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UNIVERSITE DE PARIS 1 - PANTHEON SORBONNE INSTITUT DE RECHERCHE ET D’ETUDES SUPERIEURES DU TOURISME

LA VALORISATION DES LIEUX DE MEMOIRE DE LA SHOAH EN FRANCE, ENTRE MEMOIRE ET PATRIMOINE CULTUREL

Mémoire professionnel présenté pour l’obtention du

Diplôme de Paris 1 - Panthéon Sorbonne MASTER PROFESSIONNEL « TOURISME » (2e année) Spécialité Valorisation Touristique des Sites Culturels Par Melle Alexandra DERVEAUX Directeur du mémoire : Mr Michel TIARD

JURY

Membres du jury : ………………………………… : ………………………………… : …………………………………

Session de Septembre 2010

Remerciements

Je tiens à remercier Monsieur Michel Tiard d’avoir consenti à diriger ce mémoire de Master professionnel, mais aussi de ses nombreux conseils éclairés. Ce travail n’aurait pu aboutir sans l’aide et la bienveillance d’un certain nombre de personnes et d’interlocuteurs. Aussi mes remerciements s’adressent à Monsieur Rémy Knafou, professeur émérite de l’Université de Paris 1 et ancien chef de projet de la Fondation du Camp des Milles ; Monsieur David Amar, chargé de mission Solidarité - Mémoire et Transmission à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah ; Madame Nathalie Grenon, directrice du Centre d’Etude et de Recherche sur les Camps d’Internement dans le Loiret et la déportation juive (CERCIL) ; Monsieur Olivier Lalieu, responsable du service Aménagement des lieux de mémoire et des projets externes au Mémorial de la Shoah ; Madame Isabelle Plichon, responsable du service Communication au Mémorial de la Shoah. Je remercie également les documentalistes du Centre de Documentation Juive Contemporaine, ainsi que l’équipe du CERCIL pour leur accueil et leur disponibilité. Enfin, une pensée toute particulière à mes proches, celles et ceux qui m’ont soutenu et encouragé tout au long de ce travail universitaire.

1

Sommaire Introduction I. Emergence et évolution des lieux de mémoire de la Shoah en France A. La construction de la mémoire de la Shoah en France

p. 5 p. 9 p. 10

1) Repères historiques a) Qu’est-ce que la Shoah ? b) La Shoah en France

p. 10 p. 10 p. 13

2) La mémorialisation du génocide en France a) D’une mémoire confinée… b) … Vers une mémoire collective nationale

p. 15 p. 15 p. 18

B. La patrimonialisation de la Shoah

p. 22

1) Des traces aux marques a) Appropriation et réinvestissement b) Marquage de l’espace

p. 23 p. 23 p. 24

2) Des lieux du souvenir aux lieux de mémoire a) La notion de lieux de mémoire b) Une difficile reconnaissance des lieux liés à la Shoah

p. 27 p. 27 p. 31

II. La Shoah, entre lieux de mémoire et lieux touristiques A. Quelle(s) valorisation(s) des lieux de mémoire de la Shoah ?

p. 39 p. 40

1) De la mise en valeur commémorative…

p. 40

2) … A la création d’une offre muséale a) Institutionnalisation de l’histoire et de la mémoire de la Shoah b) Des projets phares de réhabilitation et d’aménagement

p. 47 p. 47 p. 53

B. Le concept de tourisme de mémoire 1) Tourisme et Mémoire : une antinomie ? a) Naissance d’une politique nationale b) Enjeux et développement du tourisme de mémoire c) La fin d’un cycle ?

p. 56 p. 56 p. 56 p. 61 p. 67

2

2) Le « dark tourism » : visites macabres ou réelle conscientisation ? a) Définition b) Le « tourisme de la Shoah » : l’exemple d’Auschwitz-Birkenau

III. Etudes de cas français de lieux de mémoire de la Shoah A. Du mémorial au musée : état des lieux

p. 71 p. 71 p. 75

p. 82 p. 83

1) Situation historique a) La Maison d’Izieu b) Le Mémorial de la Shoah c) La tuilerie des Milles d) Les camps d’internement du Loiret

p. 83 p. 83 p. 86 p. 88 p. 92

2) Fonctionnement et modalités de financement a) Statut juridique b) Des structures professionnalisées c) Un financement partagé

p. 95 p. 95 p. 96 p. 98

B. L’engagement de multiples acteurs

p.101

1) Le rôle moteur du monde associatif et de la société civile a) La mobilisation associative b) L’appui de la société civile

p.101 p.101 p.103

2) La nécessaire implication des pouvoirs publics a) Les collectivités territoriales b) L’intervention de l’Etat

p.104 p.104 p.105

3) Des institutions nationales et internationales reconnues a) Le Mémorial de la Shoah b) La Fondation pour la Mémoire de la Shoah

p.106 p.106 p.107

C. L’offre culturelle et touristique

p.112

1) Une offre variée, entre transmission et sensibilisation a) Les parcours muséographiques, outils de « conscientisation citoyenne » b) Activités culturelles et pédagogiques

p.112 p.112 p.117

2) Fréquentation et publics

p.122

3) Communication et promotion a) Une communication spécifique ? b) Lieux de mémoire et promotion touristique

p.127 p.127 p.130

3

Conclusion

p.131

Bibliographie

p.135

Annexes

p.144

Table des figures

p.158

Table des entretiens

p.160

Dossier d’outils méthodologiques

p.161

4

Introduction

Théâtre de nombreux conflits armés, la France, comme d’autres pays d’Europe, porte encore, dans son paysage et sa mémoire, les blessures et les stigmates des guerres. La Seconde Guerre mondiale, en particulier, reste à ce jour le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, avec près de 50-60 millions de morts évalués1. Aussi, elle a engendré de nombreux « lieux de mémoire », des lieux où s’est cristallisée et réfugiée une mémoire collective, rappels d’évènements importants, souvent tragiques : villages-martyrs, lieux de massacre par les nazis, camps d’internement, lieux de combats de la Résistance, etc. Dans cette guerre, comme le rappelle Jean-Yves Boursier dans son ouvrage Musées de guerre et mémoriaux (2005)2, les nazis ont organisé méthodiquement et systématiquement le génocide des Juifs d’Europe. Les camps d’extermination – en premier lieu AuschwitzBirkenau, devenu LE lieu de mémoire par excellence – identifie cette Seconde Guerre mondiale sur un plan autre que militaire : celui du crime du « crime contre l’humanité », du crime de masse3.

De cette guerre, du crime d’Etat nazi, il subsiste des traces dans le paysage. Ce qui a eu lieu a ainsi parfois constitué le support à la création de musées et de mémoriaux. Les lieux liés à la Shoah, c’est-à-dire l’histoire du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, bénéficient, depuis vingt ans, d’un « essor » particulier. En grande majorité oubliés, voire pour certains occultés, pendant près de quarante ans, ils sont devenus des « lieux de mémoire », un patrimoine qu’il convient désormais de sauvegarder et de mettre en valeur. Cette reconnaissance patrimoniale s’inscrit plus que jamais dans l’absolue nécessité, à l’heure où l’on a commémoré en début d’année le 65ème anniversaire de la libération d’Auschwitz4, de se souvenir, de conserver intacte et de transmettre la mémoire des évènements et des souffrances endurées.

1

Chiffres donnés par le Mémorial de Caen, voir le site Internet de l’institution, http://www.memorialcaen.fr/portail/index.php?option=com_content&view=article&id=821&Itemid=554 (consulté le 18 août 2010). Ce qu’il faut retenir avant tout de ce bilan humain, c’est l’importance des victimes civiles. En effet, pour la première fois, le nombre de civils tués est égal voire sans doute supérieur à celui des pertes militaires. 2 Jean-Yves Boursier, « D’une guerre à l’autre en Europe », Musées de guerre et mémoriaux, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2005, p. 4. 3 Ibid. 4 Le camp d’extermination d’Auschwitz a été libéré le 27 janvier 1945 par l’armée russe. La date anniversaire de la libération du camp est devenue aujourd’hui, depuis 2002, la Journée européenne de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’Humanité.

5

De fait, la prise en compte de ces lieux attachés à la Shoah a abouti à la création d’institutions spécifiques5, et s’est accompagnée d’un développement important d’actions et de projets de réhabilitation et d’aménagement, concernant en particulier les anciens camps français d’internement et de déportation.

Le sujet de ce présent mémoire a été motivé par un intérêt personnel à cette période de l’histoire, et plus généralement au patrimoine historique et mémoriel du XXe siècle. Il m’a semblé pertinent et intéressant d’étudier la valorisation des lieux de mémoire de la Shoah, le tourisme de mémoire dans la mesure où la question du devoir de mémoire, de la transmission de l’histoire et de la mémoire est plus que jamais présente et d’actualité dans notre société. Ces vingt dernières années ont été marquées par l’ouverture, en France comme à l’étranger, de musées et mémoriaux d’envergure (Musée-Mémorial de l’Holocauste à Washington, Mémorial de la Shoah à Paris, Mémorial aux Juifs assassinés à Berlin, nouvelle exposition du Pavillon français du Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau).

Les lieux de mémoire de la Shoah sont, en ce début de XXIe siècle, confrontés à un tournant mémoriel et scientifique. Ils tendent, avec la disparition de plus en plus progressive des derniers survivants, à devenir les seuls témoignages de cet évènement tragique, et dès lors à se substituer à la parole unique des témoins directs. La valorisation des lieux de mémoire de la Shoah doit ainsi faire face à différents enjeux : enjeu de mémoire, enjeu idéologique, enjeu d’histoire, enjeu de transmission et de sensibilisation. Un tel sujet pose des interrogations spécifiques :

-

Qu’entend-t-on par valorisation de lieux de mémoire de la Shoah ? Comment valoriser, réhabiliter et aménager de tels lieux de mémoire et d’histoire ?

-

Comment préserver le sens et les valeurs immatérielles de lieux liés à une histoire traumatique et tragique incommensurables ?

-

Comment et jusqu’où développer l’ouverture au public, et dès lors la « mise en tourisme », tout en conservant le respect mémoriel et le recueillement nécessaire à l’appréhension de ces lieux de mémoire ?

5

Ces institutions font l’objet d’une analyse dans ce présent mémoire (voir précisément la troisième partie, Etudes de cas français de lieux de mémoire de la Shoah, p. 106-112).

6

L’analyse de la valorisation des lieux de mémoire liés à la Shoah repose sur une étude de quatre sites français : la Maison d’Izieu, le Mémorial de la Shoah, le projet du mémorial du camp des Milles et le projet du Centre d’histoire et de mémoire d’Orléans sur les camps d’internement du Loiret. Témoignages d’un même contexte, d’un même évènement, ces lieux d’histoire et de mémoire renvoient à des temporalités et des réalités successives. Ces lieux étudiés – tant des institutions muséales déjà existantes que des lieux en création – permettent de saisir la diversité des formes et des acteurs. Le choix de « limiter » cette étude à la France s’explique essentiellement pour des raisons techniques, en sachant bien que le sujet ne concerne évidemment pas stricto sensu la France, mais une échelle transnationale. Aussi, la dimension européenne n’est pas du tout éludée : des lieux de mémoire, des institutions muséales, et des organisations européennes et internationales seront évoqués au fil des pages.

Différentes sources ont été nécessaires pour mener à bien cette étude. Elles demeurent principalement écrites, bien qu’aucun ouvrage ne soit spécifiquement consacré à ce sujet. Les différents thèmes abordés – histoire de la Shoah, histoire des lieux choisis, notion de lieux de mémoire, de patrimonialisation – ont pu être étayés grâce à une bibliographie précise. De façon générale, l’étude s’appuie sur des travaux d’historiens, d’universitaires mais également sur des documents : articles de presse, documents officiels, documentations de communication par lesquels les lieux de mémoire se présentent au public etc. Surtout, mes recherches ont été complétées par une étude de terrain et d’observation. Outre la visite de lieux de mémoire, des entretiens qualitatifs « face à face » ont été réalisées auprès des différents acteurs concernés (Mémorial de la Shoah, Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Centre d’Etude et de Recherche sur les camps d’internement dans le Loiret et la déportation juive), enrichissant indéniablement les sources écrites.

Le présent mémoire s’articule autour de trois grandes parties. L’étude s’attachera dans un premier temps à retracer une histoire des lieux de mémoire de la Shoah en France, de leur émergence à leur évolution. La valorisation des lieux attachés au génocide juif doit être nécessairement comprise et replacée dans un contexte très complexe. Le sujet est difficile, et ne peut être appréhendé sans une compréhension, une approche historique. Il est en effet important de comprendre ce qu’on entend par « lieux de mémoire » de la Shoah, et de cerner l’histoire, les dimensions et les enjeux que ces lieux impliquent.

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La première partie tentera donc de revenir sur la construction mémorielle et la patrimonialisation de la Shoah en France. Puis, l’analyse portera, dans une seconde partie, sur les rapports entre lieux de mémoire de la Shoah et tourisme. Outre les notions de valorisations commémoratives et muséographiques, ce deuxième volet envisagera le concept de « tourisme de mémoire », en particulier dans ses aspects les plus contrastés (dark tourism). Enfin, la troisième partie se concentrera précisément sur quatre lieux de mémoire français de la Shoah, à savoir la Maison d’Izieu, le Mémorial de la Shoah, la tuilerie des Milles et les camps d’internement du Loiret. Après avoir rappelé l’histoire de chacun de ces lieux, la présente étude s’intéressera à leur fonctionnement et financement, ainsi qu’aux différents acteurs concernés. Enfin, l’offre muséale et touristique proposée par les quatre sites ne pourra être ignorée et sera analysée dans un dernier temps.

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Première Partie

EMERGENCE ET EVOLUTION DES LIEUX DE MEMOIRE DE LA SHOAH EN FRANCE

9

A.

La construction de la mémoire de la Shoah en France La Shoah est devenue aujourd’hui – de nombreux historiens tels qu’Annette

Wieviorka, Georges Bensoussan ou Pierre Nora le soulignent – une mémoire omniprésente, voire une « forme de religion séculaire 6», qui donne lieu à un foisonnement de publications d’ouvrages, de témoignages, de productions audiovisuelles (films, téléfilms, émissions) et de commémorations. Pourtant, comme le rappelle Floriane Schneider dans son introduction de thèse de doctorat d’histoire consacrée à la construction de la mémoire collective de la Shoah en France7, la « conscience de la Shoah » est loin d’avoir été aussi prégnante quelques décennies plus tôt. La mémoire du génocide juif et sa présence visuelle dans l’espace public se sont en effet construites au fil des années, se sont développées selon des rythmes spécifiques, non linéaires, d’un pays à l’autre, de l’Europe à Israël, en passant par les EtatsUnis. Ainsi, cette construction mémorielle s’est retrouvée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et se retrouve encore, au centre d’enjeux sociétaux, politiques et idéologiques.

1)

Repères historiques

Ce point « Repères historiques » n’est pas un travail d’histoire, il s’agit plutôt d’une synthèse qui tend à rendre compte des recherches publiées par des spécialistes de la Shoah. L’histoire du génocide juif a fait l’objet d’un très grand nombre d’ouvrages, d’articles, d’études, de travaux de toutes sortes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. De ce fait, les acquis de la connaissance historique sont aujourd’hui considérables.

a) Qu’est-ce que la Shoah ? La Shoah – mot hébreux signifiant « catastrophe » – désigne spécifiquement l’organisation par l’Etat, par le régime nazi et ses collaborateurs, de la persécution et de l’extermination systématique d’environ six millions de Juifs européens8. 6

Propos de Pierre Nora lors de la conférence « La mémoire de la Shoah dans la France contemporaine et dans la construction de l’identité juive contemporaine », qui s’est tenue le 8 février 2005 au Mémorial de la Shoah. 7 Floriane Schneider, La construction de la mémoire collective de la Shoah en France (1987-2000), thèse de doctorat d’histoire IRICE (Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe), s. dir. de Catherine Nicault, Université de Paris 1 – Panthéon Sorbonne, p. 17. 8 Définition provenant de l’Encyclopédie multimédia de la Shoah (base de données réalisée en partenariat avec le Musée Mémorial de l’Holocauste à Washington, et le Mémorial de la Shoah à Paris), http://memorialwlc.recette.lbn.fr/fr/ (consultée le 31 mars 2010).

10

Le terme, ainsi utilisé pour caractériser le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, couvre une période courant du début des massacres de l’été 1941 à la fin de la guerre en Europe au printemps 1945. Toutefois, les recherches de nombreux historiens montrent que la persécution des Juifs d’Europe commence en réalité bien avant. En effet, Georges Bensoussan – historien, rédacteur en chef de La revue d’histoire de la Shoah et responsable éditorial au Mémorial de la Shoah – explique que le génocide juif, décidé à la fin de l’été ou au début de l’automne 1941, est « l’aboutissement rationnel et bureaucratique d’un délire idéologique qui plonge loin ses racines dans l’histoire de l’Occident »9. Marginalisation, exclusion, expulsion, transferts forcés, enfermement dans des ghettos constituèrent autant d’étapes avant la « Solution finale » mise au point par les nazis.

La politique officielle de ségrégation à l’encontre des Juifs débute dès 1933 en Allemagne, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir : les premières lois antijuives sont promulguées, excluant progressivement les Juifs de la société. Une discrimination juridique, politique et sociale est instituée deux ans plus tard, en 1935, avec les lois de Nuremberg. La fin des années 1930 marque le début de la terreur, la persécution des Juifs prend une tournure brutale. Le point culminant est atteint dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, avec la « Nuit de Cristal ». Un véritable pogrom est organisé à travers toute l’Allemagne nazie : des synagogues sont incendiées, des magasins pillés, des milliers de Juifs agressés, arrêtés, envoyés dans des camps (on compte un bilan de 91 morts)10. L’invasion de la Pologne et son occupation à partir de septembre 1939 accroît la persécution envers les Juifs, en particulier ceux de l’Europe de l’Est ; des actes de violence, des exactions sont perpétrés à une échelle sans commune mesure avec ceux de 1938, les premiers ghettos sont établis en 1940 (Lodz, Varsovie). L’année 1941 constitue une étape importante dans l’escalade de l’assassinat organisé des Juifs d’Europe, une première phase de la mise en œuvre du génocide, avec la constitution d’Einsatzgruppen. Ces « groupes d’intervention » eurent pour mission d’assassiner à grande échelle la population juive, femmes et enfants inclus, sur le territoire de l’Union Soviétique envahie.

