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finalement, Moab a brûlé les os du roi d'Édom (Am 2:1). Les crimes ont pour auteurs chacun des peuples visés, pris collectivement. Leurs victimes sont des ...
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FONDEMENTS DU MESSAGE SOCIAL DES PROPHÈTES Francolino J. Gonçalves La dénonciation des injustices et l’annonce des malheurs qu’elles attireront sont des traits caractéristiques des porte-parole de Yahvé des VIIIe et VIIe siècles av. J.-C. qui ont donné leur nom à des livres pro) ni à leurs phétiques. Ces personnages n’étaient pas prophètes ( propres yeux ni aux yeux de leurs contemporains. Ils en étaient, au contraire, les adversaires et les concurrents. La tradition en a pourtant fait les prophètes par excellence1. Le message social des prophètes a été souvent étudié dans le cadre de recherches portant sur l’Ancien Testament, l’ensemble des prophètes, un groupe parmi eux, surtout ceux des VIIIe et VIIe siècles, ou un prophète en particulier. Amos, le premier des « prophètes écrivains » et l’un des plus grands champions de la justice, est le plus étudié de ce point de vue. Parmi les études sur le message social des prophètes, plusieurs traitent de la question de ses fondements2. Mon attention portera sur les « prophètes écrivains » des VIIIe et VIIe siècles. La seule question que je poserai à leur sujet est la suivante : au nom de quels critères ont-ils tenu pour mauvais certains comportements, et en ont-ils annoncé des conséquences funestes ? L’exégèse a apporté à cette question des réponses nombreuses, variées et souvent nuancées ; il serait bien difficile d’en établir la liste complète. Au risque de simplifier à outrance, je les range en deux groupes, qui supposent deux conceptions différentes du rôle joué par les prophètes dans l’histoire de la religion biblique et représentent deux périodes dans l’étude de ces personnages. D’après le premier groupe, les prophètes dénoncent l’injustice au nom de l’inspiration divine dont ils ont été les bénéficiaires. Ils seraient les véritables créateurs de la religion biblique. Liée au renversement F.J. Gonçalves, “Les prophètes bibliques étaient-ils des ?,” in: P.M.M. Daviau, J.W. Wevers and M. Weigl (eds.), The World of the Aramaeans. I. Biblical Studies in Honour of Paul-Eugène Dion (JSOTS 324; Sheffield, 2001), pp. 144–185. 2 W.J. Houston, Contending for Justice. Ideologies and Theologies of Social Justice in the Old Testament (LHBOTS 428; London-New York, 2006) est l’un des travaux les plus récents et les plus complets sur la question. 1

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de l’ordre chronologique traditionnel entre la Tora et les Prophètes – l’un des acquis de l’exégèse historico-critique – cette conception a été dominante dans les dernières décennies du XIXe siècle et dans les premières du XXe. Renan (1823–1892) l’a exprimé de façon très claire : « Le caractère propre d’Israël, écrit-il, commence avec les prophètes (. . .). C’est par le prophétisme qu’Israël occupe une place à part dans l’histoire du monde. La création de la religion pure a été l’œuvre, non pas des prêtres, mais de libres inspirés. Les cohanim de Jérusalem, de Béthel, n’ont été en rien supérieurs à ceux du reste du monde ; souvent même l’œuvre essentielle d’Israël a été retardée, contrariée par eux3. » La « religion pure » dont les prophètes seraient les créateurs se résume dans ce que l’on a appelé le « monothéisme éthique ». Kuenen écrit : « Quel fut l’œuvre des prophètes israélites ? Quel fut le résultat de leur travail, et quelle valeur allons-nous lui assigner ? Le monothéisme éthique est leur création. Ils se sont élevés à la croyance en un Dieu unique, saint et juste, qui accomplit sa volonté, c’est-à-dire le bien moral, dans le monde ; par leur prédication et leurs écrits, ils ont fait de cette croyance la propriété inaliénable de notre race »4. D’après l’autre groupe d’opinions, au contraire, les prophètes dénoncent les injustices au nom des traditions d’Israël et de Juda, dans lesquelles ils s’enracinent et s’inscrivent. Parmi leurs sources d’inspiration, on pense surtout au droit, mais aussi à la sagesse et aux normes de conduite qu’elle a formulées. En général, les études consacrées à la question prennent les prophètes, notamment les titulaires des livres prophétiques, comme s’ils formaient une corporation homogène, sans tenir compte, ou pas suffisamment, des différences qui existent entre eux ni de la spécificité de chacun d’eux. Je me propose de montrer que tous les « prophètes écrivains » ne font pas appel aux mêmes critères dans leur critique sociale. Il y en a – c’est le cas d’Amos et d’Isaïe – qui se réfèrent à des normes de conduite que tout homme peut déduire de la création, œuvre de Yahvé. Les autres – c’est le cas d’Osée et de Jérémie – invoquent des lois que Yahvé a dictées directement à Israël ou à Juda. Je traiterai d’abord d’Amos et d’Isaïe, et ensuite d’Osée et de Jérémie.

