit,   sa   capacité   à   combattre est atteinte » souligne Abel dans le même article. Le son à fort volume vise par ailleurs à  donner le sentiment d'une toute­puissance, à la fois technologique, et immatérielle : le son tombe  du ciel et on n'y échappe nulle part. Comme l'indique un ancien colonel de l'aviation américaine,  Dan Kuehl, toujours à De Gregory : « A peu près tout ce qui peut manifester votre omnipotence ou votre   absence de peur permet de briser l'ennemi. » Pour ce qui est du contenu culturel, la musique permet là  d'affirmer   de   manière   violente   son   identité   et   sa   volonté   d'écraser   l'identité   de   l'autre.   La  musicologue   Suzanne   Cusick,   dans  « Music   as   torture   /   Music   as   weapon   »  (la   musique   comme 

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http://www.wired.com/dangerroom/2009/09/sonic­warfare­erupts­in­pittsburgh­honduras/ Jonathan Piesalk ­ Sound targets : American Soldiers and Music in the Irak War (Bloomington  and Indianapolis: Indiana University Press, 2009) : http://www.soundtargets.com/ Les témoignage des GIs sont écoutables sur le site de Pieslak : http://jon.pieslak.com/asom/ Notamment Metallica et ACDC Qui se porte très bien : + 41 % de chiffre d'affaire sur 2009 ­ http://www.atcsd.com/site/ Et si tu veux tout savoir, va faire un tour par là : http://science.howstuffworks.com/lrad.htm. Lane De Gregory, « Iraq'n roll », (Florida Time, 21/11/2004) :  http://www.sptimes.com/2004/11/21/Floridian/Iraq__n__roll.shtml David Hambling, « Sonic Warfare Erupts in Pittsburgh, Honduras », ibid. ­ et sur la situation au  Honduras, voir l'article de Lemi : http://www.article11.info/spip/spip.php?article552

torture / la musique comme arme) 31, parle d'une « guerre des masculinités » à travers la création d'un  champ sonore composé de musiques, le rap et le metal, « associées, par ceux qui ne s'y identifient pas,   à la rage masculine ». 

LA MUSIQUE COMME TORTURE Suzanne Cusick analyse plus particulièrement dans son article l'usage par l'armée états­unienne de  la musique comme moyen d'interrogatoire, à Guantánamo et dans les prisons américaines en Irak,  en Afghanistan et ailleurs : « Les théoriciens des usages du son sur le champ de bataille insistent sur les   effets physiques du son, tandis que les théoriciens de l'interrogatoire se concentrent sur la capacité qu'ont le   son et la musique de détruire la subjectivité. ». Binyam Mohamed, qui a été détenu dans plusieurs de  ces prisons, évoque dans  « Human Cargo »32  son expérience en Afghanistan :  « Dans la plupart des   pièces il faisait totalement noir, il n'y avait aucune lumière. Ils m'ont suspendu [à des rails] en hauteur. On   m'a laissé dormir quelques heures le deuxième jour. Mes jambes avaient gonflé. Mes poignets et mes mains   étaient tout engourdis. Il y avait de la musique forte, « Slim Shady » [d'Eminem] et Dr Dre pendant 20   jours d'affilée... [Puis] ils ont passé des rires de films d'horreur et des sons d'Halloween. [A un moment j'ai   été] attaché aux rails pendant 15 jours... La CIA travaillait les gens, moi y compris, pendant des jours et des   nuits... Beaucoup sont devenus fous. J'entendais les gens qui se tapaient la tête contre les murs et les portes,   et qui hurlaient. » La CIA combine ainsi l'utilisation de la musique avec d'autre techniques, comme  la mise en posture de stress (suspension à des rails, ou maintien en position accroupie) – le son  renforce la torture, et est une torture en lui­même, parce qu'il occupe tout l'esprit, qu'il empêche de  penser   librement,   de   s'abstraire   et   de   récupérer   des   autres   formes   de   torture.   En   2003,   le   Sgt  Hadsell expliquait :  « Si vous mettez de la musique 24h/24, votre corps et votre esprit commencent à se   dissocier, votre conscience marche au ralenti, votre volonté est brisée. C'est à ce moment­là qu'on entre pour   discuter avec eux. »33 A Guantánamo, les musiques utilisées pour briser les  « terroristes »  allaient du hard rock à des  chansons pour enfants, comme « I love you » de la série « Barney the Purple Dinosaur », en passant  par   les   Bee   Gees   (« Staying   Alive »)   et   Britney   Spears   (« Baby   One   more   time »)34.   Pour   Jonathan  Pieslak, si le métal revient fréquemment dans ce genre de dispositif, c'est pour ses guitares aux  « distortions qui jouent sur toute une gamme de hautes fréquences »  et pour ses chants qui alternent  entre  « les cris aigus »  et les  « hurlements gutturaux »35. Un interrogateur a ainsi rapporté à Pieslak  qu'il avait essayé Mickael Jackson sur les détenus, mais que ça « ne leur faisait rien ». James Hetfield,  de Metallica, affirmait quant à lui en 2004 : « Depuis le début, on punit nos parents, nos femmes, nos   proches   avec   cette   musique.   Pourquoi   pas   les   Irakiens   ?   (...)   Pour   moi   ces   morceaux   sont   une   forme   d'expression, une liberté d'exprimer ma folie. Si les Irakiens ne sont pas habitués à la liberté, alors je suis   content de contribuer à les y confronter. »36. Quant aux chansons pour enfants et autres tubes disco,  31

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Suzanne G. Cusick ­ « Music as torture / music as weapon » (Transcultural Music Review, 2006) : http://www.sibetrans.com/trans/trans10/cusick_eng.htm – toutes les citations de Cusick sont tirées de ce document Reprieve (ONG américaine notamment engagée dans la défense des prisonniers de  Guantánamo), « Human Cargo: Binyam Mohamed and the Rendition Frequent Flyer Programme »  (2008) : http://www.reprieve.org.uk/humancargo Chloe Davis, « Head banging music in secret prisons » (Reprieve, 05/10/2009) :  http://www.reprieve.org.uk/2009_10_05music_torture Laurent Macabies, « La playlist des tortures de Guantánamo » (Backchich TV, 15/12/2008) :  http://desourcesure.com/guerreterrorisme/2008/12/la_playlist_des_tortures_de_gu.php Cité dans Adam Shatz, « Short Cuts » (London Review of Books, 23/07/2009) :  http://www.lrb.co.uk/v31/n14/adam­shatz/short­cuts Cité dans Lane De Gregory, op. cit.