9

Georges Bensoussan, « Brève histoire de la destruction des Juifs d’Europe », Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 265. 10 L’Allemagne nazie et les Juifs, dossier thématique « Les Ressources pédagogique du Mémorial de la Shoah », 2009. Cette documentation est diffusée dans le cadre des activités pédagogiques du Mémorial de la Shoah à destination des élèves de collèges et lycées.

11

Les historiens estiment que plus d’un million de victimes furent massacrées à l’Est de l’Europe par ces unités mobiles de tuerie, entre juin 1941 et le printemps 194311. La décision de mettre en œuvre l’extermination systématique des Juifs d’Europe est probablement prise au cours de l’été ou au début de l’automne 194112.

La « Solution finale » fut planifiée, coordonnée quelques mois plus tard lors d’une réunion, connue sous le nom de Conférence de Wannsee, tenue le 20 janvier 1942. C’est ainsi que près de trois millions de Juifs furent déportés de l’Europe de l’Ouest (Belgique, Pays-Bas, France), du centre (du Reich d’où partent les premiers convois, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie, de Hongrie surtout), du Sud (Grèce, en particulier) entre 1942 et 1944, vers des camps d’extermination, des centres de mise à mort (Auschwitz-Birkenau, Belzec, Chelmno, Majdanek, Sobibor, Treblinka), où ils furent assassinés dans des installations de tueries spécifiquement conçues à cet effet13. Aujourd’hui, les historiens estiment entre cinq et six millions le nombre de victimes juives assassinées durant la Shoah. Il faut admettre, comme le souligne entre autres Anne Grynberg (et d’autres historiens), qu’on ne connaîtra sans doute jamais le nombre de victimes avec une absolue précision, « les autorités nazis n’ayant pas toujours tenu de comptabilité systématique des assassinats et des gazages qu’ils ont commis 14». Néanmoins, des chiffres plus précis sont possibles pour certains pays. Ainsi, en France, la connaissance du nombre de victimes de la Shoah est permise grâce aux listes de déportation : près de 76 000 juifs de France furent déportés vers les camps d’extermination.

11

Voir l’article de l’Encyclopédie multimédia de la Shoah consacré aux Einsatzgruppen, http://memorialwlc.recette.lbn.fr/fr/# (consulté le 8 avril 2010). 12 La date précise de décision de mise en œuvre de la « Solution finale » n’est pas connue. Un bon nombre d’historiens la situe entre juillet novembre 1941. 13 Voir entre autres l’article de l’Encyclopédie multimédia de la Shoah consacré aux camps d’extermination, http://memorial-wlc.recette.lbn.fr/fr/ (consulté le 8 avril 2010). 14 Site Internet du Mémorial de la Shoah, http://memorial-wlc.recette.lbn.fr/fr/

12

b) La Shoah en France

Comme le rappelle André Kaspi – historien français, professeur émérite à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne – dans l’introduction de son ouvrage Les Juifs pendant l’Occupation15, le sort et la persécution des Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale ont fait l’objet de nombreuses recherches et publications qui sont venues enrichir la connaissance de cette histoire16. Il faut souligner en premier lieu l’action pionnière du Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), qui depuis sa création en 1943, « n’a cessé d’aider les chercheurs, de faire paraître une revue, de parrainer des livres d’histoire dont les premiers sont publiés dès 194517 ».

La politique officielle d’exclusion contre les Juifs est engagée en France dès l’automne 1940. En effet, le gouvernement de Vichy impose de sa propre initiative, dans les deux zones (zone « libre » et zone occupée), les « statuts des Juifs », avec les lois des 3 octobre 1940 et 2 juin 1941. Cette législation antisémite vise à exclure les Juifs de la communauté politique, économique et sociale. Ainsi, les Juifs se voient interdit l’exercice de presque toutes les professions (emplois dans la fonction publique, professions libérales et commerciales), l’accès aux lieux publics. Les mesures antijuives vont se succéder et s’amplifier par la suite (établissement de « fichiers juifs », recensement, port de l’étoile jaune…). En outre, le régime de Vichy organise parallèlement, dans la zone dite « libre », l’internement de milliers de Juifs étrangers dans des camps insalubres comme ceux de Gurs (Pyrénées-Atlantiques), Les Milles (Bouches-du-Rhône), Noé (Haute-Garonne), etc. Après la mise à l’écart de la communauté nationale, vont se succéder les rafles. Les premières arrestations à Paris – organisées par les forces de police française et allemande en mai, août et décembre 1941 – visent exclusivement les hommes Juifs (étrangers et français). 8 500 hommes arrêtés sont internés dans différents camps de la zone occupée : Pithiviers et Beaunela-Rolande (Loiret), Drancy (Seine-Saint-Denis) et Compiègne (Oise).

15

André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Editions du Seuil, 1991, 421 p. Sur l’histoire et la persécution des Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale, voir les numéros de la revue Le Monde Juif. Revue d’histoire de la Shoah ; et surtout la bibliographie élaborée par les historiens du Mémorial de la Shoah (consultée le 10 avril 2010), http://www.memorialdelashoah.org/b_content/getContentFromNumLinkAction.do?itemIdP=210&type=1&itemI d=210#79 17 André Kaspi, op. cit., 1991, p. 10. Le CDJC publia dès 1946 une revue consacrée à l’histoire de la Shoah, Le Monde Juif. Devenue Revue d’histoire de la Shoah, elle est à ce jour le seul périodique européen dédié à l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe. Pour plus d’informations, voir le lien suivant, http://www.memorialdelashoah.org/b_content/getContentFromNumLinkAction.do?itemId=199&type=1 16

13

Ainsi se réalise en France le processus d’exclusion, d’internement et de déportation18. Le premier convoi de déportés juifs de France à destination d’Auschwitz-Birkenau quitte la France (Drancy et Compiègne) le 27 mars 1942. L’été 1942 marquera un tournant décisif dans l’application de la « Solution finale de la question juive en France », avec les rafles des 16 et 17 juillet, appelées la rafle du Vél’d’Hiv. Près de 13 000 personnes sont arrêtées à Paris et sa banlieue par la police française, et parquées plusieurs jours au Vélodrome d’Hiver. Visant essentiellement les Juifs étrangers, ces rafles concernent pour la première fois des femmes et surtout des enfants (4 051 enfants de 2 à 16 ans dont plus de 3 000 nés en France et de nationalité française)19. Les familles sont transférées dans les camps de Beaune-la-Rolande et Pithiviers, d’où les parents seront déportés les premiers avec leurs enfants adolescents. Trois mille enfants en bas âge seront par la suite transférés à Drancy dans des conditions lamentables, et mélangés à des adultes pour faire croire qu’il s’agit de déportation de familles et non d’enfants isolés. D’autres rafles massives eurent lieu en zone occupée ainsi qu’en « zone libre ». Entre août et septembre 1942, le régime de Vichy fit déporter les Juifs étrangers internés dans les camps du sud (Les Milles, Rivesaltes), et ceux arrêtés lors de la grande rafle du 26 août menée dans les quarante départements de la zone non occupée. Au total, Vichy livra 10 000 Juifs étrangers aux nazis : « ces victimes seront les seuls Juifs arrivés à Auschwitz en provenance d’un territoire non occupé par les Allemands 20».

Les chiffres exacts de la déportation et de l’assassinat des Juifs de France ne sont connus que depuis la fin des années 1970. Il faut en effet attendre les travaux de Serge Klarsfeld et de l’association des Fils et des Filles des Déportés Juifs de France pour avoir un bilan humain précis de la Shoah en France, avec la publication du Mémorial de la déportation des Juifs de France21. Cet ouvrage a comblé une immense lacune, en décrivant chaque convoi et en présentant l’état civil de chaque victime de la « Solution finale » en France. 77 convois de déportation partirent de France vers les camps d’extermination entre le 27 mars 1942 et le 17 août 1944. Au total, près de 76 000 Juifs – dont 11 400 enfants – ont été déportés22 : seules 2 500 personnes ont survécu, aucun enfant n’est revenu.

18

Sur le processus des rafles, sur les modalités de la déportation, les ouvrages de Serge Klarsfeld apportent vraiment l’essentiel. Voir La Shoah en France, Paris, Fayard, 4 volumes, 4674 p. 19 « Les Juifs en France sous l’Occupation », Plaquette de l’exposition Les 11 400 enfants Juifs déportés de France, juin 1942-août 1944, Association des Fils et des Filles des Déportés Juifs de France, mars 2007, p. 7. 20 Ibid., p. 8 21 Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, Paris, 1978, non paginé. 22 Soit environ 22 % de la population juive française (la France comptait environ 320 000 Juifs en 1940).

14

2)

La mémorialisation du génocide en France a) D’une mémoire confinée…

Pour de nombreux historiens, l’histoire de la mémoire de la Shoah ne peut se réduire à un passage de l’occultation à l’obsession : elle s’inscrit dans une chronologie, une périodisation évolutive. Aussi, une première période s’ouvre dès la Seconde Guerre mondiale. En effet, il faut savoir que le souvenir du génocide juif s’est construit très tôt, au cœur même de l’évènement. Annette Wieviorka – historienne française spécialiste de la Shoah et de l’histoire des Juifs au XXe siècle – rappelle ainsi que la nécessité de conserver la trace, que le souci de documenter la déportation et l’extermination des Juifs sont apparus pendant la guerre23. Ces intentions mémorielles précoces se manifestent en Pologne, d’abord, où les persécutions des Juifs commencent dès septembre 1939 avec l’occupation allemande – persécutions qui atteignent leur paroxysme avec la mise en œuvre de la Solution finale en 1941-1942. Certains Juifs ont immédiatement pensé que leur présent deviendrait passé, ont pressenti qu’un processus immédiat d’annihilation systématique était alors en cours. Ils décident dès lors d’écrire, de rendre compte, et de collecter des archives afin que les générations suivantes connaissent ce qui s’est passé.

Ces traces, ces premiers témoignages légués nous sont parvenus : beaucoup de textes ont en effet survécu à leurs auteurs. On peut citer, parmi tant d’autres, le travail d’histoire et de mémoire d’Emmanuel Ringelblum. Historien du judaïsme polonais, il rédigea sa propre chronique du ghetto de Varsovie, consignant l’horreur du quotidien, les récits des derniers jours. Surtout, Ringelblum fut le responsable de l’ l’Oneg Shabbath24, une organisation de résistance quelque peu spéciale qui s’attacha à rassembler, à archiver tous les documents concernant le ghetto (presse clandestine, correspondances et documentation sur les organisations politiques etc.), tous les documents relatifs à la persécution de la plus grande communauté juive d’Europe. Placées dans des bidons de lait, ces archives furent enterrées dans différents endroits du ghetto. Deux des trois lots de textes ont été retrouvés, en 1946 et 1950.

23

Annette Wieviorka, « La construction de la mémoire de la Shoah : les cas français et israélien », article coécrit avec Nicolas Weill, Les cahiers de la Shoah : conférences et séminaires sur l’histoire de la Shoah, Paris, Editions Liana Levi, n°1, 1994, p. 163-191. 24 Allégresse du Shabbat, en hébreu.

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Ils constituent indéniablement des matériaux précieux qui ont permis d’écrire l’histoire du ghetto de Varsovie. En outre, on retrouve également en France ce souci crucial de consigner, de témoigner, et de transmettre, avec la création, dans la clandestinité, le 28 avril 1943 à Grenoble – ville alors en zone d’occupation italienne –, du Centre de Documentation Juive Contemporaine25.

La construction mémorielle de la Shoah se poursuivit dans les années d’aprèsguerre. Annette Wieviorka souligne que le souvenir du génocide est présent en France, mais confiné au sein de « groupes sociaux, ceux des survivants, extrêmement étroits26 ». Il n’existe alors pas de mémoire juive, au sens d’une mémoire communautaire qui se revendiquerait publiquement comme telle : « (…) [Les Juifs de France] n’ont aucune revendication de mémoire et aucune revendication de la spécificité de ce qui a été leur sort pendant la Seconde Guerre mondiale. La mémoire, ils la cultivent entre eux, érigent leurs propres mémoriaux, ils mettent sur pied leurs propres cérémonies 27». La mémoire de la Shoah est donc d’abord une mémoire individuelle inscrite dans celle d’un groupe clos. De fait, l’idée d’un silence des rescapés a longtemps prévalu. Or, on sait aujourd’hui, grâce à des travaux d’historiens, qu’il s’agit d’une idée reçue, d’un mythe : les témoignages des déportés juifs furent en réalité très nombreux, entre 1945 et 1948. Georges Bensoussan y voit plusieurs explications : le mutisme des contemporains – en particulier les historiens – a été transféré sur les déportés, la difficulté d’entendre s’est transmuée en « mutisme des témoins 28». Le confinement de la mémoire de la Shoah peut s’expliquer par une perception difficile – voire une occultation – de la spécificité, de l’unicité du génocide. En effet, le sort des Juifs fut, dans les années qui suivent la guerre, fondu, brouillé dans celui, plus vaste, de tous les déportés de France. La mémoire de la déportation est largement dominée par celle des déportés de la Résistance : Buchenwald est considéré alors comme le camp type et non Auschwitz. La mémoire française de la Seconde Guerre mondiale – portée par une forte volonté politique, en la personne du Général de Gaulle – s’est construite sur le souci de réconciliation, de reconstruction nationale et sur le souvenir de la Résistance (résistancialisme).

25

L’histoire du Centre de Documentation Juive Contemporaine fait l’objet d’un développement plus précis dans la troisième partie, p. 86-87. 26 Annette Wieviorka, op. cit., 1994. 27 Propos d’Annette Wieviorka sur le plateau d’une émission télévisée consacrée « aux images de la mémoire, 1945-1995 », Arte, 12 février 1992. Cité par Floriane Schneider, op. cit., 2008, p. 40. 28 Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire, Paris, Editions Mille et une nuits, 1998, p. 37.

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L’Occupation, et plus particulièrement la collaboration et la complicité du régime de Vichy dans le génocide juif, sont pour ainsi dire bannies de la mémoire officielle29.

Le début des années 1960 inaugure une nouvelle période de la construction mémorielle de la Shoah, qui s’étend jusqu’au milieu des années 1970. Ce deuxième temps marque l’amorce d’un réveil avec, en premier lieu, le procès d’Adolf Eichmann en 196130. Ce procès – considéré comme le « Nuremberg du peuple juif 31» – fit émerger le discours sur la Shoah dans la sphère publique : les images du procès, filmé intégralement, furent en effet diffusées dans le monde entier, par le biais de la télévision. Evènement médiatique, il a contribué à faire entrer le génocide juif dans la conscience universelle. Son incidence sur les mémoires nationales a été très importante en Israël et aux Etats-Unis, et dans une moindre mesure en France, ce point étant plus discuté par les historiens32. Ce premier procès fut bientôt relayé par d’autres : suivent en effet, en 1964, le procès de dix tortionnaires du camp d’extermination de Treblinka à Düsseldorf, ainsi que celui de vingt-deux membres du personnel d’Auschwitz à Francfort. Ces procédures judiciaires concoururent à mieux faire percevoir la spécificité de la Shoah, et surtout marquent l’« avènement du témoin ». Les témoignages des survivants deviennent le vecteur principal de la mémoire du génocide, qui se décloisonne en passant d’une mémoire individuelle à une « mémoire juive ».

L’évolution de la perception du génocide dans le monde juif s’explique aussi par le contexte politique de la fin des années 1960. La guerre des Six-Jours, en juin 1967, fait craindre, chez la communauté juive de France, la destruction de l’Etat d’Israël. Ce conflit tend à affirmer une identité juive : il « met fin à la croyance dans la possibilité, pour les Juifs de France, de s’assimiler totalement [à la nation], et ce [notamment] du fait de la politique française à l’égard de l’Etat hébreu33».

29

Thèse défendue par Henry Rousso dans son ouvrage, Le Syndrome de Vichy : de 1944 à nos jours, Le Seuil, 1990 (deuxième édition revue et mise à jour), 414 p. 30 L’histoire du procès Eichmann a fait l’objet d’un certain nombre de travaux et de publications. On peut citer, entre autres, l’ouvrage d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, FolioGallimard, 1997 (la première édition française date de 1966), 363 p ; ainsi que le livre d’Annette Wieviorka, Le Procès Eichmann, Bruxelles, Editions Complexe, 1989, 201 p. 31 Propos de David Ben Gourion, Premier ministre israélien de l’époque, Le Monde, 11 juin 1960. 32 Comme le précise Floriane Schneider dans sa thèse (p. 42), les avis divergent sur l’importance du procès Eichmann dans la construction de la mémoire de la Shoah en France. Annette Wieviorka estime que le procès de 1961 a été essentiel, à la différence d’Henry Rousso qui considère que son impact a été plutôt limité. 33 Annette Wieviorka, « La construction de la mémoire du génocide en France », Le Monde juif. Revue d’histoire de la Shoah, Paris, Centre de Documentation Juive Contemporaine, n°149, septembre-décembre 1993, p. 32.

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Surtout, cette période « réveille ce qui avait été mis entre parenthèse dans l’après-guerre : l’exclusion dont les Juifs ont été victimes du fait de Vichy 34». La mémoire de la Shoah prend, en partie, la forme d’un combat militant : celui de la dénonciation des complicités de Vichy dans la déportation des Juifs de France. L’arrivée à l’âge adulte d’une nouvelle génération née après la guerre – notamment la première génération juive d’après la Shoah – change en effet le regard et le discours, de et sur le génocide juif. Cette génération veut savoir, tend à bousculer le silence, incite à parler ceux qui se sont tus.

b) … Vers une mémoire collective nationale

L’évolution de la mémoire de la Shoah débute donc au tournant des années 19601970. Le contexte de Mai 1968, et l’émergence d’une nouvelle génération, provoquent une remise en cause de la vision nationale de l’histoire de la Seconde Guerre monde. Le mythe d’une Résistance unanime et massive est attaqué, en même temps que commence la découverte historique du régime de Vichy et son rôle dans la « Solution finale ». Le début des années 1970 est la période où, pour Henry Rousso, « le miroir se brise et les mythes volent en éclats ». La France commence petit à petit à regarder différemment « ce passé qui ne passe pas35 », sous l’impulsion du film Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls (1971), de recherches et de travaux universitaires d’historiens étrangers portés sur cette période de l’Occupation et de la collaboration, tels que La France de Vichy de l’historien américain Robert Paxton, ouvrage considéré comme fondateur d’une nouvelle historiographie de Vichy. Une distance semble être prise avec la mémoire et la Seconde Guerre mondiale devient objet d’histoire. Aussi, cette évolution doit être replacée dans un contexte général de regain mémoriel et d’intérêt scientifique pour les phénomènes de mémoire36. La décennie des années 1970 voit l’essor du régionalisme, l’affirmation des identités (ethniques, sociales…), la promotion des traditions populaires et du patrimoine local. La notion de mémoire collective se fait de plus en plus présente. Quelque peu complexe, elle se laisse difficilement enfermer dans une définition unique. Elle a fait l’objet d’un certain nombre de travaux et d’ouvrages, de la part d’historiens, de sociologues, à commencer par Maurice Halbwachs.

