la révolution du fraCking - Akademien der Wissenschaften Schweiz

Minot, une petite ville du. Dakota du Nord, des dizaines ... hydrocarbures se sont formés dans cette roche ..... même avoir eu à lever le petit doigt. Avec son jean ...
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kristoffer finn keystone|laif

Jusqu’à 12 millions de barils par jour. Tout a changé à la fin

extraction Un derrick extrait nuit et jour du pétrole de la roche de schiste, à Williston, Dakota du Nord.

La révolution du fracking FOSSILE. Grâce à l’exploitation de la roche de schiste, les Etats-Unis n’ont jamais autant produit de pétrole et de gaz naturel. Un bouleversement qui transforme la géopolitique énergétique mondiale. Julie Zaugg et Clément bürge new york

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S

ur la route qui mène vers Minot, une petite ville du Dakota du Nord, des dizaines d’éoliennes blanches recouvrent la prairie déserte. Les engins sont immobiles, laissés à l’abandon. A leur pied, une armée de pompes à pétrole fore le sol, frénétiquement. Elles puisent l’or noir découvert récemment

dans la région, au milieu de la roche de schiste. Des flammes orange illuminent l’horizon. Elles sont alimentées par le gaz naturel qui s’échappe du puits en même temps que le pétrole. On le brûle, car sa valeur marchande est si basse qu’il ne vaut même pas la peine de l’exploiter. La scène est devenue de plus en plus fréquente aux Etats-Unis. Depuis 2008, le pays vit une

véritable révolution énergétique: grâce à une technique nommée fracking, il produit plus de pétrole et de gaz naturel que jamais. La théorie du peak oil a été renvoyée aux oubliettes. «Il y a quelques années, nous pensions que le monde allait être bientôt à court de pétrole, explique Leonardo Maugeri, ancien viceprésident de ENI et chercheur à Harvard. Ce paradigme a totalement changé. Nous avons

suffisamment de pétrole désormais, et pour longtemps.» Au cœur de ce bouleversement se trouve une formation rocheuse: le schiste. «Les hydrocarbures se sont formés dans cette roche, durant des millénaires, avant de migrer vers les poches souterraines dont elles sont traditionnellement extraites, explique Michael Hulme, analyste chez Lombard Odier. Le schiste est en quelque sorte la marmite L’Hebdo 26 septembre 2013

des années 90. Deux innovations ont rendu ces gigantesques réserves accessibles: le forage de puits horizontaux et une nouvelle technique appelée fracking, consistant à injecter du sable, de l’eau et des produits chimiques à haute pression sous terre pour produire d’infimes fissures dans la roche qui permettent au gaz et au pétrole de s’échapper. En 1998, des ingénieurs de la petite société indépendante Mitchell Energy, basée à Dallas, ont combiné ces deux méthodes pour extraire du gaz dans la formation de schiste de Barnett, au Texas. Soudainement, les 21 bassins de schiste américain s’ouvraient aux compagnies pétrolières. Mais le phénomène n’a véritablement décollé que dix ans plus tard. «L’augmentation du prix du baril à la fin des années 2000 a permis à la production d’exploser», indique Michael Hulme. Des centaines, parfois des milliers de puits de pétrole et de gaz ont alors vu le jour sur les célèbres formations du Marcellus en Pennsylvanie, du Bakken au Dakota du Nord et de l’Eagle Ford au Texas. Au Dakota du Nord, la production de pétrole est passée de 60 000 barils par jour en 2005 à 700 000 en 2012. En 2020, les Etats-Unis devraient produire près de 26 septembre 2013 L’Hebdo

12 millions de barils par jour (contre 8 millions aujourd’hui), presque autant que l’Arabie saoudite, selon Leonardo Maugeri. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) s’attend à ce que les Etats-Unis atteignent l’indépendance énergétique d’ici à 2035. Cette révolution énergétique a relancé l’économie américaine dans son ensemble. «C’est tout simplement un miracle», glisse Todd Myers, du Washington Policy Center, un think tank. A lui seul, le secteur pétrolier va créer 500 000 emplois sur les trois à quatre prochaines années, selon un calcul de Bloomberg. Le fracking apportera 100 milliards de dollars par an au PIB des Etats-Unis.