E. Renan, Histoire du Peuple d’Israël, II (Paris, 1891), pp. 273–274. A. Kuenen, The Prophets and Prophecy in Israel. An Historical and Critical Enquiry With an Introduction by John Muir (London, 1877 ; traduit par A. Milroy ; Réimprimé; Amsterdam, 1969), p. 585. 3 4

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Amos et Isaïe Il existe des ressemblances frappantes entre les messages sociaux d’Amos et d’Isaïe. L’un et l’autre dénoncent à la fois les injustices d’Israël ou/et de Juda et celles des autres peuples, et ils annoncent les malheurs qu’elles leur vaudront. Leurs dénonciations sont très proches du point de vue de la forme et du contenu5. Je passerai en revue d’abord les dénonciations des nations étrangères et, ensuite, celles d’Israël ou de Juda, en essayant de savoir au nom de quels critères Amos et Isaïe les formulent. I. Amos 1. Les injustices des nations étrangères Comme plusieurs autres livres prophétiques, Amos contient des oracles contre des nations étrangères. À la différence des autres, qui placent ces oracles au centre, le livre d’Amos les place au début (Am 1:3–2:3*). Une autre particularité du livre est le fait qu’il met ensemble les oracles contre les nations et des oracles contre Juda et Israël. Am 1:3–2:16* débute, en effet, par six peuples étrangers et se termine par Juda et Israël. Les oracles ont tous la même structure et emploient les mêmes expressions : la formule du messager ; la déclaration : « à cause des trois péchés de (nom du pays) et à cause des quatre, je ne me raviserai pas6 » ; la description des péchés ; l’annonce du malheur et la clôture. Pour des raisons de forme et de contenu, on s’accorde pour dire que les oracles contre Tyr et la Phénicie, Édom et Juda n’appartenaient pas au recueil primitif ; celui-ci aurait compris seulement cinq oracles visant respectivement Damas (1:3–5), Gaza et la Philistie (1:6–8), Ammon (1:13–15), Moab (2:1–3) et Israël (2:6–16*)7. R. Fey, Amos und Jesaja. Abhängigkeit und Eigenständigkeit des Jesaja (WMANT 12; Neukirchen-Vluyn, 1963). 6 Le sens de la proposition est discuté ; P.R. Noble, ““I Will Not Bring ‘It’ Back” (Amos 1:3): A Deliberately Ambiguous Oracle?,” ET 106 (1994–95), pp. 105–109; J. R. Linville, “What Does ‘It’ Mean? Interpretation at the Point of No Return in Amos 1–2,” BI 8 (2000), pp. 400–424. 7 Il existe une abondante bibliographie sur les oracles d’Amos contre les nations. Les études de J. Barton sont les plus pertinentes pour notre propos : Amos’s Oracles against the Nations. A study of Amos 1.3–2.5 (The Society for Old Testament Study. Monograph Series 6; Cambridge, 1980); Ethics in the Old Testament. The 1997 Diocese of British Columbia John Albert Hall Lectures at the Centre for Studies in Religion and Society in the University of Victoria (Harrisburg, Pensylvannia, 1998), pp. 61–63. 5

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Les péchés qu’Amos impute aux peuples étrangers se situent dans le domaine des relations internationales et ont pour cadre des hostilités militaires8. Il s’agit d’atrocités que l’on appellerait aujourd’hui des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité : Damas a foulé le Galaad avec des traîneaux de fer (Am 1:3)9, Gaza a déporté des populations entières pour les livrer à Édom (Am 1:6), Ammon a éventré les femmes enceintes10 du Galaad afin d’élargir son territoire (Am 1:13) et, finalement, Moab a brûlé les os du roi d’Édom (Am 2:1). Les crimes ont pour auteurs chacun des peuples visés, pris collectivement. Leurs victimes sont des étrangers : des populations entières, un groupe particulier, le roi lui-même. Faute d’une bonne connaissance de l’histoire des nations mentionnées, des criminelles et de leurs victimes, il est difficile de savoir à quels événements les textes se réfèrent. Le caractère stéréotypé de l’évocation aussi bien des crimes que des malheurs correspondants accroît la difficulté. On pourrait penser qu’Amos condamne les atrocités de Damas et d’Ammon parce qu’elles ont eu des Israélites pour victimes. Les oracles contre ces deux pays pourraient, en effet, se rapporter à un moment où le Galaad, qui a été disputé entre le royaume d’Israël et le royaume de Damas, se trouvait sous l’autorité israélite. Am 1:6 ne précisant pas qui étaient les populations déportées par Gaza et livrées à Édom, on ne peut pas exclure qu’elles étaient israélites. En revanche, la profanation des os du roi d’Édom par Moab (Am 2:1) n’a certai-

Il en va de même des crimes que les oracles secondaires imputent respectivement à Tyr et à la Phénicie (Am 1:9–10) et à Édom (Am 1:11–12). La seule exception est l’oracle contre Juda qui dénonce des péchés d’ordre religieux (Am 2:4–5). 9 En Mi 4:12–13, Yahvé ordonne à Sion d’écraser des peuples nombreux en des termes proches de ceux d’Am 1:3. 10 2 R 15:16 rapporte que Menahem, sans doute lors du coup d’État qui le mit sur le trône d’Israël, a « éventré toutes les femmes enceintes » de Tifsah. En 2 R 8:12, Élisée prédit que Hazaël, roi de Damas, parmi d’autres atrocités, éventrera les femmes enceintes d’Israël. Os 14:1 annonce le même sort aux femmes enceintes de Samarie. Contestant la compréhension traditionnelle d’Am 1:13, qui est celle des LXX, non le pluriel de l’adjectif féminin (enceinte), mais une C. Cohen voit en (montagne), et traduit : « . . . parce qu’ils forme irrégulière du pluriel du substantif ) les montagnes de Galaad afin d’élargir leur ont coupé/séparé/retranché ( territoire . . . ». Le seul crime d’Ammon serait le fait d’avoir élargi son territoire en annexant des territoires qui appartenaient à un autre peuple ; “Two Misunderstood Verses in the Latter Prophets: Jer 9:24, Amos 1:13,” in: Y. Sefati et al. (eds.), “An Experienced Scribe Who Neglects Nothing”: Ancient Near Eastern Studies in Honor of Jacob Klein (Bethesda, MD, 2005), pp. 695–706 (685–706). 8

