La princesse Tabouret

Elle ne voulut rien boire ni ce soir-là, ni la nuit qui suivit, ni le lendemain matin. Les parents se faisaient beaucoup de souci. Et que font des parents qui se font.
96KB taille 6 téléchargements 427 vues
La princesse Tabouret Il était une fois un jeune roi et une jeune reine qui venaient d’avoir un bébé, une petite fille si mignonne qu’on l’aurait léchée. Pas croquée comme on dit d’habitude mignon à croquer − quelle horreur ! − non, juste léchée. Il y eut une grande fête de famille pour fêter ça. Vinrent les rois et les reines de tous les pays. Vinrent aussi les tantes, les cousins et les cousines, toutes plus ou moins sorciers cabossés et fées merveilleuses. Personne n’avait encore fait de vœu pour la petite fille et on arrivait au dessert lorsqu’arriva la cousine Mirliflore qui était en retard. Elle déclara qu’on aurait dû l’attendre et se moqua du bébé qu’elle trouvait trop petit. Comme les invités se récriaient, elle se mit en colère et déclara que la fille resterait petite jusqu’à ce qu’elle soit grande, c'est-à-dire JAMAIS puisqu’elle lui jetait justement un sort pour l’empêcher de grandir. « Vous ne pouvez pas faire ça, gémirent les parents, les oncles et les tantes, les cousins et les cousines. − Vous ne pouvez pas faire ça ! gémirent les rois et les reines. − Vais m’gêner, répondit Mirliflore. Vous allez voir ce qu'elle va souffrir en restant toute petite. Sauf si, évidemment… » Et elle sortit en claquant la porte. « Sauf si quoi ? » demanda le roi. Il courut après Mirliflore, mais elle avait déjà disparu. La petite princesse pleurait. Pour l’apaiser, sa maman voulut lui donner la tétée, mais elle refusa. Elle ne voulut rien boire ni ce soir-là, ni la nuit qui suivit, ni le lendemain matin. Les parents se faisaient beaucoup de souci. Et que font des parents qui se font du souci pour leur bébé, hein, je vous le demande ? Eh bien, ils partent pour un pique-nique en espérant que les choses s’arrangeront. On s’installa sur un grand pré près d’une source et on étendit par terre une nappe brodée où l’on déposa la petite princesse. Elle avait retrouvé son sourire mais ne voulait toujours pas boire le lait de sa maman. Quelques grenouilles passaient ça et là, gentiment. La petite princesse étendit son petit bras, en saisit une et la croqua. Le roi était horrifié. Mais la reine, qui avait beaucoup de bon sens, pensa tout de suite que c’était un sort donné par l’horrible Mirliflore. Elle déclara : « Il vaut mieux qu’un bébé mange des grenouilles que rien du tout. L’essentiel est que ma petite fille grandisse ». On fit donc provision de grenouilles et l’on rentra au château. Et de ce jour là, la princesse ne mangea plus que des grenouilles. *