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Ibid. Henry Rousso, op. cit., 1990. 36 Floriane Schneider, op. cit., 2008, p. 21-22. 35

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Considéré comme le précurseur d’une approche sociologique de la mémoire collective, Halbwachs a ainsi établi que la mémoire, entendue comme fait de se souvenir, est un phénomène social dépendant de l’existence présente des individus, qui s’inscrit dans des cadres sociaux37. Il y a mémoire collective dès lors qu’un groupe entier partage les mêmes souvenirs, qu’il s’agisse de souvenirs d’expériences vécues ou simplement transmises. En évolution constante, la mémoire collective est susceptible de devenir un champ de bataille. Potentiellement conflictuelle, elle est en effet « au carrefour de mémoires plus ou moins distinctes de groupes plus ou moins larges, plus ou moins influents : mémoire officielle de l’Etat, mémoires associatives et militantes, mémoire savante 38».

La fin des années 1970 et le début des années 1980 marquent l’émergence d’une mémoire juive revendicative, d’une quête mémorielle. La mémoire de la Shoah prit la forme, en France, d’un combat militant. On assiste à la création d’associations, telle les Fils et des Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF). Outre l’apposition de plaques, la construction de stèles ou de monuments sur les lieux du martyre juif, ces associations répondent, comme le précisent Serge Barcellini et Annette Wieviorka39, à une double finalité : sociabilité et échanges entre ceux qui ont vécu le génocide, mais aussi la dénonciation du rôle et des complicités de Vichy dans la déportation des Juifs de France. L’action menée par les FFDJF – association constituée précisément en 1979 pour soutenir l’action de Beate et Serge Klarsfeld qui visait à « mettre fin à l’impunité des principaux responsables allemands et français de la déportation des Juifs de France ; à publier des ouvrages relatant très précisément ce que fut le sort des Juifs de France de 1940 à 1944 ; à défendre la mémoire des victimes juives et à lutter contre l’antisémitisme 40» – ouvre ce nouveau cours de la construction mémorielle de la Shoah.La question de Vichy traverse avec acuité l’espace médiatique et le débat politique. Serge Klarsfeld publie, en 1978, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France ; œuvre de mémoire, l’ouvrage fait état de la liste, par convoi, des 76 000 déportés juifs de France. Un an plus tard est diffusé, sur Antenne 2 en février 1979, le feuilleton américain Holocauste.

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Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses universitaires de France, 1952, 298 p. Floriane Schneider, op. cit., 2008, p. 37. 39 Serge Barcellini et Annette Wieviorka, Passant, souviens-toi ! Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, p. 451-452. 40 « Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France, militants de la justice et de la mémoire », Plaquette de l’exposition Les 11 400 enfants Juifs déportés de France, juin 1942-août 1944, mars 2007, p. 62. 38

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Cette période se caractérise aussi par l’apparition publique de thèses et de propos négationnistes, à commencer par Louis Darquier de Pellepoix, ancien commissaire général aux questions juives, qui affirme, dans une interview paru dans L’Express (28 octobre 1978), qu’à « Auschwitz, on n’a gazé que des poux ». Le négationnisme de la Shoah sera par la suite porté médiatiquement par Robert Faurisson41.

De mémoire juive, la mémoire de la Shoah va s’inscrire peu à peu dans une mémoire nationale, non sans quelques difficultés. Les inculpations pour « crimes contre l’humanité » d’anciens fonctionnaires français – Jean Leguay en 1979, Paul Touvier en 1981, Maurice Papon en 1983, René Bousquet en 199142 – tendent à faire connaître les responsabilités et le rôle du régime de Vichy dans les persécutions anti-juives, les rafles et les déportations. L’histoire de la Shoah prend désormais une place spécifique dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : son enseignement est introduit dans les programmes officiels de l’Education nationale, grâce notamment aux Fils et Filles des Déportés Juifs de France qui se sont mobilisés pour un changement profond des manuels d’histoire de terminale. Ils ont en effet œuvré pour que le contenu des manuels scolaires intègre la complicité active de Vichy. Néanmoins, la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’Etat français se fait attendre. Le procès de Klaus Barbie, en 1987, marque un tournant, en agissant à la fois comme un catalyseur et un accélérateur de la mémoire. En effet, il génère une dynamique nouvelle d’appropriation politique, culturelle de la Shoah ; et coïncide avec les prémisses de formalisation du « devoir de mémoire », l’impératif de la transmission aux jeunes générations43. La mémoire de la Shoah entre dans une nouvelle phase à partir de 1990 : une demande sociale forte, portée par les médias et les militants de la mémoire, se forge peu à peu, fondée sur la conviction que le sort des Juifs de France durant la Seconde Guerre mondiale est banni de la mémoire officielle.

41

Sur le négationnisme en France, voir l’ouvrage de Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000, 691 p. 42 Jean Leguay fut délégué en zone occupée du secrétaire général de la Police, l’un des principaux négociateurs avec les Allemands de l’actions anti-juive de Vichy ; Maurice Papon fut quant à lui le Secrétaire général de la Gironde de 1942 à 1944, et responsable de l’arrestation de 1 690 Juifs ; René Bousquet a été le Secrétaire général de la Police, et l’un des responsables de la rafle du Vél’d’Hiv. 43 Floriane Schneider, op. cit., 2008, p. 47-48.

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Le début des années 1990 est traversé par une succession de commémorations et surtout de polémiques, dont la cérémonie du cinquantième anniversaire, en 1992, de la rafle du Vél’d’Hiv’ apparaît en point d’orgue44. L’année 1993 constitue une première étape dans la construction d’une mémoire collective nationale de la Shoah. Un décret, signé par le président de la République François Mitterrand, institue une « Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite “Gouvernement de l’Etat français (1940-1944)” »45, qui est fixée au dimanche suivant le 16 juillet, anniversaire de la rafle du Vélodrome d’Hiver. Ce décret répond au souhait exprimé par différents porteparole de la mémoire de la Shoah (Serge Klarsfeld, associations de la communauté juive, Conseil représentatif des institutions juives de France etc.), mais sans aller jusqu’à la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’Etat français dans les crimes perpétrés contre les Juifs pendant l’Occupation. Il prévoit l’organisation d’une cérémonie officielle annuelle à l’emplacement de l’ancien Vélodrome d’Hiver à Paris, ainsi que la tenue de cérémonies analogues dans les chefs-lieux de chaque département français.

La mémoire de la Shoah est en passe de devenir une mémoire partagée par l’ensemble de la communauté nationale. Cependant, elle n’est définitivement inscrite dans la mémoire collective que deux ans plus tard. Le président de la République Jacques Chirac, alors récemment élu, reconnaît, le 16 juillet 1995, la responsabilité et la complicité de l’Etat dans la persécution et la déportation des Juifs de France46. Floriane Schneider souligne que cette allocution présidentielle tend à préfigurer, dans les années suivantes, les grandes orientations de la politique de la mémoire mise en œuvre par les pouvoirs publics47. La reconnaissance officielle de la responsabilité de l’Etat français s’accompagne d’une réparation. Une mission d’étude sur les spoliations dont les Juifs de France ont été victimes pendant la guerre est créée en 1997.

44

Serge Barcellini, « Sur deux journées nationales commémorant la déportation et les persécutions des années noires », Vingtième siècle – Revue d’histoire, volume 45, n°1, 1995, p. 76-98. Annette Wieviorka, « 1992. Réflexions sur une commémoration », Annales ESC, mai-juin 1993, n°3, p. 703-714. 45 Décret n° 93-150 du 3 février 1993, http://droit.org/jo/19930204/ACVX9310849D.html. 46 Allocution de Jacques Chirac prononcée lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942, dimanche 16 juillet 1995, http://www.elysee.fr/elysee/francais/interventions/discours_et_declarations/1995/juillet/allocution_de_m_jacque s_chirac_president_de_la_republique_prononcee_lors_des_ceremonies_commemorant_la_grande_rafle_des_16 _et_17_juillet_1942-paris.2503.html (consultée le 3 mai 2010). 47 Floriane Schneider, op. cit., 2008, p. 392.

21

Cette mission, nommée « Mission Mattéoli » du nom de son président Jean Mattéoli, eut pour objectifs « d’étudier les conditions dans lesquelles les biens immobiliers et mobiliers appartenant aux Juifs de France ont été confisqués, ou d’une manière générale acquis par fraude, violence ou vol, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy entre 1940 et 1944 ». Ainsi, il revenait à la Mission Mattéoli d’évaluer l’ampleur des spoliations, les « catégories de personnes physiques ou morales » qui auraient pu en profiter, d’identifier « la localisation actuelle desdits biens ainsi que leur situation juridique », et d’inventorier dans la mesure du possible « les biens accaparés sur le sol français qui seraient encore entre les mains d’institutions ou d’autorités publiques, françaises ou étrangères »48. Cette reconnaissance et cette réparation s’accompagnent d’un ancrage, d’une inscription de la Shoah dans l’espace public. Ce phénomène vient consolider la profusion d’initiatives, de commémorations et de manifestations opérées au cours de la même décennie (années 1990). Les lieux, les sites en rapport avec le souvenir de l’extermination des Juifs d’Europe, qui étaient jusqu’alors quelque peu oubliés, sont ainsi (re)découverts.

B. La patrimonialisation de la Shoah

Les lieux relatifs à l’internement et à la persécution des Juifs de France ont subi une profonde évolution depuis une vingtaine d’années, bénéficiant d’un essor particulier, d’une certaine reconnaissance49. Ils sont devenus un patrimoine qu’il convient de sauvegarder, et de mettre en valeur. La patrimonialisation des lieux de mémoire de la Shoah en France résulte d’un long et lent processus. Elle s’inscrit dans la difficile marche de la mémoire collective. L’analyse de la manière dont les différents lieux de mémoire français liés à la Seconde Guerre mondiale ont été préservés, aménagés ou au contraire, délaissés voire oubliés, tend à montrer à quel point leur mise en valeur, leur reconnaissance patrimoniale sont conditionnées par la distance prise par la société avec l’Histoire et par des choix politiques assumés ou non50.

48

Le travail de la Mission Mattéoli a fait l’objet d’un rapport, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France : Rapport général, Paris, La Documentation française, 2000, 205 p. 49 Olivier Lalieu, « Mémoire de la Shoah. L’action du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) », Tourisme de mémoire, Cahier espace n° 80, Editions Espaces Tourisme et Loisirs, décembre 2003, p. 27-31. 50 Anne Bourgon, « L’évolution des lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale », Les Chemins de la Mémoire, Paris, Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives, ministère de la Défense, n° 189, décembre 2008, p. 7-10.

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1)

Des traces aux marques a) Appropriation et réinvestissement

Le souvenir des lieux du génocide et le travail de mémoire réalisé autour de leur histoire se sont construits selon des chronologies particulières. Les lieux – ou traces de ce qui subsiste – furent plus ou moins réinvestis. Aussi, on assiste à la mise en place d’une mise en mémoire précoce sur certains lieux, dès la fin de la guerre. Le souvenir de la déportation et du génocide juif a été inscrit très tôt, dans différents pays. Il fut d’abord porté par une mémoire individuelle et/ou locale. C’est ainsi que dès le mois de mai 1946, les associations de survivants et les municipalités de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande organisèrent une cérémonie en mémoire des plus de 16 000 Juifs internés dans les camps du Loiret, avant même l’érection de mémoriaux51. Une commémoration locale se tint de même à Izieu (Ain) en avril 1946, en mémoire de la rafle du 6 avril 1944, sous l’impulsion des acteurs de la colonie d’Izieu – rescapés et survivants – et la population locale52. Il n’y eut certes à cette époque aucun écho national, mais il faut savoir que ces cérémonies furent relayées par les presses locales : les articles parus participèrent à la formation d’une mémoire commune, partagée non seulement par les survivants, les associations mais aussi par les populations.

La commémoration apparut dès lors comme une modalité privilégiée de la mise en place du souvenir, de la mise en mémoire. La commémoration, du latin commemoratio qui signifie mémoire, marque le souvenir d’une personne, d’un évènement. Il s’agit véritablement de rendre hommage, de mentionner et de rappeler la mémoire de personnes disparues, selon un rite particulier. Elle est, selon Joël Candau, un dispositif qui permet l’organisation des mémoires et la construction identitaire par le repérage dans le temps53. Aussi, la commémoration a besoin pour « avoir lieu » de s’inscrire dans une dimension spatiale. Elle suppose donc la création d’espaces spécifiques, de repères visuels, de supports qui permettent de se souvenir, de d’inscrire la mémoire des hommes et des évènements dans le temps.

51

Entretien avec Nathalie Grenon, directrice du Centre d’Etude et de Recherche sur les Camps d’internement dans le Loiret et la déportation juive (Cercil), Orléans, le 18 mars 2010. Ce travail de mémoire quant aux camps d’internement du Loiret a fait l’objet d’une récente exposition itinérante, intitulée Les commémorations à Pithiviers et à Beaune-la-Rolande de 1946 à nos jours. Réalisée par le Cercil, avec le soutien de la mairie de Pithiviers, l’exposition présentait un ensemble d’articles parus dans la presse locale et régionale depuis la fin de la guerre jusqu’à nos jours. 52 Voir page 84. 53 Joël Candau, Mémoire et identité, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, 225 p.

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b) Marquage de l’espace Des mémoriaux, des stèles, des plaques furent ainsi érigés et apposés sur les lieux même où de la persécution anti-juive, voire parfois à des milliers de kilomètres, mais également dans les cimetières et synagogues54. Ceux qui avaient survécu à la Shoah eurent à cœur de rendre hommage, de marquer dans la pierre, dans l’espace, le souvenir des disparus. Les études menées sur le sujet – en particulier les travaux de James Edward Young55 – montrent que ces monuments commémoratifs sont aujourd’hui extrêmement nombreux et présentent la plus grande diversité, au niveau des « commanditaires », du support matériel etc56. Ce réinvestissement des lieux par la commémoration a beaucoup à voir avec le culte des morts, qui est au fondement même du travail de mémoire. Pour Vincent Veschambre, cette inscription mémorielle dans l’espace renvoie en premier lieu à la matérialisation et à la localisation des morts57. La Shoah fait ainsi l’objet, dans les années d’après-guerre, d’érection de mémoriaux hors les lieux ayant abrité les évènements eux-mêmes. A commencer par le Tombeau-Mémorial du martyr juif inconnu, inauguré à Paris en 1956.

Figure 1 : Pose de la première pierre du Mémorial du martyr juif inconnu, Paris, 27 mai 1953 © Centre de Documentation Juive Contemporaine/ Mémorial de la Shoah

54

Serge Barcellini et Annette Wieviorka, Passant, souviens-toi ! Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, 523 p. ; voir également l’article de Nicolas Weill et d’Annette Wieviorka, « La construction de la mémoire de la Shoah : les cas français et israélien », op. cit., 1994. 55 James Edward Young, The texture of memory : Holocaust memorials and meaning, New Haven et Londres, Yale University Press, 1993, 398 p. 56 Anne Grynberg, « Du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? », De l’horreur à ses représentations, Les Cahiers de la Shoah, n° 7, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 111-167. 57 Vincent Veschambre, « Faire mémoire des camps : trouver des traces et produire des mémoriaux », op.cit., 2008, p. 193-194.

24

Construit sur l’initiative d’Isaac Schneersohn, un des fondateurs du Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC), ce mémorial fut jusqu’au début des années 1960 le seul dans le monde situé dans un espace public. Son érection marque l’amorce d’une évolution de la mémoire du génocide juif, et de sa transmission. Annette Wieviorka revient sur la genèse de construction du Mémorial du martyr juif inconnu, et sur les motivations de son initiateur : « Isaac Schneersohn avait compris que l’écrit ne suffisait pas à assurer la pérennité de la mémoire. Frappé par l’exemple du tombeau du soldat inconnu de l’Arc de Triomphe et par le culte des morts de la Grande Guerre qu’il avait sécrété, il avait constaté que la mémoire était mieux servie par le rite que par la chronique 58». Ce tombeau – qui ne deviendra mémorial qu’en 1974 – est pensé comme devant regrouper dans le même bâtiment les cendres des morts des ghettos et des camps d’extermination, le CDJC, une salle de conférence, une exposition permanente. Comme le souligne Annette Wieviorka, tout cela est aujourd’hui d’une banalité absolue : archives, bibliothèque, mémorial, exposition sont en effet les composants de tous les musées-mémoriaux qui concernent la Shoah, mais aussi de nombreux autres évènements historiques. Ces mémoriaux constituent de fait un support matériel privilégié de la revendication mémorielle voire identitaire. L’érection du Mémorial du martyr juif inconnu ne fut pas sans polémique : les oppositions furent nombreuses du début 1951, lorsque le projet fut rendu public, jusqu’à son inauguration en 1956. La pose de la première pierre en mai 1953 (fig.1) suscita un débat en Israël : le parlement israélien, la Knesset, estimait que « Jérusalem était le seul endroit approprié pour la construction du Mémorial des victimes du nazisme 59». Aussi, une loi votée en août 1953, « loi sur le souvenir des héros et des martyrs », créa Yad Vashem, voulu comme une « autorité du souvenir », un lieu central de mémoire, de recherche, d’éducation et d’enseignement de la Shoah. Les mémoriaux dédiés spécifiquement au souvenir du génocide juif sont restés peu nombreux dans le monde jusqu’à une période récente, et l’affirmation d’une mémoire juive de la Seconde Guerre mondiale.