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nement pas des Israélites pour victimes. Il est donc exclu qu’Amos condamne ce crime parce qu’il concernait Israël. Les oracles d’Amos contre les nations reposent sur les présupposés suivants : a) une conception morale de Yahvé et de ses rapports avec tous les peuples ; b) l’existence de normes de conduite dans les relations internationales auxquelles tous les peuples sont tenus de se conformer ; c) tous les peuples sont censés connaître ces normes, autrement, on ne pourrait pas exiger qu’ils s’y conforment et, à plus forte raison, les condamner pour ne pas l’avoir fait ; d) Yahvé mesure tous les peuples à l’aune de ces normes. Parmi les questions que soulèvent ces présupposés, deux sont particulièrement pertinentes pour notre propos. L’une est la suivante : comment les peuples connaissaient-ils les normes morales ? Il n’y a pas de réponse explicite à cette question dans les oracles d’Amos. Rien ne suggère que Yahvé a révélé directement ces normes aux peuples étrangers ni que ceux-ci étaient censés les connaître grâce à Israël. En fait, aucun des crimes visés en Am 1:3–2:3* ne figure dans les lois de l’Ancien Testament. Par ailleurs, Am 1:3–2:16* ne présente pas les normes morales comme étant le fruit d’une révélation directe de Yahvé. Aussi bien dans les oracles contre les nations que dans l’oracle contre Israël, Amos met dans la bouche de Yahvé non l’énoncé des normes, mais l’annonce des conséquences que leur non-observance aura pour chacun des peuples visés. C’est donc cette annonce qui apparaît comme une révélation directe de Yahvé. Étroitement liée à la connaissance des normes valables pour tous les peuples, il y a la question de la source de leur autorité. Les oracles d’Amos ne laissent pas douter que Yahvé veille à l’observance des normes en question. C’est lui qui mesure les peuples à leur aune et, constatant qu’ils ne s’y conforment pas, annonce qu’il va les détruire. Les textes ne disent cependant pas explicitement que Yahvé est aussi l’auteur des normes et la source de leur autorité. Mais, dans le contexte biblique, qui d’autre pourrait-il l’être ? Aussi le plus simple est-il de penser que Yahvé veille à l’observance des normes morales, parce qu’il en est l’auteur. Or l’action de Yahvé qui concerne tous les peuples est la création. Il est donc légitime de penser que les normes morales ont celle-ci pour fondement.

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2. Les injustices d’Israël a. Am 2:6–16* Am 1:3–2:16* met Israël et les nations sur le même pied : il les range dans la même série ; il emploie le même formulaire avec l’un et les autres ; il annonce la ruine de l’un et des autres ; il donne comme raison de la ruine leurs injustices respectives. À la différence des injustices des nations, les injustices d’Israël ont pour cadre sa politique intérieure. Am 2:6–8 dénonce, en effet, une série d’injustices dont les pauvres sont les victimes et les puissants les fauteurs. La nature exacte des injustices n’est pas toujours facile à déterminer. On y voit les abus de l’esclavage pour dette (v. 6b), l’oppression des pauvres en général ) que la pauvreté a réduite (v. 7a), l’abus sexuel de la jeune fille ( à la servitude ou à l’esclavage (v. 7b). Le v. 8 mentionne deux pratiques, mises en parallèle, qui ont le culte pour cadre. La condamnation ne porte cependant pas sur les rites eux-mêmes, mais sur le mode d’acquisition des éléments qu’ils comportent. Les fidèles se servent des vêtements pris en gage qu’ils retiennent injustement (v. 8a). On ne , traduite par sait pas à quelle pratique se réfère l’expression « le vin de ceux qui sont frappés d’amende » (BJ) et « vin confisqué » (TOB)11. Quoi qu’il en soit, le contexte suppose que, aux yeux d’Amos, il s’agit d’une pratique injuste. b. Le reste du livre Am 2:6–16* n’est pas le seul oracle où Amos annonce la ruine d’Israël à cause de ses injustices. Ces thèmes dominent également le reste du livre. Sans prétendre être exhaustif, je signale quelques passages représentatifs au fil du texte. Exprimées dans des termes très proches, les dénonciations de l’oppression des pauvres ainsi que des abus de l’esclavage pour dette reviennent en Am 8:4 et 6. La condamnation du culte sans justice revient à plusieurs reprises (Am 4:4–5 ; 5:4–5:21–24). Am 3:9–10 dépeint les palais de Samarie sous des traits d’entrepôts où l’aristocratie entasse ce qu’elle a pillé. Adressé aux dames riches de Samarie, Am 4:1–3 associe dans la même condamnation l’exploitaLe groupe lexical se lit dix fois dans l’Ancien Testament. Le verbe se réfère à une compensation pécuniaire imposée au calomniateur d’une vierge (Dt 22:19), et sans doute aussi à celui qui provoque un avortement par accident (Ex 21:22). En 2 R 23:33 // 2 Ch 36:3, le nom correspondant désigne un tribut imposé par le Pharaon Neko au royaume de Juda. Les emplois restants du radical se trouvent dans les Proverbes, où il a le sens de châtier (Pr 17:26 ; 19:19), corriger (Pr 21:11) et de souffrir des conséquences de ses actions imprudentes (Pr 22:3; 27:12). 11