pop ou sexuellement très suggestifs, ils visent à harceler, humilier, choquer des prisonniers qui  les  décrivaient alternativement comme « insupportablement fortes », « infidèles », « occidentales »37. L'ONG  Reprieve a abondamment documenté l'usage de cette forme de torture dans la récente  « guerre   contre le terrorisme »  des Etats­Unis38, et a engagé avec des musiciens dont les morceaux  étaient  utilisés   une   action   intitulée   Zero   dB39,  « manifestation   silencieuse »  contre   l'usage   de   la   musique  comme moyen de torture. En juillet 2009, ils en demandent l'arrêt effectif dans leur  « Lettre des   musiciens à Obama »40. L'utilisation du son – ou de son absence – comme moyen de torture remonte  à l'après seconde  guerre mondiale. Cette forme de « torture blanche », c'est­à­dire qui ne laisse pas de traces visibles  sur le corps, a été formalisée dans le Manuel Kubark41 (du nom de son rédacteur) de la CIA : en 1963,  il décrivait ainsi diverses techniques pour faire parler l'ennemi. Ce n'était pas tant la musique à  proprement parler qui était employée, que le silence absolu, et éventuellement son alternance avec  le   bruit   à   fort   volume.   Kubark   écrit  notamment   :  « Les   conditions   de   détention  sont   pensées   pour   accroître chez le sujet le sentiment d'être totalement coupé de l'univers connu et rassurant, et d'être plongé   dans  l'étrange. »42  Il  poursuit  :  « La  principale  conséquence  de  l'arrestation  et  de  la  détention,  et plus   particulièrement   de   l'isolement,   est   de   priver   le   sujet   de   la   plupart   des   visions,   sons,   goûts,   odeurs   et   sensations   tactiles   auxquels   il   est   habitué. ».   Cette   privation   sensorielle   s'appuyait   notamment   sur  l'analyse par John C. Lilly de récits autobiographiques d'explorateurs polaires et autres navigateurs  solitaires, où il indiquait : « Les symptômes communément produits par l'isolement sont la superstition,   l'amour   intense   de   tout   autre   être   vivant,   l'impression   que   les   objets   inanimés   sont   vivants,   des   hallucinations   et   des   illusions. »43  Pour   parvenir   artificiellement   à   cette   privation   sensorielle,   des  chambres sourdes44  ou des casques antibruits45  sont utilisés ou même, lors d'une expérience du  National Institute for Mental Health (Institut national de la santé mentale), l'immersion de tout le  corps excepté la tête dans une pièce remplie d'eau46. Dans les années 1970, la privation sensorielle ou l'exposition à un bruit constant sont utilisées aussi  bien par la CIA au Vietnam, que par les britanniques en Irlande du Nord (qui soumettaient les  prisonniers de l'IRA, entre autres formes de torture, à un bruit blanc continu 47) ou les forces de  l'ordre uruguayennes, brésiliennes, guatémaltèques, argentines, chiliennes, philippines, iraniennes,  formées   par   l'US   Army   School   of   the   Americas   (l'Ecole   des   Amériques,   qui   a   instruit   les 

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Rapport de Human Rights Watch en 2005 sur une prison secrète de la CIA en Agfhanistan, cité  dans Cusick, op. cit. Voir l'ensemble des articles consacrés à la question ici : http://www.reprieve.org.uk/search? query=music&page=1 http://www.zerodb.org, qui réunit, entre autres musiciens, Peter Gabriel, Massive Attack,  Dizzee Rascal, R.E.M., Graham Coxon, Doves, Pearl Jam... « Lettre des musiciens à Obama » :  http://www.reprieve.org.uk/static/downloads/zerodBLetter_GABRIELOBAMA_2009_07_16.pdf Kubark Counterintelligence Interrogation Handbook (CIA, juillet 1963), partiellement déclassifié :  http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB27/01­01.htm Op. cit., p. 86 Cité dans Kubark, op. cit., p.88 Ou chambres anéchoïques, absorbant toutes les ondes sonores. À Guantánamo par exemple, où on a également fait porter aux prisonniers, menottés, un  masque chirurgical sur la bouche et le nez, des lunettes de protection opacifiées et des  mouffles : http://www.er.uqam.ca/nobel/r33554/accueil/guantanamo.html Citée dans Kubark, op. cit. Le bruit blanc est un bruit composé de toutes les fréquences au même niveau d'intensité, comme lorsqu'une télé est déréglée – tu peux en écouter ici : http://www.simplynoise.com/