Mais la renaissance des énergies fossiles remet en question le développement des énergies renouvelables. «La production d’électricité grâce au gaz de schiste est devenue si bon marché que les énergies vertes n’arrivent plus à le concurrencer, explique Mark Thurber Clinton, un professeur spécialiste des énergies et de l’environnement de l’Université de Stanford. Leur avenir paraît bien sombre.» L’abondance de gaz naturel rendue possible par le fracking représente toutefois une bonne nouvelle pour l’environnement, relativise Todd Myers: «Cette énergie fossile peu sale remplace de plus en plus souvent le charbon, qui est bien plus polluant.» Aujourd’hui, les sou«Nous avons suffisamment Etats-Unis haitent même exporter ce gaz de pétrole désormais, naturel. Pour être et pour longtemps.» transporté par Leonardo Maugeri, chercheur à Harvard voie maritime, il doit d’abord être Le prix du baril américain (l’in- liquéfié. Une série de termidice WTI), qui a chuté et coûte naux gaziers, originellement désormais en moyenne 23 dol- construits sur les bords du lars de moins que le Brent golfe du Mexique pour per(l’indice international), permet mettre l’importation de gaz au pays de réaliser des écono- naturel, sont en train d’être mies de 85 milliards de dollars transformés pour pouvoir effectuer cette opération. Ils par an. seront prêts d’ici à 2014. Renaissance industrielle. Des «L’impact sur le reste de la plaindustries annexes bénéficient nète sera énorme, avertit Leoégalement du boom. «Le prix nardo Maugeri. Le marché du du gaz a tant baissé qu’il a pro- gaz va se globaliser. Les prix en voqué une renaissance indus- Asie et en Europe devraient trielle dans le domaine des c h u t e r d r a s t i q u e m e n t . » fertilisants, de la chimie et du Aujourd’hui, le gaz vaut enviplastique, dont le processus de ron 2 dollars aux Etats-Unis fabrication est très gourmand par million de BTU (British en énergie, explique Mark Thermal Units), 10 dollars en Perry, un spécialiste de l’éner- Europe et 15 dollars en Asie. gie à l’Université du Michigan. La révolution américaine va Le phénomène est tel que cer- également redistribuer les taines entreprises ouvrent à cartes de la géopolitique énernouveau des usines sur sol gétique. Des pays proches des américain et rapatrient une Etats-Unis, comme le Canada, partie du travail qui avait été pourraient être touchés. «Ce “outsourcé” à l’étranger.» pays risque de ne plus réussir à

vendre son pétrole, commente Leonardo Maugeri. C’est pour cela qu’il se bat corps et âme pour bâtir le pipeline Keystone XL et ainsi faciliter le transit de son pétrole vers les Etats-Unis, d’où il pourra être exporté vers le reste du monde.»

Etats déstabilisés. Mais des

pays plus lointains souffriront aussi. Pour Todd Myers, les Etats dont l’économie repose trop fortement sur les matières premières seront déstabilisés. «Du jour au lendemain, des producteurs traditionnels vont perdre leur principal client, les Etats-Unis. Ils devront trouver d’autres acheteurs et les prix vont baisser. La Russie, dont les revenus reposent essentiellement sur le gaz et le pétrole, risque de se trouver dans cette situation. Ce sera explosif.» Pour la Chine en revanche, le boom du fracking représente une aubaine: tout ce que les Etats-Unis ne consomment pas finira dans les cuves de ce pays en manque d’énergie. La politique étrangère américaine sera aussi affectée: certains parlent d’une implication à l’étranger moins marquée, spécialement au Moyen-Orient. «Si la politique étrangère américaine dépend réellement de notre approvisionnement en énergie, les Etats-Unis vont réduire leur présence globale, explique Jerry Taylor, vice-président du Cato Institute, un think tank. Si elle dépend d’autres facteurs, comme la promotion de la démocratie, les Etats-Unis vont rester. Nous en connaîtrons la réponse tout prochainement.»√

la semaine prochaine ¬Reportage ¬ au Texas, où le «fracking» fait des miracles pétrolifères.