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tion des pauvres, l’opulence et l’arrogance. Am 5:7,10–12 traite de la corruption de la justice, notamment du refus de faire justice à l’innocent pauvre, que les puissants exploitent à volonté et sans merci. Am 6:1–7 associe dans la même dénonciation l’arrogance des dirigeants de Samarie, leur luxe, leurs banquets et leur indifférence devant la ruine de Joseph. Parmi les pratiques qu’Amos dénonce, plusieurs font l’objet de lois : la rétention des vêtements pris en gage12, l’esclavage pour dette13, les faux poids et mesures14, la corruption de la justice15 et peut-être aussi l’abus sexuel de la jeune fille réduite à la servitude ou à l’esclavage16. Il n’est cependant pas aisé de comparer les oracles d’Amos aux lois, dont on ne connaît avec certitude ni l’âge ni le statut. Le « Code de l’Alliance » (Ex 20:22–23:33), que l’on tient pour le recueil de lois le plus ancien, a été constitué en Juda, au plus tôt, plusieurs décennies après Amos. Étant un homme cultivé, Amos connaissait sans nul doute les lois qui régissaient Israël, mais il n’en cite aucune et rien ne suggère qu’il s’abritait sous l’autorité d’une quelconque loi. Quand ses condamnations coïncident avec l’objet de l’une des lois mentionnées dans l’Ancien Testament, Amos témoigne d’une exigence plus grande. Une bonne partie des pratiques qu’il dénonce ne sont pas prévues par la loi17. Ainsi, aucune loi n’interdisait à l’aristocratie de Samarie le luxe, les banquets, les beuveries, l’arrogance et l’indifférence devant le sort du peuple (Am 4:1–3 ; 6:1–7). Aucune loi ne posait la pratique de la justice comme condition pour pouvoir célébrer le culte (Am 2:8 ; 4:4–5 ; 5:4–5,21–24). Amos intervient ainsi dans des domaines qui ne sont pas du ressort de la loi. Ses dénonciations ont leurs parallèles les plus proches en Isaïe 1–39 et dans les Proverbes. C’est le cas du luxe, des banquets, des beuveries et de l’arrogance (Am 4:1–3 ; 6:1–7). On y reviendra lorsque l’on traitera d’Isaïe. Il en va de même des condamnations du culte qui ne s’accompagne pas de la justice ou, pire, qui met l’injustice à son service. Elles ont

Am 2:8a; cf. Ex 22:25–26 et Dt 24:12–13,17. Am 2:6b; 8:6a; cf. Ex 21:2–11; Dt 15:12–18 et Lv 25:39–42. 14 Am 8:5; cf. Dt 25:13–15 et Lv 19:35–36. 15 Am 5:7,10–12; cf. Ex 23:1–3,6–8 et Dt 16:19. 16 Am 2:7b; cf. Ex 21:7–11. 17 P.-E. Dion, “Le message moral du prophète Amos s’inspirait-il du « droit de l’alliance »?,” ScEs 27 (1975), pp. 5–34. 12 13

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leurs parallèles les plus étroits en Is 1:10–17 et en Proverbes. On lit en Pr 15:8 : Le sacrifice des méchants est une abomination pour Yahvé, mais la prière des hommes droits fait ses délices. (cf. aussi 21:27)

De même, en Pr 21:3 : Pratiquer la justice et le droit vaut, pour Yahvé, mieux que le sacrifice.

On peut dire autant des dénonciations de l’oppression des pauvres, qui occupent une très grande place dans le livre d’Amos. Certes Dt 24:14 ) du salarié ( ), mais on ne connaît interdit l’exploitation ( aucune loi réglant globalement le comportement à l’égard des pauvres18. Amos exprime l’oppression au moyen de plusieurs verbes, employés au sens propre ou figuré, et désigne les victimes surtout au moyen / , de trois termes du champ sémantique de la pauvreté ( / [indigent/s, démuni/s] et [humi[pauvre/s, mendiant/s], (innocent) : vendre ( ) le et le liés]), mais aussi de ) les et le (Am 2:7a et 8:4) ; faire (Am 2:6b) ; piétiner ( ) la route des (Am 2:7a) ; opprimer/exploidévier (hifil de 19 ) les (Am 4:1a) ; écraser ( ) les (Am 4:1a) ; ter ( ) le (Am 5:11) ; détruire (hifil de ) les piétiner (poel de (Am 8:4b) ; acheter ( ) les et le (Am 8:6). Ces dénonciations ont leurs parallèles les plus proches, du point de vue du vocabulaire et du contenu, dans les oracles d’Isaïe 1–39 et dans les nombreuses déclarations des Proverbes relatives à la conduite à suivre avec les pauvres. Ainsi, lit-on en Pr 14:31 : Qui opprime l’indigent ( ) outrage celui qui l’a fait ; mais qui compatit avec le pauvre ( ) l’honore.

