Le Japon revisite son mythe de la sécurité nucléaire

20 sept. 2012 - accident grave dans une centrale nucléaire japonaise était impossible… Si les centrales sont sûres, pourquoi se préparer à un accident qui ne ...
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Comprendre ce paradoxe, c’est aussi répondre à une question clé : la catastrophe de Fukushima estelle avant tout un drame japonais, ou concerne-telle l’industrie nucléaire dans son ensemble ? Cette interrogation, dont l’enjeu est crucial pour l’avenir du nucléaire, a été le fil rouge d’une conférence internationale sur le risque après Fukushima organisée à Paris les 17 et 18 septembre par l’Iddri et Sciences-Po.

Le Japon revisite son mythe de la sécurité nucléaire PAR MICHEL DE PRACONTAL ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 20 SEPTEMBRE 2012

« Les exercices d’évacuation ont été limités à un rayon de 1 à 3 kilomètres autour de la centrale (de Fukushima), raconte Reiko Hasegawa. Le scénario considéré était celui d’un accident mineur. Parmi les cinquante personnes évacuées qui nous avons interviewées, une seule avait participé à ces exercices. Elle était professeur et son école avait été choisie comme lieu d’évacuation. Les participants avaient préparé le déjeuner et l’avaient servi à l’extérieur, comme si le problème des radiations ne se posait pas. Cette impréparation des habitants au désastre s’explique par le mythe de la sécurité absolue, créé par le gouvernement et l’industrie, selon lequel un accident grave dans une centrale nucléaire japonaise était impossible… Si les centrales sont sûres, pourquoi se préparer à un accident qui ne se produira jamais ? »

Le mythe de la sécurité nucléaire évoqué par Reiko Hasegawa est au cœur du problème. Il explique que des populations aient pu accepter de vivre près de centrales nucléaires installées dans des zones sismiques. Il contribue aussi à expliquer le chaos dans lequel se sont déroulées les opérations d’évacuation, auxquelles ni les autorités ni les populations n’étaient préparées, ce qui a aggravé le traumatisme des personnes déplacées. Propos d’un vétérinaire évacué de Naraha, commune située dans la zone d’exclusion de 20 km autour de la centrale : « Tepco (l’exploitant de la centrale accidentée) avait lancé une vaste campagne de propagande dans les villes où la compagnie a construit des sites nucléaires. D’après elle, ses centrales nucléaires étaient les plus sûres du monde par leur système de sécurité et de défense. On croyait donc au “mythe de sécurité” ; on n’aura jamais d’accident et on n’aura jamais besoin de s’en inquiéter. Voilà, les habitantes de ces villes avaient subi un lavage de cerveau total de la part de Tepco... On n’a donc jamais pensé qu’un accident pouvait s’y produire... »

Reiko Hasegawa (tenant le micro) à la conférence sur le risque après Fukushima © Antonio Pagnotta/Cosmos

Chercheuse à l’Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales), Reiko Hagesawa participe au projet franco-japonais Devast, destiné à évaluer l’impact de la catastrophe de Fukushima sur les populations de la région. Cette coopération originale a permis d’apporter un éclairage nouveau sur le grand paradoxe de Fukushima : comment un tel désastre a-t-il pu se produire dans l’une de sociétés technologiquement les plus avancées de la planète, marquée par la mémoire d’Hiroshima, et rompue depuis la nuit des temps à la gestion du risque des séismes et des tsunamis ?

Un fonctionnaire de la ville voisine de Futaba raconte : « Je pensais que même si un accident se produisait, on pourrait le régler en 24 heures. Donc, les exercices qu’on faisait à Futaba étaient basés sur l’éventualité d’un accident de ce niveau. Nous n’étions pas préparés pour faire évacuer tous les habitants de Futaba... » (les deux citations sont extraites d’un mémoire réalisé par Rina Kojima, étudiante qui a travaillé avec les chercheurs du projet Devast).

