La ville qu'ils veulent, JL & AO final - NFP 54

résultat d'un dessin d'architecte que comme une configuration en mouvement, dont la dynamique résulte avant tout des interactions entre ses habitants.
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La ville qu’ils veulent, la ville qu’ils font Jacques Lévy & André Ourednik

Comment se fabrique l’urbain ? On a pu penser que de grandes structures aveugles (les infrastructures, la classe dominante, les institutions…) imposaient leur logique à son tissu et à ses pratiques. On a aussi pu croire qu’il fallait d’abord créer un cadre matériel, qui était ensuite occupé et habité par les individus. Une étude récente que nous avons conduite montre au contraire que les individus ordinaires disposent d’un grand pouvoir pour façonner l’espace urbain et que ce pouvoir leur vient d’abord de l’idée qu’ils se font de la ville désirable. La ville apparaît alors moins comme le résultat d’un dessin d’architecte que comme une configuration en mouvement, dont la dynamique résulte avant tout des interactions entre ses habitants. Beaucoup a déjà été dit sur l’émergence et sur l’auto-organisation de l’urbain. Les fondements épistémologiques de ce propos n’ont toutefois pas toujours été solides, dans la mesure où l’on tendait à naturaliser des entités spatiales en en faisant des réalités quasi-métaphysiques dotées d’une « force vitale », (voir par exemple Guermond et al. 2004 : 185), ou encore à réduire l’action des individus à des fonctions qu’ils auraient à accomplir de manière invariable. Ce type de modélisation a néanmoins eu le mérite d’articuler l’idée d’une ville construite bottom-up à des outils mathématico-logiques permettant d’étudier cette construction1. Notre travail repose sur l’un de ces outils : des « modèles multiagents » nourris de données statistiques issues de travaux de recherche. Contrairement à d’autres démarches, cependant, nous avons tenu à relier le « comportement » des « agents » urbains à des attitudes concrètes visant à choisir un environnement résidentiel plutôt qu’un autre. Nous renouons ainsi avec la modèle théorique de Thomas C. Schelling qui, dans les années 1970, avait montré que la manière dont les acteurs valorisent leur environnement résidentiel immédiat constitue un moteur central de la structuration de l’espace urbain. Il nous apprenait en quoi la traduction pratique de cette valorisation constitue une explication suffisante à la constitution d’une ville définie par ses ségrégations. Schelling met cependant entre parenthèses la consistance des lieux de son espace. Nous n’avons pas voulu, comme lui, considérer ces derniers comme de simples contenants, définis par les caractéristiques sociales de leurs résidents, mais indépendants des relations de distance avec l’ensemble des autres lieux. On peut difficilement contester, en effet, que les attitudes concrètes des acteurs visent non seulement leurs voisins mais aussi le contexte dans lequel ces derniers sont rencontrés. Ce que ces lieux représentent, en termes d’accessibilité, de ressources, de diversité fonctionnelle, d’attractivité ou d’ambiance urbaine, sont autant de composantes contribuant à polariser ces attitudes. Dans un contexte ressemblant à celui de la Suisse romande (environ 1,5 million d’habitants répartis sur un territoire diversifié, avec deux villes principales), les principaux éléments qui caractérisent une situation urbaine (cadre bâti, accessibilité, prix du sol, patrimoine, population, catégories sociales) ont ainsi été formalisé (figure 1). Les principaux gradients d’urbanité des sociétés contemporaines s’y trouvent représentés2. Nous y avons ajouté la 1

Pour un survol général de ces méthodes, voir par exemple Benenson & Torrens [2004]. Si l’on définit l’urbanité comme la combinaison de densité et de diversité, on appellera gradient d’urbanité un niveau d’intensité donné de cette combinaison. Dans les villes européennes, l’urbanité est maximale dans les 2

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possibilité pour les individus, soumis bien sûr aux contraintes de leur localisation initiale et de leurs ressources, de déménager en fonction de trois orientations possibles : l’allophobie (refus de cohabiter dans un quartier avec une population de niveau inférieur au sien), l’allophilie (volonté de cohabiter dans un quartier avec une population de niveau inférieur au sien), le projet ascendant (recherche de localisation dans un quartier au statut social aussi élevé que possible)3. Sur les figures 2 à 7, le remplissage des carrés permet de rendre compte graphiquement des variations de densité, jusqu’à un seuil égal, ou même supérieur, à 10 000 habitants par kilomètre-carré, ce qui est un seuil pertinent pour les villes moyennes européennes4. Figure 1. La configuration initiale du modèle

Ville B

E

Hypercentre (grande ville) Centre Banlieue aisée (grande ville) Banlieue moyenne (grande ville) ou banlieue de ville moyenne (C) Banlieue populaire (grande ville) Périurban

