Le luxe, la part maudite et la plus-value

Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 1. 12. Cf. Emile Benveniste ... Michael Jackson and Bubbles et la Maison Jeff Koons », in Le Luxe. Essais sur la ...
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Le luxe, la part maudite et la plus-value Nicolas Liucci-Goutnikov

Un excédent confisqué. « Luxus » est excès et débauche1. C’est l’excédent que produit immanquablement toute société humaine, le surplus d’énergie que Georges Bataille appelle la « part maudite »2 et qui ne connaît que deux types d’usage : être dépensé par tous dans un processus d’extension démocratique, ou bien être utilisé, excessivement, c’est-à-dire dans la débauche, par une certaine minorité qui s’en arroge le monopole. Mécanique économique de gestion de l’excédent, le luxe correspond à la deuxième occurrence. Il consiste en la confiscation de la part maudite au bénéfice d’une minorité. Dès que cette confiscation est réalisée, un monopole sur la jouissance de la part maudite se met en place. Dès lors, le luxe existe3. Une qualité de la possession. Le luxe ne représente donc que la qualité monopolistique de l’usage d’un certain surplus d’énergie, cristallisé sous la forme d’événements ou d’objets déterminés4. Il est le qualificatif signalant l’appropriation d’un objet par une minorité, plus ou moins durable, mais

toujours exclusive. En somme, il faut dire avec Sartre que « le luxe ne désigne pas une qualité de l’objet possédé, mais une qualité de la possession »5. Précisons à nouveau : une qualité de la possession de nature monopolistique. En tant que tel, le luxe est nécessairement subsumé par la catégorie de la quantité, l’appropriation exclusive d’un flux exigeant qu’il soit possible de le quantifier. Dénombrement et authenticité. Ce qui échappe par nature à la quantification ne peut être objet de luxe. Ainsi de tout ce qui tient de l’Idée, car on ne peut à proprement parler confisquer les idées. Bien sûr, on peut vouloir s’approprier leurs manifestations physiques (un livre, une partition, etc.), c’est-à-dire les objets et événements dans lesquels sont inscrites ou exprimées leurs différentes notations. Mais cette appropriation est toujours vouée à l’échec puisqu’une autre notation, aussi parfaitement conforme à l’Idée que la première, peut être re-produite. C’est pourquoi les œuvres littéraires, ou musicales, ne peuvent constituer des objets de luxe, à la différence de quelques unes de leurs manifestations physiques (et ce de manière parfaitement contingente) : livres aux feuilles d’or dix-huit carats, disques compacts en platine, salles de concert cinq-étoiles, etc. Comme l’a montré Nelson Goodman6, pour ces types d’œuvre – les œuvres d’art de régime allographique – la notion de contrefaçon n’est pas pertinente : « le manuscrit de Haydn n’est pas un exemple plus authentique de la partition d’une copie qu’on vient d’imprimer ce matin »7. Il ne peut exister de faux de la Symphonie héroïque ou du Bateau Ivre : on parlera tantôt de plagiat, tantôt de pastiche, ou de parodie. Le luxe ne se rapporte qu’à des objets dénombrables. Des objets qui, contrairement aux œuvres de régime allographique, se réduisent purement et simplement à leurs manifestations physiques (à cet objet

