Jeu et apprentissages mathématiques - Tel Archives ouvertes - Hal

1 févr. 2012 - Introduction. Dans une société scientifique et technologique telle que la nôtre aujourd'hui, les ...... situation, et joue comme saut informationnel.
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Jeu et apprentissages mathématiques : élaboration du concept de contrat didactique et ludique en contexte d’animation scientifique Nicolas Pelay

To cite this version: Nicolas Pelay. Jeu et apprentissages mathématiques : élaboration du concept de contrat didactique et ludique en contexte d’animation scientifique. Education. Université Claude Bernard - Lyon I, 2011. Français.

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UNIVERSITE CLAUDE BERNARD LYON 1, FRANCE Institut Camille Jordan Ecole Doctorale Infomaths Spécialité : didactique des mathématiques

THESE Volume 1 : manuscrit (Version finale décembre 2011)

Jeu et apprentissages mathématiques Élaboration du concept de contrat didactique et ludique en contexte d'animation scientifique Thèse soutenue le vendredi 6 mai 2011

Nicolas PELAY Sous la direction de : Pierre CREPEL Viviane DURAND-GUERRIER Membres du Jury : Michèle ARTIGUE Université Paris 7, France Claire MARGOLINAS Université de Clermont-Ferrand, France Pierre CREPEL CNRS et Université Lyon 1, France Viviane DURAND-GUERRIER Université Montpellier 2, France Gustavo BARALLOBRES Université de Montréal UQAM, Canada Christian MERCAT Université Lyon 1, France Silvia ROERO Università degli Studi di Torino, Italie

(Rapporteur) (Rapporteur) (Co-directeur de thèse)

(Co-directeur de thèse) (Examinateur) (Examinateur) (Examinateur) 1

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L’ouverture par les jeux « En France, dans les années soixante, un propriétaire de haras avait acheté quatre fringants étalons gris qui se ressemblaient tous. Mais ils avaient mauvais caractère. Dès qu’on les laissait côte à côte, ils se battaient et il était impossible de les atteler ensemble car chacun partait dans une direction différente. Un vétérinaire eut l’idée d’aligner leurs quatre box, avec des jeux sur les parois mitoyennes : des roulettes à faire tourner du bout du museau, des balles à frapper du sabot pour les faire passer d’une stalle à l’autre, des formes géométriques bariolées suspendues à des ficelles. Il intervertit régulièrement les chevaux afin que tous se connaissent et jouent les uns avec les autres. Au bout d’un mois les quatre chevaux étaient inséparables. Non seulement ils acceptaient d’être attelés ensemble mais ils semblaient trouver un aspect ludique à leur travail. » Encyclopédie du savoir relatif et absolu, Bernard Werber

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Remerciements Je voudrais ici chaleureusement remercier tous ceux qui m’ont porté et supporté dans cette belle aventure scientifique, humaine, et personnelle qu’a été cette thèse. Merci à Viviane et Pierre, qui m’avez formé, soutenu, fait confiance, et transmis vos connaissances, mais aussi valeurs de recherche. Vous avez su me laisser libre tout en me « recadrant » quand c’était nécessaire. Merci à tous les chercheurs, enseignants et animateurs avec qui j’ai pu échanger et qui ont montré un intérêt pour mes recherches. Merci aux membres du jury pour leurs relectures attentives et leurs commentaires avisés sur mon travail. Merci à Claire Margolinas et tous les membres du CSO de l’école d’été 2009 qui m’ont permis de vivre un moment inoubliable, et merci à Michèle Artigue pour ses deux magnifiques conférences d’ouverture et de clôture de cette même école ! Cela a été un vrai plaisir et un grand honneur d’avoir pu vous compter dans les rapporteurs de ma thèse. Merci tout spécialement à François Conne, que je considère comme le parrain de cette thèse. Ton esprit libre, original, créatif et tellement riche est pour moi une inépuisable source d’inspiration et de réflexion. Merci à tous les jeunes chercheurs que j’ai toujours beaucoup de plaisir à retrouver dans les séminaires, conférences, soirées, etc. Merci à Caroline et Joris pour avoir contribué à consolider ce groupe. Un immense merci à Anne-Cécile, Audrey et Hussein grâce à qui l’organisation du week-end Jeune-Chercheur 2010 est devenue une aventure passionnante ! Merci à Marie, Laurence, Julie, Laura, Ahmad, Romain, qui ont participé aux recherches sur les Récréations Mathématiques à travers leurs mémoires et leurs stages. Merci à Alix, Océane, Leila et Jean-Marie, qui ont participé à la transcription. Merci à Arthur pour son aide informatique. Merci spécial à Laura pour son aide des derniers mois, c’est à toi de jouer maintenant ! Merci à l’Institut Camille Jordan et au laboratoire S2HEP qui m’avez soutenu et financé. Merci aussi à tous ceux qui font fonctionner le laboratoire au quotidien, et notamment Monique et Jean-Marc, toujours là pour rendre service. Merci à l’IREM de Lyon et à l’équipe MathALyon, et en particulier à Régis, Jérôme, Marie, Christian, et Jocelyne. Merci à mes anciens collègues de France Télécom R&D Belfort, et en particulier à Pascal, qui m’a soutenu et a permis ma transition vers le master et la thèse. Merci à mes amis du tennis et du théâtre d’improvisation. Merci à Amel et Sarah, mes colocataires qui m’ont apporté leur soutien pendant ces derniers mois. Merci à tous les animateurs que j’ai rencontré et avec qui j’ai partagé des moments inoubliables, de la Brède tOP tOP à Maths-En-Folie en passant par les sorciers de Terrington ou les aventuriers de Doucy ! Un merci très chaleureux à Audrey (Rara) et Diane (Caluna), directrices géniales, qui m’avez tellement apporté ! Merci particulier à Aglaonis, Alix, Nalys, Alzamar, Arcadi, mathéphiles dès les premiers jours, et qui avez participé à mes recherches. Merci à mes amis, toujours là pour les débriefings, les sorties et les soirées ! Merci à Amélie et Elodie, les deux matheuses les plus géniales et adorables que je connaisse ! Merci à Cathy & Gé qui ont fondé avec moi le tOP pour des moments mémorables de colocation. Merci à la Familia : Amélie, Guillaume, Suzanne et Dosh, Amandine, Ben, Gé, vous êtes une véritable deuxième famille ! Grâce à vous, j’ai toujours gardé le mentol et la rrrrage pour mener à bien cette thèse, et bien plus encore ! Damien, tu es toujours là pour faire front avec moi. Gé, assurément ton soutien est sans faille ! Merci à toutes les femmes qui éclairent et enrichissent ma vie, et parmi elles Amandine, Julie et Marion, étoiles parmi les étoiles. Enfin, merci infiniment à Maman, Papa, Claire, et Mémé. Vous m’avez enseigné dès ma naissance le plaisir de vivre et d’apprendre ! C’est dans cette éducation que se trouvent assurément les racines de cette thèse. Que vive et se transmette le plaisir maths !

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Table des Matières Volume 1 : Manuscrit de thèse Introduction Générale ..................................................................................15 Partie I. Constitution d’un terrain de recherche en contexte d’animation scientifique autour de la dialectique jeu-apprentissage ................................... 19 Chapitre 1. La diffusion des mathématiques en France ................................................ 23 I - Les mathématiques dans les médias ...................................................................................... 23 I.1. Les médias de masse (télévision, radio) ....................................................................................................... 23 I.2. La presse : des jeux pour tous, des magazines spécialisés pour les jeunes .................................................. 24

II - Les mathématiques sur Internet ........................................................................................... 25 II.1. Une ribambelle de jeux................................................................................................................................ 25 II.2. Des sites internet proposés par les chercheurs du domaine ...................................................................... 26

III - Les actions de diffusion des mathématiques dans la société .............................................. 27 III.1. Les acteurs de la diffusion mathématique ................................................................................................. 27 III.2. Les principales actions de diffusion des mathématiques ........................................................................... 31

IV - Quelques éléments d’analyse de la diffusion des mathématiques ..................................... 35 IV.1. Faible diffusion dans les médias ................................................................................................................. 35 IV.2. Une diffusion tournée essentiellement vers le contexte de l’école ........................................................... 35 IV.3. Une prise de conscience d’un lien à créer entre mathématiques et société ............................................. 36

V - Les mathématiques dans l’animation scientifique ............................................................... 38 V.1. L’animation scientifique : une spécificité française .................................................................................... 39 V.2. La faible place des mathématiques dans l’animation scientifique.............................................................. 42 V.3. La nécessité de concilier plaisir et éducation scientifique .......................................................................... 42 V.4. Le manque d’attractivité des mathématiques ............................................................................................ 43 V.5. Perspectives pour plus d’attractivité : les mathématiques expérimentales? ............................................. 44 V.6. La didactique : un outil pour la diffusion d’une culture mathématique ?................................................... 45

VI - Conclusion ............................................................................................................................ 46

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Chapitre 2. Problématique et méthodologie de recherche ......................................... 47 I -Naissance d’un projet de recherche en contexte d’animation scientifique ........................... 47 I.1. Motivations personnelles ............................................................................................................................. 47 I.2. Le jeu concilie plaisir et apprentissage ......................................................................................................... 48

II - La théorie des situations comme cadre théorique de référence .......................................... 49 II.1. Le paradigme des situations adidactiques................................................................................................... 49 II.2. Dévolution de la situation adidactique........................................................................................................ 50 II.3. La dimension expérimentale des mathématiques ...................................................................................... 51 II.4. Une distinction entre la TSM et la TSD ........................................................................................................ 52 II.5. Jouer et apprendre ...................................................................................................................................... 52

III - Concevoir et gérer des activités mathématiques et ludiques.............................................. 54 III.1. Conditions d’adaptation en contexte d’animation scientifique ................................................................. 54 III.2. Conception de situations didactiques avec un potentiel ludique .............................................................. 55 III.3. Gérer une animation : le contrat didactique .............................................................................................. 56

IV - La dialectique jeu/apprentissage en didactique des mathématiques ................................. 57 IV.1. Le « jeu » comme référence originelle à la théorie des jeux...................................................................... 58 IV.2. Le « jeu » comme activité ludique.............................................................................................................. 59 IV.3. La dialectique jeu/apprentissage ............................................................................................................... 60 IV.4. Démarche de notre travail ......................................................................................................................... 63

V - La dialectique numérique-algébrique ................................................................................... 64 V.1. Le choix d’expérimenter sur une tranche d’âge relative au collège ........................................................... 64 V.2. Un enjeu de savoir mathématique important du collège ........................................................................... 64 V.3. Un thème en lien avec les récréations mathématiques du XVIIe siècle ...................................................... 65

VI - L’ingénierie didactique comme méthodologie générale de nos recherches....................... 66 VI.1. Concilier les enjeux de recherche et d’action ............................................................................................ 66 VI.2. La « méthodologie des trois pôles »........................................................................................................... 68 VI.3. La position de chercheur-animateur comme méthodologie de recherche ............................................... 71 VI.4. Ingénierie didactique et action .................................................................................................................. 74 VI.5. Organisation des recherches et plan de thèse ........................................................................................... 76

Chapitre 3. Expérimentations en séjours de vacances scientifiques ......................... 81 I - Le contexte des séjours de vacances...................................................................................... 81 I.1. Bref historique .............................................................................................................................................. 82 I.2. Règlementation ............................................................................................................................................ 82 I.3. Des objectifs éducatifs .................................................................................................................................. 83

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I.4. L’animation scientifique et mathématique en séjours de vacances ............................................................ 84

II - Conduire des expérimentations en séjours de vacances ...................................................... 90 II.1. Ethique de recherche .................................................................................................................................. 90 II.2. Deux types de séjours .................................................................................................................................. 91 II.3. Deux positions sur le terrain d’action : de l’animation à la direction .......................................................... 92

III - Recueil de données en lien avec les expérimentations pendant le séjour .......................... 92 III.1. Enregistrements des ateliers ...................................................................................................................... 93 III.2. Les aspects de l’atelier pour lesquels nous souhaitons recueillir des données.......................................... 94 III.3. Recueillir l’avis des enfants ........................................................................................................................ 98 III.4. La dimension affective en séjour de vacances ......................................................................................... 103

IV - Rendre une animation attractive, ludique et amusante .................................................... 108 IV.1. Rendre l’activité attractive : donner envie de jouer ................................................................................ 109 IV.2. L’appui sur les ressorts ludiques .............................................................................................................. 110 IV.3. Gérer les aspects affectifs et éducatifs liés au jeu ................................................................................... 111 IV.4. S’adapter au contexte .............................................................................................................................. 112 IV.5. Les phases d’une animation ..................................................................................................................... 113

V - Description globale des expérimentations en séjours de vacances ................................... 117 V.1. Vue globale sur les expérimentations ....................................................................................................... 117 V.2. Evolution temporelle de la recherche ....................................................................................................... 118 V.3. Description et expérimentations des situations mathématiques et didactiques ..................................... 120 V.4. Jouer et apprendre des mathématiques ................................................................................................... 133 V.5. La dimension affective en mathématiques en séjour mathématique ...................................................... 135

Partie II. Etude historique des Récréations Mathématiques d’Ozanam . 139 Chapitre 4. Le genre des récréations................................................................................. 143 I - Emergence des Récréations mathématiques ....................................................................... 143 I.1. Les Problemes plaisans et delectables de Bachet (1612, 1624).................................................................. 143 I.2. Développement d’un nouveau genre littéraire .......................................................................................... 144 I.3. Stabilisation du genre ................................................................................................................................. 145 I.4. Le renouvellement d’un genre ................................................................................................................... 147

II - Mathématiques et mathématiciens vers 1700 ................................................................... 148 II.1. Les mathématiques ................................................................................................................................... 148 II.2. Les mathématiciens ................................................................................................................................... 149 II.3. Politique et sciences .................................................................................................................................. 151 II.4. L'enseignement des mathématiques ........................................................................................................ 151

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III - Eléments biographiques et bibliographiques de Jacques Ozanam (1640-1718) ............... 153 III.1. Biographie succincte ................................................................................................................................. 153 III.2. Un personnage approprié pour l’écriture des récréations ....................................................................... 154

IV - Conclusion .......................................................................................................................... 155

Chapitre 5. Etude de la partie arithmétique des Récréations mathématiques .. 157 I - Description de la partie "arithmétique" des Récréations mathématiques.......................... 157 I.1. Forme des problèmes ................................................................................................................................. 158 I.2. Structuration de la partie arithmétique ..................................................................................................... 160

II - Projet d’Ozanam d’une trilogie Dictionnaire-Cours-Récréations ........................................ 168 II.1. Présentation des trois ouvrages ................................................................................................................ 168 II.2. L’intérêt des mathématiques .................................................................................................................... 171

III - L’arithmétique dans les trois ouvrages en matière d’arithmétique .................................. 173 III.1. Perpétuation du genre des récréations .................................................................................................... 173 III.2. Un renouvellement du genre ................................................................................................................... 176 III.3. Un projet de diffusion des mathématiques autour de l’algèbre .............................................................. 182

IV - Comparaison du projet d'Ozanam avec ceux de Prestet et Lamy ..................................... 185 IV.1. Jean Prestet (1648-1691) ......................................................................................................................... 185 IV.2. Bernard Lamy (1640-1715) ....................................................................................................................... 188 IV.3. Ozanam face à Prestet et à Lamy ............................................................................................................. 193

V - Conclusion ........................................................................................................................... 196

Chapitre 6. De l’histoire à la didactique : la dialectique jeu-apprentissage .......... 197 I - L’algèbre dans l’articulation didactique et ludique .............................................................. 197 I.1. D’une pensée magique à une pensée rationnelle ...................................................................................... 197 I.2. La surprise produite par les tours de divination : de la peur à l’amusement ............................................. 198 I.3. Comprendre les tours de divination avec l’algèbre .................................................................................... 199 I.4. L’algèbre comme émergence d’une rationalité ......................................................................................... 200

II - La double dimension ludique d’une situation mathématique ............................................ 200 II.1. Réflexions .................................................................................................................................................. 200 II.2. Identifications de situations mathématiques ............................................................................................ 203

III - Conclusions ......................................................................................................................... 205

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Partie III. Ingénierie didactique en séjour de vacances .................................... 207 Chapitre 7. La situation mathématique des 10 consécutifs ....................................... 211 I - La situation mathématique des 10 consécutifs dans la thèse de Barallobres ..................... 211 I.1. La problématique de Barallobres ............................................................................................................... 211 I.2. Description de la version papier-crayon ..................................................................................................... 212 I.3. Analyse a priori ........................................................................................................................................... 213 I.4. Expérimentations et résultats .................................................................................................................... 215 I.5. La gestion de l’enseignant .......................................................................................................................... 216 I.6. La phase de débat ....................................................................................................................................... 217 I.7. Peut-on modéliser la situation par un élève générique ? .......................................................................... 218

II - Adaptation ludique pour une ingénierie en séjour de vacances ........................................ 219 II.1. Analyse a priori de la situation mathématique ......................................................................................... 220 II.2. Coexistence de deux milieux mathématiques ........................................................................................... 220 II.3. Une pluralité des méthodes ...................................................................................................................... 221 II.4. La dialectique numérique-algèbre ............................................................................................................. 225 II.5. Une situation à fort potentiel adidactique ................................................................................................ 226 II.6. La course .................................................................................................................................................... 226 II.7. Une richesse de la situation....................................................................................................................... 227 II.8. Version ludique de la situation .................................................................................................................. 229 II.9. Description des étapes .............................................................................................................................. 229 II.10. Analyse a priori ........................................................................................................................................ 230 II.11. Attractivité ............................................................................................................................................... 233

III - Expérimentation sur le séjour à thématique pirate ........................................................... 234 III.1. Contexte ................................................................................................................................................... 234 III.2. Méthodologie ........................................................................................................................................... 235 III.3. La prise en compte de l’attractivité .......................................................................................................... 236 III.4. Une adaptation réussie ............................................................................................................................ 237 III.5. Description du déroulement .................................................................................................................... 239

IV - Analyse a posteriori de la phase de course : une phase ludique et adidactique............... 241 IV.1. L’imaginaire comme fil conducteur du jeu ............................................................................................... 241 IV.2. La course est le moteur de la dévolution ................................................................................................. 243 IV.3. Diffusion des stratégies au sein d’une équipe.......................................................................................... 248

V - Conclusion ........................................................................................................................... 256

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Chapitre 8. Le contrat didactique et ludique .................................................................. 257 I - Les insuffisances du contrat didactique pour modéliser les interactions enfants - animateur en séjour de vacances .............................................................................................................. 258 I.1. Le contrat didactique.................................................................................................................................. 258 I.2. Les limites du contrat didactique en séjour de vacances ........................................................................... 260 I.3. Vers une prise en compte du ludique dans l’élaboration théorique .......................................................... 264

II - Aux origines du contrat didactique : le cas Gaël ................................................................. 265 II.1. Description des quatre premières séances ............................................................................................... 265 II.2. Un jeu subtil d’interactions didactiques et ludiques ................................................................................. 269

III - Le contrat ludique selon C. Duflo dans Jouer et Apprendre (1997) ................................... 270 III.1. Le projet et la méthode de C. Duflo ......................................................................................................... 271 III.2. L’échec des précédentes définitions (Huinziga, Caillois, etc.) .................................................................. 272 III.3. La légaliberté : concept central de la définition du jeu de Duflo.............................................................. 273 III.4. Le jeu comme structure ............................................................................................................................ 274 III.5. La clôture ludique ..................................................................................................................................... 276 III.6. Le contrat ludique..................................................................................................................................... 277 III.7. Un ancrage philosophique pour la dialectique Jeu/Apprentissage .......................................................... 277

IV - Elaboration du concept de contrat didactique et ludique ................................................. 279 IV.1. Deux pôles : « didactique » et « ludique » ............................................................................................... 280 IV.2. Définition .................................................................................................................................................. 284 IV.3. Les règles ludiques, régulatrices du jeu ................................................................................................... 284 IV.4. Une modélisation du contrat à deux niveaux .......................................................................................... 287 IV.5. L’articulation entre les deux niveaux ....................................................................................................... 290 IV.6. L’enjeu ...................................................................................................................................................... 294 IV.7. Les intentions ........................................................................................................................................... 295 IV.8. Processus de recherche de contrat : stabilité et instabilité ..................................................................... 296 IV.9. L’articulation didactique et ludique ......................................................................................................... 303

V - Retour sur les textes fondateurs avec le concept de contrat didactique et ludique ......... 310 V.1. Relecture des textes fondateurs ............................................................................................................... 310 V.2. La règle ludique nécessaire au processus d’apprentissage dans la TSD ? ................................................. 313

VI - Conclusion .......................................................................................................................... 314

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Chapitre 9. Elaboration d’une ingénierie didactique et ludique : la quête des nombres premiers ............................................................................................ 317 I - Conception d’une situation didactique avec des potentialités ludiques ............................. 319 I.1. La notion de « ressort ludique » : un concept à élaborer ? ........................................................................ 319 I.2. Dimension ludique interne et externe ....................................................................................................... 319 I.3. Enjeu ludique et enjeu mathématique ....................................................................................................... 321 I.4. Le concept de « règle ludique » pour une situation didactique ................................................................. 321

II - L’ingénierie didactique et ludique de la quête des nombres premiers .............................. 323 II.1. Motivations................................................................................................................................................ 323 II.2. Objectif général de l’ingénierie didactique et ludique de la quête des nombres premiers ..................... 325 II.3. Résumé de l’ingénierie didactique et ludique ........................................................................................... 326 II.4. La situation des nombres non rectangulaires ........................................................................................... 329

III - Expérimentations en séjours de vacances mathématiques ............................................... 333 III.1. Contexte ................................................................................................................................................... 333 III.2. Méthodologie ........................................................................................................................................... 334 III.3. Déroulement général des expérimentations ............................................................................................ 334 III.4. Des potentialités pour l’action et la recherche ........................................................................................ 337

IV - Conclusions......................................................................................................................... 341

Conclusion Générale ........................................................................................................ 343 Bibilographie ........................................................................................................................ 349

Volume 2 : Annexes Annexe A : Animations mathématiques………………………………………………………………………..………………3 A1 Tableau récapitulatif des séjours et expérimentations réalisés......................................................5 A2 Situation des 10 consécutifs, imaginaire pirate.....................................……………………………………….6 A3 Situation des 10 consécutifs, imaginaire magie…………………………………………………………………………..8 A4 Situation des 10 consécutifs, imaginaire animaux……………………………………………………………………..10 A5 Situation du puzzle, imaginaire espace……………………………………………………………………………………..12 A6 Situation ROMA, combinaison du coffre……………………………………………………………………………………14 A7 Ingénierie didactique et ludique : Maths et magie…………………………………………………………………….15 A8 Ingénierie didactique et ludique : la quête des nombres : voir annexe C.1 A9 Bilan des questionnaires d'évaluation enfants…………………………………………………………………………..30 A10 Bilan du questionnaire de la fête de la science 2010……………………………………………………………….35 A11 Questions pour les entretiens menés avec les enfants…………………………………………………………….37 11

Annexe B : Situation des 10 consécutifs, séjour pirate OA_03 EXP_04…………………………………………39 B1 Feuille de stratégie personnelle, imaginaire pirate…………………………………………………........................……………………………………………………………………41 B2 Feuille de stratégie d'équipe, imaginaire pirate…………………………………………………………………………44 B3 Déroulement de l'atelier……………………………………………………………………………………………………………46 B4 Méthodologie de transcription de la phase de course……………………………………………………………….47 B5 Transcription de la phase de course………………………………………………………………………………………….48 B6 Méthodologie de transcription de la phase de débat………………………………………………………………113 B7 Transcription de la phase de débat………………………………………………………………………………………….114 Annexe C : "La quête des nombres", séjour mathématique OA_12 EXP_29…………………..…….…….137 C1 Ingénierie didactique et ludique : la quête des nombres…………………………………………………………139 C2 Contrat de recherche animateur/chercheur……………………………………………………………………………151 C3 Déroulement de l'atelier…………………………………………………………………………………………………………152 C4 Images de l'expérimentation…………………………………………………………………………………………………..153 C5 Déroulement du jeu de plateau……………………………………………………………………………………………….158 C6 Transcription du lancement de l'atelier…………………………………………………………………………………..161 C7 Transcription de séance 1 - Mélodie et Elsa…………………………………………………………………………….167 C8 Transcription de séance 1 - Adèle et Marion……………………………………………………………………………195 C9 Transcription de séance 1 - Stéphanie et Lisa………………………………………………………………………….208 C10 Discussions entre l'animateur et le chercheur pour l'atelier EXP 27………………………………………230 Annexe D : Entretiens …………………………………………………………………………………………………………………241 D0 Récapitulatif des entretiens menés sur les séjours 2008 et 2009…………………………………………….243 D1 Entretien de Pascaline…………………………………………………………………………………………………………….244 D2 Entretien de Mélodie………………………………………………………………………………………………………………249 D3 Entretien d'Arnaud………………………………………………………………………………………………………………….253 D4 Entretien de Suzie…………………………………………………………………………………………………………………..256 D5 Entretien de Pierre-Antoine…………………………………………………………………………………………………….259 D6 Entretien de Lucia……………………………………………………………………………………………………………………262 D7 Entretien de Bastien……………………………………………………………………………………………………………….265 D8 Entretien de Julien………………………………………………………………………………………………………………….271 D9 Entretien de Justin………………………………………………………………………………………………………………….275 D10 Entretien de Florent………………………………………………………………………………………………………………280 D11 Entretien de Lisa……………………………………………………………………………………………………………………283 D12 Entretien de Elsa……………………………………………………………………………………………………………………288 D13 Entretien de Marion………………………………………………………………………………………………………………294 D14 Entretien de Mélodie…………………………………………………………………………………………………………….297 D15 Entretien de Séléna……………………………………………………………………………………………………………….303

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Annexe E : Histoire des mathématiques………………………………………………….………………………………….311 E1 Jacques Ozanam (1640-1718). Bibliographie et sources…………………………………………………………..313 E2 Sommaire des principaux ouvrages d'Ozanam (Dictionnaire, Cours, Récréations 1694, Récréations 1790, Nouveaux Elémens d'Algèbre)…………………………………………………………………….…..320 E2.1 Sommaire du Dictionnaire d'Ozanam……………………………………………………………………………………320 E2.2 Sommaire du Cours d'Ozanam……………………………………………………………………………………………..322 E2.3 Sommaire des Récréations 1694 d'Ozanam………………………………………………………………………….325 E2.4 Sommaire des Récréations 1790 d'Ozanam………………………………………………………………………….327 E2.5 Sommaire des Nouveaux Elémens d'Algèbre d'Ozanam……………………………………………………….330 E3 Tableaux et démonstrations concernant la partie arithmétique des Récréations (1694)…………332 E3.1 Recensement des définitions, dans le Dictionnaire, Cours, Récréations 1694, des termes d'arithmétique utilisés dans le Problème V des Récréations…………………………………………………………332 E3.2 Définitions, dans les Récréations, des termes d'arithmétique utilisés dans le Problème V des Récréations………………………………………………………………………………………………………………………………… 333 E3.3 Définitions, dans le Cours, des termes d'arithmétique utilisés dans le Problème V des Récréations………………………………………………………………………………………………………………………………….334 E3.4 Définitions, dans le Dictionnaire, des termes d'arithmétique utilisés dans le Problème V des Récréations………………………………………………………………………………………………………………………………….336 E3.5 Les paragraphes I à XXIX du Problème V des Récréations……………………………………………………..339 E3.6 Énoncés par Ozanam et énoncés modernes (avec nos démonstrations), présentés dans le Problème V des Récréations…………………………………………………………………………………………………………342 E3.7 Les Problèmes XI à XXXVI des Récréations : solutions et démonstrations……………………………..350 E3.8 Tableau de correspondance des tours de divinations entre Bachet (1624) et Ozanam (1694)…………………………………………………………………………………………………………………………….374 E3.9 Types de tours de divination dans les Récréations 1694……………………………………………………….375 E4 Problème XXI des Récréations 1694…………………………………………………………………………………………377 E5 Dialogue à l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon (15 juin 2010).....................379

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Introduction Générale Le lien entre jeu et apprentissage, qui est au cœur de la problématique de notre thèse, est complexe, et ressort de plusieurs champs de recherche, ce qui fait dire à Gilles Brougère, dans l’ouvrage Jouer / Apprendre (2005) : « Quand les théories disponibles, par leur profusion et leur diversité, augmentent l’ambiguïté, la situation du chercheur semble désespérée et l’on comprend pourquoi si peu d’entre eux s’intéressent à ce domaine » (p. 17). Si les difficultés sont si nombreuses, c’est non seulement que ce thème intéresse de multiples disciplines (sciences de l’éducation, sociologie, psychologie, biologie, etc.) mais aussi qu’il « faut bien admettre qu’il n’y a pas un savoir unifié sur le jeu, [et] qu’au sein même des disciplines, les discours restent pluriels » (ibid., p. 33). Mon intérêt pour cette problématique provient initialement de mon expérience personnelle où j’ai pu voir qu’il est possible de jouer et de faire des mathématiques en séjour de vacances. Animateur scientifique depuis de nombreuses années, j’ai cependant constaté la faible place des mathématiques dans les contextes de loisirs et d’animation scientifique, ceci pouvant sembler paradoxal compte tenu de la place qu’elles occupent dans la société. Ce phénomène peut être relié au fait que, pour de nombreux adultes, les mathématiques sont essentiellement une discipline scolaire visant à la sélection, fréquemment rattachée à de mauvais souvenirs scolaires, ce qui les rend a priori incompatibles avec les notions de plaisir, de liberté et de loisir. Or, le jeu, par sa richesse et les multiples possibilités qu’il offre à l’éducateur dans sa relation avec les enfants, permet selon moi de concilier plaisir et activité mathématique. Cette hypothèse est le point de départ d’une réflexion qui me conduit à concevoir et à tester des activités mathématiques et ludiques dans différents contextes d’animation scientifique, et à élaborer une réflexion théorique sur l’articulation jeu-apprentissage. J’encre mon travail dans une approche didactique et historique, afin de questionner les liens et les tensions entre jeu et apprentissage du point de vue des savoirs mathématiques. La théorie des situations didactiques (Guy Brousseau, 1998), associée à la méthodologie d’ingénierie didactique (Michèle Artigue, 1990), me fournit le cadre théorique pour penser et expérimenter des situations en contexte d’animation scientifique. L’histoire des mathématiques me permet de prendre un certain recul, notamment avec les Récréations mathématiques et physiques (1694) de Jacques Ozanam (1640-1718). J’étudie une forme 15

d’articulation entre jeu et mathématiques particulièrement populaire au XVIIe siècle, en même temps qu’un mathématicien intéressant pour notre problématique, puisqu’il a aussi été enseignant de mathématiques et auteur d’un Dictionnaire (1691) et d’un Cours (1693) de mathématiques. Tout au long de mon travail, j’articule expérimentations dans le champ de l’animation scientifique, réflexions et élaboration théorique. Je constitue un terrain de recherche dans le contexte encore peu étudié des séjours de vacances, où j’ai une solide expérience, et mets en place des ingénieries qui prennent explicitement en charge les enjeux didactiques et ludiques. En contrôlant simultanément les enjeux du terrain et les enjeux de la recherche, je tente d’appréhender les tensions qui existent entre jeu et apprentissage, ainsi que les écarts entre la théorie et la pratique. C’est ainsi que je comprends que l’animateur est amené à gérer simultanément l’atelier du double point de vue des enjeux ludiques et didactiques, ce qui influe directement sur les apprentissages réalisés. Par conséquent, le contrat didactique ne peut à lui seul modéliser la situation et il faut aussi prendre en compte les interactions ludiques pour rendre compte du processus d’apprentissage dans sa globalité. Je défends dans ce travail la thèse principale suivante : L’étude didactique de l’articulation entre jeu et apprentissage implique la prise en charge explicite du jeu dans l’élaboration théorique au niveau de la gestion par l’animateur des interactions avec les enfants, et de la conception de situations ayant une double valence didactique et ludique. Ceci rend nécessaire de revenir sur le concept de contrat didactique et fait émerger la nécessité du concept de contrat didactique et ludique pour modéliser les interactions entre les participants engagés dans l’activité et l’animateur, dans les cas où les activités proposées dans un contexte ludique ont une visée didactique. Ce concept s’appuie sur celui de contrat didactique, défini en didactique des mathématiques au sein de la théorie des situations (Brousseau, 1998), et sur le concept de contrat ludique, défini en philosophie par Colas Duflo (1997) pour caractériser les jeux réels. En étudiant les fondements du contrat didactique (étude du cas Gaël dans Brousseau, 1999), et les textes fondateurs de Brousseau (1986, 1990), je montre que la dimension ludique est présente dès les fondements de la théorie des situations comme moteur de la dévolution, et que le concept de contrat didactique vise à prendre en charge la nécessité pour les institutions d’enseignement de mettre au premier plan les aspects didactiques. En ce sens, le concept de contrat didactique et ludique vise en premier lieu à étendre

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celui de contrat didactique pour la modélisation des situations où la dimension ludique joue un rôle implicite ou explicite. Pour soutenir cette thèse, je m’appuie sur deux hypothèses : 

La théorie des situations offre un cadre adapté pour élaborer des ingénieries dans les contextes d’animation scientifique. Elle permet de décrire et d’élaborer des situations dans d’autres cadres que celui de l’école pour lequel elle a été conçue. Le concept d’adidacticité est le concept clé de l’adaptation possible de situations didactiques dans des contextes variés.



Le jeu est un moteur de la dévolution. En jouant, la personne s’investit aux niveaux intellectuel et affectif. Elle agit et se sent responsable de trouver par elle-même (ou en équipe) de nouvelles stratégies pour réussi, si bien que le jeu favorise l’implication de la personne dans les phases adidactiques.

Cette thèse se structure donc en trois parties, qui s’articulent ensemble de la façon suivante. Dans la première partie (Constitution du terrain de recherche), nous commençons par un état des lieux de la diffusion des mathématiques en France (chapitre 1), ce qui nous permet de décrire ensuite notre problématique, le cadre théorique de la théorie des situations, et notre méthodologie générale de recherche (chapitre 2). Nous constituons notre terrain de recherche en contexte d’animation scientifique, en particulier dans les séjours de vacances, et décrivons l’ensemble des actions et expérimentations menées (chapitre 3). Cette partie pose les bases théoriques, méthodologiques et contextuelles permettant de donner une vue d’ensemble sur l’ensemble des recherches. Elle intègre les dimensions théoriques (histoire des mathématiques, ingénierie didactique et élaboration théorique) qui sont développées dans les parties suivantes.

Dans la deuxième partie (Réflexion historique), nous prenons un recul historique : après avoir situé le genre des récréations mathématiques dans son époque (chapitre 4), nous étudions la partie dite « arithmétique » des Récréations Mathématiques et Physiques (1694) de Jacques Ozanam et comment cet ouvrage s’articule, tout d’abord avec le Dictionnaire et le Cours du même auteur,

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ensuite avec les manuels et traités de deux de ses contemporains, Prestet et Lamy (chapitre 5). Cela nous permet d’en tirer des réflexions pour notre problématique didactique générale (chapitre 6). La démarche historique nourrit le travail expérimental et didactique : elle nous permet d’une part de mieux comprendre les liens existants entre jeu et mathématiques, et d’autre part d’identifier des problèmes ayant une double valence mathématique et ludique, dans le but de concevoir de nouvelles animations mathématiques.

Dans la troisième partie (Ingénierie didactique et élaboration théorique), nous décrivons l’adaptation d’une situation didactique déjà existante, reprise de Gustavo Barallobres (2006), qui joue un rôle central dans notre thèse (chapitre 7). En appui sur l’ensemble des expérimentations réalisées à partir de cette situation, nous élaborons le concept de contrat didactique et ludique pour modéliser la gestion didactique et ludique de l’animateur (chapitre 8). Dans le dernier chapitre (chapitre 9), nous posons les bases de ce que nous allons appeler la méthodologie d’ingénierie didactique et ludique, destinée à concevoir des activités adaptées au terrain d’animation scientifique (dimension action) et à poursuivre nos élaborations théoriques en lien avec la dialectique jeu/apprentissage. Le problème mathématique choisi est puisé dans la partie arithmétique des Récréations Mathématiques. Cette partie permet de montrer comment notre travail de recherche se développe dans une articulation permanente entre action sur le terrain et élaboration théorique.

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Partie I. Constitution d’un terrain de recherche en contexte d’animation scientifique autour de la dialectique jeu-apprentissage

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Introduction Dans une société scientifique et technologique telle que la nôtre aujourd’hui, les mathématiques jouent un rôle de premier plan et sont au centre de nombreux débats sur leur place dans la société, leur diffusion et leur enseignement. La question de la désaffection pour les études scientifiques 1, et en particulier les études mathématiques, rend ce débat d’autant plus vif qu’il est désormais l’objet d’enjeux politiques aux échelles nationales et internationales. Notre travail prend sa source dans la volonté de développer des recherches en lien avec des actions de diffusion des mathématiques dans le cadre culturel et de loisirs, et notre engagement dans ce qu’on appelle en France le champ de « l’animation scientifique ». Cette pratique sociale permet à chaque citoyen de s’engager dans l’établissement d’une relation entre science et société dont il sera l’un des « médiateurs ». Elle est très diverse, tant ses liens mêlent de façon complexe les enjeux scientifiques, idéologiques, éducatifs et politiques. Dans le premier chapitre, nous faisons un état des lieux de la diffusion des mathématiques en France, et donnons quelques éléments de description du champ complexe de l’animation scientifique, ce qui nous permettra ensuite de situer nos choix d’action et de recherche. Dans le deuxième chapitre, nous décrivons notre problématique et notre méthodologie générale. Cherchant à développer des recherches didactiques autour de la dialectique Jeu/Apprentissage, nous nous appuyons sur la théorie des situations (Guy Brousseau, 1998) et l’ingénierie didactique (Michèle Artigue, 1990) afin de développer des animations mathématiques et ludiques à partir de situations adidactiques. Dans le troisième chapitre, nous constituons notre terrain de recherche dans le contexte des séjours de vacances. Nous développons les méthodologies appropriées pour prendre en compte les enjeux de la recherche et les enjeux d’action, et réalisons des animations mathématiques et ludiques à partir d’ingénieries didactiques de la théorie des situations.

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Voir l’enquête de B. Convert (2006) qui aborde la question de la désaffection avec une perspective sociologique. Selon lui, la « crise des vocations scientifiques » est moins liée à des aspects affectifs qu’à la transformation de l’enseignement supérieur amorcée dès la fin des années 1980.

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Chapitre 1. La diffusion des mathématiques en France Nous allons dans un premier temps donner un panorama général, mais néanmoins significatif, de la diffusion de la culture mathématique dans notre société. Nous verrons que les mathématiques sont fortement rattachées à l’école et peu reliées aux questions de société. Nous décrivons ensuite le champ de l’animation scientifique afin d’en dégager quelques caractéristiques utiles pour situer nos recherches.

I - Les mathématiques dans les médias Nous proposons dans ce paragraphe une synthèse de l’étude détaillée de la diffusion et de l’image des mathématiques dans les médias par Karin Godot (2005), complétée par une réactualisation de certaines de ses données. Les recherches de Godot ont été réalisées dans l’équipe « Maths à modeler » (Université Joseph Fourier, Grenoble 1) ; elles s’inscrivent dans une conception heuristique de la recherche en mathématique2.

I.1. Les médias de masse (télévision, radio) La télévision propose plusieurs programmes autour des sciences, mais il y a très peu, voire aucune émission sur les mathématiques. Voici quelques exemples significatifs : 

Aucune présence des mathématiques en 2002/2003 sur France Télévision sur 3-4 heures en moyenne consacrées aux sciences.



L’émission « C’est pas sorcier », une des émissions de vulgarisation scientifique les plus connues et regardées en France ne compte aucun thème sur les mathématiques sur plus de 450 émissions enregistrées depuis 1994.

K. Godot constate de même une place très discrète sur les radios. Elle a relevé les programmes consacrés aux sciences entre janvier 2003 et fin juillet 2005 sur France Culture, radio choisie selon 2

« Quel que soit leur objet d’étude, tous les chercheurs en mathématiques sont unanimes : faire des mathématiques, c’est avant tout résoudre des problèmes » (Godot, 2004, p. 26). Godot se réfère aux mathématiciens G. Glaeser ou G. Polya, qui ont utilisé des expressions telles que « heuristique mathématique» ou « art de résoudre des problèmes de mathématique » pour caractériser l’activité de recherche en mathématique.

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elle comme exemple représentatif parmi les radios du service public : sur les 320 émissions, seules 16 émissions sont consacrées aux mathématiques, ce qui en fait la discipline la moins bien évoquée avec la chimie, à l’inverse de la physique (44 fois), ou de la santé et de la biologie (100 fois). En relevant les titres des émissions de radio, elle constate que les mathématiques sont abordées sous 3 angles : 

leur histoire



leurs objets, savoirs, curiosités : théories, langages, concepts



leur enseignement

Elle note : « Au regard des titres des différentes émissions, il nous semble qu’elles peuvent être perçues sous deux aspects: d’une part, une discipline "étrange" où l’humanité n’est pas évidente à trouver puisqu’il faut l’expliciter, d’autre part, cette discipline peut apparaître, là encore, comme fortement rattachée à l’école » (Godot, 2005, p. 262).

I.2. La presse : des jeux pour tous, des magazines spécialisés pour les jeunes K. Godot souligne que les mathématiques sont peu traitées dans la presse généraliste, mise à part sous forme de jeux. Dans les revues destinées à la diffusion scientifique (Sciences & Vie par exemple), une toute petite place leur est accordée, reléguée là encore selon elle à la rubrique Jeux. La présence des mathématiques sous cette forme l’amène à conclure que « l’image des mathématiques induite peut donc être rapprochée de celle que nous avons supposée être transmise par Internet » (ibid., p. 267). Elle note deux magazines où les mathématiques ont une large place : Cosinus3 et Tangente4, spécifiquement dédiés aux mathématiques. Le magazine Cosinus présente la particularité d’être spécifiquement créé pour rendre les mathématiques attrayantes et montrer son utilité dans la vie courante, notamment en faisant des liens avec les sciences (sciences de la terre, biologie, physique, chimie et astronomie), qui produisent de nombreuses applications dans notre quotidien. K. Godot s’interroge sur la place spécifique qu’ont les mathématiques dans ce magazine : « Les Mathématiques doivent être rendues "attrayantes", alors que rien de la sorte n’est précisé pour les autres disciplines. Quelle peut en être

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http://www.cosinus-mag.com/ http://tangente.poleditions.com/

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la raison? Un préalable à la diffusion de la culture mathématique serait-il de les rendre plaisantes? Pourquoi cela n’est-il pas le cas pour les sciences dites expérimentales? ». Après avoir analysé le contenu de ces deux magazines, K. Godot conclut que ces deux magazines conduisent à détacher les mathématiques de leur enseignement : « elles ne sont pas présentées dans cette perspective, mais sont rattachées à l’histoire des découvertes et à l’univers quotidien du lecteur via leurs applications. Les concepts ne sont pas décontextualisés comme cela est fréquemment le cas à l’école mais au contraire mis en parallèle avec des situations problématiques concrètes, afin d’en montrer l’intérêt. Comme pour Internet, les problèmes sont posés de manière ludique » (ibid., p. 271).

II - Les mathématiques sur Internet Internet a un statut particulier, car il est aujourd’hui considéré comme un « média de masse » qui a la possibilité de toucher des milliers de personnes. Les principaux acteurs de la diffusion des mathématiques, que nous décrirons dans la prochaine section, y jouent un rôle très actif. S’il ne permet pas de mettre en place un contact direct et physique entre les individus, l’échange est néanmoins possible (forums, discussions, etc.), et ces sites émettent des informations concernant les actions de diffusion des mathématiques. C’est un média où les mathématiques sont très présentes, notamment à travers des sites de jeux, de culture mathématique (histoire des mathématiques, liens avec les technologies et les autres sciences, etc.), d’enseignement des mathématiques à destination des enseignants (mises à disposition d’exercices, de cours, de manuels) ou des élèves (aides aux exercices, exercices, QCM, vidéos, etc.).

II.1. Une ribambelle de jeux Internet étant devenu un média désormais incontournable, Godot note que de nombreux sites sont consacrés aux mathématiques. Ce qui caractérise le plus Internet selon elle, « c’est le nombre important de sites qui proposent des jeux mathématiques » (ibid., p. 262). Parmi tous les sites, elle en a recensé une vingtaine, dans le but de classer les types de jeux mathématiques, et conclut sur l’hypothèse suivante : « Notre hypothèse est donc que l’image des mathématiques susceptible d’être induite par les jeux proposés sur Internet est double. D’une part, compte tenu des

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caractéristiques de la plupart des problèmes proposés, elle peut être proche de celle développée dans l’institution scolaire : les mathématiques amènent à se creuser la tête pour trouver le moyen de parvenir à la solution du problème proposé, et est donc, dans ces cas-là, en désaccord avec notre définition de l’activité de recherche en mathématiques. D’autre part, la formulation des énoncés (ton, contexte...) peut conduire à penser que les mathématiques peuvent être ludiques et donc source d’amusements, ce qui n’apparaît pas forcément lors de leur enseignement et dans les autres médias de masse que nous venons de présenter mais se rapproche d’un des objectifs du projet Maths à modeler » (ibid., p. 266).

II.2. Des sites internet proposés par les chercheurs du domaine Dans cette multitude de sites, nous en distinguons pour notre part trois au statut très particulier, car destinés spécifiquement à la diffusion d’une culture mathématique, et impliquant de nombreux acteurs, en particulier les structures de l’enseignement supérieur : 

Le site CultureMATH5 : Son objectif est explicitement de participer à la diffusion d’une culture mathématique et d’avoir une approche culturelle et historique des mathématiques. Il s’adresse aux enseignants dans le but de leur proposer de nombreux types de ressources (articles, vidéo, dossiers, etc.), et référence les événements culturels en rapport avec les mathématiques, leur enseignement et son histoire : livres, expositions, théâtre, conférences, colloques, rallyes et concours, nouveautés sur les sites, etc. Ce site est sous la responsabilité de plusieurs institutions de recherche, et est partenaire avec de nombreuses associations et organismes.



Le site Image des Maths6 : Son objectif est d’établir une communication entre les chercheurs en mathématiques et le public, en mettant à disposition des articles écrits par ces derniers autour de la recherche en mathématiques (avec différents niveaux d’accès selon la difficulté mathématique estimée). Il résulte du constat d’un fossé d’éloignement entre les mathématiques et la société. Ce site est hébergé par le CNRS, et les articles publiés sont soumis à un comité de lecteurs, composés de spécialistes du domaine mathématique et d’internautes, afin de garantir la qualité scientifique tout en prenant en compte le point de

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http://www.math.ens.fr/culturemath/ http://images.math.cnrs.fr/

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vue des lecteurs et l’accessibilité. Il se base, comme l’indique le nom du site, sur des articles riches en images. 

Le site Sesamath7 : Les objectifs de ce site, définis pas l’association du même nom, sont de mettre gratuitement à disposition de tous des ressources pédagogiques libres et gratuites (manuels, cours, exercices), des outils professionnels libres utilisés pour l'enseignement des mathématiques via Internet, et des outils de communication et d'échange entre professeurs.

III - Les actions de diffusion des mathématiques dans la société Les médias ne sont pas les seuls vecteurs pour diffuser les mathématiques. Nous allons donner un aperçu des acteurs et de leurs actions. C. Poisard (2005) et K. Godot (2005), qui ont expérimenté dans le champ de l’animation scientifique, ont déjà donné des éléments de description, mais nous allons les compléter en mettant l’accent sur leur diversité.

III.1. Les acteurs de la diffusion mathématique Ce sont généralement des enseignants de mathématiques, des chercheurs, des ingénieurs ou étudiants qui consacrent une partie de leur temps, bénévolement ou non, à la diffusion scientifique. Ils peuvent intervenir individuellement, au sein des institutions auxquelles ils sont rattachés (scolaires ou universitaires), ou dans d’autres structures (associatives, culturelles, etc.). Certains d’entre eux sont aussi des professionnels de la diffusion des sciences et des mathématiques : médiateurs dans des musées, animateurs ou intervenants, organisateurs d’actions de diffusion médiatisées (fête de la science, nuit des chercheurs), etc. Ils peuvent d’ailleurs être ou avoir été des enseignants, chercheurs, ingénieurs, et avoir suivi des parcours professionnels menant à la diffusion scientifique (sciences de la communication par exemple). Les principales actions sont des expositions, des ateliers, des conférences ou débats, des concours de jeux mathématiques, qui se déroulent dans le cadre scolaire ou dans des cadres culturels ou de loisirs.

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http://www.sesamath.net/

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III.1.1. Les musées scientifiques Les musées scientifiques sont un lieu important de la diffusion d’une culture scientifique : ils présentent des expositions permanentes et temporaires, mais organisent aussi des ateliers, des conférences, des débats pour le grand public, les enfants, les scolaires, etc. Deux musées ont une exposition permanente consacrée aux mathématiques, la Cité des sciences et le Palais de la découverte, qui sont les deux établissements publics les plus importants de la diffusion de la culture scientifique et technique en France (situés à Paris). Ces deux établissements, récemment fusionnés, sont décrits dans les thèses de Godot (2005, p. 273-277) et de Poisard (2005, p. 24-25). III.1.2. Les structures ou équipes de recherche Les chercheurs ont vocation à diffuser leur recherche et peuvent donc être soutenus par leurs institutions (CNRS, universités, ENS, écoles d’ingénieur, etc.), ce qui permet à des équipes de fédérer et développer des projets de diffusion sous différentes formes. Nous présentons celles qui sont le plus visibles à l’échelle nationale : 

Le réseau des IREM8 est un ensemble d’Instituts qui fonctionnent au sein des universités et qui associent des enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, pour effectuer en commun des recherches sur l’enseignement des mathématiques et assurer ainsi des formations de professeurs s’appuyant fortement sur la recherche. Les IREM mènent de nombreuses réflexions et actions en lien avec la diffusion des mathématiques, et permettent notamment la collaboration entre les enseignants et chercheurs du supérieur et les enseignants du secondaire. Ce sont des lieux où peuvent se mettre en place localement des actions d’animation scientifique, comme par exemple l’organisation de concours de jeux mathématiques, de rallyes mathématiques, de rencontres élèves-chercheurs, de projets de diffusion ou de vulgarisation, etc.



« Maths en jeans » regroupe des chercheurs autour d’un projet qui vise à replacer la démarche scientifique et expérimentale au cœur de l’enseignement des mathématiques. Elle cherche à faire entrer les enfants dans une activité de recherche, en les mettant en prise avec des problèmes authentiques. Le fonctionnement se base sur la collaboration d’un chercheur avec une classe. Des séminaires entre classes sont organisés, dans lesquels les

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www.univ-irem.fr

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jeunes présentent leurs travaux et échangent scientifiquement. Un colloque, avec toutes les classes ayant participé au projet, est organisé chaque année. De nombreux ateliers, congrès ou animations sont aussi menés (fête de la science, salon de la culture et des jeux mathématiques, etc.) dans lesquels les jeunes deviennent eux-mêmes animateurs scientifiques. L’association Math-en-jeans structure le fonctionnement général et la mise en relation des chercheurs et des écoles. 

L’ERTé «Maths à modeler»9 est une équipe Recherche Technologie éducation, mise en place par le CNAM à Grenoble (Combinatoire Naïve et Apprentissage des Mathématiques) et composée de chercheurs en Mathématiques Discrètes et de chercheurs en Didactique des Mathématiques, qui poursuivent des recherches spécifiques dans leur domaine. Ils s’intéressent aux problèmes d'enseignement et de vulgarisation, et participent activement à des mises en situation de recherche par des élèves en classe ou lors de diverses opérations d’animation (fête de la science). C’est dans cette équipe que s’est effectuée la thèse de Godot (2005).



M2Real10 est un groupe de recherche sur le rôle et la place des mathématiques dans les sciences de l’ingénieur, la modélisation et les sciences humaines et sociales. Il questionne d’un point de vue international le lien entre les mathématiques et la société, en étroitesse avec la formation mathématiques des ingénieurs. Une journée d’étude s’est mise en place depuis 2009.



Des initiatives personnelles peuvent aussi se développer. C’est par exemple le cas de Dimensions11, un film tout public réalisé par trois chercheurs pour faire découvrir la quatrième dimension. III.1.3. Les clubs sciences et mathématiques

Les enseignants du secondaire peuvent s’investir au sein de leurs établissements pour développer des actions de diffusion dans le cadre périscolaire : sorties, visites de musées ou d’exposition, ateliers, projets, clubs sciences, clubs mathématiques, etc. Cela peut être l’occasion de développer des liens entre les différentes disciplines (physique, chimie, biologie, informatique, arts, etc.).

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http://mathsamodeler.ujf-grenoble.fr/ http://www.m2real.org/ 11 http://www.dimensions-math.org/Dim_fr.htm 10

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Ils peuvent être appuyés par des associations ou structures, comme par exemple Maths A Modeler ou Maths-En-Jeans, qui s’investissent dans des ateliers au sein des écoles, ou comme les structures locales de l’Association des Professeurs et Enseignants de Mathématiques (APMEP)12 qui favorisent le regroupement, la collaboration et l’engagement des enseignants, et disposent d’un savoir-faire et de nombreuses ressources pour la diffusion des mathématiques. III.1.4. Les associations liées aux mathématiques On dénombre une quinzaine d’associations13 en France liées aux mathématiques, qui ont une visibilité nationale, soit par le référencement sur les moteurs de recherche Internet, soit par leurs actions à niveau national14. De par leurs statuts associatifs, elles expriment souvent des positions entre les mathématiques et la société, l’enseignement et leur diffusion. Elles sont impliquées de façon variable dans des actions de diffusion des mathématiques, qui seront présentées dans leur diversité au paragraphe suivant. L’association Animath est une association particulière, car elle a été fondée par d’autres associations et organismes mathématiques dans l’objectif de « favoriser l'introduction, le fonctionnement, le développement, la mise en réseau et la valorisation d’activités mathématiques dans les écoles, collèges, lycées et établissements de niveau universitaire ». Elle bénéficie de l’Agrément national du Ministère de l’éducation nationale et elle est liée à de nombreuses actions de diffusion des mathématiques, référencées sur son site15. III.1.5. Les organismes et associations d’animation scientifique Des actions de diffusion des mathématiques prennent aussi naissance à l’intérieur d’organismes et d’associations de diffusion des sciences en général : expositions, animations ou soutiens de clubs scientifiques, excursions, clubs sciences, centres de loisirs, séjours de vacances, etc. Cette grande diversité est liée à ce qu’on appelle en France la pratique de l’animation scientifique, que nous étudions spécifiquement dans la prochaine section de ce chapitre. 12

http://www.apmep.asso.fr/ Animath , Association des Professeurs de Mathématiques de l’Enseignement Public , ARPAM, Association pour l'Approche des Mathématiques par l'Art et le Jeu, Association pour la Recherche en Didactique des Mathématiques, Commission Française pour l'Enseignement des Mathématiques, Comité International des Jeux mathématiques, Fédération française des Jeux Mathématiques, Femmes & mathématiques, Fondation Sciences Mathématiques de Paris (FSMP), Kangourou des mathématiques, Ludimaths, MATh.en.JEANS, Player Math, Sésamath, Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles, Société Française de Statistiques, Société Mathématique de France,etc. 14 Nous ne prétendons pas être exhaustif, mais nous pensons néanmoins donner un aperçu somme toute représentatif des associations ayant une visibilité à un niveau national. Il existe des associations plus locales, mais nous n’avons pas cherché à en faire la liste. 15 http://www.animath.fr/ 13

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Dans ce paysage complexe de l’animation scientifique, les CCSTI (centre de culture scientifique, technique et industrielle) y ont une place particulière, notamment parce qu’elles sont très liées aux organismes publics (structures municipales, services rattachés à une université ou à une grande école, etc.). Ils ont « pour mission de favoriser les échanges entre la communauté scientifique et le public. Cette mission s'inscrit dans une démarche de partage des savoirs, de citoyenneté active, permettant à chacun d'aborder les nouveaux enjeux liés à l'accroissement des connaissances »16. Ils sont généralement impliqués dans l’organisation locale de la plus importante manifestation nationale destinée à la diffusion des sciences : la fête de la science17. D’autres événements existent, dont le nombre et la nature varient et dépendent des acteurs et des soutiens locaux. Le CCSTI de la région Centre a par exemple participé à la conception de l’exposition internationale « Pourquoi les mathématiques », produite par l’UNESO. Nous reviendrons sur cette exposition au moment de présenter les principales actions de diffusion des mathématiques. III.1.6. Les collectivités locales ou territoriales L’état, à un niveau local, par le biais des mairies, régions, départements, peut être à l’initiative d’actions de diffusion des sciences ou des mathématiques, soit en organisant lui-même l’événement, soit en finançant des associations locales. On peut citer, en région Rhône-Alpes, le Cluster 14 ERSTU « Enjeux et représentations de la science, de la technologie et de leurs usages»18 dont le projet 4 « Formation scientifique et didactique des sciences » prend en compte cette dimension.

III.2. Les principales actions de diffusion des mathématiques Nous allons maintenant présenter les différents types d’actions de diffusion des mathématiques 19. Elles peuvent être organisés plus ou moins régulièrement, de façon isolée ou prendre place dans des événements de grande envergure où de nombreuses actions de diffusion ont lieu sur une

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Charte nationale des Centre de Culture Scientifique Technique et Industriel. http://www.fetedelascience.fr/ 18 http://erstu.ens-lyon.fr/ 19 Ce paragraphe ne prétend pas à une exhaustivité complète : nous sommes conscients qu’il peut exister des actions de diffusion à un niveau local, mais nous nous sommes intéressés à celles qui étaient susceptibles d’avoir un écho national : soit par des opérations d’animation nationales, soit par une visibilité nationale (par les moteurs de recherche Internet). 17

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même période. En France, les deux principales opérations d’animation scientifique où les mathématiques sont très présentes sont : 

La fête de la science : elle est, pour les mathématiques comme les autres sciences, un événement incontournable pour rentrer au contact du grand public (enfants et adultes). Les CCSTI assurent l’organisation et la coordination au niveau local, mais toute association ou structure peut trouver l’occasion de développer des actions spécifiques, qu’elles soient coordonnées ou non avec les CCSTI. C’est l’occasion pour les laboratoires d’ouvrir leurs portes, et pour les chercheurs d’aller à la rencontre du grand public pour y parler des métiers, savoirs et recherches en lien avec les mathématiques. Toutes les actions précédemment décrites peuvent y trouver une place, et c’est un événement privilégié pour les acteurs de la diffusion.



Le salon des jeux mathématiques : organisé par la Comité International des jeux mathématiques20 depuis l’an 2000, il est uniquement consacré à la diffusion des mathématiques. Il se tient pendant 4 jours de mai sur la place Saint Sulpice à Paris, et de nombreuses activités de diffusion des mathématiques sont organisées dans les stands. On y trouve aussi bien les acteurs de diffusion d’envergure nationale, des associations plus locales, que des professionnels (éditeurs de jeux de société ou de livres). III.2.1. Les expositions

Les expositions sont un moyen régulièrement utilisé de diffusion des mathématiques. La plus importante à ce jour est celle développée par le CCSTI de la région Centre, appelée « Pourquoi les mathématiques ? », qui se déplace depuis plus de 10 ans dans de nombreuses villes du monde entier, souvent à l’occasion de congrès internationaux. Elle se constitue de manipulations, d’expérimentations et jeux à réaliser, et on la trouve détaillée dans Godot (2005, p. 279-282). Rencontrant un succès constant, elle existe maintenant sous la forme d’une exposition interactive21 et a par ailleurs, été répliquée dans le projet MathALyon22, dans le but de déplacer cette exposition au sein des lycées de la région lyonnaise.

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http://www.cijm.org/ http://www.mathex.org/ 22 Projet lyonnais mené par l’IREM de Lyon, l’ENS de Lyon et l’institut Camille Jordan. Nous sommes personnellement impliqués dans ce projet. 21

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III.2.2. Les concours mathématiques Les concours de mathématiques sont une action importante utilisé dans le cadre scolaire pour diffuser les mathématiques autrement et généralement sous une forme ludique : 

Le concours Kangourou des mathématiques23 est le plus important au niveau national, organisés sur 18 niveaux (CE2, CM1, CM2, 6ème, 5ème, 4ème, 3ème et tous les niveaux en lycées). Organisé internationalement pour près de 4 millions de participants dans le monde, il touche en France 90 000 écoliers et 3000 professeurs ou instituteurs dans 1400 écoles, 220 000 collégiens et 6000 professeurs dans 2500 collèges, 40 000 lycéens et 1400 professeurs dans 600 lycées. C’est aussi l’occasion de distribuer des ouvrages de diffusion des mathématiques, sous forme de journaux et livres principalement24.



La fédération française des jeux mathématiques25 organise un concours national. D’autres concours peuvent avoir lieu, comme ceux organisés par les IREM ; il existe une commission inter-IREM pour les rallyes mathématiques. Ces concours prennent d’autres formes (concours par classe et non plus individuel, sélections en plusieurs étapes, etc.) et peuvent donner lieu à d’autres types d’actions de diffusion des mathématiques. Par exemple, pour le rallye organisé par l’IREM de Lyon, la finale est organisée sur le site de l’université. Les classes parcourent des stands avec des épreuves mathématiques données par les animateurs. L’après-midi, des conférences sont organisées avant la remise des prix. III.2.3. Les conférences et débats

Les conférences constituent un moyen souvent utilisé de diffusion et de vulgarisation des mathématiques, organisées régulièrement ou ponctuellement. En voici quelques exemples : 

La Société Mathématique de France26 et l’association Animath organisent des promenades mathématiques, qui consistent en l’organisation d'ateliers ou de conférences, pouvant être interactifs et de vulgarisation des mathématiques dans des cadres divers (écoles,

23

http://www.mathkang.org/concours/index.html 80 tonnes de vraie vulgarisation mathématique. Les chiffres donnés dans ce paragraphe sont extraits du site http://www.mathkang.org/concours/kangchif.html, consulté au 01 mars 2011. 25 http://www.ffjm.org/ 26 http://smf.emath.fr/ 24

33

associations, lieux de culture, comités d’entreprise, manifestations scientifiques ou culturelles, etc.). 

La Bibliothèque nationale de France et la Société Mathématique de France organise pour le grand public, des cycles de conférence appelés « Un texte, un mathématicien ».



La Cité des sciences organise les conférences de la cité27, dans lesquels ont lieu des cycles de conférence sur les mathématiques.



L’association Femmes & mathématiques organise des conférences ayant vocation à sensibiliser et développer l’accès des femmes aux études et aux carrières mathématiques.

Des débats peuvent aussi être organisés. Par exemple, la Société Française de Statistique organise depuis 2005 les cafés de la Statistique : « Ce sont des soirées-débats publiques dont la problématique générale est : Comment la statistique peut éclairer les grandes questions qui traversent nos sociétés ? Les thèmes abordés sont très variés et d'actualité permanente, comme le montrent les comptes rendus des séances passées. Ces rencontres sont ouvertes à tous : elles visent à un dialogue entre des statisticiens soucieux d’inscrire leur discipline dans la société et le public le plus large : simples citoyens, non-spécialistes, représentants de professions diverses ou participants au débat politique, économique ou social. En conséquence, les débats évitent la technicité. »28. III.2.4. Les ateliers Les ateliers sont des activités mathématiques menés par un animateur avec un groupe de participants. Ils peuvent être menés dans les clubs sciences (contexte de loisirs ou écoles), dans les musées, dans les opérations d’animation scientifique (fête de la science, etc.), dans les classes, etc. Des associations comme Maths-A-Modeler ou Maths-En-Jeans utilisent de façon privilégiée les ateliers pour développer la diffusion des mathématiques ; c’est aussi un format, avec les conférences, qui peut être utilisé par les chercheurs lors de leurs interventions dans des écoles en lien avec leurs établissements de recherche ou des IREM.

27 28

http://www.cite-sciences.fr/francais/ala_cite/college/v2/html/static/scripts/recherche_conf.php Extrait de www.sfds.asso.fr/ (consulté le 1 mars 2011).

34

IV - Quelques éléments d’analyse de la diffusion des mathématiques IV.1. Faible diffusion dans les médias La faible diffusion des mathématiques dans les médias semble une réalité durable. Sans avoir mené une étude aussi détaillée que celle de K. Godot, nous faisons le même constat sur la période 20072010. Il y a toujours aussi peu de mathématiques dans les médias, comme par exemple sur les grandes émissions de vulgarisation à la télévision. L’émission « C’est pas sorcier » ne consacre aucune émission sur les mathématiques (elles ne font tout simplement pas partie des 20 thèmes abordés), ou l’émission « E=M6 », diffusée tous les dimanches sur M6 depuis 1991 traite très peu des mathématiques (1 seule émission « gagner plus au loto ? » sur l’ensemble des émissions des 3 dernières années 2007-2010, soit plus de 150 émissions). Un journaliste scientifique29 vient appuyer ce propos : « Force est de reconnaître la faible place consacrée aux mathématiques dans les médias. Seuls quelques médias spécialisés, du type de "Pour la Science" ou "La Recherche" consacrent des pages spécifiques aux mathématiques. Dans des revues considérées comme plus "grand public", telles "Science et Avenir" ou "Science et Vie", les mathématiques ont droit à quelques lignes, lorsqu'il arrive que la sécurité d'un protocole cryptographique soit compromise, ou qu'un mathématicien français reçoive un prix prestigieux. Dans des revues généralistes ou plus grand public encore ("Ca m'intéresse" par exemple), les mathématiques sont presque totalement absentes. ». Quelques épiphénomènes viennent parfois mettre les mathématiques en avant : la médaille Fields des français Cédric Vilani et Ngo Bao Chau en septembre 2010, ou la crise financière récente qui a amené les mathématiciens de la finance à devoir expliquer les raisons de l’échec des modèles. Mais de façon générale, les médias traitent peu des mathématiques et le grand public a peu l’occasion d’établir des liens entre mathématiques et société.

IV.2. Une diffusion tournée essentiellement vers le contexte de l’école Les principales opérations de diffusion des mathématiques se situent principalement dans le contexte de l’école (clubs de mathématiques, concours de jeux mathématiques, « Maths-AModeler » ou « Maths-En-Jeans » qui visent à développer une dimension de recherche dans l’école, 29

Philippe Pajot, journaliste scientifique, dans un article pour « Math à venir 2009 » (http://www.maths-avenir.org/2009/les-mathématiques-dans-les-médias, consulté le 1 mars 2011).

35

interventions des chercheurs, etc.). L’association Animath30, qui regroupe une majorité d’associations, vise à "favoriser l'introduction, le fonctionnement, le développement, la mise en réseau et la valorisation d’activités mathématiques dans les écoles, collèges, lycées et établissements de niveau universitaire". Certains acteurs de la diffusion mettent souvent en avant l’importance de la prise en compte de la dimension de recherche des mathématiques : remettant en question l’épistémologie scolaire, ils appellent à enseigner les mathématiques autrement, en prenant en compte la dimension expérimentale et heuristique, de façon à ce que les élèves puissent voir les mathématiques telles qu’elles sont réellement pratiquées par les chercheurs. C’est bien l’objectif que se fixe Animath pour qui les activités d’initiation à des problématiques de recherche et de résolution de problèmes mathématiques doivent faire l’objet d’une reconnaissance institutionnelle. Le fort investissement des actions de diffusion et d’animation en direction de l’école contraste avec leur faible présence dans le domaine des loisirs et dans le cadre culturel. Seules quelques associations locales (par exemple 2A.MAJ31, Ludimaths32) ont explicitement pour objectif de mener des actions d’animation mathématique dans ce cadre.

IV.3. Une prise de conscience d’un lien à créer entre mathématiques et société Les éléments que nous venons de présenter confirment la faible visibilité des relations entre les mathématiques et la société, tant dans les médias que dans le cadre culturel ou de loisirs. Au vu de son étude, Godot formule l’hypothèse que les mathématiques doivent être fortement rattachées à l’école pour le grand public. Elle ajoute que pour une population qui ne lirait pas de journaux et de revues spécialisées et regarderait simplement la télévision, les mathématiques peuvent être perçues comme une science ayant très peu de lien avec la vie courante. Pour autant, on constate qu’il existe un véritable réseau de diffusion des mathématiques : les associations sont très liées les unes aux autres et mènent ensemble de multiples actions de diffusion des mathématique. Des chercheurs et enseignants s’engagent en même temps dans leurs institutions de recherche ou d’enseignement et dans des associations. L’association Animath a d’ailleurs explicitement vocation à rassembler les personnes, regrouper les initiatives, et il semble y

30

http://www.animath.fr/ http://www.site2amaj.org/ 32 http://www.ludimaths.fr/ 31

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avoir un soutien réciproque et un consensus dans la volonté de diffuser les mathématiques dans la société. Au delà du constat pessimiste sur la visibilité des relations entre mathématiques et société, il semble y avoir une réelle prise de conscience de réaliser des changements, à l’image du colloque « Maths à venir 2009 »33 , mis en place à l’initiative de la Société Française de Statistique, de la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles et de la Société Mathématique de France, et soutenue par l'association Femmes & Mathématiques. Ce colloque a rassemblé, chercheurs en sciences mathématiques, industriels et journalistes, pour des débats et réflexions sur le rôle et la place que pouvaient avoir les mathématiques aujourd’hui dans notre société. Le colloque s’est terminé sur un appel à ouvrir les chantiers suivants : 

Mieux faire connaître le rôle des mathématiques et leurs débouchés dans les sociétés modernes



Renforcer l'attractivité de l’école mathématique française



Développer les interactions entre les entreprises et les mathématiciens



Renforcer les interactions entre les mathématiques et les autres sciences



Approfondir la réflexion sur la responsabilité et l'éthique des mathématiciens

Le lien entre les mathématiques et la société y tient une place essentielle, et même si ces conclusions concernent principalement le domaine de l’industrie et du lien avec les autres sciences, cela peut aussi conduire à des évolutions au niveau des actions de diffusion des mathématiques. Le développement important, ces dernières années, des sites comme Image des mathématiques ou CultureMATHs en sont peut-être le signe. Il apparaît donc y avoir un réel défi et enjeu à trouver des moyens pour diffuser plus largement les mathématiques dans la société. Pour cela, il semble qu’il faille penser la diffusion des mathématiques de façon globalisée en ne se restreignant pas à l’école, mais au contraire dans son lien avec la société toute entière. Dans cette perspective, le champ de l’animation scientifique, qui établit des liens importants entre science et société, et dans lequel les mathématiques sont peu présentes, nous semble l’un des enjeux d’une diffusion plus large des mathématiques. C’est le contexte dans lequel nous avons choisi de réaliser nos recherches. Aussi, nous allons chercher à décrire ce contexte. 33

http://www.maths-a-venir.org/2009/

37

V - Les mathématiques dans l’animation scientifique Nous avons pris le soin jusqu’à présent d’utiliser le terme de diffusion des mathématiques, et non pas d’animation mathématique. Si cette précaution a été prise, c’est parce que certains acteurs parlent explicitement d’actions de diffusion ou de médiation, et non d’animation, tandis que d’autres utilisent explicitement le terme d’animation mathématique. Le terme « animation » a en France une connotation très particulière car il renvoie à une pratique sociale qui s’est développée au XXe siècle, en lien avec des courants idéologiques, politiques et sociaux : « Le projet typiquement français d’animation, si français qu’aucun des pays qui voulu importer le modèle n’a réussi la greffe, est si français que le mot lui-même n’a pu être traduit et est devenu une réponse aux besoins de la société post-industrielle » (Genève et Plé, 1987, cité par Sousa do Nascimento, 1999, p. 44). Nous ne pouvons en quelques lignes présenter la complexité de ce terme qui fait l’objet de recherches dans le champ de la sociologie, de l’anthropologie ou des sciences de l’éducation. Nous renvoyons par exemple à J.C. Gillet (1995, 2000, 2006) qui a mené de précieux travaux dans ce domaine, en croisant les approches de la sociologie et des sciences de l’éducation. En revanche, nous allons présenter quelques éléments de la nature et des enjeux du champ de l’animation scientifique. Nous nous basons sur les recherches menées dans la thèse de S. Sousa Do Nascimento (1999) qui situe l’animation scientifique à l’intersection des pratiques d’animation et de vulgarisation des sciences. Elle s’est intéressée à l’animation scientifique en tant que «praxis » ou « pratique consciente », en cherchant à en déterminer les enjeux et les objectifs. S’appuyant sur des travaux sociologiques et anthropologiques sur l’animation socioculturelle, et sur ceux de scientifiques et didacticiens sur la vulgarisation des sciences et l’animation scientifique, Sousa considère que l’animation scientifique trouve son origine dans deux pratiques : le courant d’animation socioculturelle (spécificité française) et le mouvement de vulgarisation des sciences34 : « Issue des courants de l’animation socioculturelle et de la vulgarisation des sciences, elle apparaît comme un système complexe, singulier et autonome. Elle offre des actions multiples (expositions, cycles de conférence, ateliers pédagogiques) et développe des moyens pour l’appropriation d’une culture scientifique pour toutes et tous, en priorité dans le cadre de l’animation scientifique hors cadre scolaire. » (Sousa Do Nascimento, 1999) 34

Les Journées de Chamonix, organisées depuis 1979 en France, rassemblent « praticiens, formateurs, innovateurs, ou chercheurs en didactique et médiatique des sciences et des technique » autour de ce thème (Les journées de Chamonix, 2009, Cachan, Editions acecsi.)

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Ce travail est essentiel, pour notre thèse et notre discipline, car il cherche à caractériser et catégoriser les différentes pratiques de diffusion des sciences et d’animation scientifique. Menées dans le champ de la didactique des sciences, ses recherches constituent un travail de grande ampleur réalisé sur l’animation scientifique intégrant des problématiques didactiques, et constituent selon nous une référence didactique essentielle pour se donner les moyens de décrire objectivement une action d’animation scientifique. Nous en présentons ci-dessous les principaux résultats en lien avec notre travail.