58

Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Hachette Littératures, 2002, p. 74-75. Voir également son article, « Du CDJC au Mémorial de la Shoah », in « Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire », Revue d'histoire de la Shoah - Le Monde juif, Paris, CDJC, n° 181, juillet-décembre 2004, p. 11-36. 59 Ibid.

25

Les marques du souvenir des camps d’internement français n’ont pas été, quant à elles, immédiates après la guerre, sans doute en raison de la multiplicité et de la juxtaposition des mémoires. En effet, certains camps d’internement reçurent, simultanément ou successivement, plusieurs catégories d’internés (communistes, ressortissants des « pays ennemis », Tziganes, réfugiés espagnols etc.). Serge Barcellini et Annette Wieviorka soulignent que le souvenir du génocide juif y est assez tardif : il faut en effet attendre les années 1980 pour voir se multiplier l’érection de stèles ou l’apposition de plaques. Il y a cependant des spécificités : des monuments commémoratifs de l’internement et de la déportation des familles juives sont inaugurés à Beaune-la-Rolande et à Pithiviers à la fin des années 1950 – début des années 1960, à l’initiative des associations locales des anciens internés et déportés, sur l’emplacement des anciens camps d’internement60. L’idée d’implanter un monument est également présente dès l’après-guerre à Drancy. Porté à la fin des années 1950 par l’Association des anciens déportés juifs de France, puis repris à son compte par la municipalité quelques années plus tard, le projet est concrétisé dans les années 1970. Un ensemble sculptural, réalisé par Shelomo Selinger, fut ainsi inauguré en mai 197661.

Figure 2 : Monument aux déportés sculpté par Shelomo Selinger, Cité de la Muette, Drancy Sources : photographie de Miche Laffitte

60

Ces monuments seront remplacés par la suite par d’autres, plus imposants. Voir la conférence de Vincent Guigueno, La Shoah, entre mémoire et patrimoine culturel : le cas de la Cité de la Muette (Drancy), cours public filmé « Patrimoine et Identités », Université de Rennes 2, lundi 3 décembre 2007, http://www.uhb.fr/webtv/appel_film.php?lienFilm=268 (visionnée le 15 mai 2009). 61

26

Cette inscription du souvenir dans les lieux contribue évidemment à la construction mémorielle de la Shoah. La mémoire a, selon Maurice Halbwachs, besoin de repères matériels pour se fixer, se construire et se transmettre. A contrario, l’effacement, la destruction de traces matérielles expriment une tabula rasa, « la tentation de tirer un trait sur ce qui renvoie à des souvenirs douloureux 62», une volonté de falsifier, d’occulter la mémoire, de construire une non-mémoire. La production de monuments et la mise en espace contribuent donc à la visibilité, cette matérialité dont la société, les individus ont besoin pour le travail de deuil, et le partage de la mémoire. « Lieux du souvenir », les lieux attachés à la Shoah tendent à devenir, depuis ces dernières années, non sans disparités toutefois, des « lieux de mémoire ».

2)

Des lieux du souvenir aux lieux de mémoire

a) La notion de lieux de mémoire Le concept des « lieux de mémoire » a été forgé par l’historien Pierre Nora, il y a plus d’une vingtaine d’années63. Le « lieu de mémoire » fut défini précisément – et repris par la suite dans l’édition du Grand Robert de la Langue Française – comme « unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté 64». Pour Pierre Nora, les « lieux de mémoire » ont d’abord un sens métaphorique, ils ne désignent pas a priori des espaces mais bien souvent des symboles (emblèmes, formules, devises…), des institutions (le Tour de France, la Coupole…). Il apparaît, au regard des différentes lectures faites, que la notion s’est par la suite matérialisée et spatialisée. Assimilés à des édifices, des sites, les lieux de mémoire sont devenus le support de commémorations, des lieux où s’est cristallisée et s’est réfugiée une mémoire collective. Rappel d’évènements importants, ils sont surtout les constructions au présent d’un regard sur le passé : en effet, ils représentent des choix et des volontés politiques de faire mémoire autour de certains lieux et évènements historiques. En outre, l’acceptation beaucoup plus matérielle et spatialisée des lieux de mémoire doit être replacée dans un contexte, celui d’un rapprochement affirmé entre les notions de mémoire et de patrimoine.

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Vincent Veschambre, op. cit., 2008, p. 94. Pierre NORA, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 7 volumes, 1984-1992, 4751 p. 64 Définition citée dans l’ouvrage de Serge Barcellini et Annette Wieviorka, Passant, souviens-toi ! Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France, Paris, Plon, 1995, p. 7. 63

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Les « lieux de mémoire » se sont ainsi retrouvés élargis au champ patrimonial. C’est au tout début des années 1980 que le mot patrimoine a commencé à se diffuser plus largement dans la société – dans un sens autre que celui des juristes ou des gestionnaires – supplantant par là même la notion de monument historique, héritée du XIXe siècle. Le renouvellement du mot patrimoine s’accompagne d’une véritable mutation du regard, d’une nouvelle manière de voir et d’appréhender l’espace. Le champ patrimonial s’élargit, à la fois sur le plan typologique, chronologique et géographique : de l’église au jardin, des antiquités au patrimoine du XXe siècle, du monument isolé au paysage. On assiste dès lors à l’émergence de « nouveaux patrimoines », baptisés ainsi parce que différents de la conception traditionnelle du monument comme œuvre majeure. La protection au titre des Monuments historiques s’ouvre à des éléments témoignant de l’histoire de la vie urbaine (boutiques, cafés, restaurants, théâtres, cinémas, kiosques à musique,…) ; de la mémoire industrielle, scientifique et technique (usines, gares, instruments,…) ; de l’architecture vernaculaire (pigeonniers, lavoirs, moulins,…). La conception du patrimoine passe donc d’une vision classique, esthétisante, du type histoire de l’art à une vision beaucoup plus ethnologique, voire sociologique.

La notion des lieux de mémoire a nourri un certain nombre de protections au titre des Monuments historiques65. Des lieux furent en effet protégés en tant que lieux témoins du caractère et du mode de vie d’hommes et de femmes illustres appartenant à l’histoire nationale (maisons natales de Jeanne d’Arc et de Napoléon…), de l’univers dans lequel des artistes ont vécu, écrit et créé (maisons d’écrivains, ateliers, cafés…)66. D’autres lieux ont été protégés du fait de l’importance historique, souvent tragique, des évènements qui s’y sont déroulés : le mur des Fédérés au cimetière du Père Lachaise, quelques champs de bataille de la Première Guerre mondiale67, les ruines du village d’Oradour-sur-Glane, etc.

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La question de la protection des lieux de mémoire a fait l’objet d’une intervention de Marie-Anne Sire, inspecteur général des Monuments historiques, lors d’un colloque auquel j’ai assisté en juin 2009, « La protection des lieux et des objets de mémoire au titre des monuments historiques : sa force et ses ambiguïtés », Lieux de mémoire, musée(s) d’histoire(s), Rencontres Européennes du Patrimoine, Paris, Institut National de l’Histoire de l’Art – Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 18 et 19 juin 2009. 66 Il faut préciser néanmoins que la protection est large, voire ambiguë. Marie-Anne Sire estime en effet qu’elle n’a pas été forcément pertinente dans certains cas : des lieux anecdotiques (hôtel du Nord, château d’If…) ont été protégés au titre de lieux de mémoire. 67 Il faut savoir que les premières protections au titre de la loi de 1913 sur les Monuments historiques concernent des lieux de mémoire de la Grande Guerre. Le premier Monument historique du XXe siècle classé est ainsi la plate-forme de tir d’artillerie de Zillisheim (Haut-Rhin).

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Ce patrimoine des faits de guerre et des conflits constitue des marques visibles mais aussi intangibles d’une histoire et d’une mémoire dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. Appréhender ce type de patrimoine est loin d’être évident, tant du point de vue de la conservation que de la valorisation. En effet, quel sens donnons-nous au souvenir des conflits ? Quels aspects patrimoniaux doivent en être conservés ? Doivent-ils être reconnus comme patrimoine commun de l’humanité ? Comment ces lieux doivent-ils être assumés et vécus ? 68. Comme le souligne Etienne Poncelet, la réflexion sur le degré de conservation des dégâts, des vestiges, des traces des guerres est un débat qui reste ouvert. Les réponses semblent dépendre de la mémoire que les lieux véhiculent encore et de notre sensibilité.

La conservation des lieux de mémoire liés aux guerres implique de s’interroger sur les questions de la « restauration », de l’authenticité. Faut-il laisser ces lieux en l’état, et dès lors sacraliser les traces ? Ou bien au contraire agir, ne pas laisser se dégrader les vestiges et donc réhabiliter la matérialité, réinvestir les traces ? De fait, comment conserver dans le temps les preuves matérielles de l’horreur ? Comment laisser « intacts » pour les générations à venir ces supports matériels de la mémoire ? Toutes ces questions sont évidemment complexes, les avis divergent. Françoise Choay estime, par exemple, que les camps d’extermination ne sont en aucun cas des monuments, mais des « reliques », des lieux sacrés qu’il ne faut pas muséifier69 : « La charge traumatique et affective de ces lieux, simplement encadrés, circonscrits et ainsi désignés à la piété des générations survivantes, tient à leur nature même de témoins, de reliques. Le travail de mémoire n’y est possible qu’à condition d’en exclure toute fonction utilitaire et quotidienne. (…) On n’habite pas Auschwitz. On vient s’y recueillir 70». Marie-Anne Sire, en évoquant l’exemple d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), parle de « cas de conscience permanent » pour les conservateurs quant à la préservation des traces de la barbarie, des massacres, des génocides. L’idée de conserver en l’état les ruines du village martyr est pratiquement contemporaine des évènements71. L’ancien village fut classé au titre des monuments historiques par une procédure tout à fait exceptionnelle (loi du 10 mai 1946), après la visite du Général de Gaulle.

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Etienne Poncelet, « Mémoires de guerre », La mémoire des lieux : préserver le sens et les valeurs immatérielles des monuments et des sites, Paris, ICOMOS, 2005, p. 181-188, (consulté le 27 juillet 2009), http://www.international.icomos.org/victoriafalls2003/papers/B1-6-Poncelet+photos.pdf. 69 Propos d’Alain Sinou, lors de la conférence « Résilience et Patrimoine de l’inhumanité » (à laquelle j’ai assistée) organisée dans le cadre d’un séminaire de l’Ecole Normale Supérieure, Paris, 11 février 2010. 70 Françoise Choay, « Drancy : le culte patrimonial », Urbanisme, n° 325, Paris, juillet-août 2002, p. 90-92. 71 Oradour-sur-Glane représente l’un des massacres les plus marquants de la Seconde Guerre mondiale. 642 personnes (hommes, femmes et enfants) furent tuées et brûlées le 10 juin 1944 par la division SS « Das Reich ».

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Aussi, ce classement ne répondait pas aux critères traditionnels de la protection : en effet, il s’agissait de « témoigner au monde entier, à travers le temps, des destructions accumulées sur notre territoire par quatre années d’oppression et de violence 72». Cette patrimonialisation des traces s’inscrit dans une démarche à la fois de mise en mémoire des victimes et de témoignage pour l’avenir, qui semble s’imposer aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Le caractère visible et tangible apparaît dès lors très important pour les acteurs de la mémoire et du patrimoine. Marie-Anne Sire estime que « le lieu de mémoire [tel qu’Oradour-surGlane] doit être renouvelé matériellement pour qu’il parle toujours de la même histoire ; qu’il est un lieu qu’il faut “faire vivre” sans cesse ».

Cette problématique de la préservation se pose sans doute d’autant plus pour les lieux de la déshumanisation, les camps d’extermination. Le principe de conserver les camps d’Auschwitz-Birkenau en l’état a été affirmé très tôt par les responsables du site. Le complexe protégé s’étend sur 191 hectares – soit 5 % de la surface totale des 4 000 hectares de l’ancien camp administré par les autorités SS –, et compte à peu près 150 bâtiments et environ 300 bâtiments en ruine, dont les chambres à gaz détruites par les Allemands en novembre 194473. Les risques de dégradation du lieu – manque d’entretien, vandalisme etc. – sont pris en compte dès les années 1960, avec la mise en place d’une surveillance. Mais ce n’est qu’à partir des années 1980 et surtout au début des années 1990 que le site d’Auschwitz-Birkenau fait l’objet d’un entretien, d’une restauration et d’une mise en valeur des traces : des bâtiments sont restaurés, des barbelés remplacés. La conservation d’Auschwitz-Birkenau reste aujourd’hui plus que jamais d’actualité : des bâtiments en briques, des baraques en bois menacent en effet de s’effondrer, les archives et les objets de disparaître. L’Etat polonais ne peut désormais plus faire face aux frais qu’entraînent l’entretien et la préservation permanente du lieu, le budget annuel du musée ne suffisant plus. De nombreux acteurs (tels Simone Veil, Serge Klarsfeld) ainsi que le gouvernement polonais se mobilisent afin d’alerter l’opinion internationale, de recueillir des fonds destinés à financer la sauvegarde à long terme du camp74. Un appel aux dons a été lancé en 2009 à destination des pays européens, pour récolter la somme de 120 millions d’euros nécessaire à la restauration et à l’entretien global du site75. 72

Bernard Toulier, Architecture et patrimoine du XXe siècle en France, Paris, Editions du Patrimoine, 1999, p. 228. Cité par Vincent Veschambre, op. cit., 2008, p. 193. 73 Franciszek Piper, « Auschwitz-Birkenau : lieu de mémoire et musée », », in « Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire », op. cit., juillet-décembre 2004, p. 145-155. 74 Voir les différents articles de presse, « Auschwitz, la course contre le temps », Journal du Dimanche, 23 janvier 2010, http://www.lejdd.fr/International/Actualite/Auschwitz-la-course-contre-le-temps-166968/ (consulté le 19 avril 2010) ; « 65 ans après sa libération, comment préserver le camp d’Auschwitz-Birkenau ? », Le

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La conservation des lieux de mémoire liés à des évènements tragiques constitue donc un véritable enjeu. Comme l’explique le président de la Fondation Auschwitz-Birkenau, Wladyslaw Bartoszewski : « [Si des mesures indispensables ne sont pas prises pour la préservation], le lieu de mémoire cessera d’exister comme cimetière, témoignage, monument et avertissement pour les générations futures. La génération des déportés arrive à la fin de sa vie. Il faut protéger le seul camp inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco76. C’est une obligation vis-à-vis de ceux qui partent77 ». La patrimonialisation – mise en mémoire – des lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale n’a cependant pas toujours été immédiate et consensuelle. Il y a souvent eu un temps d’occultation avant que la mémoire ne puisse se partager. La reconnaissance patrimoniale des lieux attachés à la Shoah est assez récente en France, et résulte d’une longue et difficile marche de la Mémoire. Il faut en effet attendre près de soixante ans, c’est-à-dire les années 1990-2000, pour que des mesures de protection soient décidées.

b) Une difficile reconnaissance des lieux liés à la Shoah Les camps d’internement et les lieux de la déportation des Juifs en France n’ont pas eu valeur de lieux de mémoire pendant longtemps, ou du moins ne semblaient pas relever de la catégorie « lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale » que la France s’était choisis78. Témoins d’une histoire ambiguë, difficile à assumer, les principaux camps d’internement et de déportation français ont eu une destinée très diverse dans les années d’après-guerre. Certains furent ré-occupés, réutilisés, tels Drancy, Les Milles, Rivesaltes ; d’autres disparurent tout simplement, tels Gurs, etc.

Monde, 28 janvier 2010, http://www.lemonde.fr/europe/article/2010/01/28/65-ans-apres-sa-liberation-commentpreserver-le-camp-d-auschwitz-birkenau_1298019_3214.html (consulté le 19 avril 2010) ; 75 Voir « Appel aux dons pour la préservation d’Auschwitz », Le Point, 27 février 2009, http://www.lepoint.fr/actualites/2009-02-27/appel-aux-dons-pour-la-preservation-d-auschwitz/1037/0/321260, (consulté le 19 avril 2010) ; « Auschwitz, une mémoire à sauver », Le Figaro, 4 mars 2009, http://www.lefigaro.fr/international/2009/03/02/01003-20090302ARTFIG00339-auschwitz-une-memoire-asauver-.php (consulté le 19 avril 2010). 76 Le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial depuis 1979. Voir le site Internet du Centre du Patrimoine mondial de l’Unesco, http://whc.unesco.org/fr/list/31/ ( reconsulté le 19 avril 2010). 77 Voir l’article du Journal du Dimanche cité ci-dessus. 78 Anne Gyrnberg, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français (1939-1944), Paris, La Découverte, 1991, p. 10. En outre, il faut préciser que cette difficile mémoire des lieux d’internement français ne concerne pas les seuls Juifs, mais également d’autres catégories d’internés, les Tsiganes. A ce sujet, voir notamment l’article d’Emmanuel Filhol, « Des non lieux de mémoire, ou presque, pour les Tsiganes », in « Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire », op. cit., juillet-décembre 2004, p. 231-260.

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Il y eut une volonté globale d’oublier, de normaliser ces lieux et donc d’effacer les traces matérielles79. Olivier Lalieu – responsable de l’aménagement des lieux de mémoire et des projets externes au Mémorial de la Shoah – estime qu’il s’agissait pour l’essentiel d’une volonté pragmatique de réutilisation de terrains80. En outre, les traces matérielles n’étaient pas, dans cette période d’après-guerre, considérées comme importantes : le souvenir ne s’ancrait, semble-t-il, pas nécessairement dans la matérialité. Les baraques des camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers n’ont ainsi pas été conservées : cette décision de nonconservation fut prise par les mairies de Beaune-la-Rolande et Pithiviers, en concertation avec les associations locales juives81.

Plusieurs explications complémentaires peuvent être avancées quant aux raisons de cette difficile reconnaissance mémorielle des anciens lieux d’internement et de la déportation82. La première tient à leur nature complexe : en effet, l’internement a concerné, d’après les travaux de Denis Peschanski, historien et chercheur au CNRS, environ 600 000 personnes. Des réfugiés espagnols, des étrangers dits « indésirables », des ressortissants des puissances ennemies (Allemands, Autrichiens), des Juifs, des Tziganes etc. : autant d’individus et de catégories différentes, dont le destin dans les camps est loin d’être uniforme, est loin de ne présenter que des similitudes83. Ces lieux représentent pour les victimes juives l’antichambre de la déportation, et pour l’immense majorité d’entre elles, de la mort. Cette juxtaposition de mémoires constitue évidemment une problématique importante, qui doit être prise en considération dans les projets d’aménagement et de valorisation qui se dessinent et se concrétisent à l’heure actuelle. En outre, l’histoire des camps d’internement est une histoire peu glorieuse pour la mémoire nationale, pour la France, « pays des Droits de l’Homme ». En effet, nés pour la plupart sous la IIIe République, les camps sont l’expression d’un système coercitif.

