J'ai eu envie de poser mon appareil photo et de faire le

27 févr. 2016 - mes photos. C'est en comprenant cela que Serge m'a donné mon premier Rolleiflex. J'ai alors compris que j'avais en n trouvé ma place.
NAN taille 0 téléchargements 177 vues
L’INTERVIEW

PROVOCANTE ET AVANT-GARDISTE, L’ARTISTE DÉFIE LE GENRE PHOTOGRAPHIQUE DEPUIS LES ANNÉES 70. SON ŒUVRE BOUSCULE L’ICONOGRAPHIE ET LES THÈMES TRADITIONNELS, OSCILLANT ENTRE BEAUTÉ ET IMPERFECTION. LES ÉDITIONS TASCHEN LUI RENDENT HOMMAGE AVEC UN LIVRE RÉTROSPECTIF DE CINQ CENTS PHOTOGRAPHIES, EN ÉDITION LIMITÉE, RETRAÇANT SES TRENTE-CINQ ANNÉES DE CARRIÈRE. PAR SAOULI QUDDUS PHOTOS BETTINA RHEIMS SAUF MENTION CONTRAIRE

C “J’ai eu envie de poser mon appareil photo et de faire le bilan” BETTINA RHEIMS

32

|

27 FÉVRIER 2016

ette photographe inclassable a su créer un langage esthétique empreint d’érotisme, autour de la sexualité, du genre, de la condition féminine et humaine. Le point de départ, c’est sa rencontre avec l’écrivain Serge Bramly, son complice dans la vie comme dans le travail. Il l’encourage à trouver sa voie. La photographie s’impose naturellement. Ses premiers portraits affichent Laura Condominas, Diane von Fürstenberg ou encore Leonor Scherrer. Et sa première série photographique, en 1978, exhibe les stripteaseuses de Pigalle. Un succès. Bettina Rheims les expose à Beaubourg, sur les traces de Robert Mapplethorpe et Joel-Peter Witkin. Helmut Newton la prend sous son aile et Marcello Mastroianni, Madonna, Lauren Bacall, Monica Bellucci ou encore Charlotte Rampling défi lent devant son objectif. Jean-Charles de Castelbajac lui confie ses campagnes. Yves Saint Laurent et Dior ne jurent que par elle. Parallèlement aux commandes publicitaires, le duo BramlyRheims met en scène des inconnues dans Chambre close (1991-1993), réinvente la vie du Christ dans I.N.R.I. (1997), aborde les femmes à Shanghai (2002), part sur les traces de Fantômas avec la série Rose, c’est Paris (2009). Dans les années 80, Bettina Rheims se penche sur la question du genre. Elle fait poser l’artiste transsexuelle Kim Harlow et les créatures du Bois de Boulogne. N’en déplaise aux puritains et aux moralistes, l’insolente se joue des codes pour transcender l’essence même des êtres. Son art est, en apparence, fait d’exubérance et de provocation, de sensualité et d’érotisme. Et puis, quand on étudie un peu mieux son travail, on découvre qu’il est fait de pudeur, de raffinement et d’absolu ; qu’il est avant tout expression d’un amour de l’autre, et d’abord des femmes, pour leur permettre de s’affirmer, d’exister, écrivait Jacques Attali (Reporters sans frontières, 2008, NDRL).

Comment la photographie s’est-elle imposée à vous ?

Après le bac, je n’ai pas entamé d’études supérieures. À 20 ans, je me suis mariée et j’ai fait un peu de mannequinat

à New York. Je ne suis restée ni mariée ni mannequin. Mais j’ai eu la chance de rencontrer Serge Bramly, avec qui j’ai partagé beaucoup d’années de ma vie et surtout des projets artistiques. Dans les années 70, j’étais un peu journaliste et lui photographe de mode. Je me cherchais encore à l’époque. Et je me suis souvenue qu’adolescente, je m’enfermais des heures dans la chambre noire pour développer mes photos. C’est en comprenant cela que Serge m’a donné mon premier Rolleiflex. J’ai alors compris que j’avais enfi n trouvé ma place.

Vous avez photographié beaucoup de femmes, des connues et des inconnues. Pourquoi avoir choisi Lara Stone pour la couverture de votre ouvrage ?

Ce portrait fait partie de la série Just Like a Woman, réalisée en 2008 à Paris. C’est un travail sur l’émotion sensuelle des femmes, ce sentiment qu’elles ressentent juste après l’acte charnel. Je voulais transposer cette émotion fugace sur papier glacé. Avec le maquilleur et le coiffeur, nous avons reproduit les marques sur la peau, la rougeur des joues. Lara Stone s’est complètement prêtée au jeu. J’ai adoré la photographier. Lorsqu’il a fallu choisir une couverture pour mon livre, on est tous tombés d’accord sur cette photographie proposée par le directeur artistique. Lara représente parfaitement mon travail. Pourtant, on a longtemps débattu sur cette première image, si symbolique pour un livre rétrospectif sur un travail de tant d’années.