V.1. L’animation scientifique : une spécificité française V.1.1. Le mouvement d’animation socioculturelle La pratique d’animation trouve sa source dans les années 1960 et les mouvements d’éducation populaire visant à transmettre aux citoyens une culture, des valeurs, des idéologies. Elle se développe au fur et à mesure que les individus disposent de temps libre et peuvent organiser leurs loisirs. L’animation socioculturelle est dépendante du contexte socio-économique : bénévolat, temps disponible, financement par l’état, etc. Les années 1980 et le choc pétrolier entraînent des évolutions dans l’animation en diminuant la part de militantisme et en augmentant l’aspect prestataire de services, c'est-à-dire la proposition d’activités de loisirs transmettant des techniques ou des compétences (technologiques, sportives, artistiques, etc.). C’est la technicité qui marque l’entrée de la science et des techniques dans cette pratique : ainsi le mouvement de vulgarisation des sciences, qui vise à rendre la science accessible à toutes et à tous, va venir s’intégrer aux pratiques d’animation socioculturelle. Sousa dégage quatre pôles autour desquels se construisent les pratiques d’animation socioculturelle (ibid., p.59): POLES DE LA PRATIQUE Discours libertaire Idéologie participationniste

VISEES Développement des potentialités créatives des individus, prise de conscience, élucidation de la culture Valorisation des savoirs de la vie quotidienne, intégration des individus à la société

Occupation du temps libre

Organisation des loisirs

Technicité

Transmissions des techniques, transmission de compétences (pratiques commerciales, technologiques, sportive, de gestion et artistiques) Les pôles et les visées de l’animation socioculturelle

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V.1.2. Le mouvement de vulgarisation des sciences L’animateur scientifique a le rôle d’intermédiaire entre le participant et les savoirs scientifiques. Sousa Do Nascimento a dégagé leurs intentions et a proposé différents modèles d’analyse (ibid., p.69-70) :

INTENTIONS

ENJEUX Valeurs (conscientisation, démystification) Procédures (règles, normes, techniques de fabrication) Culture scientifique et technique partagée

ROLE DE L’ANIMATEUR

Instruction

Connaissances scientifiques

Instructeur

Loisirs

Plaisir, sensibilisation

Amuseur

Elucidation Production Médiation

Militant Technicien Médiateur

Les modèles d’analyse de l’animation scientifique

V.1.3. Les opérations et actions d’animation Sousa définit une opération d’animation comme « toute activité mise en place par les acteurs d’animation, et donnant lieu à des appellations diverses (action, rendez-vous, activités) » (Sousa Do Nascimento, 1999, p. 73) Elle a établi une typologie de ces opérations d’animation en distinguant quatre catégories centrées sur les différents modes d’interaction entre les personnes, ce qui lui permet de définir quatre formes associées des opérations d’animation scientifique (ibid., p. 81) :

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Forme expositive : un présentateur expose un savoir scientifique à un public.



Forme expérimentalisée : il existe une interaction forte entre l’animateur et les participants.



Forme spectaclisée : l’artiste et les spectateurs sont face à face.



Forme médiatique : l’interaction entre un concepteur et un usager se réalise au plan virtuel.

Elle classe ces actions d'animation en six catégories (ibid., p.100-101):

Action de formation (AF)

Formation des futurs animateurs Produire et/ou coordonner des spectacles, des expositions, des débats et des conférences Séquence d’animation d’une seule séance de moins de deux heures Séquence d’animation de plusieurs séances sur un thème spécifique Soutien à la mise en place logistique de clubs scientifiques en cours de formation ou déjà constitués

Action médiatisée (AM) Atelier Ponctuel (AP) Atelier Pédagogique (AP) Action Club (CB)

Produire et/ou diffuser des outils pédagogiques et techniques

Diffusion d’Information (DI)

Types d’action scientifique

V.1.4. Le cadre des actions d’animation Sousa a distingué quatre cadres dans lesquels les actions d’animation prennent place (ibid., p.102) :

Cadre culturel

Cadre de Loisirs

opérations mises en place dans des espaces culturels comme les Musées de Culture Scientifique et les Centres de Culture Scientifique. opérations mises en place dans des espaces de loisirs comme les centres ou les bases de loisirs, les Maisons de Jeunes et de la Culture.

Cadre Scolaire

toutes les opérations mises en place dans l’espace scolaire et dans le temps scolaire.

Autre Cadre

opérations mises en place dans des espaces à vocation non culturelle : rencontres sociales et manifestations dans la rue, entreprises, voire des hôpitaux et des maisons d’arrêt. Les 4 cadres des actions d’animation

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V.2. La faible place des mathématiques dans l’animation scientifique De façon générale, les mathématiques sont peu représentées dans l’ensemble du champ de l’animation scientifique intervenant dans le cadre de loisirs (clubs de loisirs, MJC, centres d’accueil et de loisirs, séjours de vacances, etc.) : 

Dans le relevé par thèmes que fait Sousa Do Nascimento (1999, p. 76) à partir de l’index thématique de l’ANSTJ35 (non exhaustif mais néanmoins significatif), seuls 4 acteurs de l’animation sur 570 opéraient dans le domaine des mathématiques et de l’informatique. Nous avons recensé pour notre part une quinzaine d’associations mathématiques.



« Le CIRASTI (Collectif Inter associatif pour la Réalisation d’Activités Scientifiques et Techniques Internationales) regroupe 13 associations nationales d’éducation populaire 36. Ces associations mettent en avant l’activité de l’enfant et sont toutes actives dans la diffusion de la culture scientifique, que ce soit en physique, chimie, mécanique, astronomie, biologie mais aucune d’elles ne proposent d’activités destinées à la diffusion de la culture mathématique. » (K. Godot, 2005).



Les associations d’animation scientifique d’envergure nationale se déploient dans tout le réseau français. Ils réalisent des animations dans les contextes culturels ou de loisirs, et aident, ou montent, dans toute la France, de nombreux clubs. On constate peu, voire pas d’animations en lien avec les mathématiques.

V.3. La nécessité de concilier plaisir et éducation scientifique La description du champ de l’animation scientifique permet de mieux comprendre comment les enjeux de société et les enjeux de diffusion scientifique sont liés et ont trouvé une place dans le domaine des loisirs ; ils ont été articulés ensemble par les mouvements d’animation socioculturelle pour qui l’éducation scientifique est aussi devenu un enjeu. Ainsi, les associations scientifiques comme par exemple Planète Science, les petits débrouillards, mais aussi les CCSTI, issus de la tradition de l’animation socioculturelle, se sont développées en intégrant les problématiques science-société. D’autres associations d’éducation populaire non spécialisées dans la diffusion des sciences ont aussi intégré, dans une certaine mesure, les enjeux d’éducation scientifique, comme 35

Association Nationale Sciences Techniques Jeunesse. L’ANSTJ s’appelle aujourd’hui Planète Science Afa (astronomie), Céméa, CMJCF, CRILJ, EEDF, FNLéoLagrange, FFMJC, La ligue de l’enseignement, Les Francas, Les Petits débrouillards, Planète science, PIE (insectes). 36

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en témoigne par exemple leurs présences dans le collectif du CIRASTI. Ces associations, qui ont tissé un réseau sur l’ensemble du territoire Français, organisent de multiples opérations d’animation scientifique, au sein des écoles, des maisons de quartier, des MJC, des centres de loisirs et de vacances, des manifestations culturelles diverses, etc. Or, comme on l’a vu, ces associations, en réponse aux évolutions de la société, ont intégré la dimension de loisir dans l’organisation de leurs activités pour les jeunes. Par conséquent, on peut supposer que les intentions éducatives, sociales et scientifiques se sont développées conjointement au sein d’associations qui ont trouvé des façons cohérentes de concilier plaisir et éducation scientifique dans un contexte d’éducation et de loisir.

V.4. Le manque d’attractivité des mathématiques L’attractivité et le plaisir sont des enjeux importants d’une diffusion des mathématiques dans le cadre de loisirs. Souvent considérée comme une discipline théorique et essentiellement scolaire, les acteurs ont des difficultés à envisager des actions d’animation mathématique, comme en témoigne cette réponse de la responsable des petits débrouillards Rhône-Alpes à Godot (2005, p. 292) : « les maths sont trop abstraites pour être abordées comme les autres sciences, ce qu’on a l’habitude de faire. Elles sont plus dans la démarche de recherche, c’est moins évident de proposer une situation concrète… ». Cette difficulté est aussi éprouvée par les animateurs socioculturels qui le souhaitent pourtant. Elle est par exemple évoquée par Godot (2005) en introduction de sa thèse : « Cela fait maintenant six ans que j’œuvre dans la vulgarisation des sciences auprès des enfants au sein de l’association Sciences et malice. Six ans que je m’enthousiasme avec eux, que je les vois s’émerveiller, s’interroger, chercher, essayer, recommencer... tout en découvrant les sciences, la physique, la chimie, l’astronomie, la mécanique et leurs multiples applications... Toutes les sciences? Hélas, non. De formation mathématicienne, j’avais aussi envie de transmettre mon goût pour les mathématiques mais toutes les fois où je prononçais ce mot, des grimaces apparaissaient sur les jeunes visages... Pourquoi tous ces enfants qui aimaient tant les sciences rejetaient-ils les mathématiques? Que proposer pour que cela change? Pour que les mathématiques soient pour eux aussi vivantes et ludiques que les autres sciences? ». Alors que les chimistes peuvent réaliser des expériences étonnantes, que les physiciens peuvent proposer des constructions (fusées, ballons expérimentaux, cerfs-volants, robots, etc.), que les biologistes peuvent s’appuyer sur des observations de l’environnement (plantes, animaux, etc.), 43

les mathématiques semblent éprouver des difficultés à trouver des activités aussi captivantes que les expérimentations et les constructions. Ainsi lorsque K. Godot cherche à expérimenter une situation de recherche développée dans le cadre de sa thèse sous forme d’atelier avec le CCSTI, elle publie une annonce dans la presse en espérant « que cela soit suffisamment attractif pour donner à des enfants l’envie de s’inscrire… » (Godot, 2005, p. 321). De même, lors de l’expérimentation sous forme d’une animation stand lors de la fête de la science, en 2003 elle constate que l’atelier qu’elle propose « est dévoluable dans le cadre d’une animation stand sous réserve qu’elle ne soit pas en concurrence directe avec des stands plus attractifs ». (ibid., p. 331) En effet, le premier jour, le stand avait très bien marché et les enfants avaient pris du temps et du plaisir à chercher. Mais le deuxième jour, le stand était « juste en face du stand de l’association des Petits débrouillards qui proposait des manipulations et des défis autour de la physique et de la chimie. Face aux explosions, mélanges et autres patouilles, il nous est devenu très difficile de motiver notre public! » (ibid., p. 331). Dans ces conditions, nous faisons l’hypothèse que la question de l’attractivité est une condition importante de la mise en place d’animation mathématique dans un cadre de loisirs.

V.5. Perspectives pour plus d’attractivité : les mathématiques expérimentales? Le manque d’attractivité des mathématiques semble se situer à deux niveaux : 

Son image théorique et déconnectée de la société la rend difficilement compatible avec une pratique d’animation tournée vers l’expérimentation.



Son image scolaire pose des difficultés dans le cadre de loisirs.

Or, depuis plusieurs années, on constate le retour sur le devant de la scène de la dimension expérimentale des mathématiques. Elle avait été mise en avant au début du XX° siècle comme pertinente pour l’enseignement par Borel (1904), et a été reprise au début du XXI° siècle par la CREM (commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques) avec pour objectif de corriger l’image essentiellement théorique et figée qu’ont les mathématiques dans la société. Ceci permet de considérer la possibilité de développer en centre de loisirs des ateliers autour de manipulations, jeux et constructions, susceptibles d’être attractifs pour le public. Godot (2005) et Poisard (2005), qui ont expérimenté des animations dans un cadre de loisirs, se sont explicitement appuyés sur la dimension expérimentale. Elles ont par ailleurs montré les effets

44

bénéfiques du support matériel37 dans leurs expérimentations, tant au niveau des apprentissages que du plaisir pris dans l’activité. Aussi, nous faisons l’hypothèse que la dimension expérimentale fournit des appuis pour créer des activités attractives et plaisantes, et développer les mathématiques dans un contexte de loisirs.

V.6. La didactique : un outil pour la diffusion d’une culture mathématique ? Augmenter la présence des mathématiques dans l’animation scientifique et dans un cadre de loisirs est, à ce jour, un défi qui reste largement à relever pour les acteurs de la diffusion des mathématiques. Nous rejoignons l’hypothèse de Godot : « si le grand public n’a que très peu d’occasions de faire des mathématiques, ce n’est pas un manque de volonté de la part des participants à la diffusion de la culture mathématique, mais c’est avant tout dû à une vision réduite de l’activité de recherche en mathématiques et au manque d’outils adaptés » (Godot, 2005,p.292). Il s’agit donc bien de réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour réaliser une animation mathématique de qualité. En ce sens, le questionnement didactique paraît prometteur. Les projets Maths-En-Jeans et Maths-A-Modeler se sont ainsi accompagnés d’un développement théorique et didactique afin de mener de façon optimale ces ateliers, d’évaluer leurs réussites et les apprentissages réalisés, de former de nouveaux animateurs, etc. Les travaux de Godot (2005) et Poisard (2005) s’inscrivent dans ce mouvement. Comme nous l’avons déjà dit, nous avons également choisi d’inscrire nos propres travaux dans le champ de la didactique des mathématiques, et plus particulièrement dans la théorie des situations didactiques, en faisant l’hypothèse que les concepts et les méthodes développés dans ce champ fournissent des appuis pour développer des situations d’animations mathématiques qui soient à la fois attractives et porteuses d’apprentissages.

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Le choix de s’appuyer sur des supports matériels ne signifie évidemment pas que nous réduisons la dimension expérimentale des mathématiques à cet aspect.

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VI - Conclusion Nous avons vu que les mathématiques occupent une faible place dans les médias et qu’elles sont très rattachées à l’école. Les acteurs de la diffusion choisissent de façon importante le cadre scolaire pour mener leurs actions. Mais le clivage persiste : les liens entre mathématiques et société sont actuellement peu visibles, mais il semble que les acteurs de la diffusion aient conscience d’évolutions à mener. L’animation scientifique contient à ce jour peu de mathématiques, en particulier car elles semblent peu attractives et renvoient à une image assez théorique. Aussi, la prise en compte d’une dimension expérimentale pourrait venir bousculer la façon de diffuser des mathématiques : en ne se contentant plus seulement de les montrer, mais en invitant le public à faire et à pratiquer des mathématiques, cela pourrait ouvrir de nouvelles perspectives pour la diffusion d’une culture mathématique, en particulier dans les contextes de loisirs et d’animation scientifique, où les questions du plaisir et de l’attractivité semblent des conditions essentielles de la mise en place d’une animation. Pour notre part, nous faisons l’hypothèse que l’approche didactique peut permettre d’enrichir de manière significative les pratiques d’animation, comme c’est déjà le cas avec Maths-En-Jeans et Maths-A-Modeler.

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Chapitre 2. Problématique et méthodologie de recherche Défendant l’idée que le jeu peut permettre de concilier plaisir et apprentissage pour la diffusion des mathématiques, nous développons une problématique articulée autour de la dialectique jeu/apprentissage. Notre réflexion prend forme en lien avec des animations mathématiques et ludiques expérimentées dans le contexte de l’animation scientifique. Nous nous appuyons sur la théorie des situations comme cadre de référence, et sur la méthodologie d’ingénierie didactique comme méthodologie générale de la recherche.

I - Naissance d’un projet de recherche en contexte d’animation scientifique I.1. Motivations personnelles Animateur socioculturel et scientifique pendant de nombreuses années, j’ai trouvé dans les séjours de vacances scientifiques un cadre qui m’a permis de faire partager mon intérêt pour les sciences tout en participant au développement, à l’éducation et à l’épanouissement des enfants. Expérimentations, Jeux, réflexion, recherche, plaisir, apprentissages cohabitent de façon harmonieuse, et l’ensemble des séjours que j’ai animé m’a permis de développer des conceptions éducatives en continuité de ce qu’avait toujours été l’apprentissage pour moi : agréable et stimulant. J’ai poursuivi des études d’ingénieur ainsi qu’un cursus mathématique, avec l’intention d’enseigner les mathématiques ou de m’orienter vers la recherche. Après avoir travaillé pendant deux ans comme ingénieur R&D en modélisation mathématique, mon désir originel de diffuser les mathématiques m’a conduit à reprendre l’animation scientifique que j’avais découverte au début de mes études. J’ai réalisé des animations scientifiques dans des colonies thématiques, où la dimension scientifique est présente, mais pas exclusive : les enfants choisissent leurs activités selon leurs préférences parmi des activités scientifiques, artistiques, manuelles, historiques, littéraires, etc. Dans ce type de séjour, les ateliers mathématiques sont peu présents ; les mathématiques

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semblent peu attractives et peu adaptées en séjours de vacances 38, du côté des enfants comme des animateurs39. C’est en faisant ce constat que j’ai souhaité concevoir et animer des ateliers mathématiques en lien avec des théories d’apprentissage des mathématiques permettant d’impliquer les enfants dans une réelle activité mathématique. J’ai alors suivi le master 2 d’Histoire, Philosophie, Didactique des Sciences de Lyon lors de l’année 2006/2007, ce qui m’a permis d’initier ce projet de recherche dans le cadre de cette thèse (2007/2010).

I.2. Le jeu concilie plaisir et apprentissage En séjour de vacances, jouer est une activité essentielle pour concilier les enjeux de loisirs et les enjeux éducatifs. L’enfant prend du plaisir et s’épanouit personnellement et collectivement, en même temps qu’il développe de nombreux apprentissages (vie sociale, développement psychomoteur, connaissances et compétences techniques dans les domaines artistiques, sportifs, culturels, scientifiques, etc.). Aussi, nous souhaitons mettre le jeu au cœur des animations mathématiques que nous allons mettre en place, afin de concilier plaisir et apprentissages mathématiques. L’originalité de notre projet concerne l’approche didactique : nous voulons concevoir des activités qui comportent de réelles potentialités pour faire et apprendre des mathématiques en s’amusant. Par cette démarche, nous prenons le pas inverse de certaines conceptions éducatives qui ne considèrent les apprentissages en contexte de loisirs que de façon informelle : « ne versez pas trop dans le didactique, comme il arrive souvent à ceux qui s’insèrent latéralement dans ce milieu "opaque" et ennemi de la gratuité. Ne LEUR cédez pas. Un jeu est dans l’agrément (enjouement et volontariat). Les profits didactiques vont de surcroît ». Ce point de vue tend parfois à considérer l’apprentissage comme contraint et déplaisant, ou à opposer les termes didactiques et ludiques, comme si apprendre ne pouvait pas aussi être une richesse et un plaisir. C’est pourquoi nous pensons que l’approche didactique peut venir enrichir les pratiques d’animation, en donnant les moyens à l’animateur de développer des activités ludiques 38

Ce constat personnel et initial d’une faible attractivité des mathématiques s’est par la suite confirmé dans nos recherche : voir chapitre 1 pour le contexte de l’animation scientifique, et chapitre 3 pour le contexte des séjours de vacances. Ce même constat a aussi motivé les deux thèses en didactiques des mathématiques dans le contexte de l’animation scientifique (Godot, 2005, Poisard, 2005). 39 Les animateurs étudiants ou enseignants de mathématiques que nous avons rencontrés ne proposent pas d’ateliers mathématiques sur ces séjours (sur des séjours non-mathématiques).

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et riches mathématiquement. Nous souhaitons concevoir notre projet de recherche en pensant conjointement enjeux de recherche et enjeux d’action sur le terrain.

II - La théorie des situations comme cadre théorique de référence La théorie des situations didactiques (TSD dans la suite de la thèse) se présente comme le cadre théorique de référence pour nos recherches. Nous faisons l’hypothèse que cette théorie peut nous permettre : 

De concevoir et gérer des animations mathématiques et ludiques favorisant les apprentissages en contexte d’animation scientifique.



De développer des outils théoriques et conceptuels pour modéliser et analyser les liens entre jeu et apprentissage.



De favoriser les liens entre recherche et action dans le contexte de l’animation scientifique.

II.1. Le paradigme des situations adidactiques Notre travail s’inscrit dans le « paradigme des situations adidactiques » (Claire Margolinas, 1994) qui se caractérise par l’importance donnée à l’étude des états a-didactiques du système didactique (Margolinas, 1994, p. 230) : « Nous qualifierons d’état a-didactique tout état du système didactique dans lequel le maître entretient une relation privée avec un savoir, alors que l’élève est en relation (privée ou publique) avec ce même savoir. Par rapport à l’état didactique initial et l’état non didactique final, l’état a-didactique constitue un état intermédiaire où le maître est présent, mais dans lequel l’élève agit de son propre mouvement. Du point de vue de l’élève, cet état est analogue à l’état non didactique final, car l’élève ne perçoit pas la relation du maître au savoir, qui reste cachée à ses yeux. Le maître est ainsi mis entre parenthèse pour l’élève. » (Margolinas, p. 229). La théorie des situations repose sur « l’affirmation fondamentale qu’il n’y a pas apprentissage sans une part d’adidacticité » (Artigue, 2011, p. 228). Comme l’a signifié G. Brousseau (1986) dès les fondements de la théorie des situations, l’adidacticité est pour l’élève, comme l’enseignant, une fiction autour de laquelle s’organise la relation didactique : « L’élève ne distingue pas d’emblée, dans la situation qu’il vit, ce qui est d’essence adidactique et d’origine didactique. […] Dans la 49

situation didactique, pour le maître comme pour l’élève, elle est une sorte d’idéal vers lequel il s’agit de converger. » (Brousseau, 1998, p. 60).

II.2. Dévolution de la situation adidactique Dans la théorie des situations, la situation adidactique est définie comme une « situation où la connaissance du sujet se manifeste seulement par des décisions, par des actions régulières et efficaces sur le milieu et où il est sans importance pour l’évolution des interactions avec le milieu que l’actant puisse ou non identifier, expliciter ou expliquer la connaissance nécessaire. » (Brousseau, 2003). C’est dans le cadre de la situation que l’élève va pouvoir développer des apprentissages de façon autonome. Il n’est pas en attente des connaissances du maître et est responsable par rapport au savoir : « L’élève sait bien que le problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance nouvelle mais il doit savoir aussi que cette connaissance est entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu’il ne peut la construire sans faire appel à des raisons didactiques » (Brousseau, 1998, p. 59). L’élève développe des apprentissages « en s’adaptant à un milieu qui est facteur de contradictions, de difficultés, de déséquilibres, un peu comme le fait la société humaine. Ce savoir, fruit de l’adaptation de l’élève, se manifeste par des réponses nouvelles qui font la preuve de l’apprentissage. » (ibid., p. 59). Afin d’organiser la situation pour la mise en place d’apprentissages donnés, le jeu est conçu de sorte que la meilleure stratégie pour gagner soit justement la connaissance visée : « Le jeu doit être tel que la connaissance apparaisse sous la forme choisie, comme la solution, ou comme le moyen d’établir la relation optimale » (ibid., p. 80). Cette conception des situations crée un lien entre le gain du jeu, la recherche de stratégies, et les apprentissages. L’enseignant doit faire en sorte que l’élève investisse40 la situation adidactique pour qu’il apprenne : « La dévolution est l'acte par lequel l'enseignant fait accepter à l'élève la responsabilité d'une situation d'apprentissage (adidactique) ou d'un problème et accepte lui-même les conséquences de ce transfert. » (Brousseau, 1998, p. 303). C. Margolinas (1994) a insisté sur le fait que la dévolution est du côté du maître, car c’est l’enseignant qui permet, par ses actions et ses paroles, la prise de responsabilité de l’élève dans la situation. La dévolution dure tout le temps de la phase adidactique, et pas seulement dans sa phase 40

Nous utilisons ce terme en référence à Margolinas (2004).

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d’établissement, si bien que la dévolution est conçu comme un processus41 : « le maître cherche à faire dévolution à l’élève d’une situation adidactique qui provoque chez lui l’interaction la plus indépendante et la plus féconde possible. Pour cela, il communique ou s’abstient de communiquer, selon le cas, des informations, des questions, des méthodes d’apprentissages, des heuristiques, etc. » (Brousseau, 1998, p. 60).

II.3. La dimension expérimentale des mathématiques Nos recherches s’inscrivent dans une conception expérimentale des mathématiques et de leurs apprentissages (F. Conne, 1992, 1999, T. Dias, 2008, G. Glaeser, 1999). Cette dimension est en particulier présente dans la théorie des situations à travers les situations d’action : les enfants sont amenés à prendre des décisions et à réaliser des actions qui viennent modifier le milieu (Brousseau, 1990), ce dernier renvoyant des rétroactions qui modifient à leur tour les actions du sujet. Le milieu peut être matériel, mais ce n’est pas une nécessité. Dans cette perspective, nous employons dans la suite de cette thèse les expressions « faire des mathématiques » et « pratiquer des mathématiques » dans le sens défini par F. Conne (1999), et repris par T. Dias (2008) : « Il est nécessaire d'établir une distinction entre activité et pratique mathématicienne. Tout au long de cet article, Conne insiste sur cette dialectique permettant d'articuler savoir et connaissance. Ainsi il dénonce régulièrement la confusion entre activité et pratique en montrant que c'est plus souvent (et tout naturellement) la pratique mathématique qui est visible et lisible pour le sujet enseignant. Le risque principal de la confusion est alors pour l'enseignement "l'effet Jourdain" énoncé par Brousseau (1986) » (Dias, 2008, p. 16). Faire des mathématiques se rattache plutôt à la dimension cognitive et personnelle de l’activité, tandis que pratiquer des mathématiques se ramène plutôt aux pratiques sociales, à la dimension institutionnelle et officielle de l’activité. F. Conne désigne l’activité mathématique comme « l’interaction d’un sujet avec un milieu propice aux pratiques mathématiciennes » (Conne, 1999). Elle est « sous-jacente à la pratique mathématicienne». Ces deux aspects interviennent simultanément et se ramènent aussi à l’articulation dévolution/institutionnalisation. Dans la théorie des situations didactiques, les phases d’action, de 41

La notion de processus rend compte de l’ensemble des phénomènes conçus comme actifs et organisés dans le temps par rapport aux projets des acteurs (Margolionas, 1993, p. 76).

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formulation et de validation permettent de créer une dialectique entre l’activité et la pratique mathématique. Dans le cadre de notre thèse, nous nous centrons sur l’activité mathématique des enfants, et nous étudions les phases relatives aux situations d’action dans les animations proposées42. Deux aspects importants de la dimension expérimentale jouent un rôle important pour nos recherches : 

Les mathématiques sont définies comme une activité. Nous référons aussi à G. Vergnaud (1990).



Les actions jouent un rôle essentiel dans les apprentissages mathématiques.

La dimension épistémologique constitue un fil conducteur implicite de nos recherches, même si dans le cadre de cette thèse, nous ne prendrons pas en charge de façon centrale les enjeux de recherche liés à cette épistémologie.

II.4. Une distinction entre la TSM et la TSD En faisant un bilan de la théorie des situations lors du Colloquium de 2005, G. Brousseau a distingué la théorie des situations mathématiques à usage didactique, et la théorie des situations didactiques. Cette relecture de G. Brousseau et de son travail nous paraît importante, car elle permet de distinguer le projet épistémologique du projet de description des situations réelles que Brousseau associe avec les phénomènes de contrat didactique. Notre projet de recherche se situe dans la théorie des situations didactiques. Nous cherchons à modéliser et décrire les situations réelles.

II.5. Jouer et apprendre Le jeu possède des caractéristiques communes avec la dévolution : 

Jouer, c’est agir. Le jeu est une activité qui demande une implication de la personne.



Jouer, c’est disposer d’une certaine liberté. La liberté est une caractéristique fondamentale du jeu que l’on retrouve dans toutes les définitions. Elle permet au joueur de s’impliquer, d’oser, d’agir, de décider.

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Des phases de validation et d’institutionnalisation sont aussi mises en place dans les ingénieries didactiques et les animations, mais nous n’avons pas fait d’analyse spécifique concernant l’articulation jeu/apprentissage.

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Jouer, c’est assumer une responsabilité. « Jouer, c’est décider » (Brougère, 2005, p. 50). En impliquant la personne et en lui donnant le pouvoir de décision, le jeu met le joueur face à ses responsabilités.



Jouer permet d’apprendre43 : le jeu a un rôle essentiel dans le développement psychologique, affectif et intellectuel de l’enfant.

Notre travail se construit autour de l’hypothèse fondamentale suivante : Le jeu est un moteur déterminant de la dévolution d’une situation adidactique.

Elle constitue selon nous le nœud de dialectique jeu/apprentissage pour la théorie des situations et sera le fil conducteur de notre travail. Notre objectif est le suivant : il s’agit de concevoir des animations ludiques à partir de situations adidactiques. Lorsque l’enfant joue, il assume (avec d’autres joueurs) la responsabilité d’être autonome par rapport à l’enjeu ludique si bien que le processus de dévolution est directement lié au maintien des enfants dans l’activité : l’animateur fait vivre les enjeux ludiques de son animation et fait confiance à la situation adidactique. Si les enfants jouent, alors ils développeront d’eux-mêmes des stratégies et réaliseront les apprentissages permis par la situation44. Demander la solution à l’animateur « tuerait » le jeu, car l’activité ludique repose justement sur les décisions autonomes et libres de l’enfant. Nous retrouvons donc, par ce raisonnement, les propos fondateurs de la théorie des situations : « Le maître doit donc effectuer, non la communication d’une connaissance, mais la dévolution du bon problème. Si cette dévolution s’opère, l’élève entre dans le jeu et s’il finit par gagner, l’apprentissage s’opère. » (Brousseau, 1998, p. 61). Aussi, nous pensons pouvoir montrer la thèse centrale de notre travail : Il est possible de jouer et apprendre des mathématiques simultanément et sans contradiction dans une animation.

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Apprendre est ici pris dans le sens que lui donne de la psychologie piagétienne. Ces apprentissages issus de l’activité mathématiques pourront être réinvestis dans la suite de l’animation. Des phases de formulation, validation, et institutionnalisation pourront se mettre en place. Nous n’avons pas pris en charge ces phases dans nos recherches théoriques sur l’articulation jeu/apprentissage. 44

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Nous précisons qu’ « apprendre des mathématiques » sera pris dans le sens de notre cadre théorique : développer de nouvelles stratégies dans des situations didactiques d’action, de formulation et de validation, et dans un double processus de dévolution et d’institutionnalisation.

III - Concevoir et gérer des activités mathématiques et ludiques Nous cherchons à mettre en place des animations mathématiques en contexte d’animation scientifique avec les objectifs suivants : 

Etre ludique. L’aspect de plaisir joue un rôle essentiel en contexte d’animation scientifique, et le jeu est un moyen important d’y parvenir.



Permettre de faire des mathématiques et donner des occasions d’apprendre des mathématiques.

Si l’on se base sur l’hypothèse centrale de notre thèse, il sera possible de jouer et apprendre les mathématiques en même temps, si l’animateur parvient à ce que les enfants investissent de façon ludique la situation adidactique qui leur sera proposée. Il faut donc développer nos recherches dans les deux axes suivants : 

Axe « Conception » : Trouver de "bonnes" situations adidactiques, c'est-à-dire qui ont un potentiel didactique et ludique pour un contexte et un public donnés.



Axe : « Gestion » : Parvenir à investir les enfants dans l’activité qui leur sera proposée.

La question du contexte et du public est déterminante, et est présente dans les deux axes. Il est nécessaire mais pas suffisant que la situation adidactique ait les potentialités didactiques et ludiques. Il faut aussi que ses potentialités puissent se réaliser : 

Qu’elle puisse être adaptable pour un contexte et un public donnés.



Qu’elle soit bien gérée par l’animateur, c'est-à-dire qu’il parvienne à faire entrer et maintenir les enfants dans le jeu.

III.1. Conditions d’adaptation en contexte d’animation scientifique La question de l’adaptation d’une situation didactique pour un contexte et un public donné pose la question de ce qui peut et ce qui doit être pris en charge par la recherche. Chaque opération d’animation est particulière : entre la fête de la science et un séjour de vacances, les différences

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sont nombreuses. Jusqu’à quel niveau de détail faut-il aller dans la prise en charge du contexte qui est réalisée dans l’ingénierie didactique ? Le chapitre 1 et notre expérience personnelle montrent qu’une question semble commune au contexte de l’animation scientifique : celle de l’attractivité. Dans la mesure où nous souhaitons prendre en charge les enjeux du terrain, l’attractivité sera prise en compte du point de vue des ingénieries didactiques qui seront mises en place : 

Elle pourra être intégrée à l’analyse a priori de l’ingénierie didactique, ou déléguée à l’animateur réalisant l’animation.



Elle sera prise en compte dans l’analyse a posteriori comme pouvant expliquer la non réussite des hypothèses de la situation adidactique.

III.2. Conception de situations didactiques avec un potentiel ludique Il nous faut concevoir des situations didactiques avec un potentiel ludique. Notre position de recherche concernant les phénomènes ludiques est la suivante : Hypothèse d’objectivation du ludique Il existe une dimension objectivable de l’activité ludique. Les potentialités ludiques d’une situation didactique peuvent être identifiées a priori, et sont articulées avec les potentialités mathématiques de la situation didactique.

Si l’on prend l’exemple de la situation didactique paradigmatique de la course à 20, le défi et la course semblent ici deux potentialités (ou ressorts) ludiques de la situation. Le fait qu’on trouve ce jeu dans un ouvrage de récréations mathématiques45 d’il y a 300 ans ou dans un jeu télévisé français au XXIème siècle46 témoigne selon nous de potentialités ludiques objectivables. Dans une situation réelle, un ressort ludique pourra être investi subjectivement (plaisir de gagner, plaisir de se mesurer à un ami, etc.).

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Nous verrons dans le chapitre 7 de cette thèse que ce jeu est présent dans les Récréations Mathématiques d’Ozanam (1694). Voir aussi Annexe E. 46 Il s’agit de l’émission Fort Boyard, retransmise sur France 2 depuis 1990. C’est l’un des défis (présent depuis 1995) qui peut être proposé à l’un des candidats, sous la forme du jeu suivant : « Chacun peut enlever un, deux ou trois bâtons. Celui qui prend le dernier a perdu. 20 bâtonnets sont à disposition du candidat et du maître. C'est le maître qui commence (et cela a son importance). Ils peuvent chacun en retirer un, deux ou trois. Celui qui prend le dernier bâtonnet perd le duel. » (http://www.fort-boyard.fr/defis/batonnets.php ). Le taux de réussite est de 41%.

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Notre objectif est d’identifier les ressorts ludiques d’une situation didactique qui permettront à l’animateur d’en faire un jeu dans lequel l’enfant s’investira. De nombreuses situations didactiques existantes présentent selon nous des potentialités ludiques, et c’est pour cette raison que leurs auteurs les ont souvent appelé jeu et non situation : on parle de la situation du puzzle mais du jeu de la devinette (Brousseau, 1998). Nous faisons l’hypothèse qu’il est possible d’adapter certaines situations didactiques en contexte d’animation scientifique sous la forme d’animations ludiques, et nous chercherons à adapter certaines de ces situations. Nous avons aussi l’objectif d’inventer de nouvelles situations didactiques à potentiel ludique. Brousseau a fait preuve d’une grande créativité personnelle pour mettre au point les situations didactiques, et nous nous posons la question de pouvoir inventer à notre tour des situations didactiques. Existe-t-il des critères ou des indicateurs pour déterminer si un problème mathématique peut devenir une situation mathématique à usage didactique et ludique? La multitude et la richesse des jeux mathématiques47 nous laissent penser qu’il y a dans les mathématiques des ressorts ludiques universels et intemporels. Aussi, pour tenter d’inventer de nouvelles situations, nous faisons le choix de prendre un certain recul historique, avec l’idée que si des jeux mathématiques d’il y a plusieurs siècles ou millénaires parviennent à être amusants de nos jours, ils auront probablement une potentialité ludique que nous pourrons objectiver. Pour réaliser cette étude historique, nécessairement limitée étant donnée notre problématique avant tout didactique, nous avons choisi de nous placer à un moment très particulier avec les Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam (1694). Ce qui a attiré notre attention initiale sur cet ouvrage, c’est qu’il a connu un succès très important pendant plus d’un siècle en étant constamment réédité durant le XVIIIe siècle, et même traduit à l’étranger. Cet ouvrage est étudié dans la partie II de cette thèse, et nous verrons qu’il présente d’autres intérêts pour notre problématique, notamment le fait qu’Ozanam a été enseignant de mathématiques et a aussi publié un Cours de mathématiques (1693) et un Dictionnaire des mathématiques (1691).

III.3. Gérer une animation : le contrat didactique Un autre aspect sur lequel nous allons nous focaliser, c’est la gestion d’une animation. Nous avons fait l’hypothèse que des apprentissages se réalisent si l’animateur parvient à faire entrer et à maintenir les enfants dans le jeu. Cette hypothèse se vérifie-t-elle, et dans quelles conditions ? 47

Voir Criton (1997) pour un « essai de classification des jeux mathématiques » (p. 49)

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Comment gère-t-il l’activité du point de vue des enjeux ludiques et des enjeux didactiques et mathématiques ? Pour mener cette étude, nous utiliserons le concept de contrat didactique qui permet, dans la théorie des situations, de modéliser les comportements explicites et implicites entre l’enseignant et ses élèves. Dans la mesure où le contexte est différent, il nous faut étudier la nature du contrat didactique au sein des contextes dans lesquelles nous expérimentons, et chercher à en décrire les spécificités.

IV - La dialectique jeu/apprentissage en didactique des mathématiques La mise en place d’expérimentations en centres de vacances est le début d’une réflexion sur la problématique de l’apprentissage des mathématiques par le jeu : dans une activité de loisir où la priorité est donnée au jeu et au plaisir, des apprentissages mathématiques peuvent-ils avoir lieu ? Est-ce que le jeu et l’apprentissage s’articulent vraiment ? Les enfants jouent-ils et apprennent-ils au cours des ateliers ? L’animateur peut-il gérer une activité du point de vue des enjeux ludiques et des enjeux didactiques et mathématiques ? Ces questions nous conduisent à mettre la dialectique jeu/apprentissage au cœur de notre problématique. Nous souhaitons mener cette élaboration théorique au sein de la théorie des situations. En adaptant des situations didactiques de cette théorie et en utilisant les concepts de cette théorie pour tenter de modéliser les situations menées en contexte d’animation scientifique, nous faisons l’hypothèse que nous parviendrons à traiter la dialectique jeu/apprentissage avec une perspective didactique. Cela implique de définir clairement notre projet de recherche. Nous allons clarifier la problématique jeu/apprentissage, et en particulier le sens du mot « jeu », dans la mesure où le mot « jeu » est pris dans un sens précis dans la théorie des situations qui est différent de celui qu’on trouve dans la dialectique jeu/apprentissage.

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IV.1. Le « jeu » comme référence originelle à la théorie des jeux Dans la théorie des situations, le mot « jeu » est initialement utilisé dans un sens bien déterminé en référence à la théorie mathématique des jeux dans une perspective de modélisation des situations : « Modéliser la notion vague de "situation" par celle de "jeu" exige une précision sur les sens accordés à ce mot » (Brousseau, 1998, p. 82). Brousseau considère le jeu au sens de Lalande dont il donne la définition : « organisation de cette activité sous un système de règles définissant un succès et un échec, un gain et une perte » (ibid., p.82). Le joueur devient actant, c’est à dire celui qui « dans le modèle agit sur le milieu de façon rationnelle et économique dans le cas des règles de la situation » (Brousseau, 2002, p. 3). « Il agit en fonction de son répertoire de connaissances » (ibid., p93) et met au point des stratégies. Ces définitions permettent une modélisation des connaissances, comportements et stratégies des joueurs, en se basant sur la théorie mathématique des jeux. Le « jeu de l’élève » permet de caractériser l’activité de l’élève avec la perspective sous-jacente de modélisation de ses stratégies. La thèse de Harrison Ratsimba-Rajohn (1981) constitue jusqu’à ce jour l’exemple d’une recherche où le formalisme de la théorie des jeux est utilisé de façon approfondie pour la modélisation d’une situation. Cette recherche a permis de déterminer une stratégie optimale d’un point de vue théorique, mais aussi de montrer qu’il semblait nécessaire de considérer un autre jeu, celui du professeur : « Mais cette théorie du jeu que nous avons considérée, ne nous a pas permis de prévoir a priori les comportements des élèves et de l’enseignant au moment de la production des états intermédiaires du jeu. En effet, lors de l’étude théorique, nous avons fait abstraction du jeu de l’enseignant, du jeu des élèves qui ont quelques idées pour résoudre le problème et du jeu de ceux qui n’ont pas trouvé. Cependant le travail que nous venons de réaliser a montré qu’il était impossible de faire l’économie du jeu de l’enseignant avec les élèves » (Ratsimba-Rajohn, 1982, p. 111). Depuis, un débat existe pour clarifier le lien entre la théorie des situations et la théorie des jeux, car peu de recherches ont utilisé explicitement la théorie des jeux pour modéliser les situations conçues ou analysées. M.-H. Salin, considère « la théorie des jeux comme inspiratrice et langage du modèle d’analyse propre à la théorie des situations. » (Salin, 2002, p. 117). G. Brousseau considère même que « toute situation où se manifeste un usage, un apprentissage ou un enseignement des 58

mathématiques, qu‘il soit correct ou non, efficace ou non, amusant ou non – ou même soit seulement une intention - est susceptible de faire l‘objet d‘une modélisation en termes de jeux dans la théorie des situations » (Brousseau, 2002, p. 9). D’autres chercheurs nuancent ce point de vue : pour C. Margolinas, « l’idée du jeu a pu être utile pour la théorie des situations » mais « l’utilisation rigoureuse de la théorie des jeux se justifie difficilement du point de vue de l’ingénierie didactique, ou de celui de l’analyse des situations. » (Margolinas, 1993, p. 57). Une partie du débat se situe au niveau du « jeu de l’enseignant », qui semble de nature différente à celui du « jeu de l’élève » à cause de sa dimension sociale : « En 1989, dans ma thèse (voir Margolinas 1993a), j'avais évoqué la difficulté théorique à utiliser une analyse en terme de jeu pour le maître à cause de la nature (humaine et culturelle) du milieu avec lequel il interagit. Une analyse plus fine du milieu nous permet-elle de caractériser (en terme de jeu?) certaines interactions du maître avec un milieu mieux spécifié et donc plus limité ?» (Margolinas, 1994) Brun souligne de même cette dimension sociale et les conditions d’articulation de ces deux jeux : « Dans le jeu du maître avec le système élève-milieu, l’instrument du jeu pour le maître est le contrat didactique, qu’il remanie en fonction des "changements de jeu" de l’élève. Dans le premier jeu on a donc un sujet mathématique comme joueur. Dans le second jeu on a comme joueurs des sujets mathématiques, mais aussi des sujets d’une organisation sociale, la classe, pour sa part d’activité finalisée par un savoir mathématique. A quelles conditions ces deux jeux sont-ils possibles ? » (Brun, 1997). Ce débat n’étant pas clarifié, les expressions « jeu de l’élève » ou « jeu du professeur » renvoient donc plus ou moins explicitement à une modélisation possible en terme de « jeu ». Néanmoins, certains chercheurs pensent que l’utilisation de ce terme relève souvent plus d’une métaphore pour désigner « l’activité de l’élève » ou « l’activité de l’enseignant » que d’une réelle intention ou possibilité de modéliser ces relations par la théorie des jeux48.

IV.2. Le « jeu » comme activité ludique Le débat autour de la question du « jeu » que nous venons de présenter se situe donc à un niveau différent de notre problématique ; il ne traite pas du jeu en tant qu’activité ludique, puisque

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Débat qui a eu lieu lors du séminaire national de didactique des mathématiques de janvier 2010.

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Brousseau fait la distinction entre le « jeu » comme activité ludique et le jeu comme activité réglée et fait le choix de la deuxième définition pour sa modélisation. (Brousseau, 1998, p. 87). Notre projet est différent : nous étudions le jeu comme activité ludique, et nous étudions le joueur, et non l’actant. C’est cette partie, non modélisée jusqu’à présent de la théorie des situations, qui nous intéresse. Il s’agit de considérer le « jeu » dans ce qu’il a de réel, d’humain, de social, d’affectif, et d’étudier comment cette dimension est liée, ou non, aux apprentissages. Cette différence existe, et a déjà été constatée par les chercheurs : « le milieu adidactique que nous avons considéré est un milieu théorique. Quand il est transposé en milieu didactique d’une situation didactique effective, l’écart entre le jeu de l’actant et celui de l’élève "joueur" apparaît. De plus, si l’enseignant (et non pas le professeur) n’est pas présent pour insuffler aux élèves le désir et le goût de chercher, la confrontation à une situation adidactique est inefficace : la dévolution ne peut pas s’effectuer. » (Salin, 2002, p. 119). Nous nous plaçons donc du côté de la modélisation de la situation effective, et non de la situation théorique. La particularité de notre projet concerne le fait que nous allons expérimenter en contexte d’animation scientifique, où l’activité ludique est justement mise en avant : les effets ludiques se produisent nécessairement, et ce sont ces phénomènes et interactions ludiques que nous souhaitons étudier. Comme le suggère Salin (1999), nous allons chercher à « pointer la distance entre le "jeu" théorique de l’enseignant49 et celui qu’il peut jouer effectivement » afin de « progresser dans la connaissance de ces contraintes et éventuellement remettre en cause la modélisation "en cours" » (Salin, 1999, p. 12).

IV.3. La dialectique jeu/apprentissage Dans la suite de cette thèse, le mot « jeu » sera donc pris dans le sens d’activité ludique. Cela pose une autre question : qu’est ce qu’un jeu au sens d’activité ludique ? La définition assez commune du mot jeu qu’on trouve dans les dictionnaires, se réfère implicitement à la définition de Huizinga dans Homo ludens50 (1951) ou Roger Caillois dans Les jeux

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L’animateur en ce qui nous concerne. « Action libre, sentie comme "fictive" et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité ; qui s’accompagne en un temps et dans un espace expressément circonscrits, se déroule avec ordre selon des règles données et suscite dans la vie des relations de groupe s’entourant volontiers de mystère ou accentuant par le déguisement leur étrangeté vis-à-vis du monde habituel. » (Huizinga, 1951, p. 31). 50

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et les hommes51 (1958). C’est d’ailleurs celle que G. Brousseau (1998, p. 82) donnait en premier lieu : « activité physique ou mentale, purement gratuite, généralement fondée sur la convention ou la fiction, qui n’a dans la conscience de celui qui s’y livre d’autre fin qu’elle-même, d’autre but que le plaisir qu’elle procure». Cette définition est aujourd’hui largement remise en question par les différentes disciplines qui ont fait du jeu un champ de leur problématique de recherche. Afin de nous situer sur les questions du jeu, nous nous appuyons sur les deux ouvrages de G. Brougère (1995, 2005) qui constituent notre référence principale52 dans ce domaine : dans Jeu/Apprentissage, ce chercheur en sciences de l’éducation fait un tour d’horizon complet de l’ensemble des recherches actuelles et internationales menées sur le jeu. Constatant le retard des recherches francophones par rapport aux recherches anglaises, les siennes visent à « arrimer la réflexion française sur le jeu, à la recherche internationale contemporaine » (2005, p. 3). Il fait le constat d’un champ de recherche complexe : « Les difficultés qui attendent ceux qui veulent réfléchir sur le jeu semblent innombrables. D’autant plus que la diversité et les ambiguïtés que l’on relève dans l’usage même du terme et dans l’activité se retrouvent dans les théories proposées pour penser et comprendre le jeu. » (ibid, p. 16). « Quand les théories disponibles, par leur profusion et leur diversité augmentent l’ambiguïté, la situation du chercheur semble désespérée et l’on comprend pourquoi si peu d’entre eux s’intéressent à ce domaine. » (ibid, p. 17). G. Brougère dresse plusieurs constats : 

Il « faut bien admettre qu’il n’y a pas un savoir unifié sur le jeu, qu’au sein même des disciplines, les discours restent pluriels. » (ibid., p. 33).



Il n’existe actuellement pas de définition consensuelle du mot « jeu ».



Le jeu est souvent abordé, même dans les recherches scientifiques, avec de nombreuses conceptions et idéologies : « Le jeu est ainsi devenu une valeur avant d’être un thème de recherche. » (ibid., p. 36).

51

Activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive (Caillois, 1958, p. 43). Dans la phase exploratoire de nos recherches, nous nous sommes familiarisé avec la notion de jeu avec en particulier les ouvrages de référence incontournables : Piaget (1966), Vygotski (1985, 2003), Bruner (1983), pour la psychologie Freud (198), Klein, Winnicott (1975) pour la psychanalyse, Château (1979) pour les sciences de l’éducation, Caillois (1958), Huizinga (1951), pour la sociologie. Nous avons aussi abordé le champ de l’éthologie (Jacob & Power, 2006). 52

61



Le jeu humain comporte une dimension sociale et culturelle importante : « Même enracinée dans le passé animal, une activité humaine prend sens dans un nouveau contexte marquée par l’importance de la culture, de la transmission entre générations et du contexte social » (ibid., p. 103).



La dialectique « jeu/apprentissage » : « Ici s’inscrit un débat sans fin entre ceux qui veulent préserver la liberté du jeu sans laquelle la pratique s’éloigne des justifications théoriques et ceux qui ne conçoivent une logique d’enseignement qu’à travers la direction impulsée au jeu par l’enseignante. Les premiers vont dénoncer le détournement du jeu qui conduit à revenir à une initiative adulte, à des activités structurées. Les seconds plus pragmatiques et parfois adhérents aux valeurs reconnues au jeu ne voient pas d’autre solution pour associer jeu et enseignement» (ibid., p. 78)

La dialectique jeu/apprentissage étant complexe, « Il ne s’agit pas de choisir mais de penser » (ibid., p. 2). Le point de départ est le suivant : « Il n’y a pas similitude entre jeu et situation d’apprentissage, mais la présence potentielle de critères communs, une zone de recouvrement, permet de comprendre les assimilations possibles. Peut-être y a-t-il là un air de famille ? » (p. 63). Aussi, « Le projet est bien d’explorer cette articulation entre jouer et apprendre, en refusant l’idée naïve d’une conjonction miraculeuse, sans pour autant nier que le jeu offre, comme sans doute bien d’autres activités, des occasion d’apprentissage. » (p. 2). Pour mener ce travail, il nous faut accepter de commencer sans définition précise du jeu : « Acceptons qu’un travail de définition sur le jeu, comme d’autres réalités, ne puisse tracer des barrières mais se contenter de déterminer les caractéristiques d’une activité aux frontières floues. » (p. 41). G. Brougère (2005) donne 5 caractéristiques qui sont plus ou moins présentes dans un jeu :

62



Second degré (p. 43-50)



Liberté (p. 50 -53)



Règle (p. 54-56)



Frivolité - Gratuité (p. 56-58)



L’incertitude (p. 58)

IV.4. Démarche de notre travail Tout au long de son ouvrage, G. Brougère établit des pistes de recherches. Nous soulignons ici celle que nous allons suivre et que nous avons déjà commencé à préciser dans les paragraphes précédents : « Il me semble plus intéressant de saisir la tension entre l’attitude ludique, la dimension subjective de l’expérience et le versant objectif de situations, de dispositifs qui permettent l’investissement ludique. » (p. 133). Ce premier point correspond à notre projet d’étudier des situations didactiques avec une potentialité ludique, et d’étudier l’investissement de l’enfant dans ces situations. La démarche rigoureuse de Brougère, cherchant à faire de la dialectique jeu/apprentissage une problématique scientifique, permet à notre tour de spécifier deux aspects distincts de notre travail : celui d’utiliser le jeu pour développer des apprentissages dans l’animation scientifique, et celui de faire de la dialectique jeu/apprentissage une problématique didactique. Cela correspond à deux démarches articulées : 

D’une part, nous cherchons à donner des preuves scientifiques des possibilités d’utiliser le jeu pour l’apprentissage en contexte d’animation. Reconnaissant des vertus au jeu, nous nous impliquons dans l’action sur le terrain pour montrer des potentialités du jeu pour l’apprentissage. La dialectique action/recherche permet de produire des résultats de recherche : « C’est en cela qu’il s’agit d’une alliance au sens le plus fort, où la science est produite en même temps que les lieux qui permettent de réunir les preuves et les soutiens sans lesquels elle ne pourrait subsister. » (p. 72)



D’autre part, nous opérons à un détachement de l’action et des résultats pour mener une réflexion théorique plus générale. Nous cherchons cette fois à élaborer des concepts et des modèles pour étudier la dialectique jeu/apprentissage d’un point de vue plus général.

Ces deux dimensions sont articulées, dans la mesure où la didactique est une science expérimentale, et que tout résultat est produit dans un contexte donné. Les concepts, dans une expérimentation, doivent donc être questionnés dans leur possibilité de généralisation. Nous nous appuyons pour cela sur la méthodologie d’ingénierie didactique (Artigue, 1990) qui nous donne les moyens d’élaborer une réflexion théorique et de mener des validations internes au sein d’une expérimentation. 63

V - La dialectique numérique-algébrique Nous menons notre travail de recherche sur la dialectique jeu-apprentissage en nous appuyant sur la dialectique numérique-algèbre.

V.1. Le choix d’expérimenter sur une tranche d’âge relative au collège Le choix de ce thème est directement lié au fait que nous nous intéressons à l’apprentissage des mathématiques à la période du collège53. C’est une période très importante pour nous par rapport aux enjeux suivants : 

Elle nous semble cruciale dans l’enseignement des mathématiques : une grande partie de l’échec scolaire en mathématique s’y déroule, avec l’orientation scolaire qui peut y être associée. C’est une période où tous les enfants sont scolarisés en France, et dans laquelle beaucoup d’enfants « décrochent » des mathématiques, se forgeant une relation affective négative, en partie liée à leur échec.



Elle correspond à une période du développement de l’individu que Piaget a appelé le stade des opérations formelles ou hypothético-déductif (11/12 ans), et dans laquelle est introduite la démonstration, élément essentiel de l’apprentissage des mathématiques.



Le jeu y est actuellement moins considéré pour l’éducation et l’apprentissage des enfants. Nous pensons au contraire, en lien avec le point précédent, que c’est un moment crucial pour stimuler la pensée conceptuelle des enfants, et leur faire découvrir et apprécier les jeux et le plaisir intellectuels.

V.2. Un enjeu de savoir mathématique important du collège Dans sa thèse, Godot (2005) qui a travaillé dans le domaine des mathématiques discrètes a montré que les activités mathématiques qu’elles proposaient, qui n’étaient pas menées en lien avec les savoirs scolaires, pouvaient apparaître comme des jeux pour les enfants, et pas comme des mathématiques. C’est un résultat qui vient appuyer une hypothèse que nous faisons : le caractère ludique est souvent perçu par rapport à son degré d’éloignement du domaine de l’école. Le ludique se conçoit souvent en opposition au scolaire. Cette conception contribue fortement à une mauvaise 53

Elle correspond au niveau secondaire en France et aux quatre années suivantes : 6 entre 10 et 15 ans.

64

ème

,5

ème

ème

,4

ème

,3

Les enfants ont

compréhension des phénomènes ludiques, et accentue la tension jeu-apprentissage. Pour beaucoup, les mathématiques ne peuvent pas être ludiques, du fait même que ce sont des mathématiques. Il suffit pour s’en convaincre empiriquement d’évoquer l’expression « colonie de vacances mathématiques » autour de soi et d’observer les réactions qu’elles provoquent pour réaliser qu’elles relèvent pour beaucoup d’un paradoxe ou d’une contradiction. Pour éviter cet écueil, nous allons mener des animations autour d’un thème mathématique lié aux savoirs mathématiques du programme du collège. Nous pourrons ainsi étudier le lien entre jeu et apprentissage par rapport à des savoirs mathématiques travaillés à l’école. En abordant ces savoirs sous un angle ludique et plaisant, et en leur faisant vivre des expériences positives, nous souhaitons contribuer à « réconcilier » certains enfants avec les mathématiques tout en leur donnant la possibilité de réinvestir ces mêmes savoirs dans leur scolarité. Le choix de la dialectique numérique-algébrique permet d’aborder des thèmes comme le calcul littéral, la résolution d’équations, la preuve par des raisonnements algébriques, la théorie des nombres. G. Barallobres (2007) a traité cette problématique de façon approfondie dans sa thèse a montré la pertinence de la dialectique numérique/algébrique pour introduire l’algèbre à cette période. Il a conçu deux situations didactiques dans le cadre de la TSD pour introduire aux pratiques algébriques et à la validation intellectuelle. L’une d’entre elle, la situation de la « somme des 10 consécutifs », joue un rôle central dans notre réflexion sur la dialectique jeu/apprentissage.

V.3. Un thème en lien avec les récréations mathématiques du XVIIe siècle Le choix de la dialectique numérique-algèbre est aussi motivé par notre projet historique d’étudier les Récréations Mathématiques (1694) d’Ozanam. L’algèbre est en effet un enjeu mathématique essentiel du XVIIe siècle : les mathématiciens tels que Viète, Descartes ou Leibniz ont développé ce champ mathématique émergeant, qui va devenir un outil essentiel pour le développement des mathématiques et des sciences physico-mathématiques. A cette époque, l’arithmétique et la géométrie sont les deux branches des mathématiques pures, et n’ont pas le même sens qu’elles ont pour nous aujourd’hui ; de plus l’algèbre n’est pas considéré comme une branche des mathématiques. Elle est au cœur de débats entre mathématiciens, et ses défenseurs veulent en faire une nouvelle méthode de raisonnement, remplaçant les méthodes des « anciens ». Dans la continuité des Problèmes plaisans et délectables de Bachet (1612), les problèmes arithmétiques et algébriques ont une place centrale dans le genre des récréations qui émerge au XVIIe siècle. 65

VI - L’ingénierie didactique comme méthodologie générale de nos recherches Une caractéristique importante de notre travail est de constituer spécifiquement un terrain de recherche en séjour de vacances afin de mener nos recherches sur le jeu et l’apprentissage. Nous faisons le choix d’inscrire notre travail de recherche en lien direct avec l’action didactique dans un contexte où les ingénieries didactiques ne sont peu ou pas utilisées ou étudiées54. Nous décrivons la méthodologie générale de notre travail pour articuler des recherches théoriques avec l’action didactique.

VI.1. Concilier les enjeux de recherche et d’action La méthodologie d’ingénierie didactique constitue la méthodologie générale de nos recherches, pour prendre explicitement en charge la dialectique action-recherche dans le déroulement des animations mathématiques qui ont été menées, et afin de tenir compte du double objectif que nous nous fixons : réussir des animations du point de vue des attentes de l’organisateur, des enfants, des parents et de l’équipe d’animation, et développer un terrain expérimental favorable pour traiter des questions de recherche en lien avec la dialectique jeu-apprentissage. C’est donc en quelque sorte un projet de recherche et de développement que nous mettons en place, dans la mesure où les enjeux d’action et les enjeux de recherche sont placés au même niveau55: la théorie scientifique nous permet de modéliser le réel et de concevoir des applications pratiques, et les développements nous amènent ensuite à reconsidérer nos outils théoriques pour prendre en compte de nouveaux phénomènes issus de la contingence. La métaphore de l’ingénieur est précisée par M. Artigue (1990). « Il s’agissait d’étiqueter par ce terme une forme du travail didactique : celle comparable au travail de l’ingénieur qui, pour réaliser un projet précis, s’appuie sur les connaissances scientifiques de son domaine, accepte de se soumettre à un contrôle de type scientifique mais, dans le même temps, se trouve obligé de travailler sur des objets beaucoup plus complexes que les objets épurés de la science et donc de s’attaquer pratiquement, avec tous les moyens dont il dispose, à des problèmes que la science ne veut ou ne peut encore prendre en charge. » (Artigue, 1990, p. 283). 54

Nous n’avons pas trouvé d’article de recherche relatant la mise en place dans des contextes d’animation scientifique d’animations mathématiques conçues à partir de situations didactiques de la TSD. 55 Ce qui n’est pas sans lien avec la formation et le métier ingénieur R&D que nous avons exercé.

66

Le choix de l’ingénierie didactique comme méthodologie générale est bien sûr très lié à notre cadre théorique de référence : « Dans la théorie des situations, il n’y a pas de séparation entre théorie, observation et pratique mais au contraire constante dialectique. Il n’y a pas d’un côté une théorie et de l’autre son application. L’observation des pratiques dans les ingénieries didactiques a même la primauté sur la théorie, au sens où certains résultats des ingénieries didactiques apparaissent comme des candidats à être des concepts théoriques : ils doivent alors être investis dans des situations pour être mis à l’épreuve. » (Bessot, 2011, p. 31). La méthodologie d’ingénierie didactique a une dimension centrale dans notre travail, non seulement pour produire des ingénieries didactiques, mais aussi comme instrument phénoménotechnique : « Ce point de vue [celui de Brousseau ] rejoint celui de Bachelard (1938) en s’opposant aux positions empiristes naïves qui estiment possible et nécessaire le tracé d’une séparation nette entre des données expérimentales objectives et irrécusables d’une part, des interprétations théoriques toujours discutables d’autre part. Toute science est d’après Bachelard un mixte indissociable de théorie et d’observations. Bachelard parle de « phénoménotechnique ». Les phénomènes alors pris en compte loin d’être tels quels naturellement donnés à l’observateur, sont artificiellement produits et observés. » (ibid., p. 31). La

théorie

des

situations

et

la

méthodologie

d’ingénierie

didactique

sont

donc

consubstantiellement liées pour produire des résultats théoriques en lien avec l’expérience : « La théorie des situations produit des outils théoriques spécifiques dialectiquement avec des ingénieries didactiques qui vont mettre à rude épreuve ces outils théoriques et en produire de nouveaux. La théorie est alors l’instrument de contrôle de la consistance des résultats afin d’éliminer les contradictions, non pas entre théorie et pratique, mais dans l’interprétation de ce qui est observé, entre le nécessaire et le contingent. » (ibid., p. 32).

67

VI.2. La « méthodologie des trois pôles » La dimension personnelle est très présente dans nos recherches, et constitue un aspect favorisant de nos recherches. Notre forte expérience dans l’animation nous permet d’organiser des recherches spécifiques, en nous adaptant au terrain, et en apportant des innovations issues des recherches. Notre démarche cherche à articuler l’engagement sur le terrain avec le processus d’élaboration théorique. Cela pose des questions méthodologiques, que nous avons prises en charge par ce que nous avons appelé « la méthodologie des trois pôles ». VI.2.1. Constituer un terrain de recherche : la nécessité d’un engagement du chercheur sur le terrain Notre engagement sur le terrain est une nécessité qui résulte du caractère innovant de nos recherches. Concevoir une animation scientifique en séjour de vacances, à partir d’une situation didactique de la théorie des situations n’a jamais été réalisée à notre connaissance. Il nous faut, en quelque sorte, établir des « théorèmes d’existence » et produire des résultats théoriques qui permettront d’assurer une certaine diffusion et une « reproductibilité » possible. Comme l’a exprimé Brougère, dans le bilan qu’il dresse des recherches internationales menées sur l’articulation jeu et apprentissage, « la science est produite en même temps que les lieux qui permettent de réunir les preuves et les soutiens sans lesquels elle ne pourrait subsister. » (Brougère, 2005, p. 72). Notre implication sur le terrain se situe à deux niveaux : 

Constitution du terrain de recherche : En réalisant nos recherches dans un contexte encore peu étudié, celui de l’animation scientifique, nous occupons une double position : celle de chercheur, et celle d’animateur ou directeur. Notre position d’acteur du terrain facilite la constitution d’un terrain de recherche. Nous pouvons mettre en place des méthodologies adaptées qui visent à minimiser les perturbations.



Réalisation des animations mathématiques : nous n’expérimentons pas dans un contexte « protégé » mais directement sur le terrain d’action. Réussir des animations du point de vue des attentes de l’organisateur, des enfants, des parents et de l’équipe d’animation est une nécessité éthique de nos recherches. Sachant que réaliser des situations didactiques nécessite des connaissances didactiques et épistémologiques, et qu’animer un atelier

68

scientifique demande des compétences d’animation scientifique, cela nous conduit à faire les choix suivants : o Position de chercheur-animateur : nous expérimentons nous-mêmes de nombreuses animations. Cela relève en partie d’une nécessité, et nous verrons dans le paragraphe suivant que nous en faisons aussi un choix méthodologique pour comprendre les phénomènes didactiques d’un point de vue interne. o Position de chercheur-directeur : Nous assurons un rôle de suivi, soutien et formation auprès des animateurs, en particulier pour les animations réalisées. VI.2.2. Déroulement temporel des recherches L’enjeu de construire un terrain de recherche nous conduit à traiter nos questions de recherches en lien avec le terrain expérimental. Nos recherches ne se déroulent pas linéairement et évoluent en rapport direct avec la constitution du terrain de recherche et des résultats obtenus. Nous pouvons distinguer deux types de résolution temporelle : 

La levée d’une contrainte de terrain : l’avancement de la recherche est permis par une avancée dans le terrain de la recherche. Par exemple, le passage à la direction en séjour de vacances nous a permis de réaliser des entretiens, ou recruter des animateurs intéressés par les perspectives didactiques, qui ont accepté d’animer des ingénieries didactiques.



La production d’un résultat de recherche : cela permet de donner de nouvelles impulsions et actions sur le terrain d’action. Par exemple, la constitution d’un savoir didactique sur la dialectique jeu/apprentissage permet de diffuser des ingénieries que nous avons conçues, et d’aborder des problématiques de formation des animateurs. VI.2.3. Les trois pôles et leur articulation

Notre engagement sur le terrain donne une dimension personnelle à notre travail, et nos recherches doivent en permettre l’objectivation progressive. Aussi, nous nous considérons comme faisant nous-mêmes partie intégrante du dispositif de recherche. La dimension personnelle de notre travail est prise en compte sous ce que nous appelons le « pôle pratique ». Nous distinguons ainsi trois pôles : 

« pôle pratique » : l’ensemble des compétences personnelles, implicites ou explicites, que nous utilisons pour organiser nos recherches et construire un corpus objectivable. Ce pôle 69

est constitué de notre personnalité, nos expériences, nos lectures, nos réflexions, nos discussions, nos conceptions, etc. 

« pôle expérimental » : l’ensemble des expérimentations conduites selon les normes scientifiques, par le chercheur ou par d’autres. Le pôle expérimental joue comme une référence pour une communauté scientifique, et contient des données objectives qui peuvent être analysées et servir de support à l’argumentation et à la production de résultats scientifiques.



« pôle théorique » : l’ensemble des écrits, de la bibliographie, des cadres théoriques, qui servent comme références et cadres théoriques d’analyse.

Dans nos recherches, les trois pôles s’articulent entre eux : 

PP-PE (constitution du terrain de recherche) : Nous utilisons nos compétences personnelles (humaines, sociales, psychologiques, position institutionnelle, etc.) pour pouvoir organiser des expérimentations. Ces dernières enrichissent aussi notre expérience et notre pôle pratique. Nos choix se font en fonction des questions suivantes : Comment la recherche se met-elle en place sur le terrain (financiers, humains, matériels, temps, etc.) ? Quelle éthique sur le terrain doit-on appliquer ?



PP-PT (processus de transfert): Pratique et théorie s’articulent. Nos lectures théoriques nous donnent des cadres théoriques pour décrire et analyser nos expériences personnelles, et nos expériences viennent en retour questionner la théorie, sa pertinence, mais aussi ses limites. Peu à peu, nos connaissances implicites ou empiriques trouvent leurs places dans les cadres théoriques, et font émerger des savoirs théoriques nouveaux. L’objectif de notre travail de recherche est de modéliser et de comprendre le terrain dans lequel nous expérimentons et de convertir nos connaissances implicites en savoirs pour notre discipline.



PT-PE (démarche expérimentale) : C’est cette démarche qui est reconnue comme productrice de savoirs théoriques dans notre communauté scientifique. La dimension personnelle de la recherche n’est plus présente, et il est possible de faire l’utilisation d’un corpus objectivable (produit par des expérimentations) pour mettre en évidence des éléments théoriques dans un cadre théorique donné, conformément aux standards scientifiques de notre discipline.

70

Notre travail de recherche s’articule explicitement autour des trois pôles. Notre engagement sur le terrain d’action résulte d’une nécessité d’emmagasiner de l’expérience, de réaliser de nombreuses observations, d’appréhender la théorie dans son lien avec la réalité, de tester des hypothèses explicites et implicites, et de faire émerger de nouvelles hypothèses. L’ensemble des expérimentations que nous allons mener constitue un domaine d’expérience sur lequel nous comptons nous appuyer pour produire des résultats scientifiques. Nous replaçons chaque expérimentation dans une dynamique générale et un projet de recherche global sur la dialectique jeu/apprentissage, ce qui permet de montrer comment des avancées personnelles (passage à la direction, formation aux techniques d’entretien) peuvent avoir ensuite des répercussions sur la recherche elle-même. La méthodologie des trois pôles permet de rendre compte de notre travail dans sa dimension temporelle et personnelle (constitution du terrain de recherche), tandis que la méthodologie d’ingénierie didactique permet de rendre compte des recherches dans leur dimension structurelle et de décrire les résultats théoriques (structuration des recherches).

VI.3. La position de chercheur-animateur comme méthodologie de recherche Notre engagement sur le terrain nous conduit à des va-et-vient entre notre implication sur le terrain et la prise de distance. Nous considérons notre position sur le terrain comme un paramètre parmi d’autres, dans l’ensemble du processus temporel de recherche. Une question étant considérée du point de vue théorique, pratique, expérimental, nous adoptons la position de recherche selon les objectifs de recherche et les contraintes. Nous désignons par le terme de chercheur-animateur le fait que nous animions et expérimentions nous-mêmes. La position de chercheur-animateur constitue dans cette thèse une position essentielle que nous choisissons, puisque la quasi-totalité des expérimentations entre janvier 2007 et août 2008 ont été réalisées dans cette position. Elle a plusieurs fonctions que nous allons détailler. VI.3.1. Une nécessité éthique : réaliser les enjeux d’action Le caractère innovant de nos recherches nécessite que nous nous impliquions pour réaliser les enjeux d’action. Nos recherches théoriques ne peuvent se développer qu’à condition qu’elles garantissent des résultats au moins équivalents à une animation classique. Il n’est pas envisageable, d’un point de vue éthique, de « rater » une animation uniquement pour faire avancer nos

71

recherches, et cela est d’autant plus le cas, que nous expérimentons dans des « conditions non protégées ». Cela signifie que nous sommes du point de vue du terrain (organisateur, parents, enfants, autres animateurs, etc.) avant tout un animateur ou directeur qui doit donc réaliser les missions qui lui sont confiées. Aussi, plus il y a d’incertitude sur le déroulement d’une animation, plus nous devons nous engager pour qu’elle réussisse du point de vue des enjeux du terrain. Or, la question de la gestion d’une animation à partir d’une situation didactique de la théorie des situations n’est pas sans poser des difficultés. En effet, les recherches menées dans les classes ordinaires ont montré la difficulté pour les enseignants de gérer ces situations sur ce terrain (Perrin-Glorian, 1993), mettant en évidence que des connaissances épistémologiques et didactiques étaient nécessaires à une bonne gestion de la situation. L’enjeu d’adaptation en contexte d’animation relève donc d’un véritable défi, puisque nous allons expérimenter des animations provenant de la recherche dans un nouveau contexte56. Des connaissances didactiques et une expérience dans la pratique d’animation semblent importantes pour mener à bien les ingénieries didactiques conçues, et c’est pourquoi nous sommes amenés à expérimenter nous-mêmes les animations que nous concevons. Si des adaptations ou des modifications doivent être faites pour gérer des imprévus et assurer la réussite de la situation pour les enfants, nous pourrons ainsi en prendre l’initiative. VI.3.2. Etablir un théorème d’existence : réaliser les enjeux de recherche Dans une perspective d’adaptation, il s’agit de réaliser conjointement les deux objectifs liés aux enjeux d’action (paragraphe 1) et aux enjeux de recherche (paragraphe 2) : Les enfants vont-ils trouver l’animation réellement amusante? Vont-ils s’engager avec plaisir dans la situation ? Réaliseront-ils des apprentissages ? L’animateur va-t-il pouvoir instaurer une phase adidactique et ludique ? Est-il possible d’articuler jeu et apprentissage avec une situation didactique ? Réaliser conjointement les enjeux d’action et de recherche, présente une difficulté qu’on peut rattacher à ce que M. Artigue a appelé le principe d’incertitude : « Ceci me conduit à formuler un principe d’incertitude entre reproductibilité interne et reproductibilité externe, c'est-à-dire entre une reproductibilité préservant la dynamique externe de la trajectoire ou histoire de classe, et une reproductibilité préservant la signification des

56

Au début de nos recherches, aucune trace d’expérimentation de situations de la théorie des situations n’avait été menée à notre connaissance dans le contexte d’animation scientifique.

72

connaissances mathématiques mises en œuvre. Ceci signifie, en d’autres termes, qu’une exigence forte de reproductibilité externe ne peut être satisfaite qu’en sacrifiant d’autant la reproductibilité interne qui est, en fait, celle visée. Or comme je le souligne à l’époque, les descriptions d’ingénierie n’arrivent pas à éviter les pièges de l’externe, et elles les évitent d’autant moins qu’elles visent une audience dont la culture didactique est supposée limitée. En ce sens, elles favorisent, sans en être conscientes, des reproductions dénaturantes. » (Artigue, 2011, p. 22) Du point de vue de nos recherches, cette incertitude est d’autant plus grande que nous expérimentons dans un contexte « non protégé » et « inconnu ». La question de savoir si une ingénierie produite et validée par la recherche peut se réaliser en contexte d’animation scientifique sans être « dénaturée », est un réel enjeu. Est-il possible dans le contexte d’animation scientifique, de satisfaire aux exigences de reproductibilité externe sans sacrifier à la reproductibilité interne ? Etant données les exigences didactiques que requiert la gestion d’une situation adidactique, et le caractère novateur d’une telle situation dans le contexte des séjours de vacances, des compétences didactiques et une expérience dans la pratique d’animation en séjour de vacances sont deux éléments indissociables d’une réussite de l’expérimentation du point de vue des enjeux de recherche et des enjeux d’action : les expérimentations visent un théorème d’existence. Puisque la réalisation

d’une

situation

didactique

nécessite

des

connaissances

didactiques

et

épistémologiques, nous augmentons nos chances de valider nos hypothèses de recherche en nous engageant sur le terrain. VI.3.3. Comprendre des phénomènes didactiques de l’intérieur : l’ingénierie comme instrument phénoménotechnique Il s’agit de comprendre les phénomènes didactiques en jeu lors de la gestion d’une animation. En expérimentant nous-mêmes et en supposant que nous parvenions à valider nos hypothèses de recherche, il faut aussi comprendre ce qui les aura rendues possible. Comme nous venons de le voir, il y a une tension entre reproductibilité interne et reproductibilité externe, qui peut conduire les enseignants à dénaturer la situation. Cela sera-t-il le cas en contexte d’animation ? Et si tel est le cas, de quelles natures sont ces tensions ? Quels choix sont faits par l’animateur, et qu’est ce qui les justifie ?