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qui a servi à produire l’ensemble du pétrole américain.» Une partie de cet or noir est pourtant restée prisonnière de la roche. L’existence de ces réserves pétrolières était connue depuis les années 50. «Mais personne ne savait techniquement comment l’extraire», indique l’expert. Des milliards de barils dormaient paisiblement dans le sous-sol américain.

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REPORTAGE. Le Texas a vu sa production pétrolière exploser ces dernières années grâce à la technologie du «fracking». A Carrizo Springs, petite ville au cœur de cette nouvelle ruée vers l’or noir, les gagnants et les perdants du boom se sont livrés à «L’Hebdo». Textes et photos Julie zaugg et clément bürge carrizo springs, texas

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L

a ville semble avoir été assemblée à la hâte. Les maisons en préfabriqué, aux fissures maladroitement colmatées à l’aide de panneaux en bois, côtoient les rangées de mobile homes flambant neufs. Les cafétérias mexicaines aux devantures rose et vert menthe, qui semblent émaner d’une autre époque, paraissent minuscules à côté des fast-foods, des stationsservices, des hôtels et du gigantesque Walmart sortis de terre ces derniers mois. La rue principale de cette paisible petite bourgade du Sud texan est désormais animée par un ballet incessant de camions à 18 roues chargés de pipelines, de citernes ou de sable. Carrizo Springs, 5655 habitants au dernier recensement, se trouve au cœur de l’Eagle Ford, une formation rocheuse de 51 800 km2 qui est devenue l’une des plus prolifiques régions pétrolifères au monde grâce à la technique du fracking. Le premier puits a été foré en 2008. Aujourd’hui, il y en a 3000. Entre 2010 et 2013, la production de pétrole a été multipliée par 30, passant de 15 000 à 470 000 barils par jour. Au total, l’Eagle Ford pourrait en contenir entre 3 et 10 milliards. Cela a déclenché une ruée vers l’or noir. Près de 50 000 personnes se sont précipitées au Texas pour y trouver un emploi dans l’industrie pétrolière ou gazière, à l’image de Camden, 22 ans. «J’ai quitté la Californie il

y a six mois, car j’ai perdu mon travail dans une usine automobile, raconte ce jeune homme au look de skateur. Ici, je gagne près de 9000 dollars par mois pour un simple poste de manœuvre.» Même les employés de fastfoods sont payés 15 dollars de

ouvrir un bar, le Pearsall General Store, qui fait aussi office de salle de concert. Depuis peu, il livre de la nourriture aux ouvriers sur les plateformes pétrolières. L’affaire lui rapporte un million de dollars par an. «Je vais faire cela durant dix ans, puis prendre ma retraite,

DANGER! Ce panneau, sur un champ de pétrole, prévient du danger des différents niveaux de gaz. l’heure, contre 7 dollars dans le reste du pays. A Carrizo Springs, la population atteint désormais près de 12 000 personnes.

Nouvelle Silicon Valley. Pour les

habitants locaux, dont près d’un tiers vivaient sous le seuil de pauvreté avant le boom, cela ressemble à une bénédiction. «Il suffit d’avoir une bonne idée pour la faire fructifier, souligne Blake Olsen. Cela me fait penser à la Silicon Valley dans les années 90.» Originaire d’Austin, il a travaillé durant dix ans dans l’industrie musicale. Il s’est installé ici il y a un an et demi pour

idéalement sur une plage en Uruguay», glisse-t-il. Jeff Myers, le patron du Double C Resort, a lui aussi pressenti le potentiel économique de cette «intervention divine». Il a transformé son modeste pavillon de chasse en gigantesque campement pour travailleurs de l’industrie pétrolière (un «man camp», selon la terminologie locale). «Je suis passé de 14 à 300 chambres et j’en ai 250 autres de prévues», racontet-il au milieu du Village Chesapeake, une série de cabanons en bois qu’il loue aux employés de cette compagnie. «Je vais