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On verra cependant que l’absence de traces n’est, en réalité, pas totale : il en existe, aussi rares soient-elles. Entretien avec Olivier Lalieu, Paris, le 19 mars 2010. 81 Entretien avec Nathalie Grenon, Orléans, le 18 mars 2010. 82 Olivier Lalieu, « La difficile mémoire des lieux d’internement en France », in « Génocides. Lieux (et nonlieux) de mémoire », op.cit., juillet-décembre 2004, p. 177-190. 83 L’histoire des camps d’internement français a fait l’objet d’une relecture historiographique depuis le début des années 1990. On peut citer le travail pionnier d’Anne Grynberg, et également les travaux de Denis Peschanski, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, 549 p. Cet ouvrage est la publication de sa thèse d’Etat soutenue en 2000 à l’Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne, qui est disponible à l’adresse suivante, http://tel.archives-ouvertes.fr/doc/00/36/25/23/PDF/DenisPeschanski_2000_TEL_TheseEtat.pdf (consultée le 10 juin 2009). 80

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De fait, ils témoignent d’une politique conduite par des gouvernements successifs, qui inscrivirent le recours à l’internement dans des logiques distinctes, entre 1938 et 1946 : une « logique d’exception » (sous la IIIe République et à la Libération) et une « logique de contrôle et d’exclusion » sous le régime de Vichy84.

Par ailleurs, la difficile reconnaissance des lieux de mémoire de la Shoah s’explique par le relatif silence qui entoure, pendant plusieurs décennies, les « années noires » de l’Occupation – la collaboration de Vichy – et la déportation juive. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la mémoire de la déportation est, jusque dans les années 1980, largement dominée par celle des déportés de la Résistance. Aussi, le camp de NatzweilerStruthof (Bas-Rhin) représente l’archétype du lieu de mémoire français de la Seconde Guerre mondiale, avec le village martyr d’Oradour-sur-Glane. « Lieu du martyre des déportés politiques sur le sol de France », il fut « patrimonialisé » dès la fin de la guerre. Inscrit à l’Inventaire des Monuments historiques en 1947, puis classé en août 1951, le camp de Natzweiler-Struthof fut par la suite aménagé entre 1951 et 1960, avec l’érection d’un mémorial et d’une nécropole nationale pour les déportés français. Anne Bourgon – architecteurbaniste de l’Etat, chargée de mission au projet de réhabilitation de l’ancienne gare de déportation de Bobigny – souligne que ces procédures de protection (le village d’Oradour et le camp de Natzweiler-Struthof) permettaient, dans cette période d’après-guerre de réconciliation et d’unité nationale, « de désigner deux lieux symboles du martyrologue de la France occupée et de [surtout] mettre en avant la responsabilité des autorités allemandes »85. La France était alors plus prompte à reconnaître les torts de l’ennemi que les siens. Ce silence national vis-à-vis de l’internement est aussi un silence local. Il peut sans doute s’expliquer par des raisons, des hypothèses diverses : déni psychologique, ignorance réelle ou occultation volontaire des populations locales etc. Les camps n’étaient pas des lieux totalement déconnectés mais des lieux ancrés dans leur environnement. La construction des camps, leur approvisionnement et leur entretien bénéficièrent à une économie régionale. Les plaies sont restées vives, les mémoires locales ont oscillé entre culpabilité latente et ignorance pendant de très nombreuses années86. 84

Denis Peschanski, Les lieux sans mémoire et la mémoire sans lieux, Colloque « Mémoire des lieux – lieux de mémoire » organisé par Traverses92 [Rencontres départementales de l’Education, des arts, de la culture et du territoire], 2005, http://www.traverses92.ac-versailles.fr/traverses06/synthese_pdf/Coll.F_Peschanski.pdf (consulté le 13 février 2010). 85 Anne Bourgon, op. cit., 2008, p. 7-8. 86 Olivier Lalieu, op. cit., 2004, p. 182. Par ailleurs, cette difficulté fut aussi soulignée par Rémy Knafou lors d’un entretien, à propos du camp des Milles.

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De lieux du souvenir du martyr juif, les lieux attachés à la persécution et à la déportation des Juifs ont évolué peu à peu en lieux de mémoire inscrits dans une mémoire collective nationale. Une étape importante dans la reconnaissance de l’intérêt historique de ces lieux est la protection officielle des sites et des bâtiments. En France, le classement au titre des Monuments historiques ou l’inscription à l’Inventaire supplémentaire constitue une mesure d’utilité publique qui vise à protéger un édifice remarquable du fait de son histoire ou de son architecture. La base de données Mérimée, créée par le ministère de la Culture, recense et documente les édifices français protégés. L’interrogation de cette base montre que quelques uns des lieux d’internement et de déportation – en réalité cinq – ont été reconnus « monuments historiques » : -

le camp de Natzweiler-Struthof (inscription en 1947, classement en 1950-1951),

-

l’ancienne tuilerie des Milles (classement en 1993, inscription en 2004),

-

le camp de Rivesaltes (inscription en 2000),

-

le camp de Drancy (classement en 2001-2002),

-

le camp de Voves (inscrit en 2004)87

Il faut également ajouter, à cette liste de sites protégés, des lieux du souvenir liés au génocide, tels la Maison dite des enfants d’Izieu, inscrite en 1991. La patrimonialisation des lieux de mémoire de la Shoah n’est pas sans polémique, comme l’atteste le vif débat qui s’est déroulé – notamment dans la presse – lors du classement de la Cité de la Muette, de Drancy, au titre des Monuments historiques. Réalisation, conçue dans les années 1930 par les architectes Marcel Lods et Eugène Beaudouin, et considérée comme le premier grand ensemble de France, la Cité a servi, durant la Seconde Guerre mondiale, de camp d’internement et de transit des Juifs de France vers les camps d’extermination88. La nature de la Cité de la Muette est donc double : « œuvre architecturale et urbanistique majeure du XXe siècle » – distinction remise en cause par certains spécialistes du patrimoine – et lieu de mémoire d’importance. La patrimonialisation du site est également rendue complexe par le fait qu’il est un lieu de vie locale, habité : en effet, la Cité retrouva sa fonction initiale dès 1948, dans un contexte de forte pénurie de logements. 87

Sources Base Mérimée du ministère de la Culture et de la Communication (consultée le 10 juin 2009, et de nouveau le 22 janvier 2010). Les notices, plus ou moins précises, de chacun de ces lieux retracent un bref historique montrant l’intérêt et la justification de leur protection. 88 Près de 83 % des 76 000 Juifs déportés de France, personnes isolées ou familles entières, passèrent par Drancy, quelques mois ou quelques jours.

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Le classement de la Cité – portant sur les façades et toitures, les escaliers, les caves, le tunnel d’évasion et le sol de la cour – résulte de l’intervention des pouvoirs publics en réponse à une polémique sur le remplacement des menuiseries originelles de Jean Prouvé par des menuiseries en PVC89. En effet, il s’agissait pour le ministère de la Culture d’arrêter les travaux réhabilitation des logements jugés incompatibles avec la préservation du caractère architecturale de la Cité. Cette procédure a surtout été interprétée comme un acte symbolique de reconnaissance de ce que furent la déportation, la collaboration et le génocide juif.

La protection du lieu incarne pour certains une muséification abusive, un excès du culte patrimonial, à commencer par Françoise Choay. Cette dernière, dans un article publié dans la revue Urbanisme, posait le problème en ces termes : « Il est temps que cesse l’amalgame entre patrimoine historique et lieux de mémoire. (…) Il est temps aussi de s’interroger sur l’actuelle bureaucratisation culturelle de notre pays. De se demander comment, par qui et au nom de quelle légitimité, sont prises unilatéralement, sans concertation avec le patrimoine vivant que constituent les habitants, des décisions de classement susceptibles de transformer des huisseries pourries en monument historique et de bloquer l’évolution d’un site et d’une communauté 90». Pour Henry Rousso, ce classement se rattache d’une demande sociale croissante en matière de transmission de la mémoire. Il s’interroge de fait sur la matérialisation de valeurs immatérielles, la mémoire et la conservation des lieux de guerre : « On assiste en Europe, ces dernières années, à une patrimonialisation du crime et à la constitution d’une mémoire négative (…), où tout lieu lié à l’histoire traumatique du siècle ne pouvait s’incarner que dans la dimension matérielle, patrimoniale et non plus dans le registre symbolique. C’est le cas de Drancy : il aurait été regrettable de raser la Cité de la Muette, mais l’aurait-on fait que cela n’aurait pas forcément entraîné une déficience de mémoire 91». Anne Bourgon préfère non pas parler d’excès de patrimonialisation, mais d’un déficit de réflexion quant à la transmission d’un drame à travers le patrimoine bâti92.

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Sur le classement de la Cité de la Muette, voir le projet de fin d’études d’Anne Bourgon, Drancy : une affaire classée ?, Ecole nationale des Ponts et Chaussées/ Centre des Hautes Etudes de Chaillot, mars 2002. 90 Françoise Choay, op. cit., 2002, p. 90-92. 91 Cité par Anne Bourgon. Henry Rousso, « Le patrimoine, indice du rapport de la société à l’histoire », paru dans le journal Le Monde, le 27 novembre 2001. 92 Anne Bourgon, op. cit., 2008.

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Le cas particulier du camp de Drancy reflète les enjeux de conservation de la mémoire d’un évènement qui n’est plus, de la préservation de valeurs immatérielles fortes, qui se rattachent ici à la souffrance, au tragique. Penser et appréhender ce type de patrimoine est difficile pour les acteurs concernés (restaurateurs, conservateurs, architectes…). Il apparaît sans doute plus évident de définir la matérialité d’un édifice que sa valeur mémoriale et symbolique, plus simple de conserver un château ou une église que de protéger un espace de mémoire, trace matériel d’un évènement douloureux. De ce fait, le classement de la Cité de la Muette a enclenché une réflexion sur la nécessité d’adopter une cohérence dans la patrimonialisation des lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale en général.

Cette difficile mémoire des lieux attachés à la Shoah n’est pas spécifique à la France. Elle se retrouve en effet dans d’autres pays européens, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, dès la fin de la guerre, comme l’explique Georges Bensoussan dans l’éditorial de la Revue d’histoire de la Shoah consacré aux « Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire »93. L’histoire du camp de Westerbork est assez représentative de cette difficulté mémorielle autour des lieux d’internement de la Seconde Guerre mondiale. Camp le plus important de la persécution raciale aux Pays-Bas – désigné par certains historiens français comme le « Drancy hollandais » –, ce site a longtemps été un « non-lieu de mémoire »94. En effet, il faut attendre plus de vingt-cinq ans après la Libération pour que le camp de Westerbork commence alors son histoire comme lieu de mémoire explicite, avec l’inauguration d’un monument pour les déportés juifs. En même temps, les autorités locales édifièrent un observatoire sur le site, afin, semble-t-il, de faire oublier, de « détourner » l’histoire du camp95. Il faut encore attendre le début des années 1980 pour qu’un Centre de commémoration et d’information « Kamp Westerbork » soit ouvert (fig. 3), et pour que la commune consente enfin à mentionner l’ancien camp, devenu lieu de mémoire et de pèlerinage, dans les livrets touristiques96.

93

« Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire », Revue d'histoire de la Shoah - Le Monde juif, Paris, Centre de Documentation Juive Contemporaine, n° 181, juillet-décembre 2004, p. 6. 94 Ido de Haan, « Vivre sur le seuil. Le camp de Westerbork dans l’histoire et la mémoire des Pays-Bas », in « Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire », op. cit., 2004, p. 37-59. 95 Ibid., p. 57. 96 Pour plus d’informations, voir le site Internet du Centre de commémoration du camp de Westerbork, http://www.westerbork.nl/welcome/ (consulté le 17 mai 2010).

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Figure 3 : Centre de commémoration du camp de Westerbork, Pays-Bas © Herinneringscentrum Kamp Westerbork

Les lieux de mémoire – par définition lieux où se matérialise une mémoire collective – se retrouvent ainsi au centre de véritables enjeux politiques et idéologiques. La tentation de réécrire, d’occulter, d’enjoliver, d’instrumentaliser l’Histoire fut constante autour de ces lieux. Le camp de déportation et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau (Pologne) et sa mise en mémoire reflètent particulièrement ces enjeux97. L’idée de transformer le lieu en site mémoriel est née parmi les prisonniers polonais, alors même que le camp fonctionnait encore. Le processus de patrimonialisation fut quasi-immédiat après la fermeture du camp. Une loi votée par le Parlement polonais, le 2 juillet 1947, établit la création d’un musée (qui porte aujourd’hui le nom de musée d’Etat d’Auschwitz-Birkenau) chargé de conserver ad aeternam le site et ses installations comme « monument du martyrologe et de la lutte du peuple polonais et des autres peuples »98. Auschwitz devient tout à la fois un enjeu et un théâtre de la guerre froide. Un récit historique « antifasciste-internationaliste » se met en place ; il met l’accent sur la Résistance, sur la solidarité entre les internés, toutes nationalités confondues, et occulte l’identité des victimes, en particulier juives mais aussi tsiganes ou encore des Polonais non communistes. Ainsi, pendant toute la période soviétique, le lieu sera présenté non pas comme un camp d’extermination du peuple juif, mais comme un camp qui symbolise le martyre des communistes, la barbarie nazie à l’égard du peuple polonais. 97

Sur le sujet, voir l’article de David Weizmann, « Auschwitz : lieu de mémoire ou lieu de négation ? », Musées de guerre et mémoriaux, s. dir. de Jean-Yves Boursier, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2005, p. 84-112. 98 Annette Wieviorka, « Eléments pour une histoire du camp-musée d’Auschwitz », Auschwitz, la mémoire d’un lieu, Paris, Hachette Littératures, 2005, p. 233.

37

Figure 4 : Mémorial international érigé à la mémoire des victimes du fascisme, Birkenau, août 2009 Sources : photographie de Gulwenn Torreben, http://www.routard.com/photos/pologne/77933 -memorial_de_birkenau.htm

Un monument international à la mémoire des victimes du fascisme inauguré en 1967 à Birkenau – camp d’extermination d’Auschwitz où un million de Juifs furent assassinés – cristallise ces enjeux politiques et idéologiques. Annette Wieviorka explique que ce monument ne symbolise pas la souffrance juive, mais celle du déporté politique (fig. 4)99. Birkenau est annexé à la mémoire nationaliste et communiste. Cette annexion est par ailleurs redoublée par une inscription, sur dix-neuf dalles, « Quatre millions de personnes ont souffert et sont mortes ici dans les mains des meurtriers nazis entre 1940 et 1945 ». Ce chiffre, surestimé, a été imposé par les Soviétiques, qui passèrent ainsi sous silence le sort particulier des Juifs d’Europe. En outre, le site d’Auschwitz-Birkenau tend à devenir dans les années 1970 un haut lieu de la mémoire polonaise catholique, avec la sanctuarisation de la cellule de Maximilien Kolbe – prêtre mort à Auschwitz en 1941, canonisé comme martyr en 1982 – et surtout avec la messe dite par Jean-Paul II en 1979. La fin des années 1980 marque l’émergence d’une mémoire juive : la Shoah occupe en effet le débat public, de par la multiplication des travaux d’historiens et les témoignages. Auschwitz-Birkenau « devient un lieu réel pour les Juifs de la Diaspora », et surtout un lieu de visite, un « lieu touristique ». L’ancien camp d’extermination a, en 2009, été visité par près de 1,3 millions de visiteurs : il est, depuis quelques années, le site culturel le plus visité de Pologne100.

99

Ibid., p. 242. Site Internet du Musée d’Auschwitz-Birkenau, « The attendance record – 1,3 million visitors at Auschwitz Memorial in 2009 », (consulté le 26 avril 2010) http://en.auschwitz.org.pl/m/index.php?option=com_content&task=view&id=728&Itemid=7 100

38

Deuxième partie

LA SHOAH, ENTRE LIEUX DE MEMOIRE ET LIEUX TOURISTIQUES

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La patrimonialisation constitue un processus de reconnaissance, voire de transmission et de pérennisation. Elle permet aux traces et aux espaces, marqués par un fait évènementiel, d’accéder au champ de la durabilité culturelle et identitaire, au rang d’héritages historiques et mémoriels101. Les lieux relatifs à l’internement et à la persécution des Juifs de France sont devenus, comme nous avons pu le voir, un patrimoine culturel, qu’il convient de faire connaître au plus grand nombre, de mettre en valeur. Aussi, qu’entend-on par valorisation des lieux de mémoire et d’histoire de la Shoah ?

A. Quelle(s) valorisation(s) des lieux de mémoire de la Shoah ?

1) De la mise en valeur commémorative… La reconnaissance des lieux de mémoire s’est caractérisée dans un premier temps par une valorisation commémorative, c’est-à-dire l’érection ou le renforcement de dispositifs mémoriels sur quelques sites majeurs. Cette mise en valeur, impulsée par des militants de la mémoire, des personnalités engagées et des structures associatives locales102, s’inscrit dans l’évolution de la mémoire de la Shoah, et son émergence dans l’espace public103. C’est dans ce contexte qu’est « balisé l’itinéraire de la persécution des Juifs jusqu’à leur déportation ». Les camps d’internement, les gares depuis lesquelles sont partis les convois à destination de Drancy puis d’Auschwitz, les lieux (certains quartiers, édifices…) liés au génocide juif sont progressivement « mis en valeur »104. Les initiatives tendent ainsi à se multiplier, un certain nombre d’actions sont réalisées au cours de la décennie 1990.

