Le Mât, Sophie Cochin Nouvelle dérivée de Tempérance a nuit ...

s'écrasaient contre les façades en pierre ou en brique des maisons de style .... La particule de poussière accrochée sur le rideau derrière l'estrade, en haut à ...
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Le Mât, Sophie Cochin Nouvelle dérivée de Tempérance

L

a nuit tombait à vue d’œil, ce soir-là. D'épais nuages gris accompagnaient l'ombre qui s'étirait progressivement au-dessus des toits de la ville. Bas, près du sol pavé, une légère brume flottait et s'enroulait autour des chevilles des passants qui se

hâtaient de s'abriter avant l'arrivée de la pluie. Mais bientôt, de fines et rares gouttes se mirent à tomber, comme le présage d'un déluge tel qu'on en connaissait que trop souvent à Dublin. Au loin, un grondement sourd mais menaçant résonna doucement. Les rues étroites du quartier de Temple Bar se vidèrent à mesure que la pluie s'intensifiait. D'épaisses gouttes s’écrasaient contre les façades en pierre ou en brique des maisons de style géorgien et les pavés luisaient à la lueur des réverbères comme les écailles d'un poisson. Des jeunes adossés près de l'entrée d'un pub chahutaient bruyamment autour d'un épais nuage de tabac, ignorant la pluie autant que l'orage qui se rapprochait. Le brouhaha perdit de son intensité lorsqu'ils aperçurent une silhouette marcher vers eux. Leurs yeux plissés scrutaient la rue et tentaient de percer au travers du voile de l'averse. Le jeune homme n'était plus qu'à quelques mètres d'eux qu'il dérapa sur les pavés glissants et se rattrapa de justesse. Le groupe éclata d'un rire aussi glacial que l'eau qui lui coulait dans la nuque. –

Quels réflexes ! Impressionnant ! lança l'un deux d'un air goguenard.

Ezra le fusilla du regard et le bouscula d'un coup d'épaule en franchissant l'entrée du bar. C'était une grande pièce de plafond bas éclairée par une faible lumière chaude et tamisée. De petites tables rondes étaient dispersées çà et là autour du bar et d'une petite estrade avec au fond de la scène d'épais voilages sombres. Les murs étaient recouverts de nombreux posters dont les contours abîmés brillaient à la lueur des petites lampes art déco disposées sur chaque table. Un groupe de musiciens jouait un semblant d'air de jazz sans que personne ne semble les remarquer. Les yeux gris d'Ezra balayèrent la salle et croisèrent ceux d'Azriel. Celui-ci était installé à la table la plus éloignée de la foule, dans le coin opposé à la scène. Ses jambes était entortillées sur elle-mêmes d'une façon presque inhumaine, et sa mâchoire, plongée dans la paume de sa main, dissimulait une partie de son visage et de son agacement. Ezra le Sophie Cochin © 2011 – Tous droits réservés

rejoignit en zigzagant entre les tables, un vague sourire aux lèvres. Il lui tendit une poignée de mains qu'Azriel refusa de serrer. Ses prunelles bleues et inquisitrices avaient simplement toisé sa main avant de se détourner vers la fenêtre qui laissait entrevoir la rue noyée sous l'orage. Ezra haussa les épaules puis se débarrassa de sa veste trempée qu'il laissa tomber sur la chaise à côté d'Azriel. –

Tu n'aurais pas pû choisir un endroit plus... décent ? reprocha Azriel à demi-voix, ses

lèvres remuant à peine. –

Depuis quand un pub est-il indécent ?

Azriel croisa les bras sur sa poitrine d'un air agacé et détourna de nouveau les yeux. Ses mâchoires serrées creusaient davantage ses joues émaciées et pâlies par la lueur fantomatique des réverbères de la rue. –

Rixes, proxénétisme, trafics de...



Proxénétisme ? répéta Ezra en étouffant un rire. Vraiment ?

Azriel le fixa d'un air mauvais pendant de longues secondes. Ezra se pencha vers lui, un coude sur la table, et soutint son regard, sans ciller. –

As-tu déjà remarqué ce cercle d'or autour de ta pupille droite ? observa Ezra d'un ton

trop sérieux pour être sincère. –

Tu te fiches de moi ?



Oui, souffla Ezra avant de se lever d'un bond.

Il lissa les plis de son tee-shirt et retroussa ses manches sous le regard exaspéré d'Azriel. Lorsque celui-ci se leva à son tour, Ezra posa une main ferme sur son épaule et le fit se rasseoir. –

Laisse faire les professionnels, dit-il d'un ton pompeux.



Si on m'a envoyé avec toi, ce n'est pas pour faire de la figuration.

Ezra poussa un soupir navré puis se pencha vers lui, les paumes des mains plantées sur ses genoux, comme un adulte s'adresse à un enfant. –

Azriel, on t'a envoyé ici pour que tu fasses ton job..., dit-il d'un air grave.



Oui..., murmura Azriel, méfiant.



On t'a envoyé ici parce que ton job, tu le fais bien.

Le groupe de jeunes qui s'étaient moqués d'Ezra devant les portes du pub entrèrent et Sophie Cochin © 2011 – Tous droits réservés

s'installèrent au comptoir, aussi ivres qu'hilares. Ezra les suivit du regard un instant puis se tourna de nouveau vers Azriel. –

Vraiment ? répliqua t-il.