construire un lac artificiel, ainsi que des piscines et des terrains de basket», raconte cet homme barbu avec son accent texan qui étire les voyelles à l’infini. A quelques pas de là, une dizaine d’hommes en combinaison bleue sont affalés sur des appareils de fitness, l’air las. Ils attendent le camion qui doit les amener au travail. Certains ouvriers, nourris, logés et blanchis sur place, ne quittent jamais le complexe, sauf pour se rendre sur les plateformes. «Grâce à nous, les compagnies pétrolières savent en tout temps où leurs employés se trouvent: lorsqu’ils sont ici, ils ne sont pas en train de boire dans un bar», relève Jeff Myers. Il prévoit de répliquer ce campement, qui lui rapporte 8 à 10 millions de dollars par an, «six ou sept fois dans l’Eagle Ford».

Véritable aubaine. Mais à Car-

rizo Springs, certains ont profité de l’aubaine pétrolière sans même avoir eu à lever le petit doigt. Avec son jean soutenu par des bretelles, son chapeau de cow-boy et son sourire édenté, Bert Bell colle parfaitement au cliché du Texan redneck. A 61 ans, il a déjà vécu quatre booms, parcouru les champs de pétrole du Texas et travaillé sur des plateformes offshore au Mexique ou en RDC. «Après le boom des années 70, j’ai tout perdu, relate-t-il en glissant des morceaux de pain à son âne, devant son mobile home rempli de photos de famille et de livres de généalogie. J’avais vu trop grand, fait des emprunts et mon entreprise a fait faillite lorsque L’Hebdo 3 octobre 2013

Chèque de 2,2 millions. Ce bon

sens paysan, Mike Wilson l’observe tous les jours. Directeur de la First National Bank, un institut local, il a vu ses fonds sous gestion passer de 300 à 380 millions de dollars ces dix-huit derniers mois. «Ce boom a mis beaucoup d’argent dans les poches des habitants du coin, relate-t-il au milieu des têtes de cerf et de sanglier qui ornent les murs de son établissement. L’autre jour, une enseignante à la retraite de 70 ans est entrée dans la banque avec un chèque de 2,2 millions de dollars.» Mais dans cet Etat où le pétrole coule depuis 1901, les habitants gardent la tête froide. «La plupart de ces nouveaux riches se contentent de régler quelques dettes et de faire des économies, poursuit-il. On ne voit pas beaucoup de voitures de luxe ou de manoirs, par ici.» Dès qu’on sort de la ville, le paysage se transforme en une vaste étendue de terre blonde et sablonneuse qui s’étend jusqu’à l’horizon. De temps à autre, le vent soulève des minitornades de poussière. La seule végétation qui vient rompre la monotonie de ce paysage plat comme 3 octobre 2013 L’Hebdo

«Je suis passé de 14 à 300 chambres et j’en ai 250 autres de prévues.» Jeff Myers, qui loue des logements aux travailleurs de l’industrie pétrolière

«J’ai acheté un nouveau pick-up à ma femme et mis le reste de l’argent à la banque pour nos vieux jours.» Bert Bell, qui a loué son sous-sol

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Le miracle texan

tout s’est arrêté du jour au lendemain avec la baisse du prix du pétrole. Ma femme et moi avons mangé des haricots et du pain de maïs durant un an.» Cette fois, Bert Bell était bien décidé à ne pas se faire avoir. Lorsque les compagnies pétrolières sont venues le voir il y a trois ans, il leur a loué le droit d’exploiter le sous-sol de ses 140 hectares de terrain pour 525 000 dollars. Lorsqu’elles se mettront à en extraire du pétrole, il touchera une commission mensuelle – 20% de la valeur de cet or noir. «J’ai acheté un nouveau pick-up à ma femme et mis le reste de l’argent à la banque pour nos vieux jours», détaille-t-il.