tortionnaires de l'Opération Condor48) ou l'US Office of Public Safety, entre autres insitutions 49.  Suite aux événements en Irlande du Nord, la Cour Européenne des Droits de l'Homme qualifie en  1976   de  « traitements   inhumains   et   dégradants »  les   pratiques   qui   combinent   la  « désorientation   sensorielle – isolement, maintien en position debout, chaud et froid extrêmes, lumière et obscurité, bruit et   silence ­ et la douleur physique et psychologique auto­infligée, dans le but de désintégrer l'identité­même du   prisonnier »50. En 1997, l'Onu parle, elle, plus franchement de  « torture »  pour désigner la pratique  utilisée par l'armée israélienne, de priver les prisonniers palestiniens de sommeil en leur imposant  une musique forte pendant des jours et des nuits d'affilée 51. Dans un cas comme dans l'autre, le  droit international bannit leur usage : « Les données expérimentales montraient que ce "système torture   moderne"  était bien plus efficace que les coups ou la privation de nourriture, puisqu'il parvenait  à une   désintégration psychologique en quelques jours, plutôt que quelques semaines ou mois. »52 Suzanne Cusick conteste le terme de torture « blanche » (« no­touch torture » en anglais, la « torture   qui ne touche pas ») habituellement employé, et s'interroge sur les atteintes probables quoique pour  l'instant   non   documentées   (du   moins   publiquement),   à   l'appareil   auditif   et   au   fonctionnement  cérébral, à la fois sur le moment et sur le long terme. Elle a constaté le même type de minimisation,  d'atténuation,   dans   la   manière   dont   cette   torture   était   représentée   dans   la  « blogosphère »  au  moment où les premières informations sur Guantánamo étaient rendues publiques.  « Est­ce que   c'est vraiment de la torture ? » et « C'est quoi la playlist ? » : voilà pour elle autour de quoi tournait  l'essentiel des commentaires en ligne ­ et les uns et les autres de blaguer, de proposer des playlists  alternatives, de parler de leurs querelles de voisinage ou de leurs goûts musicaux. Autrement dit,  la musique présente l'avantage, pour le pouvoir qui l'utilise comme arme, de brouiller le débat : la  torture en devient risible, socialement acceptable et télégénique. Et la protestation d'artistes, qui  mêlent à leurs revendications humanistes des considérations sur l'absence d'accord de diffusion ou  les droits d'auteur non reversés, n'y change pas grand chose. Enfin, cette forme de  torture  est pour Cusick très représentative du pouvoir totalisant  tel qu'il  s'exerce aujourd'hui. Quand la musique est employée comme arme, elle donne le sentiment de  « toucher sans toucher » : c'est l'expérience d'une « dystopie53 post­foucaldienne, où l'on est incapable de   donner un nom, et encore moins de résister, au Pouvoir diffus et englobant qui est à l'extérieur de soi, mais   également à l'intérieur de soi, et qui force la personne à obéir contre son gré, contre son intérêt, parce qu'il   n'y a aucun moyen – pas même le retrait dans l'intériorité – d'échapper à la douleur. »  Et elle conclut :  « Quel   meilleur   moyen  que   la  musique   pour   donner   corps   (de   manière   performative)   à   l'expérience   du   Pouvoir irrésistible et omniscient de l'Occident (de l'infidèle) ? » La musique, en Irak ou à Guantánamo,  devient l'outil du pouvoir à double titre : d'une part elle fait « partie prenante de l'affirmation par les   Etats­Unis de leur souveraineté mondiale », d'autre part elle permet au gouvernement de « donner à ses   soldats des boucs­émissaires sur qui canaliser, à travers le choix de musiques liées à la virilité des classes   populaires, leur rage contre les forces économiques et politiques. Ces forces qui font d'eux, comme de leurs   prisonniers, des êtres humains que l'Etat laisse impunément mourir. » La musique enrôlée dans la guerre  contre le terrorisme pour faire oublier la lutte des classes, en somme.

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Pour plus d'infos sur cette campagne d'assassinats politiques en Amérique du sud dans les  années 1970, lire ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Op %C3%A9ration_Condorhttp://fr.wikipedia.org/wiki/Op%C3%A9ration_Condor McCoy, A Question of torture, cité dans Cusick, op. cit. Dixit un chercheur de l'Université de McGill, impliquée dans le développement des techniques  de désorientation, cité dans McCoy Adam Shatz, op. cit. Cusick, op. cit. Une dystopie est le contraire d'une utopie, le pire des mondes possibles

« NO MATTER WHAT YOUR PURPOSE IS, YOU MUST LEAVE »54 :  LES HAUTES FRÉQUENCES ET LES ULTRASONS Dans les derniers mois, les adolescents anglais, les militants anticapitalistes, les pirates somaliens,  les civils irakiens ou les grévistes thaïlandais ont eu l'occasion de tester les armes soniques à très  hautes fréquences. Inutilisées en France pour l'instant, elles pourraient bien y débarquer dans un  avenir   proche   :   leurs   qualités   ont   tout   pour   plaire   aux   états­majors   policiers   et   militaires.  Contrairement   aux   infrasons,   les   hautes   fréquences   et   les   ultrasons   sont   des   ondes   courtes,  extrêmement directionnelles (elles filent droit devant la source d'émission), qui ne traversent pas  (ou peu) les matériaux, et qui, avec peu d'énergie, peuvent avoir une forte intensité – d'où les  expressions science­fictionnesques employées dans le langage courant pour les décrire :  « canons   soniques », « balles acoustiques », « rayons sonores ».  Les hautes fréquences (2000 à 20 000 Hz) et les ultrasons (au­delà de 20 000 Hz) ont été utilisés,  parmi d'autres armes non­létales55, dès les années 1970 par l'armée américaine au Vietnam : aux  côtés des cassettes diffusées par hélicoptère, les Opérations Psychologiques avaient mis au point le  « Curdler » (« Le glaceur de sang »)  ou  « People Repeller »  (« Le répulsif »),  qui envoyait un sifflement  extrêmement aigu à une très forte intensité56. Au même moment, la presse évoque l'usage par la  54

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« Peu importent vos raisons d'être ici, quittez immédiatement ce lieu » ­ la police de Pittsburgh aux  manifestants anti­G20 en août 2009, en usant du LRAD La liste est longue, comme en atteste cet index de 1996 rédigé par l'United States Air Force  Institute for National Security Studies, « Non­lethal weapons : terms and references » (Robert J.  Bunker) : http://www.angelfire.com/or/mctrl/nonlethal.html L'ensemble de ces opérations étaient regroupées sous le nom d'Urban Funk Campaign

Grande Bretagne d'une  « Squawk Box »  (« La boîte à cris ») en Irlande du Nord pour diperser les  émeutes : cette arme émettait « deux hyperfréquences différentes [par exemple 16 000 Hz et 16 002 Hz],   qui une fois mixées par l'oreille devenaient insupportables, et causaient des étourdissements, des nausées et   des évanouissements »57, mais l'existence de cette arme reste douteuse. En 2005, l'armée israélienne  mettait en action le « Shriek » (le « Cri perçant ») contre des Palestiniens protestant contre le Mur, et  envisageait   son   usage   contre   ses   propres   colons   s'ils   refusaient   de   quitter   la   bande   de   Gaza 58.  L'aviation israélienne a d'ailleurs employé le son d'une autre manière, en jouant non plus sur ses  propriétés acoustiques mais sur sa vitesse (environ 1200 km/h) : les jets passaient le mur du son à  basse   altitude,   créant   des   explosions   sonores   extrêmement   violentes,   que   les   Palestiniens  comparaient à un tremblement de terre ou à une énorme bombe 59. L'ONU a demandé l'arrêt de ces  attaques, qui visaient à paniquer les populations civiles. 