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Comment une telle croyance a t-elle pu s’installer, au détriment d’une perception réaliste des faits ? Lors de la conférence de l’Iddri, le professeur Noriyuki Ueda, anthropologue à l’Institut de technologie de Tokyo, a démonté la construction du mythe japonais de la sécurité nucléaire.

ajoutons des filtres, cela prouvera que les centrales nucléaires n’étaient pas parfaites et portera atteinte à la croyance selon laquelle elles sont absolument sûres. » Venant d’un ingénieur du nucléaire, une telle déclaration est ahurissante, car elle revient à éliminer une démarche qui constitue l’un des piliers de la sûreté nucléaire : le retour d’expérience, autrement dit l’utilisation des expériences antérieures pour améliorer la sécurité des installations. En fait, Ueda montre que le mythe de la sécurité nucléaire se développe en effaçant le passé et en se débarrassant de tous les faits qui contredisent l’idée que la technologie japonaise est parfaite et exempte d'erreur.

« Tchernobyl est le dernier avertissement… La prochaine fois, ce sera le tour du Japon » Selon Ueda, ce mythe fonctionne en évacuant la réalité et les faits objectifs. Illustration frappante : à la suite des accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl, les pays européens ont installé dans toutes leurs centrales nucléaires des systèmes de filtres qui permettent de ventiler les bâtiments des réacteurs en cas de surpression. Autrement dit, d’effectuer des rejets volontaires afin de ne pas soumettre l’enceinte du réacteur à de trop fortes contraintes. Les filtres servent à diminuer la radioactivité des rejets. En France, il s’agit des filtres à sable dits « U5 », mis en place par EDF après Three Mile Island.

Pendant les trente dernières années, souligne Ueda, l’industrie nucléaire a reçu une série d’avertissements qui, s’ils avaient été pris au sérieux, auraient évité la catastrophe. Ainsi, en 1986, après Tchernobyl, le physicien Jinzaburo Takagi (1938-2000) affirmait que les examens de sûreté montraient que les centrales japonaises n’étaient pas prémunies contre le risque de fusion du cœur d’un réacteur, et mettait en garde : « L’accident de Tchernobyl est le dernier avertissement… Si nous n’en tenons pas compte, la prochaine fois, ce sera le tour du Japon. » En octobre 2006, le député communiste Hidekatsu Yoshii déclarait devant le parlement : « Il existe un risque de fusion due à une panne des systèmes de refroidissement pour 43 réacteurs nucléaires, dont ceux de Fukushima, parce que les lignes électriques seraient endommagées par des tremblements de terre, entraînant une perte d’alimentation ; ou bien parce que l’apport d’eau de refroidissement serait interrompu en cas de tsunami important. » Le premier ministre Shinzo Abe (membre du parti libéral démocrate, le LDP, soutien constant de l’industrie nucléaire) répliqua à l’époque que l’on n’avait jamais vu de pannes des générateurs diesel de secours et des systèmes de refroidissement – exactement ce qui s’est produit à Fukushima.

Noriyuki Ueda à la conférence sur le risque après Fukushima © Antonio Pagnotta/Cosmos

Or, explique Ueda, aucun système de ce type n’a été installé sur les centrales japonaises (de sorte que les rejets volontaires effectués lors de l’accident de Fukushima ont été très radioactifs). Mais pourquoi les industriels du nucléaire japonais n’ont-ils pas équipés leurs centrales d’un tel dispositif ? Ueda répond par cette citation d’un ingénieur de Toshiba : « Si nous

Dans le cadre d’une commission parlementaire en 2009, le géologue Yukinobu Okamura, directeur de l’Institut national pour la science industrielle et la

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technologie (AIST) avancée et la technologie de la science, donne un nouvel avertissement : selon le géologue, le tsunami provoqué au IXe siècle par le tremblement de terre de Jogan a causé des dégâts jusqu’à 6 kilomètres à l’intérieur des terres ; en conséquence, Okamura demande à Tepco de prendre des mesures de précaution dans l’éventualité d’un grand tsunami qui surviendrait à Fukushima.