que je tiens, à cet objet que je vois, etc.). En d’autres termes, comme l’a montré Gérard Genette8, des objets de régime autographique. Or le régime autographique repose essentiellement sur la notion d’authenticité. Une œuvre d’art est autographique « si et seulement si la distinction entre l’original et une contrefaçon a un sens ; ou mieux, si et seulement si sa plus exacte reproduction n’a pas, de ce fait, statut d’authenticité »9. De fait, il ne peut y avoir de luxe si la plus exacte reproduction d’un objet de luxe a statut d’authenticité. C’est pourquoi, comme les tableaux, les objets de luxe sont souvent marqués10. Raretés. Plus que tous les autres, les objets existant en quantité limitée s’offrent à la confiscation – cela explique qu’on ait coutume d’établir une corrélation entre luxe et rareté. Nécessaire ou non, cette rareté n’a pas, en tout cas, à être naturelle. Peu importe qu’elle soit une donnée de fait ou une construction artificielle. La rareté monopolisée dans le luxe est une rareté identifiée dans la nature ou une rareté organisée par l’homme en vue d’en confisquer l’usage. Ce rapport quasi-mécanique à la rareté éclaire la dimension la plus admirable du luxe, dont les producteurs semblent être poussés, comme par vocation naturelle, à protéger les savoir-faire les plus fragiles. Dans le domaine des artefacts, la rareté la plus immédiate est celle des savoir-faire minoritaires, c’est-à-dire, aujourd’hui, les techniques artisanales. Une qualité inqualifiable. Le luxe ne concerne que des objets dénombrables, existant de préférence en quantité limitée. Peut-on pour autant en dresser une typologie ? A l’évidence, non. Tout type d’objet peut être objet de luxe du moment que son usage, au sein d’un ensemble, d’une collectivité, d’une société humaine, est monopolisé par une minorité. Il faut par

conséquent détacher le luxe des systèmes de goûts, en vertu desquels l’usage des biens se répartit de manière plus ou moins stable dans les différentes régions de l’espace social. Ainsi, le concept de luxe ne peut trouver sa place au sein du schéma de La Distinction, selon lequel on aime jamais que ce à quoi on a été habitus-é ; aux prolétaires la viande rouge et les jambes écartées, aux bourgeois le poisson et la raideur des postures. En effet, viande rouge et poisson constituent ici et maintenant des objets de luxe si et seulement si leur usage est monopolisé ici et maintenant par une minorité. Corollaire : puisque les monopoles peuvent être brisés et les usages démocratisés, il n’existe aucun type d’objet qui soit en permanence un type « de luxe ». En revanche, il existe de solides croyances selon lesquelles certains types d’objets seraient nécessairement des objets de luxe : les pierres précieuses, les broderies faites à la main, les vins de certains cépages, etc. Ces mêmes croyances permettent au sujet de reconnaître et d’appeler « objets de luxe » les objets dotés de certaines caractéristiques à première vue substantielles. Leur origine réside dans la confusion qui fait voir la cause du luxe dans ce qui n’est que la conséquence provisoire d’une situation de monopole. En tant que qualité de la possession monopolistique, le luxe se présente nécessairement sous certaines formes particulières, qui dépendent de la nature même du monopole en vigueur. On peut en tout instant dresser un état synchronique des objets dont l’usage a été monopolisé, et parvenir, par réduction, à en distinguer les propriétés (ce à quoi se livre précisément Bourdieu dans La Distinction). Toutefois, ces propriétés sont aussi passagères que les monopoles. Car lorsque, justement, le monopole tombe, l’objet de luxe perd aussitôt sa qualification et s’avilit ; dégradante fatalité, ses propriétés apparaissent périmées. Tel fut le sort d’une ribambelle

d’objets, de l’automobile aux cotonnades, de l’émail au parfum. Notons que les indices de l’inqualifiable qualité du luxe affleuraient déjà dès les prémices de cette réflexion. La part maudite n’avait pour seule qualité que celle d’être un pur excédent, informe, qui pouvait aussi bien être dépensé par tous dans un processus d’extension démocratique. Le luxe ne correspondait qu’à l’occurrence complémentaire, exclusive de la première, la confiscation par et pour une minorité. Confiscation préalable des moyens de production. Le luxe est la confiscation par une minorité de l’excédent produit par la collectivité, en puissance pour la collectivité. Pour que la confiscation de la part maudite puisse advenir, il faut nécessairement qu’existe au sein de la société qui la produit un rapport de force inégal. Il faut qu’une certaine relation de domination permette que l’excédent soit soustrait à la collectivité par une minorité ; que cette minorité possède la puissance nécessaire pour en priver la collectivité. Or la puissance, c’est la faculté à produire des effets. Etre puissant, c’est être en possession des moyens de produire des effets, être en possession de moyens de production. La minorité ayant la capacité de confisquer la part maudite est celle qui possède « déjà » les moyens de produire une telle confiscation. En d’autres termes, le luxe est fondé sur la confiscation préalable, partielle ou totale, en tout cas majeure, des moyens de production des effets. Dans la société féodale, les moyens de produire la confiscation sont d’ordre juridicotraditionnel : certaines étoffes, certaines couleurs, certains accessoires sont dévolus de jure à l’aristocratie. Les lois somptuaires du Haut Moyen Âge et de la Renaissance, veillent, en cas de besoin, au respect des monopoles. Mais dans les conditions particulières de la démocratie capitaliste, qui