LE LRAD Le   LRAD,   qu'on   a   déjà   vu   utilisé   ci­dessus   comme   haut­parleur   extrêmement   puissant   pour  diffuser de la musique ou une voix au micro, peut également émettre une très haute fréquence  allant, selon les modèles, de 1kHz (1000 Hz) à 2,5 kHz (2500 Hz). Il a d'abord été employé par les  navires états­uniens, pour entrer en contact avec d'autres embarcations, et  éventuellement pour  s'en   défendre   :   quand   le   bateau   étranger   approche   trop   près,   le   LRAD   est   employé   comme  mégaphone, pour demander un éloignement – si le bateau étranger continue à s'approcher de la  zone de sécurité définie, le LRAD est employé comme émetteur de hautes fréquences. C'est ainsi  qu'en 2005, le Seabourn Spirit, un navire de croisière, a usé d'un LRAD contre des pirates somaliens.  L'armée américaine l'a également employé en Irak, non seulement pour bombarder Fallujah de  hard rock, mais, en mode hyperfréquences, comme arme pré­létale – le Sergent Major Herbert A.  Friedman, engagé dans les PsyOps en Irak, indiquait ainsi :  « Le LRAD s'est montré efficace pour   nettoyer   les   rues   et   les   toits   pendant   les   opérations   de   sécurisation   et   de   recherche,   pour   diffuser   des   instructions,   et   pour   déloger   des   tireurs   ennemis   embusqués,   que   nos   propres   tireurs   ont   ainsi   pu   éliminer. »60  En clair, le LRAD étant insupportablement douloureux à l'oreille, les snipers irakiens  lâchaient leurs armes pour se protéger les oreilles et tentaient de fuir la zone, et les GIs pouvaient  tranquillement les descendre. Selon Jürgen Altmann61, dans les très hautes fréquences, c'est surtout l'intensité du son qui joue : à  140 dB, des perturbations de l'équilibre voire des étourdissements ont pu être relevés, même avec  une protection, à 160 dB une sensation de chaleur intense apparaît – les possibles pertes d'audition,  ainsi que les témoignages de nausées ou de maux de tête restent mal documentés pour l'instant. Le  LRAD à son intensité maximale émet à 152 dB, et à son intensité normale à 120 dB. Dans les 300  57

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Explication par Jürgen Altmann, qui reconnaît la possibilité de l'usage de deux hautes  fréquences pour produire une fréquence infrasonique, mais estime cependant que cette arme  aurait requis une puissance irréaliste pour aboutir à ce résultat. Voir, « Acoutic weapons – A   Prospective Assessment : Sources, Propagation and Effects of Strong Sound » (Cornell University,  Peace Studies Program, 1999), une des très rares études scientifiques disponibles sur les  armes acoustiques : http://www.princeton.edu/sgs/publications/sgs/pdf/9_3altmann.pdf Melissa Block, « For a Non­Lethal Weapon, Israel Uses Sound » (National Public Radio, radio  public états­unienne, 13/06/2005) : http://www.npr.org/templates/story/story.php? storyId=4701588 Chris McGreal, « Palestinians hit by sonic boom air raids » (The Guardian, 03/11/2005) :  http://www.guardian.co.uk/world/2005/nov/03/israel Rapport sur l'activité de la 361ème Unité d'Opérations Psychologiques en Irak :  http://www.psywarrior.com/361stPsyopIraq.html Jürgen Altmann, Acoutic weapons, op. cit.

premiers mètres, il rend impossible toute action autre que la recherche de protection ou la fuite ­  car le LRAD offre peu de moyens de lui échapper : les boules quiès et autres casques antibruit sont  d'un   effet   limité,   la   seule   solution   est   de   sortir   du   champ   d'émission,   en   partant   derrière   (les  opérateurs   du   LRAD   ne   sont   pas   incommodés   outre   mesure   par   le   son,   puisqu'il   est   très  directionnel), sur les côtés (l'angle d'émission, selon le site du constructeur, est de +/­ 15°), ou à  une distance qui en atténue l'impact. En 2004, la police de New York en fait usage lors de la Convention Républicaine annuelle. En 2005,  la police de Santa Ana utilise le LRAD pour déloger des personnes d'une maison, puis il sert dans  les zones sinistrées par l'ouragan Katrina à New Orleans 62. En 2007, la police géorgienne l'emploie  contre   des   opposants   à   Tbilissi63.   En   février   2009,   un   baleinier   japonais   s'en   sert   contre   des  activistes écologistes de Sea Shepherd64, qui se sont depuis également équipés d'un LRAD65. En  août 2009,  c'est  la  police  thaïlandaise  qui  le  lance   à Bangkok  contre  des  travailleurs  protestant  contre des licenciements à l'usine Triumph66. En septembre 2009, il est employé par la police de  Pittsburgh   contre   des   opposants   au   G20 67.   Et   simultanément   au   Honduras   lors   du   siège   de  l'ambassade du Brésil par les putschistes, en alternance avec de la musique 68. Les Etats­Unis l'ont  employé non seulement pour sécuriser leurs convois militaires, mais également dans les prisons,  notamment en Irak à Camp Bucca ­ et sur le site du constructeur, ATC, un ancien GI regrette qu'il  n'ait pas déjà existé lorqu'il était en mission dans un camp de réfugiés69...  Une version moins puissante, de « moyenne portée », est commercialisée en Grande­Bretagne sous le  nom de MRAD (Medium Range Acoustic Device) 70. La société HPV Technologies a également mis  sur le marché des armes similaires, appelées les Magnetic Audio Devices (MAD, dispositif audio  magnétique)71. Et des armes plus mobiles sont en développement, comme le Banshee II mis au  point   par   Lee   Bzorgi,   directeur   du   National   Security   Technology   Center   de   l'usine   d'armes  nucléaires Y­12, située à Oak Ridge, dans le Tennessee 72. Le principe est le même : une très haute  fréquence envoyée à 144 dB, sauf que ça tient dans la main 73 et que c'est beaucoup moins cher ­ la  62

