La matérialité du mot

C'est en effet le trait le plus fondamental de l'instauration du Surmoi post- œdipien que celui d'introduire une réorganisation profonde de l'économie.
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LA MATÉRIALITÉ DU MOT

René ROUSSILLON

La matérialité du mot

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otre rapport à la représentation, à la fonction représentative et aux représentants psychiques de la représentation — les représentations de mots, les représentations de choses —, de même que notre rapport à l’écriture, varie au fur et à mesure de l’évolution de notre vie psychique. Il évolue en même temps que notre vie psychique, car il est bien sûr l’une de ses plaques sensibles, l’un des lieux révélateurs de celle-ci, mais aussi dans la mesure où il est autoreprésentatif de notre rapport interne à la réalité psychique. Cette évolution est comparable à un trajet en spirale dans lequel on repasse après une latence ou un détour sur les mêmes traces, les mêmes états antérieurs, les mêmes expériences à symboliser mais avec un léger décalage, un écart plus ou moins sensible. La reprise et la resymbolisation « après coup » des expériences et états antérieurs s’effectue en effet à partir d’un écart, d’un différé, qui figure la nature de l’exigence de travail psychique imposé au moi pour maintenir et figurer sa cohérence, son exigence propre d’harmonisation et de continuité entre les données de sa propre histoire et le présent de sa nécessaire adaptation. H

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Sauf à maintenir des clivages ou des refoulements amputants, les « fueros » — ou anciennes inscriptions de l’expérience, anciens niveaux de symbolisation de l’expérience — que S. Freud évoque dans la lettre du 6/12/96 doivent être réduits ou resignifiés au sein de l’expérience actuelle, et en fonction de notre évolution postérieure. C’est ainsi que l’infantile ou certaines expériences passées sont resymbolisées dans le parcours d’une analyse au fur et à mesure que la fonction représentative se développe et s’approfondit. Ce qui échoue ou a échoué de ce travail de reprise et d’harmonisation apparaît alors comme archaïsme, symptôme, traits de caractère ou point de dysharmonie évolutive, torsion interne forcée, point de souffrance, ou ligne de fractures, de clivage ou de déchirure du moi. Si ce changement est relativement continu, il est plus accentué à certains moments de notre histoire ou de notre évolution : ceux où notre rapport à la représentation subit des réorganisations ou des mutations significatives. Un de ces moments est celui de l’entrée dans la période dite de latence, qui suit l’acmé de la crise œdipienne et la (re)construction de l’originaire — des fantasmes originaires — qui reprend et réorganise la préhistoire personnelle. C’est en effet le trait le plus fondamental de l’instauration du Surmoi postœdipien que celui d’introduire une réorganisation profonde de l’économie représentative et partant du rapport à la réalité interne. La stabilisation de la différence entre le penser et le dire d’un côté, le dire et le faire de l’autre, ouvre de nouvelles issues à l’impasse des désirs œdipiens dont la plus essentielle, à l’origine de l’investissement du champ culturel et des capacités sublimatoires, est de constituer la représentation comme un nouveau but pulsionnel et non plus seulement comme moyen de la réalisation des désirs. L’interdit œdipien ne peut en effet être tolérable que s’il s’accompagne de l’issue ainsi proposée à tout un pan de la vie pulsionnelle. La capacité à constituer l’activité représentative comme un nouveau but, le remaniement des autoérotismes que cela implique seront alors de puissants alliés internes, de puissants systèmes d’étayages des apprentissages scolaires qui reposent précisément sur une capacité à investir la représentation 182

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comme telle. C’est au sein de ce remaniement de l’économie représentative que l’apprentissage de l’écriture peut et va devenir une activité investie et signifiante, qu’il a une chance de ne pas s’effectuer en faux-self, mais de devenir un moyen d’expression de la réalité psychique vivante. Cependant, comme nous l’avons souligné d’emblée, le remaniement de l’économie représentative introduit par l’instauration du surmoi va imposer à l’appareil psychique de l’enfant en période de latence un travail de reprise, de ressaisie et de réinterprétation après coup qui prendra du temps pour s’effectuer. Ce travail va en effet concerner trois dimensions de la vie représentative, liées mais néanmoins distinctes. Il y a d’une part la ressaisie du rapport interne de l’enfant latent à la représentation compte tenu des données nouvelles introduites par l’acceptation des différences dans le registre de la représentation (entre le représenter, le dire, le penser), mais s’impose d'autre part un travail de réinterprétation de son rapport antérieur à la représentation et à l’histoire de celui-ci, et enfin une reprise de l’histoire du rapport de l’enfant latent au langage et à la conventionnalité qui l’habite et dont il va petit à petit — et en particulier à partir de l’apprentissage de l’écriture et, adossée à celleci, celui de la grammaire — découvrir et formuler les règles. En découvrant et apprenant les règles du langage il découvre en effet après coup que son utilisation « spontanée » de la langue était en fait régie en secret par une série de lois conventionnelles préétablies, qui en déterminaient l’usage. Il trouve/découvre les lois qu’il avait spontanément créées. Dès lors, un nouveau type de rapport au langage et à ses lois s’établit qui tout à la fois ouvre à la possibilité de jouer autrement avec les mots, et en même temps oblige à un après-coup de son rapport antérieur au langage et à la fonction représentative. Dès lors, ce rapport dépassé au langage et au champ représentatif va se représenter à lui comme une réminiscence qui va l’obliger à un travail de reprise, de synthèse et d’intégration harmonieuse de ce passé, refoulé maintenant, mais qui continue de le hanter. Ce travail de reprise, cette nécessaire dialectique rupture/continuité ne s’effectue pas sans que certaines conditions/préconditions, ne soient

