«Il faut se pardonner à soi avant de pouvoir pardonner à ses geôliers»

22 juin 2014 - A la vue d'un groupe de militaires venant dans ma direction, j'ai tout à coup été prise d'une peur ir- rationnelle. Je voulais faire demi-tour,.
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22 JUIN 2014

PEOPLE

PORTRAIT

Le loup trop proche?

Les robes transparentes font un carton PAGE 22

Arnaud Montebourg

Les positions de Narcisse Seppey et de Marie-Thérèse Sangra PAGE 15

Reuters/Carlo Allegri

LE DÉBAT

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Son intervention dans le dossier Alstom le rend-il enfin utile? PAGE 17

LES ACTEURS Six ans après sa libération, Ingrid Betancourt se lance dans la fiction

«Il faut se pardonner à soi avant de pouvoir pardonner à ses geôliers» La plus célèbre des ex-otages publie son deuxième livre, «La ligne bleue». Un roman sur l’amour, la haine et la résilience dans l’Argentine des escadrons de la mort. Un roman écrit en français mais très latinoaméricain dans ses influences magico-réalistes. Entretien avec son auteure.

1997 c Second mariage Elle se remarie avec Juan Carlos Lecompte.

Julia, l’héroïne principale, a un don. Elle entrevoit des scènes de l’avenir à travers les yeux d’autres personnages. A elle d’interpréter ensuite ses visions et de venir en aide aux gens en déjouant le cours des événements. Pour moi, cette magie est un moyen narratif pour parler de ce monde métaphysique que nous nions constamment. Nous le nions parce que ce n’est pas explicable scientifiquement.

2002 c Arrestation Candidate à la présidentielle, elle est enlevée par les FARC. Début d’une captivité de six ans et demi.

2008 c Libération Elle multiplie les honneurs mais est critiquée par d’anciens codétenus. Divorce.

C’est-à-dire?

Je crois qu’il y a le monde dans lequel nous vivons et un autre monde vers lequel nous tendons. Nous sommes constamment en connexion. Par un geste inconscient, nous changeons parfois la trajectoire d’un objet, évitant ainsi un accident ou une catastrophe. Certains appellent cela des intuitions ou des coïncidences. Moi, je crois que nous nous faisons constamment aider par des gens qui sont de l’autre côté.

2014 c Publication Après Même le silence a une fin (2010), elle écrit son deuxième livre, un roman.

Rayonnante, Ingrid Betancourt était de passage jeudi à Paris pour faire la promotion de son nouveau livre.

Vous avez été aidée dans la jungle?

Contrôle qualité

Non, ce processus est déjà terminé. Evidemment ce sont des thèmes qui m’intéressent. Je peux comprendre ce qu’ont vécu ces jeunes montoneros, ces révolutionnaires argentins dont je parle dans mon roman. Même si je n’ai pas fait les mêmes expériences, il m’est aisé de m’identifier à eux. Mais j’ai souhaité écrire ce livre comme les romans que j’aime lire en vacances. Les ingrédients essentiels étant les émotions, l’introspection des personnages et le rythme de la narration. Ce n’est pas un ouvrage autobiographique. Si Julia est rivée dans le futur, c’est aussi parce que je ne veux plus parler du passé. Je veux parler d’autre chose.

c Premier mariage Deux enfants, Mélanie et Lorenzo, naissent de l’union avec Fabrice Delloye.

Pourquoi avoir intégré une touche de magie et de surnaturel à votre roman?

Non. Ce sont des choses qui doivent vous arriver à vous aussi. Elles arrivent tous les jours. Comme lorsqu’on parle avec quelqu’un et que l’on commence à dire les mêmes mots, les mêmes phrases. Une fois, deux fois, trois fois. Ce

1961

1981

[email protected]

Vous aussi, vous avez un don? Comme votre héroïne?

crue en fiction constitue-t-il une étape dans votre processus de reconstruction?

c Naissance Ingrid Betancourt naît à Bogotá. Son père est ambassadeur en France; sa mère, ancienne reine de beauté, politicienne.

Adrià Budry Carbó Paris

Oui, dans la jungle, j’ai souvent senti cette présence. Quand je me suis enfuie en pleine nuit, avec une autre otage, nous nous sommes retrouvées dans un dénivelé. Il pleuvait. L’eau montait à toute vitesse et nous ne voyions rien. Dans la densité de la jungle, il était impossible de savoir comment se sortir de là. L’eau montant jusqu’aux genoux, j’ai tenté de me calmer et, tout à coup, j’ai su. Un déclic. J’ai trouvé la sortie.