G Ville C

Petite ville (D) Hypourbain

F

Infraurbain Station touristique (E, F, G)

Ville A

De l’urbain sans urbanistes Voyons très concrètement l’ampleur de l’impact des modèles du « lieu de résidence idéal » sur la configuration d’un espace urbain. Commençons à considérer une ville essentiellement peuplée d’allophobes5.

centres et diminue vers la banlieue (part de l’agglomération morphologique moins dense et moins diverse que le centre) et baisse encore lorsque l’on sort de l’agglomération pour rester à proximité (gradient périurbain), s’en éloigner davantage (hypo-urbain) ou s’en trouver à une distance telle que les interactions avec la ville rendues plus difficiles (infra-urbain). Cf. Lévy & Lussault [2003]. 3 Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous en tenir aux deux premières catégories, afin de ne pas alourdir le propos. 4 Le fonctionnement formel du modèle est détaillé dans Ourednik [2009] et dans Lévy [2009]. 5 Les simulations réalisées au sein de notre modèle ont montré que, si l’on augmente progressivement le pourcentage d’allophobes, les effets sur la configuration urbaine se stabilisent autour de 70%. On observe le même type de stabilisation avec les allophiles.

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Comme on le voit sur la figure 2, une telle configuration mène à une homogénéisation de la distribution de la population dans l’espace, dans les limites de l’accessibilité économique des types urbains. Une nette préférence des habitants va alors au périurbain. Figure 2. Allophobes dominants

Lorsque nous activons les subventions aux familles afin de réduire le coût des enfants et de diminuer leur impact sur les choix de localisation résidentielle, nous n’observons pas de changement significatif de la tendance dominante, mais plutôt un renforcement du périurbain par rapport aux gradients d’urbanité encore plus faibles (figure 3). Nous notons donc que, dans un système urbain d’allophobes, les subventions du logement en ville ne produisent aucun effet, voire l’effet inverse au retour en ville qui pourrait être souhaité dans une perspective de durabilité urbaine.

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Figure 3. Allophobes dominants, subventions aux familles

Voyons à présent le cas où ce sont les allophiles qui dominent. Ici (figure 4), on peut observer une claire tendance à l’attractivité des centres. Suivant le degré de prédominance des allophiles, certains types urbains, comme l’infra-, l’hypo- et le périurbain, sont complètement délaissés, alors que les zones centrales sont remplies jusqu’au maximum de leur capacité, dans les limites également de leur accessibilité économique. Les freins économiques jouent ainsi un rôle important dans des communautés urbaines à dominance allophile.

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Figure 4. Allophiles dominants

On observe clairement une configuration inverse : attractivité des centres et des banlieues, faiblesse du périurbain et de tous les gradients d’urbanité non citadins. À un certain moment du déroulement du modèle, nous enclenchons la subvention aux enfants. Le résultat peut être observé dans la figure 5, qui donne un aperçu de la configuration spatiale résultante.

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Figure 5. Allophiles dominants, subvention aux familles

On note, dans ce cas, le rôle décisif des politiques publiques. Dès le moment de son activation, le périurbain, tout comme la banlieue des petites villes et l’hypo-urbain, se vident au profit du s et des banlieues de grande villes. Inversement, en l’absence de ces politiques, la réalisation d’un désir d’habitat correspondant à un gradient d’urbanité (densité + diversité) plus élevé est freinée par des contraintes économiques liées à la taille des familles. De fait, dans une société d’allophiles, la périurbanité est maintenue par des freins financiers. La subvention, notamment celle aux enfants des ménages, peut générer un « retour » massif en ville. À la suite de ce processus rendu possible par l’action publique, des dynamiques plus subtiles se mettent en place. La croissance de la population des banlieues moyennes décline, puis s’inverse. Ce déclin est d’abord dû à la concurrence du centre et de l’hypercentre, désormais accessibles à une partie de la population financièrement « condamnée à la banlieue » jusqu’ici. Après la saturation du centre, ce déclin se poursuit et s’explique par le fait que les banlieues aisées et moyennes sont délaissées au profit des banlieues populaires qui, de par une meilleure accessibilité financière, présente une plus grande mixité sociale6, à diversité fonctionnelle et accessibilité pédestre égales. Il est à noter que, même au sein des banlieues populaires, le système présente une concentration de la population. C’est le cas par exemple de la ville B, où des centres émergent dans la banlieue.

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L’indice de mixité moyen pour la banlieue populaire est de 0,646, à comparer avec des valeurs de 0,463 et de 0,482 respectivement pour les banlieues moyennes et aisées.