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Exploitation de la nappe phréatique. «Le début du boom en

2009 a coïncidé avec l’une des pires sécheresses qu’ait connues le Texas», soupire Bruce Frazier en inspectant son tout nouveau système de micro-irrigation, peu gourmand en eau. Normalement, la région reçoit 53 centimètres de pluie par an. Ces dernières années, il n’est tombé que de 23 à 30 centimètres. «En parallèle, les compagnies de fracking se sont mises à vider la nappe phréatique», déplore-t-il. Le forage d’un seul puits nécessite 25 millions de litres d’eau, soit l’équivalent de dix piscines olympiques. Résultat, le niveau de l’aquifère a chuté. «J’ai déjà dû

abaisser le niveau de mes puits de 30 mètres, relève-t-il. Cela m’a coûté 100 000 dollars.» Il a aussi dû renoncer à faire pousser du coton cette année, par manque d’eau. Il compare ce boom pétrolier à la neige tombée au Texas le jour de Noël 2004. «On n’avait jamais vu cela. Tout le monde est sorti jouer dans la neige, mais au bout de trente minutes, nous nous sommes rendu compte que c’était plutôt désagréable.» Le long de la route qui mène de Carrizo Springs à la frontière mexicaine, de nombreux panneaux proposent de l’eau à

gnies pétrolières font brûler. De temps à autre, une pompe noire apparaît, forant le sol avec un mouvement régulier. Bientôt, la route se transformera en chemin de terre, tant les camions ont lacéré l’asphalte de cette artère autrefois empruntée uniquement par les ranchers et les trafiquants de drogue ou de migrants. Aujourd’hui, ceux-ci recouvrent leurs pick-up de faux logos de compagnies pétrolières pour faire passer leur butin incognito.

Eau contaminée. Hugh Fitzsim-

mons habite tout au bout de cette route, dans un ranch

remonte à la surface, elle est contaminée par les produits chimiques et le sable auxquels on la mélange pour le fracking.» Parfois, elle contient aussi des traces d’hydrocarbure ou de sel. «Il ne reste alors plus qu’à l’injecter dans un réservoir scellé, à plusieurs centaines de mètres sous terre, soupire-t-il. Elle ne sera plus jamais réintroduite dans le cycle de l’eau.» Or, ces réservoirs représentent des «bombes à retardement», selon lui. «L’eau contaminée est entreposée à proximité d’anciens puits pétroliers datant des années 30, 40 ou 50, peu étanches, détaille-t-il en sirotant un café au miel. Elle risque de migrer vers ces derniers et, finalement, vers la nappe phréatique.» L’industrie se défend en disant qu’aucun cas de contamination n’a jamais été prouvé et que le fracking se déroule à près de 1000 mètres sous l’aquifère. Elle dit vouloir utiliser davantage d’eau recyclée ou saumâtre à l’avenir.

Le pétrole dans le sang. A trois

en fumée Le prix du gaz naturel est si bas que les compagnies le brûlent plutôt que de le vendre. vendre. Au Texas, il n’y a pas de limite à la quantité d’eau que les propriétaires fonciers ont le droit de pomper. Certains se sont donc mis à en vendre aux compagnies pétrolières. A 1 dollar le baril, le jeu en vaut la chandelle. Dans la lumière bleutée de l’aube, les colonnes de feu orange se détachent nettement sur l’horizon. C’est le gaz, devenu trop coûteux à exploiter depuis que son prix a dégringolé, que les compa-

entouré d’oliviers construit en 1811. Il élève des bisons. Ce matin, il pleut. Le Texan observe les gouttes d’eau qui tombent du ciel avec la révérence qu’on réserve aux événements exceptionnels. Lui aussi a constaté la baisse de la nappe phréatique. Il a dû cesser d’irriguer le pâturage de ses bisons. «L’eau consommée par les entreprises pétrolières est perdue à jamais, note-t-il. Lorsqu’elle

«une retraitée est entrée à la banque avec un chèque de 2,2 millions de dollars.»