Hélas, on s’aperçut bientôt que si la princesse était en bonne santé, gentille et tranquille, agréable et souriante, elle restait désespérément de petite taille. Lorsqu’elle eut six ans, on la mesura. Elle n’était pas plus grande qu’un tabouret de cuisine. C’est pourquoi, désormais, on l’appela « Princesse Tabouret ». La Princesse Tabouret, je vous l’ai déjà dit, ne grandissait pas. Le jour de ses seize ans, elle déclara : « J’en ai assez des grenouilles et je vais chercher autre chose à manger. Je pars dans la forêt ». Les parents trouvèrent que c’était bien imprudent de laisser sortir dans la forêt une princesse haute comme un tabouret. « Il ne faut pas y aller, lui dirent-ils. Tu pourrais rencontrer le carcajou. C’est une bête plus grosse qu’un chien, plus méchante qu'un loup et plus rusée qu'un renard. Il te ferait d’abord souffrir, puis ne ferait de toi qu’une bouchée ». Ils l’enfermèrent dans une chambre en haut d’une tour. Mais pendant la nuit, la princesse descendit par une fenêtre en nouant les draps de son lit l'un à l'autre pour faire une corde. Comme elle était petite, personne ne la vit s’enfuir du château. Elle courut jusqu’à la forêt et trouva un tapis de mousse pour s’y endormir le reste de la nuit. * Le matin suivant, elle se réveilla de très bonne humeur. Qu’elle était belle cette forêt ! Et qu’ils étaient bon les fruits des bois, petites fraises et framboises, mûres et myrtilles ! Cela la changeait des grenouilles qu’elle avait mangées pendant seize ans, beurk. Les bois devenaient de plus en plus touffus au fur et à mesure qu’elle marchait. Tout à coup, la Princesse Tabouret vit se dérouler devant elle un tapis brillant. Elle se baissa pour examiner le sol, ce qui n’était pas difficile car elle était petite, et vit que le tapis était couvert de diamants qui luisaient au soleil. C’était très joli. Le tapis s’enfonçait dans la forêt et la Princesse Tabouret le suivit. Peu après, il y eut une côte en haut de laquelle elle entendit une voix forte qui disait : « J’en ai marre, mais alors j’en ai marre ! » La princesse avait toutes les qualités, je vous l’ai dit, même la curiosité. Elle s’avança un peu plus et vit l’entrée d’une grotte. Elle entra. * Dans la grotte, il y avait un jeune homme très beau mais très grand, vraiment très grand, haut comme trois hommes et assis sur son lit avec la tête qui touchait le plafond. Il rouspétait en hurlant sans cesse : « J’en ai assez, j’en ai marre ! » La princesse demanda : « De quoi en avez-vous assez ? »

Le jeune homme baissa le regard et vit une princesse toute petite. Il répondit : « J'en ai assez parce que je suis trop grand. Il y a très longtemps, lorsque j’étais bébé, ma mère la reine s’est réfugiée ici parce qu’il y avait la guerre et c'est dans cette grotte que je suis né. Mais la guerre a duré longtemps et j’ai grandi ici. Puis mes parents sont partis, je ne sais pas pourquoi, et maintenant je suis devenu tellement grand que je ne peux plus sortir, l'ouverture de la grotte est trop petite. − Comme c’est triste ! dit la Princesse Tabouret. − En plus, dit le Trop Grand Prince, je ne ris jamais. Je n’ai jamais ri ni jamais joué comme un enfant. C’est sûrement un sort qui m'a été jeté à ma naissance, parce qu’un sorcier était arrivé en retard au baptême et qu’il a prétendu qu’on aurait dû l’attendre. Il était furieux et a dit que je grandirais trois fois plus vite qu’un enfant normal, que je ne serais jamais un enfant. Alors, je me suis mis à travailler comme un adulte sans jamais jouer. − Ce n’est pas possible, dit la princesse, vous n’avez jamais joué à la marelle ? − Qu’est-ce que c’est ? − On ne vous a jamais raconté d’histoire ? − Jamais. − Vous n'avez jamais joué au cerf volant, ni au docteur ou à la marchande, ni au zoubizoulala ? − Jamais ! Jamais ! s’écria le Trop Grand Prince. Je suis prisonnier de cette grotte, je vous l’ai déjà dit ». Et il se recoucha en grondant : « J’en ai marre, mais comme j’en ai marre ! » La Princesse Tabouret était désolée. « Mais... que faites vous toute la journée ? − Je parle à mon crabe, dit le Trop Grand Prince. Du fond de la grotte, un gros crabe s’avança. Il marchait sur le côté et faisait claquer ses pinces. Il s’arrêta devant les deux jeunes gens, puis repartit vers le tapis de diamants à l’entrée de la grotte. « MANGE, MANGE, disait-il d’une voix forte. − Il dit ça tout le temps, déclara le Trop Grand Prince, je ne sais pas pourquoi ». Le soir arriva et le Trop Grand Prince dit à la Princesse Tabouret qu’elle pouvait dormir dans la grotte si elle voulait. Mais comme il n’y avait pas de petit lit pour elle, la princesse grimpa sur le lit du Trop Grand Prince et se mit contre la grande épaule du trop grand prince. Elle trouva cela très agréable. * Le lendemain matin, le Trop Grand Prince et la Princesse Tabouret tombèrent amoureux l’un de l’autre. Il ne faut pas longtemps pour tomber