EN DATES

DR

sont des choses qui nous mettent en rapport avec une autre dimension de nous-même. Je crois que nous devons nous y ouvrir. On est tellement coincé dans notre scientisme et notre rationalité! Tout ce qui ne peut pas être démontré scientifiquement perd de la validité. Je crois que nous, les êtres humains, avons une autre dimension. Ça fait un peu new age, tout ça…

C’est très new age. Mais je crois que le monde doit marcher vers cette intégralité de l’être humain. Nous sommes des êtres transcendants. Il faut se donner la possibilité de l’accepter.

L’impulsion d’écrire ce livre estelle venue de cette réflexion?

Oui, aussi. Au cours de mon existence, j’ai reçu divers «souvenirs du futur» ou prémonitions, comme d’autres préfèrent les appeler. La première fois, je devais avoir 15 ans. Je marchais dans une rue de Bogotá dans mon uniforme de lycéenne. A la vue d’un groupe de militaires venant dans ma direction, j’ai tout à coup été prise d’une peur irrationnelle. Je voulais faire demi-tour, partir en courant. Mais je suis restée pétrifiée. Ils m’ont frôlé et ont continué leur route. Pourquoi est-ce que j’ai paniqué comme ça? C’était absurde. Je n’ai compris cette réaction que quand

j’ai été séquestrée par des hommes en tenue de camouflage. Tout a coup, les deux moments se sont rejoints. J’ai compris. Il y a quelque chose en moi qui m’annonçait ce que j’allais vivre. Cela m’a accompagné tout au long de mon existence. Des choses curieuses me sont arrivées. Je les ai mises de côté, je n’en ai jamais parlé. Et puis il y a un moment dans la vie où l’on ne peut plus continuer à se dire: «Je ne l’ai pas vécu, ça n’est pas arrivé ou c’est une coïncidence.» Il faut accepter la réalité. Il est question de captivité, de tortures et d’humiliations dans votre livre. Transformer la réalité

… et les journalistes reviennent systématiquement avec leurs questions sur votre captivité. C’est pénible?

Ce n’est pas pénible dans le sens où cela me mettrait de mauvaise humeur. Par contre, c’est émotionnellement difficile. Ça reste une charge affective que de remémorer tout cela. Heureusement, c’est de moins en moins le cas. J’ai refait ma vie. Je poursuis mes études et réalise des activités qui me permettent de mener une existence normale. Cela m’a donné l’espace et le temps de me remettre les pendules à l’heure. Evidemment, après une expérience comme la mienne, on reste toujours un peu boiteux. Mais je pense que je suis arrivée à un stade où j’accepte ma fragilité tout autant que ma force. Je suis plus forte à certains égards. Dans le roman, il est justement question de résilience, de choix entre la vie et la haine. Comment trouve-t-on la force de faire face à ses anciens geôliers?

Il faut d’abord comprendre ce qu’est la haine. La haine est à la fois un mur et un miroir. Elle est négation de l’humanité de l’autre. On s’enlève la possibilité de voir dans l’autre quelqu’un comme nous. Mais ce mécanisme part de la négation de soi. On hait parce que l’autre nous a meurtri, parce qu’il a abîmé notre ego. On hait parce qu’on n’arrive pas à se pardonner d’avoir donné la possibilité à l’autre de nous faire mal. Nous avons une image abstraite de nous-même, fantasmée. On s’imagine en héros bravant la tempête. SUITE EN PAGE 14

14 LES ACTEURS

LeMatinDimanche I 22 JUIN 2014

Ingrid Betancourt est capturée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie, le 23 février 2002, avec sa collaboratrice Clara Rojas. En pleine campagne présidentielle, la candidate écologiste se rendait en zone «démilitarisée» où se tenaient les pourparlers avec les FARC. AFP

SUITE DE LA PAGE 13 Mais, dans la vie réelle, nous sommes de petites choses qui partent en courant quand elles ont peur. On n’est pas toujours dans le contrôle. On est très souvent en deçà de nos propres attentes. C’est parce que l’autre nous met en contact avec ce soi décevant que nous le haïssons. Mais cela nous empoisonne la vie. Pendant ce temps, l’autre continue, lui, à mener son existence, dans l’ignorance de notre haine. Comment s’en libérer?