101

Valérie Delignières, « Lieux d’histoire, lieux du tourisme », 2ème Journée de Recherche sur le Tourisme, 3 avril 2009, Groupe Sup de Co de la Rochelle, (article consulté le 12 mai 2010), http://www.esclarochelle.fr/upload/pagesEdito/fichiers/Delignieres_JRT_2009.pdf 102 Sur le rôle précis du monde associatif, voir p. 101-103. 103 Le film de Claude Lanzmann, Shoah, a contribué à faire émerger dans la société un mouvement, une prise de conscience autour du génocide juif. 104 Annette Wieviorka, « La représentation de la Shoah en France : mémoriaux et monuments », Musées de guerre et mémoriaux, s. dir. de Jean-Yves Boursier, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2005, p. 52.

40

Des cérémonies d’inauguration de plaques, de stèles, de monuments commémorant les déportations des Juifs sont organisées sur différents lieux de mémoire, tels que : -

le camp de Septfonds (Tarn-et-Garonne),

-

le camp de Drancy (Seine-Saint-Denis),

-

le camp des Milles (Bouches-du-Rhône) etc.

Une valorisation commémorative fut aussi entreprise à l’initiative de l’Etat, dans le contexte particulier du décret présidentiel du 3 février 1993, qui institue la « Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite “Gouvernement de l’Etat français (1940-1944)” ». Des monuments et des stèles furent ainsi érigés sur trois lieux précis : -

la Maison d’Izieu (Ain),

-

le camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques),

-

à l’emplacement de l’ancien Vélodrome d’Hiver (Paris)

Figure 5 : Monument commémoratif de la rafle du Vél’d’Hiv, Quai de Grenelle, Paris Source : photographie personnelle

41

Situé sur une promenade plantée en bordure du quai de Grenelle (15e arrondissement), le monument du Vél’d’Hiv commémore la rafle des 16 et 17 juillet 1942, où 13 152 Juifs parisiens furent arrêtés par la police française et parqués dans le Vélodrome d’Hiver. A l’exception d’une simple plaque commémorative présente sur la façade de l’enceinte sportive (détruite au début des années 1960 pour faire place à un immeuble), il n’existait jusqu’alors aucun monument rappelant ce tragique évènement historique. Réalisée par Walter Spitzer, la sculpture commémorative représente sept personnages sur un socle incurvé, évoquant la piste du Vélodrome d’Hiver : un couple avec un enfant, un autre dont la femme est enceinte, une vieille dame, un enfant (fig. 5). Serrés les uns contre les autres, ils témoignent en quelque sorte pour toutes les victimes des persécutions antijuives durant la Seconde Guerre mondiale. Le monument commémoratif fait ainsi office, dans le square des Martyrs juifs du Vél’d’Hiv, de « lieu de mémoire ».

Des lieux associés à la persécution et à la déportation des Juifs de France sont « exhumés » et « mémorialisés », tels que les camps de travail, annexes de Drancy – Austerlitz, Lévitan et Bassano – situés au cœur de Paris105. Des plaques commémoratives sont par ailleurs apposées sur les façades des établissements scolaires, en hommage aux élèves juifs, déportés et exterminés. La Ville de Paris a entrepris, depuis une dizaine d’années maintenant, une politique en faveur de cette action de mémoire, soutenant ainsi le travail considérable des associations pour la mémoire des enfants juifs déportés106. A ce jour, le souvenir de 6 403 enfants est nominativement rappelé sur 332 plaques commémoratives, réparties sur l’ensemble des établissements scolaires parisiens. Cependant, il faut savoir qu’un certain nombre d’enfants furent déportés avant l’âge de leur scolarisation. Ils ne sont pas oubliés : des plaques ont été aussi apposées en mémoire de ces enfants non scolarisés ou qui n’ont pu être rattachés à aucune école, dans les parcs et jardins publics interdits aux Juifs aux termes de la réglementation antisémite du régime de Vichy.

105

Sur l’histoire de ces camps de travail parisiens, voir l’ouvrage de Jean-Marc Dreyfus et Sarah Gensburger, Des camps dans Paris : Austerlitz, Lévitan et Bassano, juillet 1943-août 1944, Paris, Fayard, 2003, 323 p. 106 Des associations ont été créées, dans pratiquement chacun des arrondissements parisiens, pour retrouver les noms des écoliers juifs morts en déportation et les inscrire à jamais sur le lieu où ils furent élèves. On peut évoquer, par exemple, l’action du comité « Ecole de la rue Tlemcen », association localisée dans le XXe arrondissement. Sur les plaques commémoratives, voir le site Internet de la Mairie de Paris, http://www.paris.fr/portail/accueil/Portal.lut?page_id=8581&document_type_id=2&document_id=79337&portle t_id=20214 (consulté le 22 avril 2010) ; http://www.paris.fr/portail/loisirs/Portal.lut?page_id=8501&document_type_id=5&document_id=49726&portlet _id=19888 (consulté le 15 mai 2010).

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C’est ainsi qu’une stèle commémorative fut inaugurée en octobre 2007 dans le square du Temple (3e arrondissement). Elle porte les prénoms, noms et âges des 85 « tout-petits qui n’ont pas eu le temps de fréquenter une école », enfants juifs de 2 mois à 6 ans habitants le 3e arrondissement et déportés entre 1942 et 1944 (fig. 6). Le nom de ces enfants est accompagné de cette inscription courte, sorte d’épitaphe : « Passant, lis leur nom ; ta mémoire est leur unique sépulture »107.

Figure 6 : Stèle commémorative en hommage aux enfants juifs du 3e arrondissement, Paris, square du Temple Source : photographie personnelle

La valorisation commémorative ne peut toutefois être réduite à une seule fonction mémorielle. En effet, elle s’est accompagnée d’une volonté de présenter une information historique sur les lieux (notion de médiation). Des « wagons-témoins » furent ainsi installés à Drancy, en 1988 (fig. 7), et au camp des Milles en 1992. Référents mémoriels, ces wagons – identiques à ceux utilisés dans la déportation – sont alors utilisés comme espaces d’exposition consacrés à l’histoire de ces camps et à la Shoah. De petits musées, de petites structures, assez modestes, virent le jour, comme le Conservatoire historique du Camp de Drancy, en 19891990. Installé dans un petit local situé dans un des bâtiments de la Cité de la Muette, il fut créé « en prolongement des hommages à la mémoire des déportés », à l’initiative de personnes d’origines et d’horizons divers, qui « eurent à cœur de contribuer à la transmission de la Shoah, en ancrant leur action dans le lieu même où s’opéra le regroupement des dizaines 107

D’autres stèles furent inaugurées aux squares Villemin (10e arrondissement), Léon Serpolet (18e arrondissement), et Edouard Vaillant (20e arrondissement) en 2008 et 2009.

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de milliers de Juifs qui furent déportés à Auschwitz108 ». Association de loi type 1901, le Conservatoire s’attache à organiser, sur rendez-vous, des visites guidées pour des scolaires, des associations, des groupes ainsi que pour toute personne désirant visiter les lieux109.

Figure 7 : Wagon-témoin, Cité de la Muette, Drancy © Association Fonds Mémoire d’Auschwitz 93

Plus qu’une simple valorisation commémorative, les initiatives combinent également actions culturelles et didactisme. Des manifestations, des expositions, des projections, des colloques sont en effet mis en œuvre, dans un triple dessein : voir, savoir et transmettre. Ces programmations tendent ainsi à mettre en valeur et à rendre vivante l’histoire des lieux, en favorisant les débats d’idées, les échanges entre publics. Une exposition, intitulée « Les camps d’internement dans le Loiret : histoire et mémoire, 1941-1943 », fut ainsi conçue et organisée dans cette optique par le Centre d’Etude et de Recherche sur les Camps d’Internement du Loiret et de la déportation juive (CERCIL), association alors nouvellement créée110. Inaugurée en juin 1992 par Simone Veil à la mairie d’Orléans, cette exposition peut être considérée comme une référence.

108

Voir le site Internet du Conservatoire historique du Camp de Drancy, http://www.camp-dedrancy.asso.fr/index.htm 109 Le Conservatoire reçoit en moyenne 2 000 élèves par an. 110 Le CERCIL fait l’objet d’une présentation plus détaillée dans la troisième partie, « Etudes de cas de lieux de mémoire français de la Shoah », page 94.

44

En effet, il s’agissait de retracer, de raconter au grand public l’histoire des camps de Beaunela-Rolande, Pithiviers et Jargeau, à une époque où rien de tel n’existait. De fait, le parti pris choisi fut de rappeler les identités, les visages des victimes, et de présenter des « textes courts, simples qui disent les choses », de montrer « le plus de photos possibles, des notices biographiques permettant une identification 111». L’exposition, itinérante, fut par la suite présentée, entre autres, à la Grande Arche de la Défense, en 1993. Aujourd’hui, remaniée et réactualisée au regard des recherches et des nouvelles connaissances historiques, elle continue de circuler dans de nombreux lieux – médiathèques, établissements scolaires, mairies, musées etc. –, tant dans le département du Loiret, la région Centre que sur le territoire national, permettant ainsi de faire connaître, au plus grand nombre, l’importance des camps d’internement du Loiret, et le rôle qu’ils ont joué dans la déportation des Juifs de France.

On peut également évoquer la grande opération d’information et d’éducation, « Mémoire pour demain », menée au Camp des Milles, en 1992, en commémoration du cinquantenaire des déportations. De nombreuses manifestations éducatives et culturelles furent organisées à cette occasion, afin de transmettre la mémoire du passé : -

soirées débats, projection d’une trentaine de films sur les thèmes de la déportation, de la résistance, de l’intolérance, hier et aujourd’hui, à l’Institut de l’Image d’Aixen-Provence

-

tables rondes universitaires, centrées sur l’analyse des évènements et processus qui ont conduit à la déportation des Juifs de la zone sud, à l’Institut Interuniversitaire d’Etudes et de Cultures Juives (Aix-en-Provence)

-

lectures de textes littéraires, soirée musique (chants)

-

expositions sur la déportation etc.112

111

Entretien avec Nathalie Grenon, le 18 mars 2010. Présentation de l’opération – Note de synthèse et annexes, « Fondation du Camp des Milles : Mémoire et Education », mars 2009, 20 p., http://www.campdesmilles.org/articles/NoteSyntheseCampMillesetannexes.pdf (consultée le 3 septembre 2009). 112

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Initiée par l’Association du Wagon Souvenir des Milles – structure créée en 1991, regroupant l’ensemble des associations de déportés, d’internés et de résistants du camp des Milles ainsi que la communauté juive –, cette riche programmation, échelonnée sur une quinzaine de jours, rencontra un écho extrêmement large : plus de 36 000 personnes (dont environ 7 000 jeunes) participèrent aux diverses manifestations. Le site des Milles est dès lors institué en lieu de mémoire, à vocation pédagogique : de nombreuses visites guidées sont organisées sur place pour les scolaires et les groupes par l’Association du Wagon-Souvenir.

La transmission de la connaissance du génocide, et des lieux qui lui sont attachés connaît une évolution depuis la fin des années 1990. Les différents dispositifs mémoriels mis en place ne sont aujourd’hui plus forcément perçus comme suffisants par les associations concernées, les acteurs qui se consacrent à la mémoire et à l’histoire de la Shoah. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur le sens même des commémorations : font-elles encore date ? La pose de plaques est-elle aujourd’hui suffisante ? Quelle est leur visibilité dans l’espace publique ? Comment le public reçoit-il les commémorations ?113 Il est apparu nécessaire, à l’heure où les derniers survivants et les derniers témoins sont de moins en moins nombreux, de mettre en place une valorisation muséographique, des institutions spécifiques afin de transmettre l’histoire et la mémoire de la Shoah à des nouvelles générations qui n’ont pas connu les faits.

113

Entretien avec Olivier Lalieu, le 19 mars 2010.

46

2) … A la création d’une offre muséale On assiste, depuis quelques années, à une floraison en Europe, mais également aux Etats-Unis et en Israël, d’institutions muséales consacrées spécifiquement à la Shoah : l’United States Holocaust Memorial Museum de Washington (1993), la Maison-Mémorial des enfants juifs exterminés d’Izieu (1994), le Musée commémoratif de l’Holocauste de Montréal (2003), Yad Vashem de Jérusalem (ouvert en 1953 et entièrement rénové en 2005), le Mémorial de la Shoah à Paris (2005), l’Holocaust Memorial Center de Budapest (2004) etc114.

a) Institutionnalisation de l’histoire et de la mémoire de la Shoah

L’apparition des « musées de la Shoah » correspond à une période charnière, où l’on prend conscience de l’imminence de la disparition prochaine des survivants et des témoins. En outre, cette institutionnalisation muséale de la Shoah doit être replacée dans un phénomène plus général, l’accroissement des constructions de musées de société, de musées d’histoire, en particulier ceux consacrés aux conflits contemporains, dans les années 1980-1990. Cette décennie est marquée par une évolution de la mémoire collective : la mémoire combattante (Résistance) cède en effet peu à peu sa place à une mémoire des victimes (Juifs déportés et assassinés, étrangers internés, victimes civiles des massacres). Cette évolution mémorielle s’accompagne alors d’une réflexion sur une autre façon de montrer l’Histoire dans les musées, plaidant pour une institution d’un type nouveau qui se signalerait à trois points de vue : comme lieu du souvenir, comme lieu de manifestations, comme centre d’archives et de recherche. Ce musée serait ainsi un lieu de mémoire « nouvelle génération » qui tiendrait compte du passé mais aussi de l’évolution historique – ici le phénomène de la destruction des Juifs d’Europe –, ou encore des problèmes plus largement afférents au monde contemporain.

114

Une base de données complète, Holocaust Memorials, créée à l’initiative de la Fondation Topographie de la Terreur, recense les principaux sites, mémoriaux, musées et institutions liés et consacrés à la Shoah à travers le monde, http://www.memorial-museums.net/WebObjects/ITF (reconsultée le 14 mai 2010).

47

Il devint nécessaire, pour un bon nombre d’historiens, d’offrir une présentation plus didactique et pédagogique de l’histoire et de son lieu en le situant dans un contexte général, une vision plus large. Le Mémorial de Caen-Cité de l’Histoire pour la Paix, ouvert en 1988, et l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, inauguré en 1992, sont ainsi les premiers musées de ce genre nouveau115. Ces réalisations introduisent des concepts novateurs : -

une œuvre architecturale visuellement imposante

-

une professionnalisation des structures (gestion, établissement d’inventaires, restaurations et conservation, animation et diffusion pédagogiques)

-

un discours historique et un parcours muséal élaborés par des chercheurs, des historiens, des pédagogues professionnels, et des muséographes

-

une scénographie forte, basée davantage sur l’émotion et sur la mémoire plutôt que sur l’accumulation d’informations et d’objets

-

une utilisation des nouvelles technologies, de nouveaux supports (procédés interactifs, multimédias, présentations audiovisuelles etc.) L’objectif de ces nouveaux musées d’histoire est double : économique (attirer un

grand nombre de visiteurs, et dès lors répondre à la fois au grand public, aux scolaires, mais également aux connaisseurs et aux témoins), et idéologique (chacun de ces musées se présente comme un outil européen voire mondial pour la paix et la réconciliation). Pour Serge Barcellini, ces deux objectifs semblent aller de paire : « la volonté économique affichée d’attirer le plus grand nombre de touristes entraîne un nécessaire “polissage” des faits, un consensus. L’histoire est débarrassée de ses aspérités, comme à Caen 116». De fait, le concept de mémoire des guerres et conflits contemporains serait remis en cause, la portée initiale des musées menacée par la banalisation : « On crée un mémorial des guerres comme on crée un écomusée de la pêche. Les entreprises d’“ingénierie culturelle” qui définissent et mettent en œuvre les projets traitent ceux-ci comme elles traitent tout autre projet sur lesquels elles auraient à intervenir. La mémoire d’Oradour est traitée de la même manière que la valorisation du vin de Champagne ou que l’art du cheval117 ». 115

On peut également citer d’autres exemples de nouveaux musées : le Centre de la Mémoire d’Oradour (1999), le Centre mémorial de la Paix de Verdun (1992), le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon (1992), La Coupole (1997) etc. Sur l’évolution des musées d’histoire, voir les actes du colloque Des musées d'histoire : pour qui ? Pour quoi ?, publiés sous la direction de Thomas Compère-Morel et Marie-Hélène Joly, Noësis/Historial de la Grande Guerre, 1998, 367 p. 116 Serge Barcellini, « L’intervention de l’Etat dans les musées des guerres contemporaines », Musées de guerre et mémoriaux, s. dir. de Jean-Yves Boursier, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2005, p. 47. 117 Ibid.

48

La multiplication des musées d’histoire résulte, semble-t-il, d’une demande sociale. Nous semblons prendre de plus en plus conscience de notre identité, du temps qui passe et donc de notre mémoire. Aujourd’hui, les musées, en matérialisant des faits anciens seraient ainsi des « substituts », une compensation pour lutter contre la « montée de l’inculture historique », la « perte de connaissance livresque 118». De nombreuses personnes s’interrogent, et estiment que les musées d’histoire ne doivent justement pas être des compensateurs des lacunes de l’éducation, de déficits de l’apprentissage. Cet accroissement des mémoriaux et de l’offre muséale s’explique aussi par l’apparition d’une exigence nouvelle, au sein de nos sociétés, d’un « devoir de mémoire », à transmettre aux générations futures. La notion de « devoir de mémoire », inventée dans les années 1980119, est une thématique de plus en plus importante, de plus en plus croissante depuis la dernière décennie. Cette importance du devoir de mémoire semble être subordonnée à la peur de l’oubli, aussi bien individuelle que collective120. La notion est aujourd’hui devenue une expression banalisée, remise en cause par le monde scientifique (historiens, sociologues,…). Des voix s’élèvent en effet pour mettre en garde contre cette banalisation, une certaine surenchère mémorielle qui viderait de son sens toute transmission, et qui irait jusqu’à provoquer un effet de saturation qui pourrait conduire certains, notamment les plus jeunes, à se détourner du devoir de mémoire et d’histoire. Pour de nombreux historiens, tels que Georges Bensoussan ou Pierre Nora, le devoir de mémoire est désormais assimilé à une « nouvelle religion civique121 » qui privilégie l’émotion sans véritable contenu. Jean-Marcel Humbert – conservateur général du patrimoine à l’Inspection générale des Musées (Direction des Musées de France) – estime que le devoir de mémoire est « un contresens : la mémoire ne peut être un devoir, elle est ou elle n’est pas. En revanche, la présentation des faits et surtout leur explication et leur discussion sont de véritables devoirs 122».