73

Pour tenter de répondre à ces questions, nous utilisons la méthodologie d’ingénierie didactique comme instrument phénoménotechnique. Le choix d’expérimenter nous-mêmes relève du raisonnement suivant : en nous plaçant en position de chercheur-animateur, et en tentant de concilier les enjeux de recherche et les enjeux du terrain, nous allons pouvoir expliciter les choix de gestion que nous avons faits. En étant placé à l’intérieur de la situation, nous allons subir les contraintes externes et tenterons de repérer des phénomènes didactiques du point de vue « interne » à la situation et pourrons appréhender de l’intérieur le « principe d’incertitude ». En agissant à la fois avec nos connaissances du terrain et nos connaissances didactiques, nous tenterons de réaliser des « transferts » du pôle pratique au pôle théorique. Plutôt que de repérer des phénomènes didactiques par des dysfonctionnements qui surviennent et qui mettent à jour un implicite de la relation didactique non tenu, nous allons tenter d’expliciter les implicites du contrat didactique en séjour de vacances avec un point de vue interne. En faisant de la position de chercheur et de la position d’animateur une seule et même position pendant une période donnée, nous nous laissons la possibilité « d’observer » nos propres états internes avec nos outils de recherche. La constitution d’un corpus expérimental permet, par ailleurs, d’observer l’animation d’un point de vue externe, de prendre du recul sur nos pratiques, et de confronter des points de vue.

VI.4. Ingénierie didactique et action La dialectique action/recherche est centrale dans nos recherches, et la réflexion méthodologique constitue une dimension importante de nos recherches en vue de concilier les enjeux de recherche et les enjeux du terrain. Les éléments suivants ont joué un rôle dans ce travail d’éclaircissement : 

L’ouvrage Regards Croisés (Blanchard-Laville, Chevallard & al., 1996) a joué un rôle essentiel pour saisir les différents débats et approches épistémologiques dans notre discipline et l’imbrication qui existe entre l’approche expérimentale et l’approche clinique, alors qu’elles sont souvent présentées comme opposées.



Les trois ouvrages Méthodologie de recherche en didactiques (Perrin-Glorian & Reuter, 2006, Lahanier-Reuter & Roditi, 2007, Cohen-Azria & Saysac, 2009), et en particulier « Questionner l’implicite », dont beaucoup d’articles témoignent de la nécessité de questionner le chercheur comme élément du dispositif de recherche.

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Le séminaire Jeune-Chercheur, organisé en 2010, qui avait pour thème : « L'expérimentation dans nos recherches en didactique des mathématiques : méthodologie et position du chercheur ». La préparation de ce séminaire, avec Hussein Sabra, Anne-Cécile Mathé, et Audrey Daina, puis le séminaire lui-même (communications des participants, échanges, éclairages d’Annie Bessot) ont constitué une source de réflexion importante. Enfin, les échanges et le travail collaboratif, pour la présentation du compte rendu de cette journée au séminaire national (Daina, Mathé, Pelay, Sabra, 2011) ont permis de nombreuses clarifications.

L’école d’été de didactique des mathématiques de 2009, sur le thème de l’ingénierie didactique, nous a conduits à mener une réflexion en profondeur sur la méthodologie d’ingénierie didactique. Elle a permis aussi de consolider notre projet de recherche, car beaucoup de nos questions méthodologiques ont pu être explicitées et mises en lien avec les cours proposés. Nous avons en particulier réalisé que la méthodologie des trois pôles, que nous avions conçue pour compléter la méthodologie d’ingénierie didactique, était une façon de prendre en compte l’action sur le terrain et de trouver, à notre manière, une réponse à l’un des défis proposé par Artigue pour l’ingénierie didactique : « Il s’agit là d’un défi redoutable car, comme je l’ai souligné plus haut, nous avons sur ce plan peu progressé. Il conduit, me semble-t-il, à un questionnement sans concession de l’ingénierie didactique telle qu’elle existe aujourd’hui et de ce que ses caractéristiques tendent à imposer, explicitement mais aussi implicitement, à l’action didactique. Il impose de porter une attention renouvelée aux questions d’écologie didactique. Il requiert de questionner les visions de la transmission et de la diffusion qui pèsent sur le discours didactique et les pratiques, pour pouvoir penser de nouveaux rapports entre chercheurs et praticiens, concepteurs et usagers, en n’oubliant pas qu’une ingénierie didactique n’est pas un objet achevé, mais un objet dont la conception doit pouvoir se prolonger dans l’usage. Au-delà, ce qui est en jeu si l’on veut prendre au sérieux l’action didactique, c’est un questionnement plus profond de nos praxéologies de recherche, de nos hiérarchies de valeurs, c’est aussi accepter de s’engager dans des projets didactiques à une autre échelle, impliquant de multiples et nouvelles collaborations. » (Artigue, 2011, p. 24)

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VI.5. Organisation des recherches et plan de thèse Notre thèse se déploie autour de l’hypothèse principale suivante : L’étude didactique de l’articulation entre jeu et apprentissage implique la prise en charge explicite du jeu dans l’élaboration théorique au niveau de la gestion par l’animateur des interactions avec les enfants, et de la conception de situations ayant une double valence didactique et ludique. Notre thèse se structure en trois parties (constitution du terrain de recherche, prise de recul historique, élaboration théorique). Les parties I et II permettent à cette hypothèse de prendre forme, de se consolider, et de produire des éléments pour l’élaboration théorique (partie III): 

L’engagement sur le terrain de l’animation scientifique nous donne des éléments d’objectivation au fur et à mesure que se constitue notre terrain de recherche en séjours de vacances (partie I).



La prise de recul historique (partie II) nous donne des éléments d’objectivation en étudiant la dimension jeu/apprentissage à travers les Récréations Mathématiques (1694) d’Ozanam (1640-1718).



La partie III constitue le cœur théorique de notre thèse : l’ingénierie didactique est utilisée comme dispositif d’animation et comme instrument phénoménotechnique, pour permettre une élaboration théorique sur la dialectique jeu/apprentissage. Elle est placée en dernière partie, car elle s’est nourrie en permanence du travail réalisé dans les deux premières parties. Pour autant, il y a une articulation permanente entre ces trois parties au niveau du déroulement temporel des recherches. VI.5.1. Partie I : constitution d’un terrain de recherche

La première partie constitue un point d’ancrage de notre travail : effectuer des recherches didactiques sur la dialectique jeu/apprentissage nécessite avant toute chose de constituer un terrain de recherche qui n’existe pas encore. Si la dimension de jeu est présente en didactique des mathématiques en référence à la théorie des jeux, l’étude du jeu comme activité ludique est une question de recherche que nous faisons émerger. Nous avons tout d’abord présenté le contexte d’animation scientifique et fait un état des lieux de la diffusion des mathématiques (chapitre 1). Cela nous semblait nécessaire pour permettre au lecteur 76

d’appréhender rapidement les enjeux du contexte dans lequel nous allons expérimenter, dans la mesure où ce contexte n’est pas une référence partagée dans notre communauté. Cela nous a permis de définir notre problématique et nos questions de recherche en lien avec les enjeux d’action liés au terrain de l’animation scientifique (chapitre 2). Les enjeux d’action et les enjeux de recherche sont fortement liés, et au début de nos recherches, on peut même dire qu’ils coïncident, puisqu’il s’agit de montrer que les situations didactiques de la théorie des situations peuvent s’adapter en contexte d’animation scientifique. Il s’agit de permettre la réalisation de phases adidactiques et ludiques, où les enfants s’amusent et apprennent en même temps. Cela constitue le premier objectif de nos recherches, que nous avons posé comme condition pour mener une réflexion sur la dialectique jeu/apprentissage avec la théorie des situations. Si nous sommes par la suite impliqués dans la diffusion des mathématiques dans différents contextes (séjours de vacances, fête de la science, classes scientifiques, école), nous avons fait le choix de constituer notre terrain de recherche dans le contexte des séjours de vacances 57. Cela correspond tout d’abord à nos motivations initiales, mais ce choix s’est ensuite consolidé pour une raison importante : c’est le contexte le plus ludique, et les questions didactiques s’y posent de façon différente. Nous avons considéré qu’il y avait une richesse à explorer pour étudier la dialectique jeu/apprentissage en « zoomant » sur la dimension ludique. Le chapitre 3 décrit la constitution de notre terrain de recherche : méthodologies mise en place, expérimentations réalisées, recueil de données. Le choix de réaliser un grand nombre d’expérimentations a pour but premier d’assurer une consistance à nos hypothèses principales : il s’agit bien de montrer que la possibilité d’adapter des situations didactiques de la TSD en séjour de vacances ne résulte pas d’un « hasard » qui dépendrait des enfants, du contexte, de l’animateur, etc. En multipliant les expérimentations contrôlées d’un point de vue scientifique, il s’agit de distinguer le nécessaire du contingent : « A la contingence (ce qui est, mais qui pourrait ne pas être) s’oppose la nécessité : ce qui est, mais qui ne pouvait pas ne pas être, ce qui est conséquence logique, obligée, nécessaire d’un autre fait lui-même supposé réalisé. » (Brousseau, cité par Bessot, 2011, p. 31).

57

Les expérimentations menées dans d’autres contextes que ceux des séjours de vacances ne sont donc pas décrites dans cette thèse.

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C’est dans la répétition des expérimentations qu’a émergé la consistance des situations didactiques, puis les invariants permettant une objectivation des phénomènes ludiques, et enfin une possible élaboration théorique, initiée dans la partie III. L’objectif du chapitre 3 ne vise donc pas à une présentation détaillée ni à une exploitation de l’ensemble du corpus. Nous cherchons à mettre en avant : 

La constitution de notre terrain de recherche, en lien avec notre engagement sur le terrain et avec notre pôle pratique.



La façon dont nous adaptons les situations didactiques en séjour de vacances et la réussite des activités du point de vue des enfants.



La vérification de nos hypothèses principales qu’il est possible de jouer et d’apprendre en même temps avec des situations adidactiques, et que le jeu est un moteur de la dévolution. VI.5.2. Partie II : partie historique

La réflexion historique, à travers l’étude des Récréations Mathématiques et physiques (1694) d’Ozanam (1640-1718) nous a permis de prendre du recul sur la dialectique jeu/apprentissage. Elle constitue le second moyen, avec la répétition des expérimentations, pour faire émerger des invariants de liens entre jeu et apprentissages, et de concevoir de nouvelles animations. En étudiant des problèmes considérés comme distrayants pour l’époque, et en cherchant à les replacer dans leur contexte, nous nous donnons la possibilité de repérer des invariants au cours de l’histoire. Comme nous l’avons mentionné, la course à 20 est un problème présent dans les Récréations Mathématiques : cela ne peut pas être un hasard selon nous, et cela conforte notre hypothèse d’une objectivation possible du ludique dans la dialectique jeu/apprentissage. Dans le chapitre 4, nous présentons un panorama général : nous décrivons la naissance du genre des récréations mathématiques, nous faisons un état des lieux des mathématiques de l’époque, et nous présentons succinctement la biographie d’Ozanam. Cela nous permet de justifier du choix de l’étude des Récréations Mathématiques d’Ozanam. Dans le chapitre 5, nous étudions la partie dite « arithmétique », et la mettons en relation avec le Cours et le Dictionnaire, également écrits par Ozanam à cette même période. Ce travail nous permet de mieux étudier l’articulation des contenus dans les trois ouvrages, et d’identifier ainsi ce qui s’avère spécifique des récréations.

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Notre démarche est avant tout didactique, et nous ne chercherons pas à développer de problématique historique. Pour autant, nous tentons de mener un travail aussi rigoureux que possible. Ozanam étant un personnage peu étudié dans l’histoire des mathématiques, nous opérons à un premier travail de « défrichage », qui nous semble utile pour permettre des recherches plus approfondies, et dont nous présentons un relevé détaillé dans l’Annexe E de cette thèse. Dans le chapitre 6, nous tirons quelques conséquences de notre travail historique pour notre réflexion didactique. Ce chapitre est donc interprétatif et ne prétend aucunement établir de vérité historique. Nous présentons certains éléments que nous retenons dans l’objectivation du ludique pour la dialectique jeu/apprentissage. VI.5.3. Partie III : élaboration théorique Dans le chapitre 7, nous décrivons la situation mathématique des 10 consécutifs, situation centrale de la thèse. Nous montrons précisément la réalisation des hypothèses réalisées dans notre thèse : conciliation entre jeu et apprentissages dans une situation adidactique, et possibilité d’objectivation des phénomènes ludiques. Nous faisons le choix de présenter la première expérimentation réalisée dans notre travail de recherche, qui, dès le départ, nous a servi de référence, car elle a permis de produire le « théorème d’existence » d’une possibilité de concilier jeu et apprentissage en séjour de vacances avec la théorie des situations. Nous vérifions en particulier les hypothèses suivantes : 

Le jeu est moteur de la dévolution dans cette situation



La phase de course est purement ludique et adidactique



La dimension ludique de la course est un ressort ludique objectivable

Dans le chapitre 8, nous étudions l’animation du point de vue de la gestion faite par l’animateur. En cherchant à modéliser la situation par le concept de contrat didactique, nous en éprouvons les limites en séjours de vacances. Ceci rend nécessaire de revenir sur le concept de contrat didactique et fait émerger la nécessité du concept de contrat didactique et ludique pour modéliser les interactions ludiques et didactiques entre les participants engagés dans l’activité et l’animateur, dans les cas où ces activités proposées dans un contexte ludique ont une visée didactique.

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La création de ce concept constitue le résultat fondamental de notre thèse. En revenant aux sources de l’élaboration théorique du contrat didactique avec le cas Gaël, et en s’appuyant sur la réflexion philosophique de Colas Duflo (1997) sur le jeu et le contrat ludique, nous donnons les premiers éléments d’élaboration théorique de ce concept qui s’articule autour de deux pôles, didactique et ludique, et sur deux niveaux, niveau caché et niveau affiché. La règle ludique est un élément fondamental du contrat ludique et didactique, et nous montrons en particulier comment l’animateur joue sur les règles du jeu pour modifier la situation didactique, favorisant ainsi les apprentissages à réaliser tout en restant dans le « contrat ludique ».

Dans le chapitre 11, nous revenons sur les questions de conception de ce que nous appellerons « ingénierie didactique et ludique » pour prendre en charge les enjeux ludiques et didactiques. L’objectif de cette situation est d’étudier un élément que nous avons estimé fondamental dans la prise en compte du jeu dans l’élaboration théorique : la règle ludique. L’expérimentation réalisée autour d’une ingénierie didactique appelée « quête des nombres premiers », permettra de valider notre hypothèse, mais fera émerger de nombreuses questions : organisation du milieu, formation des animateurs, etc. Nous ne présenterons qu’une très petite partie du corpus constitué et transcrit en annexe C.

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Chapitre 3. Expérimentations en séjours de vacances scientifiques Les séjours de vacances sont un lieu important de l’animation socioculturelle en France : chaque année, des milliers d’enfants vont en « colonie » avec des organismes et des équipes d’animation qui leur aménagent un cadre éducatif et de loisirs. Ces colonies offrent aux enfants des opportunités de développer leur autonomie, leur identité, leur relation aux autres, leurs apprentissages, à travers des activités en lien avec leurs centres d’intérêt (jeux, sports, arts, visites culturelles, etc.). C’est dans ce contexte, où la notion de plaisir est essentielle, que nous constituons notre terrain de recherche et développons des animations mathématiques et ludiques, en nous appuyant sur notre expérience d’animateur scientifique.

I - Le contexte des séjours de vacances Les séjours de vacances participent activement à l’éducation des jeunes, mais sont un contexte encore peu étudié : « Des millions d’enfants ont fréquenté ces structures de loisirs et continuent de le faire. Il s’agit donc là d’un fait de société indéniable qui contribue pleinement à l’œuvre éducative. Les acteurs sont multiples et traversent la société sous différents angles : ministères, municipalités, associations, entreprises, familles, écoles, structures de jeunesse, enfants,…On ne peut pas parler de phénomène marginal ou éphémère. Et pourtant les recherches sur le sujet sont balbutiantes, peu nombreuses et peu considérées. Mais il se pourrait que le climat soit en train de changer et qu’il devienne évident que ce secteur entre désormais dans les problématiques de recherche en éducation. » (Houssaye, 2007, p. 8). C’est dans le but de regrouper les chercheurs autour de ce thème que deux symposium ont été organisés en 2005 et 2007 sous la direction de Jean Houssaye (2007, 2010), qui effectue des recherches sur ce thème (1989, 1995, 2005, 2009). Nous donnons ici quelques éléments de description de ce cadre pour situer le contexte dans lequel vont se développer nos expérimentations.

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I.1. Bref historique L'action des accueils de vacances et de loisirs est en continuité avec le courant d’éducation populaire : initiée à la fin du XIXe siècle par des mouvements laïcs et religieux, elle s’est considérablement développée avec le mouvement de scoutisme au début du 20ème siècle qui crée « une véritable révolution en introduisant une dimension ludique et éducative aux vacances des jeunes. ». Sous l’impulsion des mouvements d’éducation populaire (CEMEA, Francas et Franches Camarades, UFCV...), les centres de vacances deviennent une véritable institution d’éducation populaire et de loisirs destinées aux enfants des classes populaires, mais aussi aux enfants des classes moyennes, et en 1936, le Front populaire crée le Secrétariat aux loisirs et aux sports, dirigé par Léo Lagrange. L’après-guerre marque l’avènement des comités d’entreprise qui vont prendre aussi en charge l’organisation des centres de vacances tandis que les années 80 marquent le développement du centre de loisirs permettant d’organiser des activités pour les enfants à proximité du domicile familial (accueil de loisirs).

I.2. Règlementation Le séjour de vacances a une existence juridique à part entière, puisqu’en effet, « tout mineur accueilli hors du domicile de ses parents jusqu'au quatrième degré ou de son tuteur est placé sous la protection des autorités publiques » (article L227-1 du code de l'action sociale et des familles). Plusieurs textes de loi se sont succédés et remplacés au fil des années pour réglementer les centres de vacances et de loisirs. Le dernier en date est celui du 1er septembre 2006 dans lequel sont définis sept structures pour l’accueil collectif de mineurs (ACM). Celui qui nous intéresse est le séjour de vacances, appelé auparavant Centre de vacances et de loisirs (CVL) et communément connu sous le terme plus général de « colonie de vacances ». Il permet d'accueillir un groupe d'enfant dans un site possédant un lieu d'hébergement. La législation française établit les « conditions morales et matérielles de leur accueil en vue de protéger leur sécurité, leur santé et leur moralité. » (Article L227-1 du code de l'action sociale et des familles). Le séjour est mis en place par un organisateur (association, organisme), habilité par la Direction Départementale de la Cohésion Sociale58 (DDCS). La responsabilité du séjour est assurée par un 58

Anciennement Direction Départementale ou Régionale de la Jeunesse et des Sports (DDJS, DRJS)

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directeur titulaire ou stagiaire du BAFD59 (Brevet d'aptitude aux Fonctions de Directeur) qui encadre l’équipe d'animation constituée d’animateurs titulaires ou stagiaire du BAFA60 (Brevet d'Aptitude aux Fonctions d'Animateur).

I.3. Des objectifs éducatifs De par la tradition d’éducation populaire, l’animation en séjour de vacances repose sur une volonté d’éducation de l’enfant. Dans cette optique, chaque organisateur dispose d’un projet éducatif (PE) spécifique qui constitue son identité et lui permet de structurer ses objectifs et ses actions. Le directeur met en place avec son équipe d’animation un projet pédagogique (PP), qui décrit de façon plus détaillée la réalisation effective d’un séjour de vacances en lien avec des objectifs éducatifs spécifiques du séjour. Il dépend étroitement du directeur qui met en place son propre projet de direction (PD) en cohérence avec le projet éducatif en décrivant les objectifs et les moyens qu’il se donne pour parvenir aux objectifs éducatifs : « Le projet éducatif définit les objectifs de l'action éducative des personnes qui assurent la direction ou l'animation des accueils mentionnés à l'article R. 227-1 et précise les mesures prises par la personne physique ou morale organisant l'accueil pour être informée des conditions de déroulement de celui-ci. » (Article L227-24 du code de l'action sociale et des familles). « Ce document prend en compte, dans l'organisation de la vie collective et lors de la pratique des diverses activités, et notamment des activités physiques et sportives, les besoins psychologiques et physiologiques des mineurs. » (Article L227-23 du code de l'action sociale et des familles). Depuis le décret n° 2002-885 du 3 mai 2002, le projet pédagogique est obligatoire, et doit être transmis à la Direction Départementale de Cohésion sociale61 (DDCS), à l’organisme, à l’équipe d’animation et aux parents. On trouve dans la majorité des organismes des points communs autour de la volonté commune de donner une place à l’enfant, de favoriser son autonomie, de développer la vie en collectivité, de

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D’autres diplômes d’animation permettent également d'exercer la fonction d'animateur ou de directeur (BEATEP), ces deux diplômes sont les plus courants, dans la mesure où ils ne sont pas professionnalisant et permettent d’animer ou de diriger ponctuellement. Des diplômes peuvent aussi considéré comme équivalents du BAFA ou BAFD, comme le CAPES par exemple. Les organismes de formation du BAFA ou BAFD doivent disposer d'un agrément du Ministère de la Jeunesse et des Sports pour organiser les sessions de formation au BAFA et BAFD. On notera que les organismes de formation au BAFA et BAFD sont en grande partie des associations issues du mouvement d’éducation populaire (AFOCAL, AROEVEN, CEMEA, les Francas, MRJC, UFCV, STAJ, associations membres de la fédération du Scoutisme Français, etc.) 60 Idem point précédent 61 Anciennement Direction Départementale ou Régionale de la Jeunesse et des Sports (DDJS)

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respecter les autres et leurs différences, de développer sa capacité d'agir et sa curiosité, etc. Néanmoins, les conceptions éducatives et les moyens de mettre en œuvre les objectifs éducatifs sont très variés, et amènent à une très grande diversité dans la façon d’organiser un séjour de vacances.

I.4. L’animation scientifique et mathématique en séjours de vacances Les vacances sont une occasion pour les associations d’animation scientifique de mener des actions en organisant des séjours de vacances avec des objectifs pédagogiques liés aux sciences. En France, trois organisations proposent chaque été un nombre significatif de séjours avec des objectifs scientifiques: Telligo (400 séjours), Objectif Sciences (40 séjours), Planète Science (ANSTJ) (40 séjours). On trouve chez ces trois organisateurs la double dimension que nous avons développée dans le premier chapitre à partir de la thèse de Sousa Do Nascimento (1999) : des enjeux éducatifs socioculturels (dimension « animation) et des enjeux éducatifs et didactiques autour des sciences (dimension « scientifique »). Dans toute le suite de ce paragraphe, nous nous appuyons sur le projet éducatif de chaque organisme62. I.4.1. La dimension socioculturelle

Dimension socioculturelle

Objectif Sciences

La sécurité garantie pour les enfants

Ils ont également les outils et les compétences pour protéger les enfants contre les multiples agressions dont ils peuvent être la cible. Méchanceté des autres enfants, pédocriminalité, suicide, accidents domestiques, mais aussi malnutrition ou analphabétisme...

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Planète Science

Telligo

Notre premier engagement est d’assurer la sécurité (physique, morale et affective) des participants à nos séjours

Nous sommes convaincus qu’il y a un préalable fondamental pour qu’un enfant puisse se construire et s’amuser : il doit être et se sentir en sécurité. Il s’agit tout d’abord de la sécurité physique. (…) Il s’agit bien sûr aussi de la sécurité psychologique et affective

Objectif Science (http://www.educateur-scientifique.com/Etre-educateur-scientifique-a.html), Planète Science (http://www.planete-sciences.org/rhone/IMG/pdf/projet_educatif.pdf), et Telligo (http://www.telligo.fr/notrepedagogie/projet-educatif), sites consultés le 1 mars 2011.

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Des animateurs titulaires du BAFA

Des animateurs éducateurs

Des animateurs amuseurs

Ce sont bien entendu des animateurs parce qu’ils ont pour la majorité une formation BAFA (Brevet d’Aptitude aux Fonctions d’Animateur) ou autre et qu’ils ont la compétence pour encadrer des groupes de plus ou moins grande taille, en extérieur comme en salle.

Une formation de nos animateurs adaptée aux activités proposées (formation scientifique, BAFA, agréments microfusées, AFPS, etc.)

L’encadrement Aventure Scientifique a suivi le cursus BAFA ou BAFD dans les conditions fixées par le Ministère de la Jeunesse et des Sports

Ce sont des éducateurs car ils aident activement les enfants, les adolescents ou les jeunes adultes à se construire, à se trouver une voie, à aborder des questions d’ordre social ou général en dehors de la science. Ils ont la compétence pour accompagner des jeunes en difficulté.

Les principales valeurs clés sont : pratique des sciences et techniques, démarche expérimentale, projets en équipes, éducation populaire, citoyenneté, autonomie et confiance individuelle.

Nous voulons également que nos séjours aident l’enfant à grandir. En fonction de l’âge, de la maturité, du vécu de chaque enfant, c’est : * Gagner en autonomie * Devenir responsable * Devenir plus sociable *Apprendre et comprendre *Prendre confiance en soi *Expérimenter

Les membres de notre équipe sont des animateurs car ils amusent les enfants, organisent des grands jeux de plein-air, des sorties originales à en faire rêver plus d’un. Ce sont des animateurs parce qu’ils font leur métier avec plaisir et parce que la bonne humeur et la joie est constamment présente dans tout ce qu’ils font.

Les enfants y sont en vacances ! Pour Planète A tout âge, mais en Sciences Ile-de-France, particulier pour les plus cela signifie qu'ils jeunes, « jouer » est la doivent se sentir à l'aise dimension par à tout point de vue. Le excellence pour prendre site et l'ambiance du plaisir, c’est doivent être agréables, également un moyen joyeux et conviviaux. important pour grandir. La cuisine doit être L’animateur donne à familiale et les jouer, joue avec, laisse animateurs souriants. jouer selon le cas, et cela Les activités doivent participe au plaisir de être intéressantes et l’enfant et à sa choisies par les construction. enfants.

Présence de la dimension d’animation socioculturelle d’animation scientifique

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I.4.2. Education scientifique et plaisir L’animation scientifique se traduit chez les trois organisateurs par une volonté de procurer à l’enfant du plaisir à réaliser des activités scientifiques. Dimension scientifique

Plaisir

Education scientifique

Objectif Sciences

La présence de cet objectif ("Offrir de vraies bonnes vacances aux enfants") au sein de tous nos Projets Pédagogiques est une garantie supplémentaire pour que le projet de recherche menée par votre enfant à Objectif Sciences soit un réel plaisir pour lui.

Planète Science

Telligo

Les enfants doivent prendre plaisir aux sciences et techniques.

« Nous sommes également convaincus que l’enfant prend du plaisir en apprenant, en découvrant, en comprenant. » « On recherchera donc, chaque fois que c’est possible, à rendre les activités les plus attrayantes et les plus ludiques possibles. »

La promesse de notre brochure principale, « Nous proposons la Vacances pour petits découverte des sciences curieux et grands par l’expérience, dans le explorateurs» résume un cadre d’une pédagogie point fondamental de projet. Nous voulons commun à tous nos que, par cette Et enfin ce sont des séjours : des vacances démarche active, les éducateurs scientifiques intelligentes où l’enfant jeunes vivent les car ils aident le futur adulte va par exemple : sciences et techniques qui est en face d’eux à * découvrir comment comme les ingénieurs construire l’ingénieur ou le faire du feu ou comment et les chercheurs. chercheur qui est en lui. Ils réaliser un court Passionnés et motivés lui donnent la possibilité de métrage, par leur projet, ils vont se poser des questions, de * approfondir sa passion tout tenter pour le se les poser correctement, pour les étoiles ou les mener à bien. Notre d’apprendre par la animaux, démarche s’appuie pratique. * comprendre un avant tout sur la phénomène physique ou pratique expérimentale un tour de magie des sciences et la * apprendre un geste réalisation de projets technique en sport ou scientifiques ou quelques vers de techniques en équipe. Shakespeare. Education scientifique et plaisir

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I.4.3. Des objectifs scientifiques spécifiques La dimension de plaisir et d’éducation scientifique est présente chez les trois organismes, mais les objectifs scientifiques, la pédagogie et l’organisation des séjours se déclinent de façon différente. Objectif Sciences et Planète Science souhaitent que les enfants se comportent « comme un chercheur ou un ingénieur », et Telligo cherche à ce que les enfants découvrent, comprennent ou approfondissent des savoirs variés. Planète Science (ANSTJ) Planète Science est une association qui axe l’animation du séjour autour d’un projet qui a lieu sur toute la longueur du camp de vacances en s’inspirant « des méthodes de pédagogies actives qui se sont développées dès les années 50, dans la mouvance de l’éducation populaire : la pédagogie de projet et la démarche expérimentale ». « La pédagogie de projet est une méthode qui met les jeunes en situation d’élaboration et de mise en œuvre d’un projet. Ils deviennent ainsi acteurs et maîtres de leur apprentissage. La dimension "projet" procure aux enfants une perspective, un programme d’action et représente un élément moteur de l’activité. La participation à un groupe de projet favorise l’autonomie, sollicite la créativité et l’imagination des enfants, tant au niveau de leurs actes et de leurs décisions, qu’au niveau

de

leur

apprentissage,

car

elle

représente

un

terrain

de

questionnements,

d’expérimentations et de tâtonnements, de recherche et de jeux sociaux. Elle favorise également le travail en groupe, l’écoute, le respect des autres et développe la responsabilité individuelle vis à vis du groupe ». Il explique plus en détail ce que cela implique pour l’enfant : « La mise en œuvre d’une démarche expérimentale, permet à l’enfant de comprendre comment se construisent les connaissances. Il manipule, teste, met en relation, recherche, observe, et ainsi acquière des connaissances et développe des compétences en construisant un rapport au savoir nouveau et structurant ». Les domaines scientifiques proposés sont : Aéronautique, Archéologie, Astronomie, Ballons expérimentaux, Cerfs-volants, Chimie, Energies, Environnement, Fusées à eau, Fusées expérimentales, Géorientation, Météorologie, Microfusées, Minifusées, Multimédia, Robotique, Télécommunications.

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Objectif Sciences Objectif Sciences propose de réaliser sur toute la durée du séjour un véritable « projet de recherche » où les participants, qui ont choisi le même domaine, vont mener « une véritable recherche scientifique, avec un protocole, une démarche expérimentale solide et des résultats à la clé ». Le niveau de la recherche est adapté à l’âge des enfants et chaque projet est conçu de telle sorte que les enfants obtiennent des résultats sur la durée du séjour quel que soit le niveau des participants à l’arrivée. L’originalité vient du fait que chaque projet de recherche est conçu comme une brique qui va s’insérer dans un projet de grande ampleur et qui peut durer plusieurs années. (avion solaire, gestion de la forêt, sauvegarde des animaux...). Le séjour est organisé autour de cet objectif qui tient lieu de fil conducteur: 4 séances d’activité sont organisées par jour (2 le matin, 2 l’après-midi) et les activités extrascientifiques s’insèrent aussi dans le projet : « Aller chercher des échantillons est l’occasion d’une sortie sur le lac ou d’équiper un arbre pour y faire de l’accrobranche, ou encore de préparer une expédition de 2 jours en montagne. Construire un vivarium ou un système de traitement de l’eau est l’occasion de faire du bricolage. Retransmettre ses résultats aux participants des autres camps est l’occasion de monter une petite pièce de théâtre, etc ». Les domaines proposés sont l’Archéologie, Eau, Mathématique, Electricité, Electronique, Architecture, Ecologie, Energies, Astronomie, Géologie, Robotique, Aéronautique, Informatique, Energies, Biologie, Espace, Environnement, Océanologie, Ethnologie, Anthropologie.

Telligo Telligo est un organisateur de séjours de vacances thématiques pour lequel les séjours scientifiques sont une offre parmi beaucoup d’autres (linguistique, artistique, littérature, imaginaire, sportif, nature, animaux, etc.). Anciennement l’association Altaïr puis l’organisme Aventure Scientifique, Telligo a élargi son offre, mais les ateliers scientifiques demeurent présents dans de nombreuses thématiques, y compris non scientifiques. Cet organisateur construit ses séjours autour d’un centre d’intérêt pour les enfants. Certaines thématiques sont très ouvertes et leur permettent de choisir entre des ateliers variés (histoire, chimie, physique, mathématiques, biologie, travail manuel, etc.) tandis que d’autres sont beaucoup plus orientées vers des passions spécifiques des enfants pour approfondir le thème 88

choisi, en particulier les thèmes scientifiques (sur les traces de Darwin, Volcano, Graine de véto, Nos amis de l’océan, le peuple singe, Danse avec les dauphins, les robots, 100% fusées, Mécanique quantique et relativité générale, Objectif spationaute, Kangourou des mathématiques, Université mathématique d’été, etc.). Certains séjours scientifiques sont multisciences (Dis pourquoi ?, Comment ça marche ?, Expériences étonnantes, Harry Potter Tour, La chasse au trésor, etc.) Telligo fonctionne sur une pédagogie « par atelier » d’une durée d’environ 1h/1h15 qui peuvent durer plusieurs jours. Cela permet de proposer, en fonction de l’âge généralement des activités d’une durée de 1h à 10h. La priorité annoncée est de faire découvrir les sciences de façon ludique : l’animateur s’appuie sur des jeux, expériences, constructions, observations, outils informatiques, vidéos, etc. Son objectif est que l’enfant prenne du plaisir sur les activités ludiques et apprenne des choses, mais aussi qu’il « s’émerveille en découvrant de nouvelles connaissances, s’enthousiasme de réussir un nouvel exercice compliqué, s’exalte en saisissant le lien logique qui relie deux connaissances ». En dehors des ateliers, des visites peuvent être organisées en relation avec la thématique et le lieu du séjour (de la Terre à la lune : visite d’Airbus et de la cité de l’espace, Volcano : en Auvergne, mécanique quantique et relativité : le CERN, etc.) I.4.4. La faible place des mathématiques La tendance d’une faible place des mathématiques dans l’animation scientifique (chapitre 1) se confirme pour les séjours de vacances. Dans les séjours qu’elles proposent en 2007, les mathématiques ne sont pas présentes chez Planète Science et apparaissent ponctuellement chez Objectif Science sur un séjour où elles sont couplées avec l’informatique. Elles apparaissent de façon un peu plus importante chez Telligo avec 2 séjours thématiques qui lui sont réservés (Kangourou des mathématiques, Université Mathématique et Physique d’été) sur les 26 des séjours classés « Aventures scientifiques ». Par ailleurs, dans les thématiques « multi-sciences » (c’est pas sorcier, dis pourquoi, etc.) où apparaissent toutes les disciplines, y compris mathématiques, on note 6 thèmes d’atelier sur 49 : mathématiques des pyramides, codes secrets, rubik’s cube, paradoxe du prisonnier, nombre d’or, fractales.

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II - Conduire des expérimentations en séjours de vacances Nos recherches se sont déroulées dans des séjours de vacances de l’organisme Telligo qui met explicitement en avant le jeu dans la pédagogie de ses séjours : « On recherchera donc, chaque fois que c’est possible, à rendre les activités les plus attrayantes et les plus ludiques possibles » (Projet éducatif de Telligo). La pédagogie par atelier s’accorde avec notre projet de mettre en place sur une ou plusieurs séances des ingénieries didactiques adaptées pour ce contexte. Nous expérimentons sur les séjours de la tranche d’âge des 9/14 ans. Les enfants sont donc généralement entre le CM1 et la 4ème, et sont répartis en général dans les ateliers selon qu’ils sont en primaire ou en collège. Ils ont le choix entre plusieurs ateliers par petits groupes (douzaine d’enfants au maximum). Nous proposons des ateliers qui s’adaptent aux attentes de l’organisme et des enfants. Les enfants proviennent de lieux géographiques différents et ne se connaissent pas en arrivant sur le séjour. L’animation doit pouvoir s’adresser à chaque enfant et ne pas créer des écarts trop importants à cause des différences d’âge ou de niveau. Nous nous intéresserons aux ateliers animés sur la tranche d’âge du collège.

II.1. Ethique de recherche Sur le séjour, nous avons une position de chercheur impliqué sur le terrain (animateur, directeur) selon notre volonté de mettre les enjeux d’action et de recherche au même niveau. Nous expérimentons donc dans des conditions « non protégées », et nous considérons que cette position favorise le développement de nos recherches, car nous pouvons nous appuyer sur notre pôle pratique pour identifier les besoins et contraintes du terrain, développer des innovations, et élargir le terrain de recherche. Les méthodologies sont mises en place de façon à s’adapter au séjour, en fonction de ses contraintes et en le perturbant le moins possible. Nous nous appuyons sur l’hypothèse que la relation de confiance et l’écoute des enfants, au cœur des projets pédagogiques dans lesquels nous participons, permettent d’intégrer les méthodologies de façon non intrusive pour les enfants et les animateurs. Les enfants seront informés (début de séjour et début de l’atelier) et les groupes ou enfants qui ne le souhaitent pas ne rempliront pas les questionnaires ou ne seront pas enregistrés.

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II.2. Deux types de séjours Nous allons expérimenter sur deux types de séjours : les séjours à thématique imaginaire, et les séjours à thématique mathématique. Cela nous permet d’expérimenter avec des publics différents, qui n’ont pas la même relation aux mathématiques. Dans le premier cas, cela permet d’étudier les potentialités de l’animation à toucher un public large et varié qui ne vient pas spécifiquement pour faire des mathématiques. La dimension ludique et attractive doit être particulièrement mises en avant, ce qui va permettre de tester notre hypothèse d’apprentissage dans des phases ludiques. Dans le second cas, les enfants viennent en séjour en sachant qu’ils vont faire des mathématiques. Les enjeux de concilier enjeux ludiques et didactiques sont facilités, et il est possible d’exploiter plus en avant les potentialités d’apprentissage de l’ingénierie, notamment en organisant des animations sur plusieurs ateliers. II.2.1. Séjours imaginaires L’enfant est immergé dans un univers avec une thématique imaginaire (par exemple : piraterie, animaux, magie, espace, etc.). Les animateurs sont souvent déguisés, une histoire peut généralement se dérouler sur toute la durée du séjour (avec des animations, veillées et grands jeux autour de cet imaginaire), et les enfants choisissent des ateliers qui sont en lien avec le thème général, où les connaissances qu’ils acquièrent peuvent leur servir dans l’aventure qu’ils vivent (par exemple, ils pourront être amenés à décoder dans une animation des messages secrets, en utilisant les connaissances qu’ils ont apprises dans l’atelier codes secrets auquel ils auront participé). Les ateliers proposés sont très divers, en lien avec les sciences, le bricolage et travail manuel, la littérature, les arts, etc. Les sciences sont plus ou moins présentes selon le type de séjour et les animateurs qui proposent des ateliers en plus de ceux proposés par la brochure. Ces séjours contiennent peu ou pas d’ateliers mathématiques. Les animateurs peuvent d’eux-mêmes proposer des ateliers mathématiques, mais nous savons d’expérience que c’est très rarement le cas. II.2.2. Séjours à thématique mathématique Le thème spécifique est celui des mathématiques, et la majorité des ateliers sont en lien avec les mathématiques. Ils existent sur deux tranches d’âge (9/14 ans et 14/18 ans), qui ne correspondent pas nécessairement au même séjour. Pour les 9/14 ans, ce séjour était appelé « kangourou des mathématiques » et organisé en partenariat avec l’association du même nom jusqu’à l’été 2008. Il 91

s’est appelé Maths-En-Folie pour les étés 2009 et 2010, et n’est pas proposé pour l’été 2011. Pour les 14/18 ans, ce séjour s’est appelé « Université mathématique d’été » jusqu’à l’été 2008. Depuis l’été 2009, il est couplé avec l’ancien séjour « Mécanique quantique et relativité générale » et s’appelle « université mathématique et physique d’été ».

II.3. Deux positions sur le terrain d’action : de l’animation à la direction Le développement de nos recherches et notre engagement dans l’animation scientifique nous conduisent au cours de notre thèse à nous former pour devenir directeur en séjour de vacances. En plus des nouvelles perspectives éducatives que cela nous permet, nous pouvons investir de nouveaux enjeux d’actions et de recherche. Le projet pédagogique nous permet de développer de nouvelles perspectives de diffusion des mathématiques en lien avec nos recherches (favoriser la dimension adidactique dans des ateliers mathématiques en accompagnant des animateurs, créer des liens entre les mathématiques et les autres sciences, développer l’imaginaire dans les ateliers mathématiques,) et de mettre en place de nouvelles méthodologies.

III - Recueil de données en lien avec les expérimentations pendant le séjour Plusieurs types de données ont été recueillis pendant les séjours en centres de vacances en lien avec les expérimentations conduites : 

Enregistrements de l’atelier (vidéo ou audio) : l’enregistrement des ateliers est une méthodologie classique en didactique, notamment pour étudier les apprentissages et comprendre le raisonnement des enfants. Nous intégrons aussi des questions de recherche relatives à l’articulation didactique/ludique.



Questionnaires d’évaluation: ils sont proposés de façon facultative avec une possibilité d’anonymat. Ils portent sur le séjour et les ateliers et se présente comme les questionnaires d’évaluation réalisés généralement en séjours de vacances pour faire un bilan du séjour. Nous n’avons ces questionnaires que pour les 3 séjours mathématiques où nous avons dirigés.



Questionnaires de Nimier : ils sont proposés de façon facultative avec une possibilité d’anonymat. Ils portent sur la relation aux mathématiques, et permettent d’évaluer la

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relation affective aux mathématiques. Ces questionnaires ont été réalisés sur les 3 séjours mathématiques que nous avons dirigés. 

Entretiens : ils sont proposés aux enfants volontaires pour discuter du séjour. Ils sont mis en place sur les 3 séjours mathématiques que nous avons dirigés, et nous avons réalisé un entretien sur un séjour imaginaire.

L’analyse des transcriptions des données audio constitue notre méthodologie principale de recherche, en relation avec la méthodologie d’ingénierie didactique (chapitre 2). Les données recueillies au moyen des questionnaires et des entretiens sont utilisées en lien avec les enjeux d’action et d’adaptation au terrain : elles permettent de décrire le terrain d’action et le public, et d’avoir des indicateurs sur la réussite des ateliers. Nous allons décrire ces différentes modalités en lien avec les questions de recherches que nous développons.

III.1. Enregistrements des ateliers III.1.1. Méthodologie générale Nous mettons en général quand cela est possible un micro par équipe en leur demandant leur autorisation. En revanche, nous faisons le choix de ne pas recueillir de données vidéo en priorité. Même si ce support permet de recueillir plus d’éléments du point de vue didactique (actions sur les objets, langage non verbal), notre priorité est pour l’instant de ne pas perturber l’animation et d’étudier la dialectique jeu/apprentissage dans des conditions où la spontanéité des enfants sera maintenue. Nous pensons que le micro comporte une dimension ludique : placé dans les groupes, les enfants peuvent parler dans le micro et faire des commentaires librement. A l’inverse, nous pensons que la vidéo peut venir freiner la dynamique ludique : mettant en avant l’image, elle est beaucoup plus intrusive. Nous ne privilégions donc pas la vidéo pour l’étude de notre problématique jeu/apprentissage, et lorsque la vidéo peut être utilisée (phase de débat), ce sera en vue de faciliter la transcription et d’apporter quelques éléments d’information complémentaire (disposition des enfants, déplacement des enfants ou de l’animateur, etc.). Dans la perspective de l’étude jeu/apprentissage, nous souhaitons que les enregistrements audio puissent être utilisés pour rendre compte des phénomènes ludiques. La participation, les réactions et les interactions des enfants témoignent de leur implication dans le jeu ; la gestion de l’animateur et ses interactions avec les enfants sont essentielles. Nous décrivons des éléments que nous

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prendrons en compte au moment d’analyser le corpus, à partir du fait que jouer est avant tout pour nous une activité, et qu’elle est ici menée par un animateur qui fait vivre le jeu.

III.2. Les aspects de l’atelier pour lesquels nous souhaitons recueillir des données Jouer et faire des mathématiques sont des activités : l’enfant participe, agit, réagit, interagit. Le joueur est dans l’ère de jeu et cela le différentie du spectateur. Jouer, c’est être acteur et interagir avec le milieu ludique constitué par les autres joueurs, animateur, le matériel du jeu, etc. Jouer, c’est s’impliquer et pas seulement quand c’est à son tour : l’enfant donne des signes de son implication physique et mentale qui sont spécifiques du jeu (dans un sport collectif, l’enfant se positionne sur le terrain, fait des appels, donne ou reçoit des indications à un joueur. Dans un jeu de réflexion, la concentration, le silence déterminent au contraire l’attitude ludique). L’implication est une condition nécessaire du jeu. Ce n’est pas une condition suffisante car le spectateur est impliqué dans le jeu, mais il n’est pas joueur ; l’enfant peut participer mais sans forcément s’amuser et prendre du plaisir. Il peut le faire pour ne pas perturber le groupe, pour s’intégrer au groupe, ne pas décevoir l’animateur, etc. Le non amusement d’un enfant n’est pas nécessairement un signe de désintérêt pour l’activité : un enfant peut trouver l’activité intéressante ou plaisante sans la trouver ludique. L’état d’amusement est interne et subjectif à la personne. Les comportements et attitudes dans le jeu donnent des indications importantes sur l’implication effective du joueur. Lorsque l’enfant à qui c’est le tour de jouer se dépêche de prendre le dé ou le réclame à un autre joueur, il donne des signes d’une implication à l’inverse de celui qui reste systématiquement passif et attend que les autres joueurs l’interpellent. L’animateur exerce des régulations pour faire vivre le jeu du début à la fin. Selon la nature de l’activité, il peut être lui-même plus ou moins impliqué : il peut simplement lancer le jeu et se mettre en retrait (mise à distance du jeu, arbitre), ou au contraire en être partie prenante (maître du jeu). L’animateur est sensible à l’implication des enfants et s’ajuste au groupe en fonction des indicateurs qu’il perçoit plus ou moins consciemment. Il peut tout autant chercher à augmenter la participation (début du jeu notamment, créer une ambiance) ou la contrôler (bruit trop important, risques de débordements, etc.).

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III.2.1. Participation au jeu La participation désigne ce qui concerne les actions liées au jeu lui-même : ce peut être une action physique (se déplacer, lancer le dé, poser une carte, bouger un pion, manipuler un objet, dessiner, écrire, etc.) ou verbale (lire une carte tirée, proposer une réponse, faire une annonce, etc.). La façon dont les enfants s’impliquent est significative : est ce qu’ils sont impatients de commencer ? Est-ce qu’ils attendent leur tour en trépignant ? Est-ce qu’ils réfléchissent à leur réponse ou est ce qu’ils répondent négligemment ? Est-ce qu’ils participent moins et semblent attendre la fin du jeu ? Si l’enfant a la possibilité d’entrer et quitter le jeu de façon libre, alors la participation et l’amusement sont très liés. Si l’animation se déroule sur une durée déterminée et que l’enfant n’a pas la possibilité d’arrêter en cours d’animation, alors l’animateur est attentif à l’évolution de la participation au cours du jeu : il peut être conduit à apporter des changements ou évolutions pour maintenir l’intérêt sur toute l’activité. III.2.2. Les réactions Le jeu produit des effets qui entraînent des réactions : rires, cris de déception, cris de joie, désapprobation, exclamation, moquerie, commentaires sur le jeu. Nous distinguons deux types de réactions: 

Les réactions spontanées : elles surviennent en réaction immédiate d’un événement (« oh oui, encore gagné ! »). C’est un signe de l’enrôlement dans le jeu et généralement en lien avec des émotions (joie, tristesse, déception, colère, agressivité, etc.). Cela donne des signes explicites sur le plaisir pris dans le jeu. Les effets de suspens et d’attentes peuvent amplifier ces phénomènes.



Les commentaires : ce sont des réactions qui portent sur le jeu, mais qui ne sont pas liées à un événement immédiat. Elles témoignent l’implication (« cette manche était trop facile ! », « vivement la deuxième manche ! », « Je suis trop fort ! ») ou la mise à distance du jeu, signe d’un désengagement à venir ou déjà là (« il ne se passe rien ! »).

Ces deux types de réactions ne s’adressent pas forcément à quelqu’un (« encore raté ! »), même si cela peut créer une interaction avec l’entourage (« encore raté ! », « normal, tu joues au hasard ! »).

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L’animateur est sensible aux réactions quand elles sont publiques, mais ces réactions peuvent aussi être faites sous forme privée au sein des équipes, ou si l’enfant réagit à voix basse ou se parle à luimême. III.2.3. Les interactions Dans une animation, jouer amène chacun à interagir avec d’autres personnes (animateur et joueurs). La nature des interactions est un indicateur essentiel pour décrire le déroulement du jeu et l’implication des joueurs : y a-t-il peu ou beaucoup d’interactions ? Les interactions se font-elles dans la bonne humeur ? Y a-t-il une tension dans le groupe ou entre certaines personnes ? Sur quoi portent les interactions ? Cela peut être sur le jeu (« étonnante cette carte! »), sur une personne (« ta stratégie est trop bonne »), sur des conseils de jeu (« ne bouge pas ce pion »), sur les règles (« je peux avancer de six ? »), etc. La nature des interactions est un phénomène d’autant plus important que la dimension sociale est une composante du plaisir ludique (confrontation, entraide, collaboration, compétition, cohésion, défi). La nature et la qualité des interactions au sein d’une équipe donnent des signes du bon fonctionnement du jeu : est ce que les enfants s’entraident ? Est-ce qu’ils se disputent ? Est-ce qu’ils dialoguent ? Est-ce qu’ils s’encouragent ? Les interactions renvoient à la dimension affective du jeu et des relations entre les personnes. Le comportement de chacun est différent selon que les enfants se connaissent bien ou non, qu’ils s’apprécient, que le séjour se déroule bien, que les enfants se sentent en confiance, etc. Ces phénomènes sont liés à la « dynamique de groupes », et l’animateur agit pour créer des dynamiques positives : attentif aux interactions entre les joueurs, ou au sein des équipes, il intervient pour créer des interactions positives, et anime le jeu en tenant compte de ces paramètres. Le bon déroulement du jeu dépend donc fortement de la qualité des interactions : le jeu peut autant permettre de renforcer la qualité des interactions que la détériorer si le jeu est mal géré. La prise en compte des interactions renvoie aussi à la dimension socioculturelle et éducative de l’animation : à travers le jeu, l’animateur régule pour que le jeu se fasse dans l’échange, le respect, l’attention aux autres, etc.

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III.2.4. Objet des réactions et interactions Au cours du jeu, les enfants portent leur attention sur différents éléments qui donnent des signes de leur implication. S’ils dialoguent sur des éléments qui n’ont aucun lien avec le jeu, cela peut être le signe que leur implication est moindre, et il est possible de s’interroger sur les raisons : le jeu ne plait-il pas aux enfants ? S’ennuient-ils ? N’y a-t-il pas une période creuse dans le jeu ? Est-ce qu’ils sont dans de bonnes conditions pour jouer ? (fatigue par exemple). A l’inverse, lorsque les enfants réagissent et interagissent en lien avec le jeu, cela donne des indications sur le jeu. On peut distinguer des thèmes récurrents aux interactions : 

Un enjeu ludique : l’animateur a mal compté les points et l’enfant rectifie, l’enfant souhaite une précision sur l’imaginaire, l’enfant exprime sa joie ou sa déception d’avoir gagné, etc.



Un enjeu didactique : l’enfant pose une question mathématique, à l’animateur ou à d’autres enfants, il exprime une remarque en lien avec les mathématiques, l’école, etc.



La stratégie : les enfants discutent ou débattent des choix à faire dans le jeu, de la stratégie à adopter, l’animateur donne une consigne ou une indication, etc.



Les règles du jeu : l’enfant n’a pas compris, souhaite une précision, conteste une règle ou l’action d’un autre joueur qui n’est pas conforme à la règle, etc.



Les personnes : l’enfant fait des commentaires qui touchent aux personnes, sur soi-même ou sur les autres. Cela peut être des jugements, des encouragements, (« Je suis trop fort », « Bon courage », « tu n’y arriveras pas », « t’es trop lent », etc.)



La logistique : cela concerne les questions matérielles et pratiques (« je ne vois pas le tableau », « je n’ai pas de feuille », « où est mon crayon ? », « j’ai pas assez de place », etc.). Ces éléments peuvent avoir une incidence sur le déroulement du jeu (enfants qui se sentent désavantagés s’ils estiment être moins bien placés, s’ils n’ont pas le bon matériel, etc.)



La discipline : certains enfants peuvent venir perturber le déroulement du jeu, amenant généralement l’animateur à faire des régulations (les enfants crient trop fort, ne s’écoutent pas, ne respectent pas les consignes, il y a de l’agressivité d’un enfant envers un autre enfant). Les interventions disciplinaires peuvent freiner la dynamique du jeu, surtout si elles sont très fréquentes. Des enfants peuvent aussi surinvestir le jeu et ne pas accepter certains événements du jeu (défaite par exemple). L’animateur tente de gérer l’activité pour le groupe tout en tenant compte de l’ensemble des événements ponctuels et individuels. Ces 97

interventions renvoient à la dimension éducative de l’animation : le jeu a aussi un rôle pour socialiser les enfants et leur apprendre des règles du « vivre ensemble ».

III.3. Recueillir l’avis des enfants Cela fait partie des objectifs de nos recherches que de proposer des animations qui satisfont aux attentes des enfants, des parents, et de l’organisme avec lequel nous travaillons. Il nous faut donc développer des outils méthodologiques spécifiquement pour appréhender les enjeux et les attentes des participants, mais aussi pour évaluer nos animations, en particulier du point de vue subjectif des enfants. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, la dimension de plaisir est essentielle dans la diffusion des mathématiques dans le contexte de l’animation scientifique. Elle l’est de façon encore plus importante dans un cadre de loisirs : les enfants sont en vacances, et ils souhaitent des activités plaisantes comme le leurs proposent les organismes dans leur projet éducatif (paragraphe 1). Nous avons fait l’hypothèse que les animations que nous allons concevoir sous forme de jeu permettront aux enfants de prendre du plaisir et de s’amuser. Si les méthodologies d’analyse audio ou vidéo donnent des indices externes des phénomènes ludiques et de l’implication des enfants, le ressenti et le point de vue personnel des enfants sont déterminants pour évaluer l’atelier du point de vue de la réussite des enjeux d’action : 

Une évaluation positive des enfants sera un signe que nos animations satisfont aux attentes et aux envies des enfants, donc que nous sommes parvenus à nous adapter au terrain d’action dans lequel nous expérimentons. Leur avis nous permettra de développer des connaissances plus précises sur la nature du terrain d’action dans lequel nous expérimentons, et d’améliorer nos animations du point de vue des enjeux d’adaptions au terrain. Une évaluation négative devra conduire à une remise en cause de la pertinence de nos choix d’action et de recherche du point de vue de l’adaptabilité.



Les avis des enfants vont nous permettre d’étayer une hypothèse centrale de nos recherches sur la possibilité d’objectivation des phénomènes ludiques. En demandant aux enfants ce qui les a amusé, nous allons pouvoir déterminer s’ils correspondent aux ressorts ludiques que nous aurons décrit dans l’analyse a priori de nos ingénierie didactiques et ludiques.

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III.3.1. Questionnaires d’évaluation des ateliers Ces questionnaires sont habituels en séjour de vacances et permettent aux enfants de donner leur avis et de s’exprimer librement. Ils ont une légitimé indépendamment des objectifs de recherche, car il est courant en séjour de vacances de faire des bilans pour connaître la satisfaction des enfants et réaliser l’évaluation globale du séjour. Ces évaluations peuvent être de différente nature (bilans en groupe, bilans en petits groupes, discussions informelles entre les enfants et les animateurs, questionnaires, etc.) et porter sur différents aspects du séjour (ateliers scientifiques, vie quotidienne, ambiance, vie de groupe, qualité des repas, animations proposées, etc.) Par rapport à nos recherches sur le jeu et l’apprentissage, nous avons cherché à proposer des évaluations des ateliers scientifiques proposés en ajoutant spécifiquement des questions qualitatives sur ce qui les avait amusés et ce qu’ils pensent avoir appris : 

« Est ce que l’atelier t’a plu ? » , « Est-ce que tu t’es amusé ? » : on évalue la satisfaction globale. On distingue le fait que l’atelier soit plaisant du fait qu’il soit amusant. Le jeu n’est qu’une des potentialités pour rendre un atelier plaisant.



« Qu’est-ce qui vous a amusé ? », « Quels sont les moments que tu as préférés ? » : ces questions ouvertes permettent de savoir ce qui a plu ou amusé l’enfant, de catégoriser ce qu’aiment les enfants, et si cela correspond à ce que nous anticipons. Là encore, la distinction préférence/amusement, nous permet d’étudier les nuances dans le vécu de l’atelier.



« Qu’est-ce que vous avez appris ? » : il est intéressant de savoir le point de vue des enfants sur les apprentissages qu’ils pensent avoir réalisés. Chaque enfant investit une animation avec des attentes, généralement liées à ce qu’a annoncé l’animateur dans la présentation de son atelier, et l’animateur a la responsabilité de satisfaire les attentes de l’enfant et que celui-ci ait la satisfaction d’avoir appris des choses. III.3.2. L’entretien

Connaître le point de vue des enfants de façon détaillée et dialoguer avec eux pour connaître leur perception des ateliers, ou du séjour, nous a semblé essentiel pour aller plus loin que les questionnaires. Cette démarche s’est mise en place d’après notre expérience d’animateur : en séjours de vacances, les enfants donnent généralement leur avis de façon sincère. La relation entre les enfants et les animateurs reposant beaucoup sur une relation de confiance et d’échange, les 99

enfants savent qu’il y a une écoute et une prise en compte de leurs opinions, et proposent des critiques constructives. Il faut toutefois noter qu’un enfant peut aussi valoriser son propre ressenti pour faire « plaisir » à l’animateur parce qu’il l’apprécie. La mise en place d’entretiens, dans cette thèse, vise à recueillir l’avis de l’enfant sur différents sujets (son avis sur les ateliers et leur déroulement, ce qu’il pense avoir appris, ce qui l’a amusé, son point de vue sur les relations entre jeu et apprentissages, etc.). Ils sont menés avec des enfants volontaires qui manifestent un désir d’être interviewé. Mener un entretien repose sur des compétences personnelles et méthodologiques que le chercheur doit acquérir. Conscient des difficultés de la méthodologie d’entretien, nous avons suivi une formation diplômante de l’ENS Cachan en analyse cognitive des techniques d’apprentissage (ACTA). Nous avons suivi la formation longue durée sur l’année 2007-2008, constitué de 120 heures à raison de 2 jours et demie par mois entre janvier et juin. Nous avons validé la formation de la « promotion ACTA 3 » en septembre 2008, qui a diplômé 8 étudiants sur 11. L’examen se constitue d’écrits portant sur les connaissances et compétences du cours, un mémoire et une soutenance orale. La formation ACTA Il s’agit d’une formation en Analyse Cognitive de Techniques d’Apprentissages conçue par Alain Finkel, chercheur en informatique à l’ENS Cachan. Elle se décompose en plusieurs modules, et vise à donner aux enseignants et aux formateurs des outils cognitifs pour gérer la complexité d’une situation d’enseignement : discussion objective sans interprétation, utilisation d’images mentales, gestion de ses émotions, etc. Ces outils permettent de favoriser une communication orientée sur l’écoute et l’empathie, de pouvoir expliquer un concept ou une notion en utilisant plusieurs registres, de développer chez l’élève de nouvelles façons d’apprendre prenant en compte son fonctionnement personnel, etc. L’acquisition de ces outils nécessite de développer de nouvelles compétences personnelles : prise en compte de la communication non verbale, développement de l’empathie, compréhension de ses émotions, etc. Deux éléments importants nous ont conduits à choisir cette formation : 

Elle repose sur le fait de vouloir être opérationnelle rapidement en donnant des outils efficaces qui permettent de faire évoluer sa façon de communiquer, pouvant être investie dans des pratiques d’enseignement, de recherche, etc. A. Finkel puise dans de nombreux domaines (psychologie, philosophie, sciences cognitives, neurosciences, informatique, etc.)

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qu’il trouve intéressants et « compile » l’ensemble, ce qui permet, selon ce chercheur, d’éviter de s’enfermer dans des dogmes ou des « pseudo-théories ». 

A. Finkel encre fortement son travail dans des résultats scientifiques en sciences cognitives, neuroscience et psychologie cognitive. Aussi, même s’il revendique son travail comme non scientifique, il procède néanmoins avec une certaine rigueur propre à la recherche : recherche de catégorisation, référencement de ses sources, dialectique théorie-expérience (sa formation évolue en permanence à partir de ses nouvelles lectures, réflexions ou expériences), recherche d’un modèle de l’esprit (à partir d’états, d’algorithmes, de processus, etc.).

La récente publication d’A. Finkel avec le mathématicien Pierre Arnoux (Arnoux & Finkel, 2010), dans le champ de la recherche en éducation mathématique, témoigne que des éléments de sa pratique et de sa formation peuvent prendre forme dans une élaboration théorique et scientifique qui nous intéresse particulièrement. Eléments méthodologiques Notre réflexion s’est développée en lien avec l’entretien cognitif qui fait partie de cette formation, et que nous avons cherché à utiliser pour nos propres questions de recherche 63. Notre mémoire, intitulé « Entretiens cognitifs pour l’animation scientifique », nous a permis de mettre en place les éléments méthodologiques que nous allons présenter. L’entretien cognitif vise en partie à favoriser une écoute neutre et bienveillante permettant de ne pas influencer la personne dans la description qu’elle va donner sur un thème défini entre l’interviewer et l’interviewé. Cette méthodologie a de nombreux points communs avec l’entretien d’explicitation de Vermersch (1994) dans la mise en condition de la personne, mais elle s’en distingue par son objectif de vouloir décomposer, à la manière d’un algorithme, les différents états mentaux et pensées qu’a une personne à un moment donné. L’interviewer accompagne l’interviewé dans sa compréhension personnelle d’un événement pour le « reconstituer». Dans le cadre de notre thèse, nous n’avons pas cherché à exploiter l’ensemble des potentialités de l’entretien cognitif, mais nous avons utilisé des éléments de base de cette méthodologie : poser des questions ouvertes, mettre la personne en évocation, favoriser la description par la personne, etc.

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La méthodologie d’entretiens cognitifs a aussi été utilisée, mais de façon beaucoup plus approfondie, dans une thèse en psychanalyse (Rabeyron T., Approches psychodynamique et psychopathologique des expériences vécues comme "paranormale", Université Lyon II, 2010)

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Nous souhaitons que l’entretien se présente sous la forme d’une discussion, et faisons le choix d’un entretien non dirigé où l’interviewer pourra se donner des thèmes qu’il souhaite aborder (atelier en particulier, colonie en général, etc.) en fonction de ses objectifs de recherche. Cadre et limites de l’entretien Nous faisons l’hypothèse qu’un entretien dans un cadre formel ne fera pas obstacle à l’établissement d’une discussion sincère avec l’enfant dans la mesure où l’entretien sera mené avec des enfants volontaires, qu’il existera sur le séjour une confiance entre les animateurs et les enfants, et que l’enfant aura déjà pu s’exprimer à d’autres moments du séjour et constaté qu’il était écouté. L’entretien permet d’aborder les thèmes du jeu et des apprentissages mathématiques. Le caractère ouvert de l’entretien permet d’aborder différents thèmes ; dans la mesure où l’enfant est amené à exprimer son point de vue personnel, des dimensions affectives peuvent intervenir. C’est pourquoi il est nécessaire de délimiter un cadre, aussi bien pour le chercheur que pour l’enfant. Les travaux de Nimier (2006) ont montré que la relation aux mathématiques peut être liée à de réelles difficultés personnelles pour l’enfant, où les mathématiques ne sont qu’un objet sur lequel l’enfant projette ses problèmes psychiques. Si l’animateur de séjours de vacances a l’habitude de gérer certaines questions affectives sur un séjour (tristesses, colères, peurs, conflits des enfants durant le séjour ou sur un atelier), l’objectif de l’entretien n’est en aucun cas d’aborder un thème trop personnel ou affectif avec l’enfant. Nous veillerons à détecter tout glissement de la conversation sur un sujet sensible, même s’il est abordé par l’enfant, pour changer de sujet, ou pour stopper l’entretien et avoir une discussion personnelle. Trouver des conditions favorables pour les entretiens Le temps disponible pour mener des entretiens est une question délicate. Cela peut être envisagé avec un ou plusieurs enfants juste après un atelier, mais d’un point de vue pratique, ce n’est pas forcément possible. C’est pourquoi nous privilégions des moments informels pendant le séjour et nous ferons appel à des enfants volontaires. Le climat d’écoute et de confiance dans la colonie joue à ce niveau un rôle essentiel pour créer les conditions favorables de l’entretien.

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Voici les axes de questionnement possible que nous développerons64 : Questionnement sur le vécu de l’atelier : Il peut être souhaitable de laisser d’abord l’enfant aborder un thème ou un moment de l’atelier, avant d’ensuite poser des questions plus spécifiques. Il est possible de commencer par une question ouverte : « Qu’est-ce que tu as pensé de l’atelier ? », « Qu’est-ce que tu as le plus aimé ou le moins aimé dans l’atelier ? ». Nous laissons d’abord l’enfant s’exprimer et décrire des moments de l’atelier, puis nous pouvons revenir sur certains événements. Questionnement sur l’apprentissage de l’enfant : Par rapport à notre problématique, il est intéressant de savoir l’idée que l’enfant se fait des apprentissages qu’il a réalisés. Aussi, la question « Qu’est-ce que tu as appris ? » peut être posée et servir de base à une discussion tournée autour des savoirs mathématiques de l’atelier. Nous pourrons chercher à décrire la stratégie utilisée par un enfant sur une situation. Questionnement sur le point de vue de l’enfant : Ce questionnement vise plus à avoir le point de vue global de l’enfant sur ce qu’il a vécu, sur les ateliers, sur le séjour, sur son rapport aux mathématiques, etc. Cela permet de savoir comment l’enfant situe l’expérience qu’il a vécu (les ateliers, la colonie). Certaines questions sont reprises de la thèse de Godot (2005).

III.4. La dimension affective en séjour de vacances La dimension affective est un élément important de la dialectique jeu/apprentissage, et elle est de plus très présente dans les séjours de vacances. L’animateur est responsable de la sécurité physique, morale et affective des enfants65. Les enfants, éloignés de leur cadre familial, tissent de nouvelles relations avec les enfants et les animateurs, et l’investissement affectif est variable selon la personnalité des enfants et des animateurs et de nombreux autres paramètres (durée du séjour, type de séjour, etc.) Le jeu, activité essentielle pour un individu (particulièrement pour un enfant), a un lien très fort avec la construction d’une personne et le psychanalyste Winnicott va jusqu’à dire que « c’est en jouant, et seulement en jouant, que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et 64 65

Voir grille de questions possibles en Annexe A11. Voir le projet éducatif des organismes.

103

d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi » (Winnicott, 1975, p. 76). La dimension affective, liée au plaisir pris dans l’activité et dont nous avons vu qu’il était essentiel dans l’animation scientifique, joue un rôle dans l’investissement au sein de l’animation, aussi bien du côté des enfants que de l’animateur, mais aussi dans les apprentissages eux-mêmes : « celui qui dès le début a séparé pensée et affect s’est ôté à jamais la possibilité d’expliquer les causes de la pensée elle-même car une analyse déterministe de la pensée suppose nécessairement la découverte des mobiles de la pensée, des besoins et des intérêts, des impulsions et des tendances qui dirigent le mouvement de la pensée dans un sens ou dans l’autre. » (Vygostky, 1985, p. 42). Notre problématique théorique ne prend pas en charge cette dimension, car nous cherchons au contraire à faire émerger la partie objective des phénomènes ludiques d’une activité. Mais la prise en compte de la dimension subjective nous paraît essentielle pour étudier les mécanismes affectifs de la dialectique jeu/apprentissage. L’hypothèse que le jeu est un moteur de la dévolution repose implicitement sur des présupposés psychologiques qu’il s’agit d’expliciter. Aussi, même si nous ne traitons pas cette question de recherche dans notre travail de thèse, nous voulons commencer à faire un lien avec ces recherches, très présentes dans le champ de la recherche internationale sur l’enseignement des mathématiques, afin d’envisager à l’avenir des collaborations avec des chercheurs qui travaillent sur ce thème. III.4.1. La relation affective aux mathématiques De nombreux chercheurs développent des travaux sur l’affectivité en mathématiques et le rapport aux apprentissages: « Au plan de la recherche, depuis quelques années, plusieurs auteurs tels Nimier (1976, 1985), Blouin (1985, 1987), Lafortune (1984, 1988, 1990, 1992), Tobias (1978,1987), Baruk (1973, 1985), Gatusso et Lacasse (1986,1989) reconnaissent que les facteurs affectifs jouent un rôle de premier plan dans l’apprentissage des mathématiques » (Lafortune & St-Pierre, 1994, p. 31). Les émotions, sentiments, croyances et représentations vis-à-vis des mathématiques sont présents chez chaque personne, et l’attitude vis-à-vis de celles-ci est singulière et liée à la vie et l’histoire personnelle de chacun: « cette attitude, fruit d’un passé de confrontation avec cette discipline tout au long du parcours scolaire, est profondément enracinée dans l’histoire personnelle de chaque sujet » (Blanchard-Laville, 1980, p. 1).

104

Les travaux de Nimier (1977, 1983) font apparaître que les mathématiques sont comme un objet sur lequel agit le fonctionnement cognitif de l’individu. Il semblerait que la personne crée un lien affectif, ou attribue une propriété aux mathématiques, en association à son histoire, l’image qu’elle a d’elle-même, ses savoirs, et ses croyances : "Quand un élève dit qu'il aime ou déteste les maths, c'est bien parce qu'il attribue aux mathématiques des caractéristiques qui sont liées à lui-même ; autrement dit, c'est parce qu'il a une représentation des mathématiques qui est liée à son histoire " (Nimier, 2006, p. 205). III.4.2. Les travaux de J. Nimier sur la représentation des mathématiques Jacques Nimier, psychologue et professeur de mathématiques, a cherché à comprendre le lien qui se tisse entre une personne et les mathématiques. Il a mis en évidence six représentations principales des maths, à travers une analyse factorielle réalisée sur des milliers de questionnaires (Nimier, 2006, p. 235). Il précise qu’il s’agit de résultats statistiques, à prendre avec des précautions, et que chaque individu sera unique dans sa façon d’investir les mathématiques, en fonction « des images, des fantasmes qui lui appartiennent en propre et qui font son imaginaire personnel » (ibid., p. 235). Représentation des mathématiques, J. Nimier

105

Nous présentons ici brièvement les six représentations (ibid., p. 235) : 

Les maths comme loi structurante : les mathématiques sont introjectées comme un bon objet mettant de l'ordre à l'extérieur de soi mais également en soi: "On raisonne bien", c'est-à-dire qu'on ne déraisonne pas. Les maths sont ici utilisées pour lutter contre des pulsions internes qui font peur. Elles permettent un équilibre de la personne.



Les maths comme objet outil : les maths sont ici considérées comme un outil agissant sur le réel (en physique par exemple). Elles permettent de construire dans le réel mais également en soi, elles réparent des manques (sentiment d'impuissance, d'incomplétude). Dans ces deux cas, les maths sont perçues comme agissant sur l'extérieur de la personne (projection de l'intérieur) c'est-à-dire sur la réalité. Les maths permettent de "réparer" quelque chose qui paraît mal fonctionner.



Les maths comme objet idéal : les maths sont représentées comme un objet idéal. Le raisonnement parfait, la Vérité. En dehors des maths, point de salut. Tout est mathématisable même si cela n'est pas encore fait, c'est une question de temps. Les maths sont ici le miroir de la personne. C'est une façon de retrouver une image positive de soi, de réconforter son narcissisme fragile. Les maths servent d'étai, de soutien d'appui à la personne. Les maths sont là au service de l'Idéal du moi.



Les maths comme autre monde : les maths sont un autre monde où il fait bon vivre, le monde réel étant trop dur. Les maths permettent d'oublier le monde réel, de s'enfermer. En cela elles sont bonnes et mauvaises d'où un clivage en bon et mauvais objet.



Les maths comme mauvais objet : les maths sont perçues comme mauvais objet : objet de sélection, objet d'échec, risquant de rendre fou. Elles permettent au sujet de projeter sur elles une partie de ce qui en lui le gêne. Dans ces deux derniers cas les maths sont conçues comme loin de la réalité. On attribue aux maths tous les défauts possibles : elles sont arides, mortes, sans émotion. On en fait seulement parce que c'est obligatoire.



Les maths comme objet phobique : les maths sont ici parées de qualités, elles sont désirables mais elles font peur ou paraissent inaccessibles. Il est ainsi plus commode d'échouer en maths et donc de se tenir éloignés d'elles plutôt que de faire face à des angoisses bien plus troublantes et difficilement supportables.