consacre l’égalité en droit, aucun privilège ne peut être accordé à une minorité en vertu des qualités individuelles de ses membres (hérédité, force physique, etc.). La confiscation de l’excédent s’établit donc sur d’autres fondements : l’inégalité en moyens, qui y accompagne l’égalité en droit. Plus précisément, en régime démocratique et capitaliste, les objets qui peuvent être confisqués ont la forme des marchandises et leur confiscation est médiatisée par la monnaie. Les moyens de produire la confiscation y sont par conséquent fondamentalement financiers. Ils sont fonction de l’accumulation préalable de capitaux économiques. L’objet, désormais marchandise de luxe, est y donc devenu : une marchandise d’usage en puissance universel dont le prix est suffisamment élevé pour en produire la confiscation. Signaux et symboles du luxe. L’argent constitue un équivalent universel11 pouvant être échangé contre toute marchandise. C’est une sorte de signifiant flottant capable de véhiculer tout type de signifié. Dans ce régime d’équivalence, le prix, lui, ne fait rien d’autre qu’appeler l’argent vers la marchandise. En conséquence, la marchandise de luxe, puisqu’elle ne se définit que par son prix, suffisamment élevé pour en produire la confiscation, peut, à l’image de l’argent lui-même, adopter des formes d’une infinie diversité. Cette contingence, elle la doit à la tautologie essentielle qui la fonde et qui fait d’elle, au fond, comme un jeu de langage en vertu duquel « une marchandise de luxe est chère parce qu’elle est chère ». En d’autres termes, elle ne connaît dans son apparence formelle qu’une contrainte : signifier sa confiscation économique, c’est-à-dire signifier qu’elle vaut cher. A l’évidence, les signes dénotant la cristallisation dans la marchandise d’une quantité de travail social élevée sont tous qualifiés : diamants, perles, or, platine, soie, broderies,

rubans, piqûres, surpiqûres, points de couture, points selliers, coupes sophistiquées, etc. Chacun de ces signes attestent la valeur d’échange supérieure de la marchandise, et par conséquent son prix. Ces signes sont ce qu’Emile Benveniste12 appelle des signaux, puisqu’ils sont liés de façon « naturelle » à ce qu’ils signifient : il est bien évident que diamants, perles ou platine signalent une rareté naturelle, c’est-à-dire une forte quantité de travail cristallisée, l’extraction de ces matières précieuses étant particulièrement coriace. Cela vaut également, bien sûr, pour tout travail complexe (broderies, coupes sophistiquées, etc.). Tout cela coûte cher, tout cela signale donc « naturellement » un prix supérieur. Des signes n’étant pas liés de manière « naturelle » à ce qu’ils signifient – des symboles – peuvent eux aussi signifier un prix supérieur. Les symboles (logos, signatures et autres griffes) sont par exemple ce qui permet à un simple t-shirt en coton d’être transmuté en marchandise de luxe. Ils semblent ressortir de ce que Roland Barthes considérait comme des systèmes sémiologiques arbitraires, des systèmes dans lesquels les signes sont « fondés non par contrat mais par décision unilatérale »13 ; Barthes avait identifié comme tel le système de la mode. La mode, à l’évidence, impose des significations : « le bleu est à la mode cette année », « on adore on déteste », et tout. Les symboles connotant le luxe paraissent s’imposer de la même manière. Ils signifient la confiscation économique, se trouvant, selon des modalités que nous ne développerons pas ici14, investis du mystérieux pouvoir de faire valoir cher. Idéal-type. En régime démocratique et capitaliste, la confiscation économique est la condition nécessaire et suffisante du luxe. Cela implique que la minorité capable de confisquer les objets de luxe est aussi celle qui a préalablement accumulé le capital