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réunies et il se pourrait bien que l’écriture ait une place centrale parmi celleci, et ceci en particulier en ce que l’écriture engage un rapport à la matérialisation visuelle du mot. Dans l’écriture le mot, la représentation de mot, se fait représentation de chose1 , représentation-chose d’un statut particulier, dans laquelle l’enfant latent va retrouver certaines particularités du temps originaire de son rapport matériel premier au mot et à l’air qui le porte. Je ne pense pas que l’on puisse considérer comme un hasard le fait qu’en 1924 S. Freud utilise comme objet-métaphore de l’appareil de représentation une ardoise magique, objet typique de la période de latence de nombre d’entre nous, objet support d’une écriture. Pas un hasard non plus si S. Freud cherche dans une analyse de la composition de cet objet un analogon de la problématique de l’inscription psychique à partir de la question des stratifications d’écriture. La thématique de l’écriture traverse l’œuvre de S. Freud depuis l’étude de l’Aphasie de 1891, l’Esquisse de 1895, la lettre du 6/12 /96 à W. Fliess, etc. Ceci pour ne s’en tenir qu’aux temps originaires de la construction de la pensée psychanalytique. Dans l’essai sur le Moïse de Michelange de 1913, qu’il ne signera de son nom qu’en 1924, le thème du rapport aux écritures et aux tables de la loi est sans doute aussi central que celui du domptage pulsionnel. Ce n’est pas le lieu ici de traiter à fond de cette question pour laquelle je préfère renvoyer en première approche aux textes de J. Derrida 2. Après cette première mise en perspective du problème, je souhaite mettre au travail la question de la matérialité du mot à partir de deux illustrations, l’une littéraire à partir d’un fragment des aventures d’Alice, petite fille latente de 7 ans et 7 mois, l’autre clinique à partir d’une séquence de cure d’un homme d’écriture. ◆

On peut sans doute lire les histoires d’Alice de bien des façons3, car c’est précisément une œuvre qui par sa consistance propre résiste à l’interprétation et aux tentatives de réduction interprétatives. Parmi les

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différentes lectures possibles d’Alice, il en est une qui m’a toujours semblée éclairante et qui, de plus, a le mérite de s’inscrire dans la ligne de ma réflexion précédente sur la latence. La lecture que je propose ici repose sur une manière de considérer qu’à travers ses aventures, Alice opère métaphoriquement un travail de reprise et de réinterprétation de moments antérieurs de sa propre histoire psychique. Dans ce vertex, on considérera les différentes modifications corporelles d’Alice (grandir, rapetisser, chuter, etc.), comme des métaphores, des modes de représentations corporéisées des mouvements psychiques de régression/progression, déformation/reformation qui accompagnent le travail d’intégration au sein du psychisme de l’enfant latent, des traces et moments de son passé réminiscent4 . En ce sens ces métaphores sont autoreprésentatives du travail psychique d’accommodation que cette intégration requiert. Ainsi, les personnages rencontrés par Alice dans son parcours seront-ils aussi considérés comme des représentants/représentations allégoriques de moments passés d’ellemême, de son monde interne, des représentants de certains modes internes et antérieurs de son rapport au monde et à la représentation avec lesquels la petite fille latente rentre en dialogue, dans un cortège d’affects qui combinent l’étrangeté liée à l’action du refoulement ou du dépassement et la familiarité liée à leur auto-appartenance. Le point de départ formel des aventures d’Alice est une question relative à l’écrit et au livre : quel intérêt peut-il y avoir à lire un ouvrage « sans image ni dialogue ? », se demande-t-elle. Question qui contient la rencontre avec la butée d’un livre qui n’utiliserait pas directement des représentationschoses visuelles ni des représentations motrices ou interactionnelles, mais commanderait leur transfert dans un appareil de langage, chargé de reprendre, à l’aide des seules capacités métaphoriques ou rhétoriques qu’il contient, la fonction des représentations-choses. L’exigence de travail psychique ainsi requis semble dépasser les capacités d’Alice alors menacée d’ennui. Passe alors un lapin, animal typique de la latence5 qui, associé par contiguité à cette question, semble porteur d’une réponse transitionnelle,

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il passe devant Alice comme une réponse possible, comme un pontage transitionnel, une invitation à revivifier l’animisme, à replonger dans le monde souterrain du refoulé ou des profondeurs pour explorer et ressaisir son contenu. C’est aussi un petit animal typique des animaux transitionnels de la latence, un chat, que nous retrouvons au début de De l'autre côté du miroir. Cette fois, l’invitation par laquelle Alice se trouve être tentée est celle d’un voyage intiatique — la partie d’échecs qui conduira Alice à triompher de la Reine Rouge — à travers l’espace de la représentation, symbolisé par le miroir, au sein d’un « play » qui va découvrir au fur et à mesure de son déploiement et à l’avenant de ses besoins, ses propres règles de constitution. L’au-delà du miroir convie à une ouverture et à une reprise, une ressaisie du rapport à la représentation et à l’énigme dont celle-ci est porteuse. Quel genre de chose énigmatique est la représentation, de quelle efficacité le symbolique est-il porteur ? Question dont il se pourrait bien qu’elle soit la grande question qui traverse le rapport de l’homme du XXe siècle au champ culturel et à la représentation, à la chose-représentation. Dès le miroir franchi et comme pour marquer d’emblée le sens de cette traversée, l’énigme se présente sous la forme d’un poème du « jabbervocheux ». « Il était reveneure : les slictueux toves Sur l’alloinde gyraient et viblaient Tout flivoreux vaguaient les borogoves Les verchons fourgus bourniflaient. » Poème dont on remarquera tout de suite combien chaque mot qui le compose paraît familier à l’oreille. On est cependant ici tout à fait à l’opposé du procédé du « théâtre de chambre » de J. Tardieu, où un mot est utilisé « pour un autre » : le déplacement. Les mots ici ne se déplacent pas, tout au contraire, ils s’accouplent et se mêlent dans une harmonie à la fois familière et énigmatique. Comme nous le soulignerons il y a plus que de la condensation dans les mots-valises.