106

J. Nimier a mis au point un questionnaire qui comporte 25 questions sur la représentation des mathématiques (Nimier, 2006, p. 346), permettant d’avoir des informations indicatives sur la relation affective d’une personne aux mathématiques et de faire des liens avec le schéma et les représentations que nous venons de décrire. III.4.3. Faire évoluer la relation aux mathématiques La relation aux mathématiques se constituant au cours de notre histoire personnelle, cela signifie qu’elle évolue au fur et à mesure des expériences positives ou négatives que chacun vit. Dans la mesure où les séjours de vacances peuvent être particulièrement intenses au niveau affectif, nous pouvons penser que la relation de l’enfant aux mathématiques peut évoluer positivement au cours d’un séjour de vacances. Si cela semble peu probable à l’échelle d’une seule animation, les impacts peuvent en revanche être importants dans le cadre d’un séjour de vacances, comme en témoigne un ancien colon ayant participé à un séjour mathématique à l’âge de 17 ans, et aujourd’hui doctorant en mathématiques et animateur mathématique : « Le premier séjour que j'ai fait a été vraiment important, car il m'a fait découvrir d'une part une partie des maths dont j'ignorais complètement l'existence, et d'autre part qu'on pouvait faire des maths de manière très ludique. J'avais déjà un goût pour cette matière, mais pour la première fois on m'expliquait des choses vraiment difficiles, que j'avais beaucoup de mal à comprendre (l'énoncé du théorème de Gödel m'a fasciné, mais j'ai été complètement largué par la démonstration). J'ai aussi appris les bases de la programmation pendant ce séjour (pas dans un atelier mais par un ami), et c'est probablement une des principales raisons qui font que j'ai continué aussi dans cette voie en restant à la frontière maths/info. Il y avait une vraie différence d'approche : à l'école les maths étaient toujours présentées comme des outils, et par des profs qui s'intéressaient plus à nos résultats qu'à leur matière, alors qu'à ce séjour le directeur parlait des maths avec passion, et les aimait pour elles-mêmes, ce qui les a rendus plus vivantes pour moi. C'est très difficile de juger la part d'importance que ça a eu dans mon choix de carrière, mais en tout cas ça en a eu sur ma façon de voir les maths, et surtout de les transmettre »66.

66

Réponse à la question posée par mail : « Pour mes recherches, pourrais-tu me faire un témoignage sur le séjour mathématique que tu as fait en tant qu’adolescent, et l’impact que ça a eu pour toi ? »

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Aussi, nous faisons l’hypothèse que les enjeux affectifs jouent un rôle important dans le processus de dévolution, et que l’amusement et le plaisir répété sur des activités mathématiques est susceptible d’entraîner des changements personnels dans la relation d’une personne aux mathématiques. III.4.4. Questionnaires de J. Nimier en séjour de vacances Le questionnaire est donné aux enfants en début et/ou en fin de séjour. Il est présenté de façon très neutre comme un questionnaire qui permet de connaître leurs avis sur leurs visions des mathématiques ; il est présenté comme intéressant pour des recherches, et peut être rempli de manière facultative ou anonyme. Il est important de préciser, à la fois au niveau méthodologie et éthique, que ces questionnaires ne sont pas regardés durant le séjour. Cet aspect nous semble essentiel pour ne pas avoir un regard particulier ou biaisé sur les enfants, et cela est clairement précisé aux enfants avant son remplissage. A ce niveau de nos recherches, nous utilisons ces questionnaires comme un indicateur pour avoir une représentation globale de la relation positive ou négative vis-à-vis des mathématiques : « Quelle est la relation aux mathématiques des enfants qui partent sur un séjour de vacances mathématique ? », « Y-en-t-il qui viennent alors qu’ils n’aiment pas les mathématiques ? ». C’est un point intéressant à détecter car il peut permettre d’étudier comment ils se sont investis sur le séjour et les animations, et quel bilan ils font de leur séjour (questionnaires, voir entretiens).

IV - Rendre une animation attractive, ludique et amusante Notre expérience d’animateur scientifique constitue le « pôle pratique » sur lequel nous nous appuyons au début de nos recherches pour gérer les questions d’adaptation ludique des ingénieries en séjour de vacances. Nos connaissances proviennent des formations d’animation socio-culturelle acquises dans les organismes de l’AFOCAL ou les CEMEA (cursus du BAFA et du BADD), et de notre engagement sur le terrain de l’animation entre 2001 et 2010. De nombreuses brochures et livres sur l’animation socioculturelle sont produits par les organismes67, et les recherches se développent actuellement dans les sciences de l’éducation pour objectiver les pratiques issues de ce contexte et développer des cadres théoriques (Houssaye, 2007, 2010). Nous décrivons dans ce paragraphe quelques éléments sur la façon de concevoir et gérer une animation mathématique et ludique, et 67

Journal de l'animation, collection "Viens jouer", Camaraderie, le journal les Francas, Les cahiers de l'animation, etc.

108

présentons les animations mathématiques qui ont été conçues et animées en lien avec les ingénieries didactiques. L’animateur est celui qui donne vie au jeu, ce que souligne l’une des définitions du mot animateur : Animateur68 : Qui anime, qui donne de la vie. (du latin anima : Souffle vital, vie, âme). Il a un rôle déterminant pour rendre son activité attractive et investir les enfants. Il crée et maintient une dynamique ludique en s’appuyant sur les ressorts ludiques de l’activité.

IV.1. Rendre l’activité attractive : donner envie de jouer Il ne suffit pas d’avoir bien conçu une animation pour qu’elle soit réussie. Il faut donner aux enfants l’envie de jouer69. Jouer est associé à une idée de plaisir : lorsqu’un individu s’engage dans un jeu, c’est qu’il s’attend à éprouver un plaisir ludique qu’il « évalue » et qui va décider de son engagement puis de son implication. Plus l’envie de jouer est grande, et plus l’implication dans le jeu sera importante dès le début de l’activité. C’est un point essentiel de l’animation, et une partie importante de sa réussite la conditionne. Cette envie est en général assez spontanée chez les enfants, mais elle varie selon de nombreux facteurs personnels (humeur, type d’activité, amitiés, jeux déjà réalisés avec cet animateur, autres activités proposées, etc.) L’attitude de l’animateur et son investissement personnel sont aussi déterminants : l’envie de jouer se transmet de l’animateur aux enfants (bonne humeur, valorisation de son animation, dynamisme, motivation). Les phases de sensibilisation et d’accroche, que nous décrivons dans le prochain paragraphe) conditionnent une partie du déroulement du jeu. L’envie de jouer est liée à la notion de libre choix : dans le contexte de loisir, l’enfant a généralement le choix entre plusieurs activités et il choisit celle qui lui plait le plus. Si l’enfant n’a pas la sensation de pouvoir choisir, alors il peut ne pas s’investir et s’amuser, tandis que la même activité librement choisie sera bien vécue. L’animateur doit intégrer l’attractivité de son activité dans sa préparation (type de public, contexte, etc.), gérer et s’adapter avec des éléments qu’il ne maîtrise pas toujours (autres activités proposées notamment).

68

Nous avons souligné dans le chapitre 1 la complexité de ce terme. Cela n’entraînera pas le même effet si l’animateur introduit son jeu en disant « On va aller jouer dehors, allez mettre des bottes » ou « Nous allons explorer une nouvelle planète hostile et dangereuse, allez mettre des bottes pour vous protéger des plantes carnivores qui poussent dans ce lieu hostile ». En animation, on dit souvent que 50% est dans le jeu, et 50% dans l’envie de jouer. 69

109

IV.2. L’appui sur les ressorts ludiques L’animateur s’appuie sur des ressorts ludiques pour mettre en place une animation (défi, compétition, motricité, etc.). Il prend en compte ce qu’apprécient les enfants (ou ce qu’il pense qu’ils vont apprécier) pour concevoir son jeu et le gérer : il peut amener des modifications en cours de jeu s’il constate que les ressorts du jeu ne fonctionnent pas comme prévu, ou au contraire renforcer certaines dimensions ludiques qu’il avait sous-estimées ou qui se révèlent plus adaptées à la situation. Nous avons identifiés de façon empirique des ressorts ludiques que nous présentons dans le tableau ci-dessous :

L’imaginaire ludique

La compétition ludique La coopération ludique

Le défi ludique

L’action corporelle ludique L’action intellectuelle ludique L’expérimentation ludique

110

Plaisir de s’imaginer ailleurs ou autrement, d’incarner un autre personnage, un autre univers, etc. Immersion psychologique dans une autre réalité, un autre univers. Détachement partie l d’une certaine « réalité ». Plaisir de se mesurer aux autres, de mettre en avant une force physique ou intellectuelle. Plaisir d’être et de réussir avec les autres, de réussir quelque chose qu’on n’arriverait pas seul, plaisir du groupe. Plaisir de réussir une épreuve en utilisant une force physique ou intellectuelle. Moteur individuel et psychologique qui pousse à se dépasser ou se surpasser individuellement. Le défi peut être personnel ou collectif, si bien qu’il est lié à la compétition ou à la coopération ludique (il n’y a pas de compétition ludique sans défi ludique) Plaisir de réaliser des mouvements ou des actions avec son corps. Lien entre l’homme et son corps. Souvent liée avec d’autres ressors ludiques : le défi, la coopération, la compétition, l’expérimentation Plaisir d’utiliser son intelligence. Lien entre l’homme et son esprit. Souvent liée avec d’autres ressors ludiques : le défi, la coopération, la compétition Plaisir de manipuler et modifier des objets extérieurs : construire, fabriquer, décomposer, etc. Liée à l’action corporelle et intellectuelle.

Le matériel ludique

Plaisir d’être en contact avec des objets extérieurs : toucher, voir, sentir des objets. Le jeu a une réalité physique et matérielle (pièce, plateau, jeton, etc.). Liée à l’imaginaire et l’expérimentation ludique.

L’incertitude ludique

Plaisir d’être dans un certain état d’incertitude.

L’attente ludique Le pari ludique

Le hasard ludique La surprise ludique

Plaisir d’être dans un certain état d’attente. Plaisir de miser quelque chose, de prendre un risque, de se mettre en "danger". Lié à l’incertitude, au défi, à la compétition, au hasard. Plaisir de s’en remettre au hasard. Directement lié à l’incertitude ludique : il n’y a pas de hasard sans incertitude (L’inverse n’est pas vrai). Plaisir de l’inattendu. Liée à l’action intellectuelle ou corporelle ludique : il se passe quelque chose de non prévu ou d’anticipé.

Le caractère amusant des ressorts ludiques varie d’un enfant à l’autre, d’un jeu à l’autre. Ils sont comme des ingrédients qu’utilise l’animateur pour réaliser une animation dont il espère que chaque enfant trouvera au moins un élément pour s’investir. Certains enfants sont plus sensibles à l’esprit d’équipe, à la compétition, au défi personnel, au bricolage, etc. Il est possible de s’appuyer sur plusieurs ressorts ludiques afin d’augmenter les possibilités de motiver plus d’enfants, ou de se donner plus de moyens d’animer pendant le jeu. L’animateur peut composer les ressorts ludiques de façon complémentaire : lorsqu’un enfant est pris dans le jeu, il est à même de découvrir et de s’intéresser à de nouvelles choses et peut devenir sensible à d’autres ressorts ludiques. Cette dimension est importante pour développer la dimension éducative du jeu. Nous nous appuyons dans nos animations mathématiques sur cet aspect. Les enjeux ludiques intellectuels sont associés avec d’autres ressorts ludiques.

IV.3. Gérer les aspects affectifs et éducatifs liés au jeu Le jeu est un aspect important du développement et de l’éducation des enfants. Il n’est pas neutre pour ces derniers qui l’investissent avec des enjeux personnels et affectifs, comme en témoigne par exemple les expressions « jouer pour jouer » ou « jouer pour gagner ». L’enfant est en phase de construction personnelle (apprentissage individuel) et interagit avec d’autres enfants (apprentissage social). Au cours des jeux, l’enfant apprend à coopérer avec les autres, à perdre, à être patient, à se contrôler, à respecter les règles, à respecter ses adversaires, etc. L’animateur est souvent amené à gérer les réactions affectives des enfants, ce qu’il va devoir faire en lien avec la dimension éducative de son animation et de la responsabilité éducative qu’a l’animateur dans l’encadrement des enfants. Il est important de souligner que la gestion du jeu pour l’animateur se fait du point de vue des enjeux éducatifs et ludiques, et non psychologiques, et l’animateur agit en lien avec la 111

responsabilité qu’il occupe au moment de son intervention. Si les enjeux personnels ou affectifs prennent le pas sur le jeu (enfants qui commencent à se disputer par exemple), l’animateur peut intervenir en tant qu’éducateur pour calmer les enfants, gérer un conflit, etc. Si l’animateur n’a pas la responsabilité éducative (fête de la science par exemple), c’est qu’un autre adulte référent est présent et gère cette dimension (enseignant accompagnateur). Cet aspect nous fait voir comment l’animation est en lien avec les différentes dimensions qu’a soulevées Sousa (chapitre 1) : le rôle « amuseur » n’est jamais complètement isolé dans une animation, en tout cas dans l’animation socioculturelle.

IV.4. S’adapter au contexte Les éléments déjà développés dans ce paragraphe (attractivité, ressorts ludiques, dimension éducative et affective) sont très liés au contexte, et c’est bien ce qui donne la complexité au terme « animation ». Le contexte dans lequel se déroule l’animation joue un rôle important sur les choix réalisés par l’animateur dans la réalisation de son animation. Il détermine pour beaucoup les enjeux, les objectifs et le déroulement de l’animation. Selon le type d’opération, les attentes du public varient, et l’animateur doit donc adapter son animation à celui-ci. De nombreux paramètres interviennent : la durée de l’animation, le nombre d’enfants, la diversité des enfants, l’hétérogénéité des connaissances, les relations entre les enfants, la gestion individuelle des enfants, etc. Cela peut amener l’animateur à questionner les ressorts ludiques qu’il utilise en fonction des objectifs ludiques et éducatifs qu’il se fixe. Selon le cadre dans lequel intervient l’animateur, le public auquel il fait face, la responsabilité qui lui est confiée, l’animateur organise son activité de façon optimale : il peut être ainsi amené à éviter des ressorts ludiques particuliers (comme la compétition) très liés aux enjeux affectifs et éducatifs. Mettre en place une animation comporte une part d’incertitude, car il n’est pas possible de prévoir à coup sûr qu’un jeu sera amusant : ce qui a marché dans un cadre donné avec un public donné pourra ne pas fonctionner, ce qui est amusant pour un enfant peut ne pas l’être pour un autre, etc. Animer comporte donc toujours une part de défi et de remise en cause, mais l’expérience et la maîtrise des ressorts ludiques du jeu permettent de s’adapter plus facilement aux imprévus de la situation.

112

L’aspect d’adaptation à un contexte est central dans la dimension d’animation, et la façon de prendre en compte tous les paramètres est très liée aux pratiques. Cela explique pourquoi la question de l’adaptation que nous souhaitons prendre en charge est complexe.

IV.5. Les phases d’une animation L’organisation d’une animation réside dans deux moments distincts dans le temps : la conception et la gestion. La conception concerne la mise en place du jeu jusqu’au moment où l’animateur est avec les enfants, et la gestion concerne ce qui se passe pendant le déroulement effectif. Ces deux moments sont néanmoins articulés : lors de la préparation, l’animateur peut déjà se "projeter" dans la gestion. Lors de la gestion, l’animateur peut avoir à modifier ce qu’il avait conçu pour s’adapter au déroulement réel. Une animation n’est jamais figée et ne se reproduit jamais à l’identique ; elle comporte toujours une nouvelle dimension préparation/gestion, pour prendre en considération les éléments du contexte : âge, nombre d’enfants, durée, lieux, etc. Avec l’expérience, l’animateur développe des compétences qui lui permettent de s’adapter, d’improviser, ou de gérer une animation avec de meilleures anticipations et prises en compte des éléments nouveaux. Nous distinguons plusieurs étapes correspondant à la dimension temporelle de mise en place d’une animation. IV.5.1. La préparation du jeu L’animateur est amené à inventer ou adapter des animations : 

Il définit un but du jeu.



Il organise et ajuste les ressorts ludiques, diversifie les ressorts ludiques ou met en valeur un ressort spécifique, les adapte ou les spécifie par rapport à la tranche d’âge et au public, etc.



Il définit des règles qui vont lui permettre d’organiser le jeu, de « moduler » les effets ludiques. Par exemple, dans le comptage des points, il peut prévoir d’augmenter les points pour augmenter l’intérêt et relancer le jeu, il peut prévoir plusieurs dés s’il veut accélérer le jeu à un moment donné, etc.



Il prévoit un déroulement qui permette d’inclure tous les enfants dans le jeu pendant la durée entière de l’animation.



Il prévoit ou anticipe une fin de jeu.

113

IV.5.2. La sensibilisation : donner envie de jouer Cette étape est bien connue du milieu de l’animation : c’est celle qui présente l’animation. C’est le moment où l’animateur annonce le jeu ou des éléments du jeu. Cette phase n’est pas le jeu, elle le précède (ça peut être plusieurs jours avant, ou la veille). C’est une phase essentielle en animation : il s’agit de rendre l’enfant curieux, intéressé, voir même impatient de faire l’activité70. La sensibilisation est donc une étape à ne pas négliger quand elle est possible, car elle crée une certaine attractivité pour l’animation et prépare déjà l’activité. Dans le milieu de l’animation, on dit souvent que le jeu réside autant dans l’envie de jouer que le jeu lui-même. Cette phase est importante lorsque l’enfant a le choix entre plusieurs jeux, puisque l’enfant choisit son activité à partir de cette seule information dont il dispose. Ainsi, une sensibilisation sans effet pourra conduire à ce qu’aucun enfant ne s’inscrive sur l’activité, alors même qu’elle est peut être très intéressante. Dans le cas d’un atelier scientifique, il faudra que cette sensibilisation puisse faire face à la concurrence des autres ateliers scientifiques (voir chapitre 1). Pour cela, l’animateur peut s’appuyer sur des ressorts ludiques qu’il met en avant lors de la sensibilisation, afin de s’adapter au public, au contexte, aux autres activités proposées, etc. IV.5.3. L’accroche Cette étape est la deuxième étape importante dans le jeu : il s’agit de l’entrée dans le jeu. Entre le moment où les enfants s’installent et le début du jeu, il y a une phase appelée accroche. L’importance de cette phase dépend de la sensibilisation : s’il y a eu une sensibilisation réussie, l’entrée dans le jeu est facilitée. En revanche, s’il n’y a pas eu de sensibilisation, cette phase peut être plus complexe, car il va falloir donner envie aux enfants de jouer. Dans certains contextes, il peut arriver que les enfants soient inscrits à une activité qu’ils n’ont pas forcément choisie. Par exemple, à la fête de la science, l’enseignant a inscrit sa classe sur une activité, et les enfants arrivent. C’est à l’animateur de créer rapidement une implication dans l’activité proposée. Dans certains musées, l’arrivée et le départ des participants est libre, et les animateurs scientifiques doivent « accrocher » leur public rapidement.

70

Exemples de sensibilisation : une affiche qui annonce une soirée spéciale, un personnage déguisé qui se présente aux enfants pour leur faire une annonce, un animateur qui présente son animation scientifique pour le lendemain.

114

Le lancement de l’activité est important car il met tout de suite les enfants dans des bonnes dispositions d’écoute et de disponibilité. S’ils ne sont pas motivés, ils peuvent être moins attentifs, indisciplinés, et décrocher avant même que l’activité ait vraiment commencée. Le début du jeu doit donc être particulièrement soigné : 

Avoir prévu une sensibilisation si possible.



Donner la possibilité d’un choix. Nous avons mentionné que le sentiment de pouvoir choisir augmentait la motivation et l’envie de jouer. L’animateur peut prévoir plusieurs activités, mais il peut aussi organiser son activité en intégrant le fait que les enfants vont faire des choix dans son activité.



Avoir prévu le matériel, la disposition de l’espace de jeu, ne pas créer des moments d’attente dès le début du jeu.



Lancement du jeu : les règles doivent être claires, précises, concises, comprises et équitables. IV.5.4. Le déroulement du jeu

L’animateur est un régulateur du jeu, et il agit généralement en s’appuyant sur les ressorts ludiques. Il est responsable du jeu sur sa durée et organise son déroulement du début à la fin. Dans les deux cas, l’animateur n’est pas passif : 

S’il constate qu’un enfant commence à perdre ou à se décourager, il peut trouver des moyens de maintenir l’implication de l’enfant.



S’il constate des dysfonctionnements du jeu, ou si le jeu va trop vite ou trop lentement, il va adapter les règles, etc.



S’il constate des conflits entre les enfants, il va intervenir.



S’il constate que l’animation perd en intensité, il tente de s’adapter et de relancer une certaine dynamique ludique.

L’animateur maintient l’envie de jouer pour les enfants pendant toute la durée du jeu : c’est un critère important d’une animation réussie. Si des enfants commencent à se démotiver, l’animateur peut être mis en difficulté, car il est difficile de maintenir dans le jeu un enfant qui ne veut plus jouer. Pour faire vivre l’animation, l’animateur relance le jeu, fait des ruptures, change de rythme, s’adapte aux enfants et aux conditions de jeu pour maintenir les enfants impliqués. L’improvisation 115

est un élément de la pratique d’animation, et un animateur doit pouvoir gérer du mieux possible tous les imprévus qui se produisent (et il s’en produit toujours). Selon le type d’animation, l’implication de l’animateur peut varier : 

L’animateur est un régulateur : le jeu est prévu pour que les enfants soient autonomes, le jeu peut se dérouler sans l’animateur. Par exemple, l’animateur a appris aux enfants un jeu, et une fois que les enfants savent jouer, ils n’ont plus besoin de l’animateur. L’animateur peut avoir un rôle d’arbitre si nécessaire (cas de litige, jeu où il y a des fautes)



L’animateur est le maître du jeu : l’animateur pilote le jeu de façon plus ou moins importante, et l’animateur est nécessaire dans le jeu (l’animateur valide les propositions, donne des missions, pose des questions, etc.).

La fin du jeu est un élément important, puisqu’il s’agit de finir l’activité sur une note positive. Lorsque le jeu se déroule sur une durée fixe, l’animateur doit s’adapter pour proposer une conclusion.

116

V - Description globale des expérimentations en séjours de vacances V.1. Vue globale sur les expérimentations Nous avons participé à 9 séjours : 6 séjours imaginaires où nous sommes animateurs et 2 séjours mathématiques où nous sommes directeur. Cela nous a permis de réaliser 19 animations mathématiques dans ce contexte en lien avec 5 ingénieries didactiques travaillées dans nos recherches, qui sont présentées dans le paragraphe suivant. Nous sommes en position d’acteur dans 14 d’entres elles, et en position d’observateur dans 4 d’entre elles.

N° OA

Contexte colonie OA_01 "préhistoire" OA_03

OA_05

OA_06

OA_07

OA_08

colonie "pirate" colonie "Magie" 9/14 ans colonie "Magie" 9/14 ans colonie "animaux" 9/14 ans colonie "Spationaute" 9/14 ans

colonie "maths" OA_09 9/18 ans colonie "maths" OA_11 9/14 ans colonie "maths" OA_12 9/14 ans

date

position terrain

N°EXP

Ingénierie didactique testée

niveau

position recherche

2007/02

animateur

EXP_01

situation "somme des 10"

collège

acteur

EXP_03

situation "somme des 10"

primaire

acteur

EXP_04

situation "somme des 10"

collège

acteur

EXP_06

situation "somme des 10"

primaire

acteur

EXP_07

situation "somme des 10"

collège

observateur

EXP_08

situation "somme des 10"

primaire

acteur

EXP_09

situation "somme des 10"

collège

observateur

EXP_10

situation "somme des 10"

collège

acteur

EXP_11

situation du "puzzle"

collège

acteur

EXP_12

situation du "puzzle"

collège

acteur

EXP_13

situation du "puzzle"

primaire

acteur

EXP_14

situation "somme des 10"

collège

acteur

EXP_15

situation "ROMA"

collège

acteur

EXP_16

situation "somme des 10"

primaire

acteur

EXP_17

situation "ROMA"

primaire

acteur

EXP_26

Ingénierie Maths&Magie Ingénierie la quête des nombres premiers

collège

observateur

collège

observateur

2007/04

2007/08

2007/08

2008/02

2008/04

2008/07

2009/07

animateur

animateur

animateur

animateur

animateur

directeur

directeur

EXP_27 EXP_28

situation "somme des 10" collège Ingénierie la quête des 2009/07 directeur EXP_29 nombres premiers collège Tableau des expérimentations réalisées en séjour de vacances en 2007, 2008, 2009

observateur observateur

(voir Annexe A1)

117

Le passage à la direction nous a permis de développer des méthodologies liées aux questionnaires et aux entretiens : Au cours de nos séjours, nous avons pu réaliser 15 entretiens avec des enfants (voir Annexe D0), 19 questionnaires en lien avec la « situation des 10 consécutifs », 14 questionnaires sur la situation des nombres rectangulaires, 9 questionnaires sur la situation ROMA. (voir Annexe A9).

V.2. Evolution temporelle de la recherche Nos recherches ont évolué au cours de ces 2 années d’expérimentations, nous en retraçons les quelques étapes importantes. La première question de recherche est celle de l’adaptabilité possible d’ingénieries didactiques issues de la recherche en contexte de séjour de vacances. Animateur scientifique expérimenté et découvrant la didactique des mathématiques, nous voulons exploiter les potentialités de la théorie des situations pour développer l’animation mathématique peu présente sur les séjours thématiques sur lesquelles nous animons. Il s’agit de montrer que des phases ludiques et adidactiques peuvent se mettre en place et qu’il ainsi possible de jouer et d’apprendre les mathématiques sans contradiction. La situation des 10 consécutifs, jugée pertinente pour ses potentialités didactiques et ludiques, est choisie pour initier ce travail. La réussite des deux expérimentations réalisées en avril 2007 sur un séjour à thématique pirate (OA_03), après un prétest en février 2007 (OA_01), est le déclencheur de recherches. L’analyse générale de ces animations se trouve dans le paragraphe suivant, et l’analyse didactique de la situation des 10 consécutifs est détaillée dans le chapitre 7. Durant toute cette thèse, l’expérimentation menée sur ce séjour avec des enfants du niveau de collège (EXP_04), servira de référence pour développer notre argumentation71. Une fois ce « théorème d’existence » prouvé, la question se pose de comprendre ce qui a rendu cette réussite possible : la situation ? Les enfants ? Le contexte ? L’animateur ? L’effet d’innovation? Quels sont les paramètres déterminants et comment les identifier ? La répétition des expérimentations de la situation des 10 consécutifs correspond au besoin d’identifier ces paramètres, ainsi que des invariants pour l’étude de la dialectique jeu/apprentissage.

71

L’annexe B lui est entièrement consacré.

118

Constatant que cette situation réussit systématiquement pour une majorité d’enfants et ce quel que soit le contexte72, un paramètre devient alors central : le rôle de l’animateur. Ayant fait le choix de la position de chercheur-animateur pour faciliter la réussite des animations, nous sommes conscients de notre rôle déterminant : nous parvenons à nous adapter, et la situation ne se déroule jamais deux fois de façon identique. Conformément à nos objectifs de recherches, nous animons avant tout de façon ludique avec notre expérience d’animateur. Comprendre notre gestion de la situation est devenu une question centrale, et nous utilisons cette fois la position de chercheuranimateur pour comprendre les phénomènes didactiques et ludiques du point de vue interne (voir chapitre 2). Cela permet de faire émerger le concept de contrat didactique et ludique après les expérimentations d’aout 2008 (voir chapitre 7). L’élaboration théorique de ce concept, et les avancées historiques (voir partie II) permettent d’investir de nouvelles questions de recherche. Nous cherchons à prendre en compte les enjeux ludiques dès la conception d’une situation : c’est ce que nous appellerons des « ingénieries didactiques et ludiques » : nous commençons à en concevoir deux (Maths et magie, la quête des nombres premiers), en lien avec la réflexion historique. En favorisant l’articulation didactique/ludique dès la conception, nous souhaitons favoriser la gestion de l’animateur et utiliser le concept de contrat didactique et ludique qui est en pleine construction. Devenu directeur en 2008, nous pouvons recruter des animateurs intéressés par la diffusion des mathématiques et les perspectives didactiques que nous développons, et qui ont réalisé en juillet 2009 des animations à partir des ingénieries didactiques et ludiques conçues par nos recherches, ce qui nous permet de nous placer en position d’observateur. Ces expérimentations vont avoir un rôle déterminant : elles nous permettent de consolider le concept de contrat didactique et ludique, de faire apparaître une multitude de questions sur l’articulation didactique/ludique au niveau de la conception, et mettent en avant les questions de formation des animateurs.

72

Des animations ont aussi été réalisées dans d’autres contextes (fête de la science, classe scientifique, classe de collège). A ce niveau de nos recherches, elles visent surtout à enrichir notre pôle pratique et faciliter le repérage d’invariants.

119

V.3. Description et expérimentations des situations mathématiques et didactiques Nous présentons les situations didactiques et les ingénieries didactiques expérimentées en séjour de vacances. Ces ingénieries ont en premier lieu été conçues pour traiter la dialectique jeuapprentissage et faire émerger des possibilités d’objectivation du ludique dans la conception, l’adaptation et la gestion des animations. Elles n’ont pas toutes été approfondies au même niveau mais nous ont permis de nous constituer un « pôle pratique » pour permettre les premiers éléments d’élaboration théorique en lien avec la dialectique jeu/apprentissage. Notre but n’est donc pas ici de présenter ces ingénieries en détail, mais de donner un aperçu de la façon dont les adaptations ont été réalisées au cours des différents séjours. V.3.1. La situation mathématique des 10 nombres consécutifs Objectifs de recherche : Cette situation est notre situation de référence dans cette thèse. Il s’agit de d’organiser l’activité pour que les enfants jouent et apprennent en même temps, afin de vérifier nos hypothèses principales de recherche sur la possibilité d’établir des phases ludiques et adidactiques. Nous avons utilisé l’ingénierie didactique à la fois pour adapter l’animation, mais aussi par la suite comme instrument phénoménotechnique en l’expérimentant de nombreuses fois. L’expérimentation mise en place dans le séjour « pirate » constitue notre expérimentation de référence. Elle est décrite de façon détaillée dans le chapitre 7 de cette thèse. Description mathématique: Elle est conçue dans le cadre de la théorie des situations dans un but d’introduction aux pratiques algébriques et à la validation intellectuelle. Il s’agit de faire calculer le plus rapidement possible la somme de dix nombres consécutifs en augmentant la taille du premier nombre. Les enfants sont répartis dans des équipes, et se mènent une course pour trouver le plus rapidement possible le résultat. C’est une situation basée sur la dimension expérimentale des mathématiques, permettant de trouver de nombreuses stratégies et formules. La question de la validité des stratégies et formules peut amener à des phases de débat et de validation.

120

Le jeu : la bataille de Twicken Black, la bataille de Twicken Tower, la grande Course Cette situation peut être adaptée dans de nombreux imaginaires, et nous avons conçu une adaptation pour 3 thèmes : piraterie, magie, animaux. Les ateliers sont respectivement appelés « le combat des pirates : la bataille de Twicken-Black », « la bataille de Twicken-Tower », « La grande course ». Le principe d’adaptation est le même dans les trois cas73, nous nous appuyons sur l’imaginaire pour créer l’attractivité : l’animation est construite sur une histoire en lien avec un thème, qui raconte comment le héros (pirate, magicien, musher74) est parvenu à réaliser un événement important (détruire une flotte de navire, détruire une tour, gagner une course de chiens de traineaux) en étant très rapide pour réaliser une tâche (lancer des tirs, envoyer un sort, nourrir des chiens). Cette tâche nécessite de la rapidité afin de gagner du temps et d’optimiser ses réserves (gérer son énergie, économiser ses munitions, gérer la nourriture des chiens). Au fur et à mesure de l’aventure, les nombres deviennent de plus en plus grand, et le héros doit être de plus en plus rapide : il l’emporte grâce à sa stratégie et à sa rapidité impressionnante. L’animateur propose alors aux enfants de revivre cet événement. Les enfants sont par équipe. Après avoir expliqué comment réaliser l’action (qui consiste à calculer la somme de dix nombres consécutifs), les enfants sont à leur tour immergés dans la course. L’animateur donne un nombre, et les équipes doivent calculer rapidement le résultat. Les équipes marquent des points en fonction de leur rapidité par rapport aux autres équipes. L’animateur entrecoupe les moments de course avec des moments de réflexion pour mettre en commun les stratégies par équipe. Lorsque les stratégies deviennent très performantes, le jeu s’arrête et les équipes comparent leur stratégie. Ce peut être l’occasion d’entamer un débat sur la validité et la performance des stratégies. Il est ensuite possible de jouer ou de réfléchir avec un autre nombre que 10. Analyse : Au cours de notre thèse, cette situation a été expérimentée dans 8 séjours de vacances sur plusieurs thématiques (piraterie, magie, animaux, mathématique) et avec de nombreux enfants75 (entre 120 et 150 enfants), ce qui a permis d’en éprouver empiriquement la robustesse : 

Diversité des âges : proposée à des enfants entre 9 et 14 ans, du CM1 à la 3ème.

73

Voir respectivement Annexe A2, A3, A4 Personne qui conduit les chiens de traineaux. 75 Elle a aussi été expérimentée dans d’autres contextes comme les classes scientifiques, la fête de la science. 74

121



Diversité pour l’intérêt mathématique : de ceux qui détestent les maths à ceux qui les aiment, de ceux qui sont en grande difficulté à ceux qui ont des facilités.



Diversité de leurs centres d’intérêt



Diversité du sexe



Diversité des origines socioculturelles

La réussite de l’animation a confirmé le caractère ludique et adidactique de la phase de course auprès d’une très grande majorité d’enfants : l’engagement dans la course est toujours constaté, et les stratégies performantes qui sont visées par la situation émergent fréquemment. La répétition des expérimentations joue un rôle important dans notre travail, car cela montre que les potentialités ludiques et didactiques permettent de prendre en charge les variations de contexte, d’âge, de sexe, ou de niveau mathématique des enfants. Les enfants sont impliqués dans le jeu de la course et prennent plaisir à calculer rapidement et développer des stratégies. La phase de course est vécue comme un jeu, la course est le moteur principal de la dévolution, et la recherche de stratégie est vécue comme ludique (voir chapitre 7). Cette situation a aussi été expérimentée dans le cadre de l’ingénierie didactique et ludique « Maths et magie » qui se déroule sur plusieurs séances, ce qui a mis à nouveau en évidence le grand intérêt des enfants pour cette situation. Nous donnons quelques commentaires extraits des entretiens (Annnexe E) caractéristiques du vécu des enfants, et que l’on retrouvera aussi dans les questionnaires : PAS : Ouais en fait, on voulait absolument trouver comme quand y'a un problème de maths. Quand on y arrive pas, on veut absolument y arriver, donc on essaie de chercher toutes les solutions et tout.

[Annexe D1.L54] ANI : Et alors qu’est-ce qui, qu’est-ce qui s'est passé quand t’as vu que les autres, ils allaient... ils allaient plus vite que vous ? MEL : Ben on s'est s’est dit tout de suite qu'il y avait une stratégie... qu’ils avaient une technique pour aller plus vite.

[Annexe D2.L63] MEL : Euh... ben... quand on a fait l’atelier des pirates... le deuxième jour ... quand il fallait calculer ... c’était bien parce que on ...on calculait mais on s’amusait aussi.

[Annexe D2.L154]

122

MEL : Ben en fait on... on calculait pour gagner alors... pour pouvoir gagner, et ça c’était bien. On faisait, c'était un peu comme un concours en fait.

[Annexe D2.L177] ANI : Ah ouais ? T'aimais bien de chercher des réponses rapidement ? SUZ : Le fait d'avoir trouvé le truc pour trouver rapidement, je suis quand même fière de moi d'avoir trouvé comment aller plus vite. Parce que quand tout le monde est à la dixième opération et que t'es toujours à la première, on a quand même honte et si on trouve la méthode pour aller deux fois plus vite on est quand même fière.

[Annexe D4.L100] ANI : Qu’est-ce qui était intéressant dans le deuxième ? PIA : J'ai vraiment eu l'impression d'avoir appris quelque chose. Je trouve que ça peut être très utile, si ça peut l'être.

[Annexe D5.L7] ANI : Comment vous avez trouvé la formule, c'était quoi la démarche ? PIA : Au bout de trois calculs je me suis rendu compte qu’en additionnant les unités ça faisait toujours quarante-cinq, et puis Jordan qui n'avait pas compris il avait fait fois dix, et je me suis rendu compte que après fois dix il fallait rajouter quarante-cinq.

[Annexe D5.L73] ANI : Hum ... et après au niveau des explications vous vous êtes rendu compte que ça marchait ? PIA : Au premier bateau on fait plus un, au deuxième plus deux, au dernier plus neuf, on additionne tous les chiffres et ça fait quarante-cinq. S'il n’y avait que neuf bateaux ça faisait fois neuf plus trente-six, ça paraissait logique. Quand on s'en rend compte ça paraît logique.

[Annexe D5.L78] JUL : Euh.. celui-là on a appris beaucoup de choses mais euh.. on s’est un peu plus visé sur euh le tower spell. C’était euh... ‘fin tout dépend. C’était une formule qui détruisait des étages on devait trouver. C’était assez, aussi amusant. ANI : Qu’est-ce que t’as trouvé amusant ? JUL : Le fait de devoir calculer et d’avoir des points euh.. Euh.. de se dire oui on a gagné et cætera.

[Annexe D8.L125] ANI : Et ça, ça t’es venu d’où ? Cette formule ? JUL : Je l’ai remarquée comme ça. Par exemple pour trois il fallait soixante-quinze, pour neuf il fallait soixante-cinq et… j’ai dû faire comme ça.

[Annexe D8.L144]

123

V.3.2. L’animation « Maths & magie » (3h) Objectifs de recherche : Cette situation arrive à la fin de nos expérimentations dans une perspective de conceptions de nouvelles animations et ingénieries. Nous cherchons à vérifier que la bataille de Twicken Tower s’intègre bien au thème ludique de la magie, et qu’il est possible de créer un fil conducteur ludique en lien avec l’algèbre. Cette ingénierie est conçue pour prolonger la situation des 10 consécutifs pour apprendre de façon ludique des connaissances et savoirs algébriques. Elle est conçue à partir de nos travaux sur les récréations mathématiques qui montrent que la diffusion des tours de magie sur les nombres a contribué à la diffusion d’une rationalité mathématique dans la société, et que des potentialités ludiques sont liées à l’algèbre dans sa capacité à révéler et expliquer le tour. Principe de l’animation : L’animation est organisée autour du thème de la magie où les enfants vont jouer les apprentis magiciens. L’atelier commence par un mini-spectacle et l’animateur fait des tours en sollicitant les enfants. L’animateur propose alors aux enfants de les faire entrer dans l’univers de la magie. Mais pour être initié, ils doivent réussir l’épreuve de Twicken Tower, ce qui va conduire à réaliser la situation des 10 consécutifs sur le thème de la magie. Après la phase de course, il s’en suit la phase de débat comme décrit dans le chapitre 3. Cette phase débouche sur une institutionnalisation du magicien qui introduira ou consolidera entre autres les concepts de formule et de variable. Disposant de ces outils « magiques », les tours seront présentés à nouveau aux enfants, qui devront tenter de les comprendre. La fiche d’animation est décrite en Annexe A7 et est prévue pour 3 séances d’un heure. Dans l’ingénierie, seule est prise en charge d’un point de vue théorique la situation des 10 consécutifs : l’animateur s’approprie l’animation comme il le souhaite selon ses objectifs éducatifs, ludiques et didactiques. Analyses : Cette animation a été réalisée pour 9 enfants dans le premier séjour de juillet 2009. Nous sommes en position d’observateur. Les enfants ont tous apprécié l’atelier.

124

Est-ce que l'atelier t'a plu? Magie_EXP_27

je l'ai trouvé génial 5

je l'ai trouvé bien

je l'ai trouvé moyen

je l'ai trouvé nul

4

Est-ce que tu t'es amusé?

tout le temps

Magie_EXP_27

5

Total 9

oui à certains moments 4

pas du tout

Total 9

Les enfants soulignent dans les questionnaires l’amusement lié au thème de la magie, mais aussi de façon important la situation des 10 consécutifs (bataille de Twicken Tower): Thèmes mis en évidence par les enfants

réponses aux questions « qu’est ce qui t’a plu ? », « qu’est ce qui t’a amusé ? »

La bataille des TowerSpell est amusante76.

Tout m'a amusé, en particulier la "bataille" avec le TowerSpell / Ce qui m'a le plus amusé était de calculer les points nécessaires pour TowerSpell / lancer les towerspell

La course est un moteur ludique

Trouver la stratégie est vécu comme enjeu ludique

La magie

76

cette façon de calculer comme pour faire un concours / quand on réussissait à remporter une manche / voir que les autres avaient une façon plus rapide de calculer, jusqu'à avoir trouvé la technique / quand on gagnait / les "duels" de la seconde séance m'ont beaucoup plu Trouver LA stratégie / montrer les méthodes pour les Towerspell 8;10;12 / de savoir que pour les maths et magie il faut faire 3 tonnes de calculs pour à la fin avoir un résultat simple / les calculs de points nécessaires pour le TowerSpell ce qui m'a amusé le plus, ce sont les tours de magie /avec des nombres et des inconnues on pouvait créer des tours de magie

Dans l’imaginaire magie, calculer la somme des 10 nombres consécutifs correspond à lancer un Tower Spell.

125

Les commentaires témoignent aussi que les objectifs didactiques se réalisent en général pour les enfants : Qu'est-ce que tu as appris? des équations sur les tours de magie en maths, trouver des rapports / comment trouver des formules / j'ai appris à réfléchir et à raisonner à base d'observations ("duels" de la 2ème séance) / j'ai appris à confectionner un tour de magie grâce aux mathématiques / connaître certaines stratégies pour connaître qqch. l'équation à une inconnue. la factorisation / des tours de magie / calculer avec différentes méthodes / à calculer le nombre d'énergie qu'il faut pour faire un...TOWERSPELL (LOL!) / qu'avec des nombres et des inconnus, on pouvait créer des tours de magie / à calculer vite / des tours de magie /rien/ calculer plus rapidement / que même si on a beaucoup de calcul on peut le contracter si on réfléchit (même si ça marche pas tout le temps) / que quand on ajoute, enlève, multiplie, divise, on peut trouver qu'une seule possibilité de nombres / que 1+2+3+4+5+6+7+8+9=45 / calculer plus rapidement et avec plus de simplicité Commentaires bien, mais je n'ai pas toujours trouvé l'équation générale pour le towerspell / c'était extraordinaire mais je n'ai pas compris pourquoi le tour du 1089 donnait toujours le résultat…1089. mais cela n'a pas été expliqué. / J'ai beaucoup aimé les ateliers approfondissements / Parfait malgré les "inconnaissances" que nous avions / cet atelier était amusant / cet atelier était amusant mais je n'ai rien appris / c'était très bien car il y avait des maths et on s'amusait dans cet atelier / COOL ! /c'était trop trop bien / génial /

V.3.3. La situation du puzzle Objectifs de recherche : Cette situation est l’une des situations paradigmatiques de la TSD. Nous l’avons adaptée pour montrer qu’il est possible d’adapter d’autres situations déjà existantes que celle de la somme des 10 consécutifs. Nous cherchons à comprendre l’articulation didactique/ludique en prenant un peu de recul par rapport à l’ingénierie didactique des 10 consécutifs, déjà expérimentée à ce moment de nombreuses fois. Description mathématique: Cette situation est initialement conçue dans la construction des décimaux (Brousseau, 1998, p. 237). Il s’agit d’agrandir un puzzle, pour que le côté qui mesure 4 cm mesure 7 cm. Les enfants travaillent par groupe, et chacun construit une des pièces du puzzle. Lors de l’assemblage, si les stratégies mathématiques ne sont pas correctes, les pièces de s’emboitent pas. Cette situation est en lien avec des connaissances mathématiques sur la proportionnalité et les fractions dans le cadre de la géométrie. Le jeu : Mission Rocket Design La situation a été adaptée pour un séjour de vacances sur le thème de l’espace. Le jeu consiste à construire une fusée : le puzzle a la forme d’une fusée (les pièces et les dimensions qui sont les variables didactiques de la situation sont ajustées). Les enfants sont organisés en équipes de 126

spationautes, et se déroule en trois phases : une phase de réflexion et de construction, une phase d’assemblage, une phase de débriefing entre ingénieurs. Chaque ingénieur reçoit les consignes d’une pièce à fabriquer qu’il doit concevoir dans le but de construire la nouvelle fusée. Les membres de l’équipes se retrouvent ensuite au niveau de la base de lancement pour assembler les pièces, et une réunion d’équipe a alors lieu pour valider le lancement ou refaire de nouvelles pièces. Les documents descriptifs de l’animation se trouvent en Annexe A5. Analyses : Elle a été réalisée deux fois avec des primaires et des collèges sur une séance d’1h15. Même si l’ingénierie didactique est très partielle77, elle a permis de conforter la possibilité d’utiliser l’imaginaire pour adapter des situations, et de faire vivre des phases adidactiques et ludiques. La durée d’une seule séance est courte pour développer pleinement les potentialités didactiques de la situation, mais l’objectif était avant tout de tester la situation d’action. Dans les deux expérimentations, une phase de débat et de validation s’est mise en place sous la forme d’un débriefing entre ingénieurs, entre ceux qui avaient obtenu la stratégie gagnante utilisant la proportionnalité et ceux qui avaient d’autres stratégies. Cela conforte notre hypothèse, comme dans la situation des 10 consécutifs, que l’implication importante dans l’action et le jeu conduit à des phases de débat riches qui intéressent les enfants. Nous ne disposons pas d’entretiens ou de questionnaires sur cette activité. V.3.4. La situation ROMA Objectifs de recherche : Elle constitue notre première tentative de concevoir une ingénierie didactique à partir d’une récréation mathématique trouvée dans Ozanam. Nous cherchons ici à intégrer des dimensions ludiques et vérifier si les enfants apprécient. Description mathématique: Il s’agit de trouver tous les mots qu’il est possible de constituer avec les 4 lettres R, O, M, A. La situation mathématique ROMA a été l’objet d’un questionnement mathématique et métaphysique au XVIIe et XVIIIe siècle. Nous utilisons pour notre part cette situation comme situation d’introduction à la combinatoire. 77

La forme de la fusée doit être retravaillée. Les pièces de la fusée doivent être plus imbriquées en hauteur et en largeur.

127

Le jeu : la combinaison du coffre Cette animation se déroule en deux étapes avec l’imaginaire suivant : 4 coffres sont fermés par un code constitué de 4 symboles. Le but du jeu est d’ouvrir rapidement ces coffres en proposant la bonne combinaison. Les lettres R, O, M, A sont remplacées par 4 symboles visuels. Les enfants disposent de cartes représentant les symboles, créent des combinaisons en découpant et en ajustant 4 cartes (en les collant sur du papier) et les proposent : si la combinaison est la bonne, le coffre s’ouvre. L’équipe qui gagne est celle qui a ouvert le plus de coffre (voir Annexe A6). Dans la première manche, les enfants peuvent proposer les combinaisons au fur et à mesure. Dans la deuxième manche, la difficulté est augmentée : ils doivent proposer toutes les combinaisons possibles en une seule fois. Si la combinaison du coffre se trouve dans la liste des combinaisons proposées, alors le coffre s’ouvre. Puis, le jeu s’arrête et ils doivent trouver le nombre total de combinaisons existantes pour 4 symboles, puis pour 5 symboles. L’imaginaire de l’ouverture d’un coffre doit permettre de favoriser la recherche de combinaison, qui renvoie ici au vocabulaire usuel de combinaison pour l’ouverture d’un cadenas. Nous cherchons ici à favoriser la recherche d’un grand nombre de combinaisons, et au début du jeu, l’enjeu n’est pas de trouver toutes les combinaisons : nous souhaitons simplement commencer à permettre une phase de recherche adidactique. Le découpage et le collage des symboles pour créer des combinaisons doit ici permettre de renforcer la phase ludique. Analyses : Les résultats de cet atelier sont mitigés. Sur l’atelier avec les collèges (EXP_17), il s’est en particulier passé un événement imprévu : une partie des enfants venaient en première partie de matinée de faire l’atelier poker où l’animateur leur avait expliqué les combinaisons. C’est ainsi que certains enfants n’ont pas apprécié l’atelier, trop facile et sans réel enjeux pour eux. Est-ce que tu t'es amusé? Roma_EXP_17 ROMA_EXP_15 TOTAL Penses-tu avoir appris des choses en maths? Roma_EXP_17 ROMA_EXP_15 TOTAL 128

tout le temps 5 5 55,555556 beaucoup 4 3 38,88889

oui à certains moments 2 1 16,666667 un peu 2 3 27,77778

pas du tout

TOT

2 3 27,777778 pas du tout 3 3 33,33333

9 9 18 TOT 9 9 18

Qu’est ce qui t’a amusé à l’atelier ? Tout / presque tout / quand on gagnait / rien/ les codes/ rien/ tous les moments étaient super/ tout/ quand on rendait la feuille pour savoir si c'était ça / le jeu avec les petites images / rien / l'énigme / tout Quels sont les moments que tu as préféré? Tout / les débats sur les combinaisons / quand on devait ouvrir le trésor / quand on a fait les codes / aucun / quand on devait ouvrir le code / tout / le début / le concours / tout / chercher comment trouver 4 parmi 6 / aucun /aucun

L’organisation de l’atelier ne permet pas réellement aux enfants de trouver les 24 combinaisons. Il est trop facile d’ouvrir les coffres même sans avoir les 24 combinaisons ; le découpage et collage prend trop de temps, bien que cela puisse être amusant pour certains enfants. PAS : Au début, c'est bien parce qu'on cherche, on essaye on est tous ensemble en train de chercher, on est un peu stressé parce qu'il faut trouver la solution et tout, mais à la fin comme c'est long, on est un peu, on en a un peu marre parce que c'est trop long pour trouver tous les trucs. Faudrait enfin chais pas raccourcir les trucs, en mettre moins...

[Annexe D1.L30] MEL : Euh... Pff J’sais pas... Euh ben quand j’aimais bien, c’est quand on allait rendre les étiquettes et que quand c’était bon... et... ben après... quand on avait plus les vingt-quatre poss-, quand on n’avait... quand on n’avait pas les vingt-quatre possibilités et qu'il fallait rechercher toutes les autres possibilités aussi.

[Annexe D2.L9] ANI : Qu’est-ce que t’aimais bien ? MEL : Euh... ben quand il fallait... quand il fallait chercher... et quand après fallait coller les étiquettes.

[Annexe D2.L25] PIA : Moi j'ai fait les deux parties de l'atelier donc le premier je l'ai vraiment trouvé très bof je trouve que c'était un peu au pif, pour ce qui est stratégie au pif

[Annexe D5.L3] PIA : Je trouvais que c'était trop joué pour des maths. ANI : Qu’est-ce qui était trop jeu ? PIA : La stratégie n'avait pas grand-chose avoir parce que si on faisait des fautes, ça reste un peu le hasard. ANI : Et ..euh ...qu'est-ce que tu penses de la façon de trouver toutes les combinaisons possibles ? PIA : Ca on l'a déjà appris dans l'atelier d'avant. On a vérifié, on a vu qu'il y avait que [inaud.] possibilités et pas plus. ANI : Et pour eux ils n'ont pas aimé l'atelier ou... PIA : Non ils n'ont pas aimé. ANI : ET [inaud.]

[Annexe D5.L14]

129

Si le bilan de cette expérimentation est mitigé du point de vue des enjeux d’action, cette ingénierie a montré des faiblesses importantes dans sa conception : les rétroactions du milieu sont insuffisantes, et certaines dimensions ludiques, comme le bricolage, sont mal exploitées. Cette expérimentation nous permet, par son « échec » d’une certaine façon, de renforcer notre hypothèse que le jeu est moteur de la dévolution. En effet, dans cette animation, nous avons ajouté un facteur ludique, le découpage/collage, mais il n’a aucun lien avec l’activité mathématique ; même si certains enfants sont motivés, il n’y a aucun impact sur leurs connaissances, et il peut même freiner l’activité mathématique de ceux qui prennent plaisir à trouver les combinaisons et ne voient pas, à juste titre, l’intérêt du découpage. On voit ici de façon nette la différence entre la motivation et le processus de dévolution. La motivation ludique déclenche et ne maintient le processus de dévolution, qu’à condition que les effets ludiques permettent des rétroactions pour l’activité mathématique. Par conséquent, le potentiel adidactique de la situation est déterminant pour que les apprentissages se réalisent dans une phase ludique. Sur deux ateliers, il nous a été difficile de constituer un milieu pour la validation, car les enfants ne peuvent tester leur conjecture pour 5 combinaisons. Le passage à 5 combinaisons complique la situation, et joue comme saut informationnel. Alors que certains enfants parviennent à justifier 24, ils ne parviennent pas à reproduire leur raisonnement pour 5 combinaisons. Ceux qui parviennent à justifier semblent être ceux qui ont procédé en fixant un premier symbole, et en trouvant les 6 combinaisons. Ils trouvent 24 comme 6+6+6+6. Tout comme la situation des 10 consécutifs, les actions semblent jouer un rôle important pour construire des connaissances de validation. Si cette situation possède d’importantes potentialités mathématiques, elle doit être retravaillée pour permettre des rétroactions plus liées à l’activité mathématique elle-même. V.3.5. La quête des nombres premiers Objectifs de recherche : Il s’agit de concevoir une ingénierie didactique autour des propriétés des nombres, suite aux résultats du travail historique. Nous avons pris conscience du lien important entre les nombres et les figures géométriques : nombres triangulaires, carrés, rectangulaires, etc. L’utilisation des nombres géométriques permet de mettre en évidence certaines des propriétés des nombres. Nous concevons une animation sur 3 séances, centrée sur une situation didactique qui articule les enjeux

130

ludiques et didactiques. Il s’agit de la situation des nombres rectangulaires, que nous souhaitons concevoir, en faisant en sorte que les règles ludiques permettent des rétroactions didactiques. Cette ingénierie est considérée comme la première « ingénierie didactique et ludique » et est décrite dans le chapitre 11.

Le jeu : la quête des nombres premiers (3 heures) Un extraterrestre est perdu et a besoin de retrouver la constellation des étoiles pour pouvoir repartir. Le but du jeu est de former cette constellation constituée de l’ensemble des nombres premiers. Il s’agit d’un jeu de plateau avec les nombres de 1 à 100 : les enfants peuvent poser des étoiles sur les nombres qu’ils considèrent comme non rectangulaires78, ils achètent ces étoiles à l’aide de pierres de vie qu’ils ont gagné dans une première étape, où ils ont découvert des nombres triangulaires, rectangulaires, carrés à l’aide de pierres de lune (les pierres de lunes sont des pierres du jeu de go permettant de constituer des nombres géométriques). Les enfants sont par équipe et avancent en jetant un dé : lorsque l’enfant tombe sur une case, il peut soit poser une étoile s’il pense que le nombre est non-rectangulaire, soit poser des cartes qui divise le nombre s’il pense que le nombre est rectangulaire. Lorsqu’il pose une étoile, les enfants de l’autre équipe ont la possibilité de contrer l’étoile s’ils parviennent à donner un diviseur. L’enfant perd alors son étoile qui est enlevée du plateau. Le jeu est conçu de telle sorte que les effets ludiques renvoient des rétroactions favorisant l’activité mathématique. A la fin du jeu, lorsque les enfants pensent avoir mis toutes les étoiles, la nuit se fait et la constellation apparaît par transparence ultra-violette. Si tous les nombres premiers et uniquement les nombres premiers coïncident avec les étoiles posées, alors l’ensemble des enfants a gagné, et l’équipe qui a le plus d’étoiles termine première ; sinon, tous les enfants ont perdu. Analyses : Cette ingénierie a été expérimentée sur deux séjours mathématiques consécutifs en juillet 2009 et avec la même animatrice. Nous sommes en position d’observateur. Cet atelier a été très réussi, car les enjeux ludiques et didactiques se sont articulés comme nous l’avions prévu. Les enfants jouent et apprennent et manifestent beaucoup d’enthousiasme.

78

Les nombres non-rectangulaires sont les nombres premiers (voir chapitre 9).

131

L’amusement des enfants est confirmé sur les 2 animations :

Nb1er_EXP_27

oui à certains pas du tout Total moments 2 5 1

8

Nb1er_EXP_29

4

2

6

42,857143

50

Est-ce que tu t'es amusé?

TOTAL

Est-ce que l'atelier t'a plu? Nb1er_EXP_27 Nb1er_EXP_29 TOTAL (%)

tout le temps

7,142857

je l'ai trouvé je l'ai trouvé je l'ai trouvé je l'ai trouvé TOT génial bien moyen nul 3 4 1 6 64,28571

14

8 6

28,57143

7,142857

0

14

Les commentaires généraux le confirment : « super », « excellent atelier! Très bonne animation », « Très bon atelier. A refaire », « c'était excellent et j'ai beaucoup appris », etc. Les enjeux ludiques (imaginaire, le jeu de plateau, la recherche des étoiles correspondant aux nombres premiers) ont fonctionné, et sont étroitement liés aux enjeux mathématiques. Les enfants témoignent de nombreux apprentissages à la fin de l’atelier : Qu'est-ce que tu as appris? les nombres 1er / les nombres 1er rectangulaire, carré / les nombres 1er / les nombres rectangulaires / trouver les nombres 1er sur un quadrillé / les nombres 1ers / J'ai appris à distinguer les nombres 1ers, parfaits / les nombres premiers / les nombres rectangulaires, triangulaires et amis / les nombres premiers / les nombres premiers de 2 à 100, les nombres amis, les nombres parfaits, les nombres rectangulaires et les nombres triangulaires / les nombres premiers / les nombres premiers / les différents types de nombre / comment calculer les nombres premiers rapidement / reconnaître plus vite les nombres premiers / que pour les nombres premier jusqu'à X nombres, on fait Racine(X) et il faut que les nombres premiers qui ne soient pas multiples avec les nombres premiers en dessous de Racine(X) / comment trouver les nombres premiers même avec les plus grands nombres / que les nombres premiers ne sont pas divisibles /les nombres premiers / Les enfants, dans leurs commentaires, font aussi explicitement du lien entre le jeu et les mathématiques : 

« C'est un atelier qui pourrait plaire à tout le monde, C'était des jeux en maths! »



« Promux l'a interprétée avec un plateau de jeu mais en plus avant je ne savais pas les nombres premiers, mais maintenant je sais je suis contente. »

132



« Atelier très ludique, On nous a mis à l'épreuve, C'était une sorte de compétition. j'ai aimé chercher la logique des questions ou encore trouver la technique pour trouver les nombres 1ers ».



« Le jeu et la découverte de nouvelles choses intéressantes ».

Nous montrerons dans le chapitre 9 comment nous avons articulé les enjeux ludiques et didactiques.

V.4. Jouer et apprendre des mathématiques Les commentaires libres des enfants pour l’ensemble des questionnaires79 témoignent de l’amusement et des apprentissages qu’ils pensent avoir réalisés sur l’atelier. Certains commentaires évoquent explicitement le fait qu’ils ont fait et appris des mathématiques et joué : * on faisait vraiment des maths, en même temps en s'amusant! C'était très bien * Malgré qu'on faisait des maths, on s'amusait et apprenait * C'est un atelier qui pourrait plaire à tout le monde, C'était des jeux en maths! * Promux l'a interprétée avec un plateau de jeu mais en plus avant je ne savais pas les nombres premiers, mais maintenant je sais je suis contente * c'était excellent et j'ai beaucoup appris * faire des maths tout en rigolant * c'était un très bon atelier, on s'amusait, jouait et on était en compétition pendant le jeu * faire un jeu de mathématiques

La conciliation entre le jeu et l’apprentissage est aussi confirmée par les enfants dans les entretiens. Nous présentons ici quelques extraits : PAS : c'est plus amusant de faire de maths de façon ludique que de façon... stricte on va dire. ANI : Et qu'est-ce que, justement, le jeu ça apporte pour toi ? PAS : Ben dès que y'a un jeu, ça fait plus réfléchir, on a envie de trouver la solution, on s'amuse, on s'amuse en faisant un jeu, donc on s'amuse en faisant des maths.

[Annexe D1.L190]

79

Voire Annexe A9 pour le bilan des questionnaires pour chaque ingénierie didactique.

133

ANI MEL ANI MEL

: : : :

Ca c’est quelque chose que t’aimes bien ? Ouais. Et c’est quoi justement que... que t’aimes bien ? Ben quand on a fait la carte animée c’était bien parce que on fait une carte animée, et après on peut l’envoyer, et y’avait de la géométrie, j’aime bien la géométrie.

[Annexe D2.L107] MEL : Tandis que là, c’était bien, parce que on, on... moi j’ai apprécié de faire des mathématiques, et en s’amusant c’était encore mieux.

[Annexe D2.L126] ANI : Dans quels cas les maths ça peut être amusant ? SUZ : La symétrie on voulait vraiment réussir, on voulait obtenir un très bon résultat, te ça nous encourageait pour les maths c'est plus ennuyeux on fait des opérations. Je ne dis pas qu'on obtient rien, on a trouvé quelque chose mais à nos yeux ça peut paraître inutile, alors que ça peut nous servir à l'école.

[Annexe D4.L36] ANI : Qu'est-ce qui fait que c'est pour toi un jeu SUZ : Quand tu fais une opération tu peux rajouter au lieu que ce soit des nombres ça peut être d'un nombre si c'est quelque chose qui m'est plus amusant.

? ça avec un petit texte, n'importe quoi, au lieu familier, je trouve ça

[Annexe D4.L121] ELS : Euh je l'ai bien aimé parce qu'il était animé. On était pas juste euh… assis sur une chaise, écouter, écouter, écouter, y'avait de l'animation et ça donnait envie de le faire.

[Annexe D12.L20] ELS : Hum non pas spécialement… c'est juste que quand y'a des jeux comme ça t'as un peu des fois envie de, d'aller plus loin pour réussir et ça donne un peu plus de mouvement que si tu regardais quelqu'un écrire au tableau et noter, noter, noter.

[Annexe D12.L27] ELS : Ben j'pense que y'a plusieurs types de maths, y'a les maths les techniques de maths, y'a les maths qui qui sont mis un peu par des jeux, qui en restant dans les maths.

[Annexe D12.L201] SEL : Ben j'trouve euh l'animation, c'était super euh pué…fin chai pas le plateau, le système de jeu un peu, et puis … et puis euh… je je, j'trouve c'est super bien, puis euh…[rires] Oui c'était en jeu quoi, ça donnait envie, c'était amusant euh…'fin pas comme des maths normales, 'fin moi j'aime bien ça mais bon, j'pense que ça fait envie aux enfants quoi.

[Annexe D15.L21]

134

V.5. La dimension affective en mathématiques en séjour mathématique Les questionnaires de Nimier et les entretiens permettent d’obtenir des informations sur la relation affective aux mathématiques. Nous n’en avons fait qu’une exploitation globale, plutôt destinée à éclairer les hypothèses présentées en début de ce chapitre. Sur les trois séjours mathématiques où ont été donnés les questionnaires, on constate que les enfants ont une relation favorable, voire très favorable aux mathématiques. Cela paraît naturel : les enfants sont en vacances et choisissent des séjours qui leur plaisent. Ils viennent satisfaire leur curiosité dans cette discipline qu’ils apprécient. Néanmoins des enfants n’aimant pas les mathématiques sont aussi présents sur le séjour, et nous avons dans ce cas constaté que ces enfants s’investissent de façon très importante dans le séjour. Les enfants qui ont une relation négative aux mathématiques, sont souvent volontaires pour les entretiens. Sur le séjour d’août 2008 par exemple, les trois enfants ayant une relation négative aux mathématiques ont participé aux entretiens. Ces enfants ont exprimé un fort enthousiasme pour la colonie : prise de parole en grand groupe le dernier jour pour remercier les animateurs, grande tristesse au moment du départ, volonté de refaire la colonie l’année suivante (ce qui s’est produit pour Mélodie), etc. Cela témoigne de l’importance de la colonie pour eux, ils arrivent avec des attentes personnelles importantes, et c’est un point intéressant de voir que ces enfants s’épanouissent sur des colonies.

PAS : ‘Fin... j'aime pas trop les maths, donc je voulais savoir avec ce stage si ça allait... si j'allais mieux aimer les maths enfin... quand je vois toutes les choses qu'on fait avec les maths, déjà j'aime mieux parce que... c'est pas forcément maths maths comme en cours. En cours, c'est théorie, théorie, théorie, y'a rien d'autre, parce que que là, on fait par exemple le bricolage, les triangles, des kangourous,...

[Annexe D1.L163] PAS : Ben, j'aime mieux les mathématiques on va dire, après, je sais pas ce que ça va donner en cours. Mais là, c'est déjà mieux.

[Annexe D1.L177] ANI : Les maths te parlent pas… Mais est-ce que ça te t'aimes bien quand même ou t'aimes pas ? LUC : Non,non. Avant la colo, j'aimais pas trop, mais ça va mieux maintenant. ANI : Alors qu'est-ce qui fait que ça va mieux maintenant ?

135

LUC : Je sais pas les ateliers, par exemple, Magic 34, ça m'a aidé à faire du calcul mental.

[Annexe D6.L81] ELS : Non j'attendais pas ça, pas avec autant d'animation, de déguisements, de… de jeu. Non j'm'y attendais pas, honnêtement j'm'y attendais pas, même ma mère quand quand elle me laisse des messages et regarde les photos sur internet, elle disait "ben dis donc ta colonie de maths, je l'aurais bien aimé moi quand j'aurais été petite" elle me laisse des messages comme ça donc c'est vraiment bien.

[Annexe D12.L321]

Nous souhaitons pouvoir approfondir l’étude du lien qui peut exister entre jeu et apprentissage. Nous avons la possibilité de croiser les données : questionnaires d’évaluation, questionnaires de Nimier, entretiens, corpus audio dans les ateliers auxquels ils ont participé. Une étude nous semble particulièrement intéressante, celle de Mélodie qui a une relation partagée avec les mathématiques (j’aime/j’aime pas). Pour elle, les maths, c’est « compliqué » (mot récurent qu’elle utilise dans les entretiens) et est sensible à l’évolution de sa relation aux mathématiques : « C’est mieux, c’est plus intéressant maintenant…parce qu’avant…les mathématiques j’aimais pas trop trop ça…enfin si, j’aimais bien mais…j’avais du mal quoi…». Elle apprécie de pouvoir comme elle le dit elle-même « faire des mathématiques en s’amusant » : elle est très sensible aux aspects ludiques des ateliers : « Ben en fait on…on calculait pour gagner alors…pour pouvoir gagner, et ça c’était bien. On faisait, c'était un peu comme un concours en fait. », « Ben après on va, ben après c’était bien…parce que après...on peut la colorier, on peut la peindre, j’aime bien faire…ça faisait, c’était du travail manuel aussi et j’aime bien le travail manuel ». Le cas de Mélodie est très intéressant, car elle a participé au séjour mathématique deux années de suite, réalisé un entretien chaque année (Annexe D2, D14) d’une année sur l’autre, réalisé deux fois l’atelier des 10 consécutifs à un an d’intervalle dans un imaginaire différent (EXP_14, EXP_28), et participé à deux autres expérimentations : ROMA (EXP_15), quête des nombres premiers (EXP_29). L’étude détaillée n’est pas menée dans cette thèse, mais sera menée par la suite, car nous disposons ici d’un corpus important pour étudier l’implication d’un enfant n’aimant pas les mathématiques dans un séjour de vacances mathématiques.

136

Conclusion L’engagement sur le terrain nous a permis de développer de nombreuses expérimentations, en assurant la réalisation des enjeux d’action et de recherche. Nous sommes parvenus à constituer un terrain de recherche qui soit aussi d’action et d’innovation, et nous avons développé des méthodologies qui permettent de prendre en compte l’avis des enfants par les questionnaires et entretiens. En multipliant les expérimentations, nous sommes parvenus à étayer les hypothèses principales de notre travail : 

Il est possible de jouer et d’apprendre en même temps : le caractère adidactique permet jeu et apprentissage.



Le jeu agit comme moteur de la dévolution. Lorsque les enfants s’investissent dans le jeu, ils pratyiquent une réelle activité mathématique et réalisent des apprentissages.



Les ressorts ludiques, anticipés lors de la conception, fonctionnent généralement pendant la réalisation de l’animatio,n et se retrouvent dans les témoignages des enfants.

A travers ces expérimentations, nous avons constitué un « pôle pratique » important et favorisant le processus d’élaboration théorique que nous décrirons dans la partie III. La réflexion historique a par ailleurs joué le rôle que nous espérions, puisqu’elle nous a permis de construire des animations à partir de problèmes mathématiques à double valence ludique et didactique. Nous allons maintenant développer notre réflexion historique autour de la dialectique jeu/apprentissage et des Récréations Mathématiques d’Ozanam.

137

Partie II. Etude historique des Récréations Mathématiques d’Ozanam

139

Introduction A ce moment de notre thèse, il importe de s’arrêter un instant sur notre projet de recherche et de diffusion des mathématiques. Concilier jeu et apprentissage pour la diffusion des mathématiques est-il un projet si séduisant et si novateur ? On enseigne les mathématiques depuis des siècles, et l’homme a toujours été amateur de jeu. Même si nous prétendons la renouveler grâce à une approche didactique et scientifique, la question du plaisir dans l'enseignement ne peut être totalement inédite !

Il semble donc pertinent de vouloir comparer nos analyses et suggestions de la partie I avec certains efforts tentés au cours de l'histoire pour rendre l'enseignement des mathématiques plus ludique, plus amusant, plus récréatif, plus plaisant et plus délectable. S'il existe une abondante littérature concernant les jeux mathématiques, s'il existe des études historiques sur l'enseignement des mathématiques depuis deux ou trois siècles, on trouve cependant peu de travaux croisant l'histoire de l'enseignement et celle des jeux dans les domaines scientifiques. Ainsi allons-nous mettre en regard nos expériences, propositions et réflexions avec quelques tentatives analogues qui ont eu lieu dans l'histoire. Notre thèse étant avant tout didactique, il nous faut nous restreindre à des moments bien choisis, c'est pourquoi nous avons décidé de nous limiter à examiner un seul auteur, Jacques Ozanam (1640-1718), sans pour autant prétendre, bien entendu, à une identité de situation entre la sienne et la nôtre.

Dans le chapitre 4, nous justifierons le choix de cet auteur pour notre problématique. Dans le chapitre 5, nous étudierons plus précisément les parties arithmétiques et algébriques de ses Récréations, de son Cours et de son Dictionnaire, afin d'essayer de comprendre son projet. Enfin, dans le chapitre 6, nous nous livrerons à quelques réflexions plus générales sur le projet d'Ozanam et nous tenterons d'en dégager diverses leçons utiles à notre propos : ce sera une transition vers le retour aux constructions didactiques et pratiques de la partie III.

141

Chapitre 4. Le genre des récréations I - Emergence des Récréations mathématiques L’émergence du genre des « récréations mathématiques » au XVIIe siècle a été analysée avec beaucoup de précision dans la thèse de Gilles Chabaud, Les Récréations mathématiques et physiques en France du XVIIe au XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 20 décembre 1994. Ce travail donne une idée générale des contenus de ces ouvrages, il en dégage en outre les contextes et les dimensions sociales et éditoriales. Dans cette section, nous nous contentons de résumer certains aspects de cette thèse qui seront utiles à notre propos en insistant sur quelques étapes importantes de la constitution du genre des récréations. Nous renvoyons le lecteur à G. Chabaud pour les approfondissements.

I.1. Les Problemes plaisans et delectables de Bachet (1612, 1624) L’ouvrage, Problemes plaisans & delectables qui se font par les nombres, publié en 1612 par ClaudeGaspar Bachet de Méziriac, joue un rôle essentiel dans la constitution du genre des récréations. C’est, en France, le premier ouvrage célèbre qui mette en avant une part de socialisation en présentant ses problèmes comme destinés à être jouées en société dans une sorte de « jeu théâtral avec un texte, des personnages et une scène » (G. Chabaud, p. 37). Bachet explique qu’il est possible de produire chez une personne l’illusion d’une difficulté apparemment insurmontable en donnant à voir un problème hors de portée de la connaissance empirique. L’« effet admirable » produit par un tour est d’autant plus important que l’ignorance est grande, et il est possible de créer de façon artificielle une illusion de facilité et d’évidence qui permet d’impressionner l’ auditoire, et d’exercer un certain pouvoir sur lui. Bachet met en avant l’aspect élitiste du savoir et « propose à son lectorat de maîtriser une matière intellectuelle et une manière de s’en servir en adéquation avec une forme de vie prescrite pour une sociabilité réussie » (G. Chabaud, p. 33). Prévenant de la nécessité de savoirs qui sont décrits dès l’introduction, se référant à certains livres des Eléments d’Euclide, Bachet résout des problèmes difficiles qui confèrent à l’ouvrage un réel statut savant pour l’époque et pour ses contemporains. 143

I.2. Développement d’un nouveau genre littéraire Publié en 1624, sous le nom de Van Etten (en fait Leurechon), la Recreation mathematique est le premier livre portant le nom de « récréation mathématique » ; il va être le déclencheur de la naissance du genre des récréations. L’auteur, Jean Leurechon, est jésuite à l’université de Pont-àMousson. Les récréations jouent un rôle important pour cette communauté religieuse à un moment où elle prône, au moins à certains égards, un enseignement des mathématiques comprenant, outre l’arithmétique et la géométrie, la mécanique, la cosmographie, l’optique et l’art des fortifications. Les sciences jouent alors un rôle important dans la vitrine pédagogique que les jésuites veulent présenter aux élites urbaines qu’il s’agit de séduire et convaincre ; une forme de théâtre scolaire est utilisée et les sciences y sont mises en scène. S’il n’y a pas d’indices explicites d’une origine théâtrale dans la Recreation mathematique de Leurechon, le point commun réside néanmoins dans une certaine « pédagogie de propagande » (Chabaud, 1994, p. 18). Le livre de Leurechon va être abondamment copié et édité dans d’autres villes. Le succès de ces récréations est attesté par une concurrence éditoriale dès 1626 (au moins deux éditions sont recensées à Paris et à Pont-à-Mousson). De multiples autres versions commentées et enrichies vont se succéder. S’adressant principalement aux élites, elles invitent le lecteur à une pratique divertissante consistant à montrer le pouvoir surprenant que les sciences peuvent conférer en produisant l’illusion d’effets magiques. En exhibant des tours qui surprennent leur interlocuteur, elles permettent d’asseoir une certaine domination intellectuelle sur lui. Au XVIIe siècle, les mathématiques sont en plein essor et la nécessité grandit de former les élites aux sciences mathématiques et physiques, notamment pour l’art de la guerre ; les mathématiques s’invitent aussi aux discussions mondaines et ont un rôle de valorisation sociale. Le développement rapide de ce type d’ouvrages se fait sur une période très courte, et il est directement lié aux stratégies éditoriales qui exploitent au maximum le nouveau filon. Ecrites en langue française (qui remplace le latin), dans un format portatif (petit in-octavo, et non pas in-quarto) qui les rend tout à la fois concis mais traitant de nombreux thèmes, les récréations sont présentées comme faciles d’accès : elles donnent au lecteur les moyens de reproduire des tours et d’impressionner son auditoire, sans expliciter trop en détail les savoirs scientifiques en jeu. Les copies du livre de Leurechon et les multiples éditions qui lui succèdent contribuent à constituer le genre littéraire naissant des récréations mathématiques qui se distingue donc nettement des Problemes Plaisans par ses objectifs et son public : 144



Là où Bachet exhibait ses problèmes avec un caractère de provocation permettant de créer un défi ludique et intellectuel à ses adversaires, les récréations ne cherchent pas à expliquer au lecteur des démonstrations mathématiques, mais avant tout à lui permettre de reproduire les tours et d’en mesurer les effets sur d’autres personnes.