Dieu s’identifie avec le pauvre parce qu’il est sa créature ; Dieu s’identifie avec son œuvre. La bonté dont on doit faire preuve à l’égard des pauvres se fonde donc sur l’œuvre créatrice de Dieu. Pr 17:5, qui exprime la même idée, précise que celui qui se moque du pauvre ou se réjouit de l’infortune ne le fera pas impunément. Pr 19:17 suppose

En Dt 24,14, le salarié est qualifié de pauvre/humilié ( ) et indigent ( ), mais on s’accorde pour y voir un ajout suggéré par le v. 15; A.D.H. Mayes, Deuteronomy (NCBC; Grand Rapids-London, 1979), p. 325; R.D. Nelson, Deuteronomy. A Commentary (OTL; Louisville-London, 2002), pp. 291–292. 19 Le radical revient en Am 3:10. 18

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également que Yahvé s’identifie en pratique avec le pauvre ; Yahvé s’acquitte du devoir de rendre ce que l’on a donné au pauvre : Qui a pitié de l’indigent ( Qui lui rendra son bienfait.

) prête à Yahvé,

D’autres proverbes présentent Yahvé dans le rôle de défenseur du pauvre en contexte judiciaire. C’est le cas de Pr 22:22–23 : Ne dépouille pas l’indigent, car il est indigent ( et n’écrase pas l’humilié à la porte ( car Yahvé plaidera leur cause et ravira à leurs ravisseurs la vie20.

),

),

Je signale encore la dénonciation des balances et des mesures fausses en Am 8:5b. Les mesures et les poids faux font certes l’objet d’une interdiction en Dt 25:13–15 et Lv 19:35–36. Ces textes sont cependant bien postérieurs à Am 8:5b. En outre, ils fondent l’interdiction sur des considérations qui sont étrangères à Amos. Am 8:5b s’explique au mieux encore une fois à la lumière du livre des Proverbes21. Pr 16:11 déclare : La balance et les plateaux justes sont à Yahvé, tous les poids du sac sont son œuvre.

La droiture dans les transactions commerciales, représentée par les balances et les poids justes, est l’œuvre de Yahvé ; elle fait partie de la création ou de l’ordre du monde tel que Yahvé l’a établi. Aussi Yahvé a-t-il en abomination les balances et les mesures fausses (Pr 11:1 ; 20:10,23). En bref, Amos ne juge pas les Israélites au nom de leurs lois positives. Il les mesure à d’autres normes, qui sont plus exigeantes et s’étendent à un éventail d’activités et de comportements bien plus large. Vu ses affinités étroites avec les Proverbes, on peut penser qu’Amos critique la société israélite au nom de normes morales fondées sur la création. Aux yeux d’Amos, ne pas se conformer à ces normes équivaut à rejeter l’œuvre de Yahvé, et à prétendre la remplacer par une autre. C’est ce qui ressort d’Am 6:12 :

Pr 23:10–11 déclare que Yahvé est le go’el des orphelins. Il y a un grand nombre d’autres proverbes qui indiquent la conduite à suivre avec les pauvres : Pr 14:21; 16:19; 21:13; 22:16; 28:3; 30:14; 31:9,20. 21 On peut en dire autant de Mi 6:10–11. 20

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francolino j. gonçalves Est-ce que les chevaux courent sur le roc, laboure-t-on la mer avec des bœufs ? Pour que vous changiez22 le droit en poison et le fruit de la justice en absinthe ?

Le sens de la première partie du verset n’est pas limpide. Le verbe ) n’a pas de complément d’objet direct explicite23. Les « labourer » ( uns pensent au roc, le substantif qui précède, et traduisent : « le laboure-t-on avec des bœufs ? » Les autres obtiennent un complément d’obau lieu de . jet direct explicite en divisant le texte en On traduit alors : « Laboure-t-on la mer avec des bœufs ? » Que l’on adopte l’une ou l’autre traduction, Am 6:12a contient deux questions rhétoriques portant sur des actions absurdes. On s’accorde pour y reconnaître des traits du style sapientiel24. Formulées positivement, les questions exigent des réponses négatives. Il n’est évidemment pas dans la nature des choses que les chevaux courent sur le roc et que l’on laboure la mer (ou le rocher) avec des bœufs. De même, il est contre nature que les Israélites changent le droit et la justice en poison et en absinthe (Am 6:12b)25. Ce faisant, les Israélites renversent l’ordre du monde établi par Yahvé. Am 5:7 exprime la même idée pratiquement dans les mêmes termes. On la trouve également en Is 5:20 et 29:16. L’examen des oracles contre Israël confirme, étaie et éclaire la conclusion de l’étude des oracles contre les nations. Amos juge Israël et les autres peuples au nom de normes morales qui font partie de la création, d’où leur caractère universel. C’est grâce à l’observation de la création – l’humanité et le cosmos – que tous, Israël et les nations, ont accès à la connaissance des normes morales. Si Yahvé convoque, en Am 3:9–10, les ashdodites26 et les égyptiens sur les monts de Samarie pour faire le constat des désordres et de l’oppression dont la ville regorge, c’est parce qu’ils connaissent les normes morales qui régissent Israël.