Quel rapport entretenez-vous avec les femmes ?

Un rapport de complicité. Un rapport de miroir aussi. Il y a comme un pacte implicite qui me lie aux modèles que je photographie. Elles me renvoient des choses que je connais tellement bien, du fait d’être moi-même une femme. Bien sûr, je m’en suis éloignée, j’ai fait d’autres choses, mais elles restent pour moi un sujet inépuisable. J’ai photographié des centaines de femmes à travers le monde. Des anonymes et des célébrités. Mais à chaque fois, j’ai découvert quelque chose de nouveau ; avec surprise, avec émotion.

VICTOIRE

|

33

Madonna. Septembre 1994, New York.

L’INTERVIEW

Edward V. III. Juin 2011, Paris.

Serge Bramly décrit votre studio comme une piste de danse, et la séance photo comme une chorégraphie avec le partenaire photographié…

eux, il y avait une jeune fille de 14 ans qui s’est présentée à mon studio. Elle s’appelait Kate et deviendra plus tard Kate Moss. C’était sa première photo.

J’aime bien cette image. En général, je photographie des gens que je ne connais pas. Ça ressemble à la première fois que l’on danse avec quelqu’un. Au début, les pas ne s’accordent pas. On n’a pas le même rythme. On se marche sur les pieds. Et puis, petit à petit, la musique commence à vous envelopper. On commence à comprendre les gestes de l’autre. À comprendre où il vous emmène. C’est ce moment-là qui donne la possibilité à une image d’exister. Ce moment où je leur parle et elles me répondent avec leur corps. Et tout à coup, c’est là. Je photographie souvent des femmes qui ont été photographiées des dizaines de fois. Il faut donc réussir à en sortir quelque chose d’inédit, à provoquer une émotion nouvelle.

Ce travail donne lieu au livre Modern Lovers dans les années 90. Puis en 2014, vous revenez sur le sujet avec l’ouvrage Gender Studies…

Oui, je me suis demandé où en était la situation aujourd’hui. Il y a trois ans, j’ai mis une annonce sur Facebook en repostant certains de ces anciens portraits. J’ai demandé au public s’il avait quelque chose à dire sur le genre et, si c’était le cas, de m’envoyer une photo. J’ai reçu des photos du monde entier. C’était fascinant de voir à quel point les gens étaient touchés. J’ai alors décidé de refaire un nouveau travail pour essayer de comprendre en quoi les choses avaient avancé. Et c’est devenu un livre.

On vous qualifie souvent de “photographe de peau”…

J’ai lu cela à mon sujet, mais je ne suis pas d’accord avec cette étiquette. Au contraire, je m’intéresse à ce qu’il y a derrière. À ce qu’il y a sous la peau. À ce qu’il y a dans la tête des gens, et non uniquement à leur enveloppe charnelle.

Vous dénudez pourtant les femmes, notamment dans Les Stripteaseuses de Pigalle en 1980. Une série qui a marqué le début de votre carrière. Comment est né ce projet ?

Je cherchais un sujet à explorer et tout de suite, j’ai eu envie de photographier des corps de femmes, de femmes déshabillées. Dans mon entourage, tout le monde a refusé de se mettre en scène. Puis, par hasard, j’ai revu une copine qui faisait du striptease à Pigalle pour gagner un peu de sous. Elle m’y a emmenée

“L’androgynie est devenue très à la mode tout à coup” et c’est là que j’ai pu rencontrer d’autres stripteaseuses, qui ont accepté de poser pour moi. Ces photos ont été publiées dans le magazine Égoïste par Nicole Wisniak. Ensuite, elles ont été exposées chez Jean-Marc Bustamante. Et sans que je ne m’y attende vraiment, elles ont attiré la galerie Texbraun et Alain Sayag.

C’est là que le photographe Helmut Newton, votre mentor, vous a repérée ?

Oui, Helmut s’est beaucoup intéressé à mon travail à la suite de la publication des stripteaseuses dans Égoïste. Il a voulu me rencontrer. C’est comme ça que nous sommes devenus amis. Lorsqu’il était à Paris, j’allais dîner chez lui et June. Je

34

|

27 FÉVRIER 2016

Pourquoi cet ouvrage rétrospectif maintenant ?

lui montrais mes dernières photos. Il les commentait, il les critiquait, parfois très durement, et il me conseillait.

autre fois, on a fait un travail sur Paris (Rose c’est Paris, NDLR). Notre collaboration est ponctuelle, mais souvent très riche.