« Le gouvernement japonais avait connaissance des points faibles du pays et savait que les chances de victoire étaient faibles, mais il s’est lancé dans une guerre qui a fait 3 millions de morts, dit Ueda. En 1941, un institut de recherche dépendant du gouvernement avait rédigé un rapport prédisant exactement ce qui s’est passé : une première victoire en Indonésie, suivie d’un enlisement de la guerre, et d’une défaite finale liée à l’invasion soviétique. Le gouvernement a ignoré ce rapport. »

Réponse de Tepco en 2009 : les données disponibles ne justifient pas de telles précautions…

Le rapprochement avec la Seconde Guerre mondiale est d’autant plus chargé de sens que cette guerre s’est achevée, pour les Japonais, avec Hiroshima. Or, de manière paradoxale, Hiroshima est à l’origine de l’importation de l’industrie nucléaire au Japon. Après la guerre, les Japonais passeront du statut d’ennemi et de vaincu à celui d’allié des États-Unis.

« La société japonaise rend la réalité invisible » Il faut noter à ce propos que les géologues et sismologues japonais disposaient depuis longtemps de données historiques qui montraient qu’un tsunami de grande ampleur pouvait se produire à Fukushima. Ainsi, en 1896, un séisme de magnitude 8,5, associé à un tsunami dont certaines vagues atteignaient 24 mètres, s’est produit sur la côte de Sanriku. La même côte a été frappée en 1933 par un autre séisme majeur, lui aussi accompagné d’un tsunami. Cette côte est située dans la région de Tohoku, où se trouve aussi Fukushima, et les deux séismes ont touché des zones qui se situent à environ 200 km au nord de la centrale nucléaire accidentée.

Schématiquement, au début des années 1950, les États-Unis cherchent à rompre avec l’image terrifiante d’Hiroshima et Nagasaki. Dans un discours célèbre intitulé « Atoms for peace », Eisenhower appelle à l’usage pacifique de l’énergie nucléaire. Quelques années plus tard, les studios Walt Disney produiront une série télévisée décrivant les bienfaits de l’énergie nucléaire, « Our friend the atom » (« Notre ami l’atome »). « Dans ce contexte, le Japon est appelé à incarner le nouveau modèle, explique Philippe Pelletier, professeur de géographie à l’université Lyon 2. Deux personnages vont jouer un rôle clé dans le développement de la politique nucléaire japonaise. L’un est Yasuhiro Nakasone, artisan en 1955 d’une loi fondamentale sur l’énergie atomique, qui deviendra plus tard premier ministre. L’autre est Matsutaro Shoriki qui, après avoir été emprisonné comme criminel de guerre en 1945, deviendra ministre de l’énergie nucléaire en 1956. On apprendra ensuite qu’il était en fait un agent de la CIA œuvrant pour les intérêts de Westinghouse et General Electric au Japon… »

Dégâts produits par le tsunami de Sanriku en 1896 © Imperial Household Agency

Comment toutes ces informations ont-elles pu être ignorées ? Selon Ueda, « la société japonaise rend la réalité invisible ». Rien ne doit obscurcir le mythe d’une industrie nucléaire absolument sûre et sans défauts. Ueda établit un parallèle assez frappant entre ce mythe de la perfection nucléaire et celui de l’invincibilité japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale.

En résumé, le Japon a accepté de développer son industrie nucléaire en coopération avec les ÉtatsUnis, tout en renonçant à l’arme atomique. C’est

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dans ce contexte que se comprend la transition suggérée par Ueda entre le mythe de l’invincibilité guerrière et celui de la sécurité nucléaire absolue. L’invincibilité est devenue l’infaillibilité. « C’est la technique du judoka : reprendre à son compte la force de l’adversaire pour le battre, dit Philippe Pelletier. Les États-Unis ont vaincu le Japon avec l’atome, les Japonais entreprennent de battre les Américains sur le terrain nucléaire en faisant encore mieux, en créant un nucléaire parfaitement sûr. »

Un propos qui semble imputer la responsabilité de la catastrophe à la seule culture japonaise et peut être entendu comme exonérant l’industrie nucléaire mondiale de toute remise en question : si Fukushima est une affaire japonaise, pourquoi s’en préoccuper – en dehors de la dimension de compassion que suscite le malheur des Japonais ? Curieusement, le passage sur la culture japonaise ne figure que dans la synthèse du rapport traduite en anglais et présentée début juillet à la presse internationale. Dans le rapport original en japonais (qui n’a pas encore été traduit), cette référence à la culture japonaise est totalement absente (ainsi que nous l’ont affirmé plusieurs interlocuteurs, japonais ou spécialistes français du Japon).