Le verbe , « tourner, retourner, renverser ». Ayant compris au sens de « être en silence, muet », le traducteur grec a « pourrait-on être en rendu la seconde question par silence au milieu des femelles/femmes ? » 24 H. Simian-Yofre, Amos : nuova versione, introduzione e commento (Milano, 2002), p. 135. 25 S.M. Paul, A Commentary on the Book of Amos (Hermeneia; Minneapolis, 1991), pp. 218–219. 26 D’après la Septante (. . . ), les convoqués sont assyriens, non ashdodites. 22 23

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II. Isaïe (Is 1–39)27 1. Les injustices de l’Assyrie Le livre d’Isaïe n’a certes pas l’équivalent exact du recueil d’Am 1:3– 2:16*. Il a pourtant quelque chose de comparable, à savoir l’emploi – en rapport de la même forme littéraire – l’oracle introduit par 28 surtout avec Juda et Israël (Is 28:1–4), mais aussi avec l’Assyrie et l’Égypte (Is 18:1–4). L’oracle contre l’Assyrie, en Is 10:5–15*, est le plus intéressant pour notre propos. Ce passage a la particularité de mentionner à la fois le malheur d’Israël et celui de l’Assyrie. L’évocation des raisons du malheur de l’Assyrie inclut, en effet, un rappel de la mission qu’elle avait reçue de Yahvé de punir Israël (Is 10:5–6). Au lieu d’accomplir cette mission, l’Assyrie a refusé de façon catégorique le rôle d’agent de Yahvé. Rejetant la souveraineté de Yahvé, l’Assyrie prétend agir de sa propre initiative, avoir son propre plan et le réaliser par son propre pouvoir et par sa propre sagesse. Le plan de l’Assyrie consiste à supprimer des nations en grand nombre (Is 10:7). Elle se vante d’avoir enlevé, effectivement, les frontières des peuples (Is 10:13b). L’Assyrie a réalisé en grande partie son plan ; sa vantardise n’est pas loin de la réalité. Elle a, en effet, mis fin à de nombreux royaumes, notamment à celui d’Israël, ou en a changé les frontières ; elle a déporté des populations, pris de riches butins, imposé de lourds tributs. Les crimes de l’Assyrie, comme ceux des nations visées en Am 1:3–2,3*, ont pour cadre les relations internationales. Le plan de l’Assyrie et les exploits dont elle se vante renvoient au mythe de la répartition de l’humanité en peuples, chacun avec son territoire. L’Assyrie prétend défaire l’œuvre de Yahvé, qui a réparti l’humanité en nations et a établi leurs frontières29. Aussi Is 10:5–15* souligne-t-il

Parmi l’abondante bibliographie, les études de J. Barton sont encore les plus pertinentes pour notre propos : “Ethics in Isaiah of Jerusalem,” JTS 32 (1981), pp. 1–18; Isaiah 1–39 (Sheffield, 1995), pp. 55–62 ; “Ethics in the Book of Isaiah,” in: C.C. Broyles and C.A. Evans (eds.), Writing and Reading the Scroll of Isaiah. Studies of an Interpretive Tradition (VTS 70/1–Formation and Interpretation of Old Testament Literature 1/1; Leiden-New York-Köln, 1997), pp. 67–77; Ethics in the Old Testament (supra n. 7), pp. 63–65. Cf. aussi H.G.M. Williamson, “Isaiah and the Wise,” in: J. Day et al. (eds.), Wisdom in Ancient Israel. Essays in honour of J.A. Emerton (Cambridge, 1995), pp. 137–141 (133–141). 28 Is 5:8, 11, 18, 20, 21, 22; 10:1; 29:1, 15; 30:1; 31:1; 33:1. 29 Surtout Dt 32:8–9; mais aussi Dt 29:25; Is 63:17; Jr 3:19; 10:16; 12:7–10; Za 2:16; Ps 74:2,17; 78:71; cf. H. Wildberger, Jesaja. I. Teilband. Jesaja 1–12, BK X/1 (Neukirchen-Vluyn, 1972), pp. 399–400; S. Mittmann, “„Wehe! Assur, Stab meines Zorns“ 27

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fortement l’orgueil de l’Assyrie, présentée comme la rivale de Yahvé, voire une sorte d’anti-Yahvé. Voilà son péché et la raison de sa ruine, mimée d’avance au moyen de l’interjection funéraire , qui ouvre l’oracle. L’élargissement des frontières dont Am 1:13 accuse Ammon a sans doute pour toile de fond le même mythe de la répartition primordiale de l’humanité en nations, chacune avec son territoire, son dieu et ses institutions30. 2. Les injustices de Juda et d’Israël Comme Amos, Isaïe dénonce plusieurs actions qui sont interdites par les lois bibliques. C’est le cas du meurtre31, du vol32, de l’oppression des veuves et des orphelins33, de la corruption des juges34. Pas plus que dans le cas d’Amos, rien n’indique cependant qu’Isaïe se réfère à l’une ou l’autre de ces lois. Isaïe connaissait certainement les lois qui régissaient le royaume de Juda de son temps, mais il n’invoque pas leur autorité. De même qu’Amos, il dénonce des pratiques qui étaient légales : par exemple la confiscation des biens des petits propriétaires insolvables (Is 5:8–10), les impôts destinés à financer les dépenses liées à la défense nationale (Is 30:6). Il dénonce les législateurs eux-mêmes qui font des lois iniques dans leur propre intérêt (Is 10:1–3). Comme chez Amos, une bonne partie des dénonciations d’Isaïe ont pour objet des pratiques ou des comportements qui ne sont pas du ressort de la loi : le culte qui coexiste avec l’injustice, voire la met à son service (Is 1:10–17) ; les beuveries (Is 5:11–14,22–23 ; 28:1–4,7–13) ; la coquetterie des dames de condition (Is 3:16–4,1*) ; la construction d’un tombeau somptueux à Jérusalem de la part de Shebna (Is 22:15–19). Je me restreins aux beuveries, un thème qui se trouve chez Amos, mais que Isaïe développe de façon particulière35. La plupart des oracles