118

Propos de Rémy Knafou, op. cit., 2009. Voir l’article d’Olivier Lalieu, « L’invention du “devoir de mémoire” », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 69, janvier-mars 2001, p. 83-94. 120 Rémy Knafou, conférence « Tourisme et Mémoire », organisée par l’IREST, 26 mai 2009, Paris, Direction du Tourisme. 121 Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire, Paris, Editions Mille et une nuits, 1998, p. 13. 122 Jean-Marcel Humbert, « Introduction générale », extrait de la Lettre de la Fondation de la Résistance, consacrée à la table ronde « Les musées de la Résistance et de la Déportation » organisée par la Fondation de la Résistance et l’Institut national du patrimoine les 15 et 16 mars 2005, n° 41, juin 2005, p. 4-7 et 12. 119

49

La fin des années 1980 marque une évolution, voire une véritable « mutation ». Du mémorial, monument commémoratif, on assiste à l’émergence de « musées de la Shoah ». Le concept même de musée consacré au génocide des Juifs d’Europe remet en question, d’emblée, la notion de musée, au sens du museion de l’Antiquité123. En effet, la finalité de ces musées n’est pas superposable à celle des musées « classiques », c’est-à-dire les institutions muséales où sont rassemblées et présentées des collections d’œuvres d’art, de biens scientifiques ou techniques. Les musées consacrés au génocide des Juifs d’Europe ont pour objectif le rappel et la transmission des faits. Aussi, se pose la question du discours historique et de la conception des parcours muséographiques. En effet, comment représenter, montrer la Shoah ? Comment rendre intelligible les situations historiques d’un point de vue muséal ? Quelle muséographie adopter ? Pour Anne Grynberg, le parcours muséographique se doit d’être cohérent en fonction de la topographie du lieu, et clair, sans être pour autant simpliste ni réducteur124. Il n’existe donc pas une mais différentes approches muséographiques du génocide juif. Les « musées de la Shoah » peuvent être divisés en deux catégories : -

les « musées narratifs », et

-

les musées in situ, c’est-à-dire sur les lieux de persécution et d’extermination125

La première catégorie de musées se caractérise par une conception narrative. Les parcours muséographiques de ces « musées narratifs » reposent sur une approche qui conjugue information et émotion. L’objectif étant ainsi d’éduquer, de sensibiliser le public, qui « n’est pas seulement convié à une visite, à un approfondissement de son savoir, mais à une leçon qui devra faire de lui un relais du discours normatif 126». L’United States Holocaust Memorial Museum de Washington, ouvert en avril 1993, constitue sans doute le premier « musée de la Shoah » conçu sur ce procédé127. Il s’attache – à travers une exposition permanente et des espaces d’exposition temporaire – à présenter, de façon convaincante, une

123

Anne Grynberg, « Du mémorial au musée, comment tenter de représenter la Shoah ? », in « De l’horreur à ses représentations », Les Cahiers de la Shoah, n° 7, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 137. 124 Ibid., p. 140. 125 « Quelles muséographies pour la Shoah ? », Atelier 4, Colloque et séminaire ministériel « Enseignement de la Shoah et création artistique », organisés par le Conseil de l’Europe, Strasbourg, 17-18 octobre 2002, http://www.coe.int/t/f/coop%E9ration_culturelle/education/enseigner_la_m%E9moire/7066Journ%E9e%20holocaauste%20(pdf)1.pdf (dernière consultation le 22 mai 2010). 126 Anne Grynberg, op. cit., 2003, p. 142. 127 Sur l’historique de création du musée-mémorial de l’Holocauste de Washington, voir le site Internet de l’institution, http://www.ushmm.org/wlc/fr/article.php?ModuleId=299 (consulté le 20 mai 2010).

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histoire complète de la Shoah. Pour ce faire, l’institution s’emploie à « instaurer, tout au long du parcours [de visite], une sorte de “conversation” entre le visiteur et le déporté 128». Les muséographes appellent cela « l’effet de proximité ». Le visiteur reçoit, à son arrivée au musée, une « carte d’identité » portant la photographie et les indications biographiques d’une victime de la Shoah, assassinée ou rescapée. Ce « passeport » est destiné à servir de guide, de parcours à travers les différentes sections de l’exposition permanente. C’est donc une évocation individualisée de destins personnels qui prévaut. Cette approche narrative n’est pas sans susciter un certain nombre de problématiques. Les historiens s’interrogent : l’« effet de proximité » permet-il une meilleure sensibilisation, une meilleure « compréhension » des faits ? ou au contraire, ne risque-t-il pas de déraper vers des effets pervers, vers un certain voyeurisme, et dès lors nuire à l’objectif initial de transmission ?129 Le visiteur ne peut rester indifférent face à des pièces originales fortes, à des photographies, des objets, et des documents personnels. Les victimes ne restent pas des chiffres abstraits et sans visage, mais bien une multitude de personnes aux histoires individuelles. En même temps, on peut penser que ce type d’approche risque de sacraliser l’évènement, d’élever les objets personnels exposés au rang de « reliques ».

L’histoire du génocide des Juifs d’Europe est par ailleurs présente dans les parcours muséographiques d’institutions muséales dédiées à la Seconde Guerre mondiale. Des musées tels que le Mémorial de Caen consacrent un espace à la Shoah. On peut, à cet égard, s’intéresser à l’Imperial War Museum de Londres, qui a ouvert en 2000, sur 1 200 m², une exposition permanente sur la Shoah, contextualisée dans le cadre général de la guerre130. Cette réalisation a soulevé de nombreux questionnements. En effet, comment aborder et « intégrer » l’histoire du génocide des Juifs d’Europe au reste du musée ? Suzanne Bardgett – directrice de l’Holocaust Exhibition de l’Imperial War Museum – explique le parti pris retenu : « Nous avons énormément réfléchi sur l’atmosphère qu’elle devrait avoir et sur les règles qui devaient en régir la création. Nous avions l’impression qu’elle ne devait pas se contenter de présenter quelque chose de prétendu ou de faire des reconstructions ; nous étions d’avis qu’elle devait avoir pour devoir principal de renseigner le visiteur sur ce qui s’était passé

128

Anne Grynberg, op. cit, 2003, p. 142. Sur la réflexion muséale sur la guerre, et la Shoah en particulier, voir le dossier « Quoi de neuf sur la guerre ? ou l’art de la mémoire », Art press, Paris, n° 215, juillet-août 1996. 130 Voir le site Internet de l’Imperial War Museum, http://london.iwm.org.uk/server/show/nav.00b005 (consulté le 19 mai 2010). 129

51

plutôt que de lui dire comment il devait se sentir, et c’est pour cela que nous avons décidé qu’un traitement simple et direct servirait au mieux ce sujet 131».

Evènement tragique de l’histoire humaine, le génocide s’inscrit aussi dans une histoire du judaïsme, une histoire des communautés juives européennes. C’est ainsi que le thème de la Shoah se retrouve dans les différents musées consacrés à l’histoire et à la culture juive, comme le Musée juif de Berlin, le Jewish Museum de New York, le Musée Juif de Vienne, le Jewish Museum de Londres etc132. Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris a fait le choix de ne pas constituer une collection d’art thématique sur la Shoah. Au contraire, il s’est attaché à « remonter l’histoire emblématique de quelques juifs d’Europe orientale, Russie, Pologne, Roumanie, qui vinrent s’installer à Paris au début du siècle, et dont les chemins aboutirent à l’hôtel de Saint-Aignan [édifice qui abrite le musée] 133». Aussi, à partir de sources d’archives, le parcours muséographique propose une séquence documentaire « Etre juif à Paris en 1939 », qui revient sur l’histoire du judaïsme européen, la fin des communautés exterminées, l’immigration à Paris, la vie juive dans le quartier du Marais etc. Une installation, réalisée par l’artiste Christian Boltanski, évoque les noms des Juifs qui vécurent à cette adresse – l’hôtel particulier n’était alors qu’un immeuble de rapport – et qui furent déportés pendant la guerre (fig. 8).

Figure 8 : Les habitants de l’hôtel de SaintAignan en 1939, Christian Boltanski © Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme

131

Suzanne Bradgett, « Dernières nouveautés à l’Imperial War Museum », Colloque « La seconde guerre mondiale, nouvelles perspectives », organisé par le SIVOM Vivarais-Lignon, la SHAM et l’Association internationale des Musées d’Histoire, 5-7 juillet 2002, Sainte-Agrève et Le Chambon-sur-Lignon, http://london.iwm.org.uk/upload/pdf/French_Le_Chambon.pdf (consultée le 19 mai 2010). 132 Voir les sites Internet des différentes institutions muséales, The Jewish Museum de New York < http://www.thejewishmuseum.org/>; le Jüdisches Museum de Berlin < http://www.jmberlin.de/>; The Jewish Museum de Londres < http://www.jewishmuseum.org.uk/> etc. 133 « Parcours du musée », site Internet du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, http://www.mahj.org/fr/2_collections/parcours.php?niv=2&ssniv=12&parc_id=12 (consulté le 19 mai 2010).

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b) Des projets phares de réhabilitation et d’aménagement

L’émergence récente des anciens camps d’internement et de déportation français comme lieux de mémoire et leur prise en compte en tant que patrimoine se sont accompagnées d’un développement important de projets d’aménagement et de réhabilitation, qui visent à créer des institutions muséographiques et pédagogiques sur une poignée de sites « emblématiques » : Compiègne-Royallieu134 (Oise), Les Milles (Bouches-du-Rhône), Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), Gurs (Pyrénées-Atlantiques) et, à moindre degré, Drancy (Seine-Saint-Denis). Aussi, il faut préciser qu’il n’existe pas un aménagement, une mise en valeur caractéristique des lieux de mémoire de la Shoah. En effet, les projets de réhabilitation, de valorisation muséographique diffèrent de par l’histoire des lieux, de par les objectifs des porteurs de projets. Néanmoins, il s’agit, pour tous, de préserver un lieu et de rendre hommage aux victimes, en développant un parcours de visite et en créant des outils muséographiques et pédagogiques adéquats.

Par la valorisation des anciens camps d’internement français, « on entend [donc] à la fois une sanctuarisation de l’espace, et l’installation sur place d’outils qui permettent au public d’avoir l’information la plus juste possible sur les évènements qui se sont déroulés135 ». Les projets de valorisation peuvent ainsi aller de la pose d’un panneau explicatif à la création d’un musée. Au-delà, il s’agit surtout de mettre en place, de construire des activités autour du lieu. Pour Olivier Lalieu, « jalonner l’espace est une chose tandis que disposer de médiateurs physiques ou technologiques en est une autre pour faire vivre localement, régionalement, nationalement cette histoire et cette mémoire136 ». La question se pose d’autant plus lorsque rien ne subsiste (ou presque). En effet, même si certains lieux d’internement ont été détruits, il reste parfois des vestiges, telles que des soubassements de baraques, des rails de chemins de fer etc. La valorisation s’inscrit dès lors dans une approche archéologique, qui consiste non seulement à exhumer les traces, mais aussi à les rendre visibles, et compréhensibles. On peut, à cet égard, évoquer l’exemple de l’ancien camp d’internement de Gurs (PyrénéesAtlantiques), détruit dès la fin de la guerre, pour faire place à une forêt.

134

Le Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne-Royallieu a ouvert en février 2008. Voir le dossier de presse de l’institution, http://www.histoire-compiegne.com/images/evenements/dossier_memorial.pdf 135 Entretien avec Olivier Lalieu, Paris, le 19 mars 2010. 136 Ibid.

53

Le projet de valorisation du camp de Gurs, initié au début des années 2000 et réalisé en 20052007, s’est caractérisé par trois aménagements, qui ont consisté à : -

la construction d’un bâtiment d’accueil et d’exposition,

-

la création de deux sentiers  un « sentier historique », vers l’est, d’un kilomètre environ. Ce chemin, de caillebotis, part du bâtiment d’accueil, et conduit dans un des îlots d’internement, passe à l’intérieur d’une baraque reconstituée137  un « sentier de la mémoire », vers l’ouest, de 500 mètres de long, relie le bâtiment d’accueil et le cimetière où reposent 1 073 internés espagnols, juifs et tziganes morts au camp.

Ces deux parcours sont jalonnés d’une vingtaine de lutrins trilingues (français, allemand, espagnol), qui permettent aux visiteurs-promeneurs – via des photographies et de petits textes – de s’informer sur le contexte historique de l’époque du camp ainsi que sur les conditions de détention. Cette signalisation informative sur panneaux n’est certes pas un dispositif original, mais elle est nécessaire : elle vient rappeler ce que fut l’histoire tragique du lieu (fig. 9)138.

Figure 9 : Signalisation informative, « Sentier historique », camp de Gurs Source : photographie de Jean Sarsiat, http://www.bearn-gaves.com/spip/article.php3?id_article=841

137

Cette baraque, réalisée par des élèves d’un lycée professionnel dans le cadre d’un travail pédagogique, permet aux visiteurs de mieux « appréhender » spatialement, de se représenter ce que le lieu pouvaient être à l’époque. 138 Sur le projet de valorisation du camp de Gurs, voir notamment le site Internet de la Communauté de communes du canton de Navarrenx, http://www.cc-navarrenx.fr/index.php?id=145&[res]=1280 (consulté le 20 mai 2010).

54

Les projets de réhabilitation et d’aménagement, réalisés ou en cours, n’échappent pas à certaines considérations, d’ordre politique et économique. En effet, la mise en place d’une valorisation des lieux de mémoire de la Shoah, la volonté de les ouvrir au plus grand nombre, obligent à intégrer des notions propres au tourisme – accueil, aménagement, gestion des flux, médiation, communication, intégration dans l’offre culturelle existante – et à l’économie – coûts de fonctionnement et d’investissement, recherche de partenaires financiers, mécénat, cohérence et adaptation de la mise en valeur en fonction de l’importance historique comme de l’environnement local et régional139. Dès lors, ces projets se caractérisent tous plus ou moins par une institutionnalisation des lieux de mémoire, voire une « professionnalisation » des structures. La valorisation muséographique est confiée, pour certains des projets, à des cabinets d’ingénierie culturelle et touristique, à des cabinets d’architectes-muséographes. L’agence Les Clefs du Patrimoine a par exemple assuré la préfiguration, la programmation et l’assistance à maîtrise d’ouvrage pour la réalisation du Mémorial de l’internement et de la déportation de Royallieu, ainsi que celle du Musée-Mémorial de Rivesaltes140.

Les projets muséographiques en cours de réalisation sur les anciens camps d’internement tendent à devenir une composante complémentaire et un champ particulier de l’offre culturelle et touristique française. L’ouverture au public implique indubitablement, pour les acteurs porteurs des projets, de prendre en considération des logiques d’aménagement, de gestion touristique. Des études prospectives, prévisionnelles de fréquentation sont ainsi réalisées afin de calibrer les besoins en surface des futurs équipements muséaux, d’évaluer le nombre de visiteurs potentiels. Une étude a ainsi été réalisée en 2004, sur le site du camp des Milles, à la demande du Comité de pilotage, par une équipe universitaire du Laboratoire Culture et Communication de l’Université d’Avignon. La conclusion de cette étude évalue la fréquentation du futur Mémorial du Camp des Milles à 100 000 visiteurs par an141. Ce chiffre de fréquentation paraît quelque peu surestimé quand on sait qu’il n’existe aucun équipement culturel qui parvienne, dans l’agglomération d’AixMarseille, à attirer un public dépassant les 100 000 visiteurs par an.

139

La troisième et dernière partie du présent mémoire s’attache à analyser précisément la valorisation de quatre lieux de mémoire français liés à la Shoah : la Maison d’Izieu, le Mémorial de la Shoah, le camp des Milles, et les camps d’internement du Loiret. 140 Les références de Les Clefs du Patrimoine concernant les lieux de mémoire sont consultables sur le site Internet de la société, http://www.lesclefsdupatrimoine.com/home.php?idtheme=4&rub=29 (dernière consultation le 10 mai 2010). 141 Une petite synthèse de l’étude est disponible sur le site Internet du Camp des Milles, à l’adresse suivante, http://www.campdesmilles.org/content/view/22/ (consulté le 12 octobre 2009).

55

Si le Camp des Milles atteint une telle fréquentation, il constituerait une exception remarquable de l’offre touristique et culturelle de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. La visite des lieux de mémoire (de la Shoah) – envisagée dès la fin de la guerre sous forme de pèlerinages par les familles et les différentes composantes de la communauté juive142 – se rattache aujourd’hui, avec la naissance de nouvelles générations qui n’ont pas connu les faits, à la notion de « tourisme de mémoire ».

B. Le concept de tourisme de mémoire

1) Tourisme et Mémoire : une antinomie ? L’expression « tourisme de mémoire » peut a priori surprendre, en effet la juxtaposition des deux termes paraît quelque peu contradictoire, voire difficilement conciliable : le « tourisme » se rattache plutôt à l’agrément, au voyage tandis que la « mémoire » évoque le souvenir, le recueillement. Ces deux notions paraissent donc être à la charnière de deux mondes, de deux logiques tout à fait différentes. Il s’agit cependant d’une apparente antinomie : il existe, comme le soulignait Rémy Knafou dans une conférence consacrée à cette thématique, une forte parenté entre le tourisme, « machine à produire des souvenirs », et la mémoire143.

a) Naissance d’une politique nationale Le tourisme de mémoire n’est pas une pratique nouvelle, puisqu’il trouve ses origines dès la fin de la Première Guerre mondiale, dans l’expérience initiale du tourisme de pèlerinage, du tourisme du souvenir.

142

Annette Wieviorka signale ainsi, dans son ouvrage Déportation et génocide, la tenue d’un premier pèlerinage à Drancy, en septembre 1944 (avant même que soit connu dans son ampleur le sort des déportés), qui se renouvellera en 1946 et en 1947 sous l’égide du Consistoire de Paris. Le pèlerinage à Drancy cessa en 1948, lorsque les bâtiments de la Cité de la Muette furent rendus à leur vocation originelle de logements sociaux. Sources : Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, p. 392-393. 143 Propos de Rémy Knafou, géographe spécialiste du tourisme, ancien directeur de l’équipe MIT et de l’Institut de Recherche et d’Etudes Supérieures du Tourisme (IREST). Conférence « Tourisme et Mémoire », organisée par l’IREST, 26 mai 2009, Paris, Direction du Tourisme.