amoureux, vous savez. Ça se fait naturellement, sans qu'on sache très bien pourquoi. Ils décidèrent de vivre ensemble. La princesse sortirait de la grotte et irait chercher de quoi manger dans la forêt et le prince ferait la cuisine. On s’arrangerait comme ça. De toute façon, comme le prince était trop grand pour sortir par l'ouverture de la grotte, il fallait bien se débrouiller. « Vivons ensemble, dit la princesse. Je vous apprendrai à jouer et vous m’apprendrez comment on fait quand on est adulte ». * Jour après jour, la princesse apprit au Trop Grand Prince combien la vie est belle lorsqu'on joue de temps en temps. Elle lui racontait des blagues et ne décourageait pas lorsque le Trop Grand Prince ne riait pas. De son côté, le trop grand prince lui apprenait ces choses dont on a bien besoin pour vivre lorsqu'on est adulte. Chaque matin, la Princesse Tabouret sortait en forêt et le Trop Grand Prince disait à sa chérie : « Sois prudente dans la forêt et, si tu rencontres le carcajou, cours à toute vitesse et reviens ici. Il n’osera jamais entrer dans la grotte parce qu’il sait que je lui arracherais la peau et en ferais une descente de lit ». La princesse promettait. * Mais un jour, la princesse rencontra le carcajou qui fit comme les parents de la Princesse Tabouret avaient dit. Il tourna autour de la princesse longtemps, en prenant son temps et en montrant ses longues pattes couvertes de poils noirs. « Je vais m’amuser avec toi, dit-il à la princesse. Mais toi, tu ne riras pas. Je vais te faire peur, puis je te ferai pleurer, puis je te ferai souffrir et puis je te tuerai ». Il s’élança, mais la princesse fut plus rapide. Vite vite, elle courut vers la grotte. Le carcajou, emporté par son élan, se précipita et se coinça la tête dans l'ouverture. Alors, le Trop Grand Prince lui fracassa le crâne, ôta la peau du corps et en fit une descente de lit. « Tu es sauvée, dit le Trop Grand Prince, mais tu as eu de la chance ». Elle répondit : « Je vous aime. Comment peut-on faire pour se marier ? Vous êtes trop grand et moi, je suis trop petite. Même si je voulais, je ne pourrais pas avoir un bébé avec vous, il serait trop gros pour mon ventre. − Couchons-nous, dit le Trop Grand Prince, ça nous donnera des idées ». * Ils se couchèrent, le trop grand prince dans son grand lit et la Princesse Tabouret nichée contre son épaule. Ils restèrent un moment en silence. « C'est tout de même bizarre, dit la princesse, que ton crabe dise toujours « MANGE, MANGE ! »

− J'y ai beaucoup réfléchi, dit le Trop Grand Prince, je crois que j'ai trouvé ». Et il sauta d'un coup du lit, si fort que la Princesse Tabouret fut envoyée sur l’édredon. Elle vit alors le Trop Grand Prince qui se pliait en deux et baissait sa tête autant qu'il le pouvait. Le crabe s'était approché de ses oreilles et disait en agitant ses pinces : «MANGE, MANGE ! » Alors le Trop Grand Prince se mit à manger quelques diamants. « C'est bizarre, dit-il, je commence à rapetisser ». La Princesse Tabouret se fit glisser de l'édredon jusque par terre et s'approcha elle aussi des diamants. Le crabe, qui était presque aussi gros qu'elle, la regarda en agitant ses pinces et lui dit à elle aussi : « MANGE, MANGE ! » Elle se mit à manger quelques diamants. « C'est bizarre, dit-elle au prince, je commence à grandir ». Il leur fallut sept jours pour retrouver une taille normale, lui en rapetissant, elle en grandissant. Et dès qu'ils le purent, ils allèrent ensemble dans le lit, ce qui fait qu'au bout d'une semaine, ils avaient déjà un bébé. « Bravo ! dit le prince, et puisque nous sommes normaux, nous allons vivre une vie normale. Nous serons des adultes, mais nous serons aussi comme des enfants ». «Bravo ! dit la princesse, et puisque nous sommes normaux, nous resterons comme des enfants, mais nous serons aussi des adultes ». Ils se marièrent et eurent beaucoup d'autres enfants. Et lorsque l'un d'entre eux ne voulait pas manger à table, on faisait venir le crabe qui disait : « MANGE, MANGE ! » (Créé et raconté pour la première fois à mes petites filles – Printemps 2009)