économique. En d’autres termes, l’accumulation du capital est la fonction différentielle du luxe. Il est aisé de déterminer l’optimum d’une telle fonction : il correspond à la confiscation totale des moyens de production, c’est-à-dire à la confiscation du capital lui-même. L’idéal-type du luxe est donc l’individu idéal qui possède de manière exclusive les moyens de production, c’est-àdire le capitaliste. Cela explique pourquoi les topiques du luxe ne manquent jamais de signifier la monopolisation des moyens de production ; c’est-à-dire le non-travail ou otium ; c’est-à-dire le travail accompli par d’autres, accumulé et cristallisé ; c’est-à-dire tout ce qui s’en suit, y compris, mais de manière contingente, le raffinement culturel offert par la vie contemplative15. De la part maudite à la plus-value. Confiscation de la part maudite par une minorité, le luxe se révèle maintenant correspondre à l’exploitation du surtravail – c’est-à-dire, dans la terminologie marxienne16, le travail accompli par le travailleur et non rétribué par le capitaliste. De fait, comme la part maudite, le surtravail est proprement un excédent : c’est ce qui, au cours de la journée de travail, vient en « extra » du temps nécessaire à la reproduction de la force de travail. Du surtravail, le capitaliste extrait la plus-value. Lorsque la plus-value est convertie en marchandise, qu’elle « se dissipe (…) comme revenu, au lieu de (…) fructifier comme capital »17, apparaît alors la marchandise de luxe. Et le capitaliste de se comporter comme la noblesse féodale, « impatiente de dévorer plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et fainéante »18. Nicolas Liucci-Goutnikov Chercheur et commissaire d’exposition

1. Cf. Gaffiot, article « luxus », Paris, 1934. 2. Georges Bataille, La Part maudite, Editions de minuit, Paris, 1967. 3. Le luxe, en tant qu’occurrence complémentaire et exclusive de « l’usage démocratique de l’excédent », s’oppose logiquement à celui-ci. Il ne peut donc exister de « démocratisation du luxe ». Démocratiser le luxe, c’est l’anéantir. 4. Gérard Genette, citant Wittgenstein, rappelle que les choses ne sont que des « conglomérats relativement stables d’événements » (L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994, p. 39). Nous privilégierons pour plus de commodité l’usage du mot « objet ». 5. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 666. 6. Nelson Goodman, Langages de l’art, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990. 7. Ibid. p. 146. 8. Cf. Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, Seuil, Paris, 1994. 9. Nelson Goodman, op. cit., p.147. 10. C’est pourquoi, également, les marques du luxe luttent intensivement contre la contrefaçon. 11. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 1. 12. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966. 13. Cf. Roland Barthes, « Eléments de sémiologie », Communications, n° 4, 1964, p. 111. 14. La valeur des symboles doit en l’espèce être placée dans la perspective d’un système de croyance de type magique. A ce propos, l’auteur se permet de renvoyer à son article « L’œuvre d’art, idéal-type de l’objet de luxe ? Michael Jackson and Bubbles et la Maison Jeff Koons », in Le Luxe. Essais sur la fabrique de l’ostentation, sous la direction d’Olivier Assouly, Paris, IFM-Regard, 2011, p. 353. 15. Le capital culturel est donc bien une donnée indépendante de ce système. Il est certain que l’accumulation de capitaux culturels de la part d’une fraction de la minorité dotée des moyens de produire la confiscation lui permet de se distinguer des fractions moins dotées. Mais que les marchandises confisquées par la fraction cultivée tiennent alors d’un « luxe raffiné » et que les marchandises confisquées par la fraction moins cultivée tiennent d’un « luxe grossier », cela n’a aucune importance. Le saut culturel, qualitatif, du grossier au raffiné, reste étranger au luxe. Le luxe n’est pas une distinction. Il est, pour le meilleur et pour le pire, une confiscation. 16. Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 3. 17. Ibid. p. 600. 18. Ibid. p. 601.