Ainsi peut se résoudre la contradiction a priori insoluble entre l’histoire récente du Japon, sa géographie particulière et le fait qu’il ait construit cinquante-quatre réacteurs nucléaires sur des côtes cisaillées de failles sismiques. Faut-il en conclure que Fukushima est une crise essentiellement japonaise ?

Selon Noriyuki Ueda, le discours d’autocritique de la culture japonaise tenu par Kurokawa serait inacceptable pour beaucoup de ses compatriotes. Ueda n’exclut pas non plus que ce discours, dirigé vers l’étranger, ait une finalité « non nécessairement consciente » de relations publiques internationales en suggérant que ce n’est pas l’industrie nucléaire qui est en cause, mais ce Japon lointain, exotique et insulaire. Le Japon poursuivrait ainsi son rôle d’ambassadeur de l’énergie nucléaire pacifique, malgré Fukushima.

Un désastre « made in Japan » ? Cette idée a été avancée par le docteur Kiyoshi Kurokawa, président de la commission d’enquête parlementaire indépendante sur l’accident de Fukushima ou Naiic (voir notre article ici). Lors de la publication du rapport de cette commission, en juillet dernier, un passage de l’avant-propos rédigé par Kurokawa retenait l’attention : le président de la commission parlementaire qualifiait l’accident de « désastre causé par l’homme », mais parlait aussi de « désastre “made in Japan” » dont les causes fondamentales « doivent être recherchées dans les conventions enracinées dans la culture japonaise : notre obéissance réfléchie ; notre réticence à questionner l’autorité ; notre propension à “coller au programme prévu” ; notre esprit de groupe ; et notre insularité ».

Mais quelle part de vérité y a-t-il dans ce discours ? Dans quelle mesure la catastrophe de Fukushima est-elle l’affaire des Japonais, et dans quelle mesure concerne-t-elle le monde nucléaire dans son ensemble ? Pour Ueda, même si l’accident nucléaire a été « profondément lié au système socio-culturel japonais, cela ne signifie pas que l’industrie nucléaire soit plus sûre dans les autres pays. Cela montre que les industries nucléaires, dans tous les pays, sont fortement dépendantes d’un contexte socioculturel et que le risque doit à chaque fois être examiné dans ce contexte ». Il faut ajouter que ce contexte socioculturel n’est jamais immuable et ne détermine pas tout. Le Japon en est aujourd’hui l’illustration vivante : malgré la

Manifestation anti-nucléaire devant la résidence du premier ministre (septembre 2012) © Yuriko Nakao/Reuters

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force des représentations culturelles décrites ci-dessus, un gouvernement japonais vient de décider une sortie progressive du nucléaire.

Depuis avril 2012, des manifestations contre le nucléaire et plus particulièrement contre le redémarrage de la centrale nucléaire de Ohi, sur la côte ouest du Japon, se tiennent chaque vendredi devant les bureaux du premier ministre. Entre avril et fin juin, le nombre de manifestants est passé de quelques centaines à 200 000. Un réacteur a été remis en route le 2 juillet, un autre deux semaines plus tard. Mais les manifestations hebdomadaires continuent. La société japonaise a peut-être entamé sa révolution culturelle.

Cette décision est encore fragile – une victoire du parti libéral démocrate aux prochaines élections pourrait tout changer. Pourtant, Ueda estime que la société japonaise est aujourd’hui à un tournant. L’opinion est majoritairement favorable à l’arrêt du nucléaire, même progressif, tandis que les lobbies industriels font pression sur les politiques pour remettre en route les centrales. Mais, ce qui est nouveau, les citoyens ordinaires manifestent de plus en plus clairement leur opposition.

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