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Bradford Non­Lethal Weapons Research Project 2006 :  http://www.brad.ac.uk/acad/nlw/research_reports/docs/BNLWRPResearchReportNo8_Mar06 .pdf  http://www.youtube.com/watch?v=_EUU0BpQego  Andrew Darby, « Whalers attack activists at sea » (The Age, 06/02/2009) :  http://www.theage.com.au/national/whalers­attack­activists­at­sea­20090205­7z05.html Raffi Khatchadourian, « Street fight on the high seas » (The New Yorker, 12/01/2010) :   http ://www.newyorker.com/online/blogs/newsdesk/2010/01/sea­shepherd.html     « Leaders of Peaceful Protest Against Triumph Threatened with Arrest » (Clean Clothes Campaign,  07/09/2009) : http://cleanclothes.org/urgent­actions/leaders­of­peaceful­protest­against­ triumph­threatened­with­arrest­in­thailand « Testés en Irak, appliqués au G20: les nouveaux canons anti­émeute » (Numéro Lambda,  03/10/2009) : http://numerolambda.wordpress.com/2009/10/03/irak­g20­canons­anti­ emeute/, avec cette remarque judicieuse : « Notez bien l’autre arme acoustique, plus  conventionnelle : la voix synthétique de la police façon Robocop » David Hambling, « Sonic Warfare Erupts in Pittsburgh, Honduras », op. cit.  Voir la vidéo, où l'on apprend comment « contrôler les foules violentes », en l'occurrence des  irakiens qui ont l'air plutôt pacifiques :  http://www.atcsd.com/videos/8_News_LRAD_for_Crowd_Control_2­3­04.wmv Bradford Non­Lethal Weapons Research Project 2006, op. cit. Voir le site du constructeur : http://www.getmad.com/index.html, où l'on appréciera le jeu de  mot « get mad », qui signifie à la fois « achetez un MAD » et « devenez fous » Frank Munger, « Creator: Banshee II nonlethal weapon assaults only ears » (Knoxnews,  01/09/2009) : http://www.knoxnews.com/news/2009/sep/01/loud­and­clear­and­very­ painful/ (un article pas franchement opposé à ces armes...) Frank Munger, « What does Banshee II look like? » (Atomic City Underground, blog de Knoxnews,  10/09/2009) :  http://blogs.knoxnews.com/munger/2009/09/what_does_banshee_ii_look_like.html

démocratisation des armes soniques est en marche. Aux Etats­Unis, la recherche dans le domaine  des armes acoustiques « de toutes formes et de toutes tailles, allant de la taille d'un crayon à celle d'une   berline », est notamment développée par SARA74, Scientific Application and Research Associates. D'autres armes ont des propriétés similaires quoiqu'elles ne soient pas soniques : elles se classent  dans   la   catégorie   des  « armes   à   énergie   dirigée »,   et  le   développement   est   dynamique   dans   le  domaine, comme en attestent les informations sur le site du Joint Non Lethal Weapons Program 75  (Programme commun sur les armes non léthales) du Department of Defense américain. On peut  citer,  notamment,   les   armes   optiques   (grenades   aveuglantes),   l'Active   Denial  System  (ADS,   qui  envoie des micro­ondes donnant une impression de brûlure intense sur la peau) et son pendant  civil le Silent Guardian développé par la société Raytheon76, le Pulsed Energy Projectile (PEP, un  « laser   à   deutérium   fluoré »,   qui   provoque   une   paralysie   temporaire)77,   ou   des   recherches   plus  intrusives encore, comme celles du WRAIR, le Walter Reed Army Institute of Research (WRAIR),  qui développa notamment à partir de 1973 le Projet Pandora (envoi d'audiogrammes par des ondes  pulsées, donnant l'impression à la cible de ces ondes d'entendre des voix) 78. Le constructeur du  LRAD, American Technology Corporation, a développé et mis en vente un procédé similaire, le  HSS, Hypersonic Sound System79, dont il évoque sur son site les avantages pour les commerces et  lieux   publics   :   le   HSS   est  un  haut­parleur   extrêmement   directionnel,   qui  permet   de   cibler  très  précisément   la   zone   d'émission.   A   tel   point   qu'il   peut   se   substituer   aux   audioguides   dans   les  musées (plus besoin de casque, le visiteur devient la seule cible du son), ou envoyer de la publicité  de manière très localisée devant tel ou tel magasin 80. On imagine aisément des usages policiers,  comme d'adresser un ordre précis à une personne ou un groupe de personnes dans une foule.

LE MOSQUITO Les HSS peuvent ainsi trouver leur place, sur les façades des boutiques, aux côtés des « Mosquitos »  (les  « moustiques »), inventés par Howard Stapleton et commercialisés par la société britannique  Compound Security Systems (CSS) 81. Ces émetteurs de hautes fréquences ont fait leur apparition  en 2005 : ils jouent dans la vie de tous les jours le même rôle que les LRAD en situation de conflit,  c'est­à­dire   qu'ils   produisent   un   son   insupportable   pour   éloigner   une   population   donnée   d'un  endroit donné. Le système, qui peut monter de 95 dB à 108 dB, peut fonctionner sur deux modes :  sur   la   fréquence   17   kHz   (17   000   Hz),   il   n'incommode   que   les   oreilles   de   moins   de   25   ans,  puisqu'une   des   caractéristiques   de   l'audition   humaine,   à  mesure   qu'elle   vieillit,   est   de   ne   plus  entendre les très hautes fréquences. Sur la fréquence de 8000 Hz, l'ensemble de la population peut  entendre le Mosquito et en être gênée. Le seuil de douleur n'est pas atteint, mais le désagrément,  après   plusieurs   minutes   d'exposition,   est   suffisant   pour   quitter   la   zone.   Selon   CSS,   il   est  « la   solution  au problème   éternel  des  jeunes   et   des   adolescents   qui  squattent  dans  les   centres  commerciaux,   devant   les   magasins   et   tout   autre   endroit   où   ils   créent   des   problèmes.   La   présence   de   ces   adolescents   décourage les vrais acheteurs et clients de venir dans votre magasin, vous faisant ainsi perdre de la clientèle   74 75 76 77