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C’est ici, d’une certaine manière, à l’insaisissable de la familiarité que l’audelà du miroir confronte et qui ne commencera vraiment à se signifier que dans la rencontre avec Humpty Dumpty. Ce n’est, en effet, qu’après avoir constaté le fonctionnement à « rebrousse temps » — selon le titre d’un roman de Ph. K. Dick — de la Reine Rouge qu’Alice se retrouve, dans le magasin de la brebis, confrontée à l’insaisissable. C’est à ce moment-là que celui-ci, qui œuvrait en silence depuis la traversée du miroir, va pouvoir se mettre en scène puis s’incarner dans un personnage. Dans l’étrange magasin de la brebis, Alice s’affronte à la grande question de Narcisse : tous les objets dont elle cherche à s’emparer de la main ou de l’œil échappent à son mouvement pour se retrouver ailleurs : sur l’étagère du dessus, toujours sur l’étagère du dessus. L’insaisissable de ce rapport à soi, à la chose, à la chose de soi va s’autoreprésenter, se métaphoriser et se matérialiser sous la forme d’un œuf, objet originaire par excellence, dans lequel Alice reconnaîtra Humpty Dumpty qui trône sur son mur, autosuffisant dans sa bulle narcissique primaire. Les premiers efforts d’Alice pour entrer en contact avec Humpty Dumpty se heurtent en effet à l’indifférence de celui-ci, il se détourne d’elle, tel un nourrisson autistique. C’est comme il se doit autour du prénom, souvent le premier mot écrit dans l’enfance, que s’effectue la première adresse d’Humpty Dumpty à Alice. — Faites-moi plutôt connaître votre nom et le genre d’affaire qui vous amène ici. » — Mon nom est Alice mais...» — Que voilà un nom idiot, intervient avec impatience Humpty Dumpty, qu’est-ce qu’il signifie ? — Est-il absolument nécessaire qu’un nom signifie quelque chose ? s’enquit, dubitative, Alice. — Évidemment que c’est nécessaire, répondit avec un bref rire Humpty Dumpty. Mon nom à moi signifie cette forme qui est la mienne. Avec un nom comme le vôtre, vous pourriez avoir à peu près n’importe quelle forme.

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Ce premier dialogue porte d’emblée sur l’identité ; celle du sujet mais aussi l’identité de la chose et du mot qui la désigne. L’écart entre les deux étant ici supposé totalement réduit, le nom doit signifier la forme de la chose, il est le doublon de celle-ci. Pas question donc d’un arbitraire du signe qui s’accepterait lui-même comme tel par effet de convention, qui, par sa nature arbitraire elle-même, désignerait la conventionnalité sous-jacente à l’identité et au langage, et le nécessaire écart entre la chose et sa désignation langagière. Alice va devoir petit à petit apprendre cette « règle du jeu » du dialogue avec l’œuf originaire au sein d’une interaction qui ne livrera à chaque fois que dans l’après-coup le sens de son arbitraire. Car le langage d’Humpty Dumpty n’est pas plus dépourvu de règles que d’arbitraire, simplement celles-ci s’organisent autour d’un rapport qui ne recouvre pas la conventionnalité sociale du rapport au langage de l’enfant latent mais un mode de contractualisation interne du rapport au mot. Cette contractualisation n’est pas intrinsèque à l’organisation du langage, elle s’engage dans un rapport intime à chacun des mots, car ceux-ci, dotés d’une vie et d’une capacité propres, doivent être soumis par le locuteur à son utilisation idiomatique grâce à une transaction directe, dans laquelle s’effectue la mise au pas ; la séquence suivante l’explicite bien. Humpty Dumpty vient d’expliquer à Alice qu’il y a meilleur compte à recevoir des cadeaux d’an-anniversaire que des cadeaux d’anniversaire. Un rapide calcul fait en effet apparaître qu’il n’y a qu’un seul jour d’anniversaire, un seul jour pour une origine, et 364 jours d’ananniversaires. Satisfait de sa démonstration il déclare alors : — Voilà de la gloire pour vous. — Je ne sais ce que vous entendez par « gloire », dit Alice. Humpty Dumpty sourit d’un air méprisant. — Bien sûr que vous ne le savez pas, puisque je ne vous l’ai pas encore expliqué. J’entendais par là : « Voilà pour vous un bel argument sans réplique ! » — Mais « gloire » ne signifie pas « bel argument sans réplique », objecta Alice.

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— Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Humpty Dumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie... ni plus, ni moins. — La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. — La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître... un point, c’est tout. Alice était trop déconcertée pour ajouter quoi que ce fût. Au bout d’une minute, Humpty Dumpty reprit : « Ils ont un de ces caractères ! Je parle de certains d’entre eux — en particulier des verbes (ce sont les plus orgueilleux). Les adjectifs, vous pouvez en faire tout ce qu’il vous plaît, mais les verbes ! Néanmoins, je suis en mesure de les mettre au pas, tous autant qu’ils sont ! Impénétrabilité : voilà ce que, moi, je déclare ! » — Voudriez-vous, je vous prie, me dire, s’enquit Alice, ce que cela signifie ? — Vous parlez maintenant en petite fille raisonnable, dit Humpty Dumpty, l’air très satisfait. Par « impénétrabilité », j’entends que nous avons assez parlé sur ce sujet, et vous feriez bien de m’apprendre ce que vous avez l’intention de faire à présent, si, comme je le suppose, vous ne tenez pas à rester ici jusqu’à la fin de vos jours. — C’est faire signifier vraiment beaucoup à un seul mot, fit observer, d’un ton méditatif, Alice. — Lorsque j’exige d’un mot pareil effort, dit Humpty Dumpty, je lui octroie toujours une rémunération supplémentaire. — Oh ! dit Alice. Elle était trop ébaubie pour faire aucune autre remarque. — Ah ! poursuivit, en hochant gravement la tête, Humpty Dumpty, j’aimerais que vous les voyiez, les mots, le samedi soir, s’assembler autour de moi — pour toucher leur rémunération, savez-vous bien.