Il faut refaire le processus depuis le départ. C’est la relation à notre ego qui doit d’abord être recomposée. Il faut se réconcilier avec ce que nous sommes vraiment. Je n’ai pas été à la hauteur, soit. Mais la vie nous donne toujours l’occasion de nous réconcilier avec nous-même. Tant pis, la prochaine fois je ferai au mieux. Je me construis, je me réinvente. Il faut d’abord faire cette introspection avant de pouvoir regarder ses geôliers dans les yeux. Il faut se pardonner à soi avant de pouvoir pardonner à l’autre.

C’est le début d’une longue captivité qui durera 6 ans, 4 mois et 9 jours pour Ingrid Betancourt. Des preuves de sa survie filtrent dans la presse, comme cette vidéo d’octobre 2007 où elle apparaît amaigrie, le regard vague. La campagne médiatique pour sa libération redouble d’intensité. AFP

Qu’est-ce que la ligne bleue?

C’est cet horizon que nous avons à l’intérieur de nous-même, dans notre psyché. Un horizon dans lequel nous contemplons le bonheur que nous souhaiterions. Mais nous changeons constamment, la ligne s’éloigne inexorablement. Il faut chercher l’instant où la ligne bleue disparaît. Ou il y a conjonction entre l’être physique et l’être spirituel que nous sommes. A ce moment, nous pouvons vivre le présent et le bonheur dans le présent. Il faut travailler sur soi. Nous n’avons pas de guide pour nous apprendre.

«

La haine est à la fois un mur et un miroir»

Suite à l’échec des négociations, Ingrid Betancourt est finalement libérée par l’armée colombienne le 2 juillet 2008, avec 14 autres otages. A son retour très médiatisé en France, elle est accueillie par Nicolas Sarkozy. Elle surprend par la pétillance de son regard et sa distance vis-à-vis de son mari.

INGRID BETANCOURT Ex-otage et romancière

Le Père Mugica, précurseur de la théologie de la libération, est un personnage central du roman. Cela reflète-t-il un nouvel engagement de votre part?

Plutôt une certaine constance. Je me reconnais en Carlos Mugica. J’ai toujours pensé qu’il fallait se battre pour ses idées tout en refusant toute forme de violence. Mugica est un vrai héros romantique. Il m’a fascinée. Je suis tombée un peu par hasard sur l’histoire des prêtres tiers-mondistes. J’ai passé un été à me documenter. Carlos Mugica avait tout pour lui. Fils de ministre, imbibé de culture, il a mené de brillantes études en France où il a vécu les événements de Mai 68. A son retour en Argentine, il part officier dans une «villa», un taudis de Buenos Aires. Il se battra jusqu’au dernier moment pour les pauvres. Jusqu’à son assassinat. Vous vouliez donc réhabiliter la théologie de la libération?

Oui, d’autant qu’elle a été mal comprise et qu’elle est, je pense, complètement actuelle. En fait, la théologie de la libération pose la question de l’usage de la foi. A quoi sert une foi poussiéreuse que l’on garde dans un placard alors que le monde s’écroule autour de nous? Je crois que c’est une question fondamentale. Cette capacité de dire non à ce qui nous paraît injuste ou insoutenable. Encore une fois, cela ne nous donne par contre pas le droit de tuer. La frontière est très claire pour moi. D’autant plus après ce que j’ai vécu. Là encore, c’est un choix. Faut-il voir dans la ligne bleue un roman à clef? Contrôle qualité

Rodrigo Arangua/AFP

UN ROMAN EN FRANÇAIS QUI SENT L’AMÉRIQUE LATINE ROMAN Buenos Aires, années 70.

Julia a hérité un précieux don de sa grand-mère. Elle vit, à travers le regard d’un autre, des épisodes à venir. Mais ce don entraîne de lourdes responsabilités. A elle d’interpréter ses visions et d’intervenir pour déjouer le cours tragique des événements. La vie de la jeune fille bascule lorsqu’elle rencontre et tombe amoureuse de Theo, brillant étudiant et sympathisant du mouvement révolutionnaire des Montoneros. Dépassé par les événements, le couple vivra les espoirs brisés et les souffrances d’une génération. Le retour de Perón, le coup d’Etat et la terreur des esca-

drons de la mort. Un roman tragiquement historique qui jette une lumière crue sur les humiliations quotidiennes de la captivité ou le déchirement de la torture. Mais le récit livre aussi de poignants exemples d’élans de solidarité nés dans l’asservissement collectif. Un roman porteur d’espoir sur la résilience et le refus de se laisser entraîner par la haine. Si l’on retrouve certaines thématiques développées par Ingrid Betancourt dans «Même le silence a une fin», qui relate ses années dans la jungle, l’ouvrage s’inscrit bien dans le courant latino-américain du réalisme magique. Voyance, surnaturel et politique se mêlent dans un