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 http://www.sara.com/DE/high_power_acoustics/high_power_acoustic_tech.html   https://www.jnlwp.com   http://www.raytheon.com/capabilities/products/silent_guardian/  Georges­Henri Bricet des Vallons, « L’arme non létale dans la stratégie militaire des Etats­Unis :  imaginaire stratégique et genèse de l’armement » : http://conflits.revues.org/index3116.html Dont on trouve un descriptif déclassifié sur le site du Department of Defense américain :  http://www.dod.mil/pubs/foi/reading_room/775.pdf  http://www.atcsd.com/site/content/view/13/104/  Une explication pédagogique est disponible ici :  http://www.popularmechanics.com/technology/audio/1279591.html?page=1  http://www.compoundsecurity.co.uk/ 

et des bénéfices. »  ­   en un mot comme en cent, l'outil indispensable pour un capitalisme apaisé,  contre les graffitis, le squattage, et tous les  « comportements anti­sociaux face auxquels la police reste   impuissante ». CSS, qui a pensé  à tout, commercialise  également  « l'alternative au Mosquito », un  « Lecteur de musique – Système d'apaisement de l'humeur »82, qui diffuse de la musique classique ou  paisible libre de droits83. Le Mosquito,  bien accueilli par les  commissariats, les  commerces  et  les transports en commun  britanniques, a néanmoins suscité une forte opposition dans le public : une campagne intitulée  « Buzz   off »84  demande   son   interdiction.   Le   Défenseur   des   droits   des   enfants,   Albert   Aynskley­ Green,   a   critiqué   à   la   fois   la   diabolisation   de   la   jeunesse   sur   laquelle   jouait   ce   dispositif,   et  l'exposition à ces hautes fréquences des bébés et des jeunes enfants, que leurs parents ne peuvent  pas   protéger   puisqu'eux­mêmes   n'entendent   pas   le   Mosquito85.   La   légalité   du   dispositif   a   par  ailleurs été questionnée en Irlande, puisqu'il contredit le Non­Fatal Offences Against the Person Act de  199786, qui qualifie  de crime  l'exposition d'autrui  à toute force,  que ce  soit  « de  la chaleur, de la   lumière, de l'électricité, du bruit, ou toute forme d'énergie », sans motif légal et sans consentement. Des  pédiatres se sont inquiétés des effets sur la santé, mais les études britanniques sur la question  s'étant gardées de conclure quoi que ce soit, le boîtier poursuit son chemin. En France, le Mosquito  a été commercialisé en 2006 par la société IPB sous le nom de Beethoven,  « Un son qui adoucit les   moeurs »87,   disent­ils   sans   rire,   mais   ni   l'accueil   public   ni   la   jurisprudence   ne   s'y   sont   montrés  favorables : en 2008, le Tribunal de Grande Instance de Saint­Brieuc, suivant en cela la demande de  l’association de commerçants Val Tonic, qui le qualifiaient  « d'arme sonore illicite »,  en a interdit  l'usage à un particulier de Pléneuf Val­André, en arguant d'un « trouble anormal de voisinage » et de  la « gêne auditive pour toutes les personnes »88. Des riverains s'étaient plaints de migraines, de nausées,  d'acouphènes, et les enfants se bouchaient les oreilles en passant devant la maison en question.  Aujourd'hui, le site d'IPB renvoie à celui de CSS. La Commission européenne, en revanche, a refusé  en 2008 d'interdire le Mosquito.  Un   rapport   allemand   plus   courageux   est   pourtant   paru   en   décembre   2007.   Commandé   par   le  Ministère des affaires sociales, des femmes, de la famille et de la santé du Land de Basse­Saxe, et  intitulé « Einsatz von Ultraschall­Störgeräusch­Sendern nicht ganz unbedenklich »89 (« l'usage des canaux   ultrasoniques n'est pas entièrement sûr »), il évoque les risques d'exposition prolongé aux ultrasons  des bébés et jeunes enfants, et parle également des effets sur la santé : « Les ultrasons n'affectent pas   seulement   l'audition.   Des   troubles   de   l'équilibre   et   autres   effets   non   auditifs   sont   connus.   Au   niveau   d'intensité que peut atteindre le dispositif, l'apparition d'étourdissements, de maux de tête, de nausée et de   faiblesse est certaine. D'autres risques pour la sécurité et la santé sont possibles. »  Mais en attendant, les vendeurs de  « nausées soniques »90  ou de  « dévastateurs soniques »91  peuvent  s'en   donner   à   coeur   joie,   et   à   des   intensités   supérieures   à   celles   du   Mosquito   (quoiqu'à   des  fréquences moins hautes) : c'est le cas, par exemple, des Infernos92, « les alarmes du futur » produites  82 83 84 85

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 http://www.compoundsecurity.co.uk/fr/css­music­player­mood­calming­system  Mais ça, ça fera l'objet d'un autre article Qui signifie « dégage », en jouant sur les mots avec le bzzz d'un (vrai) moustique « Sonic Youth Weapon should be banned » : http://www.indymedia.ie/article/86200  (Indymedia  Irlande, 12/02/2008)  http://www.irishstatutebook.ie/1997/en/act/pub/0026/sec0002.html#zza26y1997s2   http://www.ibpfrance.fr/ultrasonbeethoven/  Pierre­Henri Allain, « Le “boîtier anti­jeunes” du Val André devant la justice » (blog de Libération à  Rennes, 24/04/2008) : http://www.liberennes.fr/libe/2008/04/le­botier­anti.html  http://www.baua.de/nn_5858/de/Presse/Pressemitteilungen/2007/12/pm079­07.html   http://www.amazing1.com/ultra.htm   http://www.futurehorizons.net/sonic.htm   http://www.inferno.se/ 

par   la   société   suédoise   Indusec.   Ces  « barrières   soniques »,  telles   qu'elles   sont   appelées   par   le  constructeur, émettent une fréquence de 2 à 5 kHz, à un volume pouvant aller jusqu'à 127 dB :  « Inferno Intenso entraîne une modification immédiate du comportement de la personne, qui a le réflexe   instantané de mettre ses mains sur ses oreilles, puis de sortir de la zone d'intensité. » Parmi les utilisateurs  de   l'Inferno   Intenso,   sont   aussi   bien   citées   des   usines   d'armement   nucléaire   russes,   que   des  magasins ou des bureaux. 