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Nous notons également une résurgence de la petite ville et des stations F et G après l’activation de la subvention. La petite ville, tout comme la station G, présentent en effet des prix fonciers raisonnable couplée à une bonne desserte par les transports publiques donnant ainsi accès à tous les groupes sociales, et donnant donc lieu à une mixité sociale maximale

La force de l’intentionnalité Plusieurs constats sont à faire à partir de ces observations. Le premier, tout à fait spectaculaire du point de vue des conceptions courantes, qui attribuent un primat aux structures matérielles. En fait, ce sont les individus qui font la ville avec ce qu’ils ont dans la tête. Selon que l’on active des agencements avec, par exemple, une majorité d’allophiles ou, au contraire, beaucoup d’allophobes, on obtient des situations très contrastées, des villes compactes d’un côté, un étalement fragmenté de l’autre. Ce qui frappe, c’est que cette variation de modèles mentaux portés par des individus ordinaires, soumis bien sûr à des contraintes, notamment économiques, qui sont prises en compte dans la simulation crée des arrangements urbains bien distincts les uns des autres, y compris sur les plans souvent appelés « matériel » ou « physique » : densité de l’espace bâti, densité résidentielle, distances entre zones bâties. Autrement dit, les désirs des habitants dessinent des plans-masses d’une grande clarté sans avoir besoin de projeteurs ou de designers urbains. Les spatialités produites par les individus, bien que limitées par le fait qu’il s’agit de « petits acteurs », montrent leur capacité à fabriquer des espaces. La solvabilité, même relative, en matière de logement et les arbitrages possibles en matière de localisation (choix du gradient d’urbanité, avec des conséquences sur la mobilité), de statut résidentiel (locataire/propriétaire) ou encore de stratégie familiale ont des effets substantiels sur le style des aires urbaines, au même titre ou peut-être davantage que les « grands acteurs » (gouvernements, promoteurs, les riches, etc.). En revanche, on voit bien apparaître la confirmation de l’importance cruciale de l’allophilie dans les catégories supérieures. Si les riches veulent rester entre eux, cela a pour conséquence de laisser les pauvres entre eux et l’effet sur la mixité est implacablement négatif. Inversement, l’existence de riches allophiles (les « bobos ») crée un contexte favorable à la mixité, à condition que, au bout du processus, l’augmentation des prix fonciers n’aboutisse pas à réduire, dans l’autre sens, la mixité. C’est ici que les politiques publiques peuvent sans doute jouer un rôle. Sans aller jusqu’à modéliser les effets sur les prix de l’arrivée d’habitants plus aisés mais en supposant, de manière plus simple mais tout à fait réaliste, des prix d’autant plus élevés à mesure qu’on s’approche de l’hypercentre, nous avons cependant testé (figures 3 et 5) l’impact de politiques publiques clasiques sur ces dynamiques urbaines. Il s’agissait notamment de vérifier si les gouvernements urbains avaient la possibilité d’inverser la tendance, par exemple par la mise en œuvre résolue d’un projet allophile. Le constat est, ici encore sans équivoque. Autant le soutien à la localisation de personnes modestes ou des familles dans des zones à prix foncier élevé montre sa force d’appui dans le cadre d’un environnement idéologique à dominante allophile, autant ces actions volontaristes ne peuvent suffire à compenser les effets d’une configuration mentale allophobe. Cela signifie que le débat entre citadins-citoyens ne peut être remplacé par une politique qui chercherait à faire le bonheur des gens malgré eux.

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Une aide à la localisation Nous avons aussi simulé des politiques publiques d’un nouveau genre consistant à subventionner le choix d’habitants modestes de localiser sa résidence dans des zones qui leur seraient spontanément inaccessibles compte tenu du prix du foncier, dans les centres et les hypercentres. Cette aide à la localisation (qui n’est ni une aide à la personne, ni une aide à la pierre) montre son impact dans les deux cas analysés – allophobes ou allophiles dominants (figures 6 et 7). Figure 6. Aide publique à la localisation, allophobes dominants

Ici, on observe une fois encore un effet limité de l’action publique. Les deux mesures n’ont eu aucun effet, sinon celui d’un léger affaiblissement des populations de ces types urbains. Ces lieux étant déjà impopulaires du point de vue allophobe de par leur forte diversité fonctionnelle, de par leur faible accessibilité automobile et de par leur forte population partiellement composée de non-résidents, leur subvention n’a fait qu’augmenter leur potentiel de mixité, ajoutant ainsi à leur faible attractivité du point de vue allophobe. Toute différent est l’impact de cette aide à la localisation dans le cas d’une majorité d’allophiles.