Chambre close est votre première collaboration avec Serge Bramly en 1991. Un projet audacieux, qui dévoile des corps d’inconnues dans une chambre d’hôtel…

Vous avez exploré l’androgynie dans les années 80. Un sujet encore tabou à cette époque ?

C’était une aventure assez amusante. Un jour, Serge m’a raconté l’histoire d’un certain monsieur X, un homme élégant d’un certain âge, qui avait pour habitude d’aborder des jeunes femmes dans la rue. Il leur demandait de monter avec lui dans une chambre d’hôtel, en leur promettant de ne pas les toucher. Il voulait simplement qu’elles dévoilent une partie de leur corps, celle dont elles étaient les plus fières, pour les photographier. Finalement, je n’ai jamais su si cette histoire était une fiction ou une histoire réelle. Mais Serge m’a demandé de me mettre dans la peau de ce monsieur X et de réaliser ces photos. J’ai donc abordé des jeunes femmes dans la rue, des anonymes, pour leur demander de montrer leur corps ou une partie de leur corps, dans une chambre d’hôtel décorée de papier à fleurs. Je me suis prêtée à l’exercice pendant une année. Ce travail a fait l’objet d’un livre, accompagné de textes de Serge, et des expositions un peu partout dans le monde.

Avez-vous d’autres projets en cours avec Serge Bramly ?

Pas pour le moment. Le dernier projet est ce livre rétrospectif. Il y a aussi une grande exposition à la Maison européenne de la photographie à Paris, ensuite à Stockholm. On travaille beaucoup là-dessus en ce moment au studio. Après, on va réfléchir avec Serge. Vous savez, ça vient comme ça. On déjeune et on se dit qu’on a envie de faire quelque chose ensemble. Une fois, ça nous a amenés une année à Shanghai (Shanghai, NDLR). Une

On était en plein dans les années du sida. Et à cette époque, les gens n’avaient pas beaucoup de possibilités, sinon de trouver de nouvelles formes de séduction. L’androgynie a été une de ces formes. C’est devenu très à la mode tout à coup. On voyait des jeunes garçons très efféminés et des jeunes filles garçons manqués. C’est en faisant des castings que ce phénomène m’a frappée. Je suis alors partie à Londres, qui est une capitale avant-gardiste pour toutes les modes. J’ai organisé un grand casting. Ils étaient nombreux à répondre à l’appel et, parmi

Confession

J’ai écrit à Charlotte Rampling pour faire son portrait. Elle m’a téléphoné. Je tremblais en arrivant chez elle. Mes images étaient floues, inutilisables. J’avais honte. Je l’ai rappelée. Elle m’a dit : Alors, revenez. Je l’ai souvent photographiée. Elle a l’intelligence et la générosité des grands êtres humains. Extrait de Diaries, carnet intime accompagnant l’ouvrage Bettina Rheims.

4

Il y a quelques années, Bénédicte Taschen m’a proposé de faire ce livre avec toutes les séries de photos que j’ai produites, mais aussi des images inédites qu’on ferait découvrir aux gens et que j’ai moi-même redécouvertes. Et là, j’ai senti que c’était le moment. J’ai eu envie de poser mon appareil photo et de faire le bilan. C’est aussi un poids dont je me suis débarrassée. Maintenant, c’est le livre qui est lourd et moi qui suis légère. Je vais donc pouvoir réfléchir à la suite. À la dernière partie. Bettina Rheims, Patrick Remy, édition limitée à 800 exemplaires numérotés et signés par Bettina Rheims. 454 pages, 500 €. Également disponible dans deux éditions d’art limitées à 100 exemplaires numérotés, accompagnés d’un tirage photo signé et numéroté, 1250 €. www.taschen.com Rétrospective Bettina Rheims à la Maison européenne de la photographie de Paris, jusqu’au 27/03, 82 rue François Miron, 75004 Paris, France, www.mep-fr.org

DATES EN PRISON

1952  Naissance à Paris le 18  décembre. Elle est la fille du commissaire-priseur Maurice Rheims et Lili KrahmerRheims, descendante de la famille Rothschild. 1994 Lauréate du Grand Prix de la photographie de la Ville de Paris. 1995 Jacques Chirac la choisit pour réaliser son portrait offciel. 2013 Commandeuse de la Légion d’honneur.

Le dernier travail de Bettina Rheims est consacré aux femmes détenues. Une série photographique aux antipodes de l’univers glamour qui fait l’objet de plusieurs années de réflexion et de recherche. Ce projet est né sous l’impulsion de son ami Robert Badinter. La photographe se rend alors à la prison de Poitiers-Vivonne pour y rencontrer une détenue et entamer une série de portraits.

VICTOIRE

|

35