À la question de la conventionnalité groupale et partagée de l’utilisation du langage que lui oppose l’enfant latent, l’œuf archaïque, Humpty Dumpty réplique par celle de la maîtrise. La question, la seule, la première plutôt est de savoir qui sera le maître, maître du sens mais avant tout maître des mots. Car ceux-ci sont non seulement dotés d’une vie propre mais aussi d’un caractère propre ; ils peuvent se montrer rebelles à l’utilisation, s’échapper de votre emprise et des besoins de votre jeu, mieux il se pourrait qu’à ne pas y prendre garde ce soit eux qui se mettent à vous posséder, à faire de vous leur jouet comme la clinique des états hypnotiques le fait apparaître6 .

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C’est pourquoi il faut se montrer impénétrable à leur emprise, les dominer avant de passer contrat avec eux. Dans les zones premières du rapport au mot, contrairement aux apparences, on ne se paye pas de mots, on paye les mots quand on leur demande de porter pour nous la chose, la représentation-chose. Une fois dominés mais seulement une fois domptés, un pacte pourra s’établir avec eux, ils pourront être payés en retour pour les services qu’ils rendent. Cependant, le rapport au mot est aussi un rapport à l’autre. Impénétrable est aussi pour Alice le monde du langage d’Humpty Dumpty, mais si elle accepte de se soumettre à son arbitraire, si elle se fait « bonne pâte », alors Humpty Dumpty, le maître des mots, lui livrera le secret de l’énigme du poème inaugural, l’énigme du rapport aux motschoses. Quand Alice accepte de se soumettre à ce mode singulier de rapport au langage, elle peut alors être initiée au rapport des mots et des corps, des mots et du mouvement, elle sera « édifiée ». Reprenons le texte. Alice récita donc la première strophe du Jabbervocheux : « Il était reveneure : les slictueux toves Sur l’alloinde gyraient et viblaient ; Tout flivoreux vaguaient les borogoves ; Les verchons fourgus bourniflaient ». — Cela suffit pour commencer, déclara, en l’interrompant, Humpty Dumpty. Il y a force mots difficiles là-dedans. Reveneure, c’est quatre heures de l’après-midi, l’heure où l’on commence à faire revenir les viandes du dîner ». — C’est parfaitement clair, dit Alice ; et slictueux ? — Eh bien, slictueux signifie souple, actif, onctueux. C’est comme une valise, voyez-vous bien : il y a trois significations contenues dans un seul mot. — Je saisis cela maintenant, répondit Alice, pensive. Et qu’est-ce que les toves ? — Eh bien, les toves, c’est un peu comme des blaireaux, un peu comme des lézards et un peu comme des tire-bouchons. — Cela doit faire des créatures bien bizarres. — Sans nul doute, dit Humpty Dumpty ; il convient d’ajouter qu’ils font leurs nids sous les cadrans solaires et qu’ils se nourrissent de

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fromage. — Et que signifient gyrer et vibler ? Les commentaires dont Alice et Humpty Dumpty jalonnent cette « explication de texte », sont suffisamment clairs et explicatifs pour me dispenser de la longue analyse qu’elle impliquerait. Comme l’écrit S. Freud dans Le Mot d’esprit..., les mots apparaissent « comme un matériau malléable avec lequel on peut faire toute sorte de chose ». Mais il ne faudrait pas pour autant en conclure à un nécessaire primat du mot sur la chose : si le mot sait se montrer plastique et malléable, c’est au contraire pour tenter d’épouser au plus près la forme vécue de l’expérience, pour tenter de réussir l’accueil interne de la chose à signifier. Le rapprochement de la composition des mots-valises avec le processus de condensation s’impose mais n’épuise pas la question. On ne peut s’arrêter à l’idée que les mots-valises ne seraient que des mots-symptômes, traces de l’effraction des processus primaires, sans saisir l’enjeu intrapsychique et intersubjectif qu’ils comportent. Au-delà, il faut saisir une tentative du sujet de transférer dans le mot son expérience corporelle dans sa totalité et la simultanéité des différents éléments sensoriels qui le saisissent. Le mot tente de s’approcher au plus près du condensé d’expériences corporelles qu’il cherche à envelopper au sur-mesure, dans un mime de la chose éprouvée dont il serait alors le représentant délégué, le doublon. Quatre heures, ce n’est pas reveneure sans le fumet de la viande, ni sans une certaine répétition réminiscente d’un retour dans une maison pleine de ce fumet, c’est l’heure de revenir qui se désigne dans un chiasme sensoriel qui prend, grâce à la répétition, valeur quasi conventionnelle de signifiant du retour. Le mot dit aussi le contexte, il tente de faire passer le total de l’expérience, de dépasser la solitude de l’éprouvé singulier et indiscible de la chose. En 1915, S. Freud précise que l’inconscient contient la représentation de chose seule alors que le système conscient/préconscient contient la représentation de chose et la représentaton de mot. Nous saisissons ici l’un des registres particuliers du passage de la représentation de chose dans la représentation-mot, passage qui se propose comme un transfert de l’une dans l’autre en utilisant des capacités plastiques des mots-choses.

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Ce que Humpty Dumpty nous laisse apercevoir à travers ce rapport au langage, c’est un rapport transitionnel entre représentation de chose et représentation de mot qui tente d’établir une espèce d’intermédiaire, de continuité entre l’expérience elle-même, sa représentation-chose et la représentation-mot. Pour cela, le mot doit pouvoir retrouver sa plasticité originaire, sa valeur de mot-chose, sa matérialité propre. L’arbitraire du signe, l’arbitraire du rapport au mot que les analyses structurales ont si souvent souligné n’apparaît comme tel que dans la mesure où ont été effacées les traces de l’histoire de son objectivisation, les traces subjectives de sa conventionnalisation. Paradoxalement, le signe ne pourra être accepté dans son arbitraire conventionnel que si celui-ci a été suffisamment subjectivisé dans une histoire idiomatique. La structure ne se présente comme telle qu’à partir de l’effacement de son historicité subjective, elle se donne alors comme hors du temps, refoule les étapes idiosyncrasiques de sa construction historique. Si l’arbitraire est déjà là d’emblée, il ne devient subjectivement acceptable et « bon à utiliser » qu’à condition d’être construit comme une nécessité interne de déploiement, de partage d’une solitude existentielle et expérientielle. Arbitraire et conventionnalité ne sont pas en effet intégralement superposables. La conventionnalité désigne un rapport groupal au signe, l’arbitraire une certaine modalité particulière de ce rapport groupal, caractérisée par la manière dont s’établit cette conventionnalité. Ainsi, si toute convention comporte une part d’arbitraire qui se désigne comme telle à travers lui, cette part d’arbitraire n’est pas toujours sous-tendue par le même rapport signifiant/signifié. Pour qui découvre maintenant les lettres de notre alphabet, celles-ci se donnent dans un pur arbitraire de l’écrit à la différence des pictogrammes qui seraient dans un rapport au monde sous-tendu par une analogie. Celleci réduirait l’arbitraire du signe à un simple effet de conventionnalité sociale : le rapport de forme du signe et de la chose désignée étant plus manifeste. Le pictogramme mimerait conventionnellement un certain mode de présence du corps et de la chose.