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Figure 7. Aide publique à la localisation, allophiles dominants

Comparable à celui de l’aide aux familles mais avec une plus grande netteté, cet impact se traduit, outre par une diversification sociologique des hypercentres, par un élargissement des centralités aux zones péricentrales, qui connaissent une attractivité accrue et peuvent franchir des seuils de densité permettant de diversifier leurs fonctions. Ainsi, dans une ambiance où les allophiles sont bien représentés, le modèle de simulation permet de montrer que les politiques publiques permettent d’éviter un embourgeoisement irréversible (« gentrification ») à la suite de l’attraction des catégories moyennes ou supérieures dans les quartiers populaires. Dans un tel contexte, l’action publique est en mesure d’empêcher un filtrage de la population trop marqué grâce à des mesures correctives, notamment en permettant à des personnes non solvables (ménages modestes ou familles) d’accéder à des logements situés dans les zones concernées. Les politiques centrées sur l’espace et non sur les personnes ou sur les logements apparaissent alors les plus efficaces, car elles portent sur le cœur de la problématique de l’urbanité (développer un être-ensemble qui met en œuvre la diversité dans la densité) et non sur ses marges Enfin, pour autant que ce modèle permet d’approcher cette question, rien ne laisse penser que les grands acteurs économiques doivent prendre partie, en fonction de leurs intérêts, pour l’une ou l’autre option. Du point de vue de la possibilité de tirer profit de la dynamique des valeurs foncières, les deux modèles sont comparables, même si la diversité dans la densité semble une garantie de valorisation plus stable sur le long terme. Autrement dit, l’argument selon lequel les promoteurs immobiliers préféreraient la périurbanisation ne trouve aucune confirmation dans cette simulation.

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Quelle action publique en faveur de l’urbanité ? De cet exercice de recherche, qui peut bien sûr être affiné, on peut déduire quelques enseignements en matière de politiques publiques, en supposant que celles-ci visent à augmenter le niveau d’urbanité en développant conjointement densité et diversité. Voici trois énoncés qui se trouvent nettement confortés par la simulation présentée ici. 1. Passer de politiques conjoncturelles à une politique de « civilisation urbaine », dans la définition de laquelle les citadins sont reconnus comme étant les acteurs-clés [Lévy 1999]. 2. Ne pas se contenter de viser une redistribution monétaire alors que la problématique du « droit à la ville » se situe dans l’ordre de la cohabitation. Il faut créer les conditions économiques mais aussi psycho-politiques pour que ce co-habiter [Ourednik 2010] soit possible. 3. Évoluer, en matière d’urbanisme, de politiques sectorielles à des politiques géographiques. Cela passe notamment par une évolution plus franche d’une politique du logement social à une politique sociale du logement afin que, par un investissement financier et politique dans la construction et le maintien de configuration à forte diversité sociale, les politiques publiques puissent jouer leur rôle.

Références Benenson I. & Torrens M. P., 2004, Geosimulation: Automata-based modeling of urban phenomena. West Sussex: John Wiley & Sons. Gervasi Osvaldo, Taniar David, Murgante Beniamino Laganà Antonio Mun Youngsong Gavrilova Marina L. (eds.), 2009, Computational Science and Its Applications — ICCSA 2009, International Conference, Seoul, Korea, June 29July 2, 2009, Proceedings, Part I, Springer. Guermond Yves, Delahaye Daniel, Dubos-Paillard Edwige, Langlois Patrice, 2004, « From modelling to experiment » in GeoJournal 59, pp. 171–176. Lévy, Jacques, 1999. Le tournant géographique, Paris : Belin. Lévy Jacques (dir.), 2009. Inhabited Space, contrat avec le Fond national suisse de la recherche scientifique (PNR 54), Berne : FNRS. Lévy, Jacques & Lussault, Michel, 2003. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin. Ourednik, André, 2009, « Assessing the Impact of Individual Attitude towards Otherness on the Structure of Urban Residential Space: A Multi-actor Model » in Gervasi et al. (eds.), pp. 189-204. Ourednik, André, 2010, L’habitant et la cohabitation dans les modèles de l’espace habité, Thèse de Doctorat, École Polytechnique Fédérale de Lausanne, Faculté de l’Environnement Naturel, Architectural et Construit. Schelling, Thomas C., 1969, “Models of Segregation (in Strategic Theory and Its Applications)” in American Economic Review: Papers and Proceedings. 59(2), May, pp. 488-493. Schelling, Thomas C., 1971, “Dynamic Models of Segregation” in Journal of Mathematical Sociology. 1(2), pp. 143186. Schelling, Thomas C., 1978, Micromotives and Macrobehavior, New York & London: Norton.

Jacques Lévy est géographe et urbaniste, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du Laboratoire Chôros, co-directeur du Collège des Humanités. André Ourednik est géographe, spécialisé en philosophie et modélisation logico-mathématique de l’espace habité. Il est responsable de recherche à l’Université de Lausanne.

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