LE SON DU POUVOIR Ces   applications   dans   la   vie   quotidienne   d'armes   initialement   développées   pour   le   champ   de  bataille,   caractérisent   précisément,   selon   le   chercheur   Georges­Henri   Bricet   des   Vallons,   une  « dualité civile­militaire qui siège au coeur du concept de non­létalité ». Dans « L'arme non létale dans la   stratégie militaire des Etats­Unis : imaginaire stratégique et genèse de l'armement »93, Bricet des Vallons  évoque l'apparition de ce concept dans les années 1960 et 1970 aux Etats­Unis,  « dans un contexte   marqué par l'émergence des masses contestataires et des mouvements de défense des droits civiques ». Il en  reprend la généalogie à la fois judiciaire (le National Institute of Justice, d'abord intéressé par le  « développement   d'armes   incapacitantes   destinées   au   contrôle   des   populations   civiles,   carcérales   notamment »),   énergétique   (département   de   l'Energie),   policière   (American   Correctionnal  Association et National Association of Sheriffs) puis militaire.  La   notion   de   non   létalité   est   ainsi   devenue  « centrale   dans   la   réflexion   militaire   sur   les   conflits   asymétriques et la guerre urbaine » ­ les conflits asymétriques étant ceux qui opposent des forces dont  l'organisation, les objectifs, les moyens et les stratégies diffèrent :  « présence permanente du média   dans le conflit, multiplication des conflits urbains prolongés (Palestine, Liban, Somalie, Côte d'Ivoire, Irak,   Afghanistan),   dilution   de   la   distinction   sémiologique   entre   militaire   et   civil,   combattants   et   non­ combattants,   militaires   et   paramilitaires... ».   Pour   le   chercheur,   la   caractéristique   commune   de   ces  conflits, qui tendent à devenir le  « modèle stratégique dominant », est  « bien celle de la guerre donnée   comme système de contrôle transversal et continuum de force ».  A travers le développement de ces armes non létales, on assiste donc à une mutation de la guerre,  qui se veut « propre », et totale : il ne s'agit plus d'éliminer, mais de neutraliser et de contrôler. Bricet  des Wallons cite Foucault, sur la biopolitique :  « La mise en place [...] de cette grande technologie  à   double face – anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du   corps et regardant vers les processus de la vie – caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais   n'est peut­être plus de tuer mais d'investir la vie de part en part. »94 Et les armes non létales, acoustiques  en particulier, favorisent cet « investissement de la vie de part en part », en court­circuitant notamment  les oppositions possibles : tout comme la musique rendait la torture socialement plus acceptable,  les armes soniques sont « media­friendly », elles passent bien dans les médias : « d'un point de vue   politico­militaire, [un tel système d'armes non létales] fournit un argument pour légitimer des opérations qui   n'auraient pu l'être avec des armes conventionnelles, tandis que d'un point de vue tactique, il offre aux   décideurs sur le terrain une option supplémentaire d'intervention. »95  Cette nouvelle typologie d'armes  favorise simultanément le business : les Etats­Unis ont par exemple vendu des LRAD à la Chine 96,  93

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Georges­Henri Bricet des Vallons, « L’arme non létale dans la stratégie militaire des Etats­Unis :  imaginaire stratégique et genèse de l’armement » (Cultures & Conflits n°67, automne 2007) :  http://conflits.revues.org/index3116.html Foucault, Histoire de la sexualité Bricet des Vallons, op. cit. David Hambling, « US Sonic Blasters Sold to China » (Wired, 15/05/2008) :  http://www.wired.com/dangerroom/2008/05/us­sonic­blaste/

en dépit de l'interdiction de vente d'armes à ce pays97 depuis le massacre de Tian'anmen en 1989,  parce que le constructeur les définit, techniquement, comme des  « dispositifs acoustiques »  et non  comme des « armes ». Une autre qualité de ce type d'armement pour le pouvoir, est qu'il ne laisse aucune trace visible   après usage ­ pas besoin de nettoyer les rues de la ville après une bataille sonique, et pas besoin  non plus de s'inquiéter de protestations de la part des victimes : on peut prouver une blessure  causée par une matraque ou un tazer, bien plus difficilement celle d'un LRAD (ou d'un Mosquito).  On   peut   démontrer   une   nuisance   visible,   beaucoup   moins   celle   que   seule   une   partie   de   la  population perçoit. L'invisibilité de l'énergie « incapacitante » envoyée par ces armes, voire, dans le  cas   des   infrasons   et  des   ultrasons,   l'impossibilité   de   prendre  conscience  de   leur   usage  (puisque  l'oreille ne les détecte pas), en font également des armes insaisissables, immatérielles et quelque  peu   mystérieuses.   La   difficulté   à   appréhender   ces   armes,   ainsi   que   la   masse   de   rumeurs  conspirationnistes et de constructions paranormales qu'elles suscitent, sont autant d'atouts en leur  faveur   :   cela   brouille   les   informations   à   leur   sujet,   et   alimente   l'effet   psychologique   dont   elles  bénéficient. Les armes soniques sont des armes totalisantes, au sens où elles envoient des ordres qu'on ne peut  pas contester : sur le moment, il ne s'agit que d'obéir à la dispersion exigée par le pouvoir, ou à  l'interdiction   d'accès   à   une   zone   donnée.   Non   seulement   aucune   espèce   de   discussion   n'est  envisageable (il y a une frontière sonore infranchissable), mais aucune contestation n'est possible  sur le moment – elle ne peut être que différée, ou se situer sur un autre terrain. Totalisantes, elles le   sont également au sens où l'écoute est collective 98 : on peut choisir ce qu'on regarde, mais c'est tout  le groupe qui partage le même environnement sonore. L'arme sonique brise le collectif et renvoie  chacun à son individualité : se protéger, fuir. Elle joue, de manière plus violente, le même rôle que  les mobiliers urbains qui visent à individualiser, endiguer et orienter les flux rendus obligatoires :  la   machine   ne   tolère   aucun   blocage,   aucun   arrêt,   aucune   gratuité.   Les   réappropriations   et   les  contournements restent à inventer.