roman à clef qui revendique fièrement sa paternité littéraire. Ou sa maternité… Car le récit fait la part belle aux femmes et à leur capacité d’aller de l’avant. Une inspiration familiale pour l’auteure? «Dans ma famille, il y a un gynécée, c’est vrai. Le clan des femmes est fort. A la maison mon père vivait entre ses deux filles et sa femme. Et papa était DR un féministe total! Nous avons été élevées dans le bonheur d’être femme.» c A lire «La ligne bleue», Ingrid Betancourt, Ed. Gallimard

Oui, mais Julia ce n’est pas moi. Elle tient en particulier d’une femme qui m’a abordée un jour. Elle m’a demandé dix minutes pour me raconter son histoire. Elle avait 16 ans quand elle est tombée amoureuse d’un montonero. Elle est tombée enceinte puis a été kidnappée par les militaires, torturée. Son fils a survécu mais elle n’a plus revu son compagnon de vie. J’ai été touchée par son histoire. Je comprends aussi pourquoi elle a été touchée par mon premier livre. Nous sommes devenues amies. Ces expériences créent des liens forts. Faut-il voir un rapport entre la transition démocratique argentine et le processus de paix en Colombie?

Malheureusement, la Colombie a connu bien pire: la drogue, les paramilitaires, les millions de déplacés internes. Les cicatrices sont très profondes. Je suis convaincue qu’il faut un changement de cœur chez les Colombiens. Nous rêvons tous d’une Colombie heureuse, prospère et juste mais, pour y arriver, il faut réaliser un exercice quasi spirituel. Cela doit être fait individuellement mais ne portera des fruits que lorsque la réflexion sera collective. On en revient à l’idée du pardon…

Absolument. La proposition politique du candidat à la présidence, Zuluaga, était de poursuivre la guerre jusqu’à la destruction totale des FARC. Ça veut dire quoi? Qu’il faut tuer encore 10 000 personnes? C’est la Colombie de la haine et de la vengeance. On n’était pas dans le cadre d’une élection avec un modèle de société plus ou moins néolibéral ou social. La question, et elle est difficile, est de savoir si l’on est prêt à vivre dans un pays où celui qui s’assoit à côté de nous dans le bus peut avoir assassiné un membre de notre famille. Nous n’avons pas besoin de tuer davantage pour avoir la paix. La dernière élection prouve que ce changement des cœurs s’est déjà amorcé. Quel soulagement… La Colombie reste-t-elle, pour vous, ce «chez-soi qui fait mal»?

Mon chez-moi, il est ici. C’est la France. Mes racines. C’est là où je me sens protégée et en sécurité. La Colombie, c’est mon combat. Si je suis prête à y retourner, c’est peut-être parce que ce n’est plus chez moi. Ça fait moins mal, assurément. Je suis devant une porte qui s’ouvre. Mais ce n’est pas ce que je voudrais tout de suite. Peut-être que je peux aider la Colombie d’ici. Vous donnez des conférences, étudiez la théologie, écrivez… Vous avez un compte à régler avec la vie?

J’ai surtout une immense gratitude. Vous savez, depuis que j’ai été libérée, je suis en constante gratitude. Tout le temps: quand maman m’appelle, mes enfants, ce jardin, parler avec vous… Et écrire: cela m’amuse beaucoup d’écrire. J’espère que les gens auront du plaisir à me lire. Vos enfants vous lisent-ils?

Oui, ils ont beaucoup aimé le livre. C’est drôle, ils m’appellent pour me faire des commentaires à chaud. «Nooon, tu as écrit ça… Je sais pourquoi tu l’as écrit!» Ils retrouvent certains épisodes vécus. Ils décodent. Quelle est votre relation avec eux?

Magique. Cette relation est ce que j’ai construit de plus beau, de plus réussi. Heureusement que je n’ai pas loupé ça. Les meilleurs moments de ma vie, ce sont avec eux que je les ai vécus. Vos projets pour le futur?

J’ai le mariage de ma fille cet été. Ici à Paris. Je vais aussi continuer à écrire. J’aimerais que Julia continue à vivre. J’aimerais écrire la suite de «La ligne bleue». On verra. x