Mike Wilson, directeur de la banque de Carrizo Springs

heures de route de là, non loin de la petite ville de Karnes City, les effets néfastes du fracking sont davantage qu’une abstraction. Devant sa maison beige, Michael Cerny, un imposant moustachu, lance une balle à Kuma, son rottweiler. Il porte un T-shirt avec une tête de mort verte, un pistolet solidement arrimé à la ceinture. Il s’immobilise. Une odeur d’ail âcre imbibe l’atmosphère. «Vous sentez? C’est l’odeur de l’argent», glisse cet ancien camionneur originaire du New Jersey. Le relent provient des puits qui entourent sa maison. On en compte vingt-deux dans un rayon de deux kilomètres. Michael Cerny et sa femme, Myra, se sont installés ici en 2003. Ils fuyaient le stress de la ville. Cette quiétude, la famille l’a connue jusqu’en 2010, lorsque L’Hebdo 3 octobre 2013

les compagnies pétrolières se sont mises à creuser des puits. «Du jour au lendemain, notre maison a commencé à trembler: tous les murs se sont fissurés», raconte Myra Cerny, en montrant les craquelures dans la paroi de sa cuisine.

Gaz toxiques. Mais l’état de leur

domicile est le moindre de leurs soucis. Aujourd’hui, c’est leur santé qui les inquiète. «Mon fils peut saigner du nez jusqu’à trois fois par jour, raconte la blonde originaire de Caroline du Nord. Nous souffrons de vertiges, nos yeux sont constamment irrités, nous avons des maux de tête et mon mari tousse sans arrêt. Il a été diagnostiqué asthmatique il y a quelques mois.» Certaines ONG opposées au fracking ont commencé à répertorier les cas comme celui des Cerny. «Plusieurs milliers de personnes vivant à proximité de puits souffrent des mêmes maux, explique Sharon Wilson, la coordinatrice d’Earthworks, un groupe environnemental. Lorsque le gaz naturel est brûlé et quand le pétrole est transféré d’une cuve à l’autre, des gaz toxiques, comme de l’hydrogène sulfuré et du benzène, s’échappent dans l’atmosphère.» Mais il est compliqué d’attaquer les compagnies pétrolières en justice. «Les victimes qui cherchent à le faire sont immédiatement contactées par ces firmes, qui leur offrent une compensation financière en échange de leur silence, raconte l’activiste. Et les documents juridiques les incriminant sont mis sous scellés par les tribunaux.» Dénoncer ces problèmes est également tabou dans ces petites communautés, où chacun se connaît. «Personne n’ose parler, dit Myra Cerny. Tout le monde a un ami ou un membre de sa famille qui travaille dans l’industrie.» Au Texas, on a le pétrole dans le sang. Pour le meilleur et pour le pire.√ 3 octobre 2013 L’Hebdo

«J’ai déjà dû abaisser le niveau de mes puits de 30 mètres. Cela m’a coûté 100 000 dollars.» Bruce Frazier, devant le système d’irrigation de ses pousses d’oignon

«Personne n’ose parler. Tout le monde a un ami ou un membre de sa famille qui travaille dans l’industrie.» Myra Cerny, son mari Michael et son fils Camden

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une crêpe, ce sont les cactus et les buissons de mesquite. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le nom de Carrizo Springs vient des sources découvertes par les Espagnols au XVIIIe siècle sur ce lopin de terre aride. La légende dit que l’eau était si pure qu’elle était exportée comme eau bénite. Devenue un centre agricole à partir de la fin du XIXe siècle, la région était surnommée le jardin d’hiver des Etats-Unis car elle produisait des légumes pour tout le reste du pays durant la saison froide. «On faisait pousser des épinards, des oignons et des fraises, détaille Bruce Frazier, le patron de Dixondale Farms, la plus grande plantation de pousses d’oignon des Etats-Unis. Aujourd’hui, je suis le dernier agriculteur de la ville.» A force de pomper de l’eau dans la nappe phréatique, les paysans ont fini par assécher les sources de Carrizo. A partir des années 50, les fermes ont été remplacées par des ranchs pour l’élevage du bétail. Mais l’eau manquait toujours. Redevenu sauvage, ce territoire n’a alors plus servi que de terrain de jeu aux citadins aisés en quête de trophées de chasse. Jusqu’à l’arrivée des pétroliers.

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