Le blanchiment à l'anglaise se porte bien

note Robert Palmer, spécialiste de ce dossier auprès de l' ... monde entier, dénonce Robert. Palmer. On leur dit: ... président français Mitterrand, sur lequel il a ...
392KB taille 4 téléchargements 115 vues
8

HISTOIRE VIVANTE

LA LIBERTÉ VENDREDI 4 NOVEMBRE 2011

Le blanchiment à l’anglaise se porte bien ARGENT SALE • La City de Londres brasse des sommes astronomiques du monde entier, parfois d’origine illicite. Une situation favorisée par des «spécialités» locales, tels les trusts, ainsi que par une législation défaillante. JULIE ZAUGG, LONDRES

Le procès a lieu ces joursci: plusieurs millions de livres issus de la corruption ont été déposés dans les coffres d’une série de banques basées à la City entre 1999 et 2005 par deux gouverneurs nigérians. L’un de ces hommes a placé 1,56 million de livres à la Royal Bank of Scotland, un pot-de-vin versé par un sénateur nigérian. Ce cas l’illustre: le plus grand centre financier mondial est aussi une importante machine à blanchir l’argent provenant de la criminalité, du terrorisme ou de la corruption. Outre les immenses flux financiers qui le traversent chaque jour, ce territoire d’à peine quelques kilomètres carrés possède en effet quelques particularités qui en font un pôle d’attraction pour l’argent sale.

Discrétion assurée «Lorsqu’on veut blanchir de l’argent, on va naturellement chercher un endroit où la banque en sait le moins possible, explique l’avocat fiscaliste Philippe Kenel. On va aussi éviter les pays à risque. La Grande-Bretagne cumule ces deux atouts: la discrétion et la stabilité politique.» Elle dispose pour cela d’un instrument redoutable: le trust. «Cette structure est une invention anglaise datant du XVIe siècle, détaille l’homme de loi. A l’origine, elle avait pour but de faciliter le règlement de sa succession sur plusieurs générations, mais elle a aussi l’avantage de préserver l’anonymat de son bénéficiaire réel.» Les Britanniques appliquent en effet une interprétation littérale de cet instrument: «Ils estiment que lorsque le détenteur originel des fonds les confie à un trustee (le gérant du trust, ndlr), ce dernier en devient le propriétaire effectif, note Philippe Kenel.

Pas comme en Suisse La banque ne va donc pas chercher à savoir qui est le bénéficiaire final du trust. Un anonymat salutaire lorsqu’on cherche à placer de l’argent issu d’activités illégales ou s’adonner à l’évasion fiscale. Cette notion contraste avec la vision, héritée du secret

LA SEMAINE PROCHAINE

LE PRINCE ET SON IMAGE Entre 1989 et 1993, le réalisateur belge Hugues Le Paige a bénéficié d’un accès unique au président français Mitterrand, sur lequel il a réalisé 5 films. Un rapport privilégié qui s’est brutalement terminé lorsque des questions trop dérangeantes ont été posées au Sphinx. Des années plus tard, et après que de nombreuses révélations sur la vie et les manœuvres de Mitterrand ont été faites, Le Paige revisite ses films pour analyser ce personnage ambigu.

RSR-La Première Lundi au vendredi de 15 à 16 h Histoire vivante Dimanche 20 h 30 Lundi 23 h 10

La City de Londres a ses totems, dont la fameuse tour de l’assureur suisse Swiss Re. KEYSTONE bancaire, qui prévaut en Suisse: «Ici, la banque sait qui est le bénéficiaire des avoirs mais elle a un secret; en Grande-Bretagne, la banque n’a pas de secret mais elle ne sait rien», résume Philippe Kenel. La nuance est de taille: en cas de procédure pénale, l’établissement helvétique devra livrer les informations qu’il détient. Pas le britannique, puisqu’il n’en a pas.

Des îles de rêve... Autre atout de la City, elle se trouve au cœur d’un réseau de juridictions offshore (îles Anglonormandes, îles Vierges britanniques, îles Caïmans, etc.) avec lesquelles elle entretient des liens étroits, souvent hérités de l’époque coloniale. «De nombreuses filiales de banques basées à Londres s’y sont installées, note Robert Palmer, spécialiste de ce dossier auprès de l’ONG Global Witness. Elles accueillent des fonds qui sont en fait gérés

depuis la City.» Une habile division du travail qui permet de profiter à la fois de la discrétion des centres offshore et du savoirfaire de la City.