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Si par contre, nous prenons en compte l’histoire de la construction de l’arbitraire, d’autres perspectives s’offrent à l’analyse. Prenons par exemple la première lettre de notre alphabet ou peut-être devrais-je écrire de l’alephbet. La lettre la plus ancienne connue est le hiéroglyphe égyptien qui représente la tête de bœuf cornue, — protosinaïque environ 1500 avant J.-C. — dans lequel les cornes figurent les antennes par lesquelles l’esprit s’informe, prend forme par l’information venue d’en haut, de la lumière. Vers 1300 avant J.-C., l’écriture canaïte renverse une première fois le pictogramme , puis le retourne encore d’un quart ; ce qui en inverse totalement la position. Ce renversement témoigne d’une modification du rapport au monde et à la forme. C’est de la terre, dans la terre, que l’on puise maintenant l’information. Vous connaissez la suite. va donner l’α grec puis le a latin, se 7 retrouve dans A majuscule latin . Dans chacune de ces mutations, le caractère conventionnel du signe reste marqué, ce qui change c’est le rapport au monde, à la représentation et au représentant-écriture de la représentation. Je vous invite maintenant à retourner sur le Sinaï pour introduire la suite de notre réflexion autour de la matérialité du mot qui concerne l’air cette fois. « La montagne du Sinaï » était tout en fumée comme la fumée d’une fournaise. Moïse parlait et Dieu lui répondait dans la voix. Au pied de la montagne, les Hébreux voyaient les voix (je souligne) et les flammes de la montagne fumante. » Le lieu où l’écriture va être reçue est un lieu de feu et de fumée, un lieu où la fumée matérialise l’air, matière support des mots, et la voix, qui s’ « écrit » dans l’air. La rencontre avec la représentation-chose visuelle du mot, l’écrit, passe ici par la matérialisation visuelle du support du mot : l’air. Ce n’est pas un hasard clinique si nombre d’écrivains célèbres — Queneau, Valéry, Proust, Mérimée, Claudel, Gide, Camus8 , etc. — ont entretenu

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avec l’air des rapports singuliers. Souvent leur style porte la marque particulière de ce rapport à l’air. Tout le monde connaît par exemple l’asthme de Proust, on sait peut-être moins qu’il écrivait dans une pièce confinée, fermée et enfumée par des fumigations permanentes. Si l’on s’essaye à lire à voix haute et en respectant la ponctuation de l’auteur l’extrait suivant on ne tarde pas à sentir en soi-même cette espèce de retenue du souffle qui caractérise l’asthme. « Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à notre retour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dans le cabinet à tapisserie de mon père, et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, ce n’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passer au quartier par une faveur qui ne guérissait en somme qu’un malaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien 9. » L’adulte ne lit plus généralement à voix haute, ce qui lui permet de s’abstraire ou d’atténuer le sentiment d’oppression, mais pas l’enfant latent qui n’a pas encore intériorisé la lecture et murmure ce que ses yeux parcourent. Ici, le transfert de la chose dans l’appareil de langage ne s’effectue plus sur le mode poétique, dans lequel les métaphores réfléchissent dans le langage les représentations-choses, il relève plutôt d’un type de rhétorique. La rhétorique ne concerne pas en effet que l’art d’influencer par l’idée ; le style, l’organisation de la discursivité, sa pragmatique participent aussi de son action. Si le choix des mots n’est pas indifférent aux effets d’influence, l’attention doit tout autant être portée à l’organisation grammaticale du style (et d’une manière plus générale à celle de la discursivité ) si l’on veut tenter de saisir comment les représentations-choses ou les choses vécues sont transférées

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dans l’appareil de langage qui, du même coup, devient un appareil d’action, action par le langage, action sur l’auditeur ou le lecteur. ◆

Le concept d’identification projective n’est qu’une première approximation de ce travail de la parole et de l’écrit, il est cependant celui qui tente le plus de décrire ce mouvement de transfert. Ce qui s’exerce en silence dans l’écrit, il arrive que la pratique psychanalytique ait à en faire l’un de ses objets privilégiés. C’est à quoi je fus confronté avec Atmos. Lorsque je le rencontrai pour la première fois à l’occasion d’une demande d’analyse, Atmos 10 se plaignait d’un état de dépression anxieuse survenue peu de temps après le décès de son père. Il craignait que sa créativité personnelle fortement inhibée ne soit définitivement tarie. L’analyse qui s’engagea alors s’effectua essentiellement dans un premier temps à partir d’un transfert « paternel » qui permit la réélaboration d’une adolescence turbulente, marquée par la confrontation d’Atmos avec un père à double face, tantôt buveur, violent et dépréciateur, tantôt dépressif et autodévalorisé. L’intégration des composantes homosexuelles inconscientes secondaires avait été rendue particulièrement délicate et difficile dans cette conjoncture historique singulière : Atmos oscillait complémentairement entre une révolte qui masquait mal une position de soumission passive et masochiste et des moments plus dépressifs. Cette première période de l’analyse qui dura quatre à cinq ans, ne fut pas toujours facile, cependant le travail progressa de manière toujours assez régulière. Atmos, jamais ennuyeux, associait avec fluidité, rebondissait bien de ses accès dépressifs en utilisant ceux-ci pour approfondir et accroître ses capacités d’insight personnel. Petit à petit, il avait récupéré ses capacités de créativité personnelle, et avait pu recommencer à écrire sans inhibition au fur et à mesure que le vécu de dépression s’atténuait et que son économie narcissique semblait se réguler de manière plus harmonieuse.