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En effet, les vétérans, les familles des soldats entreprirent des voyages de mémoire sur les lieux même du drame, sur les champs de bataille. Ces voyages s’expliquent par le souhait, pour les familles, de voir « où le cher mort a trouvé son dernier repos 144». Des guides spécifiques sont publiés, à commencer par les Guides illustrés Michelin des champs de bataille 1914-1918. Ils ont pour vocation de conserver la mémoire des faits, des actions militaires, et d’aider à les comprendre sur les lieux (champs de bataille, villes et villages meurtris)145. La formalisation du concept de tourisme de mémoire est relativement récente : élaboré à l’initiative de l’Etat dans les années 2000, le concept reflète, semble-t-il, la volonté de rénover et de moderniser la politique mémorielle nationale, ainsi qu’une volonté de constituer une offre originale dans l’offre touristique française.

Ce tourisme spécifique a été précisément défini comme « une démarche incitant le public à explorer les éléments du patrimoine mis en valeur pour y puiser l’enrichissement civique et culturel que procure la référence au passé ». Il tend ainsi à « valoriser l’exceptionnel patrimoine militaire et civil dont dispose la France »146. En effet, ayant été le théâtre de nombreux conflits, la France possède un important patrimoine mémoriel sur son territoire – fortifications, monuments commémoratifs, musées, mémoriaux, champs de bataille, sites emblématiques de différentes guerres – qui, jusqu’alors, n’avait jamais fait l’objet d’une réelle politique globale de valorisation. Outre une volonté de modernisation de la politique nationale de mémoire, l’émergence d’un « tourisme de mémoire » s’explique également par des éléments conjecturels, tels que la professionnalisation des armées au tournant des années 2000. Cette réforme a eu pour conséquence de libérer un patrimoine immobilier (citadelles, bâtiments historiques etc.), ce qui a suscité un certain nombre de réflexions quant à son devenir.

144

Suzanne Brandt, « Le voyage aux champs de bataille », Revue d’histoire du XXe siècle, janvier-mars 1994, p. 20. L’article est consultable sur Persée (portail de revues en sciences humaines et sociale), au lien suivant, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1994_num_41_1_3262 (consulté le 12 mai 2010). 145 Voir l’article d’Antoine Champeaux, « Les Guides illustrés des champs de bataille, 1914-1918 », in Mémoire de la Grande Guerre. Témoins et témoignages, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1989, p. 341-354. 146 François Cavaignac et Hervé Deperne, « Les Chemins de mémoire. Une initiative de l’Etat », Tourisme de mémoire, Cahier Espace n°80, Paris, Editions Espaces Tourisme et Loisirs, décembre 2003, p. 12-21. Cette définition figure également sur le site Internet « Chemins de mémoire », http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/page/affichepage.php?idLang=fr&idPage=2784

57

Cette politique du tourisme de mémoire fut conduite et mise en place principalement par la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA). Cette Direction du ministère de la Défense, créée en novembre 1999, a ainsi été chargée, via une mission « Mémoire », de dresser un état des lieux de mémoire à l’échelle nationale, et de définir des zones de « territoires de mémoire » homogènes dans une optique de mise en valeur touristique. De fait, ce travail a consisté à recenser les différents sites et cheminements possibles afin de constituer un programme scientifique précisant les objectifs en matière de développement d’un tourisme de mémoire. Il est apparu évident qu’il était impossible de mettre en valeur le patrimoine mémoriel dans son entier, et surtout que cette politique de valorisation ne pouvait être menée par le seul ministère de la Défense. En effet, il était nécessaire d’y associer d’autres partenaires : le ministère de la Culture, le secrétariat d’Etat au Tourisme, ainsi que les collectivités territoriales (régions, départements). Plusieurs accords et conventions interministériels furent dès lors signés dans ce sens, à commencer par la Convention relative au Tourisme de mémoire, le 9 février 2004, entre le ministère de la Défense, via le secrétariat d’Etat aux Anciens combattants, et le secrétariat d’Etat au Tourisme147. Cette convention visait à mettre en œuvre une politique de valorisation touristique des sites de mémoire, dans un esprit de démarche qualité. L’accueil du touriste (informations, supports de visites, accès aux sites etc.) ainsi que la promotion des lieux en France et à l’étranger (intégration du tourisme de mémoire dans les activités de promotion des professionnels du tourisme) constituaient les axes prioritaires de ladite convention. Par ailleurs, une coopération entre les ministères de la Défense et de la Culture fut conclue en 2005, avec la signature du Protocole Défense-Culture148. Ce document s’organise autour d’un objectif principal, celui de préserver, enrichir et valoriser le patrimoine militaire et mémoriel.

Plusieurs dispositifs furent mis en place afin de favoriser l’intégration du tourisme de mémoire dans l’offre touristique, à commencer par la création du site Internet « Chemins de mémoire », qui s’attache à recenser et proposer des sites et des exemples d’itinéraires aux touristes (fig. 10).

147

Convention « tourisme de mémoire », 9 février 2004, Lille, http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/telechargement//Word/ConventionLille.doc (consultée le 7 janvier 2009) 148 Protocole Défense-Culture, 17 septembre 2005, Paris, (consulté le 7 janvier 2009), http://cheminsdememoire.gouv.fr/telechargement/pdf/Protocole_Defense_culture.pdf

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Ce dispositif important – le site Internet étant proposé en français, anglais et allemand – tend à créer une sorte de mise en réseau, avec la sélection de « points d’appui », c’est-à-dire des sites symboles, des lieux de passages considérés comme incontournables en raison de leur intérêt historique ou mémoriel, complémentaires les uns des autres. Ces « Chemins de mémoire » ont été organisés autour de différents lieux de mémoire relatifs à quatre thèmes principaux : -

l’histoire des fortifications

-

la guerre de 1870-1871

-

la guerre de 1914-1918

-

la guerre de 1939-1945

Ces principales thématiques sont elles-mêmes divisées en plusieurs sous thèmes complémentaires : les forteresses de Vauban, la ligne Maginot par exemple pour l’histoire des fortifications ; les fronts de la Marne, l’année 1918 etc. pour la Première Guerre mondiale ; la ligne de démarcation, le débarquement de Normandie etc. pour la guerre 39-45. L’internement et la déportation ont été pris en compte dans la thématique générale de la Seconde Guerre mondiale149. Chacune des quatre thématiques principales fait l’objet d’une page de présentation historique, celle de l’internement a été rédigée par un historien spécialiste, Denis Peschanski150. En outre, ces pages s’accompagnent d’une rubrique « lieux à découvrir sur le sujet » : les lieux référencés possèdent une page descriptive, une bibliographie associée, ainsi que des informations et des liens pratiques pour le visiteur.

149

Site Internet des Chemins de mémoire [thématique Internement], (consulté le 23 janvier 2010), http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/page/affichepage.php?idLang=fr&idPage=22325 Site Internet des Chemins de mémoire [thématique Déportation], (consulté le 23 janvier 2010), http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/page/affichepage.php?idLang=fr&idPage=101 150 Voir page 32.

59

Figure 10 : Site Internet Chemins de mémoire, à la découverte des hauts lieux de mémoire français

Quelques lieux liés à l’internement et à la déportation sont ainsi présentés sur le site Internet « Chemins de mémoire » : -

le camp du Vernet (Ariège),

-

le camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques),

-

le fort de Queuleu (Meurthe-et-Moselle),

-

le musée du souvenir du camp du Vernet (Ariège),

-

le camp Joffre à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales),

-

le camp de Septfonds (Tarn-et-Garonne),

-

la Saline royale d’Arc-et-Senans (Doubs)

-

le camp des Milles (Bouches-du-Rhône)

Cette liste de lieux de mémoire paraît extrêmement réduite quand on sait que la France a compté plus de deux cents camps répartis sur l’ensemble de son territoire (un très grand nombre d’entre eux ont été détruits)151.

151

Une carte de la France des camps durant la Seconde Guerre mondiale est consultable en partie Annexes de ce présent mémoire page 144, et également sur le site Internet du Mémorial de la Shoah, http://www.memorialdelashoah.org/upload/medias/fr/JS_France_ed_français.pdf

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Quoiqu’il en soit, le site « Chemins de mémoire » se veut être un outil original, en proposant une mise en réseau des sites mémoriels (itinéraires, création de parcours) et des professionnels du tourisme (comités régionaux et départementaux du tourisme etc.). Il constitue sans aucun doute une approche novatrice de la politique du tourisme de mémoire. Accessible depuis juin 2004, le site semble connaître, ces dernières années, une fréquentation croissante : 1,5 millions de pages seraient ainsi consultées annuellement par des visiteurs diversifiés (chiffre 2008). Le profil et les attentes des internautes sont d’ailleurs connus du fait de la mise en ligne des résultats d’un sondage : 30 % des internautes ont moins de vingt-cinq ans, 46 % sont des particuliers, 11 % des professionnels du tourisme, etc.152

b) Enjeux et développement du tourisme de mémoire

Le développement du tourisme de mémoire répond à « une triple ambition : civique et pédagogique, culturelle et touristique, économique et commerciale »153. En premier lieu, le tourisme de mémoire implique, pour ses concepteurs, des enjeux civiques et sociétaux. Conçu comme un vecteur de conscientisation, le tourisme de mémoire participerait du « devoir de mémoire », de la transmission, d’éducation aux nouvelles générations. La visite des lieux de mémoire équivaudrait à « un travail de deuil positif, pour non seulement se souvenir et connaître mais également accepter ce qui s’est passé154 ». Les lieux de mémoire sont dès lors des destinations particulières, qui permettraient à la collectivité de lutter contre l’oubli, de se réapproprier et de sauvegarder une conscience historique. Références au passé, témoignages d’un évènement important, ils tendent, depuis le début des années 1990, à devenir des lieux d’apprentissage et de réflexion, tournés vers le présent et l’avenir, comme le Mémorial de Caen, « Cité de l’Histoire pour la Paix », ou l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, sites mémoriels pionniers en la matière155. De fait, les lieux de mémoire s’adressent tout particulièrement aux jeunes générations, citoyens de demain.

152

Résultats du « Sondage : votre avis nous intéresse ! », (consultés le 5 avril 2010), http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/vote/affichevote.php?idSondage=21&idLang=fr 153 René Ressouches, « Le tourisme de la mémoire combattante », Le tourisme de A à Z, Direction du Tourisme, 17 juillet 2008, p. 1. 154 Jean-Didier Urbain, « Tourisme de mémoire. Un travail de deuil positif », Tourisme de mémoire, Cahier Espace n°80, Paris, Editions Espaces Tourisme et Loisirs, décembre 2003, p. 6. 155 Voir page 48.

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Les scolaires constituent donc, sans surprise, un public captif extrêmement nombreux, une part importante des visiteurs des lieux de mémoire. Ils représentent ainsi près de : - 52 % de la fréquentation du camp du Struthof, - 43 % des visiteurs à la Maison d’Izieu, - 30 % au Mémorial de Caen, - 15 % au Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane etc156.

Il faut savoir que les relations entre les acteurs pédagogiques (rectorats, professeurs, enseignants) et ceux des lieux de mémoire se sont développées de façon croissante depuis les deux dernières décennies. Un protocole, entre les ministères de la Défense et de l’Education nationale, fut d’ailleurs signé en 2007 dans cette optique relationnelle, visant à mieux coordonner des actions communes dans les domaines de la citoyenneté et de la transmission de la mémoire157.

Figure 11 : Visite de scolaires au Mémorial de Caen (Calvados), 2006 Source : http://colleges.ac-rouen.fr/montville/spip.php?article339

156

Luc Bonnin et Amélie de Fonclare, « N’oubliez pas les scolaires ! », Anticiper le vieillissement des destinations, Collection Revue Espaces n° 235, Editions Espaces Tourisme et Loisirs, mars 2006, p. 49-56. 157 Protocole d’accord entre le ministère de la Défense et le ministère de l’Education nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, 31 janvier 2007, http://www.education.gouv.fr/bo/2007/7/MENE0700289X.htm (reconsulté le 5 avril 2010).

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Outre les enjeux de transmission et d’éducation, le tourisme de mémoire a été pensé et voulu comme un outil de valorisation du patrimoine civil et militaire, et surtout comme une offre particulière sur le marché du tourisme. Un guide thématique, Guide des lieux de mémoire : champs de bataille, cimetières militaires, musées, mémoriaux158 – publié en 2005 aux éditions Le Petit Futé – reflète ainsi la prise en compte du concept dans l’édition des guides touristiques en tant que composante complémentaire de l’offre touristique culturelle « traditionnelle ». Elaboré en collaboration avec « des historiens, érudits, militaires, l’ONAC (Office National des Anciens Combattants), conservateurs de musées, comités et offices de tourisme etc. », ce « guide émouvant » tend à permettre aux lecteurs « de partir sur les traces de leurs aïeux ou d’un proche qui ont donné leur vie pour défendre notre pays ».

Figure 12 : Photographies du Mur des Noms du Mémorial de la Shoah illustrant la couverture et les premières pages du Guide des Lieux de Mémoire, Petit Futé

158

Dominique Auzias, Pascaline Ferlin, Jean-Paul Labourdette, Guide des lieux de mémoire : champs de bataille, cimetières militaires, musées, mémoriaux, Coll. Petit Futé Thématique guide, Paris, Nouvelles éd. de l’Université, 2005, 357 p.

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Dès lors, il se veut être le plus exhaustif possible, en envisageant de rassembler « tous les lieux de mémoire reflétant notre histoire de la Révolution de 1789 au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec un accent particulier sur les deux conflits mondiaux 159». Ce guide des lieux de mémoire français reste néanmoins un ouvrage classique : les sites sont référencés par région, puis par département. Chaque région fait l’objet d’une page introductive, qui rappelle brièvement le caractère historique et mémoriel de ladite région. L’ouvrage fournit bien évidemment les informations utiles à la visite (horaires d’ouvertures, tarifs, services…) ainsi qu’à la compréhension des lieux visités (présentation synthétique de l’histoire des lieux). Certains lieux de mémoire liés à la Shoah y sont référencés : le Mémorial de la Shoah à Paris (fig. 12), le monument commémoratif de la rafle du Vél’d’Hiv, la Maison d’Izieu, le camp de Drancy, le camp des Milles, le camp de Rivesaltes etc.

Enfin, le tourisme de mémoire est, à l’évidence, confronté à des enjeux économiques. Il est rare que des retombées ne soient pas escomptées lors d’une ouverture au public, d’une valorisation touristique d’un lieu de mémoire. L’économie du patrimoine – quel qu’il soit – est devenue un enjeu aussi important que la protection et conservation. La question des retombées économiques directes se pose d’ailleurs généralement pour l’ensemble des sites patrimoniaux et des équipements culturels depuis ces vingt dernières années. La baisse, voire la disparition, des financements publics dans les budgets d’investissement et de fonctionnement oblige les gestionnaires des monuments et sites culturels à se tourner de plus en plus vers d’autres modalités de financement, en particulier privé (mécénat, dons etc.). Quelques lieux de mémoire s’inscrivent dans une véritable logique d’exploitation touristique d’entreprise, en développant des recettes annexes, à commencer par le Mémorial de Caen, Société Anonyme d’Economie Mixte Locale (S.A.E.M.L.). Le site génère de par ses activités commerciales (restaurants, boutiques, organisation de séminaires, de circuits touristiques, location d’espaces etc.), près de 7 millions de chiffre d’affaires (chiffres 2008)160.

159

Avant-propos, ibid. Information donnée sur le site Internet du Mémorial de Caen (consulté le 14 avril 2010), http://www.memorial-caen.fr/portail/index.php?option=com_content&task=view&id=53&Itemid=194 160

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Le tourisme de mémoire représente ainsi un outil de développement économique territorial, en particulier pour des régions dotées de peu d’atouts touristiques « naturels ». Il est le premier vecteur de fréquentation de certains départements, comme par exemple dans la Meuse – les sites et lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale y reçoivent plus de 500 000 visiteurs par an161 –, ou dans le Calvados, avec les musées et sites du Débarquement162. La valorisation touristique des lieux de mémoire constitue donc un facteur direct de retombées en termes de création d’emplois, de création d’activités pour les territoires concernés. Des régions françaises telles l’Alsace, la Lorraine, la Normandie, la Picardie, le Nord-Pas-de-Calais développent depuis plusieurs années maintenant de véritables produits touristiques autour des lieux de mémoire : circuits, packages de courts séjours, excursions. En outre, des équipements culturels sont créés, à l’initiative de ces collectivités territoriales, dans une logique d’aménagement et d’activité touristique, comme :

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le Mémorial de Caen, équipement pionnier ouvert en 1988,

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l’Historial de la Grande Guerre à Péronne (Somme), ouvert en 1992,

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le Mémorial de l’Alsace-Moselle à Schirmeck (Bas-Rhin) ouvert en 2005,

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le Mémorial Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne) ouvert au public en 2008163,

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le Musée de la Grande Guerre à Meaux (Seine-et-Marne), qui ouvrira ses portes le 11 novembre 2011164

De ce fait, le tourisme de mémoire constitue une filière spécifique au sein de différents Comités Régionaux et Départementaux du Tourisme. Nous pouvons évoquer l’exemple du CDT du Calvados qui a mis en place une politique touristique mémorielle dès le début des années 1990.

161

« Principaux sites », Chiffres clés du tourisme lorrain, Observatoire du CDT de Meuse, 2007, p. 9, http://admin-cdtmeuse.faire-savoir.com/Upload/Mediatheque/porteurs-projet/observatoires/3-GP-Lorrainechiffres-cles.pdf (consultés le 14 avril 2010) 162 Fréquentation des sites et musées du Calvados [2004-2008], CDT du Calvados, http://www.espaceprocalvados.com/Upload/Mediatheque/observatoire/2008---Musees.pdf, (consulté le 14 avril 2010). 163 Voir les sites Internet des différentes institutions citées : Mémorial de Caen, http://www.memorial-caen.fr ; Historial de la Grande Guerre, http://www.historial.org/; Mémorial de l’Alsace-Moselle, http://www.memorialalsace-moselle.com; Mémorial Charles de Gaulle, http://www.memorial-charlesdegaulle.fr/. 164 Sur le projet, voir les différents articles consacrés au sujet sur les sites Internet de l’Agglomération du Pays de Meaux, ; des Chemins de mémoire, , du magazine Le Point,