(Jes 10,5–9.13a – 15,” in: V. Fritz et al. (eds.), Prophet und Prophetenbuch. Festschrift für Otto Kaiser (BZAW 185; Berlin-New York, 1989), p. 120 (111–132). 30 D’après la traduction proposée par C. Cohen, le changement des frontières serait le seul crime dont Am 1:13 accuse Ammon ; cf. supra n. 10. 31 Is 1:21; cf. Ex 20:13. 32 Is 1:23; cf. Ex 20:15. 33 Is 1:17,23; cf. Ex 22:20–23; Dt 24:17–18; 27:19. 34 Is 1:23; 5:23; cf. Ex 23:8; Dt 10:17; 16:19; 27:25. 35 F.J. Gonçalves, “Comer y beber en los oráculos de Isaías. Aporte al tema ‘Isaías y la sabiduría,’” in: R. López Rosas (ed.), Comer, beber y alegrarse. Estudios bíblicos en honor a Raúl Duarte Castillo (Estudios Bíblicos Mexicanos 1; México, D.F., 2004), pp. 61–88 (53–88).

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isaïens relatifs à l’abus de la boisson s’ouvrent, comme Am 6:1–7, par l’interjection . Is 5:11–13, le premier passage au fil du texte, établit une opposition entre l’abus de la boisson et la perception de l’œuvre de Yahvé. Ce texte dit du rapport entre l’homme et l’œuvre de Yahvé ce que Pr 20:1 dit du rapport entre l’être humain et la sagesse : Arrogant ( ) est le vin, tumultueuse la boisson enivrante ! Qui en eux s’égare ( ) ne deviendra pas sage.

La boisson rend l’être humain arrogant et, du coup, incapable de deve/ nir sage (Pr 20:1) et de prêter attention à l’œuvre de Yahvé ( ) et de la discerner (Is 5:12). D’après 5:22–23, l’abus de la boisson corrompt l’administration de la justice. Le texte suggère que le pot de ) est ce qui donne aux juges l’accès au vin en abondance. On vin ( trouve l’association des boissons enivrantes et de l’injustice des gouvernants en Pr 31:4–5, passage qui se réfère plutôt à l’effet abrutissant de la boisson. Visant les dirigeants de Samarie, qualifiés d’ivrognes ), Is 28:1 associe l’abus de la boisson à l’arrod’Éphraïm ( gance et à l’orgueil. Finalement, Is 28:7–13 évoque de façon très réaliste l’effet que les boissons enivrantes ont sur les prêtres et les prophètes. Is (s’égarer dans), en rapport à 28:7 emploie trois fois l’expression la fois avec le vin, la boisson enivrante et la vision. La seule autre attestation biblique de cette expression en rapport avec la boisson – et de la métaphore correspondante – se trouve en Pr 20:1. Dans les deux cas, l’égarement dans la boisson rend arrogant36 et, du coup, il empêche de devenir sage, en Pr 20:1 ; de reconnaître la parole que Yahvé adresse à Juda par la bouche d’Isaïe, et d’en saisir le sens, en Is 28:7–13. Forts de leurs prérogatives de professionnels de l’enseignement, les prêtres et les prophètes tiennent la parole de Yahvé transmise par Isaïe pour enfantine, s’en moquent et la récusent. D’autre part, l’égarement dans la boisson rend les prêtres et les prophètes incapables de remplir leurs fonctions d’enseignement, ce qui rapproche Is 28:7–13 de Pr 31:4–5. Dans les Proverbes comme chez Amos et Isaïe, l’abus de la boisson est associé à l’arrogance, à la suffisance, à la vanité. On peut en dire autant de la coquetterie des dames de Jérusalem et peut-être aussi de

36 L’arrogance ( de Jérusalem (

) du vin (Pr 20:1) a son correspondant dans celle des dirigeants ), en Is 28:14.

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l’initiative de Shebna de se faire construire un riche tombeau à Jérusalem, deux objets des dénonciations d’Isaïe (Is 3:16–4,1* ; 22:15–9)37. Les sages polémiquent contre l’abus de la boisson au nom de l’expérience. Privant les êtres humains de lucidité et du sens de la mesure, l’abus de la boisson les rend incapables de se comporter de façon raisonnable, de se conformer aux normes. À plus forte raison, il rend les gouvernants incapables de gouverner. Pour les sages, il n’y avait aucun doute que les conclusions de l’expérience humaine correspondaient à l’ordre du monde instauré par Yahvé, le Créateur. La sobriété n’est donc pas une simple recette pour réussir dans la vie ; elle fait partie de la création. Tout indique que telle est aussi la conception d’Amos et d’Isaïe38. Ce que l’on dit de la sobriété vaut pour toutes les normes de conduite. Ne pas s’y conformer équivaut à essayer de renverser l’ordre du monde créé par Yahvé, et de le remplacer par un autre ordre créé par l’homme, simple créature. Deux textes d’Isaïe, très proches d’Am 5:7 et 6:12 à plus d’un égard, disent cela de façon particulièrement succincte. Les deux textes isaïens sont introduits par l’interjection , ce qui était peut-être aussi le cas d’Am 5:7 à l’origine39. Le premier texte est Is 5:20 : Malheur ! Ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres, qui font de l’amer le doux et du doux l’amer.