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L’analyse aurait peut-être pu s’arrêter là, n’était un symptôme persistant qu’Atmos vivait très mal : sa dépendance au tabac. Sans fumer, il ne pouvait pas écrire, se sentait vide, sans « inspiration », incapable de se concentrer, perdant toute imagination. L’élaboration de cette question constituera l’une des chaînes associatives organisatrices des trois années suivantes pendant lesquelles cette cure se prolongea encore. Je me propose, pour simplifier ma présentation et faire avancer l’exploration de la clinique de la matérialité du mot, d’extraire du champ associatif multipolarisé de ces trois dernières années de cure, les principaux maillons que j’ai pu repérer après coup dans l’élaboration progressive de ce symptôme nodal. Le premier maillon se situe au cœur de l’adolescence ; il fut élaboré à partir de trois scènes-souvenirs figurant le thème qu’Atmos nomma lui-même : le « beau parleur ». Le premier souvenir se rapportait au jour des fiançailles de sa sœur aînée. Ce jour-là, il avait fumé un gros cigare qui officialisait au sein de sa famille un « droit » de fumer. Pendant le repas de fête, il avait subtilisé la vedette à sa sœur en faisant un véritable « show » dans lequel, aidé d’un chapeau et du fameux cigare, il avait fait rire et séduit tout le monde en racontant et mimant des histoires qu’il improvisait au fur et à mesure. Dans ce mouvement maniaque, il se substituait à sa sœur dont le futur départ lui faisait redouter la perte d’un soutien précieux pour son évolution personnelle. L’homosexualité inconsciente de cette situation fut à fleur d’association quand Atmos relia ce cigare à celui évoqué dans une blague racontée par sa sœur. « Pendant leur nuit de noces, des jeunes mariés placent un journal sur le lit pour ne pas tacher celui-ci pendant leur premiers ébats. Au milieu de ceuxci la jeune épouse murmure dans un râle de plaisir : « Oh, chéri c’est la première fois que mon cul fume le cigare en lisant le journal ». Plus tard, émergea un autre souvenir qu’Atmos repéra comme la scèneorigine de son tabagisme. À la télévision, un chanteur de charme éclairé à contre-jour et en ombre chinoise fume une cigarette en chantant. De sa

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bouche, vue de profil, des jets de fumée accompagnent et se mêlent aux mots qui charment : Atmos regarde, fasciné et conquis. Peu de temps après, son oncle maternel — homme qui était à cette époque la seule figure identificatoire paternelle consistante de son entourage — lui offre un paquet de cigarettes en lui signifiant ainsi que « maintenant il était devenu un homme ». Il dut réprimer ses nausées qui à coup sûr l’eussent ramené au rang de « fillette », puis trouver dans le tabac le moyen « de se donner une contenance », d’oser, malgré sa timidité, parler en groupe tout en se regardant émettre à son tour les jets de fumée de charme. Il était devenu ainsi lui aussi « un beau parleur ». C’est aussi à ce momentlà qu’il commença à rédiger ses premiers poèmes, « façons de rocs d’espoir », comme il en vint à le dire un jour sans s’apercevoir du lien qu’il effectuait ainsi avec la voix rocailleuse de fumeur de son oncle qu’il m’avait décrite lors de la scène initiatique. Petit à petit, comme la perlaboration de ce matériel s’effectuait, il commença à réduire sérieusement sa consommation de tabac. Le climat des séances se mit à changer : Atmos d’habitude si clair, dont les associations étaient fluides et aisées, commença à éprouver en cours de séance des espèces d’endormissement ; il devenait pâteux, parfois confus. Il décrivait l’impression que, dès qu’il était allongé, un voile épais recouvrait son esprit, voile dont il avait toutes les difficultés à s’extraire, comme d’une espèce de gangue. À d’autres moments, sa bouche s’emplissait d’impressions sensorielles de « carton-pâte », espèce de chose creuse et remplissante qui collait au palais et aux parois internes11 . Les mots devenaient insaisissables, semblaient se dérober à sa quête, comme engloutis par la pâte interne. Il menaçait de s’enfoncer dans le silence, de renoncer. Cet état particulier était localisé au moment des séances. Il arrivait frais et dispos avec « beaucoup de choses à dire », mais dès qu’il était allongé, cela s’installait et l’envahissait. Les contenus qu’il arrivait à extraire de sa gangue semblaient devenir de moins en moins importants au profit de cette ambiance particulière. Le rapport aux mots dans leur matérialité pâteuse et leur corporéité primait sur leur sens encore qu’il cherchât quand même à décrire cet ensemble d’éprouvé. H

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Mon écoute était elle aussi petit à petit gagnée par une impression de lourdeur, de brume — il était souvent à la limite de l’audible — m’obligeant à une hypervigilance pour essayer d’entendre ce qu’il dégageait de la pâte interne, ou alors je commençais à être aussi envahi par une impression de torpeur. Si d’un côté, cette modification m’évoquait la notion d’un passage de l’homosexualité secondaire à l’homosexualité primaire, d’un autre côté je n’avais guère la possibilité, sans forçage interprétatif, d’aller « chercher » les représentations maternelles primaires qui semblaient ainsi l’envahir et prendre possession de lui. Je commençais à forger pour moi-même l’expression de transfert « d’ambiance » puis de climat : « transfert climatique ». C’est à partir de cette notion de climat puis de brume et brouillard, de brouillage, que j’eus l’idée de relier le climat des séances d’Atmos avec le brouillard du climat lyonnais qu’il avait dû connaître dans son enfance. Ce lien amena petit à petit des souvenirs de la période de latence qui émergèrent progressivement du brouillard interne. Souvenirs de départ pour l’école, au petit matin, où il fallait s’enfoncer dans ce brouillard épais, blanc, qui estompait les formes. Souvenirs d’impression d’immense solitude, d’étrangeté du monde, étrangeté au monde. Le chien du boulanger, sur le chemin, auprès de qui il s’arrête pour tenter de dire sa solitude à l’animal, semble l’écouter et être « le seul à le comprendre ». Une phrase de rédaction soufflée par sa mère : « Le brouillard malsain et... (le mot échappe et retourne à la pâte) se répand lentement sur la ville ». Des jeux d’enfants aussi, dans le froid, l’air chaud qui s’échappe de la bouche fait comme de la fumée. Le chaud au-dedans, le froid au-dehors, la bouche peut maîtriser la fumée qui sort de l’intérieur et la faire jouer dans un retournement de ce brouillard froid et silencieux. Le brouillard du dehors nous amena petit à petit à la fumée de l’intérieur de l’appartement familial et à d’autres souvenirs de la même époque, souvenirs d’ambiance qui valent moins par leur caractère factuel que par leur typicité et leur aptitude à transmettre le climat relationnel de la famille d’Atmos.