Là où Bachet invitait une certaine élite à participer à une aventure intellectuelle, les récréations s’adressent à un public plus large, et l’invitent à utiliser le produit des connaissances mathématiques sous une forme pratique et ludique, sans nécessairement avoir les connaissances mathématiques nécessaires à leur compréhension.

La caution scientifique mise en avant (en se référant à Bachet notamment) et les vertus éducatives servent les intérêts éditoriaux : les approximations et erreurs sont nombreuses, et la rigueur scientifique y est souvent absente. Ces livres commencent à susciter débats et polémiques chez certains savants pour qui les sciences doivent rester élitistes et rigoureuses ; selon G. Chabaud, c’est là que naît une opposition sémantique, qui va durer, entre le sérieux des sciences et leur pratique rigoureuse par les vrais savants, d’une part, et la futilité des récréations et leurs approximations discutables, d’autre part.

I.3. Stabilisation du genre Dans une période où les éditions se multiplient, plusieurs éditeurs développent de nouvelles stratégies éditoriales pour se démarquer : ajouts de problèmes et de notes, éditions de petit format qui les rendent plus maniables et meilleur marché en vue d’accéder à un public plus large, préfaces qui tentent de cibler le lectorat, etc. Deux éditions vont avoir un rôle décisif dans la stabilisation du genre : les corrections éditoriales de Henrion (1627) et L’Examen de Mydorge (1630) en réaction violente à Henrion. La version de Henrion (1627) cherche à s’adresser directement à la haute noblesse en mettant en avant l’autorité savante de son auteur, elle est néanmoins publiée sous forme anonyme 80, mais les références internes à Henrion sont nombreuses et des éditions ultérieures font même apparaître explicitement son nom. A cette époque, ce savant a acquis un certain prestige (traduction des Eléments d’Euclide, rôle éditorial dans la publication de traités mathématiques, statut de professeur en mathématiques) qui est mis en avant pour toucher un lectorat noble qu’il semble

80

DHPEM : qui pourrait signifier D Henrion professeur En Mathématiques.

145

avoir conquis par de précédents ouvrages. Dans cette édition, il commente la version de Leurechon avec des notes critiques qui entrecoupent et hachent le texte. C’est ce qui va déclencher les foudres du savant géomètre et conseiller royal Claude Mydorge dans une annotation critique virulente intitulée L’Examen publiée en 1630. Cela constitue pour G. Chabaud « une des interventions décisives pour la constitution en cours du genre imprimé des récréations mathématiques » (p. 65). Mydorge a « précisément pour but précis de frapper l’esprit du public visé : ‘la noblesse’, ou tout au moins de saper la fonction légitimante que des éditeurs pouvaient trop facilement mettre en œuvre. Il est en effet conçu pour démontrer l’exercice souverain d’un droit de regard savant sur les ‘récréations’ qu’on propose à ce public sous couvert de sciences mathématiques. Les problèmes, pour ‘facétieux’ qu’ils se veuillent, se réclament de ces sciences. Or, elles sont pour Mydorge notamment, trop sérieuses pour être laissées sans contrôle, y compris dans la proposition de leurs éventuels usages ludiques. Plus exactement, elles ne peuvent pas prétendre, sous cette présentation ludique, échapper à une autorité savante et politique. L’examen en est une affirmation symbolique » (Chabaud, p. 67). L’ouvrage de Mydorge est donc présenté comme seul légitime, ce qui constitue une forme de censure indirecte sur les autres ouvrages à un moment où le régime du privilège royal se renforce et où l’institutionnalisation des cercles savants par le pouvoir royal se précise. Par ce moyen, il vise à une mainmise sur son texte par des éditeurs parisiens, et l’impact est d’autant plus important que Mydorge dispose d’un véritable pouvoir intellectuel, social et politique, notamment en tant que conseiller royal. Aussi, ce dernier se livre-t-il à une critique sévère à la fois du texte de Leurechon et des commentaires de Henrion : le texte y est ouvertement tenu pour méprisable du point de vue savant et se voit dénier sa valeur savante. Les commentaires de Henrion, appelé « l’auteur de ce ramas81 » sont relégués en fin d’ouvrage. Même si l’ouvrage de Mydorge suggère deux lectures (l’une savante, l’autre récréative), il contribue en réalité à déprécier durablement le genre des récréations auprès des élites et des savants. A partir de 1635, le genre semble stabilisé ; toutes les éditions entre 1635 et 1694 ne sont que des copies des ouvrages d’avant 1635. Dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) où le terme récréation est défini comme « délassement de l’esprit, agréable divertissement », le genre imprimé est ainsi mentionné :

81

Ce ramassis.

146

« RECREATION, se dit de quelques ouvrages qu’on a composez pour divertir les autres. Les Recreations mathematiques sont pleins d’agreables problemes. Les heures de recreation de Guichardin sont pleines de bons contes, de beaux apothegmes. » Pour G. Chabaud, l’absence de précision et même de nom d’auteur, dans cette définition, révèle que les « récréations mathématiques sont un genre connu et presque un nom commun » (Chabaud, p. 96).

I.4. Le renouvellement d’un genre Les Récréations mathématiques et physiques, publiées en 1694, par Jacques Ozanam, marquent un tournant et deviennent l’ouvrage de récréations de référence pendant tout le XVIIIe siècle. Réédité de nombreuses fois, avec notamment la révision augmentée par Grandin en 1624 et la refonte complète par Montucla en 1778 sans que le nom de l’auteur ne soit changé : le nom d’Ozanam est directement associé aux récréations, et bénéficie d’une forte popularité, comme en témoigne sa présence dans deux calendriers à la fin du XVIIIe siècle (G. Chabaud, p. 226). Le livre d’Ozanam est aussi traduit et diffusé dans d’autres pays durant le XVIIIe et le début du XIXe siècle. Selon G. Chabaud, Ozanam parvient à donner une représentation moderne du genre des récréations, ce qui va permettre son succès au cours du XVIIIe siècle, et la longévité de la préface, inchangée de 1694 à 1770, en est un signe. Il inscrit les récréations dans une tradition ancienne et universelle où les jeux d’esprit permettent tout à la fois d’être utiles et agréables, avec une portée éducative universelle. Ozanam prend donc ses références dans Bachet et dans l’histoire ancienne, mais ne fait en revanche aucune référence aux éditions de son siècle, comme pour mieux s’en démarquer. La refonte des récréations par Ozanam se réalise autour des points suivants : 

Les problèmes sont explicitement classés dans des parties (arithmétique, géométrie, optique, gnomonique, cosmographie, mécanique, pyrotechnie, physique)(voir Annexe E2.2) et l’auteur uniformise le style de rédaction et les manières de poser un problème récréatif (ce qui contraste de façon importante avec la forte hétérogénéité des récréations de la première moitié du XVIIe).



Dans la logique de la classification de ses problèmes dans les différents domaines, les tours d’adresse, qui ne relèvent pas des sciences, sont supprimés. Dans ses critiques, Mydorge

147

plaçait même ceux-ci dans le registre des tours de saltimbanque et ne leur donnait aucune valeur scientifique. 

Ozanam donne une dimension importante aux récréations « physiques ». L’apparition du terme « physique » dans le titre de l’ouvrage marque la spécificité qui existe désormais entre des problèmes physiques et des problèmes mathématiques. Si l’on trouve une mathématisation plus importante des problèmes de gnomonique et de cosmographie qui appartiennent au domaine des sciences mathématiques (usage de la trigonométrie par exemple), la présence de problèmes considérés comme explicitement « physiques » traduit les attentes nouvelles du public à l’égard de la physique expérimentale qui se développera durant le XVIIIe siècle82, et qui conduisent au développement d’une physique récréative.

II - Mathématiques et mathématiciens vers 1700 Afin de mieux situer les ouvrages d'Ozanam dans leur temps, nous allons brièvement rappeler quelques aspects bien connus de l'état des mathématiques et de leur diffusion à la fin du XVIIe siècle. Nous nous appuyons pour l'essentiel sur des ouvrages classiques, par exemple I. GrattanGuinness (ed.), Companion Encyclopedia of the History and Philosophy of the Mathematical Sciences, London, Routledge, Vol. 1, 1994, Part 3 & 6.

II.1. Les mathématiques Quand on pense au tournant du XVIIIe siècle, c'est le nouveau calcul infinitésimal qui vient à l'esprit, mais celui-ci reste pour l'essentiel absent tant de l'œuvre d'Ozanam que de l'enseignement à l'époque. La création du calcul différentiel et intégral, préparée par maints travaux, puis effective dès les années 1660 et 1670, marque un tournant, non seulement pour ce qu'on appelle l'analyse, mais aussi pour les sciences physico-mathématiques, à commencer par la mécanique. Mais ces recherches ne sont publiées qu'assez tardivement par Leibniz et Newton, ce qui entraînera une célèbre polémique de priorité. En fait, les deux approches sont assez différentes. Leibniz publie ses recherches dans les Acta eruditorum à partir de 1684, sans donner d'ouvrage d'ensemble. Les 82

Il faut donc bien distinguer ce qui relève des « mathématiques mixtes » ou « sciences physico-mathématiques » (optique, gnomonique, cosmographie, mécanique) de ce qui relève de la « physique » des phénomènes (chimie, magnétisme, électricité, etc.) dont l’étude expérimentale et scientifique va se développer au XVIIIe siècle.

148

Principia de Newton, dont la première édition paraît en 1687 constituent le premier traité exposant ce nouveau calcul, mais il est très difficile à comprendre et pour l'essentiel non assimilé par la communauté avant plusieurs décennies. Les prolongements de ces travaux par les frères Bernoulli, Varignon, le marquis de l'Hospital vont permettre d'asseoir ces innovations, de les appliquer, de les faire partager à un public plus large. Mais, bien entendu, dans la décennie 1690, ces recherches ne sont pas encore exposées sous forme de traités qui en permettent l'utilisation par des scientifiques autres que les quelques grands savants les plus en pointe. Pour ce qui nous concerne ici, la seconde moitié du XVIIe siècle a surtout vu l'extension de la culture algébrique, à laquelle Viète et Descartes ont donné une impulsion décisive dès les années 1600-1640. De nombreux auteurs de divers pays ont prolongé ces travaux. On sait que l'Anglais John Wallis a publié un précis historique nationaliste qui vise à surestimer les apports de Harriot et à déprécier ceux des Français : ce biais est particulièrement dénoncé par Prestet, dans ses Elémens de mathématiques (1ère éd. 1675, 2e éd. 1689), dans les notices de l'abbé de Gua (1741), reprises par D'Alembert à l'article « Algebre » de l'Encyclopédie, et plus tard chez Montucla, dès la première édition de son Histoire des mathématiques (1758) et encore plus dans la seconde (an VII, t. II, p. 107, 110, 116-120) On redécouvre progressivement Diophante en France au début du XVIIe siècle, grâce à Viète et Bachet de Méziriac. La théorie des nombres attire les mathématiciens de cette époque, comme Mersenne ou Fermat, ainsi que Frenicle un peu plus tard (mort en 1675). L'intérêt pour cette discipline se maintient au cours du siècle, mais décline rapidement au XVIIIe. La géométrie a été renouvelée en profondeur dans les années 1630-1640, dans des directions différentes par Desargues et par Descartes. Alors que la méthode de Descartes a connu le succès, les générations suivantes, y compris au XVIIIe siècle, n'ont porté au contraire que peu d'attention aux recherches de Desargues.

II.2. Les mathématiciens La Grande-Bretagne est le pays dominant dans les sciences à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, avec Newton et ses disciples, mais cela ne concerne pas uniquement le calcul différentiel et intégral et son application à la mécanique. Dans ce domaine de l'algèbre, Wallis a aussi une grande influence, et les Britanniques sont également actifs au XVIIe siècle (voir Jacqueline Stedall, A Discourse concerning Algebra: English Algebra to 1685, Oxford University Press, 2002). Newton a 149

travaillé et enseigné le sujet, mais sa publication principale est plus tardive : Arithmetica universalis (1707). John Wallis a également écrit un ouvrage très diffusé A Treatise of Algebra (1685). Sur le Continent, ce sont Leibniz et les frères Jacques et Jean Bernoulli qui dominent la scène. En France, aucun mathématicien n'en a l'envergure, sauf Huygens, qui y séjourne longuement avant de retourner en Hollande en 1681. Il n'empêche qu'il y existe des travaux honorables. Cependant ceux-ci concernent plus les mathématiques mixtes et la mécanique que l'arithmétique et l'algèbre (qui nous intéressent ici au premier chef). Varignon et le marquis de l'Hospital accompagnent et accélèrent les progrès du calcul infinitésimal et de ses applications en mécanique, tandis que Rolle combat ces nouvelles méthodes. Dans la France de Louis XIV, des prêtres ou confrères de l'Oratoire, autour de Malebranche, tels Prestet (1648-1691), Lamy (1640-1715) ou Carré (1663-1711), mais aussi d'autres savants aux idées diverses, comme Ozanam, rédigent de nombreux traités. La géométrie pratique, la trigonométrie, la gnomonique, la navigation, l'architecture, etc. y côtoient l'arithmétique générale ou commerciale, ainsi que l'algèbre pure, qui prend une place croissante. Avec Guisnée, on dispose bientôt d'un traité important, Application de l'algebre à la geometrie (1705), ce qui met « toutes les methodes que nous avons reçues de Monsieur Descartes & de ses disciples » à la portée du plus grand nombre, comme le dit le Père Reyneau, également de l'Oratoire, dans son Analyse démontrée en 1708. Dans la seconde édition de ses Entretiens sur les sciences (1694), le P. Bernard Lamy donne une longue bibliographie commentée des traités de mathématiques disponibles dans le dernier quart du XVIIe siècle. En France, les Elémens d'Euclide sont longtemps la base principale mais des traités plus modernes apparaissent à partir d'Hérigone en 1664. Outre les ouvrages appliqués de géométrie pratique, de gnomonique, de navigation, d'architecture, etc., se détachent les Elémens de mathématiques de Prestet (1ère édition 1675, 2e éd. augmentée sous le titre de Nouveaux Eléments, 1689), grand traité d'algèbre dont nous reparlerons et par rapport auquel se situent la plupart des autres. On verra les appréciations de l'abbé de La Chapelle dans l'article « Elémens des sciences » de l'Encyclopédie, complétées par D'Alembert aux articles « Algebre » et « Géométrie ». Montucla passe aussi en revue, avec d'intéressants commentaires, non seulement les traités français, mais aussi les ouvrages des Hollandais, des Britanniques, des Italiens...

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II.3. Politique et sciences En Italie, puis en Angleterre et en France, les pouvoirs politiques organisent depuis le milieu du XVIIe siècle des académies, qui prennent souvent la suite d'institutions plus informelles. C'est par exemple le cas pour la création de l'Académie des sciences par Colbert en 1666, dont les objectifs utilitaires, militaires et de prestige sont indéniables, mais qui vise aussi un développement des sciences que nous dirions fondamentales. Après une période un peu floue, l'Académie se structure et reçoit un règlement en 1699, sous la houlette de l'abbé Bignon. Fontenelle, secrétaire perpétuel depuis 1697, donne vite ses lettres de gloire à cette union de la recherche spéculative désintéressée et des études pratiques plus ciblées. Les travaux de Huygens, Picard, Cassini, autour de l'Académie et de l'Observatoire, marquent cette étape en France, tandis que la Société royale de Londres, les académies italiennes développent aussi des lieux d’échanges et de promotion de recherches en partie collectives. La plupart des mathématiciens français dont nous avons parlé plus haut sont membres de l'Académie des sciences et s'y rencontrent régulièrement, tant pour la lecture de mémoires que pour la rédaction de rapports sur toutes sortes de sujets. Citons Rolle (1685), Varignon (1688), L'Hospital (1693), La Hire (1694), Fantet de Lagny (1696), Carré (1697), Amontons (1699), Malebranche (1699), Guisnée (1702) et Ozanam (1707). Mais ni Prestet, ni Lamy n'appartiennent à l'Académie.

II.4. L'enseignement des mathématiques Les mathématiques ne jouissent pas d'une place de choix dans les collèges. On connaît le célèbre passage de D'Alembert dans l'article « Collége » de l'Encyclopédie: « Il résulte de ce détail, qu'un jeune homme après avoir passé dans un collége dix années, qu'on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son tems, avec la connoissance très - imparfaite d'une langue morte, avec des préceptes de Rhétorique & des principes de Philosophie qu'il doit tâcher d'oublier. » Les divers ordres religieux qui tiennent les collèges, selon les époques, ne s'intéressent que modérément aux sciences83. Les jésuites, qui dominent la plupart d'entre eux vers 1700, sont moins

83

Nous renvoyons en particulier à l’ouvrage collectif dirigé par R. Taton, Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1986.

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versés dans les mathématiques que les oratoriens. Pour l'essentiel, cette discipline n'est enseignée que la dernière année et, souvent, de façon assez sommaire. Dans les années 1670, les théories cartésiennes sont encore rejetées au profit de la scolastique: le P. Lamy, par exemple, doit endurer de nombreux ennuis pour son cartésianisme. Quant aux théories de Newton, elles ne vont vraiment triompher en France que beaucoup plus tard, vers 1740. Voici l'appréciation de D'Alembert à la fin de l'article « Cartésianisme » de l'Encyclopédie, en 1752: « La Philosophie de Descartes a eu beaucoup de peine à être admise en France; le parlement pensa rendre un arrêt contre elle: mais il en fut empêché par la requête burlesque en faveur d'Aristote, qu'on lit dans les oeuvres de Despreaux, & où l'auteur sous prétexte de prendre la defense de la Philosophie péripatéticienne, la tourne en ridicule; tant il est vrai que ridiculum acri, &c. Enfin cette Philosophie a été reçûe parmi nous. Mais Newton avoit déjà démontré qu'on ne pouvoit la recevoir. N'importe: toutes nos universités & nos académies même y sont demeurées fort attachées. Ce n'est que depuis environ 18 ans, qu'il s'est élevé des Newtoniens en France84: mais ce mal, si c'en est un (car il y a des gens pour qui c'en est un) a prodigieusement gagné; toutes nos académies maintenant sont Newtoniennes, & quelques professeurs de l'université de Paris enseignent aujourd'hui ouvertement la Philosophie Angloise. » Partout se mettent en place progressivement des écoles d'artillerie, de marine, ou du génie, mais ce n'est pas encore avec toute l'ampleur que ces institutions auront dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C'est essentiellement là que les mathématiques (surtout les mathématiques mixtes) vont être enseignées. Pour comprendre comment s'effectuait l'enseignement concrètement, on dispose des manuels (et de leurs préfaces), d'ouvrages de réflexion sur l'enseignement, de témoignages divers souvent éparpillés. Il existe aussi diverses recherches historiques en histoire de l'enseignement. Dans le chapitre 7, nous esquisserons une comparaison entre les projets d'enseignement soutenus par Ozanam et ceux de ses contemporains Prestet et Lamy.

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Il fait allusion notamment à Maupertuis et à Voltaire.

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III - Eléments biographiques et bibliographiques de Jacques Ozanam (1640-1718) Après avoir situé le genre des récréations mathématiques qu’Ozanam renouvelle en 1694, et dressé le paysage mathématique de l’époque, nous allons nous intéresser à ce personnage qui occupe une place singulière à la fin de ce siècle. Aucune biographie réalisée en histoire des mathématiques n’existant à ce jour sur Ozanam, nous donnons ici quelques éléments biographiques à partir de l’éloge de Fontenelle (1719) et les éléments de la thèse de G. Chabaud (1994). Ceci sera complété dans l’Annexe E1.

III.1. Biographie succincte Cadet de la famille, Ozanam naît en 1640 dans la Dombes, entre le Lyonnais et la Bresse, d’un père riche, qui le destine à une carrière d’église. Recevant une éducation religieuse jusqu’à l’âge de 19 ans, Ozanam se prend de passion pour les mathématiques pendant son enfance. S’émerveillant du spectacle de la nature et des beautés célestes, il les apprend principalement en autodidacte et compose un ouvrage de mathématiques à 15 ans, du moins d’après Fontenelle. C’est lorsque son père meurt qu’il abandonne la cléricature et décide de consacrer sa vie aux mathématiques : « Après 4 ans de Théologie faits comme ils peuvent l’être par obéissance, son père étant mort, il quitta la Clericature, & par piété & par amour pour les Mathématiques. Elles ne pouvoient pas lui rendre ce qu’il perdoit, mais enfin elles devenoient sa seule ressource, & il étoit juste qu’elles le fussent. Il alla à Lyon où se mit à les enseigner. L’éducation qu’il avait eue lui donnoit beaucoup de répugnance à recevoir le prix de ses leçons, il eût été assés payé par le plaisir de faire des mathématiques, & de ne passer que de ce qu’il aimoit, & il rougissoit de l’être d’une autre manière. » (« Eloge de M. Ozanam », p. 87) Il devient enseignant de mathématiques à Lyon, puis à Paris85 où il donne principalement des cours particuliers aux étrangers de la capitale et acquiert une certaine renommée. Notons qu’il sera l’enseignant particulier du mathématicien Abraham de Moivre (1667-1754).

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Fontenelle raconte qu’Ozanam aurait généreusement prêté de l’argent à des étrangers qui racontèrent leur histoire en arrivant à Paris. Touché par la noblesse d’une telle action, un homme de pouvoir le fait venir à Paris en lui donnant l’assurance de le faire connaître et de l’aider.

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Dans un paysage scientifique dominé par Leibniz, Ozanam n’est pas un savant de premier plan mais c’est un mathématicien respecté. Au début de sa carrière, il publie en 1670 les tables trigonométriques et logarithmiques les plus précises de son époque qui le font connaître. Il publie ensuite de nombreux ouvrages de mathématiques pratiques86, mettant en avant de nouvelles méthodes tout en soignant la clarté de ses ouvrages. Défenseur de l’Algèbre nouvelle, il débat avec les mathématiciens comme Rolle et Prestet sur le statut des quantités négatives87. Ses ouvrages traitent certains problèmes complexes en lien avec l’ancienne Géométrie, comme le « Traité des simples, des doubles et des triples égalités » sur les arithmétiques de Diophante d’Alexandrie, publié seulement à la fin du XXe siècle. En revanche, il ne réalise pas de recherche dans les thèmes émergents comme le calcul différentiel : les travaux de Leibniz et Newton sur le calcul infinitésimal, et qui vont changer profondément les mathématiques au XVIIIIème siècle, n’apparaissent ni dans son enseignement, ni dans ses traités. Il n’empêche que ses ouvrages lui valent les éloges de Leibniz. C’est dans les années 1690 qu’il publie ses livres les plus importants : le Dictionnaire de mathématiques (1691), le Cours de mathématiques (1693), les Récréations mathématiques et physiques (1694). Son Dictionnaire est le premier de mathématiques en langue française, son Cours est un ouvrage assez complet sur les mathématiques (plus pratiques que théoriques) de l’époque, exception faite des nouveautés du calcul infinitésimal ou des probabilités. Quant aux Récréations mathématiques, elles auront le succès que nous avons décrit dans les paragraphes précédents. Il faut signaler également ses Nouveaux Elémens d’Algebre (1702) qui approfondissent divers aspects d’algèbre et d’analyse diophantienne. Sa vie subit un tournant en 1701 lorsque sa femme à laquelle il était très attachée décède tandis que la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) qui s’engage fait fuir les étrangers et par la même beaucoup de ses revenus. Il devient en 1707 « élève » à l’Académie des Sciences, puis « associé » en 1711 et meurt brutalement d’apoplexie en 1718.

III.2. Un personnage approprié pour l’écriture des récréations L’étude biographique d’Ozanam laisse transparaître un personnage qui semble avoir une réelle volonté de diffuser les mathématiques. Sa révélation pour les mathématiques lors de sa jeunesse, 86 87

Voir Annexe E.1 pour une liste de ses ouvrages. Journal des Savans, 1684, 1685. Voir Annexe E1.

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son abandon d’une carrière cléricale pour les mathématiques, son refus de se faire payer pour ses premiers cours de mathématiques, révèlent un personnage qui agit par vocation. Passionné par le jeu pendant sa jeunesse et enseignant réputé, auteur du premier dictionnaire de mathématiques, d’un cours complet de mathématiques, il affiche dans ses ouvrages une intention d’être accessible, comme en témoignent leurs titres, où est évoquée « l’utilité » des mathématiques, et où sont développées de « nouvelles méthodes » pour les rendre plus compréhensibles pour le lecteur. Aussi, on peut comprendre qu’Ozanam, en cette fin de siècle est un personnage bien placé pour publier un ouvrage de récréation : d’un côté, son intérêt pour le jeu et sa sensibilité pour la dimension plaisante des mathématiques permettent de comprendre son intérêt pour le genre, de l’autre son prestige d’enseignant et sa reconnaissance mathématique lui donnent une légitimité pour s’aventurer sur le thème controversé des récréations dont nous avons vu qu’il était déconsidéré et critiqué après l’Examen de Mydorge (1630).

IV - Conclusion Au regard de ce que nous venons de présenter, un examen plus approfondi des problèmes arithmétiques et algébriques nous semble un choix pertinent pour donner un éclairage historique à nos recherches. L’édition des Récréations par Ozanam constitue tout d’abord un tournant et sa longévité pendant tout le XVIIIe siècle en fait un ouvrage de référence pour notre projet de trouver des problèmes mathématiques à potentiel ludique. De plus, Ozanam est enseignant de mathématiques, et ses préoccupations pédagogiques sont importantes, comme en témoignent les publications d’un dictionnaire et d’un cours de mathématiques. Enfin, les thèmes abordés (opérations, nombres premiers, monômes et polynômes, équations algébriques) sont assez proches de ceux enseignés aujourd’hui au collège. Il est donc intéressant d’étudier les spécificités des récréations à la lumière de ses ouvrages d’enseignement.

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Chapitre 5. Etude de la partie arithmétique des Récréations mathématiques Dans le chapitre précédent, nous avons montré l’intérêt d’étudier l’édition des Récréations mathématiques et physiques d’Ozanam de 1694, et l’importance de pouvoir les mettre en perspective avec ses autres livres, en particulier le Cours et le Dictionnaire. Nous allons maintenant nous concentrer sur l’exploration des aspects spécifiques qui nous semblent pertinents pour notre problématique.

I - Description de la partie "arithmétique" des Récréations mathématiques Notre point de départ est la partie « arithmétique » des Récréations mathématiques. Le terme arithmétique n’a pas alors exactement le sens qu’il a pour nous aujourd’hui : les mathématiques pures, à cette époque, contiennent deux branches, l’arithmétique et la géométrie. L’arithmétique ne se restreint pas aux propriétés des nombres entiers : dans la lignée de Bachet ou de Fermat, elle concerne aussi l’algèbre et les probabilités, thèmes qui se développent au XVIIe siècle. La dialectique numérique/algébrique est donc contenue dans la partie arithmétique, et c’est ce qui justifie que nous ayons centré notre travail sur cette partie, et que nous nous y soyons restreints, élargissant par la suite les recherches autour de cette dialectique. L’étude de la partie « arithmétique » se justifie d’autant plus qu’elle est le cœur même de ce qui constitue l’origine du genre des récréations, dans le prolongement des Problemes Plaisans de Bachet, mais aussi dans la tradition des énigmes mathématiques plus largement. La partie « arithmétique » est d’ailleurs la première partie des Récréations, et elle le restera dans toutes les rééditions du XVIIIe siècle. Nous présentons cette partie en donnant de nombreux extraits des Récréations, afin de permettre au lecteur de se faire une idée du style et du contenu mathématique. Pour ne pas surcharger le texte, les analyses mathématiques sont en Annexe E.

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I.1. Forme des problèmes La partie arithmétique se constitue de 36 problèmes numérotés en chiffres romains, répartis sur 141 pages, à la suite les uns des autres88. L’énoncé ou le titre sont écrits en italiques, suivis de la solution ou d’explications de l’auteur. Nous distinguons trois types de formulation (énigme, méthode, explication), par rapport à l’action demandée au lecteur et au traitement d’un problème : 

Formulation « énigme » : l’auteur pose une énigme, il y a donc une question, et le lecteur est invité à chercher et à fournir une ou plusieurs réponses possibles.



Formulation « méthode » : L’auteur fournit à son lecteur une méthode qu’il va pouvoir utiliser ou s’approprier. On distingue deux types de méthodes : o « méthode récréative» : elle permet au lecteur de réaliser un tour à un spectateur.

88

Il n’y a pas d’organisation en chapitres dans l’édition de 1694, contrairement à l’édition de 1778. La seule structure est celle des grands thèmes généraux (Arithmétique, Géométrie, Optique, etc.). Les problèmes y sont ensuite mis les uns à la suite des autres.

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o « méthode mathématique » : elle permet au lecteur d’acquérir une méthode mathématique (pouvant être utilisée dans une méthode récréative)



Formulation « explication » : l’auteur donne des explications sur un thème donné. Le lecteur est ici passif, l’auteur donnant une sorte de mini-cours. Le titre du problème indique dans ce cas le thème ou sujet traité.

La structuration d’un problème n’est pas fixe, et un problème peut être constitué de plusieurs sousparties : 

Ce peuvent être plusieurs paragraphes qui sont individuellement numérotés. Exemple : le problème V « De quelques propriétez des Nombres », subdivisés en 29 paragraphes.



Ce peuvent être plusieurs paragraphes qui ont chacun un titre, mais pas de numéro. Exemple : le problème X est constitué des paragraphes « Du triangle arithmétique », « Des combinaisons », « Des permutations », « Des partis du Jeu », et « Du jeu des Dez ».



Ce peuvent être des questions. Exemple : le problème VII « De la progression arithmétique » est constitué de questions qui constituent autant d’énigmes. 159

Le texte peut être séparé par des sous titres « autrement », « encore autrement », lorsque plusieurs méthodes différentes sont données pour un même problème.

I.2. Structuration de la partie arithmétique Nous allons décrire la partie arithmétique dans un ordre linéaire qui correspond aussi à la succession de thèmes mathématiques différents. Problème I

Problème d’introduction

Problèmes II, III, IV Problème V Problème VI Problème VII Problème VIII Problème IX Problème X Problèmes XI-XXXV, XXV-XXXV Problèmes XXI-XXIV, XXXVI

Façons de calculer : addition, soustraction, multiplication, division Propriétés des nombres. Il est constitué de 29 paragraphes. Triangles rectangles en nombres De la progression arithmétique De la progression géométrique Des carrés magiques Du triangle arithmétique Tours de divination (nombres, cartes, dés) Enigmes et jeux

Problèmes de la partie dite arithmétique

I.2.1. Un problème d’introduction : Pb I Le premier problème d’Ozanam se présente comme une accroche, nous y reviendrons plus loin. I.2.2. Règles de calcul : Pb II-III-IV Ozanam donne quelques méthodes pour faciliter les calculs : le Problème II concerne la soustraction en une seule opération d’une somme de nombres à une autre somme de nombres, le Problème III des méthodes rapides de multiplication, et le Problème IV une méthode de division. I.2.3. Propriétés des nombres : Pb V et VI Le Problème V, intitulé « De quelques proprietez des Nombres » se présente sous la forme de 29 paragraphes où l'on trouve, dans chacun d'entre eux, une ou plusieurs propriétés sur les nombres. Il se termine par une table des nombres premiers entre 1 et 10000. Le Problème VI, intitulé « Des triangles rectangles en nombres » développe des méthodes pour trouver de tels triangles89. 89

Ce sont des triangles rectangles où les trois côtés sont des nombres entiers.

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Ces problèmes sont présentés et démontrés dans les annexes E3.5 et E3.6. Ils relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie des nombres. Ils traitent des nombres entiers et de leurs propriétés de divisibilité : nombres élevés à une certaine puissance, nombres triangulaires, nombres parfaits, nombres amiables, etc. Les explications et propriétés sont écrites. Ozanam et ne donne aucune formule ou démonstration, et s’appuie sur des exemples. Nous pouvons distinguer trois catégories de type de contenu : 

Les propriétés : Ozanam énonce ce qu’on appelle aujourd’hui une propriété ou un théorème mathématique.



Les méthodes : Ozanam énonce une méthode pour trouver des nombres satisfaisant des propriétés, ou pour trouver ou vérifier un résultat particulier. Elles commencent par les expressions « Pour trouver » ou « Pour connoître », et suivent souvent une propriété qui vient d’être énoncée.



Les particularités de nombres : Ozanam souligne des nombres particuliers qui satisfont généralement plusieurs propriétés.

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I.2.4. Progression arithmétique et géométrique : Pb VII et VIII Les problèmes VII et VIII, qui s’intitulent « De la progression arithmétique » et « De la progression géométrique », sont structurés de façon identique. Ozanam donne des explications mathématiques (définitions, différentes propriétés reliant le nombre de termes, la somme des termes, la raison 90) puis il propose des énigmes qui vont utiliser directement les propriétés qu’il vient de donner. Le problème VII est constitué de 6 questions dont voici la sixième :

Le problème VIII est constitué d’une question :

I.2.5. Carré magique : Pb IX Ozanam définit ce que sont les carrés magiques, donne des exemples et des règles et méthodes pour les construire (en faisant un lien avec les progressions arithmétiques). Après avoir donné quelques références historiques sur le caractère « magique » de ces carrés, il propose une question :

90

La raison est appelée « excès ».

162

Dans la solution, Ozanam propose des solutions en lien avec les progressions arithmétiques et géométriques. Il donne une solution générale d’un carré magique 3*3 en utilisant les grandeurs littérales.

Nous soulignons et présentons cet exemple car c’est le seul cas dans l’ouvrage des récréations où il recourt à des grandeurs littérales et des formules. I.2.6. Combinatoire et Probabilité : Pb X Ozanam présente le problème X de ses Récréations Mathématiques et Physiques en cinq paragraphes. Le premier, Du triangle Arithmetique explique comment construire le triangle de Pascal, ce triangle est ensuite utilisé continuellement dans tout le problème. Le deuxième paragraphe, Des Combinaisons donne différentes méthodes pour calculer les combinaisons. Le troisième, Des Permutations relie le nombre de permutations avec le produit des premiers entiers, et donne des applications des permutations :

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La quatrième partie, Des Parties du Jeu, donne trois méthodes au problème des partis qui consiste à partager les mises de plusieurs joueurs avant la fin d'une partie. Le dernier paragraphe, Du Jeu de Dez, donne les chances d'obtenir certains résultats avec des dés. I.2.7. Tours de divination sur les nombres, dés & cartes : Pb XI-XX et XXV-XXXV Les tours de divinations sur les nombres, dés et cartes sont présentés dans les problèmes XI à XX et XXV à XXXV et sont pour beaucoup à l’origine du genre des récréations, repris pour certains d’entre eux des Problemes Plaisans de Bachet (voire annexe E3.8). Ils constituent la majorité des problèmes de cette partie arithmétique. Il s’agit de faire choisir à un spectateur des nombres ou cartes, et de le perdre en lui faisant faire différentes manipulations (mouvements avec les cartes, calculs sur des nombres) et de retrouver, par une astuce mathématique ignorée du non-initié, les nombres initiaux ou les cartes choisies initialement. Ces récréations se présentent sous la forme de ce que nous avons appelé des « méthodes » : le tour est d’abord présenté, puis Ozanam explique une ou plusieurs méthodes pour réaliser le tour, généralement présentées dans des paragraphes séparés par « Autrement ». L’ensemble des explications est écrite, et il n’y a aucune formule ou démonstration (voir exemple ci-dessous). Nous les présentons dans l’annexe E3.7 en essayant de donner une double lecture : celle pour comprendre le déroulement du tour (opérations réalisées secrètement par le spectateur, nombres à mémoriser pour les réutiliser plus tard, etc.), celle pour comprendre la démonstration mathématique sous-jacente au tour. Cela nous a permis d’identifier le procédé mathématique sousjacent au problème, et par lequel le magicien retrouve le résultat. Nous avons réalisé des catégorisations par aux différents moyens mathématiques et ainsi distingué 4 types de tour (voir Annexe E3.9) :

164



« Résolution d’équations » : Le calcul algébrique permet de déterminer les expressions correspondantes pour retrouver le(s) nombre(s) par la résolution d’autant d’équations du premier degré.



« Inversion d'un système » : il s'agit de retrouver n données initiales en fonction de n données modifiées. Les nombres initiaux sont retrouvés en inversant un système d'équations linéaires.

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« Résolution par tableau de résultats » : le nombre d’états finaux à la fin du tour est suffisamment petit pour retrouver l’état initial dans un tableau.



« Permutation » : Très souvent réalisés avec des cartes, ces tours consistent à effectuer certaines transpositions bien particulières pour amener la carte choisie à une position déterminée.

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I.2.8. Enigmes et Jeux arithmétiques : Pb XXI-XXIV et XXXVI Il s’agit de jeux ou d’énigmes avec les nombres. Formulé sous forme d’énigme (XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXXVI), il s’agit de trouver une solution à un problème posé.

Certaines récréations se présentent en deux moments : le problème est d’abord formulé sous la forme d’une méthode mathématique, puis est suivi de l’énigme proprement dite, et qui réutilise cette méthode venant d’être donnée.

Ces énigmes sont peu nombreuses dans l’édition d’Ozanam, Grandin en ajoutera beaucoup dans sa réédition de 1724.

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II - Projet d’Ozanam d’une trilogie Dictionnaire-Cours-Récréations Le fait qu’Ozanam soit enseignant de mathématiques et qu’il ait publié un Cours (1693) et un Dictionnaire (1691) à la même époque, est intéressant pour notre problématique autour de la dialectique jeu/apprentissage. Y-a-t-il des éléments qui sont spécifiquement dans les Récréations et pas dans le Cours ? S’il y a des différences, que nous apprennent-elles sur l’aspect récréatif des problèmes choisis ? A-t-il conçu les trois livres dans un esprit d’ensemble, et dans ce cas comment s’y prend-il ?

II.1. Présentation des trois ouvrages Ozanam a pensé et organisé conjointement les trois ouvrages. Dans le privilège royal accordé au Cours, la publication des Récréations mathématiques est annoncée comme appendice du Cours (Chabaud, p. 231). On en trouve confirmation dans les préfaces, où Ozanam se réfère implicitement ou explicitement aux autres éditions : « Je ne dirai icy aucun mot de l'utilité des mathématiques, parce ce que j'en ay assez parlé dans mon Dictionnaire de Mathématique » (préface du Cours) « Si les Idées générales que je leur donne en ce Cours, leur laissent un goût de sçavoir tout le reste, [...]. Je destine entr'autres un Traité séparé des Récréations Mathématiques & Physiques, où je traiteray de l'Hydraulique, de la Pneumatique, & des autres parties les plus curieuses » (préface du Cours) Nous allons tenter de déterminer quel est son projet à travers de l’étude des préfaces. II.1.1. Le Dictionnaire (1691) S’étonnant de l’absence d’un dictionnaire de mathématiques, Ozanam juge pourtant nécessaire un tel ouvrage dans une époque où la majorité des arts et des sciences ont besoin « d’emprunter le secours des mathématiques ». Il se propose de donner un dictionnaire qui explique exactement « tous les termes des mathématiques ». Il ne suit pas un ordre alphabétique, mais « l’ordre et la méthode des sciences » qui lui permettent selon lui d’introduire plus proprement chaque terme en « sa place avec les définitions des choses, leurs usages et leurs rapports », afin que cet ouvrage soit « non seulement un dictionnaire, mais un rudiment des mathématiques, pour ceux qui sont bien aise de voir les choses dans leurs sources. ». 168

Son Dictionnaire se structure en deux parties : d’abord les mathématiques au sens strict du terme (Arithmétique et Géométrie), puis les mathématiques mixtes (Cosmographie, Astronomie, Géographie, Théorie des planètes, Mécanique, Architecture civile et militaire, Musique). L’ouvrage comporte enfin une « Table alphabétique des termes expliquez dans ce livre », de 67 pages, qui rétablit quelque peu ce qu’on attend d’un « dictionnaire ». II.1.2. Le Cours de mathématiques (1693) Ozanam propose un cours de mathématiques, car ceux publiés jusque-là lui paraissent peu utiles : «...les uns parce qu'ils sont trop amples...les autres parce qu'ils sont trop abrégez...les autres enfin ont été écrits en des Langues étrangères... » (Tome 1, Préface page 2). Son cours de mathématiques, « qui comprend Toutes les parties les plus utiles & les plus nécessaires à un homme de Guerre, & à tous ceux qui se veulent perfectionner dans cette Science » s’adresse donc d’abord aux hommes de guerre, « en faveur duquel principalement ce cours de Mathematiques a été composé » : Le cours d’Ozanam se divise en cinq volumes. Le premier volume comprend une introduction aux mathématiques et les Eléments d’Euclide ; le second contient l’arithmétique et la trigonométrie, le troisième la géométrie et la fortification, la quatrième la mécanique et la perspective, et le dernier la géographie et la gnomonique91. II.1.3. Les Récréations mathématiques (1694) Dès la première phrase de la préface des Récréations, Ozanam se réfère à ses ouvrages précédents pour se prémunir de critiques dont il pourrait être l’objet et qui semblent liées au genre des récréations : « Je ne m’excuseray pas de ce qu’après avoir donné au Public des Traitez sérieux qui demandent toute l’application des Lecteurs, il semble que je veuille dissiper leur application & les en détourner par les jeux d’esprit que je leur présente dans ce premier Volume » Ozanam annonce un livre qui se veut divertissant, mais qui n’en demeure pas moins instructif et utile à la formation : « Bien que les jeux d’esprit, dont je parle, soient des amusements, ils ne sont peut être pas moins utiles que les exercices, ausquels on applique les jeunes personnes de qualité » (préface des Récréations mathématiques). 91

L'art de concevoir, calculer et tracer des cadrans solaires.

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Ozanam appuie son argumentation en se référant à des exemples de l’histoire. Comme le souligne G. Chabaud dans sa thèse, Ozanam se garde de toute référence au genre contesté des récréations dans son siècle, et prend ses références chez Bachet ou dans des civilisations antiques : « La mémoire des grands hommes qui ont fait la même chose que j’entreprends, est si glorieuse, que leur exemple vaut toutes les justifications que je pourrois apporter» (préface des Récréations mathématiques). Les Récréations sont composées de deux volumes. Le premier contient les parties Arithmétique, Géométrie, Optique, et Gnomonique et Cosmographie. Le second volume comprend les parties de Mécanique, Pyrotechnie, et de Physique. Tous deux sont constitués de problèmes, généralement présentés avec un sous-titre ou un énoncé, complétés ensuite par une solution ou des explications de l’auteur.

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II.2. L’intérêt des mathématiques Dans les préfaces, Ozanam met en avant les mathématiques avec des tournures et superlatifs les glorifiant autour de thèmes récurrents. II.2.1. L’utilité L’omniprésence et l’utilité des mathématiques est mise en avant par Ozanam qui développe ce thème de façon détaillée sur plusieurs pages dans la préface du dictionnaire : « Où sont les Arts & les Sciences, qui n’ayent besoin d’emprunter le secours des mathématiques, ou pour agir, ou pour s’expliquer de mille choses qui en dépendent, soit pour leurs opérations, soit pour leur intelligence ? » (Dictionnaire). Ce thème semble d’autant plus mis en valeur qu’il s’adresse, en particulier pour le cours, à des hommes de guerre, pour qui les mathématiques, sont désormais nécessaires à ses yeux : « car tout le monde veut être Mathematicien, principalement les Princes & les Grands qui se distinguoient auparavant par le mépris des Ecoles & de la discipline, & à qui à présent s’adoucissent & se captivent par les charmes des Mathematiques. La necessité où ils font de se rendre habiles dans l’art de la Guerre, qui ne peut subsister sans le secours des mathematiques, leur fait interrompre leurs amusemens pour s’y appliquer, & les plaisirs inesperez qu’ils y trouvent, les surprennent & les enchantent de telle sorte, que la plupart en font leurs délices, aussi bien que les plus sérieuses de leurs occupations. » (Cours) Cela n’empêche pas Ozanam de considérer les mathématiques comme utiles et plaisantes pour tous. II.2.2. Le développement de la raison C’est un argument qui vient compléter celui de l’utilité, et qu’Ozanam développe cette fois dans la préface du Cours : « on devroit interrompre & suspendre ses études, jusqu’à ce qu’on eût appris dans les mathématiques l’art de justesse, de méthode, & d’élévation, qu’on eût en un mot appris à raisonner, & à connoître quand on raisonne, quand on connoît la verité, & qu’on ne se trompe pas par les apparences de la vrai-semblance » (Cours)

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Ce thème se trouve à nouveau dans la préface des récréations, où Ozanam insiste sur la raison pour combattre l’ignorance et la crédulité : « Je crois que c’est par l’ignorance qui regnoit en ce temps-là, & par le grand nombre de charlatans, qui se servoient des mathématiques pour imposer et pour tromper les ignorants. » (Récréations mathématiques). « L’ignorance tient le monde dans une admiration perpétuelle, & dans la méfiance, ce qui produit toujours une envie invincible de blâmer et de persécuter ceux qui sçavent quelque chose de plus que le commun, qui n’étant pas accoutumé à s’élever au dessus des choses sensibles, & ne pouvant s’imaginer que la Nature envoie des agens qui ne soient pas visibles et palpables, attribuent souvent aux sorciers et aux Demons tous les effets, dont ils ne connoissent pas la cause. Je veux par mes Récréations Mathématiques, enseigner tout le monde à faire ces sorcelleries » (Récréations mathématiques). II.2.3. Le plaisir et la curiosité pour l’apprentissage et le travail Ozanam met en avant l’importance du plaisir dans l’apprentissage et le travail : « Ceux qui travaillent pour le plaisir, sçavent bien le secret de s’arrêter sur l’appétit, & de ne lasser jamais le goût. » (Cours) Selon lui, le jeu permet donc plaisir et apprentissage : « Bien que les jeux d’esprit, dont je parle, soient des amusemens, ils ne sont peut être pas moins utiles que les exercices, ausquels on applique les jeunes personnes de qualité » (Récréations mathématiques). « Les jeux d’esprit sont de toutes les saisons & de tous les âges ; ils instruisent les jeunes, ils divertissent les Vieux, ils conviennent aux riches, & ne sont pas au-dessus de la portée des pauvres ; les deux Sexes s’en peuvent accommoder sans choquer la bienséance. » (Récréations mathématiques). « C’est une chose bien extraordinaire que de vouloir mettre les joueurs dans mon parti, & engager dans l’étude des Récréations Mathématiques les hommes d’Etat et les Capitaines ; mais puis-je empêcher tout le monde de profiter des leçons qui sont établies sur les principes les plus naturels, & sur les vérités attachées à l’essence des choses ? Puis-je défendre les plaisirs qui sont engageans par leur utilité, & qui sont si communs, si faciles, & si propres à tous ceux qui ont de la raison » (Récréations mathématiques) 172

« il est certain que le jeu des Echecs a été inventé pour instruire, aussi que pour divertir » (Récréations mathématiques) Aussi, Ozanam prépare à ses lecteurs « des plaisirs dignes de l’homme & de sa raison », et pense même que la curiosité peut encourager à travailler : « C’est assez qu’un point de perfection soit possible pour engager les curieux au travail. » (Récréations mathématiques) Distinguant trois sortes de jeu (jeux de nombres et de figures, jeux d’adresse, jeux de hasard), il affirme que les mathématiques sont présentes dans ces trois types de jeu, et qu’elles permettent de gagner : « Mais il est constant, qu’il n’y en a point qu’on ne puisse si bien soumettre aux Règles des mathématiques, que l’on ne soit assuré de gagner, si l’on y pouvoit apporter toute l’habilité nécessaire. » (Récréations mathématiques). Aussi, Ozanam va-t-il affirmer qu’il est envisageable de trouver une méthode infaillible de gagner aux échecs, même si le grand nombre de combinaisons lui laisse penser que cela ne soit pas possible.

III - L’arithmétique dans les trois ouvrages en matière d’arithmétique Ozanam annonce un projet où les trois livres semblent se compléter, et c’est ce que nous souhaitons approfondir. Nous avons réalisé une comparaison sur la partie arithmétique pour étudier si ce qu’Ozanam annonce se retrouve au niveau du contenu ou de la forme de présentation. D’une part, nous avons vu qu’Ozanam perpétue le genre des Récréations en proposant un ouvrage qui peut se lire indépendamment des deux autres ouvrages pour qui possède des connaissances mathématiques élémentaires. D’autre part, et c’est là une originalité d’Ozanam que nous allons montrer dans ce paragraphe, il réalise une articulation des trois ouvrages au niveau du contenu.

III.1. Perpétuation du genre des récréations Ozanam cherche à être accessible et divertissant : il propose des problèmes qu’il estime simples, pouvant être pris chacun de façon indépendante, et assume de ne pas donner de démonstrations pour en rendre la lecture facile pour des lecteurs qui veulent se divertir :

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Il propose des énigmes formulées selon un habillage qui se veut non-mathématique. Le problème d’introduction est le meilleur exemple, car il met en évidence l’importance de l’habillage dans le genre des récréations, et comment les auteurs le modifient en fonction de sensibilités ou d’opinions personnelles diverses qui ont peu à voir avec les mathématiques.

Formulé de façon provocatrice, probablement en référence à la carrière cléricale de sa jeunesse qu’il a abandonnée, Ozanam reprend un problème de Bachet qui était aussi formulé de manière humoristique :

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Dans la réédition de 1778, Montucla en donnera une version mathématique dépourvue de tout habillage, et s’indignera quelque peu de la formulation d’Ozanam.

La dimension sociale des récréations, que G. Chabaud a soulignée comme une caractéristique fondamentale de la constitution du genre, est maintenue. Les tours de divination représentent la partie la plus importante de l’édition d’Ozanam. Ce dernier n’hésite pas à multiplier les exemples, repris pour une grande majorité de Bachet92, même s’ils sont identiques du point de vue mathématique93.

92 93

Voir Annexe E3.8. Voir Annexe E3.7 pour la description mathématique complète de l’ensemble des tours de divination.

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Exemple 1: Dans le problème XIV, Ozanam donne 12 méthodes qui changent très peu, mais qui permettaient sûrement au lecteur de varier et ne pas faire deux fois le même tour. Exemple 2 : Les problèmes XXV et XXIX sont identiques du point de vue mathématique, mais utilisent deux supports différents (nombres à deviner, cartes à retrouver).

III.2. Un renouvellement du genre Comme nous venons de le voir, Ozanam garde les caractéristiques des récréations, et permet à un lecteur qui voudrait uniquement se divertir de s’approprier l’ouvrage. Il y a donc un niveau de lecture récréatif, dans le sens où l’attention et la concentration du lecteur ne semblent pas sollicitées outre mesure si ce dernier n’en a pas l’intention, mais qui permettra de l’instruire tout en le divertissant. Mais Ozanam ne se contente pas de perpétuer le genre, il le renouvelle en structurant les Récréations autour de sa volonté de diffuser les mathématiques déjà commencée avec le Dictionnaire et le Cours. Il ajoute des thèmes de mathématiques pures spécifiques aux Récréations, et développe des thèmes mathématiques de façon complémentaire au cours. III.2.1. Ajout de thèmes mathématiques spécifiques Cela peut tout d’abord se constater dans l’ajout de thèmes mathématiques spécifiques qu’Ozanam introduit dans les Récréations et qui ne sont pas dans son Cours et son Dictionnaire. Exemple 1 : le problème X est consacré au thème des combinaisons et des probabilités. Ce problème se propose sous forme de mini-cours, où Ozanam explique les bases de la combinatoire et des probabilités (combinaisons, permutations, triangle arithmétique) en se référant au milieu du jeu d’où a d’ailleurs émergé la théorie des probabilités avec Pascal. Il aborde le problème dit ROMA du nombre de combinaisons formées par les lettres A, M, O, R94. Exemple 2 : Ozanam traite de façon importante le thème des propriétés des nombres dans le problème VI où il aborde des questions liées à la divisibilité, aux nombres parfaits, aux nombres amiables, etc. Certaines de ces questions, comme par exemple celle des nombres parfaits, sont liées à des recherches mathématiques contemporaines ou à des problèmes encore ouverts en théorie des nombres. Ozanam donne une méthode pour trouver des nombres parfaits95.

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Ce problème prendra un tout autre sens au XVIIIe siècle, sous le nom d’arrangements réguliers : on y distingue alors les combinaisons qui ont un sens et celles qui n’en ont pas et on demande dans le premier cas d’évaluer la probabilité que ce sens corresponde à un dessein intelligent. 95 Cette méthode est fausse, ce que soulignera Montucla dans sa réédition de 1778.

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Ces deux exemples montrent qu’Ozanam introduit dans les récréations mathématiques des thèmes de mathématique pure, en lien avec des débats de l’époque dans sa discipline. On peut donc supposer qu’Ozanam cherche à informer son lecteur des mathématiques existantes qui peuvent se faire sans lien avec une quelconque utilité (pratique, militaire, économique96), d’où leur présence dans les Récréations et non pas dans son Cours qui vise une utilité pratique ou son Dictionnaire qui vise à donner les fondements des mathématiques. III.2.2. Une articulation avec le Cours Ozanam écrit la partie arithmétique de ses Récréations en cohérence avec son cours. Conçu comme appendice du Cours d’après le privilège royal, et annonçant dans la préface de son Cours qu’il allait le compléter par les Récréations, Ozanam spécifie les contenus mathématiques selon chaque ouvrage, et les articule ensemble. Cela est particulièrement visible dans le Problème VI « Propriétés des nombres » que nous allons développer avec quelques exemples caractéristiques. Des termes introduits de façon complémentaire : Nous avons relevé dans les Récréations tous les termes mathématiques introduits dans le Problème VI. Nous pouvons tout d’abord constater que tous les termes sont définis dans le dictionnaire(même les plus simples comme pair ou impair), mais surtout, que ces termes sont ensuite définis soit dans le Cours, soit dans les Récréations, mais jamais dans les deux, comme le montre le tableau récapitulatif ci-dessous. Terme Carré Côté d'un nombre triangulaire Dénominateur Différence Diviseur Entier Exposant Fraction Gnomon Impair Nombre Nombres amiables Nombre Triangulaire

Dictionnaire Cours Récréations X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X X

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Les probabilités ne sont à cette époque en France que presque purement spéculatives. En revanche, le XVIIIe siècle sera marqué par l’essor de l’application des probabilités dans la société pour dénombrer la population, évaluer les risques de mort ou de contagion, les risques financiers (prêts, rentes viagères). Montucla introduira une partie sur ce thème de l’arithmétique politique dans sa réédition des Récréations de 1778.

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Nombres parfaits Nombres Pentagones Nombre Polygone Nombre premier Nombre Pyramidau Nombres Pyramidau -Pyramidau Nombres sphériques Numérateur Multiplication Pair Parties Aliquotes Progression arithmétique Puissance Quotient Racine Somme

X X X X X X X X X X X X X X X X

X X X X X X X X X X X X X X X

Présence des définitions dans les trois ouvrages

En étudiant les définitions97, on se rend compte qu’elles peuvent être formulées différemment : « Ajouter ou additionner plusieurs nombres ensemble, c'est en trouver un, que l'on appelle Somme, lequel égale tous les autres. Ainsi on connoît que la Somme de ces trois nombres 3, 5, 9, est 17 » (définition du Dictionnaire). « L'addition simple enseigne la manière d'ajouter ensemble plusieurs choses de même espèce, et de trouver une somme qui leur soit égale » (définition du Cours). De plus, elles peuvent être plus ou moins détaillées selon l’ouvrage, comme nous allons le voir avec les quelques exemples ci-dessous. Les nombres parfaits : Simplement définis dans Dictionnaire, non définis dans le Cours, Ozanam approfondit le thème des nombres parfaits dans les Récréations et donne une méthode pour les trouver tous98. Ozanam traite donc dans les Récréations de questions de recherche contemporaines : à cette époque, la question de l’unicité de la décomposition des nombres premiers n’est pas résolue, puisqu’il faudra attendre Gauss pour considérer comme démontré le théorème fondamental de l’arithmétique (Goldstein, 1992).

97 98

Voir Annexe E3.1, E3.2, E3.3, E3.4 pour le détail de chaque terme. Ozanam commet une erreur que soulignera et corrigera Montucla dans l’édition de 1778.

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La progression arithmétique et géométrique : Les termes sont définis dans le Dictionnaire et le Cours, mais c’est dans les Récréations, aux problèmes VII et VIII, qu’Ozanam approfondit ce thème en donnant des méthodes applicables avec les énigmes correspondantes. Cet exemple est significatif de la double lecture possible des récréations : elles sont des applications et exercices, mais se présentent aussi comme des énigmes récréatives, si elles sont prises de façon indépendantes ou sorties de leur contexte.

L’exemple des nombres polygones : Cet exemple est le plus caractéristique à nos yeux, car il montre précisément comment Ozanam traite spécifiquement un même thème dans chacun des trois ouvrages. Donnons tout d’abord quelques précisions sur ces nombres. Quelques précisions mathématiques sur les nombres polygones Les nombres polygones simples sont les nombres obtenus par addition des termes d’une suite arithmétique de premier terme 1. Chaque nombre polygone peut être représenté sous la forme du polygone correspondant. Exemple : 1, 5, 12, 22 sont des nombres pentagones, obtenus à partir de la suite arithmétique de raison 3 (1, 1+4 =5, 1+4+7 =12, 1+4+7+10=22, 1+4+7+10+13=35, etc.) Dans le dessin du pentagone ci-dessous, il contient 35 points, mais on voit aussi tous les nombres polygones plus petits représentés aussi par un pentagone : le plus petit polygone compte 5 points, puis le second 12 points, puis 22, puis 35 pour celui qui est ici dessiné :

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Les nombres triangulaires et les nombres carrés sont des nombres polygones particuliers que l’on obtient de la même façon, respectivement par la suite de arithmétique de raison 1 (les nombres entiers), et la suite arithmétique de raison 2 (les nombres impairs).

Ces nombres satisfont de nombreuses propriétés, et étaient très considérés chez les Grecs car faisant un lien entre les nombres et la géométrie.

Dans le Cours, les nombres polygones ne sont pas évoqués ni définis. Ils sont en revanche traités et approfondis dans le Dictionnaire et dans les Récréations, mais de façon très différente : dans le Dictionnaire, Ozanam met l’accent sur les nombres polygones de façon générale, en donnant des propriétés générales et en traitant les nombres polygones jusqu’aux nombres dodécagones. Il met en avant la dimension algébrique en donnant des formules permettant de trouver ces nombres. Dans les Récréations, Ozanam insiste avant tout sur les nombres triangulaires et les nombres carrés pour lesquels beaucoup de propriétés seront données dans les paragraphes du problème VI mais ne sont pas données dans le Dictionnaire. Les nombres polygones dans leur généralité sont traités très rapidement dans le paragraphe XII qui est très court : Ozanam ne fait pas de dessins, donne peu de propriétés, et les introduit pour généraliser une propriété qu’il vient de donner sur les nombres entiers et les nombres carrés. Cela lui permet ensuite d’introduire les nombres triangulaires et de continuer sur des propriétés sur les nombres triangulaires ou carrés.

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On retrouve, comme précédemment, une articulation des contenus abordés entre le Dictionnaire, le Cours et les Récréations :

Propriété Propriété caractéristique des nombres triangulaires La somme de deux nombres triangulaires consécutif est un carré Propriété caractéristique des nombres pentagones Un nombre pentagone est la somme d'un carré de même côté et d'un triangle dont le côté est moindre de l'unité Propriété caractéristique des nombres exagones Un nombre exagone est la somme d'un carré de même côté et de deux triangles égaux dont le côté est moindre de l'unité dans chacun Propriété caractéristique des nombres eptagones Un nombre eptagone est la somme d'un carré de même côté et de trois triangles égaux dont le côté est moindre de l'unité dans chacun Caractérisation algébrique des nombres polygones jusqu'aux nombres dodécagones Trouver un nombre polygone quelconque Somme des nombres triangulaires

Dictionnaire X

Récréations X

X

X

X

X

X X X X X X X

La somme des n nombres carrés vaut Cn=2Tn-tn La somme de n nombres cubiques est le carré du nième nombre triangulaire La somme des carrés des nombres triangulaires de deux nombres qui diffèrent de l'unité est aussi un nombre triangulaire Soit n un entier, alors (n4-n²)/2 et (n4+n²)/2 sont des nombres triangulaires

X X X X X

Présence des propriétés sur les nombres polygones dans les trois ouvrages

A travers ces exemples, nous pouvons voir qu’Ozanam a choisi précisément les contenus mathématiques qu’il allait mettre dans chacun de ses ouvrages. C’est pour nous le signe qu’il a un réel souci de cohérence entre les trois livres. Nous l’avions perçu par différents indices dans la préface et la publication rapprochée, et cette étude mathématique sur la partie arithmétique le confirme. Aussi, nous pensons qu’Ozanam a une réelle volonté de diffuser les mathématiques en s’appuyant conjointement sur différents types d’ouvrages.

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III.3. Un projet de diffusion des mathématiques autour de l’algèbre Il y a un deuxième aspect qui émerge en étudiant la partie arithmétique dans les trois livres : la forte présence de l’algèbre. Ozanam est un fervent défenseur de l’Algèbre, et cette trilogie vient le confirmer. Dans le Cours et le Dictionnaire, les méthodes algébriques sont mises en avant de façon explicite comme nous allons le voir. Il propose un équilibre entre les méthodes algébriques (ou analytiques – ces termes étant pour lui voisins) et celles inspirées de la géométrie d’Euclide à l’ancienne. Il sera particulièrement explicite à cet égard dans la préface des Nouveaux Elemens d’Algèbre (1702). III.3.1. Le Dictionnaire Dans le Dictionnaire, Ozanam commence par un chapitre intitulé « Idée générale des mathématiques » dans lequel il définit le vocabulaire mathématique : proposition, démonstration, problème, inconnue, solution, théorème, apore, lemme, scolie, corollaire, porisme, démonstration, principe, axiome, etc. Il donne plusieurs exemples de problèmes en géométrie ainsi que des exemples de résolution par l’analyse nouvelle, c’est-à-dire l’algèbre : « L’Analyse, ou résolution, que l’on peut aussi apeller Methode d’invention, est l’art de découvrir la vérité, ou la fausseté […]. L’Analyse consiste plus dans le jugement & dans l’adresse de l’esprit que dans les règles particulières, lorsque l’on s’en sert par la pure Geometrie, comme faisoient les Anciens : Mais à présent on s’en sert par l’Algèbre, qui est une regle assurée pour venir à la fin de ce qu’on propose, comme vous avez vu dans le Probleme precedent, & comme vous allez encore voir dans le suivant, qui est local. » (Dictionnaire, p. 15). Après un court chapitre sur l’arithmétique pratique ou vulgaire, où les opérations et règles élémentaires sont introduites, Ozanam propose un chapitre dédié à l’Algèbre : « L’Algèbre est une science, par le moyen de laquelle on peut résoudre tout probleme possible dans les Mathematiques. Pour cette fin, on a inventé cette sorte de calcul qu’on appelle Algebre, qui se distingue en la Vulgaire et la Spécieuse. L’Algebre vulgaire ou nombreuse, qui est celle des Anciens, est celle qui se pratique par nombres. Elle sert seulement à trouver les solutions des Problemes d’Arithmetique sans demonstrations, comme l’on peut voir dans Diophante : c’est pourquoi nous n’en parerons pas davantage.

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L’Algebre Specieuse, ou Nouvelle, que l’on nomme aussi Logique Specieuse, ou simplement Specieuse, est celle qui exerce les raisonnemens par les especes ou formes des choses designées par les lettres de l’Alphabet, qui soulagent extrémement l’imagination de ceux qui s’appliquent à cette belle science : car sans cela, il faudroit retenir dans son esprit toutes les choses dont on auroit besoin pour découvrir la verité de ce que l’on cherche, ce qui ne pourroit se faire que par une forte imagination, & par un grand travail de la mémoire. » (Dictionnaire, p. 62). Ozanam introduit alors les termes (puissance, racine, monome, polynome, équation, etc.) et résout à plusieurs reprises des problèmes en utilisant l’algèbre nouvelle. Les neufs premiers problèmes sont pris dans la géométrie, et il termine le chapitre avec trois problèmes sur les nombres. III.3.2. Le Cours Dans le cours, la présence de l’Algèbre est à nouveau très visible. Dans le chapitre d’introduction aux mathématiques dans lesquels il introduit le vocable mathématique de manière très proche du Dictionnaire, Ozanam met en avant l’algèbre en citant les Nouveaux Elemens des Mathematiques (1689) de Prestet, et explique qu’il va commencer son cours par un Abrégé d’Algèbre étant donné l’importance de celle-ci pour les mathématiques dans ce siècle : « Toutes ces raisons & plusieurs autres m’ont fait croire, que puisqu’à present, l’Algebre est plus estimée & plus cultivée que jamais, il étoit à propos avant toute autre chose, d’ajoûter icy pour les commençants un Abregé de cette belle Science, autant seulement que nous en pouvons avoir besoin dans les Elemens d’Euclide et ailleurs, pour adoucir les démonstrations, qui sembleront plus difficiles par une autre voye que par l’Analyse des Geometres » (Cours, p. 8) Son abrégé d’Algèbre, d’une trentaine pages, est constitué de trois chapitres : « Des monomes », « Des polynomes », « Des équations ». Il se conclut par un « Recueil de quelques questions d’arithmétique » qui en comprend huit : les sept premières sont en arithmétique, et la dernière est en géométrie. Nous pouvons observer le lien très proche dans leur formulation avec des énigmes des récréations mathématiques :

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III.3.3. Les Récréations Ozanam ne donne aucune démonstration dans ses récréations, mais nous pouvons avancer l’hypothèse que l’algèbre y est présente de façon implicite. En effet, des problèmes du même type sont résolus par l’algèbre dans le Cours et le Dictionnaire, comme nous venons de le voir avec les questions ci-dessus, mais aussi avec les exemples déjà cités des nombres polygones, des progressions arithmétiques et géométriques, du problème des carrés magiques où est donnée une formulation algébrique d’un carré 3*3, etc. Notre étude mathématique vient aussi le confirmer puisqu’une une très grande majorité des problèmes peut se résoudre par l’Algèbre. Ozanam présente des tours qui s’appuient sur différents ressorts mathématiques (résolution d’équation du premier degré, résolution de système, tableaux de résultats, permutation). Nous pouvons d’ailleurs constater, par rapport à Bachet, que les tours de divination ne reposant pas sur des méthodes de résolution algébrique sont moins nombreux dans l’édition d’Ozanam. A l’inverse, ceux s’appuyant sur la résolution d’équations du premier degré ou la résolution de système sont plus nombreux, et des exemples semblables dans leur résolution sont aussi proposés. Aussi, même si Ozanam ne donne pas les démonstrations dans les Récréations, cela peut laisser penser qu’il a privilégié les problèmes où une résolution algébrique est possible. Cette hypothèse est appuyée par le constat que les problèmes équivalents dans le Cours et le Dictionnaire sont résolus par l’algèbre, comme nous pouvons le voir par exemple dans les questions du paragraphe précédent.

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Le Cours et le Dictionnaire viennent donc enrichir notre compréhension des Récréations. Au terme de cette étude, nous constatons qu’Ozanam a donné, au moins pour la partie arithmétique que nous avons étudiée, un contenu mathématique propre à chaque ouvrage. Chaque livre peut être pris isolément, mais aussi comme élément d’un ensemble, où les contenus mathématiques sont articulés. Ozanam perpétue le genre des récréations en gardant les caractéristiques qui le constituent, permettant ainsi une double lecture de l’ouvrage, récréative et éducative. Il semble aussi le renouveler en l’intégrant dans un projet de diffusion des mathématiques autour de l’Algèbre nouvelle. Il publie d’ailleurs en 1702 un traité plus approfondi à cet égard : Nouveaux Elemens d’Algèbre.

IV - Comparaison du projet d'Ozanam avec ceux de Prestet et Lamy Ozanam n’est pas le seul mathématicien à être séduit par l'efficacité des méthodes algébriques dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Ces méthodes prennent une place grandissante au sein des cours de mathématiques dans l'Europe entière. Nous souhaitons maintenant commencer à élargir notre point de vue en regardant si le projet d’Ozanam a une certaine originalité ou spécificité en cette fin de siècle. A défaut d'une mise en regard systématique des projets ou réalisations d'Ozanam avec ceux de tous ses contemporains, nous esquissons une comparaison avec ceux des oratoriens Jean Prestet et Bernard Lamy, lesquels ont publié à la même époque des traités d'algèbre.

IV.1. Jean Prestet (1648-1691) Jusqu'à une époque assez récente, à l'exception de quelques articles anciens rédigés par des oratoriens, on ne disposait que de peu d'informations et d'études historiques sur ce personnage mort jeune. L'opinion générale était réservée à son sujet, le cantonnant dans la figure d'un mathématicien très peu créatif dans l'ombre de Malebranche. C'est encore ainsi qu'il est jugé dans un article d'André Robinet, paru en 1960. En outre, la mort prématurée de Prestet ne nous a laissé qu'un nombre limité de publications, c'est-à-dire essentiellement ses Elémens de Mathématiques, publiés en 1675, puis remaniés en Nouveaux Elémens en 1689. La thèse de K. Asselah (2005) a renouvelé les études sur Prestet et éclairci ses travaux mathématiques, ainsi que ses relations à Descartes, à Malebranche et à Leibniz. Les lignes qui suivent se contentent d'en évoquer certains aspects et d'y ajouter quelques commentaires et 185

citations sur la préface des Nouveaux Elémens, ce qui nous semble permettre de dégager le projet pédagogique et éducatif de Prestet. Ce traité en 2 volumes couvre plus de mille pages, y compris des tables (logarithmes, carrés, etc.). Chaque volume débute par une préface non paginée (respectivement 26 pages et 9 pages). Le premier contient en outre un "Discours que l'Auteur prononça a la premiere ouverture des mathematiques et au sujet de leur nouvel etablissement dans l'Université d'Angers, en 1681" (p. 561-588). Le second donne diverses considérations sur Descartes (p. 485-492). Le corps de l'ouvrage s'occupe de l'arithmétique et de l'algèbre et fort peu d' « application de l'algèbre à la géométrie ». L'auteur est assez réservé sur la géométrie et au contraire enthousiaste devant l'analyse ou algèbre (termes pour lui synonymes), et surtout d'analyse diophantienne : « J'ai résolu toutes les questions de Diophante ». Il n'est pas question, bien sûr, du nouveau calcul infinitésimal. Le sommaire du tome I se situe p. 555-558; en revanche, celui du tome II se trouve, non paginé, juste après la préface. Le contenu du traité se décline en cinq points: analyse combinatoire, divisibilité des entiers, théorie arithmétique des rapports, analyse diophantienne rationnelle, théorie algébrique des équations (explicités dans la thèse de K. Asselah). Vers les deux tiers de la préface du tome I, l'oratorien Prestet indique de façon assez explicite sa vision générale de l'éducation: répondant à « ceux qui désapprouvent l'étude des Mathematiques », il leur oppose l'utilité de cette discipline pour les sciences et arts, mais aussi pour l'esprit, il veut enseigner les mathématiques aux enfants pour les rendre sérieux et chrétiens. Cette étude exige « un peu de fermeté » et c'est ce qu'il faut, comme le montre la citation qui suit : « L'amour des plaisirs charnels & sensible n'y trouve rien qui le flatte ou qui l'entretienne. On n'affecte point de luy donner de vains ornemens, ni de la parer de ces beautez trompeuses & de ces graces séductrices du langage, que la Sagesse humaine semble avoir plûtôt inventées pour plaire & pour flatter que pour instruire & pour éclairer [...]. Cette sorte d'étude est l'une des premières, à laquelle on devroit appliquer de bonne heure les enfans même & les jeunes gens. Leur esprit qui est alors étrangement bouché commenceroit d'avoir quelque ouverture, & débroüilleroit un peu ses idées. Ils formeroient déja peu à peu leur raison & leur jugement. Ils apprendroient de bonne heure à se défaire des impressions sensibles qui les ébloüissent & qui les séduisent en mille maniéres. Ils se muniroient contre les préjugez, & sçauroient bien mieux sé défendre des surprises de l'erreur & de la vrai-semblance. L'abstraction même des Mathematiques seroit d'un secours merveilleux pour fixer & modérer cette grande légéreté de leur 186

imagination encore toute volage. Il n'y a guéres de moyen plus propre pour réprimer la violente impétuosité des passions, qui s'irritent & s'enflamment par la plupart des occupations ordinaires aux jeunes gens, & qui sont même réveillées & entretenuës par quelques-unes des études ausquelles on les applique alors, & qui sont des plus estimées dans le monde. La froideur des Mathematiques, s'il m'est permis d'user de ce terme, tempére & rallentit beaucoup le grand feu & l'activité boüillante de leur jeunesse. Peu à peu les véritez qu'il y découvrent leur paroissent agréables, & leur inspire une secrete ardeur pour les connoissances intelligibles & séparées des sens. Ce qui forme en eux une disposition merveilleuse à l'étude de la Philosophie & de la Morale chrétienne. » En d'autres termes, il s'agit de « les dégoûter de mille occupations vaines & dangereuses, qui les entraînent au libertinage & à la débauche ». Quelles méthodes doit-on alors employer pour l'étude des mathématiques ? Prestet propose de centrer l'enseignement sur l'algèbre: « la Géométrie est assez agréable à cause des figures qui tombent sous l'imagination », mais c'est à tort qu'on la préfère. « Mais encore que l'Arithmetique ou la science des nombres soit une science universelle dont tant d'autres dépendent; on en explique néanmoins une autre par le moyen de lettres, qui est incomparablement plus générale & plus étendue. Cette science que je nomme Analyse, & qu'on nomme ordinairement Algébre, sert merveilleusement à éclaircir, à étendre, & à perfectionner l'Arithmétique même & la Géométrie, & toutes les autres parties que les Mathematiques renferment. » Il y a là une défense et illustration de la méthode de Descartes. Prestet va jusqu'à dire dans la préface du tome II: « je ne crois pas que l'on en puisse jamais découvrir qui l'emporte sur elle. » Dans cette même préface, il critique les Anciens, à propos de l'art d'inventer: « Les Anciens, qui en étoient instruits, ont eü la vanité de la supprimer, afin que les hommes ne connoissant point par quel art ils avoient composé leurs ouvrages, conceussent aussi plus d'estime & d'admiration pour la fecondité de leur génie. Ils étoient bien aises de grossir par là dans l'esprit des hommes la haute idée de leur suffisance, & d'empecher que leurs belles lumiéres ne devinssent trop populaires & comme méprisables ». Comme cela deviendra classique, il distingue la voie synthétique, la voie analytique et entre les deux une voie mixte, s'aidant de l'une et de l'autre, notamment pour la résolution des équations. Nous renvoyons à cet égard à la thèse de K. Asselah.