Lacunes constatées Le rôle joué par la capitale britannique comme plaque tournante pour le blanchiment d’argent doit aussi beaucoup à un arsenal législatif défaillant. Le Groupe d’action financière (GAFI) s’en est ému en 2007 dans un rapport, jugeant notamment que la réglementation qui oblige les banques britanniques à effectuer des vérifications sur leurs clients (due diligence) «contient des lacunes». Il regrettait notamment que les banques ne soient pas obligées de connaître le bénéficiaire final des avoirs déposés chez eux, le manque de dispositions sur les «personnes politiquement exposées» (PEP), ainsi que le déficit de supervision de certaines pro-

fessions non financières (agents immobiliers, notaires). Une partie de ces manquements ont été comblés avec l’introduction d’une nouvelle réglementation fin 2007, mais la loi n’est pas toujours appliquée. «Trois quarts des banques britanniques continuent à contourner leurs obligations de due diligence et la moitié d’entre elles ont déjà ignoré des preuves de corruption chez un client», indique Robert Palmer, citant un rapport publié en juin par l’autorité de surveillance financière britannique (FSA). «Certains établissements rechignent à renoncer à des relations d’affaires très profitables malgré le fait qu’elles présentent un risque inacceptable de confrontation avec de l’argent criminel», dit ce document. Cinq établissements ont été placés sous investigation suite à ce rapport, dont deux présentaient de «sérieuses failles» dans leur dis-

positif de contrôle des clients à haut risque (PEP). Malgré cela, le gouvernement de coalition britannique a entrepris de réduire les sanctions en cas de non-respect des obligations de due diligence, en les dépénalisant.

Clémence de l’Etat Cela va envoyer un très mauvais signal aux blanchisseurs du monde entier, dénonce Robert Palmer. On leur dit: «Venez, la Grande-Bretagne vous attend pour faire des affaires.» D’autant plus que l’autorité de surveillance se montre déjà trop clémente, selon lui: «La Royal Bank of Scotland a reçu une amende de 5,6 millions de livres en 2010 pour avoir omis de vérifier si certains de ses clients figuraient sur la liste des entités terroristes, une somme insignifiante pour elle.» I > Voir aussi le documentaire «La City. La finance en eaux troubles», dimanche soir sur TSR2.

REPÈRES

La City en chiffres > La City est le plus grand centre financier au monde: 20% des transactions bancaires internationales y sont effectuées. Chaque jour, les échanges de devises atteignent 1,9 trillion de dollars, soit 37% du total mondial. > En Suisse, ce montant s’élève à 262,2 milliards de dollars (5,2% du total). La City concentre en outre 19% du marché des hedge funds, 46% du marché des dérivés «over the counter» et 95% de l’échange de certificats européens d’émission de gaz à effet de serre. > Enfin, la City est un centre pour la finance islamique, avec 22 banques fournissant des services «charia compatibles». Actuellement, la City emploie 288 000 personnes, contre 328 100 en 2008. Par contraste, seuls 11 500 des 7,6 millions de Londoniens vivent sur le périmètre de la City. Pour l’année 2009-2010, le secteur des services financiers a généré 53,4 milliards de livres de revenus fiscaux, soit 11,2% du total encaissé par l’Etat britannique. JZ

Née dans le sillage de la révolution industrielle Auteur d’un ouvrage sur les places financières («Les capitales du capital»), Youssef Cassis enseigne également l’histoire économique à Londres et Florence. Il revient sur l’émergence de la City. Entretien.

frastructure ou éponger leurs dettes. Du coup, de nombreuses banques françaises, américaines ou allemandes s’installent à la City. Toute une gamme de services financiers vont se greffer sur cette infrastructure.

A partir de quand la City est-elle devenue un centre financier important? Youssef Cassis: La City s’est affirmée comme la première place financière du monde au XIXe siècle, juste après les guerres napoléoniennes. Son développement coïncide avec l’émergence du Royaume-Uni comme le bastion de la révolution industrielle. Une part importante du commerce mondial est financée depuis la City. Les compagnies et les gouvernements du monde entier y trouvent les capitaux nécessaires pour leurs grands projets d’in-

Cette situation durera-t-elle? L’âge d’or de la City s’étend de 1871 à 1914. Avec la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne perd entre un quart et un tiers de ses investissements à l’étranger et subit la concurrence du dollar, dynamisé par une période de forte croissance aux Etats-Unis. Mais ce sera un processus lent: durant l’entre-deuxguerres, Londres reste le plus gros détenteur d’investissements étrangers et la livre la monnaie de change par excellence. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 60 que le dollar devient la

L’âge d’or de la finance à Londres est peut-être dépassé mais à coup sûr pas fini... KEYSTONE devise dominante et que Wall Street supplante la City. Ce déclin est-il définitif? Non, de nouveaux instruments financiers, fondés sur le dollar, apparaissent dans les années 60 (euro-dollars, euro-obligations,

euro-crédits) et trouvent leur domicile naturel à la City. Celle-ci a de nombreux atouts: une tradition et un know-how financier, l’anglais et une législation favorable à l’installation de banques et de capitaux étrangers. A l’inverse, New York est désavantagé

par la réglementation Q, issue du New Deal, qui fixe un plafond sur les taux d’intérêt que les banques américaines ont le droit de payer. De nombreux établissements d’outre-Atlantique ouvrent alors des agences à la City, qui s’internationalise et redevient le principal centre financier mondial dès les années 80. Ce phénomène est encore accentué par le «big bang» de 1986, une série de déréglementations de la Bourse de Londres. Et qu’en est-il aujourd’hui? La City a été très secouée par la crise de 2008: elle a perdu 27 000 postes de travail, soit un cinquième du total. Mais elle reste la première place financière, suivie de New York. Il faudra toutefois surveiller à l’avenir l’émergence des places asiatiques... PROPOS RECUEILLIS PAR JZ