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Le matin, le père allumait le poêle à chauffer qui tirait mal et enfumait la pièce en même temps qu’il créait un point de chaleur au sein d’un appartement glacial. Cette fumée se mêlait à la fumée-vapeur qui se dégageait de l’eau que l’on faisait chauffer pour se laver ou préparer le petit déjeuner, fumée-buée qui se collait aux vitres comme pour les voiler et opacifier le rapport au monde. De ses souvenirs, plus sensoriels que représentatifs, se dégageait une impression de mélange, mélange de fumée et d’odeurs, de fumée et de buée, du respirer et du boire, de fumée et de café au lait, de confusion corporelle et topique. Le mélange était indigeste, souvent dès la porte franchie et le brouillard de fumée du dehors retrouvé, Atmos vomissait. Il se dégageait du ton, de la manière dont Atmos retrouvait les impressions sensorielles de cette époque en cours de séance, un climat de confusion mais surtout de solitude désespérante et étouffante, sans issue : la chaleur produite par le poêle paternel se retourne inexorablement en cette fumée étouffante qui envahit l’intérieur et l’empoisonne en même temps qu’elle empoisonne le lait maternel nourricier qu’il faudra vomir ensuite. La fumée-buée du dedans ne s’ouvre que sur le brouillard-fumée du dehors. Du point du vue du travail psychanalytique nous passions insensiblement, de fumée en buée, de l’imago paternelle à l’imago maternelle et à la confusion relationnelle et topique. Tout semblait se passer comme si la topique interne d’Atmos se superposait à l’espace de cette cuisine familiale qui apparut petit à petit comme une « pièce à tout faire ». Une scène, sans doute tant de fois répétée qu’elle avait fini par prendre un caractère typique, sorte de scène-écran qui ramasse et tente de rendre appréhendable l’ambiance familiale, résume assez bien la confusion des zones corporelles et les paradoxes des interrelations familiales. C’est le moment de passer à table, la cuisine est pleine d’odeurs mêlées aux fumées de la viande qui grille dans l’huile, aux buées des légumes cuisant dans leur vapeur ; le père pisse dans l’évier qui jouxte la cuisinière, ou il vomit dans le même évier une substance rouge, le trop bu du vin à moins qu’il ne s’agisse de sang. Il faudra ensuite manger cette viande rouge et

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« fortifiante » comme dit la mère, manger sous l’œil aviné du père qui impose silence à toute la famille pour écouter, en s’endormant sur la table, la radio, ou impose silence « aux boniments de femme saoule » supposés de la mère (qui lui reproche de trop boire). Le regard de la mère d’Atmos s’est détourné de lui-même comme son père s’endormait, détourné de lui dans un silence qui signifie « tous les hommes sont bien pareils, tous les mêmes ». Le dimanche matin, Atmos fait ses devoirs sur un coin de table de cette « cuisine à tout faire ». Sa mère nettoie le sol avec de l’eau fumante, eau chaude mêlée à de la Javel, eau buée qui pique les yeux comme de la fumée, à faire pleurer : à la radio la chanson de la galère « j’ai pas tué, j’ai pas volé mais j’ai pas cru ma mère... », les larmes d’Atmos montent, sa mère s’active en silence, le dos courbé. Nous passâmes du temps à reconstituer, à partir des impressions sensorielles et affectives qui revenaient à Atmos en séance, cette ambiance familiale, à élaborer les confusions corporelles et relationnelles, à dénouer les paradoxes de cette cuisine « glischro-caryque12 ». Grâce à ce travail maintenu au long cours, Atmos émergea lentement de son état régressif en cours de séance, ses affects et ses associations reprenaient de la mobilité bien qu’ils fussent alors dominés par un vécu global de misère affective et de souffrance psychique qui émergeait au fur et à mesure que le brouillard et le brouillage internes s’estompaient : le travail n’était pas terminé. Un symptôme « transitoire » en cours de séance apparut qui allait permettre d’effectuer un nouveau pas dans l’approfondissement du rapport d’Atmos à l’air et à l’imago maternelle primaire. Atmos se mit à avaler de l’air de manière quasi réflexe jusqu’à atteindre parfois un état de malaise en cours de séance : poumons bloqués, intérieur rempli d’un « vide » matériel. J’éprouvais contre-transférentiellement aussi une espèce de modification de mon propre rapport à l’air qui devenait perceptible : je commençais à devenir sensible à mon propre rythme respiratoire, découvrais qu’il tendait à se mettre parfois en harmonie rythmique avec le sien, tantôt au contraire