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Prestet souhaite un enseignement clair et explicite; il critique à cet égard les autres traités, dès le début de la préface du tome I: « De sorte qu'il s'en trouve fort peu qui joignent tout ensemble la clarté, l'ordre, & la facilité qui sont nécessaires à des commençans ». Son enseignement concerne les mathématiques pures et surtout l'algèbre, même s'il utilise à l'occasion quelques problèmes de la vie courante, en particulier liés aux calculs d'argent. On notera quand même que son ouvrage est très long, à force de traiter des variantes, plutôt que de dégager des méthodes générales.

IV.2. Bernard Lamy (1640-1715) La personnalité et l'œuvre multiforme et complète de Bernard Lamy ont été examinées depuis beaucoup plus longtemps que celles de Prestet. En particulier, François Girbal, lié à l'Oratoire, a publié en 1964 une « étude biographique et bibliographique » sur ce prêtre du même ordre99. Lamy a été plus explicite que Prestet sur ses conceptions relatives à l'enseignement, et en particulier à celui des mathématiques, notamment dans son ouvrage célèbre, Entretiens sur les sciences, dont la première édition date de 1683. Cependant, si les idées de Lamy sur l'enseignement sont dégagées par les historiens, en revanche ceux-ci n'ont pas beaucoup insisté sur l'aspect mathématique, du moins à notre connaissance. Bernard Lamy a enseigné dans diverses villes (Vendôme, Juilly, Saumur, Angers, Grenoble, Paris, Rouen) et presque tout, de la théologie aux mathématiques. Son premier livre connu (1675) s'intitule De l'art de parler; il en donne une seconde édition sous le titre La rhétorique ou l'art de parler (1688), qui sera suivi d'autres. Comme nous le verrons ci-dessous, cet ouvrage expose, entre autres choses, son avis sur le style dans lequel on doit écrire les mathématiques. Lamy a enseigné le cartésianisme à Saumur et à Angers, mais Descartes n'étant pas conforme à la vision des cercles dominateurs de l'Eglise, Lamy fut exilé dans le Dauphiné en 1676. L'évêque de Grenoble, plus ouvert que d'autres, lui procura un poste au séminaire de Grenoble et c'est là, en grande partie, que Lamy rédigea l'essentiel de ses principaux ouvrages scientifiques, en particulier les Elemens de mathematiques ou Traité de la grandeur en general, consacré à l'algèbre et à l'arithmétique (...). Mais Lamy a aussi écrit sur les mathématiques mixtes, notamment par un Traitez de méchanique (1687), un Traité de perspective (1701) et il se distingue en cela de Prestet.

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Voir aussi la notice « Lamy » dans le Dictionary of Scientific Biography (DSB), t. VII, p. 610b-611b.

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IV.2.1. L'art de parler Voyons déjà ce que dit Lamy dans son ouvrage sur la rhétorique. L'auteur a le souci d'un exposé des sciences qui soit de qualité, juste, clair et sans ornements déplacés. La Preface anonyme (non paginée) [9 pages] critique de nombreux Maîtres: « L'on se plaint tous les jours qu'ils ne travaillent point à rendre juste l'esprit des jeunes gens, qu'ils les instruisent comme l'on feroit de jeunes Perroquets, qu'ils ne leur apprennent que des noms, qu'ils ne cultivent point leur jugement en les accoutumant à raisonner sur les petites choses qu'ils leur enseignent. De la vient que les Sciences gatent assez souvent l'esprit, & qu'elles corrompent ce bon sens naturel que l'on remarque plus ordinairement dans ceux qui n'ont point d'Etude. » Dans le Livre IV, consacré au choix du style en fonction de la matière qu'on traite, Lamy va préciser « quel doit étre le stile d'un Orateur, d'un Historien, d'un Poëte qui veut plaire, & de celuy qui veut instruire" (p. 188). Au chapitre VIII, l'auteur explique qu'il en existe trois: le sublime (objet du chap. IX), le simple (chap. X) et le "mediocre" qui est intermédiaire (chap. XI). Il écarte le sublime, c'est-àdire la chaleur de "l'eloquence" pour celui qui veut instruire, car ce qui compte c'est la clarté véritable et non les artifices: "ceux qui écrivent ne peuvent ignorer que la liberté de recourir aux figures [de style] est souvent commode pour s'exempter de la peine de rechercher des mots propres qui ne se trouvent pas toûjours » (p. 210). Le chapitre XV, « Quel doit être le stile Dogmatique » (p. 220-222), est consacré aux sciences. L'auteur y distingue les mathématiques de « la Physique, & la Morale ». En voici un extrait : « Les Geometres démontrent que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits: Que cela soit vray ou faux, cela ne fait ny bien ny mal à personne, l'on ne s'y oppose point. C'est pourquoy le stile d'un Geometre doit étre simple, sec & dépoüillé de tous les mouvemens que la passion inspire à l'Orateur. Outre que plus une verité est claire & conçûë avec évidence, on est plus déterminé à l'exprimer d'une même façon, & en peu de paroles. En traitant la Physique, & la Morale, on peut prendre une maniere d'écrire moins seche que ce stile des Geometres. Un homme qui s'applique avec contention à resoudre un problême de Geometrie, à trouver une équation d'Algebre, est chagrin & austere; il ne peut souffrir ces paroles qui ne sont placées dans le discours que pour l'ornement. Mais la Physique & la Morale ne sont pas des matieres si épineuses, qu'elles rendent de mauvaise humeur les Lecteurs. Il n'est donc pas necessaire que le stile de ces sciences soit si severe » (p. 221).

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IV.2.2. Les Elemens de mathematiques Dans la Préface, critiquant les collèges dont « l'on ne remporte que très peu de fruit » (p. iv), Lamy milite pour l'enseignement des mathématiques, ce qui n'est pas le cas de tout le monde à l'époque: « l'on ne peut pas, sous prétexte de piété, en défendre l'étude à la Jeunesse » (p. iij), et il ajoute : « il n'y a point de Profession à qui elles ne puissent être utiles ». D'autre part, les mathématiques permettent de « former dans l'esprit des jeunes gens comme une digue assurée contre l'erreur » (p. ix). Il demande alors qu'on les « enseigne avec plus de soin » (p. vij), ce qui est possible car, « si les Mathématiques sont difficiles, c'est en partie la faute de ceux qui les ont traitées » (p. x). Mais cette remarque constitue davantage un appel à la clarté qu'à l'agrément: « si on ne peut pas rendre les Mathématiques assez aisées pour qu'on les apprenne en jouant, on peut diminuer le travail de cette application qu'il leur faut donner » (p. xij). En d'autres termes : ordre, exactitude, sobriété (p. xiij). Son ouvrage, sous-titré « Traité de la grandeur en general, qui comprend l'Arithmetique, l'Algebre, l'Analyse » n'est consacré ni à la géométrie ni à la mécanique, mais orienté vers « la Méthode de résoudre une Question ou un Problême » au moyen des équations algébriques. IV.2.3. Entretiens sur les sciences Les Entretiens sur les sciences, dans lesquels on apprend comment l'on se doit servir des Sciences, pour se faire l'esprit juste, & le coeur droit, son ouvrage le plus célèbre, témoignent de façon beaucoup plus développée des idées de Lamy sur l'instruction, l'éducation, les sciences, la morale. Comme nous l'avons dit plus haut, sa première édition date de 1683, nous en présenterons ici les aspects les plus directement liés aux mathématiques à partir de la "Seconde édition, Augmentée d'un tiers", publiée à Lyon, chez Jean Certe, en 1694. L'ouvrage se présente comme une série de sept « entretiens », entrecoupés de lettres, de réflexions, de discours. La « Table des principales Matieres contenuës dans les Entretiens sur les Sciences, & mises en ordre alphabétique » (29 pages), soit, dans nos termes, un index analytique, nous permet un cheminement particulièrement efficace à l'intérieur du livre. Ce sont le 1er, le 2e et le 6e entretien qui retiendront ici notre attention. Lamy, comme cela est précisé dans le sous-titre, veut permettre aux jeunes gens de « se faire l'esprit juste, & le coeur droit », les mathématiques et la théologie se complètent à cet effet: « Aminte dit des Mathematiques, qu'elles donnoient une entrée facile dans toutes les Sciences, qu'elles formoient l'esprit, qu'elles l'accoutûmoient à raisonner juste, & à penetrer les choses les plus 190

cachées, lui fournissant des modeles de veritez claires, des demonstrations exactes, & d'une parfaite methode. Il fit voir que ceux qui sont exercez dans la Geometrie sont beaucoup plus exacts, & plus capables d'une attention forte, & que sans parler des Arts, qui ne se peuvent passer du secours des Mathematiques, cette Science avoit eté necessaire à la Religion pour celebrer les Fêtes, selon les apparences & les mouvemens des Astres, dans le tems que Dieu avoit ordonné. Aussi les Peres l'ont loüée. L'Ecriture parle avec éloge de cette Science que Moïse avoit apprise des Egyptiens, & Daniël des Chaldéens. On sçait que ces peuples en sont les inventeurs, qu'ils sont les premiers qui ont étudié les Mathematiques. Vous voyez donc, dit Aminte à Synese, que l'on ne peut blâmer les Siences sans faire tort à la gloire des Saints qui les ont loüées. » (1er entretien, p. 14-15). L'auteur ne loue pas la science pour l'esprit de curiosité en lui-même : « Aminte ajoûta, que la curiosité aussi bien que l'orgueil étoit un grand obstacle. [...] quand la raison ne conduit pas, que l'on est entraîné par la curiosité, c'est-à-dire, par une folle passion de sçavoir, l'on ne peut faire d'Etude reglée. » (2e entretien, p. 30-31). « L'étude est une pénitence » (p. 32). Dans un paragraphe ultérieur du même entretien, il critique amèrement les conséquences de cette curiosité non souhaitable: « Personne, continua Aminte, ne recherche la verité par elle-même. C'est pour quelque bas interêt, ou par vaine curiosité. Tout ce qui paroît extraordinaire, on le veut voir. Ainsi quand un Livre est défendu, on le veut lire. On s'en fait un honneur & un plaisir quand on y voit combatre & humilié ce qu'on n'aime pas. On se laisse aussi éblouïr par un Auteur qui promet beaucoup, qui est hardi. Un bon Livre qui n'a rien de tout cela; qui ne fait point de bruit, qu'on peut lire tranquillement; où il n'y a point de médisance; qui instruit, & qui ne surprend point par de grandes promesses; qui dit les choses comme elles sont, sans les alterer pour les faire paroître miraculeuses: Ce Livre, dis-je, est insipide à la plûpart du monde; il est sans sel, on en a du dégoût. C'est de là que les Libraires gagnent plus à imprimer de méchans Livres, qu'ils apellent bons dans leur langage, parcequ'éfectivement ils leur font gagner du bien. » (p. 49) Cela n'empêche pas qu'on doive rechercher la verité pour elle-même et mener des études réglées, mais « ceux qui n'ont point encor étudié, sont-ils capables de commencer par des études aussi épineuses que celles que vous ordonnez. La Logique, les Mathématiques & l'Ecriture sainte sont au dessus de la portée d'un homme qui n'auroit encore rien apris » (p. 50). Lamy répond que non et explique comment l'on doit et peut enseigner les mathématiques, pour ceux qui ne sont pas destinés à en faire profession (7e entretien, p. 224-248). Il passe alors en revue les traités 191

disponibles. Notons tout particulièrement le passage suivant, après avoir loué « l'Algebre [qui] va plus loin que l'Arithmetique » : « Le Pere Prestet Prêtre de l'Oratoire a beaucoup éclairci cette matiere. Le Traité qu'un de nos amis [lire Bernard Lamy lui-même] a fait de la grandeur, vous sera peut-être plus propre dans le commencement, parcequ'il est court & qu'il comprend ce qu'il y a de plus utile dans cette Science » (p. 228). Après une nouvelle auto-publicité, incluant l'annonce de ses projets, Lamy situe où sont les véritables agréments : « Quand une fois on a surmonté les épines des premiers Elemens, on recüeille des fleurs à pleines mains. Les piqueures mêmes de cette premiere Etude, s'il m'est permis de parler ainsi, sont agreables. Elles chatoüillent plutôt l'esprit qu'elles ne le blessent. Car enfin qu'est-ce que l'ame peut plus aimer que la verité. Or dans les pures Mathematiques la verité y luit toute pure, dégagée des tenebres que l'ignorance, l'erreur, les passions & les préventions répandent sur les autres Sciences » (p. 231-232). Suit une longue bibliographie critique sur les ouvrages existants, tant en mathématiques pures que dans les domaines plus physiques: géométrie pratique, astronomie, chronologie, géographie, etc. Plus loin, dans divers textes complémentaires, Lamy revient sur le plaisir, le divertissement. En voici un aperçu, extrait des "Dernieres paroles de Synese à Eugene" (p. 331-332) : « Mon Fils, lui dit-il, ouvrez les yeux à la verité, & apercevez l'éternité. Ceux de vôtre âge sont aveugles: ils ne voïent ni le Paradis ni l'Enfer. [...] Les jeunes Gens poussez par la soif du plaisir, dont tous les Hommes sont brûlez, courent çà & là. L'experience ne leur aïant point encore apris à juger du prix des choses, ils embrassent indiferemment celles qui leur prometent de les rendre heureux, & ils s'y laissent tromper. Aprenez que cette felicité que nous desirons, & qui seule peut nous contenter, n'est pas une felicité d'un jour, qu'elle est infinie, immuable & éternelle, qu'ainsi elle ne peut être que Dieu même. Tous les plaisirs de la Terre ne sont qu'un moment, ils finissent aussi-tôt qu'ils commencent, & leur fin est beaucoup plus amere que leur commencement n'a été doux. »

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IV.2.4. Traité de perspective Un peu plus tard, dans son Traité de perspective (1701), Lamy explique clairement dans sa Préface, puis tout au long de l'ouvrage, l'interdépendance entre les aspects géométrique, religieux et artistique : « ce n'a été que pour travailler avec plus de succés à l'éclaircissement de l'Ecriture, que j'ay repris ce Traité » (p. vij). Il précise qu'il s'agit de comprendre les représentations du Temple de Jerusalem et autres oeuvres picturales, grâce à une bonne connaissance de la perspective. Il confirme « l'employ des Prêtres dans tous les Siécles & dans toute Religion d'instruire la jeunesse, de luy apprendre les mystéres & les sciences » (p. vj), d'où l'importance des études mathématiques, leur difficulté, le besoin d'exposer clairement cette discipline, mais par le sérieux, non par l'amusement. Il regrette même de ne pas en faire davantage: « J'aurois bien souhaité donner un Cours entier de Mathématique: mais je n'avois ni le loisir ni toutes les moyens de le faire » (p. v). Au passage, il ne semble pas croire (contrairement à Prestet ?) que les mathématiciens aient cherché volontairement à rendre leur science obscure : « Leur obscurité ne venoit pas d'aucun artifice de ceux qui les cultivoient, leur dessein n'étant pas de les rendre obscures, afin qu'elles parussent plus admirables. Les veritez qu'elles contiennent sont simples, claires; mais elles ne s'apperçoivent que par des esprits attentifs, laborieux, qui ont la patience d'en étudier le long enchaisnement » (p. iij-iv). On comprend bien à la lumière de ces citations, à la fois le projet éducatif du P. Lamy, son appui à l'étude des mathématiques, son action très sincère pour les rendre plus aisées, plus claires afin « de faire l'esprit juste », mais son opposition aux voies, selon lui déplacées, du jeu, de l'amusement, des ornements, pour y arriver.

IV.3. Ozanam face à Prestet et à Lamy Nous venons de voir que, chez les oratoriens Prestet et Lamy, la place de la religion est centrale dans l'étude des mathématiques. Au-delà des différences qui peuvent exister entre eux, on constate 1) l'importance et la nécessité de cette étude, contre ceux (notamment jésuites) qui la repoussent alors largement, 2) l'éloge des théories et de la méthode cartésiennes en philosophie et en mathématiques (même si une partie de l'Eglise les combat), 3) la volonté de clarté et de propreté, 4) le rejet des méthodes qui s'apparentent aux artifices, à l'éloquence, à la plaisanterie, à la séduction. Lamy est certes plus complet et plus diversifié dans son enseignement, ne négligeant pas la géométrie et les applications pratiques, plus explicite dans ses choix. 193

Il serait intéressant de procéder à une mise en contexte systématique de ces idées. Par exemple, le changement de techniques militaires revêt peut-être ici une certaine pertinence. A l'époque où l'infanterie décide des victoires, ce qui prime, c'est l'éloquence (que veulent promouvoir les jésuites); en revanche, à l'époque où l'artillerie (ainsi que le génie et la marine) commence à prendre le dessus, les mathématiques (que défendent les oratoriens) se mettent à jouer un rôle majeur. D'ailleurs les élèves des oratoriens montent en grade100... On aperçoit tout de suite des ressemblances et des différences entre ces projets et ceux d'Ozanam. Si l'on en croit Fontenelle (dont les éloges sont toujours stimulants et agréables, mais reconnaissons-le - pas nécessairement très fiables historiquement), Ozanam n'était pas trop porté vers la religion: « Cependant il ne se tournoit pas volontiers du côté de l'Eglise, il avoit fort bien réüssi dans ses Humanités, mais il avoit pris beaucoup de dégoût pour la Philosophie Scolastique, la Theologie ressembloit trop à cette Philosophie, & enfin il avoit vû par malheur des Livres de Mathematiques, qui lui avoient appris à quoi il étoit destiné. » (p. 86) « Aprés 4 ans de Theologie faits comme ils peuvent l'être par obéïssance, son Pere étant mort, il quitta la Clericature, & par pieté & par amour pour les Mathematiques. » (p. 87) En ce qui concerne sa vie personnelle, là encore, Ozanam ne semble pas partager les valeurs des Pères de l'Oratoire: « Il avoit encore une passion, c'étoit le Jeu. Il joüoit bien, & heureusement. L'esprit de Combinaisons peut y servir beaucoup. Si la fortune du Jeu pouvoit être durable, il eût été assés à propos qu'elle eût supplée au revenu leger des Mathematiques. » (p. 87) « Il étoit jeune, assés bien fait, assés gai, quoi-que Mathematicien [sic], des avantures de galanterie vinrent le chercher [...] » (p. 88) Notons enfin qu'il donnait des cours de mathématiques, davantage à des étrangers qu'à des Français, du moins en temps de paix. Comme, dans la plupart des cas, il s'agissait de nobles militaires, on ne sera pas étonné que ses ouvrages aient souvent développé les mathématiques utiles à l'art de la guerre dans toutes ses dimensions. Ajoutons que J. Ozanam ne se contente pas d'un enseignement aux enfants et adolescents, mais qu'il s'attache aussi à la diffusion des mathématiques à un public adulte cultivé, comme le montrent son Dictionnaire et ses Récréations.

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Discussion particulière avec Michel Le Guern.

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Les différences de contenus et d'orientations entre les traités de Prestet, de Lamy, d'Ozanam, tiennent donc à diverses causes tant personnelles que contingentes. Il existe néanmoins des points communs à ces auteurs, ne serait-ce que la promotion de l'étude des mathématiques, un intérêt certain pour Descartes et l'éloge de la clarté. Nous avons esquissé ci-dessus, à partir des préfaces et passages divers de ses principaux ouvrages, comment Ozanam concevait l'enseignement et la diffusion des mathématiques, et en particulier de l'algèbre. Nous nous contenterons donc ici de quelques remarques additionnelles, visant à mieux souligner les différences avec Prestet et Lamy. Tous soulignent l'efficacité des mathématiques pour former la raison, pour distinguer les apparences, la charlatanerie, l'erreur, de la vérité plus profonde, mais pour les premiers celle-ci est liée à la religion et à l'Ecriture sainte, alors que pour Ozanam, on sent déjà plutôt le combat de la raison contre les préjugés que développeront les hommes des Lumières. Ozanam est plus explicite sur le fait que l'essentiel de son enseignement est destiné aux militaires, ce qui est un fait et peut-être pas un souhait. Enfin, son approche des mathématiques est plus diversifiée: comme eux, il insiste sur le rôle de l'algèbre, mais il est prêt à utiliser la géométrie plus évocatrice à titre d'éveil, à jouer sur un registre pédagogique plus large; il mène à bien un cours complet de mathématiques pures et mixtes. Ce paragraphe que nous venons d'exposer, contient juste des esquisses tirées seulement des ouvrages imprimés. Pour corroborer de façon plus satisfaisantes les hypothèses et indices ci-dessus, il faudrait étudier les correspondances, les témoignages d'élèves, etc., ce qui demanderait un travail qui dépasse celui de notre thèse. Il convient de ne pas oublier les différences d'époques et de contextes. En 1700, il ne s'agissait pas de former la masse des élèves à un niveau mathématique correct, ni même de former 20-30% de la population masculine et un peu moins chez les femmes (comme en 1960), mais seulement de former l'élite du premier et du second ordre aux mathématiques générales, à la maîtrise de l'argumentation, aux sciences utiles pour les militaires (artillerie, génie, marine), ainsi qu'un public choisi du Tiers-Etat (surtout en matière d'arithmétique commerciale et financière, de géométrie pour l'architecture).

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V - Conclusion Au vu de notre étude de la partie « arithmétique », notre thèse semble se confirmer : Ozanam préserve la dimension sociale et récréative du genre (mise en forme récréative des problèmes, tours de divination), et inscrit ses Récréations dans un projet de diffusion des mathématiques en articulant le contenu mathématique des trois ouvrages et en donnant une place essentielle à l’algèbre. En élargissant notre point de vue avec le Cours et le Dictionnaire, puis avec l’enseignement de l’algèbre de façon générale, nous disposons d’éléments historiques pour développer notre problématique didactique et faire émerger des problèmes mathématiques à potentialité attrayante, et liés à la dialectique numérique/algébrique. C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant.

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Chapitre 6. De l’histoire à la didactique : la dialectique jeuapprentissage Avec les Récréations d’Ozanam, nous avons étudié un ouvrage mathématique explicitement divertissant, ayant eu un succès important à son époque, et avons cherché à en donner quelques caractéristiques. Nous nous posons maintenant la question de ce que l’on pourrait en retirer pour la diffusion des mathématiques aujourd’hui, en particulier dans la perspective de notre projet de concevoir des situations didactiques avec des potentialités ludiques.

I - L’algèbre dans l’articulation didactique et ludique I.1. D’une pensée magique à une pensée rationnelle Le XVIIe siècle est celui d’une révolution scientifique où la pensée rationnelle prend peu à peu le pas sur la pensée magique. La science émerge et prend peu à peu son indépendance de la religion et des croyances. Les savants de l’époque sont de plus en plus capables d’expliquer des phénomènes physiques jusque-là considérés comme magiques ou surnaturels. Les croyances ne cessent pas d’un jour à l’autre, mais le savoir scientifique se diffuse peu à peu dans la société et dans de nouvelles couches sociales. Dans sa thèse, G. Chabaud (1994) soutient que les récréations jouent le rôle d’intermédiaire culturel permettant de diffuser les mathématiques et la physique dans de nouvelles couches sociales. C’est un résultat essentiel de son travail pour notre réflexion, car cela témoigne que les récréations ont favorisé l’émergence d’une pensée rationnelle en sciences et en mathématiques. Les tours de divination qui constituent une part très importante des récréations témoignent de cette évolution. Jusque-là considérés comme des phénomènes magiques, la personne qui faisait ces tours était pour l’opinion dotée de pouvoirs surnaturels, capable de lire dans les pensées, de faire disparaître des objets, etc. Les secrets cachés de ces tours de divination étaient de différente 197

nature : ils reposaient sur l’agilité et la dextérité du manipulateur, sur des raisons mathématiques, sur la complicité de personnes présentes dans la salle, sur des phénomènes physiques (chimie, aimantation, illusion visuelle, etc.). Avec les récréations mathématiques, ces tours de divination changent de statut : offrant l’opportunité de reproduire des tours de divination, ils perdent tout aspect magique ou surnaturel pour les initiés : avec quelques calculs, il devient possible de retrouver le nombre pensé par un spectateur. Les mathématiques et la science révèlent désormais les supercheries et tromperies, et offrent une certaine maîtrise (voir même supériorité) pour ceux qui savent les utiliser pour impressionner des spectateurs. La mode de ce type de mises en scènes sociales, contribue au succès du genre si bien que de plus en plus de personnes savent désormais que les tours de divination reposent sur les mathématiques et la science. Bien sûr, notre raisonnement est ici un peu rapide car il n’en a pas été ainsi de façon linéaire dans l’histoire : l’évolution des croyances est un processus long et complexe qu’il ne s’agit pas de sousestimer. Mais, ce qui nous intéresse ici, c’est de mettre en évidence des déplacements dans la perception d’un phénomène naturel, qui passe d’un statut magique à un statut rationnel. Ce qui nous interpelle avec les tours de divination, c’est que cette évolution se fait par les récréations mathématiques qui diffusent dans la société. Nous avons ici un exemple qui montre comment la dimension récréative contient une dimension éducative du point de vue de l’émergence d’une rationalité mathématique nécessaire à toute compréhension.

I.2. La surprise produite par les tours de divination : de la peur à l’amusement Un deuxième aspect intéressant est l’effet récréatif que prennent désormais les tours de magie. Jusque-là, la magie et les phénomènes surnaturels inspirent la peur et la crainte (car rattachés à Satan et au mal). Les sorciers sont craints, mais aussi menacés par l’inquisition qui se charge de les traquer. Pour autant, les phénomènes surnaturels sont aussi l’objet d’une réelle fascination, et le public se déplace frénétiquement pour assister aux démonstrations et mises en scènes. Il semble y avoir une attirance profondément liée à la nature humaine vis-à-vis des phénomènes inexplicables, où les sentiments de peur et de curiosité se confondent. Or, au moment où le mouvement de diffusion des sciences se produit, on constate en même temps que la relation aux tours de divination évolue : ce qui faisait peur il y a peu devient amusant et divertissant. D’une certaine façon, puisqu’il n’y a plus de phénomènes surnaturels, la magie devient 198

récréative. Il y a là un phénomène qui nous semble relativement atemporel par rapport aux tours de magie : c’est le caractère fascinant et surprenant qu’ils exercent sur le spectateur. Selon le contexte historique et social et les croyances, la réaction peut être différente. Dans le cas des tours de divination, nous pouvons constater qu’en perdant de leur caractère surnaturel, ils deviennent du même coup récréatif et amusant. Dans notre société actuelle, les spectacles de prestidigitation, continuent de plaire et de divertir et on constate que le fait de savoir que la magie repose sur l’illusion n’enlève pas le sentiment de fascination et de surprise qu’ils exercent sur nous. Ils provoquent par ailleurs d’autre types de réaction (l’envie de comprendre, le désir de connaître « le truc », l’astuce) qui peuvent être utilisés comme leviers éducatifs.

I.3. Comprendre les tours de divination avec l’algèbre C’est à ce niveau que se situe une évolution principale : alors que la pensée surnaturelle est liée à l’inexplicable, la pensée rationnelle cherche au contraire à comprendre et expliquer. Dès lors, il devient possible d’envisager des perspectives éducatives et didactiques autour d’une volonté de comprendre et de savoir qui prend le spectateur ou le lecteur, et c’est bien l’un des ressorts que l’on voit à l’œuvre dans les récréations. Or, l’algèbre peut être justement le savoir mathématique qui constitue le ressort mathématique de la récréation, où l’on trouve deux aspects essentiels de ses potentialités : la capacité à prévoir, la capacité à montrer : 

La dimension prédictive de l’algèbre est évidente avec les tours de divinations qui sont justement basés sur la prédiction : le raisonnement algébrique permet de concevoir le tour et d’anticiper. Il enlève toute dimension de hasard ou de magie, puisque tout est déterminé par les nombres initiaux et le déroulement des algorithmes. Cette capacité de prédiction est essentielle dans l’algèbre, car elle lui donne du sens et sa puissance. Dans les tours de divination, c’est l’initié qui concentre l’attention et l’admiration des spectateurs étonnés.



La dimension ostensive de l’algèbre permet de « révéler » le secret du tour de divination. Elle permet d’expliquer en montrant et en rendant visible l’astuce. Les tours de divination révèlent de façon très visible les potentialités de l’algèbre pour montrer au sens propre : en reproduisant chaque opération qui est effectuée avec les opérations algébriques, on rend visible le déroulement du tour et sa compréhension. Celui qui s’initie à l’algèbre et à ses règles va à son tour pouvoir comprendre des tours, en reproduire, ou en concevoir. 199

En rendant visibles et compréhensibles les secrets de tours jusque-là réservés à des initiés ou des spécialistes, l’algèbre rend possible l’accès à une diffusion mathématique auprès d’un public plus large. La curiosité et le désir de comprendre le tour de divination peuvent conduire à donner du sens à l’élaboration algébrique. Dans sa thèse, G. Chabaud met en évidence le discours éducatif qui accompagne le genre des récréations, que ce soit dans les préfaces des récréations, ou dans l’utilisation faite par les Jésuites. L’ouvrage d’Ozanam semble constituer à ce titre une forme élaborée d’une diffusion des mathématiques dans sa dimension éducative et récréative.

I.4. L’algèbre comme émergence d’une rationalité Du point de vue de notre problématique didactique, cet aspect est essentiel, car nous avons l’exemple d’un phénomène ludique (les tours de divination) qui s’articule avec un phénomène didactique (la diffusion de l’algèbre). Il y a de plus un lien avec la problématique de G. Barallobres (2007) qui souhaite introduire l’algèbre comme outil de validation intellectuelle. Aussi, nous faisons l’hypothèse suivante : Les tours de magie, en lien avec les savoirs algébriques, peuvent jouer un rôle dans l’articulation didactique et ludique pour l’enseignement de l’algèbre ; la dimension ludique sera utilisée dans sa capacité à faire émerger une rationalité mathématique, et les potentialités de l’algèbre à prévoir et à montrer permettront de créer une articulation didactique/ludique. Nous chercherons à développer une ingénierie didactique autour des tours de magie.

II - La double dimension ludique d’une situation mathématique II.1. Réflexions En étudiant les récréations, nous avons eu beaucoup d’occasions de nous questionner sur ce qui pouvait être « ludique » ou non dans les problèmes proposés. A travers la thèse de G. Chabaud, la lecture des préfaces des éditions des récréations, nous avons pris connaissance des débats suscités par les récréations et leurs possibles vertus éducatives. Nous avons retrouvé des conceptions qui existent toujours de nos jours sur la question du sérieux dans le jeu ou dans les mathématiques. Dans le chapitre 5, nous avons d’ailleurs noté que pour G. Chabaud, c’est avec les récréations que 200

naît une opposition sémantique qui va durer entre le sérieux des sciences et la futilité des récréations. Au cours de notre étude, deux aspects ont particulièrement retenu notre attention :

Le statut différent entre l’ouvrage de Bachet et le genre des récréations : Dans le chapitre 5, nous avons vu que ces deux ouvrages n’avaient pas le même objectif : Bachet cherche avant tout à créer un défi ludique et intellectuel, et les problèmes plaisans qu’il propose sont le prétexte pour donner des démonstrations hardies pour l’époque. Les récréations renversent l’objectif : la dimension récréative et ludique du tour est mise en avant, et l’aspect intellectuel et mathématique est largement occulté, comme en témoigne l’absence des démonstrations. Dans un cas, la dimension plaisante est dans les mathématiques elles-mêmes permises par le problème; dans l’autre, elle est dans l’amusement que permet la récréation. Ce changement est bien marqué dans le titre de chaque ouvrage : le problème plaisant devient une récréation. Ozanam tente de réconcilier les deux points de vue en permettant à ses récréations une double lecture : l’une récréative, l’autre éducative, en lien avec son Cours qui tente de faire l’articulation, et qui peut permettre aux récréations proposées de devenir des exercices.

La présence des probabilités et des propriétés des nombres dans les Récréations d’Ozanam : Nous avons vu dans le chapitre 6 qu’Ozanam avait ajouté des problèmes mathématiques, que nous avons appelés « mini-cours » pour signifier que les problèmes étaient plutôt présentés sous une formulation de type « explication » plutôt qu’une formulation « énigme ». C’est le cas des probabilités et des propriétés des nombres, et nous avons vu que ces deux thèmes mathématiques n’étaient présents, ni dans le Cours, ni dans le Dictionnaire. Cela nous a surpris dans un premier temps : pourquoi ces mini-cours se trouvaient-ils dans les Récréations et pas dans un cours justement, et pourquoi cela était-il considéré comme récréatif ? L’hypothèse que nous faisons, c’est que ces deux thèmes mathématiques n’avaient à ce moment aucune utilité pratique. Or, le cours d’Ozanam est destiné à des militaires, si bien qu’Ozanam donne un enseignement des mathématiques très pratique et utilitaire. Il enseigne les bases de l’arithmétique et de la géométrie, puis les thèmes abordés sont liés aux fortifications, à la mécanique, à la géographie, etc. De ce point de vue, l’étude des probabilités ou des propriétés des nombres relève d’une distraction qui n’a d’autre intérêt que celui de faire des mathématiques pour elles-mêmes et pour le plaisir intellectuel qu’elles permettent, ce qui est d’ailleurs souligné dans la préface des Récréations. 201

Ces deux constats mettent pour nous en évidence le fait qu’il semble exister deux dimensions ludiques en mathématiques : 

La première est liée aux mathématiques elles-mêmes (ludique mathématique): il peut y avoir un plaisir à faire des mathématiques que l’on trouve chez certains mathématiciens pour qui leur pratique relève d’une forme de jeu101. Cela peut être lié à un défi personnel ou collectif (trouver le premier une solution, donner une démonstration élégante, etc.). Même si cela n’est pas exactement de même nature, on trouve néanmoins dans l’esprit du XVIIe siècle une forme « ludique » de pratique mathématique : les mathématiciens (Pascal, Fermat, Bachet) se lancent des défis et des énigmes autours de problèmes mathématiques de haut niveau.



La seconde est liée à des facteurs liés à l’organisation de l’activité mathématique (ludique de la situation): la mise en forme d’un problème sous une forme plaisante, le tour de magie qu’on réalise en société. Cette dimension peut prendre le pas sur toute activité mathématique, puisque dans le cas des tours de divination, il n’y a plus besoin de comprendre, mais simplement d’apprendre à reproduire le tour.

Ces deux dimensions ne sont pas indépendantes et semblent au contraire liées, comme c’est le cas dans de nombreuses récréations. Les tours de divination nous semblent le symbole même de cette possible articulation entre ces deux dimensions : les aspects sociaux et théâtraux sont importants et indépendants des mathématiques (à tel point que la prestidigitation est aujourd’hui un art) en même temps que la surprise et l’étonnement qu’il génère questionnent et amusent d’un point de vue intellectuel. Il est ainsi possible de passer de la surprise du tour à la surprise mathématique.

Il nous semble maintenant mieux comprendre l’ambigüité qui peut exister autour des récréations et des jeux mathématiques en général, car la double dimension d’un problème conduit à différentes formes d’investissement ludique. Là où certains vont investir celle des mathématiques et se prendre au jeu des mathématiques elles-mêmes (subtilité des raisonnements, surprise produite par les nombres, paradoxes, etc.), d’autres vont investir celle de la situation (mise en 101

Extraits de (Nimier, 1989) : « ce mélange assez étonnant que font, dans les mathématiques, le sérieux et le jeu… » (p. 17) (André Lichnerowicz) « d’autres sont des mathématiciens non sérieux, comme moi par exemple, parce que je ne fais malgré tout que des mathématiques qui m’amusent…[…] les mathématiques c’est quand même aussi un petit peu un jeu, il faut les considérer un peu comme un jeu. » (p. 35) (Claude Berge), « on se sent en même temps en récréation de faire des mathématiques. » (p. 56)(Bernard Malgrange).

202

scène, habillage du problème, dimension sociale, etc.) et ne pas nécessairement entrer dans l’activité mathématique elle-même. A partir de là, on peut comprendre qu’il existe une double représentation des récréations mathématiques : l’une « sérieuse » et « considérée », liée à la pratique plaisante des récréations pour sa dimension mathématique, dans la filiation de Bachet ; et une autre « futile » et « déconsidérée » liée à la pratique des récréations dans sa dimension extérieure (reproductions de tours sans en comprendre les démonstrations, etc.), dans la filiation de l’ouvrage initial de Leurechon.

L’étude que nous avons menée nous conduit à penser que c’est à ce niveau que se situe une spécificité essentielle d’Ozanam : il n’oppose pas ces deux dimensions mais tente au contraire de les articuler, comme nous l’avons montré au niveau de la partie « arithmétique ». Ses récréations renouvellent le genre, car Ozanam permet une double lecture de son ouvrage et d’accéder aux deux dimensions.

II.2. Identifications de situations mathématiques L’identification de cette distinction joue un rôle clé dans nos recherches. Il semble en effet essentiel dans un jeu de tenter d’articuler ces deux dimensions si l’on souhaite que la dimension mathématique soit investie. Les expérimentations de la situation « ROMA », extraite des Récréations Mathématiques, menées en août 2008 et décrites dans le chapitre 3102, ont joué probablement un rôle décisif dans cette compréhension. Rappelons brièvement cette expérimentation : la situation ROMA consiste à trouver tous les mots possibles avec les 4 lettres R, O, M, A. C’est donc un jeu de combinaisons sur les 24 possibilités. Nous avons adapté la situation de telle sorte que la bonne combinaison permette d’ouvrir un coffre, afin de favoriser la recherche de toutes les combinaisons. Pour favoriser l’amusement, nous avons introduit le découpage et le collage, pour constituer les combinaisons. Or, la dimension de bricolage n’a pas été considérée comme plaisante pour tous les enfants, d’autant qu’elle venait freiner leur recherche de combinaisons qui elle l’était. Il apparaît dans ce cas que cette dimension ludique est superficielle par rapport à ce qui est l’intérêt central et mathématique du jeu : la recherche de combinaisons.

102

Voir Annexe E3.8.

203

Les tours de divination sont donc à ce titre emblématique de la possibilité de créer un lien entre magie et Algèbre. Ce lien est très présent dans la littérature des jeux mathématiques, et dans la diffusion des mathématiques. Les travaux de Morselli et Boero (2011) en didactique des domaines d’expérience recourent à une ingénierie avec des tours de magie. Ils ont utilisé des tours de magie dans des expérimentations en lien avec des travaux sur l’enseignement de l’algèbre et la rationalité. Nous avons réalisé une première expérimentation exploratoire en juillet 2009 (voir chapitre 3). Notre raisonnement peut être illustré par la situation paradigmatique de la théorie des situations : la course à 20. On retrouve en effet ce jeu dans le problème XXI des Récréations Mathématiques d’Ozanam103.

On trouve dans ce jeu une dimension ludique liée à la sociabilité, au défi et à la compétition. Des versions « matérielles » de ce jeu existent, où il s’agit d’enlever des bâtonnent par exemple104. Or, il est possible dans ce jeu d’avoir une stratégie gagnante, quelles que soit les nombres, qui est liée à une méthode mathématique. Le ressort ludique de la situation (gagner contre son adverse) est donc ici directement lié à l’enjeu mathématique de la situation (trouver la stratégie gagnante). Cette articulation entre ces deux dimensions nous semble constituer un élément important de la théorie des situations, car de nombreuses situations didactiques utilisent une dimension ludique de la situation pour réaliser un enjeu mathématique. Cet aspect sera approfondi dans le chapitre 9. Notre réflexion nous conduit à considérer la dimension expérimentale comme une possible articulation entre la dimension ludique des mathématiques et celles d’une situation. Manipuler des objets fait partie de l’univers à la fois ludique et mathématique. Le plaisir ludique est beaucoup dans la manipulation du jeu lui-même (les pièces, les jetons, les dés, les cartes, mais aussi jeux de construction, etc.). Considérant que la manipulation donne du sens à l’activité mathématique, nous 103

Voire Annexe E4. Nous avons mentionné dans le chapitre 2 de cette thèse que ce jeu était présent dans un jeu télévisé français appelé Fort-Boyard. 104

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souhaitons concevoir une situation mathématique où la dimension expérimentale permettra de favoriser ce lien. Nous avons alors identifié un problème mathématique nous semblant posséder des potentialités expérimentales intéressantes : les nombres polygonaux (voir chapitre 5). Présents dans le Problème V sur les propriétés des nombres, il s’agit de nombres qui peuvent être représentés par des polygones, et qui avaient dans la tradition grecque une forte importance, en lien avec une forme de pensée algébrique. Leur place dans les récréations d’Ozanam, mais aussi dans la littérature mathématique105 confirme selon nous la possibilité de créer un intérêt intellectuel et ludique autour de ces nombres. La représentation concrète de ces nombres (avec des jetons par exemple) nous semble permettre de plus de donner une dimension expérimentale à l’activité ludique. C’est pourquoi nous allons chercher à concevoir une situation mathématique autour des nombres polygones. Nous décrirons dans le chapitre 9 la façon dont nous procédons, en lien avec des avancées théoriques prenant en compte la dimension ludique.

III - Conclusions Au moment de conclure cette étude historique, nous pouvons constater que cette prise de recul est particulièrement

enrichissante

pour

nos

recherches

didactiques

sur

la

dialectique

jeu/apprentissage. D’une part, nous avons identifié des problèmes mathématiques à potentialités didactiques et ludiques, d’autre part, il nous semble désormais possible de distinguer une double dimension ludique dans l’activité mathématique, qui peut se constituer comme critère pour repérer de telles situations. Avant de retourner à l’élaboration théorique autour de la dialectique jeu/apprentissage, nous allons faire un bilan de l’ébauche historique que nous avons réalisée. Elle soulève quelques questions qui dépassent le cadre de cette thèse, et qui pourraient faire l'objet de recherches ultérieures et collaboratives entre historiens et didacticiens. Il conviendrait, pour commencer, d'approfondir l'étude concrète des activités d'enseignement des mathématiques chez Ozanam et à son époque, par exemple en recherchant des témoignages, des cahiers d'élèves, des correspondances, des réactions dans les journaux ... En effet, les intentions ou les prétentions des préfaces des traités, voire leurs réalisations dans les ouvrages imprimés, ne

105

Par exemple Enzensberger H.M., Le démon des maths, 1997, éditions Seuil/Métaillé.

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coïncident pas nécessairement dans les faits avec la pratique et les véritables contraintes de terrain. Il est également tentant de chercher à comprendre le devenir du projet d'Ozanam. Certes, on connaît un peu la suite de l'histoire des Récréations et autres jeux mathématiques. Mais on peut aussi se demander ce qu'il est advenu de ce projet dans l'éducation et l'instruction, et quelle a été l'évolution de ce partage conscient des tâches entre cours, dictionnaire et récréations, pour l'enseignement des mathématiques et leur diffusion à un public plus large. Comment cela a-t-il interagi avec les changements de publics scolaires, mondains ou cultivés, du XVIIIe au XXe siècle ? Il vient bien sûr directement à l'esprit de comparer ces tentatives d'Ozanam avec celles que l'abbé de La Chapelle ou Clairaut ont mises en œuvre dans leurs traités originaux au milieu du XVIIIe siècle, voire avec les projets encyclopédiques des Lumières ou du XIXe siècle. Il convient aussi de mettre ces idées en regard avec l'évolution des disciplines mathématiques enseignées, avec les grandes réformes de l'enseignement, depuis celles de la Révolution française jusqu'à celle des "maths modernes", avec les expériences menées dans d'autres pays aux traditions différentes. Comment a donc évolué, ici et là, la place du jeu, du plaisir, dans l'enseignement des mathématiques d'Ozanam à nos jours ?

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Partie III. Ingénierie didactique en séjour de vacances

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Introduction La réussite des expérimentations a confirmé la pertinence de concilier jeu et apprentissages dans un cadre de loisirs. En jouant, les enfants développent de nouvelles stratégies, et entrent dans une démarche de recherche, en même temps qu’ils restent très impliqués dans le jeu : l’envie de jouer et de gagner est déterminante dans le processus de dévolution, si bien que les enjeux ludiques et les enjeux didactiques sont fortement associés. Nous avons montré que les situations didactiques permettent de jouer et de faire des mathématiques dans un contexte de loisirs, y compris avec des enfants ayant des difficultés ou une relation négative avec les mathématiques. A ce stade de nos recherches, plusieurs hypothèses sont confortées dans l’expérience : l’importance des enjeux ludiques pour favoriser la dévolution, et la pertinence des situations didactiques d’action à fort potentiel adidactique pour créer une activité vécue par les enfants comme un jeu. Il nous faut maintenant prendre un certain recul pour développer des outils conceptuels nécessaires à l’intégration de la dimension ludique dans l’élaboration théorique. Les expérimentations réalisées (partie I) et la prise de recul historique (partie II) ont montré qu’il existait des invariants et des objectivations possibles du ludique. La méthodologie d’ingénierie, conçue pour articuler recherche et action, permet par son système de validation interne de faire émerger des savoirs didactiques et produire des résultats ayant une valeur scientifique. Dans le chapitre 7, nous décrivons l’expérimentation qui a joué un rôle de référence dans notre thèse, adaptée de la situation des 10 consécutifs, issue de la thèse de G. Barallobres (2006). Nous validons les hypothèses principales de nos recherches sur cette situation. Dans le chapitre 8, nous construisons le concept de contrat didactique et ludique pour décrire et modéliser les interactions en jeu dans la gestion d’une animation mathématique et ludique. Nous nous appuyons sur la situation des 10 consécutifs, et en particulier l’expérimentation du chapitre 7, pour illustrer notre construction. Dans le chapitre 9, nous abordons les problématiques liées à la conception d’une situation didactique mathématique prenant en charge les enjeux ludiques dans l’élaboration théorique. Pour y parvenir, nous donnons les premiers éléments d’une « ingénierie didactique et ludique ».

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Chapitre 7. La situation mathématique des 10 consécutifs Nous présentons dans ce chapitre l’adaptation en séjour de vacances de la situation des 10 consécutifs conçue par G. Barallobres (2006). Cette situation occupe une place centrale dans notre travail, car elle est le moteur de la réflexion sur la dialectique jeu-apprentissage en utilisant la méthodologie d’ingénierie didactique comme instrument phénoménotechnique. Parmi l’ensemble des expérimentations réalisées avec cette situation didactique, la première expérimentation menée lors du séjour de vacances « la chasse au trésor » en 2007 a joué un rôle déterminant en confirmant les potentialités ludiques et didactiques de la situation qui avaient été repérées a priori.

I - La situation mathématique des 10 consécutifs dans la thèse de Barallobres Gustavo Barallobres (2004, 2006, 2007) a conçu, expérimenté et étudié une situation didactique dans le but de construire un milieu pour l’entrée des élèves de la deuxième année de l’enseignement secondaire dans des pratiques algébriques. Il s’agit de faire calculer le plus rapidement possible aux élèves la somme de 10 nombres consécutifs dont la liste leur est fournie. L’objectif est non seulement que les élèves produisent une formule algébrique, mais qu’ils puissent ensuite la justifier.

I.1. La problématique de Barallobres Barallobres (2006) cherche les conditions didactiques qui permettraient d’engager dans les classes les élèves dans des pratiques algébriques scolaires en lien avec une « vraie » dialectique arithmétique-algèbre. S’appuyant sur les recherches de Chevallard (1989), il fait le constat que la dialectique entre le numérique et l’algébrique s’est évanouie dans les programmes scolaires, si bien que l’enseignement du savoir algébrique scolaire s’algorithmise et recourt à de multiples artefacts didactiques où l’on impose aux élèves un ensemble de règles et de procédures pour manipuler les 211

expressions algébriques et les faire fonctionner autour d’objets inventés (jetons, cases, balances, tuiles, etc.). La réelle dialectique arithmétique-algèbre est ainsi contournée sans que les vrais enjeux mathématiques ne soient posés. Le chercheur s’appuie sur le fonctionnement algébrique du numérique106 : se basant sur l’hypothèse que « le fonctionnement algébrique du numérique est à la base de la construction, dans le contexte du calcul algébrique, de mécanismes régulateurs qui font appel à des connaissances mathématiques pour la validation », il cherche à construire une ingénierie didactique d’introduction aux pratiques algébriques où la validation occupe une place fondamentale dans le domaine du numérique (voir chapitre 7) Barallobres se place dans le cadre de la théorie des situations pour aborder la question de la validation intellectuelle en algèbre (Barallobres, RDM, 2004). Il propose deux situations, dont la « situation des 10 consécutifs », déclinée sous deux versions : une version papier-crayon et une version informatique.

I.2. Description de la version papier-crayon La situation comporte 3 étapes. Nous la présentons telle qu’elle est décrite dans Barallobres (2007) : Première étape : La première étape comporte deux jeux107. Le professeur invite d’abord les élèves à former des équipes de 4 ou 5 élèves, puis informe les élèves que l’équipe gagnante sera celle qui parviendra à trouver la somme des 10 nombres consécutifs qu’il écrit au tableau. Pour le premier jeu, le professeur propose les nombres : 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28; pour le second jeu, il propose les nombres : 783, 784, 785, 786, 787, 788, 789, 790, 791, 792. Deuxième étape : Le professeur propose aux élèves un temps de réflexion avant de continuer le jeu. Les élèves doivent penser à un moyen pour trouver la réponse le plus vite possible, quels que soient les nombres proposés par le professeur. Ensuite, le jeu recommence avec des séries de nombres plus grands qu’à la première étape, par exemple, des séries commençant par 287563 ou 6432987. 106

Les expressions 5+7 = 4*3 ou 11+13= 4*6 permettent d’exprimer un rapport entre la somme de deux impairs 3 consécutifs et les multiples de 4 ( (2p-1) + (2p+1) = 4p), ou encore écrire 12 comme 2²+2 montre que 12 est la somme de puissances de 2. 107 Nous reviendrons sur le terme « jeu » utilisé par G. Barallobres

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Troisième étape : Le professeur demande d’abord aux élèves de chercher les raisons qui permettent d’expliquer pourquoi, la méthode trouvée fonctionne pour toutes les une formule associée à la méthode proposée. Un bilan des méthodes est réalisé et chaque équipe est invitée à présenter le résultat de son travail.

I.3. Analyse a priori Cette situation permet de s’intéresser à la fois aux modes de production et aux modes de validation : il s’agit de faire produire aux élèves des formules puis de questionner la validité de la formule. Barallobres regroupe les stratégies en 3 catégories (2006, p. 157) : 

P1 : les stratégies liées au calcul mental. Par exemple, choisir en fonction des derniers chiffres les nombres qui donnent 10 (par exemple dans la première partie, additionner 19 avec 21, 22 avec 28, etc.) ou utiliser la multiplication pour calculer la somme des chiffres qui se répètent (par exemple, dans la deuxième partie 7*10, 8*7, 9*3, etc.)



P2 : les stratégies liées à la recherche de régularités basées sur des raisonnements inductifs.



P3 : les stratégies liées à la recherche de régularités basées sur des raisonnements déductifs.

La situation est organisée de telle sorte que les étapes conduisent les élèves aux stratégies P3 qui témoignent de l’utilisation de pratiques algébriques en lien avec la validation intellectuelle, car elles permettent de faire un lien entre la production des formules et la recherche de raisons justifiant leur validité108. La première partie du jeu a comme objectif de familiariser les élèves avec les règles, et qu’ils comprennent qu’il existe des méthodes plus efficaces que les stratégies de type P1 de faire tous les calculs : c’est pour l’auteur « une connaissance fondamentale » qui doit entrer dans le milieu. Cela est rendu possible par « l’envie de gagner au jeu109, le fait que certains groupes donnent le résultat

108

C’est cette démarche qui conduit explicitement G. Barallobres à se placer dans le cadre de la théorie des situations didactiques (Brousseau, 1998) 109 Nous pouvons noter que la dimension ludique est explicitement présente dans la situation pour permettre l’injection d’une connaissance fondamentale

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plus rapidement que d’autres, et le changement de la taille des nombres » (ibid., p. 157), ce qui conduira à des évolutions de stratégies. Dans la deuxième étape, les élèves doivent chercher des stratégies qui permettent de gagner le plus vite possible, et disposent d’un temps de recherche pour les trouver. Cela va les conduire aux stratégies de type P2 ou P3, et c’est ce changement de pratique qui est visé et que doit chercher à obtenir le professeur, quitte, si cela ne se produit pas, à injecter des connaissances dans le milieu, comme par exemple faire jouer les élèves contre lui pour mettre en évidence la limite de leur procédures. Les changements de stratégie sont favorisés par la possibilité d’identifier des régularités dans les calculs qui ne dépendent pas des caractéristiques particulières d’une série, mais qui sont communes à toute séquence de 10 nombres consécutifs (par exemple : chaque nombre de la série peut s’exprimer comme le nombre précédent plus 1, la somme du premier nombre et du dixième, du deuxième et du neuvième, etc. est constante). Dans la troisième étape, il est cette fois demandé explicitement aux élèves de produire une formule et de chercher les raisons de sa validité pour toute séquence de 10 nombres : cette information doit amener les élèves qui seraient restés aux stratégies de type P1 et P2 à faire évoluer leurs pratiques vers de stratégies de type P3 qui témoignent de pratiques de type algébrique. Cette partie conduit les élèves à travailler sur les écritures. L’élaboration du sens du travail syntaxique, qui prend ici place dans une dialectique numérique-algébrique, est l’objet d’une attention particulière. La validation des formules est produite sur un plan empirique qui va faire sens pour les élèves : une stratégie est correcte si elle permet de donner un résultat juste. Par conséquent, deux formules qui permettent de trouver le bon résultat pourront être considérées comme des expressions équivalentes au niveau syntaxique (par exemple, l’égalité de 10X+45 avec 5*(X+(X+9)). Dans la dernière partie qui demande aux élèves de discuter des raisons qui justifient la validité et à la généralité de la formule, Barallobres suppose que ceux qui seront restés sur le plan des stratégies P1 et P2 feront usage d’un empirisme naïf pour justifier la formule, tandis que ceux qui ont utilisé des procédures P3 seront mieux à même de produire des preuves intellectuelles. Le débat public doit permettre d’amener au plan collectif les stratégies de type P3.

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I.4. Expérimentations et résultats L’expérimentation a été menée en 2001 dans deux classes argentines de niveau équivalent à la cinquième (élèves de 13 ans), menée chacune par un enseignant après discussions avec le chercheur, en position d’observateur durant l’expérimentation. Elles se sont déroulées sur deux séquences de classe (80 minutes et 40 minutes). Les prédictions réalisées par l’analyse a priori se produisent : 

Les stratégies de type P1 sont les premières stratégies qui apparaissent.



Les grands nombres déstabilisent effectivement les élèves.



La rapidité de certaines équipes informe et surprend les autres groupes de l’existence de stratégies très efficaces (certains groupes pensent que d’autres groupes utilisent la calculatrice, car ils ont des stratégies trop rapide à leurs yeux). L’injection de cette connaissance dans le milieu par les élèves joue un rôle essentiel (dans la classe où cela n’a pas été le cas, le processus de dévolution est plus complexe).



l’entrée des élèves dans la recherche d’explications se base sur le fait de vouloir comprendre la formule trouvée par les équipes gagnantes qui ne suffit pas à elle-seule à expliquer sa validité.



Les discussions permettent d’expliciter les implicites impliqués dans la production de méthode.

Les expérimentations mettent en évidence plusieurs résultats que Barallobres développe dans son analyse : 

La production d’écritures numériques joue un rôle important pour trouver les formules : elle permet de conserver de l’information « monstrative » sur laquelle l’élève peut s’appuyer au moment de la recherche de formules (repérage d’invariants, généralisation d’une procédure, etc.).



L’élève élabore dans l’action des connaissances sur la validation, de par le lien qui existe entre le mode de production et le mode de validation. Ainsi, lorsque les élèves doivent justifier leur méthode, ils peuvent produire des raisons et des explications qui sont généralement des explicitations d’implicites qu’ils utilisaient dans l’action.

215



Le recours aux lettres n’est pas utile dans cette situation et n’est pas utilisé spontanément par les élèves : « l’écriture générique n’est qu’une question de contrat didactique. Les élèves n’ont pas besoin de cette écriture pour reconnaître le caractère général de l’explication produite». Ainsi, « les lettres apparaissent davantage comme des "moyens de traduction" des relations déjà établies que comme des éléments d’un langage opérationnel qui permet d’identifier les dites relations» (p. 287).



Il existe des stratégies efficaces de type P2 qui ne conduisent pas nécessairement à la production d’une écriture. C’est le cas de la stratégie « mettre un 5 à la fin du cinquième nombre de la série » : elle ne peut pas se transformer d’emblée en une écriture algébrique. La production d’une écriture algébrique ne se réduit donc pas à simplement traduire dans un nouveau langage des relations déjà exprimées avec le langage arithmétique.

Ce dernier point est essentiel par rapport à la problématique de G. Barallobres, car il remet en cause l’hypothèse faite sur la situation selon laquelle des connaissances algébriques implicites étaient nécessairement en jeu dans la production de formules, connaissances ensuite explicitées au moment de la demande décrite d’une formule et de sa validation. Cela s’explique par le fait que « les connaissances en jeu dans la production et l’écriture de la formule sont fondamentalement des connaissances sur le système de numération décimal, mais il s’agit d’un autre fonctionnement de ces connaissances. C’est la validation des formules qui a exigé, comme dans la première situation, plusieurs niveaux de connaissances et, entre autres, des connaissances liées à l’équivalence de formules. » (p. 316). Par exemple, des enfants trouvent et justifient « 45 » dans la formule « 10X+45 » par le fait que lorsqu’on somme 10 nombres consécutifs, il y a toujours la somme des 10 chiffres de 0 à 9 dont la somme est 45110.

I.5. La gestion de l’enseignant S’intéressant aux possibilités de faire émerger de nouvelles pratiques dans la classe, G. Barallobres s’est intéressé aux interventions de l’enseignant, et a analysé l’activité du point de vue :

110



Des possibilités de gérer les relations effectives avec le milieu



Des possibilités de maintenir ou redéfinir les phases adidactiques.

Cela va conduire à intégrer dans la deuxième version de la situation (version informatique) la possibilité de généralisation de la situation avec d’autres séquences que 10 nombres consécutifs.

216

Les deux professeurs de chaque classe n’ont pas géré la situation de la même façon : dans un cas, le professeur a fait confiance au milieu et a favorisé la dévolution. Dans l’autre, le professeur n’a pas pu résister à l’incertitude de l’étape adidactique. Lors de la deuxième étape, il a réalisé un petit bilan et valorisé la stratégie d’un élève (en espérant la faire reprendre par d’autres élèves) puis donné des contraintes de plus en plus explicites dans le jeu. Dans les groupes, il est intervenu en orientant les choix des élèves et en leur donnant des pistes de recherche. Les élèves, attentifs aux interventions de l’enseignant, ont alors rectifié leurs stratégies en se laissant guider par l’enseignant. Aussi, même si l’analyse a priori montre la possibilité d’une phase adidactique, l’étude du déroulement effectif a montré pour la deuxième classe la prégnance du contrat didactique dans lequel le professeur réduit toujours l’incertitude et où l’élève fait très bien son métier en attendant les interventions du professeur pour orienter son travail (p. 264). Ces tendances se sont retrouvées dans la phase de débat public. Se référant à Margolinas (1993) pour analyser si les échanges au niveau de la validité de la formule se situent plus comme des phases de validation ou d’évaluation, G. Barallobres constate que le deuxième enseignant a régulé et orienté les interactions en ne laissant pas la possibilité d’un dialogue entre les élèves et en interagissant directement avec eux. Ces observations rejoignent pour l’auteur le problème désormais bien identifié par les didacticiens de faire vivre des phases adidactiques dans des ingénieries ponctuelles réalisées en classes à cause de la difficulté d’ y redéfinir un contrat didactique approprié. Or, dans le cas de cette situation, la question de l’adidacticité est directement liée à la production de connaissances sur la validation qui sont visées pour obtenir un changement de pratiques. Par conséquent, l’auteur, qui a dans sa thèse fait le choix de faire une étude micro-didactique sur une situation ponctuelle, pense qu’une étude macro-didactique sur un ensemble de situations doit être envisagée pour observer des changements de pratiques liées à une évolution du contrat didactique.

I.6. La phase de débat Les élèves ont des difficultés à se comprendre car les stratégies et les milieux sont très différents : 

Conformément à son hypothèse, les élèves qui n’ont pas trouvé par eux même les stratégies de type P3 dans la 2ème étape du jeu, sont en difficulté dans la 3ème étape, puis au moment de justifier leur formule. Les élèves qui sont restés sur des stratégies de type P1 semblent ne 217

pas avoir suffisamment d’éléments pour comprendre les autres méthodes qui sont présentées. 

La méthode « ajouter 5 au 5ème nombre de la liste » n’est pas forcément bien comprise par les élèves qui ne l’ont pas trouvé. Les élèves qui produisent cette méthode ne parviennent pas toujours à la justifier, car ils peuvent l’avoir trouvée empiriquement et ont peu d’éléments de validation intellectuelle111.



La formule « 10X+45 » est justifiée différemment par certains groupes : du point de vue de la numération décimale de position ou du point de vue successeurs. Les deux points de vue ne se comprennent pas toujours.



Certains élèves s’appuient sur des éléments de preuve d’autres élèves pour la justifier. Par exemple, des élèves qui ont trouvé « ajouter 5 au 5ème nombre de la liste » utilisent la formule « 10X+45 » et montrent l’équivalence.

Ce dernier point est essentiel, car cela conduit à des approfondissements théoriques que nous abordons dans le paragraphe suivant.

I.7. Peut-on modéliser la situation par un élève générique? La variété des milieux conduit l’enseignant à intervenir de façon importante dans les phases de débat collectif pour tenter de rapprocher les milieux des élèves. La phase de débat ne fonctionne pas comme phase adidactique de validation. G. Barallobres se pose la question de rapprocher les milieux d’élèves qui sont différents. Y-a-t-il des façons de structurer le débat public dans une classe, et quelles actions du professeur permettent de rapprocher les milieux de ceux qui « produisent » et de ceux qui « écoutent » ? Il questionne la phase de débat dans sa capacité à permettre des changements de pratiques : « Nous identifions ici une problématique qui n’est pas spécifique de nos situations. Dans toute situation dans laquelle un bilan de résultats conduit à rejeter certaines stratégies et à en accepter d’autres, cette acceptation crée, chez ceux qui ne les ont pas produites, le besoin de se reconstruire un milieu avec lequel interagir : ils doivent interagir avec le raisonnement et la validation faits par autrui. De quoi dépend la possibilité de cette reconstruction? Peut-elle se réaliser pendant le débat lui-même ou faut-il prévoir une étape de travail individuel? » (p. 290)

111

Ce résultat est accentué dans la version informatique de la situation

218

Dans Carences et régulations des milieux en situation de validation (Barallobres & Giroux, 2006), l’auteur s’appuie sur le concept de milieu (Brousseau, 1998) pour revenir sur un moment identifié dans sa thèse : celui où l’élève qui a trouvé « ajouter 5 au 5ème nombre de la liste » s’appuie sur la formule « 10X+45 » pour justifier sa méthode. Cette coexistence de deux milieux distincts de deux élèves différents qui interagissent ensemble conduit les auteurs à remettre en question la prise en compte d’un seul « sujet générique » dans la modélisation de la théorie des situations : « La situation didactique qui contient une phase collective de validation ne peut donc pas être modélisée par les interactions autour de la situation adidactique d’un seul sujet générique : la modélisation doit incorporer les possibles interactions autour des situations adidactiques d’autres sujets génériques présents dans la classe» (Barallobres & Giroux, 2006, p. 6). En s’appuyant sur la notion d’interprétants sémiotiques avec Peirce, les auteurs pensent que l’exemple « montre bien les limites du rapport entre les élèves et leur milieu objectif pour la validation, le besoin d’aller puiser un signe extérieur à son milieu pour redémarrer le processus interprétatif et résoudre le problème en question» (ibid, p. 9). Cette recherche nous semble en résonnance avec les réflexions théoriques sur la modélisation du sujet dans la théorie des situations que nous avons présentées dans le chapitre 2. Nous n’abordons pas cet aspect dans notre travail, et allons pour notre part approfondir ses potentialités du point de vue de la dimension ludique.

II - Adaptation ludique pour une ingénierie en séjour de vacances Cette situation présente de nombreux intérêts pour notre problématique : 

Elle est conçue sous forme de jeu (course entre équipes).



Il existe une dimension adidactique, en lien avec la possibilité de production et de validation de formules.



Elle comporte une dimension expérimentale importante en lien avec la recherche de régularités



Elle possède de nombreuses potentialités d’apprentissage : amélioration de techniques de calculs numériques, développement de techniques algébriques, connaissances de preuve et de validation, etc.



Elle est en lien avec la dialectique arithmétique-algèbre. 219

Au vu de ces observations, nous faisons l’hypothèse que cette situation présente un potentiel important112 pour être adaptée en séjour de vacances. Conformément à notre projet, nous allons prendre en charge d’un point de vue théorique sa possible adaptation en séjour de vacances avec la méthodologie d’ingénierie didactique, complétée par la méthodologie des trois pôles. Selon nos objectifs d’adaptation, l’animation que nous concevons doit permettre aux enfants de s’amuser et faire des mathématiques en même temps, donner des occasions d’apprentissage, et être attractive.

II.1. Analyse a priori de la situation mathématique La situation des dix consécutifs s’inscrit dans le problème mathématique général suivant : « Étant donnés deux entiers n et p, trouver la somme de p nombres consécutifs en commençant à n ». G. Barallobres a souligné dans ses conclusions l’importance des stratégies initiales P1 de calcul pour trouver des régularités qui permettront de produire des formules et de les justifier. Cet aspect est essentiel et nous conduit à revenir sur l’analyse a priori en y intégrant la dimension expérimentale.

II.2. Coexistence de deux milieux mathématiques La variable « 10 » permet l’apparition de deux points de vue : le point de vue « successeur » lié à la théorie algébrique, et le point de vue « numération décimale de position » lié au système décimal de représentation des nombres. Dans le cas du problème général, la preuve de la formule est uniquement algébrique, liée à l’écart entre les nombres, et non pas aux propriétés des nombres. Il s’agit de la somme de p termes d’une suite arithmétique de raison 1 dont le premier terme est n. La formule générale est donc p.n + p.(p1)/2. Pour la variable 10, si on note n le 1er nombre, n+1 le 2ème nombre,…, n+9 le 10ème nombre, la somme total vaut n+ (n+1) + … (n+9) = 10.n + 45 On trouve d’autres formules en prenant un autre terme comme le terme de référence. En particulier, si on note X le cinquième nombre, la formule est 10X+5. Mettre un cinq après le cinquième nombre est donc une stratégie qui résulte directement du système décimal de représentation des nombres, où multiplier par 10 revient à écrire un 0 après le nombre. 112

Nous remercions Viviane Durand-Guerrier pour nous avoir suggéré cette situation qu’elle avait repérée comme extrêmement prometteuse pour notre problématique.

220

Le point de vue « numération décimale de position » coexiste avec le premier point de vue, et permet aussi de trouver la formule par le repérage de régularité : par exemple, le fait qu’il y a 10 nombres entraine que chacun des chiffres de 0 à 9 est toujours présent dans la série, si bien que la somme des unités de la série vaut toujours la somme de 0 à 9, c'est-à-dire 45. Ce point de vue permet de donner une preuve pour produire la formule 10X+45 : Notons XY le premier nombre n de la série où Y est le chiffre des unités du premier nombre et X le reste de la décomposition. n=X + Y113. Les 10-Y premiers nombres de la série ont le même chiffre des dizaines que X. Les Y derniers nombres de la série changent de dizaine. La somme des 10 nombres vaut donc la somme des 10 chiffres de 0 à 9 plus (10-Y).X + Y.(X+10), soit 45 + 10X – XY + X.Y + 10Y = 10 (X + Y) + 45 = 10n + 45. La variable 10 crée un double milieu autour de l’articulation arithmétique-algébrique, et nous pouvons dire pour cette raison que la présence de plusieurs milieux est consubstantielle à la variable 10 de la situation. Du point de vue de la théorie anthropologique du didactique (Chevallard, 1999), on peut dire que deux blocs technologico-théoriques distincts justifient la même technique « appliquer la formule 10X+45 » pour le type de tâche « calculer la somme de 10 nombres consécutifs».

II.3. Une pluralité des méthodes Dans cette situation, « le domaine des entiers, avec ses méthodes élémentaires de calcul, joue le rôle de domaine de réalité ou domaine d’expérience » (Durand-Guerrier, 2007). Il permet une grande variété des stratégies et des méthodes pour le repérage d’invariants. Cela favorise selon nous la dimension expérimentale, car nous faisons ici l’hypothèse qu’il y a un lien très important entre les différents types d’action mises en œuvre par les élèves pour obtenir le résultat et le repérage de régularités et la production de nouvelles stratégies. Nous reprenons et complétons l’analyse de Durand-Guerrier (ibid.) pour relever de façon non exhaustive114 les différents types d’actions possibles en les rattachant au point de vue qui permet de les produire.

113

Exemple avec le nombre n=227 (X=220, Y=7). N = 220 + 7. Les 3 premiers nombres de la série sont 227,228,229 (pas de changement de dizaine), et 7 derniers sont 230,231,232,233,234,235,236 (changement de dizaine). la somme des dix nombres vaut (220+7)+(220+8)+(220+9)+230+(230+1)+(230+2)+(230+3)+(230+4)+(230+5)+(230+6)= 220*3 + 230*7 + 45 = 220*3 + (220+10)*7 + 45 = 220*10 + 70 + 45 = (220+7)*10+45=22*10+45 114 Au cours des multiples expérimentations réalisées, nous sommes chaque fois surpris de l’inventivité des enfants pour trouver de nouvelles stratégies.

221

Stratégies liée au point de vue « Numération décimale de position »: Poser la somme en colonne Il consiste à poser l’addition en colonne. Le résultat se termine toujours par 5 et l’on a toujours une retenue de 4 ; la somme des chiffres des dizaines est égale au premier nombre de la liste. Faire des regroupements par dizaine Il consiste à faire des regroupements en utilisant les compléments à 10, comme dans les exemples suivants : 

15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24

16+24 = 40 ; 17 + 23 = 40 ; 18 + 22 = 40 ; 19 + 21 = 40 ; Il reste 15 et 20 ; 4×40 + (20 + 15) = 160 + 35 = 195 

17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26

17 + 23 = 40 ; 18 + 22 = 40 ; 19 + 21 = 40 ; 24 + 26 = 50 Il reste 20 et 25 ; 3×40 + 50 + (20 + 25) = 170 + 45 = 215 

20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29

21 + 29 = 50 ; 22 + 28 = 50 ; 23 + 27 = 50 ; 24 + 26 = 50 Il reste 20 et 25 ; 4×50 + (20 + 25) = 200 + 45 = 245 Cette manière de faire peut favoriser le repérage de ce que toutes les unités entre 0 et 9 apparaissent une fois et une seule dans chaque série, mais elle peut être un obstacle pour reconnaître le rôle particulier de 45. Décomposition additive dizaine + unité Il consiste à utiliser la décomposition décimale comme dans les exemples ci-dessous. 

17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26

10+7,10+8,10+9, 20, 20+1, 20+2, 20+3, 20+4, 20+5, 20+6 3×10 +7×20 + (7 + 8 + 9 +1 + 2 + 3 +4 + 5 + 6) = 170 + 45 = 215 

20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29

20, 20+1, 20+2, 20+3, 20+4, 20+5, 20+6, 20+7, 20+8, 20+9 10×20 + (1+2+3+4+5+6+7+ 8+9) = 10×20 + 45 = 245

222

Ceci met en évidence le rôle particulier de 45 et fait apparaître, si on regroupe les dizaines, la forme générale 10n + 45. Les séries commençant par un nombre de la forme 10×p peuvent favoriser dans ce cas l’apparition de l’utilisation de la décomposition à partir du premier nombre, présentée cidessous. L’observation de régularités Une « action » possible est l’observation « pure ». En observant les résultats déjà obtenus, il est possible de trouver qu’il faut mettre 5 à la fin du 5 ème nombre de la série. 

127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136

Le résultat est alors 131 5 Cette caractéristique surprenante est directement liée à la numération décimale et de la multiplication par 10 : 

multiplier par 10 revient à mettre un 0, et l’ajout de 45 permet de voir qu’on ajoute en fait 4 au 1er nombre et que le 5 se somme au 0 : 127*10+45 = 1270+45 = (1270+40)+5 = (1310)+5 = 1315



transformation la formule : 10x+45 = 10x+40+5 = 10 (x+4) +5

Le fait que le dernier nombre se termine entre 6 et 9, ou qu’il y ait des 9 à la fin des derniers nombres de la série, joue aussi un rôle dans le calcul et le repérage de stratégies, car cela amène à des retenues dans les calculs et crée une différence visuelle entre le 1 er nombre de la série et le résultat. 