« UN GESTE SONORE PASSIONNÉ » : RÉSISTANCES & CONTRE­ATTAQUES

Si   les   résistances   dans   la   rue   à   ces   armes   soniques   sont   encore   à   imaginer,   il   existe   quelques  premières formes de réponse du côté des businessmen et, surtout, des artisans du son. Dans la  série commercialo­ludique, peu après l'apparition des  « Mosquitos », était mise en circulation une  sonnerie pour téléphone portable du même nom99, basée sur les mêmes fréquences (mais à un  niveau sonore très bas, et pour de brèves périodes, donc non douloureuses), que seules les jeunes  oreilles peuvent entendre (et donc ni les profs ni les parents). Mais on pourrait difficilement, en   termes de contestations, se satisfaire de la capacité du libéralisme à tout absorber et recycler.  97

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Embargo appliqué par l'Union Européenne et les Etats­Unis, non sans quelques désaccords  comme en atteste ce dossier de la Mission des Etats­Unis auprès de l'Union Européenne,  « Chinese Arms Embargo » :  http://useu.usmission.gov/Dossiers/Chinese_Arms_Embargo/default.asp Voir, sur ce caractère collectif de l'écoute, Noel García López, « Alarmas y sirenas : sonotopías  de la conmoción cotidiana » dans Espacios sonoros, tecnopolítica y vida cotidiana (Orquesta del  Caos, 2005) : http://www.antropologia.cat/files/DOSSIER%20ESPACIOS%20SONOROS.pdf  (on reviendra dans cette rubrique plus précisément sur cet important dossier)  http://www.teenbuzz.org/fr/ 

« Mosquito », c'est également le titre qu'a donné Olivier Toutlemonde100 au documentaire sonore101  qu'il a consacré au boîtier en 2008. On y entend un échange kafkaïen entre des personnes gênées  par les hyperfréquences du Mosquito illégalement installé par une banque d'Ixelles102, en Belgique,  et   des   policiers   qui   ne   les   entendent   pas   et   restent   incrédules.   Au­delà   de   l'information   qu'il  transmet sur ce dispositif et sur son impact quotidien, c'est à travers l'usage que lui­même fait du  son que le documentariste contre­attaque : à une utilisation sécuritaire et excluante de quelques  fréquences, il oppose une création sonore. Le   collectif   franco­britannique   Battery   Operated 103,   qui   réunit   des   artistes   vidéo,   sonores   et  multimedia, fait, lui un travail de veille et de contre­information sur les armes soniques. Le projet,   baptisé S.P.I.R.A.W.L.104 (Sound Proofed Institute Researching Acoustic Weapons Logistics, Institut  insonorisé de recherche sur la logistique des armes acoustiques), est un documentaire web qui  mêle sur différents supports des données brutes sur les armes sonores, et une analyse politique sur  leur développement : « Les champs sonores audibles sont cartographiés, gérés, contrôlés, comme le sont les   territoires   physiques.   Mais   les   fréquences   inaudibles   constituent   une   zone   libre.   Et   cette   zone   libre   fait   aujourd'hui l'objet d'une surveillance chaotique, sans aucune considération éthique, ce qui n'est pas sans   rappeler   la   « conquête »   de   l'Ouest   américain.   C'est   dans   ce   paysage   sonore   que   nous   situons   notre   documentaire et que nous partons à la recherche des frontières que colonisent tranquillement les militaires et   les forces de police à travers l'usage d'armes soniques. » Le   collectif   espagnol   Escoitar,   notamment   animé   par   l'anthropologue  Chiu   Longina105  et   le  musicologue Juan­Gil López106, a également produit un très riche travail, toujours en cours, sur les  armes soniques : une pièce sonore, d'abord,  « Sonic Weapons », écoutable en ligne107, qui déroule  comme   une   histoire   sonore   des   différentes   armes   acoustiques   (alarmes,   hautes   fréquences...).  L'objectif de cette pièce est double : « D'une part, alerter l'auditeur sur un problème, l'usage du son et de   l'audition comme moyens de contrôle, et d'autre part, produire un geste sonore passionné pour défendre les   sons et pour exercer sa liberté. » Le site d'Escoitar consacré aux armes soniques développe par ailleurs  une   base   de   ressources   sur   ces   armes,   et   sur   les   effets   du   son   en   général.   Enfin,   Escoitar   fait  également   des   installations   et   des   performances,   et   réalise   des   ateliers   publics108  autour   des  « technologies de contrôle social qui se servent du son pour exercer un pouvoir, une domination, un contrôle,   et   pour   attaquer   ou   se   défendre ».   La   partie   théorique   de   ces   ateliers   vise   à  « réfléchir   sur   le   rôle   historique   du   son   et   de   la   musique   dans   ces   mécanismes   de   contrôle   social »,   et   la   partie   pratique   à  « écouter la ville les oreilles grandes ouvertes (...), localiser les dispositifs sonores urbains capables d'exercer   un pouvoir et un contrôle (...) et cataloguer et cartographier ces mécanismes sur une carte publique. »109  Escoitar travaille ainsi à dévoiler et décrypter les utilisations policières du son, et à développer un  usage critique et créatif. Si le pouvoir entend « investir la vie de part en part », on oeuvrera à ce que la  vie continue de lui échapper. Dans le domaine sonore comme ailleurs.

 http://www.olivier­toulemonde.com/   http://www.liberation.fr/culture/06011511­mosquito  La commune d'Ixelles a interdit les Mosquito : Hugues Dorzee, « Faut­il bannir les ultrasons   anti­ados ? » (Le Soir, 26/04/2008) : http://www.lesoir.be/actualite/belgique/societe­plus­de­ cinq­mille­2008­04­26­594431.shtml  http://www.batteryoperated.net/about.htm   http://www.batteryoperated.net/spirawl/   http://www.longina.com/ 

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 www.unruidosecreto.net 

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 http://www.artesonoro.org/sonicweapons/  et téléchargeable sur  http://www.archive.org/details/alg052  http://www.artesonoro.org/sonicweapons/info/  Escoitar est déjà en train de produire une carte sonore de la Galice (qui ne porte pas  spécifiquement sur les dispositifs acoustiques de contrôle) : http://www.escoitar.org/