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en opposition de phrase. Mon « rythme » interprétatif attirait aussi mon attention, prenait la forme d’une espèce de « respiration » interprétative. Corrélativement, la façon dont Atmos avalait compulsivement de l’air commençait à devenir interprétable comme une manière d’avaler le support matériel des mots, des mots non-dits. Au sein de ce que J. McDougall a appelé « la communication primitive », Atmos compensait en quelque sorte le silence maternel primaire et les non-dits familiaux, en incorporant à la place l’air qui aurait dû servir de support matériel à tout ce qui aurait dû, pu, être dit. Avaler l’air prit le sens d’avaler le représentant matériel de l’absence de représentation-mot, avaler le représentant-chose de l’absence de représentation-mot, le sens de garder en soi, jusqu’à s’étouffer, un représentant de la représentation qui garantirait de la nondisparition de la représentation-mère. Au-delà et à travers la « pièce à tout faire », symbole concret d’un certain état du monde interne, Atmos était en quête d’un représentant-chose qui lui permettrait de rendre sensible, perceptible sa réalité-chose interne, la réalité interne de la représentation. Il avait besoin de matérialiser cette réalité interne pour la saisir comme réalité et se prémunir contre la menace de disqualification que faisait peser sur elle son environnement premier. Du silence maternel nous glissâmes associativement au visage maternel symbole de la fonction de miroir primaire de l’être. Là encore, ce fut tout d’abord à partir de retours réminiscents de percepts visuels que ce travail s’effectua — avant que ceux-ci ne délivrent leur potentiel de représentation du climat affectif des interrelations précoces. Sans doute la mère d’Atmos, occupée ailleurs par son travail, avait laissé souvent seul le bébé qu’il fût, sans doute de ce fait bien peu de paroles avaient répondu à ses appels de détresse ; mais ceci restait dans le registre de la confrontation au manque et à l’absence. Plus difficile fut l’élaboration de la souffrance psychique et de la pathologie du mode d’absence dans la présence maternelle, l’élaboration de la confrontation avec ce visage maternel indifférent, comme tourné vers lui-même, ou qui se détourne, semble lui refuser la chaleur d’un regard ou lui montre — ce fut le pont verbal — un « mauvais air », hostile ou anéantissant. Atmos à son tour se détournait et

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se retournait vers lui-même, vide ou plein de ce « mauvais air », seule matière à investir. La perlaboration de ce matériel permit à Atmos d’éprouver petit à petit, audelà de la détresse et du désespoir, une rage impuissante intense qui prit, par la suite, une qualité particulière qui lui permit d’expérimenter paradoxalement un sentiment de plénitude interne, de volume intérieur, avant d’être reliée à la sensation d’un espace interne d’accueil, de manque : espace pour la représentation du manque. Je ne souhaite pas conclure longuement, le matériel me paraît éloquent par lui-même. Je voudrais simplement souligner les quelques réflexions suivantes. La réalité interne a besoin, et l’enjeu ici est de se sentir être, de se doter de représentant matérialisable, c’est ce qui lui permet de se saisir comme réalité interne. Cet enjeu est crucial quand le miroir maternel primaire n’a pu remplir suffisamment bien son office d’être le reflet perceptible et vivant de cette réalité. Dès lors, un défaut fondamental se glisse dans le rapport à la représentation et en particulier aux représentations de choses ou aux représentations-choses. Celles-ci sont alors menacées de dissolution ou d’anéantissement si un système de vicariance n’arrive pas à s’organiser. Chez Atmos, ce fut la fumée et l’écriture qui furent chargées de matérialiser la représentation pour tenter d’en garantir la « réalité » vécue et ainsi assurer la survie psychique. Quand par contre, les soins maternels sont suffisamment bien adaptés aux besoins psychiques et corporels de l’enfant, celui-ci fait l’expérience, à travers son rapport à l’environnement primaire, d’un objet indestructible, adaptable et malléable à ses besoins, d’une sensibilité et d’une disponibilité suffisante, capable de transformer les variations quantitatives en indices qualitatifs intersubjectifs, c’est-à-dire en communication, d’un objet autoanimé. Les traces mnésiques de ces expériences précoces formeront ainsi la préconception d’un représentant de la vie et de la réalité psychique qui, une fois opérée la séparation sujet/objet, pourra être transféré sur des objets que

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je propose d’appeler médium-malléable13, air, eau, pâte à modeler, objetjeu 14 , etc. qui deviendront alors les représentants de la représentation avant d’être intériorisés sous la forme de représentation-chose de la représentation15 . Ainsi, le rapport à l’air, matière à mot, et le rapport aux mots parlés ou matérialisés dans l’écriture, à la discursivité que j’ai appelée rhétorique, estil porteur des vestiges de la relation primaire à l’objet maternel représentant-mère de la représentation. ◆

NOTES

1.

S. Freud (1891), Contribution à l’étude des aphasies, Paris, P.U.F., 1983.

2.

J. Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. Voir aussi La carte postale, Paris, Aubier, 1980.

3.

Voir par exemple G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Seuil, 1967.

4.

Ceci un peu comme dans certains rêves qui autoreprésentent leur propre processus de construction.

5.

A. Carel, J. Goutaland, « Vie et mort du petit animal de la famille : l’objet de confluence », in L’animal dans la vie, Paris, E.S.F., 1980.

6.

R. Roussillon, « Note sur l’hallucination et le symptôme psychosomatique », in Revue française de psychanalyse, 1989, n° 3, p. 705-711.

7.

A. de Souzenelle, La lettre chemin de vie, Paris, Dervy Livres, 1975.

8.

F. Bernard Michel, « Le souffle coupé », Paris,Gallimard, 1984.

9.

M. Proust « À la recherche du temps perdu », t. 3, Paris, Gallimard-NRF, 1977.

10. Les impératifs de discrétion déontologique m’obligent à rester relativement allusif sur toute une partie du matériel de cette analyse. 11. Les phénomènes sensoriels m’évoquèrent bien entendu les phénomènes qu’Isakower a décrit dans la zone de l’endormissement. 12. Selon le terme proposé par J. Bleger dans Symbiose et ambiguïté, Paris, P.U.F., 1981. 13. R. Roussillon, « Le médium-malléable », Revue belge de psychanalyse, 1988, n° 13, p. 71-87. 14. Cf. l’objeu décrit par P. Fédida. 15. Dont le concept de petit objet détachable, dont S. Freud dit qu’il s’agit d’un concept inconscient (1917), donne une certaine idée.

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