1264 -> 12685, 1268 -> 12725, 1298 -> 13025, 1998 -> 20025

Stratégies liée au point de vue « Successeur »: Décomposition du nombre Il consiste à décomposer les nombres à partir du premier nombre de la série, comme dans l’exemple ci-dessous : 

17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26

17, 17+1, 17+2, 17+3, 17+4, 17+5, 17+6, 17+8, 17+9 17 ×10 + (1+2+3+4+5+6+7+ 8+9) = 170 + 45

223

C’est ce qui conduit le plus naturellement à la forme générale 10×n + 45, et permet de la valider simplement. Regroupement par position Il consiste à faire des regroupements en fonction de la position des nombres dans la liste : on ajoute le premier nombre au dernier, le second à l’avant dernier et ainsi de suite. On trouve cinq fois le même résultat. Cette méthode est proche de la méthode attribuée à Gauss qui consiste à réécrire la suite des nombres dans l’ordre inverse et à ajouter les nombres correspondants deux par deux. On trouve cette fois dix fois le même résultat qui correspond à deux fois la somme. Ceci conduit à la formule 5(2×n+9). 

17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26

17+26 = 43, 18+25 = 43, 19+24 = 43, 20+23 = 43, 21+22 = 43 43 × 5 = 215 Technique de la médiane Il consiste à prendre la médiane de l’ensemble des nombres de la liste, selon l’idée que les termes sommés à gauche de la médiante et les termes à droite de la médiane se compensent. Le résultat est la médiane multipliée par 10. Dans le cas de la variable 10, la médiane est un nombre décimal (5ème nombre de la liste + 0,5). 

17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26

21 + 0.5 = 21.5 21.5 × 10 = 215 Utilisation des résultats précédents Il consiste à utiliser des précédents résultats pour optimiser les calculs. Par exemple, si le nombre 17 a été calculé (dont le résultat est 215), et que le nombre 127 est donné, il y a un écart de 110 entre chaque terme de la somme de 17 à 26 et de la somme de 127 à 136. 

127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136

110+17, 110+18, 110+19, 110+20, 110+21, 110+ 22, 110+23, 110+24, 110+ 25, 110+26 110*10+215 = 1100 + 215 = 1315

224

II.4. La dialectique numérique-algèbre Du point de vue de la théorie des situations, la variable 10 ne permet pas de faire émerger les stratégies algébriques comme des stratégies optimales dans la situation. Pour disqualifier les stratégies liées au système de position décimale, il faut nécessairement changer la variable mathématique de la taille de la séquence. Avec 8 ou 12 par exemple, les raisonnements liés au point de vue « numération décimale de position » sont remis en cause. Une possibilité pour dépasser ce problème est de ne pas utiliser 10 pour ne pas faire émerger ces stratégies, ou de généraliser la situation et passer à d’autres variables comme 8 ou 12. Dans la perspective de la théorie des situations, seules les stratégies liées à la connaissance souhaitée doivent être les stratégies optimales. L’actant ne change de stratégie que si la stratégie est plus « efficace », moins coûteuse par rapport au gain du problème. Dans le cas de la situation conçue par G. Barallobres, c’est le facteur temps qui détermine le gain, puisqu’il faut être le plus rapide. De ce point de vue, les méthodes les plus rapides sont la formule 10X+45, et l’ajout d’un 5 à la fin du cinquième nombre de la série115 : elles permettent de trouver le résultat en seulement quelques secondes (surtout si la liste de la séquence est affichée, puisqu’il n’y a qu’à lire le cinquième nombre et lui accoler un 5). Nous appellerons désormais ces stratégies respectivement « 10X+45 » et « xx5 », comme l’a fait Barallobres (2006), et nous les considérerons comme les stratégies gagnantes de la situation. Dans la théorie des situations, l’apprentissage de nouveaux savoirs est pensé par rapport aux savoirs anciens. Les savoirs nouveaux sont ceux qui permettent d’obtenir des stratégies gagnantes contre des stratégies moins efficaces. Aussi, il nous semble pertinent de permettre aux deux types de stratégies d’émerger et de coexister, pour ensuite sélectionner les stratégies algébriques en changeant la variable mathématique.

115

La méthode de la médiane peut aussi être très rapide, mais c’est une méthode peu utilisée par les enfants.

225

II.5. Une situation à fort potentiel adidactique G. Baraollobres montre dans ses expérimentations que la situation didactique présente un fort potentiel adidactique, ce qui est un aspect essentiel pour notre problématique.

II.6. La course G. Barallobres a constaté que la connaissance qu’il existe des stratégies plus efficaces doit être présente dans le milieu, car elle informe les groupes qu’il existe à un moment donné des stratégies plus efficaces que les leurs, et favorise la dévolution de la recherche de stratégies plus performantes. C’est en particulier ce constat qui conduit l’auteur, dans la version informatique, à prendre explicitement en charge cette variable dans la situation didactique par rapport à « la nécessité d’optimiser les rétroactions du milieu (les temps de rétroaction, les types d’information à injecter)» (p. 164). Cette version contient aussi un mode « compétition » : « Cela donne aux enseignants la possibilité d’organiser une compétition dans la classe : tous les élèves joueront, en même temps, et avec les mêmes séries. À l’écran de chacun des élèves, on pourra voir l’état du jeu des autres participants. La possibilité de faire une compétition entre différents groupes est une variable additionnelle qui pourrait permettre d’injecter de connaissances sur le milieu : s’il y a des groupes qui gagnent, cela informe les autres groupes qu’il y a des stratégies rapides pour trouver la réponse. La compétition est un défi pour trouver lesdites stratégies. Il s’agit d’une option qui pourrait être utilisée avant d’aller vers le système d’aides, mais elle serait liée aux décisions de l’enseignant» (p. 168). Cette importance de l’enjeu ludique de « défi » ou de « compétition » est bien sûr essentielle du point de vue de notre hypothèse que le jeu est moteur de la dévolution. Le fait que cette variable soit identifiée dès l’analyse a priori est pour nous le signe que la situation mathématique possède une dimension ludique, ce qui conforte une hypothèse importante de notre travail, que nous avons aussi mis en évidence dans le travail historique sur les Récréations mathématiques (partie II).

226

II.7. Une richesse de la situation Nous considérons la diversité des milieux et des méthodes, permise par la variable didactique 10, comme une richesse, et non come un obstacle. La pluralité des méthodes donne les moyens aux enfants d’entrer dans la situation à partir de leurs connaissances existantes. Le point de vue « Numération décimale de position » est très lié aux pratiques développées par les élèves à l’école primaire. Les méthodes comme poser une addition, faire du calcul réfléchi, décomposer le nombre en dizaine + unité, favorisent directement la recherche d’invariants, et va permettre selon nous aux enfants d’investir la situation, aussi bien pour la production de formule que pour leur validation ultérieure (caractère monstratif des méthodes). La variable « 10 » a un autre avantage essentiel : les stratégies d’optimisation des calculs favorisent directement le repérage d’invariants nécessaire à la production des stratégies rapides qui sont souhaitées116, mais cela permet aussi d’enrichir le milieu des élèves, ce qui semble essentiel pour la phase de débat. En effet, G. Barallobres a fait l’hypothèse de l’importance d’avoir un milieu pour investir la phase de débat. C’est une autre des raisons qui a motivée la version informatique : en permettant aux enfants d’utiliser la calculatrice et de faire de nombreuses propositions en ayant une rétroaction rapide sur la validité de l’hypothèse, cela favorise chez les élèves la possibilité de trouver des formules. L’auteur a néanmoins constaté que la recherche de raisons de validité de formule dans la version informatique est moins aisée. Elle s’explique selon nous par le fait que les stratégies de calcul ne sont plus mobilisées et ne permettent plus le repérage des régularités dans l’action. Aussi, nous pensons que la dimension « papier crayon » est une variable didactique essentielle sur laquelle il est possible de s’appuyer en utilisant la variable 10. La diversité des savoirs mathématiques contenus dans cette situation, permet d’envisager de développer ou consolider de nombreux apprentissages potentiels : 

Améliorer les stratégies de calcul : Améliorer la vitesse de calcul n’est certes pas l’objectif visé initialement par la situation précise de G. Barallobres qui s’adresse à des élèves du secondaire, mais cela présente néanmoins un intérêt, ne serait ce que pour des élèves plus jeunes (calcul réfléchi). Calculer correctement, poser correctement l’addition, regrouper les termes judicieusement, etc. sont des compétences désormais moins développées avec

116

Stratégies de type P2 ou P3 dans l’analyse a priori de G. Barallobres

227

l’utilisation systématique de la calculatrice chez les enfants117. Dans cette situation, réaliser le calcul à la main semble être comme nous l’avons vu une condition très favorable à la mise en place de nouvelles stratégies. 

Développer des techniques algébriques : la situation a été conçue de telle sorte que les élèves parviennent à trouver une formule algébrique et à entrer dans une démarche de validation intellectuelle. C’est le savoir pour lequel cette situation a été conçue.



Développer des savoirs transversaux sur la preuve et la validation : dans le projet de G. Barallobres, la production de la formule n’a de sens que si elle peut par la suite être justifiée. Il est bien montré comment le processus de validation permet d’aboutir à un raisonnement sur les nombres consécutifs dans un 1er temps (expression de chaque nombre en fonction du premier), puis à la compréhension que le 1er nombre peut être quelconque par rapport à ce raisonnement, et donc remplacé par X. Pour nous, l’initiation à la validation intellectuelle, est un enjeu essentiel de cette situation, y compris en contexte de vacances.

La premier point n’est pas anodin, bien au contraire. Nous faisons l’hypothèse que cela rend la situation adaptable pour des élèves du primaire. Le calcul étant très lié à l’activité mathématique dans le primaire et au début du secondaire, les enfants peuvent s’investir dans la situation dès lors que les trois opérations son bien maîtrisées, à condition d’adapter la taille des nombres. Le calcul étant par ailleurs le seul moyen d’entrée dans la situation, nous pourrons étudier comment les actions jouent dans la recherche de nouvelles stratégies. L’apparition de formules serait un signe très fort de leur importance, et c’est pourquoi nous souhaitons expérimenter aussi cette situation pour des enfants du primaire.

117

La situation de G. Barallobres nous semble d’ailleurs très pertinente pour poser des questions de recherche liées au rôle que joue le calcul à la main dans les apprentissages mathématiques à plus long terme, à un moment où l’usage de la calculatrice est de plus en plus fréquent et précoce. Cela nous semble très lié à l’hypothèse faite par Durand-Guerrier (2007) que le domaine des entiers, avec ses méthodes élémentaires de calcul, permet de créer un domaine d’expérience essentiel pour l’apprentissage des mathématiques.

228

II.8. Version ludique de la situation Suivant les hypothèses faites dans le chapitre 2, nous pensons qu’il est possible de s’appuyer sur le potentiel adidactique et ludique de la situation pour créer une phase purement ludique.

II.9. Description des étapes La situation telle que nous la proposons comporte 4 étapes : Première étape : présentation du jeu de la course Le groupe est organisé en équipes de 2 à 4 enfants. Il s’agit d’un jeu où l’équipe gagnante est celle qui parvient à trouver rapidement la somme de 10 nombres consécutifs que l’animateur écrit au tableau. L’animateur réalise plusieurs exemples pour s’assurer que tous les groupes ont compris le jeu et donnent un résultat correct. Il est possible d’inclure ce jeu dans un imaginaire ou une histoire. Deuxième étape : course à 10 L’animateur organise alors la course entre les équipes. Les enfants doivent penser à un moyen pour trouver la réponse le plus vite possible, quels que soient les nombres proposés par l’animateur. Le fait que d’autres équipes trouvent rapidement doit favoriser dans les équipes la prise de conscience de trouver de nouvelles stratégies. L’animateur augmente progressivement la taille des nombres, ce qui rend le jeu plus complexe et accentue la nécessité de trouver des stratégies qui évitent de faire tous les calculs. L’animateur peut alterner les phases de réflexion stratégique et les phases de course. Troisième étape : débat collectif L’animateur demande aux enfants d’écrire leur stratégie et de chercher les raisons qui permettent d’expliquer les raisons pour laquelle la méthode trouvée fonctionne pour toutes les séries de 10 nombres naturels consécutifs. Un bilan de méthodes est réalisé et les équipes présentent leur stratégie et répondent aux questions des autres enfants. Quatrième étape : le jeu à 8 nombres consécutifs Après le débat, où chacun a pu présenter sa technique et connaître celle des autres, l’animateur évoque le jeu avec une somme de 8 nombres consécutifs. Le jeu peut se faire sous forme d’une

229

nouvelle course qui peut être réellement jouée, ou peut être l’objet d’un nouveau débat où chacun présente ses stratégies.

II.10. Analyse a priori II.10.1. Importance de la phase de course pour la dimension ludique et la dévolution Nous considérons que l’organisation d’une phase purement ludique va favoriser la dévolution. Nous faisons l’hypothèse que la phase de course va permettre aux enfants de s’amuser et faire des mathématiques118 en même temps : si les enfants entrent dans le jeu de la course, alors ils vont nécessairement chercher à optimiser leurs stratégies qui témoignera d’une activité mathématique, et des apprentissages119 se produiront. L’animateur agit en faisant confiance à la situation et favorise la dévolution : plus les élèves joueront de parties, plus ils seront susceptibles de repérer de régularités par leurs actions. Nous faisons l’hypothèse que le mode compétitif de la situation va permettre de faire durer l’étape 2. La course favorise tout autant le plaisir ludique (trouver rapidement et gagner sera source de satisfactions pour les enfants) que le processus de la dévolution de la situation adidactique (les rétroactions du milieu vont apporter aux joueurs l’information que d’autres équipes possèdent des stratégies plus rapides, et l’envie de gagner stimulera cette recherche). L’animateur régule le jeu par rapport aux contraintes du terrain (temps, gestion des groupes, organisation de l’espace, niveau mathématique des enfants, hétérogénéité des enfants, etc.) et stoppera cette phase selon son projet d’animation (équipe gagnante, importance relative de chaque phase, projet d’institutionnalisation, intégration de la situation à un projet d’animation sur plusieurs séances, etc.). II.10.2. Un engagement dans le débat Le but de cette phase est de faire expliciter les stratégies de chaque groupe, et les raisons selon eux de la validité de leur stratégie. Nous faisons l’hypothèse que la phase ludique permet l’engagement dans le débat, car les enfants se sont chacun constitué un milieu, et ont acquis des connaissances stables sur la situation pour pouvoir argumenter.

118

Au sens de F.Conne (voir chapitre 1) puisque nous nous plaçons dans une épistémologique expérimentale des mathématiques et de leur apprentissage. 119 Au sens de la théorie des situations (développer de nouvelles stratégies)

230

L’objectif de cette étape est que les élèves qui en seraient resté à des stratégies de calculs (dont il est peu probable qu’elles aient pu être gagnantes), abandonnent ces stratégies et accèdent à la connaissance des stratégies plus évoluées. L’animateur cherche à faire interagir les groupes pour essayer d’homogénéiser les milieux et de diffuser de nouvelles connaissances dans les milieux de chaque groupe, en vue de l’étape 4. Cette étape est l’occasion pour l’animateur de prendre connaissance de l’ensemble des stratégies existantes et des milieux des enfants, ce qu’il n’aura peut-être pas pu faire dans les étapes précédentes, en particulier s’il y a beaucoup d’équipes et qu’il n’a pas pu aller prendre des informations sur chaque groupe. Cela lui donnera une image instantanée des évolutions des pratiques de chaque équipe et lui permettra d’organiser l’étape 4 selon son projet. II.10.3. Jeu à 8 nombres consécutifs il est maintenant demandé de trouver des stratégies pour la somme de 8 nombres consécutifs. Le but de cette phase est de disqualifier les méthodes s’appuyant sur la numération décimale de position afin que les méthodes algébriques, reposant sur l’écart entre les nombres, deviennent désormais les seules stratégies gagnantes. « La proposition de remplacer 10 par 8 […] va disqualifier les méthodes s’appuyant sur la numération décimale de position puisqu’en effet, contrairement à ce qui se passait avec 10, on n’obtient pas toujours la même suite de nombres à un chiffre » (Durrand-Guerrier, 2007). Nous faisons l’hypothèse que le milieu est à présent suffisamment riche pour permettre de faire des conjectures sur la formule. Si la phase de débat a été investie par les enfants, alors on peut même penser que les enfants proposeront une formule, et que la dévolution de trouver la meilleure stratégie peut se faire sans recourir au jeu de la course. L’animateur pourra engager ce débat s’il a le temps et si cela fait partie de son projet. Les stratégies conçues sur le point de vue « successeur » vont pouvoir s’adapter et produire une formule. Pour le point de vue « numération décimale de position », les raisonnements ayant permis de construire une stratégie adaptée vont probablement être remises en cause. Nos propos s’appuient ici sur l’approche Savoir/Connaissance de F. Conne120 (1992) qui définit les savoirs comme connaissances utiles en situation. Nous faisons l’hypothèse que les connaissances 120

La situation des 10 consécutifs nous a permis de comprendre la richesse de la réflexion Savoir/Connaissance développée dans Conne (1992). Nous remercions F.Conne pour sa disponibilité et pour nous avoir guidé sans nous influencer dans le bouleversement épistémologique qu’a suscité la lecture de ce texte et de tous les autres qui ont

231

utiles dans le jeu à 10 nombres seront ici transposées dans la recherche de stratégies pour le jeu à 8 nombres. Nos prédictions de l’analyse a priori sur le jeu à 8 nombres, résultent directement d’hypothèses sur le processus de transposition des connaissances utiles dans d’autres situations : nous identifions ce qui est de « l’ordre du savoir » dans une situation, et étudions quelles stratégies sont construites avec ces connaissances utiles. Voici les raisonnements suivants que peuvent faire les enfants qui gardent le point de vue « numération décimale de position » : 

Il n’y a plus de formule : 45 vient du fait qu’il y a toujours les 10 chiffres de 0 à 9 dans la série. Comme les 8 chiffres changent à chaque fois, alors la somme des unités va changer, donc il n’y aura plus de formule tout le temps valable. On trouve ce raisonnement dans la phase de débat de l’expérimentation décrite dans ce chapitre (voir aussi Annexe B7).



« 8X + variable » : la connaissance « multiplier par 10 parce qu’il y a dix nombres consécutifs » (association entre le 10 de la formule et le 10 des 10 nombres consécutifs) conduit l’enfant à supposer qu’il faut multiplier le premier nombre par 8. Il a 8X parce qu’il y a 8 nombres, mais comme les 8 chiffres changent à chaque fois, le nombre à ajouter dépend du chiffre. La variable dépend du premier chiffre : il y aura une formule quand le premier nombre se termine par 1, un formule quand le premier nombre se termine par 2, etc.



« 8X + constante » : Ajouter une constante provient de la connaissance de la formule trouvée avec 10. Ce raisonnement permet de fonctionner comme connaissance utile pour chercher la bonne constante.

Pour tester ces hypothèses liées à la démarche expérimentale en mathématiques, nous avons aménagé une animation en août 2010, non présentée dans cette thèse, où nous avons volontairement enlevé la phase de débat et joué le jeu à 8 nombres consécutifs directement après le jeu trouvé à 10 nombres consécutifs. De cette sorte, nous souhaitions étudier les phénomènes de transposition des connaissances dans la phase de recherche expérimentale. Nous avons constaté que le raisonnement « 10X+ constante » joue en effet comme connaissance utile dans la situation. Voici le raisonnement par un enfant qui a trouvé la formule lors du passage à 8 nombres : Le résultat pour 72 est 72+73+74+75+76+77+78+79 = 604. Or, 72*8 = 576 et 604 – 576 = 28, donc la formule est 8X+28. L’absence de recours au milieu empirique semble témoigner de ce « passage » à

suivi. Nous avons initié des recherches sur le thème du processus de dévolution en lien avec cette approche, que nous ne développons pas dans cette thèse.

232

« l’ordre du savoir » : les enfants ne cherchent plus à valider leur résultat dans le jeu et se fient à leur raisonnement. II.10.4. De nombreuses interactions Cette situation permet des interactions et des échanges, propices à la fois à l’activité ludique (dimension sociale du jeu) et à l’activité mathématique (échanges, discussions et partages de stratégies au sein des équipes) : 

Les enfants sont motivés à l’idée de gagner et une dynamique de groupe s’installe : interactions entre les enfants de l’équipe



Les méthodes mises en place pour gagner peuvent directement être testées dans la situation, de telle façon que les enfants peuvent toujours évoluer et interagir. La rapidité des méthodes produit des effets : interactions avec le milieu, interactions entre les enfants des équipes différentes.



Lors de la phase de validation, les élèves débattent entre eux, affirment un certain nombre de choses, posent des questions et se répondent, de telle façon que leur vision de la situation évolue : interactions entre les enfants, interactions avec le milieu.



L’animateur est le maître du jeu dans la phase ludique, et l’organisateur des discussions dans la phase de débat. Selon son projet d’animation, il peut occuper différentes positions dans la phase de débat (position de neutralité dans les débats, position de diffuseur du savoir, position de régulateur, etc.) : interactions entre l’animateur et les enfants.

II.11. Attractivité Nous avons étudié le potentiel ludique, didactique, et adidactique de cette situation. Nous nous sommes appuyés sur les recherches importantes de G. Barallobres (2007) pour présenter une version de la situation que nous avons appelée « version ludique ». Cette version comporte explicitement une phase purement ludique à dimension adidactique, et nous supposons que l’animateur peut s’appuyer sur la dimension ludique de la course pour faire la dévolution de la situation, et investir les enfants dans le jeu. Cette situation va selon nous permettre aux enfants de jouer tout en faisant des mathématiques. Du point de vue de la conception, la phase purement ludique de la phase de course donne les moyens à l’animateur de gérer l’animation d’un point de vue ludique s’il le souhaite, et de l’articuler avec les enjeux didactiques qu’il se fixe. 233

Il reste une dimension, développée dans le chapitre 1, que nous avons identifié comme essentielle en contexte de loisirs : l’attractivité. Elle est très liée dans une animation ludique au fait de donner envie de jouer aux enfants, ce que nous avons souligné dans le chapitre 6. C’est une composante qui doit être prise en compte pour l’animateur est qui est essentielle pour la réussite du jeu. Mais cette question relève des compétences de l’animateur, qui va devoir s’adapter à un ensemble complexe de paramètres qui sont spécifiques du contexte. Elle relève donc de la responsabilité de l’animateur, mais nous disposons à ce moment de nos recherches de peu d’éléments pour la prendre en charge théoriquement. Aussi, nous faisons l’hypothèse que cette situation peut être adaptée en contexte de loisir si elle parvient à y vivre de façon suffisamment attractive. La question de l’attractivité sera intégrée au « pôle pratique » de la recherche.

III - Expérimentation sur le séjour à thématique pirate Nous allons décrire dans ce paragraphe l’expérimentation menée en avril 2007 qui a servi de référence pour nos recherches.

III.1. Contexte Le séjour de vacances est un séjour thématique sur le thème des pirates, organisé par Telligo, en avril 2007. Il comporte une cinquantaine d’enfants de 9 à 14 ans, encadrés par une équipe d’animation de 10 animateurs. Les ateliers proposés sur la brochure sont les suivants : « décrypte un message en hiéroglyphe », « que dit un texte en braille », « perce les énigmes des chiffres », « à l’école de Sherlock Holmes ou des Experts », « Décrypte un code secret », « un message sur un rubik’s cube ». Les ateliers sont diversifiés avec une dominante logique. Les enfants sont issus d’un milieu social favorisé en général. Sur ce séjour, les enfants sont en majorité des garçons. L’équipe d’animation a mis en place un imaginaire autour de la piraterie du XVIIe siècle avec un fil conducteur sur l’ensemble du séjour. Les animateurs incarnent des pirates qui se retrouvent à l’époque actuelle. Ils sont à la recherche d’un trésor et entrainent les enfants dans leur quête. Pendant la semaine, les enfants font des jeux et ateliers sur cette thématique.

234

III.2. Méthodologie L’animateur est ici l’auteur de cette thèse. Il se place en position de chercheur-animateur. C’est la première expérimentation menée en séjour de vacances (après trois expérimentations préalables, l’une en séjour de vacances, deux en classe scientifique avec des CM2). Nous sommes au tout début de nos recherches (master 2), et c’est l’une des raisons du choix de cette expérimentation comme expérimentation de référence dans cette thèse. Le chercheur-animateur n’a pas une gestion experte de la situation, et va agir avec beaucoup de connaissances implicites liées à ses pratiques121. Il s’agit de mettre en place l’adaptation de la situation didactique sous sa forme ludique décrite dans le paragraphe précédent sous forme d’animation, en utilisant la méthodologie d’ingénierie didactique (pour la dimension recherche) associée à la méthodologie des trois pôles (pour intégrer les contraintes pratiques du terrain) pour intégrer l’action et la recherche sur le même plan. Avant notre recrutement, la directrice du séjour a accepté le projet d’animation et de recherche, et nous a donné son autorisation d’enregistrer les ateliers menés : c’est le seul aménagement effectué pour la recherche, et les enfants seront informés de notre expérimentation uniquement au début de l’activité. Pour le reste, tout se déroule comme un séjour normal. Pendant le séjour, les enfants sont répartis pendant les ateliers (d’une durée d’une heure et quinze minutes) selon deux groupes d’âge : primaire et collège, si bien que nous allons expérimenter l’atelier deux fois : pour les primaires et pour les collèges. Les enfants choisissent leurs ateliers la veille parmi ceux proposés par les animateurs. Nous disposons de 3 dictaphones (dont 2 avec un micro), et d’un caméscope personnel. Les ateliers s’adressant à une dizaine de jeunes, l’objectif est de mettre un micro dans chaque équipe, et éventuellement de filmer certaines séquences (la vidéo ne fait pas partie de choix méthodologiques, car nous donnons la priorité au fait de perturber le contexte le moins possible).

121

Nous verrons dans les chapitres suivants comment la méthodologie d’ingénierie didactique a été utilisée comme instrument phénoménotechnique pour permettre de prendre une distance entre l’action et la recherche, et produire des résultats théoriques. « L’innovation me permet d’acheter et de créditer la recherche tant que celle-ci ne pourra pas jouer pleinement son rôle. Mais ma main droite – recherche – doit ignorer ce que fait ma main gauche –innovation. » (Brousseau, 1998, p. 357)

235

III.3. La prise en compte de l’attractivité La question de l’attractivité est cruciale, puisque les enfants choisissent tous les jours les ateliers qu’ils choisissent à partir d’une présentation des animateurs de leur activité pendant quelques dizaines de secondes. Nous nous appuyons sur l’imaginaire pour gérer la question de l’attractivité. Sur cette colonie, l’animateur est Mad Bonney Piou, canonnier à bord de l’équipage. Il s’occupe de gérer les combats durant les batailles, et présente des ateliers sur ce thème : atelier de construction d’un canon (3 séances), atelier sur les armes des pirates (1 séance), et atelier de stratégie pirate (1 séance) : c’est la situation des 10 consécutifs. Nous avons donc conçu une histoire pour la première étape de présentation. Le capitaine Twicken Black tient sa réputation de sa magnifique victoire lors d’un combat qui l’a vu gagner contre une flotte de 10 navires ! Son succès vient du fait qu’il a exactement et précisément su gérer ses réserves de munitions pour endommager très rapidement tous les bateaux en même temps. C’est grâce à sa rapidité et sa stratégie que le capitaine et ses hommes l’ont emporté. Twicken Black avait en effet remarqué que les 10 bateaux étaient identiques, mais qu’ils n’étaient pas de la même taille. Par conséquent, quand il utilisait 15 munitions pour le 1 er bateaux, il devait utiliser 16 munitions pour le 2ème bateau, 17 pour le 3ème bateaux, etc. Ils demandaient donc à ses hommes le nombre exact de munitions, ce qui lui faisait gagner un temps précieux. Les enfants devront revivre ce combat et faire à leur tour preuve de stratégie. Pour appuyer l’histoire introductive et renforcer l’aspect ludique, des feuilles de stratégies122 avec des dessins seront posés sur les tables de jeu dès l’accroche, donnant les explications qui seront faites à l’oral. Cela nous permettra aussi de récupérer pour la recherche les calculs réalisés pour chaque enfant. L’enjeu de rapidité est intégré dès le début du jeu, et la raison justifiant de faire la somme de 10 nombres consécutifs est intégrée à l’histoire. Le terme stratégie, se référant à une sémantique ludique, est conservé, mais aucune mention n’est faite de l’existence d’une formule. Notre position de chercheur sera aussi présentée par rapport à notre personnage de stratège qui veut comprendre la réflexion des jeunes pirates, ce qui justifiera la présence des micros au sein des équipes. Nous souhaitons gérer l’atelier de façon ludique de sorte que les stratégies émergent de façon autonome. Des phases de réflexion stratégique sont prévues pendant la phase ludique, elles sont 122

Voire feuille de stratégie personnelle en Annexe B1

236

intégrées à l’imaginaire. Nous avons aussi prévu une feuille d’équipage123, qui sera donnée aux enfants dans la dernière phase de réflexion. La phase de débat est envisagée de façon à permettre aux enfants de discuter de leurs stratégies. Etant donné la diversité des enfants (âges, classe, pas de mémoire didactique commune), l’institutionnalisation des savoirs sera faite en fonction de ce qui a émergé du débat entre les enfants : l’animateur fera des clarifications s’il l’estime nécessaire et un bilan à la fin de l’atelier.

III.4. Une adaptation réussie Les deux ateliers, pour les primaires et collège, ont pu être adaptés sur ce séjour de vacances. Les enfants se sont investis dans l’imaginaire et dans la course. Pour l’atelier primaire, l’atelier a été proposé en même temps que les ateliers « braille », « code secret », « police scientifique ». L’animateur-chercheur l’a présenté comme un atelier de stratégie pirate sans évoquer les mathématiques : Onze enfants124 se sont inscrits, et le jeu s’est déroulé en 3 équipes de 3 ou 4 joueurs. Connaissant les enfants inscrits la veille, l’animateur a constitué les équipes en répartissant les âges pour homogénéiser. Réalisé en début de séjour, les affinités n’ont pas été prises en compte. Pour l’atelier collège, l’atelier a été proposé en même temps que « police scientifique ». L’animateur-chercheur n’a pas pu être présent pour la présentation de son atelier, si bien que l’animateur, qui n’était pas au courant des recherches, l’a présenté comme un atelier sur les mystères des chiffres. Les enfants savent donc que l’atelier aura une dimension mathématique. Ne connaissant pas la liste des enfants, l’animateur a laissé les six enfants se mettre par affinité en début d’atelier. Cet atelier a lieu le dernier jour. Au cours de l’atelier, une animatrice viendra regarder ce qui se passe dans l’atelier, ce qui n’était pas prévu. L’animateur-chercheur lui donnera la caméra pour qu’elle filme ce qui se passe au tableau pendant la phase de débat. Nous allons faire l’analyse a posteriori de l’atelier mené avec les collégiens, qui présente de nombreux intérêts didactiques, indépendamment de l’articulation ludique/didactique : 

Le faible nombre d’enfants et la qualité des enregistrements dans les deux équipes permettent une retranscription quasi-intégrale, pouvant même être complétée par des

123

Voire feuille de stratégie d’équipe en Annexe B2 Notons qu’un enfant n’a pas vraiment réalisé l’activité. Ayant des problèmes d’intégration sur le séjour en raison d’un comportement difficile, il s’est disputé dès le début avec son équipe sur le choix du nom d’équipe, et s’est isolé pendant la durée de l’atelier (comme sur d’autres activités tout au long du séjour). 124

237

informations issues de la vidéo. Au cours de notre recherche, nous avons plusieurs fois repris la méthodologie de transcription au fur et à mesure de l’affinement de nos questions de recherches et des exigences de précision associées. Nous décrirons cette méthodologie dans le paragraphe suivant. 

Le libre choix qu’ont eu les enfants de se mettre par affinité a entraîné la formation d’une équipe « jeune » (tous de niveau 6ème) et d’une équipe « plus âgée » (tous de niveau 4ème), ce que l’animateur-chercheur découvrira seulement pendant la phase de débat. Cela a entrainé la constitution de deux milieux avec des connaissances très différentes, et qui rend la phase de débat très riche du point de vue de l’analyse didactique. Les deux équipes ont trouvé la formule 10X+45, mais la première l’a trouvée par le point de vue « numération décimale de position » tandis que l’équipe des quatrième, qui l’a trouvée par des régularités sur les calculs et le point de vue « successeur ».



La durée de l’animation (1h15) et l’engagement dans le débat ont permis à l’animateur d’inclure la quatrième phase dans le débat. Cette phase ne sera pas analysée dans ce chapitre, mais nous donnerons quelques perspectives.

Nous nous appuyons sur les transcriptions en Annexe B5 et B7. La première concerne la première partie de l’atelier (du début de l’atelier jusqu’à la fin de la course), et la deuxième la phase de débat. Ces deux transcriptions correspondent chacune à des méthodologies particulières (voir Annexe B4 et B6), en particulier pour pouvoir étudier plus finement les interactions (entre enfants, avec l’animateur, entre les équipes). Ce niveau de détail n’est pas nécessaire pour l’étude a posteriori qui va suivre, et c’est pourquoi nous avons reformulé une grande partie des échanges pour une meilleure lisibilité, tout en laissant la possibilité au lecteur de retrouver facilement l’extrait dans les annexes. Exemple : [Annexe B5, extrait 34-37, MOD] MOD signifie que nous avons reformulé les échanges de l’Annexe B5 entre les lignes numérotées 34 à 37. Nous faisons ce choix lorsque nous ne voulons faciliter la compréhension du sens et ne pas faire apparaître les hésitations, répétions, ou tournures orales.

238

III.5. Description du déroulement Mise en place du jeu (00h00m00s - 00h05m30s) Les enfants entrent avec l’animateur dans la salle où trois tables sont préparées avec chacune un micro. Deux équipes de trois se forment, et les enfants parlent dans le micro. L’animateur explique son intention d’enregistrer pour analyser les stratégies et inclut le micro comme un élément de l’animation (« ce micro, vous pourrez lui faire des confidences », 00h01m00s). Il présente rapidement l’atelier aux enfants. Puis, il leur fait remplir les feuilles de stratégies personnelles, et demande aux enfants un nom d’équipe. Les enfants discutent et trouvent un nom d’équipe : 

L’équipe 1 des Number One est constituée d’Adrien, Dylan, Rémi



L’équipe 2 des Sangs noirs est constituée d’Anthony, Hervé, Pierre

Accroche et explication du jeu (00h05m30s – 00h14m15s) L’animateur explique l’imaginaire du jeu de la bataille de Twicken-Black, et les raisons qui ont conduit le capitaine pirate à calculer la somme de 10 nombres consécutifs. Il laisse ensuite du temps pour faire le calcul sur les deux exemples (5 et 18) et commencer à réfléchir sur la stratégie. Il donne le point aux deux équipes lorsqu’elles ont le bon résultat. Lorsque les deux équipes ont les deux résultats, il lance alors la course, où seule l’équipe la plus rapide marque désormais des points. Phase de course (00h14m15s -00h45m30s) L’animateur fait jouer la course. Un point de stratégie est fait vers la 27ème minute, puis à la 45ème minute. Pendant ces phases de discussion entre équipes, l’animateur passe dans les équipes et s’informe des stratégies. Pendant les phases de course, il donne les nombres, et gère les réponses des équipes qui sont écrites sur des bouts de papier. Le score est serré sur toute la partie. A la suite du premier point de réflexion, le comptage des points va de deux en deux. Les Number One commencent à gagner. Après la phase de réflexion, les Sangs noirs refont petit à petit leur retard, et dépasse les Number One sur la fin, avec des stratégies durant moins de 10 secondes.

239

Temps

Nombre de départ

Score des Number One

Score des Sangs noirs

Phase 1

5

1

1

Phase 1

18

2

2

14m35s

57

2

3

16m05s

129

3

3

17m44s

542

4

3

21m02s

884

5

3

23m00s

1 025

6

3

25m40s

2 347

6

4

27m34s

phase stratégie 1

35m00s

13 426

6

6 (passage à deux points)

35m51s

26 699

8

6

38m01s

48 734

8

8

39m48s

95 248

8

10

40m52s

106 325

10

12

41m31s

187 698

10

14

43m30s

318 712

12

14

44m22s

788 795

12

16

45m30s

phase stratégie 2

51m33s

phase de débat sur les stratégies

1h02m00s

phase de débat sur les stratégies pour 8 nombres consécutifs

1h08m35s

phase de débat sur les stratégies pour 12 nombres consécutifs

1h14m00s

fin du jeu Déroulement du jeu

Phase de débat sur les stratégies (00h05m33s -01h02m00s) Suite au deuxième point de stratégie, l’animateur instaure alors le débat comme phase de débriefing entre capitaines après un combat. L’animateur fait le constat que les deux équipes ont trouvé la formule 10X+45, et demande à un enfant de chaque équipe de présenter sa stratégie, d’abord les Number One, puis les Sangs noirs. Un débat s’instaure pour savoir quelle explication est la plus claire pour expliquer la formule. Phase de débat sur 8 et 12 nombres consécutifs (1h02m00s - 1h14m00s) L’animateur propose de s’assurer que chacun a bien compris les stratégies. Il demande alors de produire une formule pour 8 bateaux. S’engage alors un débat public entre Dylan qui pense qu’il n’y a pas de formule, tandis que d’autres affirment qu’il y a une formule. Dylan ne comprend pas qu’il 240

puisse y avoir une explication, et Kevin, un enfant des Sangs noirs, tente de lui expliquer avec les écarts, puis en introduisant la variable X. Donnant des explications mathématiques, les enfants des Sangs noirs lui font remarquer qu’il comprendra ça plus tard, ce qui fait apparaître qu’il y a un écart de niveau scolaire. A la fin des débats, qui semblent avoir convaincu tout le monde, l’animateur donne un dernier exemple sur 12 bateaux pour avoir une formule écrite par tous. L’animation se termine.

IV - Analyse a posteriori de la phase de course : une phase ludique et adidactique La phase de course fonctionne comme phase adidactique et ludique. L’animateur introduit un imaginaire dès le début de l’animation qui crée un fil conducteur ludique sur toute la durée de l’atelier. La course constitue le véritable moteur ludique de l’animation, avec une compétition entre les deux équipes et un système de points. Les enfants investissent le jeu de la course et recherchent des stratégies, en dialoguant dans les équipes : la formule 10X+45 est trouvée de façon indépendante dans les deux groupes.

IV.1. L’imaginaire comme fil conducteur du jeu L’animateur introduit un imaginaire dès le début de l’animation pour créer une accroche pour le jeu : « Animateur : c'est pas moi qui ai présenté mon atelier puisque je n'étais pas là quand on vous l'a présenté. Donc oui, ça a en effet un rapport avec les chiffres. Je vais vous parler c'est la bataille de Twiken Black. Est ce que vous avez entendu parler de la bataille de Twiken Black ? C'est un combat, de pirates, qui a eu lieu, où un capitaine pirate, l'a remporté contre dix autres navires. Enfant : [sifflement d'admiration] Enfant 1 : ouah joli Enfant 2: pas mal Enfant 3 : Il devait avoir une bête de stratégie Enfant 1 : trop !» [Annexe B5, 34-40, MOD.] Une fois l’imaginaire mis en place (feuille de stratégie, noms d’équipe), il intègre l’histoire des pirates pour expliquer les raisons de calculer la somme de 10 nombres consécutifs. 241

209 Animateur 210 enfants 211 Animateur 212 2A 213 1D 214 Animateur 215 2P 216 1D 217 1A 218 1D 219 2A 220 1A 221 1D 222 Animateur 223 enfants 224 1D 225 Animateur

donc ce qu'il s'est rendu compte le capitaine, c'est que pour détruire tout le… toute la flotte, il s'y prenait au fur et à mesure ; donc quand il a voulu détruire un... un mât par exemple, il tir… il tirait donc 5 boulets de canons sur le tout petit, il lui en fallait 6, il lui en fallait 1 de plus pour le deuxième... 7 pour le troisième, avec moi [huit] [huit] [neuf] Ouais voilà, c'est ça, et cætera, et jusqu'à combien ? [inaud.] jusqu'à … 14 Sachant qu'il y avaient 10 bateaux Jusqu'à 15 14 15 14 Jusqu'à 10 pour les bateaux, et jusqu'à 14,14,14 15 14 15 ou 14 ? [15] [14] [non 15] 5, 6, 7, 8, 9,10, 11, 12, 13, 14 donc, de 5 il allait jusqu'à 14, si par exemple, il fallait qu'il tire, 15 coups de pistolet, euh 17 coups de pistolet, sur le plus petit, combien y'en fallait pour le deuxième ? [Annexe B5]125

Puis, il intègre la nécessité de calculer rapidement et de trouver des bonnes stratégies : « Voilà. Et donc ce qu'il s'est passé c'est que le capitaine a essayé de gérer au mieux tout son stock de munition, ce qui fait qu'à tout instant, il voulait savoir combien de balles ou de boulets avaient été tirés, ce qui lui permettait de gérer à la fois ses munitions, mais aussi de faire tirer ses troupes pile poil ce qu'il fallait comme balles comme boulets. D'accord ? Donc c'est pour ça que la stratégie a commencé, puisqu'il fallait pour lui faire ce calcul très rapidement, parce que comme vous allez le voir ensuite, le combat s'est intensifié, et il fallait des milliers de tirs de, fusils, etc. Donc on va commencer par des gros tirs de boulets, et après on fera les coups de fusils, donc il fallait y aller très très vite, donc je vous propose de faire l'affrontement des Sangs Noirs et des Number One pour voir quel est votre sens de la stratégie» [Annexe B5, 233-237, MOD]. Les enfants investissent l’imaginaire, ce qui se traduit à différents moments de l’atelier par des références explicites à l’histoire. Lorsque les enfants donnent leurs réponses ou lorsqu’ils donnent

125

L’animateur implique les enfants en posant des questions, ce qui conduit à des réactions des enfants qui donnent des réponses. Il sait que l’arrêt de la série (14 ou 15) pose problème et cherche à clarifier ce problème avec les enfants.

242

des preuves lors de la phase de validation, ils font référence à l’imaginaire : 10 représente le nombre de bateaux, et quand ils donnent ou écrivent le résultat, ils évoquent le signifiant : des boulets (balles, munitions).

IV.2. La course est le moteur de la dévolution La course est vécue de façon très motivante pour les enfants. Lorsqu’un nombre est donné, le silence se fait dans la salle et les enfants calculent. Dès qu’ils ont trouvé, ils se précipitent vers l’animateur pour lui donner le bout de papier où est écrit le résultat, ce qui ne manque pas de créer des discussions lorsque des papiers sont rendus en même temps ou presque 126. Ils sont attentifs au comptage des points et ne manquent pas de reprendre l’animateur lorsque ce dernier fait une erreur127. Ils réagissent par des cris, des rires ou des commentaires quand ils gagnent les points et s’encouragent ou se félicitent à l’intérieur des équipes. L’envie de gagner et d’être le plus rapide sont très présentes pendant toute la phase de la course (« On va les massacrer », « Donc c'est nous qui avons gagné là ») Durant toute la phase de course, les interactions dans les équipes portent sur : 

la recherche et la compréhension des stratégies : les enfants discutent de leur stratégies, échangent des informations, s’informent de ce qu’ont fait ou trouvé leurs coéquipiers (moments de calculs, intermède entre deux nombres, phases de réflexion stratégique).



le jeu avec le micro : Les enfants interagissent avec le micro, en simulant qu’ils sont à la radio128, en chantant des chansons129, en racontant des histoires.

L’ambiance dans les équipes est très liée à l’enjeu de la course. Lorsque le jeu est serré, qu’une équipe perd, les discussions portent sur la stratégie sur les différentes techniques, sur leurs désaccords, et il peut y avoir des tensions. C’est ce qui se passe au même moment dans les deux équipes au début du jeu alors qu’il n’y a pas encore vraiment de stratégie.

126

[Annexe B5, 897-912, 1072-1074] papiers rendus en même temps [Annexe B5, 865, 936-937, 1007, 1083, 1111-1114] : les enfants interviennent sur le score. 128 [Annexe B5, 1220-1236] : les enfants simulent une émission de radio. 129 [Annexe B5, 113, 188] : les enfants chantent au micro. 127

243

352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362

1D 1R 1D 1R 1D 1R 1D 1R 1D 1R 1D

Mais non…c'est 45 Mais t'es fou Mais tu sais pas compter C'est toi qui sait pas compter Ben vas-y ! 8+9, ça fait combien ? Attends, je fais 9 et 1 9 et 1 ? 10. et 18. Après tu passes un 2, 20.23. 23+4. 27. Euh 27 +5, ça fait 32 38 et 45, tu as raison Non non, on a faux c'est 225 le 2ème. [Annexe B5]

365 366 367 368 369 370

2A 2P 2A 2H 2A 2P

Là regarde, les dizaines, donc 1,2,4,6,8,10,12,14,16,18 ben laisse tomber Et voilà Et alors ? ben alors rien, il me dit que ça fait 200 Mais si ça fait 200 [Annexe B5]

386

2A

387

2H

Y'a rien, c'est bon j'ai trouvé le bon résultat avec ma tactique, t'as la tienne Franchement, il le sait. Y'a des trucs où ce sera plus rapide genre ta technique, et des fois ou ce sera plus rapide la sienne [Annexe B5]

A l’inverse, quand l’équipe gagne, qu’une stratégie est efficace, l’ambiance est plus détendue et les enfants ont plus tendance à parler ou jouer avec le micro. 1147 1148 1149 1150 1151

2 2P 2P 2H 2

1152

2H

1153

2

[coupure micro] Avec nous, c'est la bonne humeur Je suis beau… Notre technique marche, parce qu'on est les plus fort [rires] Notre technique marche, parce qu'on est les plus fort, on est les meilleurs, on est les plus beaux, donc voilà ! [rires] [Annexe B5]

Le jeu de la course motive directement la recherche des stratégies, et il y a un lien entre l’intérêt pour le jeu et la recherche de stratégies : 459 460 461 462 Animateur Oui! 244

exact c'est ça, t'as raison, ouais grave c'est ça

463

1R

Ouais !!!

Egalisation immédiate des Number 464 Animateur One…[1A] avec le résultat 1335 [1B]. 465

1R

466 467

1D 1R

[1A] évidemment on est les number one [rires] [1B] 5. Je suis trop fort [Annexe B5]

585 586 588

2A 2H 2H

Tu multiplies par 10 et t'ajoutes … 45 On perdra plus là [Annexe B5]

764 765 766 767 768

2P 2A 2P 2H 2A

J'ai envie de jouer Eh attendez regardez regardez j'ai envie de retourner en jeu, la bataille des pirates. C'est trop facile ! 112,113,114. Tu rajoutes, 112+10=122 [Annexe B5]

Les résultats faux conduisent à des remises en question et de nouvelles discussions : 503

1D

504 505 506 507 508

1D Animateur 1D Animateur 1A

509

2Q

510 511 512 513

1D 1R 1 Animateur

514

1D

515 516 517 518 519 520 521

2Q 2P 2Q Animateur 1R 1R 1D

522

2

Je comprends pas là, c'est pas possible c'est forcément ça non [aux sangs noirs] Mais c'est forcément ça oui [à 1A] Oui!! C'était quoi alors ? c'était quoi? c'était 5465 ouais… le résultat est 5465. pourquoi? Je comprends pas 65 ? pourquoi 65 ? pourquoi 65 ? Qui c'est qui gagne ? c'est les Number One Ouf … [1D continue de compter] Et pourquoi soixante cinq ? Vous pouvez nous expliquer 245

523

Animateur

524 525 526

2H 1D 1R

527

Animateur

528

ben parce que c'est le résultat… Tu peux nous expliquer ? c'est pas possible. Mais si … pourquoi c'est pas possible ? Parce que ça fait 14 20 27 35 44 … Ah mais oui, c'est parce que c'est un zéro, j'ai confondu avec un six, j'ai tellement mal écrit que j'ai mis un six

1D

529

2P

530

2A

531

2

532 533

1 1D

534

1D

535

Animateur

[ça discute]

Tu vois, moi j'ai additionné toutes les centaines T'as pas besoin de sommer les centaines. 500 fois 10, ça fait 5000 J'ai bien compris [inaud.] ça fait déjà 5000, regardes, du coup ça fait [inaud.] yes ah bien joué ! J'ai cru c'était un zéro moi, j'ai mal écrit Alors on continue…les sangs noirs vont réagir dans l'immédiat … [Annexe B5]

La rapidité d’une équipe entraine des réactions et conduit à chercher de nouvelles techniques. 857 858 859 860 861 862 863 246

[Nombre 13426] Animateur 2H 1R 2A 2A 1D

[Nombre 13426]

[Nombre 13426]

[Nombre 13426]

13426 J'ai ! Quoi ? Ouf ouais, bon ben … Ca m'étonnerait!

864

2A

865

1R

Non non, ça nous étonne pas ! S'il a le point, je le tue

866 Animateur Oui 867 1R Quoi ? 868 1D C'est pas possible ! Je suis [inaud.] 869 2H béton 870

2H

871

2A

872 Animateur 873

laissez c'était celle d'après.134305 oui, je sais

oui! Ils reviennent, donc y'a égalité. Comment ils ont fait ?

1R

874 1D égalité 875 Animateur égalité, 6 points partout 876

ah, tu multiplies par 10 et t'ajoutes 45

2P

877

1R

878

1D

879

1A

880

2A

881

2P

882

2A

883 884

2H 2P

885

2H

886

2P

Eh, t'en as pas une autre de technique ? Attends attends je veux regarder un truc J'ai trouvé une de ces techniques A deux chiffres près, jle filais Tu ajoutes, tu multiplies par… Chuuut ! Chuuut ! Ils vont entendre, là bas! Chut ! Ah oui, bien sûr (en chuchotant) Tu multiplies par 10 et t'ajoutes 45 Ah oui, voilà

C'est bon on continue, vous 887 Animateur êtes prêts l'équipe là-bas ? Attention, 26699 [Annexe B5]

247

IV.3. Diffusion des stratégies au sein d’une équipe La phase de course fonctionne comme phase adidactique : ils ne demandent pas d’information à l’animateur, et cherchent entre eux. De nombreuses interactions ont lieu entre les enfants pour se comprendre et partager les connaissances, et leurs stratégies évoluent. Lorsque l’animateur donne le bon résultat, les stratégies sont remises en question selon leur pertinence. Des stratégies concurrentes dans les équipes existent dans chaque équipe, et des débats se créent, quelques tensions peuvent parfois apparaître quand les enfants ne se comprennent pas ou ne sont pas d’accord. Durant les phases de stratégie, l’animateur passe dans les équipes et s’informe des stratégies. Il fait celui qui cherche à comprendre. Les enfants sont ainsi amenés à formuler leurs idées, ce qui peut conduire à de nouveaux débats entre les enfants qui ne sont pas d’accord. Il ne donne pas d’information et les enfants ne lui posent pas de question. Les stratégies acquièrent du crédit dans une équipe au fur et à mesure qu’elles deviennent gagnantes et efficaces. Les autres enfants cherchent alors à mieux comprendre, alors qu’ils pouvaient être en désaccord quelques minutes auparavant. Les victoires contribuent à souder l’équipe, et les enfants cherchent alors à comprendre cette nouvelle stratégie et se l’approprier, abandonnant alors leur ancienne stratégie, pour utiliser celle qui leur permettra de gagner dans la partie suivante. La stratégie gagnante diffuse alors dans toute l’équipe. Dans ces deux équipes, chaque équipe a trouvé la formule 10X+45 à la fin de la phase de course, et chaque enfant s’est approprié la technique et les justifications. 1) Les Number One L’apparition de la formule se fait de façon très progressive en fonction des découvertes de chacun. Elle se fait sur des régularités trouvées à partir du point de vue « numération décimale de position » C’est tout d’abord Dylan qui remarque la régularité 45 par le fait que les 10 chiffres sont toujours présents, et qui l’explique à son équipe, ce qui lui permet d’aller plus vite dans les parties. 621

1A

630

1D

631

1A

632

1D

636

1A

Mais j'ai remarqué quelqe chose. Regardez la somme des derniers chiffres [1A] (chuchote) [inaud.] La somme des derniers chiffres, c'est toujours égal à 45 [1A] Quoi? [1A] (chuchote) Tous les derniers chiffres, c'est toujours égal à 45, c'est obligé.[inaud.] Ouais t'as raison [Annexe B5]

248

Ainsi lorsque l’animateur passe dans l’équipe au début de la première phase de stratégie, les enfants ont tous compris le rôle du 45. 678 679 680 681 682 683 684

Animateur 1A Animateur 1A Animateur 1A Animateur

685

1A

686

1D

687 1R 688 Animateur 689 1D 690 Animateur 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706

1D Animateur 1R Animateur 1D 1R 1D 1R Animateur 1D 1R Animateur 1D 1R 1D 1R

Et vous alors ? La somme des derniers chiffres est toujours égal à 45. Toujours Comment tu t'es rendu compte de ça? Ben, on a calculé, on a fait toutes les opérations et puis c'est logique Pardon ? Ben si c'est logique C'est logique pourquoi? Ben vu que ça fait 9, parce que tous les chiffres, et que on assemble tous les chiffres ça fait 45, ça fait forcément 45 dans tous les cas dans n'importe quelle chiffre qui commence Moi je sais pourquoi. Si regarde, 1+8=9,0+9=9,7+2=9,6+3=9,5+4=9, donc c'est 9*5=45 parce que 10 divisé par 2 égal 5 Oh, je suis trop fort ! (rires) Donc en fait finalement, Quoi ? Chacun différemment, vous arrivez à trouver 45, toi en faisant des couplages … Tout le temps, c'est égal à 45 Et toi par contre, en faisant directement Tout le temps Ok C'est moi qui ai trouvé Eh, jtai aidé (rires) Eh, c'est vrai Vous avez travaillé ensemble ? Quoi ? Ouais Vous avez pu discuter ? Eux, ils ont discuté Oui, mais toi t'as voulu faire tout seul Mais je vous regarde pas aussi, je vous regarde pas. Moi j'aime pas regarder Oui, mais toi tu veux tout faire tout seul de toute façon [Annexe B5]

Adrien observe ensuite, à partir de l’observation à partir des 8 premières parties, qu’il y a un lien avec le fait de multiplier le premier nombre par 10 et d’ajouter quelque chose. 831

1A

832 833

1D 1A

En fait, j'ai compris c'est très simple. On fait juste fois 10 et on rajoute quelque chose Mais non… J'ai compris, si ! Regarde partout, regarde partout! 249

834

1D

835 836

1A 1D

Mais non, parce que quand tu fais ça, forcément yaura un endroit où y'aura 1 deux, et un endroit où y'aura un 1 dans les dizaines. La 1ère ligne [inaud.] différents, si ils sont pas différents, tu fais fois 10 Il faut à chaque fois ajouter quatre. Tu fais [inaud.] Ben on verra [Annexe B5]

Cette stratégie n’est pas tout de suite partagée par les autres enfants, mais quelques minutes après pourtant, chacun a progressé dans la recherche de stratégies, et semble avoir fait évoluer sa stratégie. 753

1D

T'as vu elle est trop bien la technique. En fait, après tu regardes tous les trucs, tu regardes le nombre 3, tu multiplies par ce nombre, t'additionnes les 2, et après les 2 derniers chiffres tu les multiplies par 10 [Annexe B5]

849

1D

Ah yes, j'ai trouvé une nouvelle technique

894 895

1R 1D

Eh, faut faire fois 10 J'ai trouvé moi aussi [Annexe B5]

Adrien pendant ce temps a poursuivi son idée, et a trouvé le quelque chose qu’il fallait ajouter : 45. 930

1R

Alors, c'est quoi la technique ?

931

1A

J'ai compris. Tu fais fois 10 et tu rajoutes 45

932

1D

Là au début, les 3 premiers chiffres tu rajoutes fois 10

933 934

1R 1A

Ca, mais ça on avait pigé Fois 10 et tu fais 45 [Annexe B5]

L’idée se diffuse, et malgré quelques discussions sur qui a eu l’idée en premier, les enfants s’approprient cette stratégie, et vont désormais l’utiliser dans la course. 977

2D

978

1A

979

1R

C'est ça que tu fais ? Ah ben, c'est bon, on a compris. J'avais pas compris C'est ce que je vous ai dit, faut faire 45, c'est moi qui vous l'ai dit le premier, vous me croyiez pas Moi, j'ai dit fois 10, toi t'as dit + 45 [Annexe B5]

985

1A

Voila, c'est trop simple, tu fais fois 10 et tu rajoutes 45

986

1R

Eh, tu fais fois 10 tout, donc tu rajoutes un 0, puis tu fais plus 45

987

1A

Ca marche pour tout regarde. 5 fois 10 cinquante plus 45, 95. On est tout bon, pour tous [Annexe B5]

250

Lorsque l’animateur repasse dans le groupe lors du deuxième et dernier point de stratégie, juste avant le débat, les enfants semblent être tous d’accord. 1134 1135 1136 1137 1138 1139 1140 1141

Animateur 1A Animateur 1A 1D Animateur 1A Animateur

1142

1D

1143

Animateur

1144

1D

1156

Animateur

1157

1A

1158 1159 1180 1181 1182 1183

Animateur 1D 1R Animateur 1R 1R

1184

1D

1185 1186 1187 1188 1189 1191 1192

Animateur 1D Animateur 1D Animateur 1D 1A

1215

1D

1216

Animateur

1217

1D

1218 1238

1A 1R

Vous en êtes où ? [en chuchotant] c'est fois 10 plus 45 Donc votre formule c'est quoi ? On fait fois 10 plus 45 On fait premier nombre multiplié par 10 plus 45 Et ça a donné ses preuves ? ouais Et alors, comment vous êtes arrivé à ça ? Ben, à chaque fois qu'on regardait le dernier nombre pour les dizaines, ça donnait 45 à chaque fois ouais Puis après on regardait, et à chaque fois on voyait que c'était multiplié. On a ajouté 45 à chaque fois D'accord, et est ce que vous avez une idée de pourquoi c'est ça ? Pourquoi ça marche, est ce que ça va va tout le temps marcher ? Ben oui. Parce que c'est fois 10. Y'a 10 chiffres, et que la somme des derniers chiffres, c'est plus 45. C'est forcément fois 10 plus 45 Est-ce que tu pourrais l'écrire, pourquoi il ya fois 10 déjà. Ben, parce qu'il y a 10 nombres 40, et vu que c'est plus 45, c'est 85 D'accord, mais pourquoi c'est fois 10 ? Ben parce qu'il y a 10 nombres 10 nombres Y'a 10 nombres, de 1 à 10. Parce qu'il y a 10 nombres consécutifs, et que si on additionne là, la somme des 10 nombres, de 1,2,3,4,5,6,7,8,9,10 Oui, Ils viennent d'où les nombres 1,2,3,4,5,6,7,8,9 ? Parce qu'ils sont consécutifs Parce que si je te donne le nombre 124, ben 124, ce sera 125 Ecris sur ta feuille de stratégie personnelle Pour 124, 125, 126 Ce sera 1285 Regarde, ça fait 4+5, c'est égal à 9, 6+3, c'est égal à 9, 7+2 c'est égal à 9,1+8 c'est égal à 9, et 9+0 c'est égal à 9, alors si on les mélange tous, ça fait 9 fois 5, et c'est égal à 45 Ouais Donc si on ad, et comme à chaque fois, si on enlève tout ça, et qu'on additionne, ça va faire … ça va faire … 12,12,12 En fait, faut déjà prendre un bout de papier Non, t'as rien compris 251

1239 1240 1241 1242 1243 1244 1245 1246 1247 1249 1250 1251 1252

1D 1 1R 1D Animateur 1D 1A 1D Animateur 1A 1R 1A Animateur

1253

1A

12 fois 6 et 13 fois 4, c'est égal à [pose le calcul] [1A et 1R chuchotent ensemble] J'ai compris, je suis trop fort. Et donc 124 Pourquoi tu multiplies par 2? 240, il vient d'où ? 520 + 720 Parce que tout le monde avait compris Et donc, si on rajoute 45, ça fait 85 Comment t'es sûr que ça marche pour n'importe quel nombre ? Sur et certain à 100% [rires] Non mais, c'est vrai Vas-y C'est 10 nombres consécutifs, et vu qu'il y a 10 bateaux, il y a forcément 10 chiffres, donc c'est forcément fois 10, ça c'est sûr; Et après, comme les derniers chiffres, c'est toujours égal à 45 [Annexe B5]

Les explications de Dylan permettent de comprendre qu’il a la justification en faisant la décomposition de la décomposition en dizaine et unités. 2) Les Sangs noirs Chez les Sangs noirs, l’apparition de la méthode et sa diffusion se font de façon plus complexe et moins consensuelle dans l’équipe, car il y a plusieurs points de vue. Hervé, qui a une stratégie efficace donne des explications qui lui permettent de diffuser sa méthode et son point de vue « successeur ». Anthony, qui est parti sur une autre voie, et qui a une autre stratégie, mais moins efficace, ne comprend pas, pose beaucoup de questions et cherche à tout prix à comprendre (« Comment t'as fait toi? », « T'as associé quoi? », « Je comprends pas comment vous faites. D'où vous avez mis le 430, 1400. 5450. Je comprends rien de ce que vous faites », « j'étais perdu…Mais je comprends pas votre tactique »). Il finira semble-t-il par comprendre et s’approprier la stratégie. Anthony est un peu isolé en début d’atelier par rapport aux deux autres enfants qui semblent avoir plus d’affinités entre eux. 277 278

2A 2

En gros je sers à rien, c'est ça ? Quoi ?

279

2A

Ca se fait pas, mais en gros je sers à rien. [Annexe B5]

Anthony et Pierre ne sont pas d’accord, et ils ne parviennent pas à se comprendre. Chacun a sa propre technique pour optimiser les calculs en procédant à des décompositions. 252

312

2A

313

2P

314 315 316 317 340 341 342

2A 2P 2A 2 2P 2A 2P

343

2P

344 345 346 347 348 349 350 365 366 367 368 369 370

2A 2P 2A 2P 2A 2P 2A 2A 2P 2A 2H 2A 2P

371

2H

372 373 374

2A 2H 2A

375

2P

376 377 384 385 386

2P 2H 2 2P 2A

387

2H

Ca fait 18. 180 plus 8 plus. Parce que tu fais comment toi ? Moi, j'ai enlevé le 2 je l'ai mis ici, j'ai enlevé le 1 je l'ai mis ici, donc ça fait. Cinq 20. Ici je prends les dizaines, donc ça fait 200 déjà Moi aussi, non ça fait 180 avec les dizaines Ca fait 200 Ca fait 180 [3s] Ca fait 200 Ca fait. Non regarde 1,2,4,6,8,10,12,14,16,18 Tu enlèves le 2, regarde Tu enlèves le 2, tu le mets au 18, le 1 tu le mets au 19, là ça fait que tu as 100, ok ? Si tu veux Là, ça fait 1,2,3,4,5. 5 vingt, ça fait 100, donc ça fait 200 rien qu'avec les dizaines Quoi ? parce que là, y'a cinq 20. Un 20, 2 20,3 20,4 20, 5 20 avec les dizaines ? Ça fait pas 200 Si ça fait donc 200. Tu rajoutes des trucs Là regarde, les dizaines, donc 1,2,4,6,8,10,12,14,16,18 Ben laisse tomber Et voilà Et alors? Ben alors rien, il me dit que ça fait 200 Mais si ça fait 200 C'est-à-dire que quand t'additionnes les unités, après tu sais, ça te rajoute quand même 45 Oui voilà Donc 180+45, ça fait 225 Voilà exactement. Ben y'a pas de problème Ben ça marche, mais c'est un peu plus long. Moi je sais ce qu'était dur. 18,22 ça fait 40, 19 21 ça fait 40 plus 20 ça fait 100 Je sais pas moi, moi j'ai trouvé 200 [inaudible] C'est logique [inaudible] Y'a rien, c'est bon j'ai trouvé le bon résultat avec ma tactique, t'as la tienne Franchement, il le sait. Y'a des trucs où ce sera plus rapide genre ta technique, et des fois ou ce sera plus rapide la sienne [Annexe B5]

253

Hervé semble avoir plus de recul et être plus mesuré ; il évalue les deux méthodes et tentent de concilier les deux points de vue. Quelques minutes plus tard, il annonce d’ailleurs la formule « 10X+45 » avec le point de vue « successeur ». Il semble sûr de lui. 580 581 582 583

2H 2A 2H 2A

584

2H

585 586 588

2A 2H 2H

Regarde j'ai la technique Vas-y Tu multiplies par 10, t'ajoutes 45 T'ajoutes combien ? 45, tu multiplie par 10, et t'ajoutes plus 1,plus 2, plus 3, plus 4,plus 5, plus 6, plus 7, plus 8, plus 9, donc t'ajoute de 1 à 9 Tu multiplies par 10 et t'ajoutes … 45 On perdra plus là [Annexe B5]

Sur la partie qui suit avec le nombre 2347, il marque le point, juste avant la première phase de réflexion stratégique. Lorsque l’animateur s’informe de la stratégie, Anthony et Pierre n’ont pas encore compris la formule, et un débat s’engage pour comprendre. 647 648 649 650 651 652

2P 2H Animateur 2H 2P 2A

653

2H

654 655 656 708 709 710

Animateur 2A Animateur 2H Animateur 2A

711

2H

712 713

2A 2H

714

2A

715 716 717 718

2P 2A 2P 2A

254

C'est quoi ton truc ? (en chuchotant) Tu multiplies par 10, t'ajoutes 45 Toi, c'est quoi ? (en chuchotant) Tu multiplies par 10, t'ajoutes 45 Ben non Pas pour tout (en chuchotant) Si à chaque fois. C'et le même nombre, et il y est 10 fois, et tu fais +1,+2,+3,+4,+5,+6,+8,+9 (inaud.) Est-ce que ça marche tout le temps? Non, pas 45, ça marche pas tout le temps Comment t'es sûr que ça marche ? Ben pour l'instant ça marche toujours Ah oui, c'est vrai ? Mais pas forcément avec 45.Regarde, si c'est 101,102,103,104 Ben oui, non mais parce que t'as 101,102 donc c'est 101+1, donc c'est 2 fois 101, ensuite 103, donc c'est 101+2, ensuite 104, c'est 101+3 Ca fait 91,92,93 T'as pas compris Non, mais ça va, ce que je veux dire, c'est que c'est vrai, mais c'est pas tout le temps vrai. Mettons ajouter 45, faut ajouter le nombre qu'on obtient Mais si, ça marche tout le temps ! Mais pas avec 45 putain! Mais si, ça marche tout le temps ! Mais pas avec 45

719 720 721 722 723 724 725

2H 2A 2H 2A 2H 2A 2H

Si Pas forcément Si, parce que regarde, tu vois Mais non…pas forcément 45 A chaque fois c'est 10 Ben voilà T'as un nombre, le nombre, c'est 1,2,3,4,5 Mais pas forcément, ça peut être 190,191,192,193, tu vois ce que je veux dire Là, t'as une fois cent, ok? Ah mais oui si je suis con non. Au oui, mais je pensais à autre chose (en écrivant) T'as deux fois Oui, j'ai compris, c'est bon. Parce que je me trompais de..de..jme raportais au 10, jme disais avec 90, ça marche pas

726

2A

727 728 729

2H 2A 2H

730

2A

731

Animateur

732 733 734 735 736 737 738 739 740

2H 2 2P 2H 2A 2A 2H 2A 2H

741

2P

742

2P

[l’animateur revient] Vous écrivez ce que vous pensez Jpense qu'on est les meilleurs (rires) Moi, je le crois, j'en suis sûr ! Espérons qu'ils aient pas entendu, sinon, ce sera à celui qui écrit le plus vite Tu me passes le papier ? En fait faut ajouter 450 T'écris et après tu me passes le papier Eh, faut ajouter 450, pas 45 Tu multiplies par 10, t'ajoutes 45 (inaud.) Eh, il est bien ce truc. Au début, je me suis dit, ça va être un truc chiant et tout ça. Et puis après je me suis inscrit, Eh viens, on va leur piquer leur feuille de stratégie. [Annexe B5]

Anthony a encore des doutes, mais c’est lié à une erreur sur la feuille que lui rappelle Hervé.: 749

2A

750

2H

Je comprends pas là. Attends, je comprends que dalle. Putain, qu'est-ce que c'est que ce machin ? Tu fais fois 10 plus 45

751

2A

113,114,115. Non, mais c'est pas ça que je comprends pas

752

2H

Là, il manque le 118130 [Annexe B5]

Lorsque le jeu reprend, les Sangs noirs sont alors très efficaces, car Hervé répond en quelques secondes. L’enjeu dans cette équipe est désormais de faire le plus rapidement possible, ce qui ne 130

La feuille de stratégie (Annexe B2) contient un oubli, celui du nombre 118 dans la somme de 112 à 121.

255

sera pas sans quelques erreurs de calcul. Ils prennent alors petit à petit l’ascendant sur la partie, et creusent peu à peu l’écart. L’équipe est désormais sûre d’elle et lors de la deuxième réflexion stratégique, les enfants ne discutent plus de la stratégie et s’amusent avec le micro.

V - Conclusion Nous sommes parvenus à montrer qu’il est possible d’élaborer une ingénierie didactique de la théorie des situations, permettant aux enfants de jouer et d’apprendre des mathématiques dans un contexte de loisirs. En jouant, les enfants développent de nouvelles stratégies et entrent dans la démarche de recherche en même temps qu’ils sont investis dans le jeu. Les deux hypothèses centrales de notre travail se trouvent donc confortées après ces expérimentations : 

l’hypothèse du potentiel des situations adidactiques d’action pour concilier jeu et apprentissage, et réaliser des animations mathématiques ludiques en séjour de vacances.



l’hypothèse

d’une

possibilité

d’objectivation

des

phénomènes

ludiques

pour

l’apprentissage. Les deux potentialités ludiques que nous avions prédites dans l’analyse a priori, l’imaginaire et la course entre équipe, s’avèrent être les moteurs du jeu et de la dévolution.

256

Chapitre 8. Le contrat didactique et ludique Dans ce chapitre, nous nous intéressons à l’articulation jeu/apprentissage du point de vue de la gestion qui en est faite par l’animateur. Comment gère-t-il l’animation du point de vue des enjeux didactiques et ludiques en séjour de vacances ? Dans un premier paragraphe, nous allons montrer l’insuffisance du seul concept de contrat didactique pour modéliser les interactions entre enfants et animateurs dans les activités mathématiques en centre de vacances, et la nécessité de prendre en compte, dans la modélisation théorique, les articulations entre les aspects didactiques et ludiques et aborder la dialectique jeu/apprentissage. Ceci nous conduit à l’élaboration d’un nouveau concept que nous appelons le « contrat didactique et ludique ». Nous motiverons l’introduction de ce concept d’une part par un retour sur les origines du contrat didactique chez Brousseau en revisitant le cas Gaël (Brousseau, 1986, 1999), d’autre part en nous appuyant sur les travaux philosophiques de Colas Dufflo Jouer et philosopher (1997) dans lequel il introduit la notion de « contrat ludique ». Nous définirons ensuite le concept de contrat ludique et didactique et donnerons les premiers éléments de modélisation. Nous terminerons ce chapitre en faisant une relecture de situations dans des textes de fondateurs de la TSD (Brousseau, 1986, 1990). Dans ce chapitre, nous nous appuyons sur les animations menées avec la situation des 10 consécutifs. Réalisée de nombreuses fois durant la thèse, elle nous a permis d’utiliser la méthodologie d’ingénierie didactique comme instrument phénoménotechnique pour étudier la gestion de l’animateur. Nous nous appuierons autant que possible sur le corpus de l’expérimentation décrite dans le chapitre 7. Quand nous ne le précisons pas, cela signifie que nous nous référons à cette expérimentation. Dans les autres cas, nous donnons le numéro de l’expérimentation (EXP) et nous renvoyons à l’Annexe A1.

257

I - Les insuffisances du contrat didactique pour modéliser les interactions enfants - animateur en séjour de vacances I.1. Le contrat didactique I.1.1. Quelques éléments sur le contrat didactique Le contrat didactique est défini comme « l’ensemble des comportement (spécifiques) du maître qui sont attendus de l'élève et l'ensemble des comportements de l'élève qui sont attendus du maître. » (Brousseau, 1999, p. 44). Ce contrat est fictif, puisqu’il n’y a pas réel contrat entre l’enseignant et les élèves. Il permet de modéliser les interactions et rapports entre enseignants et élèves au sujet des « projets, des objectifs, des décisions, des actions et des évaluations didactiques » (ibid., p. 44) et de décrire les interactions didactiques et le processus d’apprentissage. Ce concept est essentiel dans la théorie des situations131, car il permet d’identifier des phénomènes et comportements spécifiques de la relation didactique : 

Description des contraintes et des paradoxes dans lesquels se trouvent engagés les acteurs de la relation didactique.



Description des interactions entre l’enseignant et les élèves, permettant de mettre en évidence ce qui a été appelé « effets de contrat » (Brousseau, 1998).



Description des actions, erreurs, justifications des élèves dans une activité mathématique, dues à des habitudes ou des règles antérieures. Une partie du contrat didactique est spécifique du savoir, et la relation didactique évolue nécessairement par des « ruptures de contrat ».



Description des différents types de contrat didactique existants (Brousseau, 1996, 1997, Comiti & Grenier, 1998, Perrin-Glorian, 2003). Brousseau a cherché à caractériser de façon exhaustive les différents types de contrat, distinguant les contrats faiblement didactiques (contrat de communication par exemple) et les contrats fortement didactiques (contrat de dévolution par exemple).

131

Ce concept est central dans la didactique des mathématiques de façon plus générale, puisqu’il a été réimporté dans d’autres théories didactiques comme la théorie anthropologique du didactique. Il aussi été importé dans d’autres disciplines, ou étudié en lien avec d’autres champ théoriques, comme le concept de contrat différentiel (SchubaerLeoni, 1986). Nous renvoyons à l’article de Sarrazy (1995) pour une étude précise de ce concept et son lien avec d’autres champs théoriques.