Sa voix était toujours empreinte de méfiance et de reproche, mais des notes d'espoir allégeaient cette fois-ci l'addition. –

Et les Dominations, toi et moi-même, savons pertinemment ce que tu sais faire de

mieux, Azriel, reprit-il avant de marquer une pause. Alors tu vas rester ici... et faire tapisserie. Il lui lança un sourire puis se précipita à l'autre bout du bar en manquant de renverser quelques tables sur son passage. Azriel poussa un profond soupir puis se laissa retomber contre le dossier de sa chaise. Il regarda Ezra s'approcher d'un homme installé au comptoir, perché au sommet de son tabouret. Ezra lui souffla quelques mots à l'oreille, la main crispée sur la poche de son pantalon bleu nuit, prêt à se défendre si besoin. L'homme eut un mouvement de recul et se leva brusquement en renversant son tabouret. Quelques têtes se tournèrent vers eux et l'ambiance se glaça d'une seconde à l'autre. Le barman pinça les lèvres et contourna le comptoir pour les rejoindre. Ezra, lui, continuait de parler à toute vitesse à l'homme qui le fixait comme un prédateur s'apprête à fondre sur sa proie. Le groupe de jazz joua sa dernière note puis le chanteur remercia le public pour son accueil qui n'était en rien chaleureux. Il appela sur scène une dénommée Claire puis quitta l'estrade. Une jeune femme petite et menue, probablement la chanteuse, passa devant Ezra au moment où l'homme lui décocha un coup de poing en plein visage. Sous le choc, Ezra perdit l’équilibre et s'effondra sur le sol en se cognant la mâchoire contre le bord du comptoir. Azriel, toujours à sa table, laissa échapper un petit rire. –

Laisser faire les professionnels..., murmura t-il avec un sourire.

La chanteuse aidait Ezra à se relever tandis que le barman chassait l'homme de son pub. Lorsqu'il passa près de sa table, il lança un regard assassin à Azriel qui fit mine de ne pas l'avoir remarqué. Un piano se mit à jouer une mélodie douce et familière alors que la chanteuse montait sur scène sous les regards curieux des clients. Ezra se laissa tomber sur sa chaise, une main plaquée sur sa mâchoire, un sourire à moitié caché par sa paume tachée de sang. Sophie Cochin © 2011 – Tous droits réservés



Comme tu peux le constater, il a saisi le message, dit-il d'une voix étouffée.

Azriel renifla de mépris. –

J'aurais dû t'y envoyer en fin de compte.



Tout à fait, rétorqua Azriel. J'aurais pû régler l'affaire sans aucun problème.

Ezra éclata de rire et quelques clients lui lancèrent un regard courroucé. Sur l'estrade, la chanteuse jeta un coup d'oeil à Ezra et passa une main nerveuse dans ses boucles brunes. Elle avait une voix chaude, soyeuse et puissante qui s'accordait mal avec ses airs de petite fille fragile. De temps à autre, elle levait ses grands yeux étonnés vers leur table pour les baisser sitôt qu'elle croisait ceux d'Ezra. –

Qu'est-ce que tu regardes comme ça ? lança Azriel d'une voix forte.



La particule de poussière accrochée sur le rideau derrière l'estrade, en haut à gauche,

répondit Ezra d'un air absent sans décoller les yeux de la scène. Azriel claqua le plat de sa main contre le bois miteux de la table pour attirer l'attention d'Ezra. –

Quoi ?



Oublie ça tout de suite, le prévint Azriel.



Ça quoi ?



Cette fille.



Quelle fille ?

Autour d'eux, l'ambiance était figée, absorbée par la chanson et la voix de Claire. Les regards étaient rivés sur elle, tout le monde retenait son souffle, hypnotisé par la chanteuse, qui, en un instant, s'était approprié les lieux... et Ezra. –

Si je puis me permettre..., commença Azriel.



Azriel, ferme-là, soupira Ezra.

Il se leva et s'éloigna vers l'estrade en longeant le mur, le seul espace du bar plongé dans une obscurité quasi-totale. À quelques mètres de la scène, Ezra s'adossa au mur, bras croisés, et contempla Claire, le visage dépourvu d'expression. Azriel le rejoignit discrètement et lorsqu'il le vit, Ezra poussa un soupir à mi-chemin entre la rage et l'exaspération. –

Fiche-le camp. La mission est terminée, tu peux t'en aller. Sophie Cochin © 2011 – Tous droits réservés



Qu'est-ce que tu comptes faire ? répliqua Azriel en désignant Claire du menton.



Tu veux vraiment savoir ?

Ezra lui lança un regard bourré de sous-entendus. –

Tu ne peux pas, Ezra, dit Azriel d'un ton grave.



Je ne peux pas quoi ?



Ça dépend de tes intentions.



Disons que contrairement à toi, je ne compte pas jouer les eunuques toute mon

existence, répondit Ezra au moment où le piano jouait les dernières notes de la chanson de Claire. Il amorça un geste pour s'éloigner, mais Azriel l'attrapa par le bras. Ezra se retourna vivement vers lui et lui lança un regard assassin. Il tenta de se dégager, mais la main d'Azriel était trop fermement crochetée à son bras. –

Lâche-moi tout de suite, souffla t-il entre ses dents serrées.



Ezra, ne fais pas ça.



Pourquoi ?



Tu... je n'aurais pas d'autre choix que te dénoncer, dit-il d'une voix hésitante.

Ezra jeta un coup d'oeil à la scène. La chanteuse avait disparu. –

Elle est partie.



Dommage, répondit Azriel, sans sembler pour autant désolé. Allez... viens, on rentre.

Il tira sur la manche d'Ezra, mais cette fois, celui-ci parvint à se libérer de l'étau de la main d'Azriel d'un geste vif. –

Tu rentres, je reste.

Azriel ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, mais Ezra s'éloignait déjà en zigzaguant entre les tables. Au comptoir, il s'installa sur un tabouret et de l'index, fit signe au barman de s'approcher. –

J'vous sers quoi ? dit-il en essuyant une énorme chope de bière.



La chanteuse...



Pardon ? s'exclama le barman en étouffant un rire.



… qui est-ce ?

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