258

La théorie des situations didactiques, conçue dans le contexte institutionnel de l’école primaire s’est développée dans d’autres contextes : autres institutions scolaires (enseignement secondaire, enseignement supérieur, enseignement spécialisé), contextes de formation professionnelle, contexte d’animation scientifique (Godot, 2004, Poisard, 2005). Les contrats didactiques y sont de nature différente. I.1.2. Le contrat didactique en contexte d’animation scientifique Les contextes d’animation scientifique (fête de la science, classe scientifique, séjour de vacances mathématiques, etc.) sont des contextes didactiques où l’on y trouve les trois pôles du triangle didactique (Savoir, Apprenant, Enseignant). K. Godot (2005) a expérimenté dans le contexte d’animation scientifique de la fête de la science : « Le contrat didactique inhérent à l’institution "loisir scientifique" où le plaisir et le libre choix ont une place importante, est donc éloigné de celui habituellement établi dans l’institution scolaire lors de l’enseignement des mathématiques, bien qu’ils aient des points en commun. A contrario, du fait de ses caractéristiques, il comporte de nombreuses similarités avec le contrat didactique associé aux situations recherche en classe que nous avons présenté au début de notre thèse, ce qui est un aspect prometteur supplémentaire pour notre projet d’utilisation des situations recherche dans une perspective de vulgarisation. Cependant, un tel contrat didactique implique que les situations de vulgarisation soit suffisamment attirantes, d’une part pour que le public ait envie d’y participer et d’autre part pour qu’il ait envie d’y rester, d’y consacrer de son temps » (Godot, 2004, p. 320). C. Poisard (2005) a expérimenté dans un centre d’animation scientifique et technique et pointe aussi des changements : « La position de l’élève est bien différente de celle du contrat didactique habituel. Les élèves sont des inventeurs. Le mot inventeur n’est pas trop fort, la production de savoir est une œuvre et l’élève un inventeur » (Poisard, 2005, p. 122). Nous cherchons de même à caractériser le contrat didactique en séjour de vacances : quelle en est sa nature ? Comment l’animateur gère-t-il l’animation du point de vue des enjeux didactiques et ludiques en séjour de vacances? Quelles sont les interactions explicites et implicites entre l’animateur et les enfants ?

259

I.2. Les limites du contrat didactique en séjour de vacances Malgré le caractère didactique de l’animation, nous avons identifié deux obstacles à l’utilisation du concept de contrat didactiques pour les expérimentations réalisées. I.2.1. La priorité donnée aux enjeux ludiques L’animateur est face à des choix et des décisions qui sont très éloignés des préoccupations qu’aurait un maître dans une situation de classe. Il a certes des éventuels objectifs de diffusions ou d’enseignement, mais il est avant tout pris par la nécessité de faire vivre le jeu. Exemple : expérimentations de la situation des 10 nombres consécutifs en séjours de vacances thématiques (EXP_3, EXP_4, EXP_6, EXP_7, EXP_8, EXP_9, EXP_10) L’animateur ne présente pas aux enfants l’animation comme un atelier mathématique et raconte une histoire et propose aux enfants de revivre le moment d’une bataille ou d’une course. Il instaure un jeu où le but est d’être le plus rapide en trouvant la meilleure stratégie. Il explique qu’il y a des stratégies qui sont plus rapides que d’autres, et que c’est ce qui a permis la victoire. Les enfants s’investissent dans la compétition pour être le plus rapide, et l’animateur n’exprime aucune intention didactique et anime l’atelier comme un jeu (motivation des enfants pour la course, régulations entre les enfants sur les règles et le score, relances ludiques, etc.). Lorsque l’animateur va dans les groupes pendant les phases de réflexion, il intervient en lien avec le jeu en demandant aux enfants quelles stratégies ils ont trouvé, s’ils sont sûrs de leur efficacité. Il cherche à comprendre ce que les enfants ont fait, mais n’émet pas d’évaluation et ne donne pas d’information. Au sein des équipes, les enfants partagent des connaissances mathématiques entre eux, mais ne demandent pas à l’animateur d’indication ou approbation (lorsque cela arrive quelques fois, l’animateur ne donne aucune indication). L’animateur assume une position de maître du jeu, cherchant à en assurer le bon déroulement et à faire de la recherche de la meilleure stratégie un réel enjeu de l’animation. La phase de course entre les équipes peut être considérée comme purement ludique : aucune intention didactique n’est exprimée par l’animateur dans cette phase de course. Même si l’activité est explicitement en lien avec des connaissances mathématiques de calcul, la relation est de nature non-didactique, et elle vécue comme telle par les enfants (ce que confirment leurs témoignages).

260

Si l’animateur a des intentions didactiques, il ne les exprime en pas explicitement dans cette phase. Les discussions au sein des équipes sont orientées sur le jeu, la course, la recherche de stratégies et leur efficacité. Dans deux expérimentations qui ont été menées, l’animateur n’établit aucune phase de débat ou de validation et laisse durer cette phase ludique de course pendant toute la durée de l’atelier. Exemple : expérimentation EXP_ 07 Dans cette expérimentation menée sur un séjour de magie avec des primaires, l’animateur a alors laissé durer la course jusqu’à la fin de l’activité. Les enfants font beaucoup d’erreurs dans leurs calculs et ne trouvent pas de formule. Les stratégies gagnantes sont des stratégies de calcul, et les équipes qui gagnent des points sont celles qui calculent juste et rapidement. Les stratégies attendues n’étant pas trouvées par les enfants, l’animateur laisse durer le jeu qui fonctionne et amuse les enfants, en attendant que des stratégies émergent, ce qui n’arrivera pas. Exemple : expérimentation EXP_ 16 Dans cette expérimentation, les enfants ne trouvent pas la formule après 45 minutes de jeu. L’animateur continue de faire durer le jeu, et une équipe trouve enfin la formule 10X+45 vers la 50ème minute. Cela change complètement la physionomie du jeu, puisque cette équipe trouve désormais en moins de 30 secondes. Une autre des équipes est partie sur une stratégie collaborative en se partageant les calculs pour aller plus vite. Cette stratégie ne leur permet pas de détecter des invariants pour trouver la formule, mais ils sont complètement impliqués dans les calculs et dans le jeu : les enfants s’amusent à calculer ensemble et à optimiser leur façon de collaborer, et la situation est très amusante pour eux (ce qui est confirmé par les entretiens). A moins de 10 minutes de la fin du jeu, l’animateur estime qu’il est trop tard pour engager un débat, qui de toute façon risque de ne pas être compris par les autres équipes. Il laisse ainsi durer la phase ludique, et stoppe le jeu dans les dernières minutes. Les équipes perdantes veulent connaître la stratégie gagnante, l’équipe dévoile alors la formule 10X+45, et l’animateur donne des explications pendant quelques minutes. Dans ces deux exemples, l’animateur régule l’activité de façon ludique, et fait le choix de laisser se poursuivre le jeu en renonçant à des apprentissages potentiels. Il ne souhaite pas « casser » une dynamique ludique et établir une relation didactique qui aurait selon lui peu d’utilité à ce moment tardif du jeu. Il fait le choix de terminer sur cette dynamique plaisante et gère l’animation en

261

donnant la priorité aux enjeux ludiques. L’animateur et les enfants sont donc liés par l’intention de jouer ensemble, jouer en faisant et en apprenant des mathématiques peut-être, mais jouer avant tout. Cette nécessité de faire vivre le jeu nous conduit à penser que cette phase de l’atelier ne peut pas être modélisée par un contrat didactique, bien que l’on observe une activité mathématique importante autour de la recherche de formules. Tout se passe comme si les relations entre l’animateur et les enfants étaient régies par des implicites de nature ludique. Cela suggère une modélisation par un contrat de type ludique. I.2.2. L’absence de paradoxe du contrat didactique L’enjeu de la théorie des situations didactiques est de faire accepter à l’élève la nécessité d’une autonomie pour parvenir à l’apprentissage. Les ingénieries issues de la théorie des situations proposent à l’élève d’agir différemment de ce dont il a l’habitude : les connaissances visées ne sont pas explicitées et c’est à l’élève de les développer seul ou en groupe dans la situation. L’élève doit accepter ce changement de contrat afin d’entrer dans la situation adidactique conditionnant son apprentissage : « L’élève sait bien que le problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance nouvelle mais il doit savoir aussi que cette connaissance est entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu’il ne peut la construire sans faire appel à des raisons didactique² » (Brousseau, 1998, p. 59). Brousseau identifie alors un paradoxe du contrat didactique : « Le maître souhaite que l’élève veuille ne tenir la réponse que de lui-même, mais en même temps, il a le devoir social de vouloir que l’élève donne la bonne réponse. Il doit donc communiquer ce savoir sans avoir à le dévoiler, ce qui est incompatible avec une relation contractuelle » (ibid., p. 303). La cause de ce paradoxe est très lié à l’« obligation sociale d’enseigner » (ibid, p. 73) que l’on retrouve dans une définition récente du contrat didactique (Brousseau, 2003) comme « l’ensemble des obligations réciproques et des sanctions que chaque partenaire de la situation didactique : impose ou croit imposer, explicitement ou implicitement, aux autres et celles qu’on lui impose ou qu’il croit qu’on lui impose à propos de la connaissance en cause ». Nous pouvons constater une sémantique autour du thème du « devoir » : « obligation », « injonction », « imposer », « sanction ». Ce paradoxe du contrat didactique n’existe pas en séjour de vacances, car les animations ne se déroulent pas suivant cette logique. L’animateur peut avoir une intention d’enseigner et les enfants une intention d’apprendre, mais il n’y a aucune obligation d’enseignement. Dans les exemples 262

présentés ci-dessus, l’animateur a préféré renoncer à certains apprentissages pour maintenir les enfants dans le jeu et laisser une chance à des stratégies d’émerger d’elle-même. S’il peut faire ce choix, c’est parce qu’il n’a pas de contrainte qui le conduise à devoir diffuser des savoirs mathématiques déterminés. Il s’ajuste à l’attitude des enfants et leurs capacités du moment. Le contrat didactique qui s’instaure est donc d’une autre nature, car il ne repose pas sur une injonction d’enseigner portée par l’institution. L’animateur peut ainsi se soustraire à des paradoxes habituels comme celui du paradoxe de la dévolution132 : il laisse les enfants chercher et peut refuser de donner la solution même lorsque les enfants le lui demandent. C’est le cas pour les énigmes mathématiques mises en place en séjours de vacances. Une véritable émulation peut se créer, l’animateur proposant des énigmes difficiles, donnant des indices au compte-goutte, et créant une frustration et renforçant l’envie de trouver. Le plaisir affiché de ceux qui ont trouvé renforce encore la motivation de ceux qui cherchent encore. Cela est en partie rendu possible par le fait qu’en séjour de vacances, la notion d’obligation tend à être remplacée par la notion de libre choix. L’enfant choisit le séjour et ses activités 133. Les séjours portent d’autres obligations : celle de diffuser le savoir de façon plaisante (voir projets éducatifs des séjours de vacances, chapitre 3). Les séjours de vacances sont des lieux généralement organisés pour favoriser l’autonomie la prise d’initiatives des l’enfant. Le rôle de l’animateur est de créer les conditions permettant la prise de responsabilité de l’enfant dans ses apprentissages ; Nous constatons ainsi un véritable renversement vis-à-vis du contrat didactique habituel, puisque la responsabilité didactique est transférée du côté des enfants : c’est leur volonté et leur désir personnel qui deviennent moteurs. L’animateur construit la relation didactique sur la responsabilité d’apprendre que prennent les enfants. Les phases adidactiques se trouvent au premier plan, tandis que les phases d’institutionnalisation sont réduites ou mises sous des formes plus attractives (vidéo).

132

Parfois, ils peuvent ne pas disparaître. C’est le cas lorsque l’animateur s’impose une certaine obligation d’enseigner que ne porte pas l’institution de loisirs. Il peut par exemple vouloir faire avancer son atelier conformément à ce qu’il a prévu, ou estime devoir enseigner un savoir particulier. L’animateur semble reproduire, à son insu, des schémas didactiques traditionnels. De telles observations ont pu être faites sur des stands mathématiques à la fête de la science, où nous avons pu constater des effets topaze ou des difficultés à effectuer la dévolution sur un stand mathématique avec des expérimentations. Le participant a lui-même aussi des difficultés à assumer un contrat de dévolution et demande la solution à l’animateur. Ce dernier reprend la main pour expliquer la solution. 133 Quand ce n’est pas le cas et que les parents ont choisi le séjour pour l’enfant (cela arrive en particulier sur des séjours de mathématiques), nous avons constaté que les enfants sont assez isolés en début de séjour, et s’impliquent moins.

263

I.3. Vers une prise en compte du ludique dans l’élaboration théorique Cherchant à rendre explicite la dimension ludique dans la gestion de l’animateur, nous venons de constater que le contrat didactique est insuffisant pour rendre compte de certaines interactions ou phases de l’activité pour certaines animations menées en séjours de vacances : 

D’une part, certaines phases sont purement ludiques et ne peuvent être modélisées par le contrat didactique. Les enfants et l’animateur interagissent de façon ludique sans qu’aucune intention didactique ne soit exprimée explicitement. Ce constat fait émerger l’idée que les relations semblent régulées par ce qui ressemble à un « contrat ludique » implicite.



D’autre part, le contrat didactique est inadapté pour rendre compte de la diffusion des savoirs en séjours de vacances. Il contient des caractéristiques qui sont trop spécifiques du cadre de l’école, comme le paradoxe du contrat didactique. La nature de la relation didactique est différente car l’injonction d’enseigner n’est pas présente en séjour de vacances, tandis qu’au contraire le désir d’apprendre des enfants joue un rôle déterminant dans les interactions didactiques qui peuvent s’établir et le déroulement de l’animation.

Ces résultats nous conduisent à vouloir prendre en compte les interactions ludiques dans l’élaboration théorique pour rendre compte du processus d’apprentissage dans sa globalité. A ce stade de nos recherches, nous faisons l’hypothèse que la création d’un nouveau concept, que nous appelons contrat didactique et ludique, pourrait permettre la modélisation des interactions didactiques et ludiques. Pour mener l’élaboration théorique de ce concept, nous procédons en deux étapes : 

Tout d’abord, nous revenons aux origines du concept de contrat didactique pour en en comprendre les fondements. Nous étudierons le « Cas Gaël », présenté dans la thèse de G. Brousseau (1986).



Ensuite, nous devons donner un sens précis au terme « ludique » et définir les fondements d’un contrat de type ludique. Nous le ferons avec Jouer et philosopher de C.Duflo (1997)

Nous serons alors en mesure de définir le concept et de donner les premiers éléments de modélisation.

264

II - Aux origines du contrat didactique : le cas Gaël Le « cas Gaël » a été le déclencheur de la compréhension des types d’interaction entre le maître et l’élève que Brousseau a proposé de modéliser par le concept de contrat didactique. Décrit dans la thèse d’état de Brousseau (1986), il a été repris par Brousseau lui-même à l’occasion d’une publication dans un journal anglais (Brousseau & Warfield, 1999). Nous avons choisi de nous appuyer sur cette version la plus récente, car elle exprime le point de vue de l’auteur avec un certain recul.

II.1. Description des quatre premières séances Il s’agit de Gaël, un enfant qui a des difficultés en mathématiques et qui est aidé par un soutien individuel sur plusieurs séances. Brousseau va se rendre compte que les difficultés que rencontrent Gaël ne sont dues ni à des problèmes de compréhension ou de résolution de la tâche, ni à un retard cognitif. L’enfant ne cherche pas à réfléchir dans la situation et répond au hasard. Pour résoudre ce problème, Brousseau a recours à des jeux : jeu des devinettes, jeu du pari. Et c’est précisément l’entrée dans le jeu des devinettes qui coïncide avec l’entrée dans la situation d’action. Pour Brousseau, ce comportement est la preuve de l’existence du contrat didactique : la relation de soumission au maître empêche Gaël de rentrer dans la situation d’action. Brousseau montre l’existence du contrat didactique par un effet de contraste : l’enfant est capable d’entrer dans une situation d’action et de réfléchir avec un autre type de contrat qu’il instaure mais qu’il ne nomme pas (il parle uniquement de « rupture de contrat » et de « contrat non didactique »). Nous allons voir que les interactions établies sont de nature ludique, et que le processus d’établissement d’un contrat didactique par l’intervenant se fait par des interactions de nature didactique et ludique finement articulées, et c’est précisément ce processus que nous nous proposerons de modéliser par le concept de contrat didactique et ludique. 1ère séance : reprise d’un problème fait en classe Lors de la reprise d’un problème, l’intervenant constate que Gaël refait exactement une erreur déjà commise : il somme les deux nombres au lieu de les soustraire. En lui faisant résoudre le problème par des dessins, Gaël trouve la bonne solution, mais sur l’exemple suivant, il se trompe à nouveau. Cette incompréhension suggère que l’enfant est trop jeune pour faire le raisonnement, mais deux tests de psychologie (quantification de l’inclusion, test de la commutativité) montrent que ce n’est 265

pas le cas et que l’enfant a acquis les structures logico-mathématiques nécessaires à cet exercice. Pour Brousseau, c’est le signe que Gaël a un rapport superficiel avec la connaissance. Il évite les problèmes, échappe à la construction des connaissances, n’est pas sûr de ses réponses, et a une attitude de soumission par rapport au maître. Dans la séance suivante, l’intervenant va précisément chercher à introduire une rupture avec ces habitudes : Brousseau lui propose une situation qui exige des anticipations, des prévisions, des prises de responsabilité, c'est-à-dire un investissement de l’objet de la connaissance. 2ème séance : reprise d’un problème fait en classe La situation proposée est celle du jeu de la boîte134 : « L'intervenant présente à Gaël les buts de la séance. Il s'agit de lui enseigner ce qu'il n'a pas su faire la dernière fois et qu'un enfant de son âge devrait réussir, et que, lui aussi, réussira bientôt. Mais cet enseignement prendra la forme d'un jeu » (p. 17). L’intervenant parvient à établir une relation ludique en s’appuyant sur plusieurs facteurs : 

La relation affective : « Elle a été obtenue en partie en s'appuyant sur son défaut majeur, le désir de séduire l'adulte et d'entretenir avec lui des rapports affectifs et ludiques. » (ibid, p. 24) Le désir de séduire l’adulte, que Brousseau a identifié précédemment comme un problème pour la relation didactique, est ici utilisé pour construire une relation ludique.



Le plaisir ludique du pari : « Le pari est une période de relâchement de la tension, un moment agréable où on fait semblant de réfléchir, on hésite un peu, puis on se décide, on tape solennellement dans la main de l'intervenant. Alors avec un peu d'excitation fébrile, on ouvre le sac, on compte, on compare le nombre trouvé à sa prévision sous l’œil froncé et dubitatif de l'intervenant à la fois désolé, encourageant et comiquement impuissant. Les paris doivent rester assez denses pour entretenir le plaisir de l'enfant : ce sont eux la véritable gratification » (ibid, p. 20).

Nous pouvons constater dans ces citations que l’intervenant interagit de façon ludique, par son attitude, ses mimiques physiques, ses relances sur le jeu, ou ses paroles : « C’est mieux, déclare l’intervenant, mais tu n’as pas encore gagné. On recommence ? » (ibid, p. 19).

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L’enseignant a une boite qui contient des pièces de différente forme (ronde, carrée, triangulaire) en nombre variable (entre 10 et 100). L’enseignant va enlever et retirer des éléments de la boîte et l’élève devra deviner combien il reste d’objet dans la boîte (Brousseau, 1990, p. 327). Nous décrivons cette situation plus loin dans ce chapitre.

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Il se produit alors ce que l’intervenant espère : la participation au jeu fait rentrer Gaël dans la situation d’action : « Il semble tout d'abord que Gaël soit tout à fait capable de rentrer dans une situation d'action. Il a progressivement accepté des règles du jeu qui consistent à prendre en charge un objectif et les moyens de vérifier soi-même qu'on l'a atteint, à hasarder des solutions, à les confronter à un état du milieu. Il a progressivement investi la recherche d'une bonne solution, rejetant de lui-même les contradictions, les solutions inadéquates. Il a pris plaisir au jeu de la prévision et de la vérification, même lorsqu'il n'a pas gagné » (Brousseau, 1999, p. 23). La démarche d’anticipation, qui est visée par le jeu, semble liée à la nature de l’activité ludique : « L’anticipation hérite, dans une certaine mesure, des motivations associées à la situation qu'elle simule. Gaël expérimente ses prévisions avec un petit frisson de plaisir qui rappelle celui qu'il éprouve au moment des paris » (ibid., p. 24). 3ème séance : continuation du même jeu Dans cette séance, le jeu se poursuit, et l’intervenant va identifier les difficultés mathématiques de Gaël. Les interactions entre Gaël et l’intervenant sont de nature ludique, et ce dernier se garde d’avoir une relation trop didactique afin de préserver, semble-t-il, les bénéfices du jeu : « Si le moyen de contrôle avait été "enseigné", il y aurait eu danger de le voir utilisé comme moyen systématique de trouver la solution, et même sous la forme la plus évoluée, d'addition à trou. C'eut été dommage et sans doute raté d'ailleurs pour la création du sens. Mais il est clair que Gaël fait immédiatement son affaire de la prévision, du pari et de la vérification. Pour lui, il serait très décevant "qu'on puisse savoir à l'avance" même la preuve, par conséquent, est douteuse, et Gaël entretient le suspense ("Ah ... je sais que j'ai perdu") jusqu'au dernier moment » (p. 29). Brousseau note que le type de relation qui est en train de s’instaurer est « agréable » mais que continuer dans ce sens « donnerait le temps de lier des relations affectives qui ne reposeraient plus sur le contrat didactique » (p. 29). 4ème séance : jeu des estimations, jeu du menteur Ce jeu ressemble au jeu précédent, mais il porte sur plusieurs objets en même temps. Cette séance est celle d’une transition où les interactions vont être désormais moins ludiques et plus didactiques :

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« L'intervenant, comme prévu, prend d'entrée une attitude un peu moins neutre vis à vis des connaissances et un peu plus didactique, quoique toujours encourageante. Il va exercer une certaine pression » (p. 34). Dans cette phase, les interactions sont plus nuancées : « On s’aperçoit que Gaël est continuellement sous le contrôle de l’intervenant qui intervient souvent et décide pour lui, mais il essaie de retrouver la situation de jeu, semblant vouloir échapper à cette relation didactique. L’aspect de jeu reste malgré tout apparent, bien qu’on note une prépondérance de l’opération et une mise à distance de l’activité proprement dite : à chaque essai, Gaël doit faire quatre anticipations » (ibid., p. 35). Peu à peu, les interactions ludiques diminuent tandis que les interactions didactiques augmentent : « Et Gaël ne s'y trompe pas : à mesure que le nombre des interventions didactiques augmente, il passe progressivement de son attitude vivante et souriante à une autre plus sérieuse, plus concentrée. Consciencieusement, il se met à la tâche. Appliqué, mais toujours gentil et même amical, il entre dans sa position d'élève qui apprend sous la houlette de son maître. Il est temps de rompre ce contrat confortable et dangereux pour Gaël et d'échanger les positions de l'intervenant et de l'élève » (ibid., p. 37). L’intervenant propose alors le « jeu du menteur » où les interactions ludiques sont à nouveau très présentes : « L’intervenant et Gaël renouvellent le jeu mais cette fois-ci c'est l'intervenant qui retire les objets du sac et, par ailleurs, il inclut un nouvel élément dans la règle : on joue au menteur. Comme Gaël ne sait pas de quoi il s'agit, l'intervenant explique : "Je vais retirer des objets, et quand j'aurai fini je dirai : il y a tant de verts, tant de bleus, etc. (dans le sac), et si je me trompe, tu me dis "menteur". Si j'arrive à mentir, je gagne, mais si tu réussis à m'attraper quand je mens, tu gagnes !" » (ibid., p. 37) Ce jeu conduit bientôt Gaël à dire « menteur » à l’intervenant, ce qui est rendue possible par la fiction ludique : « Gaël a dit ce mot avec à la fois un peu de gêne et beaucoup de plaisir. Il sourit. Il lui a fallu de l'audace bien qu'il sache que la convention autorisait cette licence. Sous la fiction du jeu, Gaël rentre dans l'autre rôle, celui de cet interlocuteur intérieur dont nous avons parlé. Le passage d’une

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position à l’autre, celle du déclarant à celle du juge, celle du menteur à celle de celui qui dit la vérité...et surtout la possibilité de passer d’un rôle à l’autre, offre à Gaël un moyen de rupture symbolique avec sa position antérieure. Ce rôle, vis-à-vis du savoir, peut être comparé à celui du célèbre jeu Fört-Da de Freud » (ibid, p. 37). La séance se termine par le jeu des étiquettes où les groupes d’objets sont cette fois figurés par des papiers.

II.2. Un jeu subtil d’interactions didactiques et ludiques Quatre autres séances suivront, non décrites dans l’article de 1999. Les difficultés sont peu à peu levées, et Gaël a désormais une nouvelle attitude. Brousseau considère après coup cette séance comme décisive. Dans ces séances, nous avons relevé les interactions ludiques pour montrer comment elles influent directement dans le processus d’apprentissage et comment elles s’articulent avec les interactions didactiques. « Les attitudes ludiques, sciemment utilisées par l'intervenant pour "justifier" les débats, risquent d'être "récupérées" pour reproduire le dilemme fondamental signalé plus haut. Il faudra donc que l'intervenant accomplisse une nouvelle modification du "contrat didactique" en réintroduisant des exigences. En fait, il serait souhaitable d'obtenir une suite de ruptures ; alternativement, l'intervenant se présenterait, soit comme un partenaire, un complice dans un jeu, soit comme un interlocuteur qui attend quelque chose de lui, et qui dit quoi. Il parait évident toutefois que l'objet de l'enseignement doit rester caché pour éviter l’adhésion immédiate et la soumission dont nous avons parlé » (ibid., p. 34). L’intervenant exprime au cours des séances différents intentions qui permettent de faire varier la nature de ses relations avec l’enfant : « L'observation était si évidente pour l'enfant qu'il n'y a pas détecté d'intention135 à son égard […]. Si Gaël a peu de prise sur la situation en tant qu'occasion d'apprendre la soustraction, puisqu'il ignore les intentions de l'intervenant et où se trouve l'objet de son désir didactique, il est clair pour lui qu’il bute sur la possibilité de compter certains nombres […] Mais il est vraisemblable que cette fois, il a perçu l'intention didactique - à travers l'insistance de l'intervenant […] Nul doute que pour

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C’est nous qui mettons en gras

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faire plaisir à l'adulte, Gaël identifiera ses intentions, manifestera les comportements attendus et simulera les acquisitions voulues». Nous constatons donc que le processus de recherche de contrat est dans le cas Gaël une articulation continue d’interactions didactiques et ludiques, qui évolue selon la progression de Gaël et les nouveaux enjeux et objectifs que fixe l’intervenant. Selon notre perspective, ce processus peut être modélisé par un contrat de type didactique et ludique, utilisé pour faire entrer Gaël dans le contrat didactique. Il nous faut maintenant définir les fondements d’un contrat de type ludique.

III - Le contrat ludique selon C. Duflo dans Jouer et Apprendre (1997) La nécessité de modéliser certaines interactions par des contrats de type « ludique » a émergé empiriquement, comme nous l’avons vu dans la section 1. Nous avons alors effectué des recherches pour savoir si le concept de « contrat ludique » existait déjà dans d’autres champs théoriques. Nous l’avons trouvé chez : 

Pierre Parlebas (1981) dans la constitution d’un lexique en science de l’action motrice : « Accord explicite ou tacite qui lie les participants à un jeu en fixant ou reconduisant le système des règles du jeu ».



Colas Duflo (1997) dans une élaboration philosophique sur le jeu : « le contrat ludique est l’acte par lequel le joueur abandonne sa liberté individuelle pour se soumettre à une légalité arbitraire qui produit sa légaliberté ou liberté ludique que le joueur obtient en échange » (p.223).

La définition de Parlebas est intéressante pour notre projet, car elle contient l’idée commune avec le contrat didactique qu’il y a des relations implicites et explicites entre les participants d’une activité ludique. Cela conforte l’idée qu’il est possible et pertinent de modéliser les interactions implicites et explicites de nature ludique. La deuxième définition est fondamentale, car elle situe le contrat ludique comme un élément d’un projet philosophique général, celui de caractériser le jeu réel : « s’il est possible d’élaborer une pensée philosophique du jeu, cela n’est véritablement intéressant que s’il s’agit du jeu tel que les hommes le pratiquent en effet, et non d’un mystérieux jeu idéal. C’est de l’expérience humaine qu’une définition du jeu doit être à même de rendre compte » (Duflo, 1997, p. 27). Avec l’approche 270

de C. Duflo, nous disposons de nouveaux concepts pour penser le « jeu réel » et réaliser notre projet de prendre en compte le « ludique » dans une élaboration théorique en didactique. Nous allons présenter l’ouvrage, en insistant par ailleurs sur les points pertinents pour notre problématique et les points communs avec notre approche. Nous nous appuyons de façon importante sur des citations du texte pour rester au plus près de ses idées.

III.1. Le projet et la méthode de C. Duflo Constatant l’importance du phénomène ludique dans de nombreuses disciplines, Duflo note que cela souligne en creux la carence du domaine philosophique en matière de jeu. Après avoir retracé l’histoire philosophique de la notion de jeu dans Le jeu, De Pascal à Schiller, il note avec étonnement que les philosophes refusent de considérer les jeux de la vie réelle, et c’est ce qu’il se propose de réaliser : « Ce qui nous intéresse ici, justement, c’est cela, les jeux réels de la vie réelle. C’est d’anthropologie pragmatique qu’il s’agit ici, d’une recherche en « philosophie locale » consacrée à une action telle qu’elle se pratique concrètement dans le quotidien des hommes. Qu’est ce qu’un jeu ? Qu’est ce qu’on fait quand on joue ? Voilà les deux questions qui vont nous occuper ici. Et ce dont on s’apercevra peu à peu, c’est que ce décalage dans l’interrogation, cette déviation qui semble légère au départ produit sur la recherche et sur ses résultats des effets plus importants que prévus » (p. 3). Pour Duflo, « le jeu est d’abord une activité » (p. 13) et il chercher à le caractériser dans ce qu’il a de spécifique : « Qu’on songe, si l’on veut prendre la mesure dans la difficulté du découpage, à l’extension métaphorique débordante du mot "jeu", ("le jeu politique", etc.), et l’on reconnaitra alors qu’un concept qui présente la caractéristique de pouvoir s’exporter si facilement possède sans doute des analogies avec d’autres domaines qui en rendent la délimitation stricte d’autant plus nécessaire que pointue » (p. 28) Pour y parvenir, Duflo choisit de « sortir de la douce quiétude du poêle philosophique pour aller regarder les gens jouer, dans les cafés, dans les clubs de jeu, et bien sûr, il faut jouer soi-même ». Il adopte une approche résolument empirique en considérant qu’il faut « aller au concret, vers l’observation du phénomène ludique proprement dit, dans sa profusion empirique » (p. 8). Aussi, ancre-t-il sa réflexion dans l’action :

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« Nous pensons […] qu’il vaut mieux connaître le plus possible ce dont on parle avant d’en parler, qu’il faut donc jouer pour parler du jeu, et que, comme le jouer n’est pas seulement idée, mais aussi action, il faut agir pour réfléchir sur l’action ». Jouer et philosopher se compose de trois chapitres (« Vers une définition du jeu », « de la structure à la prudence », « Clôture ludique et Légaliberté ») séparés par des interludes étudiant des œuvres littéraires venant éclairer ses propos et jouant le rôle de « descriptions phénoménologiques du jeu dans sa pratique » (p. 2).

III.2. L’échec des précédentes définitions (Huinziga, Caillois, etc.) Dans le premier chapitre, Duflo étudie les classifications et définitions du jeu qu’on trouve chez Huinziga ou Caillois, ce qui lui permet d’identifier les limites de ces définitions : « Il nous semble que la racine des errances conceptuelles est toujours à situer au même point : on continue à étudier séparément les différents éléments pour une bonne définition (la liberté, la règle, etc.), sans chercher ce qui pourrait faire dans chaque cas leur spécificité ludique, sans se demander même si cette spécificité ne pourrait pas être à trouver dans un rapport spécifique de ces éléments entre eux. On continue à vouloir définir le jeu en additionnant ses propriétés, sans chercher plutôt une définition d’où toutes ses propriétés pourraient se déduire » (p. 52). C’est pourquoi il cherche une définition du jeu qui dépasse l’addition et l’entrecroisement de critères pour au contraire se centrer sur ce qui est spécifique du jeu : « L’inventaire des échecs passés a permis de dessiner en creux les réquisits de la bonne définition. Ce dont nous avons besoin, c’est une définition qui établisse le lien indissoluble entre les propriétés essentielles du jeu, et d’où toutes les autres propriétés puissent être déduites dans leur spécificité ludique » (p. 55). Duflo identifie trois caractéristiques fondamentales qu’il va tenter d’articuler dans sa définition : 

« le jeu se caractérise d’abord comme action libre. Il n’y a de jeu que choisi, ou du moins, consenti comme tel. Un jeu auquel je suis obligé de jouer n’est plus pour moi un jeu » (p. 37).



« La deuxième caractéristique fondamentale […] est la limitation du jeu. Tout jeu est fini. » (p. 38). Le jeu est doublement limité : spatialement et temporellement. « C’est cette limitation spatio-temporelle qui fait exister un monde ludique distinct » (p. 39)

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La troisième caractéristique est que tout jeu a des règles (p. 40). Ce point étant parfois contesté, Duflo argumente en montrant que tout jeu, même en apparence « non réglé » contient en réalité des règles implicites.

Duflo identifie alors ce qu’il appelle une antinomie source, celle de la liberté et de la règle. C’est cette antinomie, présente dans toutes les définitions ou réflexions sur le jeu, qu’il s’agit de dépasser ; il s’agit de déterminer « quel est le lien spécifique qui s’établit dans le jeu entre la légalité et la liberté. » (p. 57)

III.3. La légaliberté : concept central de la définition du jeu de Duflo Il existe pour Duflo une liberté spécifique du jeu, de nature profondément différente de celle d’autres types de liberté : il s’agit de la liberté de choix, de mouvement, ou de décision que possède tout joueur lorsqu’il joue. Il ne faut pas confondre cette liberté avec la liberté d’entrer dans le jeu : « C’est dans la légalité ludique qu’il y a place pour une liberté, qui se réalise dans les prises de décisions, qui sont des choix parmi plusieurs décisions possibles […]. C’est pourquoi il faut marquer fortement la différence absolue de statut et de nature entre la décision que prend quelqu'un de jouer à tel ou tel jeu, et les décisions qui sont prises par le joueur au cours du jeu » (p. 59). Duflo définit le concept de « légaliberté » comme la liberté ludique. Ce point est pour le philosophe fondamental, et c’est pourquoi il crée ce néologisme afin de marquer « la spécificité du concept » (p. 81). Ce lien consubstantiel et spécifique entre légalité et liberté dans le jeu lui permet de dépasser l’antinomie source du paragraphe précédent et d’en donner une définition :

« Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité » (p. 57).

Les termes « dans » et « par » sont essentiels ; la liberté ludique est encadrée par les règles, et en même temps, ce sont ces règles qui créent le jeu : « Dans et par, dans la définition du jeu, sont irréductiblement liés, et s’entre expliquent d’autant qu’ils s’entre impliquent » (p. 61) Le concept de légaliberté étant central dans l’argumentation et dans toute la suite de l’ouvrage, Duflo le décrit précisément (p. 57-83). Il est essentiel de distinguer :

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La liberté de rentrer dans le jeu : « le joueur doit toujours être libre de choisir s’il veut jouer ou non. C’est le joueur qui décide de jouer et qui prend cette décision librement. Il y a donc bien dira-t-on, une liberté avant le jeu. La liberté du joueur n’est donc pas créée par le jeu puisqu’elle existait déjà, et il fallait même que le joueur soit libre pour qu’il joue » (p. 69).



La liberté dans le jeu, encadrée par les règles (la légaliberté) : « la liberté ludique est dans une légalité […] au sens où cet encadrement par la règle maintient au joueur une latitude, une marge de manœuvre » (p. 59). « Cette liberté est réglée dans le sens où je ne peux pas faire n’importe quoi » (p. 60).

Cette distinction a une conséquence importante, celle de ne pas avoir à traiter la question de liberté au sens large, liée au premier point : « Peu importe donc que l’homme soit libre avant le jeu, il suffit qu’il ait l’impression de l’être. Ce qui importe, et fait la spécificité du phénomène ludique, c’est que le joueur est libre dans le jeu. » (p. 75) Duflo s’intéresse au second point, c'est-à-dire la liberté spécifique du jeu. L’expression « entrer dans le jeu » témoigne pour lui de cette spécificité : le joueur renonce à sa liberté d’individu et la troque provisoirement contre la liberté ludique. (p. 75)

III.4. Le jeu comme structure En définissant le jeu dans et par les règles, Duflo adopte une approche structurelle : « tout jeu se décrit d’abord par sa structure » (p. 106) : « Lorsqu’on veut dire ce qu’est tel ou tel jeu on procède immédiatement à l’énoncé de son système de règles » (p. 106). Il en est de même de l’objet ludique : « L’objet ludique, n’est pas ou bien imaginaire ou bien réel, Il est d’abord constitué par le système des règles dont il fait partie, il est structural. » (p. 114). L’originalité de la démarche de Duflo est de montrer comment la dynamique ludique s’inscrit dans le jeu de la structure : « Il faut pour que la structure ludique fonctionne, qu’il y ait des cases vides sans quoi, rien n’avancerait » (p. 118) Duflo fait le lien entre sa réflexion philosophique et la théorie mathématique des jeux. Cet aspect est fondamental pour notre projet, car il pointe précisément l’intérêt méthodologique de la théorie

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des jeux, en même temps que ses limites dans la modélisation du réel. Il met en garde ceux qui confondent ces deux dimensions : « La théorie des jeux permet de comprendre ce que doit faire un joueur qui n’existe pas dans un jeu qui n’existe pas. En un sens cela est tout à fait vrai. Mais on ne peut pas plus en faire le reproche aux théoriciens des jeux qu’aux physiciens de l’âge classique de ne considérer que des mouvements simples dans des conditions (l’absence de frottements, etc.) inexistantes. Il s’agit d’une option méthodologique » (p. 119). Pour Duflo, « l’apport de le théorie des jeux est irremplaçable (et l’on comprend l’utilité de la fiction méthodologique du joueur rationnel qui, tel un dieu leibnitzien, choisit toujours le meilleur coup possible) » (p. 120). Cela permet de réaliser une théorie formelle de la décision, et d’obtenir une connaissance des possibles dans un jeu. Cela lui permet de revenir au jeu réel : la spécificité du joueur n’est pas tant de ne pas être un joueur rationnel, que de ne pas avoir accès d’emblée aux stratégies gagnantes (à cause de la complexité du jeu ou du manque de connaissance). Ce qui caractérise donc le jeu réel, c’est son incertitude : « C’est là que quelque chose d’indéniable et qui nous montre bien que pour que l’espace des possibles ludiques soit un espace de liberté, il faut aussi qu’il soit un espace d’incertitude. Quand tout est su, il n’y a plus de jeu. On s’aperçoit ici que la dynamique ludique est ce qui échappe nécessairement dès lors que l’on se place dans l’hypothèse d’information complète » (p. 127). Ainsi, il n’est pas possible de considérer les joueurs eux-mêmes comme des joueurs rationnels au sens où l’entend la théorie des jeux, puisque sinon, il gagnerait avant même le premier coup : « Le jeu est toujours "résolu" avant même le premier coup. On dira qu’il ne sert plus à rien alors de le jouer et que la théorie des jeux supprime le jeu » (p. 121) « Au fond il n’y a pas de jeu pour le « joueur rationnel », (et l’on s’aperçoit que c’est aussi valable pour les jeux à information incomplète) » (p. 127) L’incertitude permet le jeu et le rend humain, non réductible au seul calcul : « Mais si le jeu reste un jeu, c’est dans la mesure même où le calcul pur y trouve toujours ses limites. » (p. 149). L’incertitude est donc constitutive du jeu réel et elle ouvre de nombreuses possibilités, dont l’une que Duflo mentionne : l’apprentissage.

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« Comme il n’y a plus de stratégie qui s’impose d’emblée, on peut même introduire une notion d’apprentissage. C'est-à-dire que, dans les deux cas, on est obligé de jouer le jeu. Aurait-on ici retrouvé la dynamique ludique ? » (p. 126). Aussi, il s’agit bien de spécifier la dimension ludique dans ce qu’elle a d’incertaine. Duflo analyse la pensée de René Thom (p. 146-163) et montre les limites de son raisonnement initial de ne considérer le joueur que dans son activité purement combinatoire et calculatoire, même le philosophe note des évolutions dans la réflexion et l’évolution du mathématicien, en particulier avec les notions de « réflexion rusée » ou de « tendance » : « Ainsi la pensée de R. Thom, dans son évolution même, nous aura bien montré l’insuffisance d’une conception purement combinatoire de l’activité ludique. Ce qui s’exerce, dans le jeu, c’est aussi l’interprétation de la situation du jeu en terme de tendances » (p. 162). Il faut donc avoir une approche pour décrire le jeu réel : « Lorsqu’on dit qu’il y a des jeux à information complète (parfaite) et des jeux à information incomplète (imparfaite), on n’exprime là qu’un critère d’ordre structural ou technique. Si l’on accepte, en revanche, de se placer du point de vue phénoménologique et de décrire la situation telle qu’elle est vécue par le joueur, quel que soit le type de jeu, on constate qu’en réalité il n’y a pas de jeu à information complète » (Henriot, cité par Duflo, p. 169).

III.5. La clôture ludique La définition du jeu en lien avec le concept de légaliberté permet de faire le lien entre deux caractéristiques du jeu : la liberté et la légalité. Il reste une troisième caractéristique qu’avait identifiée Duflo : la limitation spatio-temporelle. « la notion de limite semble constitutive de celle de jeu. Il y a une limite dans le nombre des participants, une limite temporelle, une limite spatiale, et il faut qu’il y ait accord préalable des joueurs sur ces limites » (p. 207). C’est ce que Duflo appelle la clôture ludique, et qui permet l’existence d’un monde ludique : « La clôture ludique, sous tous ses aspects, est ce qui permet l’existence de ce monde ludique, dans lequel la légaliberté s’exerce » (p. 208). Le temps et un espace structurent le jeu et sont donc aussi définis par un système de règles :

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« Cette clôture n’a rien de contingent, mais […] elle est une nécessité structurale. En effet, pour que les règles valent, il est nécessaire que leur domaine d’application soit clairement défini, domaine dont toute autre règle est exclue, et au-delà duquel les règles du jeu n’ont plus de valeur » (p. 209). « L’espace est relationnel, le temps est séquentiel. C’est ainsi qu’ils sont constitués. Ceci, bien sûr, nous instruit sur la capacité du jeu à faire monde et sur les rapports du jeu à la réalité » (p. 216). Ce monde du jeu est instauré par un accord tacite ou explicite entre les joueurs, qui va déterminer à quel moment commence le jeu et la légalité ludique.

III.6. Le contrat ludique Pour Duflo, « L’espace ludique est un espace rationnel » (p. 211) : « la légaliberté en acte, en tout cas dans les jeux à plusieurs, n’est pas conçue comme liberté d’un seul, mais bien plutôt comme légaliberté dans une structure qui comprend au moins une autre légaliberté » (p. 205). Le jeu se déroule donc autour d’un contrat ludique qui détermine les règles du jeu, implicites ou explicites : « Les joueurs s’accordent, tacitement ou explicitement sur un certain nombre de règles, avant de jouer » (p. 205). Ce sont ces règles, implicites ou explicites, qui vont détermine le contrat ludique : « Il y a dans tout jeu un contrat tacite, sur les règles, que l’on se sent tenu de respecter » (p. 222). C’est ce qui permet à Duflo de définir le concept de contrat ludique : « Le contrat ludique, ainsi, est cet accord sur la légalité ludique fondatrice, qui instaure son règne. Il est la décision d’insérer ce temps et cet espace ludique dont on a parlé plus haut dans le temps et l’espace réel. Il décide de la clôture ludique » (p. 222). « Le contrat ludique est l’acte par lequel le joueur abandonne sa liberté individuelle pour se soumettre à une légalité arbitraire qui produit sa légaliberté ou liberté ludique que le joueur obtient en échange » (p. 223).

III.7. Un ancrage philosophique pour la dialectique Jeu/Apprentissage L’approche de Duflo, orientée vers une compréhension du jeu réel, permet de clarifier de nombreuses ambigüités relatives à la nature du jeu, que nous avions rencontré durant la phase exploratoire de notre étude sur le jeu. Elle permet surtout de donner des outils conceptuels pour 277

étudier la dialectique jeu/apprentissage, en particulier avec les concepts de légaliberté, contrat ludique, et clôture ludique. Expliquons l’intérêt pour notre problématique. Duflo définit le jeu comme structurel. En prenant en compte la théorie mathématique des jeux dans sa réflexion, il montre comment la liberté ludique, est permise par l’incertitude, laissant la place à un plaisir ludique et des apprentissages possibles. Le joueur agit pour réduire son incertitude, acquiert une compétence ludique et des savoirs ludiques sur le jeu. S’il n’y a plus aucune d’incertitude, il n’y a plus de jeu : « Le savoir ludique n’a pas pour fin de réduire à rien toute incertitude ou d’être ce coup de dé qui abolira le hasard, mais bien plutôt de faire correctement juger des dangers » (p. 175). L’approche de Duflo permet donc bien de clarifier la dialectique jeu/apprentissage : dans les jeux de la théorie des situations qui vont nous intéresser, il existe des stratégies gagnantes, si bien que l’articulation jeu/apprentissage ne pourra se dérouler que dans un processus à durée déterminée : 

Si les enfants ont le savoir mathématique et la stratégie gagnante d’emblée, il n’y aura pas de jeu.



En revanche, s’ils ne l’ont pas, le plaisir ludique et l’apprentissage deviennent possibles et compatibles pendant un certain temps : au fur et à mesure que les enfants jouent, ils développent des stratégies, apprennent, réduisent l’incertitude, si bien que le jeu se termine nécessairement.

Ce qui nous intéresse dans notre problématique, c’est l’étude de cette articulation jeu/apprentissage, de cette période où un espace-temps ludique et didactique devient possible. L’approche de Duflo permet une réflexion dialectique qui n’oppose pas joueur et actant. Un autre intérêt majeur est le concept de légaliberté qui permet de faire une articulation entre la liberté et la légalité. En plaçant la règle, implicite ou explicite, comme fondatrice du jeu, Duflo met l’accent sur un aspect fondamental de l’étude du jeu. Un jeu se crée et se développe par un jeu d’interactions, implicites et explicites, sur des règles, elles-mêmes implicites ou explicites: « Il n’y a pas de jeu sans règle, comme nous l’avons vu. Même le plus simple jeu de ballon, à y regarder bien, possède une légalité. On se renvoie le ballon, sur la place, sans enjeux, sans compter les points, n’importe comment : est-ce à dire qu’il n’y a pas de règles à ce jeu ? On pourrait le croire. Mais voilà que fatigué, l’un des joueurs prend le ballon, et s’assied dessus en regardant la mer : le jeu s’arrête. Il y avait donc bien au moins une règle : se renvoyer le ballon. L’enfreindre c’est finir le

278

jeu. Mais ce simple exemple nous permet de découvrir une qualité de la règle fondatrice sur laquelle on n’avait point encore insisté. La règle lie les participants. Ou, pour le dire autrement, les participants se lient en décidant de se soumettre à la règle. C’est là le contrat ludique » (p. 222). L’approche de Duflo nous donne une voie à suivre : celle d’étudier le processus ludique par le contrat ludique implicite, c'est-à-dire les règles implicites et explicites qui lient les joueurs et qui définissent le jeu. Nous pouvons déjà pressentir que les évolutions de l’activité ludique seront en lien avec des évolutions ou des négociations sur les règles, et que les ruptures de contrat ludique seront en lien avec des règles ludiques non respectées. Duflo a d’ailleurs distingué deux types de règles : les règles constitutives et les règles régulatives. « Les règles constitutives sont celles qui, formant système, rendent possible un certain type d’activité. En le constituant, elles le produisent. Ainsi pour le jeu d’échecs. L’ensemble de ses règles définit le jeu, et le crée tout en réglant son usage. Plus encore, c’est une seule et même chose de régler son usage et de le créer. Les échecs n’existent pas avant les règles qui le constituent. Les règles régulatives règlent par contre l’usage de quelque chose qui existe déjà » (p. 130). Cette distinction est pour notre étude essentielle : les jeux de la théorie des situations sont définis par des règles constitutives et des règles régulatives, et elles n’ont pas la même fonction, ce que souligne Duflo : « Les règles régulatives, c’est-à-dire ce que dans un autre contexte, on appellerait les impératifs de la prudence, sont rendues possibles par le cadre des règles constitutives. Il faut encore entendre cela lorsque nous disons que la liberté ludique est la liberté réglée : la liberté ludique est constituée (par des règles constitutives) et régulative (elle se règle prudentiellement) » (p. 131). La règle ludique est donc au cœur du contrat ludique, elle sera un élément essentiel de la construction du concept de contrat didactique et ludique, et surtout de son étude. Ce qui nous intéresse dans la modélisation, c’est la possibilité de décrire les interactions entre les participants, et d’identifier à quels éléments du contrat didactique et ludique elles renvoient.

IV - Elaboration du concept de contrat didactique et ludique Nous allons élaborer le concept de contrat didactique et ludique à partir d’une idée centrale qui a émergé du travail empirique (chapitre 8), et qui s’est confirmée dans l’étude du cas Gaël et le travail théorique de Duflo sur le jeu. Les enjeux didactiques et les enjeux ludiques définissent deux 279

pôles distincts qui s’articulent, coexistent, ou s’opposent dans une situation selon de nombreux paramètres et contraintes (institution, contexte, interactions, etc.). Le concept de contrat didactique et ludique doit permettre d’étudier les interactions qui résultent de la présence de ces deux pôles.

IV.1. Deux pôles : « didactique » et « ludique » Dans sa réflexion sur le jeu, Huizinga (1938) a parlé de l’être humain comme homo ludens pour signifier sa spécificité à faire du jeu un facteur fondamental de tout ce qui se produit au monde. G. Brousseau (2002) estime une caractéristique est encore plus discriminante, celle de pouvoir transmettre à sa descendance une quantité énorme d‘informations et de pratiques par « enseignement ». Jouer et apprendre sont deux activités essentielles de l’être humain. La coexistence de ces deux types d’activités soulève de vives questions et de nombreux débats dans de nombreux champs disciplinaires. Tout se passe comme si ces deux activités, s’attiraient ou se repoussaient selon le contexte, les institutions, les contraintes, les circonstances, etc. Pour décrire l’ensemble de ces phénomènes et interactions complexes entre ces deux activités si essentielles à l’être humain, nous définissons deux pôles : didactique et ludique136. Le cœur du pôle didactique, c’est le savoir mathématique. Il est le noyau autour duquel se noue une partie de la relation didactique. Le mot « didactique » renvoie à la définition de G. Brousseau lors du colloquium de 1996 : « la didactique des mathématiques désigne l’étude scientifique des conditions spécifiques de la diffusion des connaissances mathématiques entre les hommes ou les institutions humaines ». La relation didactique contient une dissymétrie dans la relation au savoir qu’introduit le couple (enseigner/apprendre). Le cœur du pôle ludique, c’est la légaliberté. Ce sont les règles dans et par lesquelles se noue la relation ludique. Le mot « ludique » renvoie à la définition du jeu au sens de C.Duflo « invention d’une liberté dans et par les règles ». Les règles du jeu définissent les relations ludiques entre les joueurs. Nous allons questionner ces deux pôles du point de vue de la didactique des mathématiques, et plus précisément de la théorie des situations didactiques : comment interagissent ces deux pôles en

136

En référence à l’image des deux pôles d’un aimant.

280

situation ? Comment interagissent les participants et l’animateur placés dans le champ de la relation éducative ? Il s’agit d’étudier les interactions en identifiant à quel pôle elle renvoie. Dans certains cas, il n’y a pas d’ambigüité possible et il est possible d’identifier distinctement un pôle, ce qui renvoie à une relation localement didactique ou localement ludique. Dans d’autres cas, les deux pôles sont articulés, et les interactions sont plus complexes. Exemple d’une relation localement ludique :

596

Animateur

597 598 599 600 601 602

1D Animateur 1A 2A 1D 1A

603

Animateur

604 605 606

1R enfants 1R

Je ne peux pas l'accepter, le combat est fatal, c'est vrai, tu avais oublié le 0, ils marquent pas de point, ils marquent pas de point. Pourquoi ? Fin si, est ce que … Ben si on a tout bon Ben non, ils sont arrivés en retard Ben non, on l'avait déjà montré C'est trop tard ! Les Number one prennent le large, je propose que comme il semblerait que ce soit une erreur étourderie, puisqu'il a oublié le 0, mais qu'il avait l'air le plus rapide, on se fasse encore une manche[1I1] avant de faire le point stratégique ; vous êtes d'accord ? [1I1] On a gagné, On a gagné

[Oui!] [Ouais] On a gagné [Annexe B5]

La relation est ludique. Des discussions ont lieu pour savoir si le point doit être accordé, les équipes 1 et 2 ne sont pas d’accord. L’enjeu de la discussion est celui de la victoire : qui marque le point ? Qui gagne ? L’animateur est aussi préoccupé par cet enjeu, et tente de concilier les deux équipes en proposant une nouvelle manche avant le point stratégique, ce qui satisfait les enfants. Exemple d’une relation localement didactique : ANI DYL ANI DYL ADR DYL

notre vieux capi[taine va nous expliquer sa stratégie/ (0.8) donc& [ &euh:= =c’est la même truc [sauf qu’on n’en a x\ [mais oui/ c’est la même cho[se\ [mais pas du tout [parce que tu ne peux pas mettre quarante cinq à cha[que fois/

281

ADR HER DYL ADR HER

ADR HER ANT HER

ANT

[si/ [si/ si/ (.) [en fait/ (.) c’est la même cho:se\= [ =°et ben\°= =c’est quasiment la même chose\ (0.7) sauf que\ (.) vu qu’il y a deux nombres en moins/ (.) on efface les deux derniers en fait\ (0.6) °°maintenant\ c’est fini/°° (0.3) donc [en gros\ tu enlèves\/ [donc [au lieu de faire/ [ouais\ (0.3) en gros ouais\ (0.4) dix ix plus quarante cinq/ (0.3) on fait/ huit ix\ (0.5) °qui sont là\° (0.4) plus/ (0.3) ce qui reste/ ça fait vingt huit\ (.) donc c’est huit ix plus vingt-huit\ (0.6) ouais\= [Annexe B7, 862-886]

La relation est didactique : la discussion tourne autour de la justification de la formule pour 8 nombres consécutifs, et l’ensemble des interactions porte sur cet enjeu. Exemple d’une relation où les pôles ludiques et didactiques interfèrent : DYL ADR DYL HER DYL ADR DYL ADR? DYL ADR? ANT DYL ANI ANT EQ1 EQ2

ce sera\ zéro/ un deux trois quatre cinq six sept huit neuf/ par exemple/.h:: ils passeront tous/ forcément\ (0.3) hum:[: sont toujours tous quaran-\ sont toujours quarante cinq [et si on fait neuf plus zéro c’est [égal à neuf\ [et pourquoi ils passeront tous/ (..) un plus huit/ est égal à neuf\.h::= =voi[là/ [deux plus euh: sept/ égal neuf\= =convain[cu//\ [six:\ (0.4) plus:[: [trois/ égal neuf\.h:: et cinq plus& [non [non\ &deux\ °euh° cinq plus quatre égal neuf/.h:: donc là tous les nombres sont passés\ et cinq\ neuf fois cinq égal/ quarante cinq\= =[alors il y a une question i[ci/ [.h: alors m- [moi j’aurai peut être une petite critique/ c’est que je trouve que:: adrien a le charisme d’une pata[te ha/ ha\ [((rires (1.6) )) [((rires (1.8) ))= [Annexe B7]

Dans cet exemple, Adrien et Dylan donnent des explications de leur formule à l’équipe adverse, dans le but de convaincre l’autre équipe de la validité de la formule. Lorsqu’Adrien a terminé, Anthony, membre de l’équipe adverse, prend la parole pour adresser une critique, mais elle ne porte pas sur l’enjeu didactique affiché : il s’agit d’une critique personnelle et humoristique à son adversaire. Les rivalités ludiques du jeu précédent perdurent durant la phase de débat, comme

282

encore dans l’exemple ci-dessous, où Dylan pose des questions à Anthony dans le but de « l’énerver ». ANT

DYL ANT HER DYL HER ADR ANT? DYL ADR DYL REM ADR DYL

[°en fait° le rôle du ix c’était pouvoir prouver que\ (.) avec n’importe quel nombre ça marche\ c’est-à-dire (.) qu’on: ne s’occupe pas du ix\ parce que le ix est forcément le nombre\ (.) après on s’occupe de ce qu’il y a à côté donc\ plus un plus deux plus trois:/ (.) donc on sait que à cha:- (0.4) on à la fin on a dis ix/ donc\ (.) un deux trois tu comptes les ix t’en tu [trouves dix\ [merci ça j’avais [compris\ [LA [t’es allé en cé pé c’est bon\ [°voilà\° donc en fait ix/ ça représente le nombre de départ\ (0.3) mais [ça on avait [compris mais on a tout compris en fait euh\ [°donc euh° [mais ça on avait compris/ (.) voi[là\ [on vou[lait juste faire ça [pour savoir [(sinon juste) [°on° (.) on voulait juste pour t’énerver/ hein\ non [mais on a compris hein (.) tu peux revenir& [((rires (3.0) )) [((rires brefs)) &à ta place= = [Annexe B7]

La modélisation par le contrat didactique et ludique doit nous permettre d’identifier et décrire ces différents moments, afin de donner des moyens d’interpréter l’animation dans son ensemble et de comprendre l’articulation entre les enjeux didactiques et ludiques. Dans les deux exemples ci-dessus, nous pouvons voir que l’articulation didactique/ludique peut être complexe. Les relations qui s’établissent sont plus ou moins « stables » à différents moments de l’activité. Alors qu’elles peuvent être considérées comme ludiques ou didactiques sur de longues périodes, avec des enjeux partagés par tous les participants, il existe d’autres moments où les relations semblent beaucoup plus ambigües, avec différentes interprétations possibles, des double sens, de l’ironie, etc. Les deux pôles didactiques et ludiques peuvent s’articuler, et il nous faut un concept qui puisse modéliser sans les opposer a priori. Notre projet d’élaboration d’un contrat didactique et ludique vise à mettre chaque pôle au même niveau pour permettre l’étude objective d’une situation dans un contexte donné. Bien que nous n’envisagions pas de recherche où le pôle didactique serait totalement absent de la problématique de recherche, cela ne signifie pas que nous donnons la primauté au pôle didactique. C’est l’étude conjointe et articulée des deux pôles qui nous parait riche et permettre une compréhension plus précise de la relation entre les participants et l’animateur. 283

IV.2. Définition Le contrat didactique et ludique est l’ensemble des règles et comportements, implicites et explicites, entre un "éducateur" et un ou plusieurs "participants" dans un projet, qui lie de façon explicite ou implicite, jeu et apprentissage dans un contexte donné. La conjonction « et » signifie que ce concept vise à modéliser l’interaction entre les processus didactiques et ludiques. Ces deux termes sont pour nous au même niveau : il ne s’agit pas de mettre une hiérarchie a priori entre les deux, mais d’étudier à quel(s) pôle(s) vont renvoyer les règles ou comportements, implicites ou explicites, qui sont observés. Jouer et apprendre sont deux processus qui peuvent interférer se renvoyer l’un l’autre ; les pôles ne s’articuleront pas de la même façon selon le contexte et l’institution. De la même façon qu’il y a des éléments de contrat didactique dans le contrat ludique en contexte d’animation et de loisir, il y a des éléments de contrat ludique au sein du contrat didactique. Le but de ce concept est de permettre l’étude des interactions entre ces deux pôles dans leur coexistence, articulation ou opposition. Tout comme le contrat didactique ou le contrat ludique, il n’est pas un vrai contrat il n’est pas explicite ni librement consenti. Il permet de décrire un processus temporel, où les relations entre l’éducateur et les participants évoluent en fonction des interactions réciproques, des intentions cachées ou affichées de chacun, de l’évolution des enjeux au cours de l’animation, etc. De même que Brousseau avec le contrat didactique (1998, p. 62), ce qui est essentiel dans le contrat didactique et ludique est le processus de recherche de contrat plus que le contrat lui-même. Ce concept est créé pour rendre compte de la dynamique des interactions didactiques et ludiques en situation.

IV.3. Les règles ludiques, régulatrices du jeu L’étude de Colas Duflo nous montre que le jeu se constituait dans et par les règles. L’identification des enjeux et phases ludiques passe donc par une étude des interactions autour des règles du jeu. Cela nous conduit à analyser nos expérimentations avec ce point de vue. Animateur 441 464 518 284

Animateur Animateur

Ouii! Ah, ça s'est joué à deux secondes. Les Sangs Noirs [1I1] marquent le premier point de ce combat [2I1], 3-2 à quelques secondes près, je sens qu'il va falloir êtres très rapide [2I2], donc euh nous entamons..

Egalisation immédiate des Number One …[1I1] avec le résultat 1335 [1I2]. Qui c'est qui gagne?

535 549 556

Animateur Animateur Animateur Animateur

559

Alors on continue…les sangs noirs vont réagir dans l'immédiat … Vous restez à votre place hein, vous vous bougez que quand vous me donnez le papier Les Number One font break [1I1], est ce que c'est un hasard ? Nous allons le voir sur cette partie [1I1], et ensuite vous ferez un point de votre stratégie ensemble, avant de repartir pour une deuxième manche à deux points. Donc dernière manche à un point, attention.. [Annexe B5]

Animateur 596 597 598 599 600 601 602

1D Animateur 1A 2A 1D 1A

Je ne peux pas l'accepter, le combat est fatal, c'est vrai, tu avais oublié le 0, ils marquent pas de point, ils marquent pas de point. Pourquoi? Fin si, est ce que … Ben si on a tout bon Ben non, ils sont arrivés en retard Ben non, on l'avait déjà montré C'est trop tard ! [Annexe B5]

900

1D Animateur

901 902 903 904 905 906 907 908 909 910

Une par équipe Une par équipe, rasseyez vous, nan… celle là que tu viens de me donner, et pas l'autre

2A 1D 1R enfants 2H Animateur 2H 1D

C'est pas juste. Ah non non mince, c'est un 1… oh non… [inaud] C'est faux, c'est faux…voilà la mienne Non Mais non la mienne A moi, non non non, c'est trop tard pour eux [Annexe B5]

1019

1D

C'est bon! (en se courant vers l'animateur)

1020

2H

Piou ? 285

1021 1022 1023 1024 1025

1D 1D Animateur 2H 2A

1026

2P

1027

2A

1028

Animateur

1029 1030 1031 1032 1033 1034 1035 1036 1037

2A 2P Animateur 2A 1D Animateur 2P 2H Animateur

Trop tard J'espère que c'est bon! Si c'est le même… Non mais, il le tendait! Non non Il peut pas marcher, il a la jambe cassée, il le tendait Nous on l'avait en premier! On l'avait en premier! Il faut que vous me le relayer pour me le donner, donc j'accorde l'ex aequo sur cette partie Non… Ouais… ouais exaequo J'accorde l'ex aequo. Ca se fait pas…

Ca fait 1 partout ou deux partout ? [L'animateur écrit les points] Eh, nous aussi! Eh, nous aussi! Evidemment [Annexe B5]

La discussion porte ici sur une règle régulative. L’animateur a introduit la règle des « bouts de papier » pour déterminer quelle équipe trouve le résultat en premier : la première équipe qui donne le bout de papier est considérée comme première. Cette règle a fonctionné pendant tout le jeu mais elle est ici contestée à un moment où les enfants trouvent de plus en plus vite (en quelques secondes). L’enfant qui tend le papier n’a pu le rendre en premier, car il a la jambe cassée et ne peut se déplacer. L’animateur accorde une égalité, ce qui ne plait pas à Anthony (2A). Cela conduit à confirmer ce que nous avons constaté dans le chapitre 7 : la phase de course est purement ludique. Les négociations ont souvent lieu autour des règles du jeu, en particulier par rapport à l’enjeu de la course. Le contrat qui lie les animateurs et les enfants pendant la phase de course est donc de nature ludique. Cela explique pourquoi l’animateur, lorsque les enfants ne trouvent pas la formule, préfère ne pas instaurer de phase de débat : ne pouvant se baser sur le résultat des enfants, il dispose de peu d’éléments pour instaurer une relation didactique. Ce constat est conforme à celui des enfants qui ont vécu l’animation comme un jeu. Pour les enfants qui n’ont pas trouvé la formule, ils se sont amusés sans rien y apprendre selon eux :

286

ANI : Et sur l'atelier qu'on a fait, qu'est-ce que ... ? PAS : Je sais pas si j'ai appris trop de choses là, parce que c'était plutôt jeu, 'fin on avait des méthodes, mais c'était un peu... du hasard dans le premier137, parce que on mettait tout et puis après on trouvait, et puis dans le deuxième138, c'était la technique, mais on n'a pas appris de choses, voilà, fin pour moi ... à moins que tu voulais nous apprendre quelque chose ... [Annexe D1]

La phase de la course présente donc toutes les caractéristiques d’un jeu, et les indicateurs visibles montrent en effet que c’est le cas. La modélisation doit donc rendre compte de cette dimension ludique de l’activité, en modélisant la relation entre l’animateur et les enfants par un contrat de type ludique.

IV.4. Une modélisation du contrat à deux niveaux Pourtant, la connaissance du projet de l’animateur montre que ce dernier cherche aussi à réaliser des enjeux didactiques lors de son activité, même si il ne les affiche pas dans le cas de la course. Il y a donc un deuxième niveau, un niveau caché, qui permet de comprendre l’animation dans une dynamique plus globale : l’animateur cherche à réaliser des enjeux didactiques par le jeu. Les nombres donnés pour la course, la mise en place de phases de réflexion stratégique, ou son passage dans les équipes pour s’informer des stratégies des enfants, relèvent aussi de choix qui ont une dimension didactique. Lorsqu’il donne un petit nombre, il le fait pour que les enfants jouent, mais c’est aussi nécessaire pour que les enfants aient des nombres de référence pour repérer les régularités. Lorsqu’il fait grandir le nombre, il augmente la difficulté de la course en même temps qu’il favorise les stratégies identifiées comme gagnante. Les choix de l’animateur ne sont pas neutres, et leur analyse, que nous ferons un peu plus loin, montre que l’animateur cherche un compromis entre les intentions didactiques et ludiques. L’analyse des intentions cachées de l’animateur révèle une interaction plus complexe que ce qu’elle laisse transparaître à un premier niveau qui parait purement ludique. La modélisation par le contrat didactique et ludique doit nous permettre de décrire cette complexité : il nous faut détecter dans une animation les phases ludiques, didactiques, ludiques et didactiques, mais il nous faut aussi prendre en compte le fait que l’animateur et les enfants agissent aussi en fonction d’enjeux qui ne sont pas toujours visibles, et qui peuvent influer, implicitement ou explicitement, sur le déroulement de l’activité. 137 138

Le premier atelier réfère à la situation ROMA. Le deuxième atelier réfère à la situation des 10 consécutifs.

287

Ces deux aspects sont essentiels, et c’est pourquoi nous allons modéliser le contrat didactique et ludique sur deux niveaux : 

Le niveau affiché : il correspond à tout ce qui est détectable et susceptible d’être perçu par les participants (parole, gestes, signes, attitudes, mimique, déclarations officielles de l’institution, etc.)



Le niveau caché : il correspond à tout ce qui n’est pas détectable (pensée des participants, intentions cachées, contraintes institutionnelles cachées, etc.)

Il nous faut préciser dès maintenant, pour éviter toute confusion, que les pôles didactique et ludique peuvent s’articuler simultanément sur chaque niveau. Chacun des deux niveaux peut donc être didactique, ludique, didactique et ludique, si bien qu’il y a 9 types de possibilités. Dans 7 cas sur 9, un contrat didactique et ludique est nécessaire pour modéliser la relation.

2ème niveau 1er niveau

Didactique

et ludique

Ludique

Didactique

Didactique

et ludique

et ludique

Didactique

Didactique

Didactique

et ludique

et ludique

et ludique

Didactique

Didactique

et ludique

et ludique

didactique

Didactique

Didactique et ludique Ludique

Didactique

Ludique

Dans le cas de la phase de course par exemple, nous avons vu que les interactions affichées sont de nature ludique : le premier niveau est donc ludique. Par contre, en identifiant les intentions cachées de l’animateur, nous savons que l’animateur veut à la fois faire jouer les enfants et à la fois les amener vers une deuxième phase de débat de nature plus didactique : le niveau caché, pour l’animateur, est donc didactique et ludique. Aussi nous dirons :

288



Que le premier niveau du contrat est ludique.



Que le second niveau pour l’animateur est didactique et ludique.

Distinguer deux niveaux nous semble essentiel pour permettre une modélisation à la fois factuelle et interprétative. Dans la phase de course, la relation est avant tout ludique, ce qui se traduit par un premier niveau ludique. L’étude du deuxième niveau permet de prendre en compte les liens entre ce qui est affiché et ce qui se passe réellement. L’enfant peut uniquement donner des apparences d’amusement, et en réalité s’ennuyer et attendre avec impatience que cela se termine. L’animateur pensera avoir réussi son activité, mais ce ne sera en fait pas le cas. Ces intentions cachées ne sont pas accessibles d’emblée au chercheur, qui doit développer des méthodologies spécifiques pour y accéder. Dans nos recherches : 

La position de chercheur-animateur nous a permis d’accéder aux intentions de l’animateur, et c’est d’ailleurs ce qui a permis d’expliciter les choix de l’animateur et d’identifier les insuffisances du contrat didactique par la présence d’un contrat ludique implicite.



Les questionnaires et entretiens avec les enfants permettent d’accéder aux avis des enfants et de voir dans quelle mesure le niveau affiché correspond à ce qu’ils vivent réellement.

Etudier la gestion de l’animateur d’une animation mathématique, c’est comprendre comment ce dernier gère simultanément des enjeux didactiques et ludiques simultanément. Chacune de ses relations comporte des règles et comportements spécifiques, explicites ou implicites, qui peuvent coexister ou s’opposer. La présence d’enjeux (didactiques et/ou ludiques) se traduit par des intentions qui cherchent à les réaliser et qui s’expriment dans la situation sous la forme d’actions et interactions. Ce qui est essentiel dans la construction de contrat didactique et ludique, c’est de pouvoir se donner méthodologiquement deux dimensions d’étude : un niveau à visée descriptive et un niveau à visée interprétative. Ces deux dimensions sont bien sûr articulées comme nous allons le voir, mais il s’agit de ne pas confondre ces deux niveaux pour ne pas produire des interprétations qui ne décrivent pas la réalité vécue par les participants. Dans le cas de la phase de course, modéliser par un contrat didactique serait insuffisant pour analyser le fait que l’animateur fait aussi ses choix par rapport à la nécessité de faire jouer les enfants, et que c’est par le jeu qu’il va éventuellement construire une relation didactique dans la deuxième partie du jeu.

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En modélisant simultanément les intentions de nature didactique et ludique, nous nous donnons les moyens d’appréhender la relation telle qu’elle se déroule effectivement, et telle qu’elle va pouvoir évoluer.

IV.5. L’articulation entre les deux niveaux L’étude des interactions est rendue complexe par le fait que, dans les relations sociales et humaines, les intentions affichées peuvent être différentes des objectifs réels : certaines intentions sont cachées et peuvent se réaliser indirectement ou chercher à se réaliser ultérieurement. Le projet de recherche est de parvenir à reconstruire les deux niveaux pour comprendre l’articulation didactique/ludique. Puisque le deuxième niveau est caché, il s’agit de le reconstruire. Nous avons évoqué le fait qu’il est possible de développer des méthodologies pour savoir ce que pensent l’animateur ou les enfants. Mais cela ne peut être suffisant, car même les pensées a posteriori d’une personne sur le déroulement d’une animation peuvent être différentes de la réalité du moment. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant de savoir ce qu’une personne pense que ce qu’une personne fait, pourquoi elle le fait et comment elle le fait. Si l’animateur a des intentions didactiques et qu’il veut les réaliser, il faut bien qu’il entreprenne des actions et fasse des choix qui lui permettront de les réaliser. Cela signifie, que l’animateur, agit sur le premier niveau pour réaliser ses intentions de deuxième niveau. Dès lors, il est possible d’essayer de détecter les intentions de l’animateur par l’ensemble des comportements. Prenons l’exemple de la phase de débat : l’animateur décide d’arrêter la phase de course et d’initier un dialogue autour de la validité des stratégies. Il va donc devoir agir pour amener ce nouvel enjeu et faire qu’il soit accepté par les enfants. Etudions la première minute de l’animation : Micro1_Equipe1_00h51m33s ANI avant de re- reprendre/ (1.1) on va donc là on [va (se ; de) cette]& DYL [pause pipi ] ANI &fois ci/ [on va: partir sur euh\] EQ1 [((rires)) ] (1.0) DYL à l’envers (0.4) ANI la dé- la\ la discussion parce que vous savez qu’après\ euh::/ (.) après un combat/ (.) donc là\ (..) °euh:° souvent il y a un débriefing/ des capitaines\ (0.5) pour (..) voir ce qu’il en dé- des stratégies utilisées si elles sont bonnes ou pas/ (.) ET surtout\/ (.) est-ce qu’elles peuvent marcher tout le temps\ (0.5) donc (0.5) je suis passé d’un groupe à l’autre/\ (.) et/ des dans les deux groupes/ donc\ (0.4) vous avez la formule (1.0) de multiplier le

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[premier nombre\ ] (0.6) ou [°(trop) je suis trop fort°] (.) DYL par [dix ] ANI [ce que je vous] donne/ (0.5) par dix (0.6) [et/ (.) d’ajouter& DYL [et de rajouter&& ANI &quarante cin]q\ DYL &&quarante cinq] (1.0) ANI et la question que: je vous ai posée\ parce que (.) (c’est) si il y a un autre combat se: (..) se produit\ (0.5) et que: il faille (..) quarante sept milliards/ euh:\ huit cent quatre-vingt:: douze milles/ (0.6) EQ2 c’est ma (chanson pré[xx) ANI [sept cent [vingt huit/ DYL [bateau (0.4) DYL (0.7) ANI tirs/ rien que pour le premier\ (.) et quand je vous demande le le total (0.8) comment vous pouvez être sûrs que cette formule (..) marche\= HER =nan mais e[uh: piou/ ANI [tout le temps\ (0.6) Micro1_Equipe1_00h52m32s HER s’il faut quarante sept milliards de tirs pour un bateau moi je me casse hein (.) [ ((rires (1.4) )) ] ANT [