Le second est Is 29:15–16 : Malheur ! Ceux qui cachent profondément à Yahvé (leurs) desseins. Tandis qu’ils font leurs œuvres dans les ténèbres, ils disent : “Qui nous voit ? Qui nous connaît ?” Quel renversement (des rôles) est le vôtre ( )! tiendra-t-on le potier pour de l’argile, lorsque l’œuvre dit de celui qui l’a faite : “Il ne m’a pas faite”, et le pot dit de son potier : “Il n’est pas intelligent” ?

37 Apparemment Isaïe dénie à Shebna le droit de se construire un somptueux tombeau à Jérusalem à cause de son origine modeste ou non hiérosolymitaine. 38 Certes, le vin est défendu aux prêtres dans l’exercice de leurs fonctions en Ez 44:21 et Lv 10:9–11. Cette prohibition ne concerne cependant qu’une classe particulière, les prêtres, et dans des circonstances précises, l’exercice de leurs fonctions. Le gros de la population n’était en aucune façon concernée par cette loi, dont la formulation n’est attestée que bien après Amos, Isaïe et les proverbes les plus anciens. 39 Bon nombre de critiques supposent que, à l’origine, Am 5:7 et 6:13 s’ouvraient par , comme Am 5:18 et 6:1. Un copiste aurait omis par erreur l’interjection en Am 5:7 et 6:13, à la faveur de sa ressemblance avec l’article des participes qui suivent.

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Ce texte exprime l’idée du renversement de l’ordre du monde avec le radical comme Am 5:7 et 6:12 ; il contient des questions rhétoriques de type sapientiel comme Am 6:12. III. Conclusions Pour Amos et Isaïe, de même que pour les auteurs des livres sapientiaux, la morale a pour source la création. L’ordre moral n’est que l’expression de l’ordre du monde – social et cosmique – tel que Yahvé l’a créé ou établi. H.H. Schmid a montré que, en termes bibliques, ces et , désignant respectiveréalités s’expriment avant tout par ment l’ordre du monde et le comportement qui s’y conforme40. Pour sa part, J. Barton a montré que toutes les prises de position d’Isaïe dans le domaine de l’éthique présupposent ce que l’on appellerait en termes modernes une sorte de loi naturelle41. Je suis parvenu à la même conclusion dans mon étude sur les interventions d’Isaïe lors de la révolte de Juda contre l’Assyrie qui a précédé l’expédition de Sennachérib42. J. Barton est moins affirmatif au sujet d’Amos, sans doute parce qu’il se limite aux oracles contre les nations (Am 1:3–2:3*)43. Si l’on tient compte également des oracles contre Israël, il devient clair que les fondements de la morale chez Amos sont les mêmes que chez Isaïe, et l’on peut parler également à son sujet d’une sorte de loi naturelle. Il ressort des discours d’Amos et d’Isaïe que la société – concrètement la société d’Israël et la société de Juda – telle que Yahvé l’a créée est hiérarchisée, stable et harmonieuse. Chaque personne y tient sa place et joue son rôle. Le peuple ne participe pas au gouvernement, mais il a droit à être gouverné avec justice. La paix et le bien-être d’Israël et de Juda dépendent de Yahvé. Il revient donc aux gouvernants de faire justice au peuple et de s’en remettre à Yahvé pour le bien-être.

H.H. Schmid, Gerechtigkeit als Weltordnung. Hintergrund und Geschichte des alttestamentlichen Gerechtigkeitsbegriffes (Beiträge zur Historischen Theologie 40; Tübingen, 1968) ; idem, “Schöpfung, Gerechtigkeit und Heil. „Schöpfungstheologie“ als Gesamthorizont biblischer Theologie” ZThK 70 (1973), pp. 1–19; sous forme abrégée, “Creation, Righteousness, and Salvation: ‘Creation Theology’ as the Broad Horizon of Biblical Theology”, in: B.W. Anderson (ed.), Creation in the Old Testament (Issues in Religion and Theology 6; Philadelphia-London, 1984), pp. 102–117. 41 Cf. supra aux nn. 7 et 27, surtout Ethics in the Old Testament, pp. 63–65. 42 F.J. Gonçalves, L’expédition de Sennachérib en Palestine dans la littérature hébraïque ancienne (EB n.s. 7; Paris, 1986), surtout pp. 265–269. 43 Ethics in the Old Testament, pp. 63–65. 40

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Ne pas faire l’une et l’autre chose équivaut à rejeter la seigneurie de Yahvé. En effet, en commettant l’injustice, les dirigeants remplacent l’ordre social créé par Yahvé par un autre de leur choix. En recourant aux moyens militaires, ils les mettent à la place qui ne peut revenir qu’à Yahvé. Par l’injustice et le recours à la stratégie militaire, les gouvernants prétendent usurper la seigneurie de Yahvé. Cette prétention de dépouiller le Créateur de ses prérogatives et de s’en emparer à son propre profit ou au profit d’une autre créature est l’orgueil, le moteur de tous les péchés. Cette idée est centrale chez Amos et Isaïe. Les discours d’Isaïe y insistent davantage, peut-être pour la simple raison qu’ils sont plus nombreux que ceux d’Amos. Par exemple, l’orgueil qui consiste à mettre la confiance dans les moyens militaires fait l’objet d’un grand nombre d’oracles d’Isaïe44, et d’un seul d’Amos, en Am 6:13 : Ceux qui se réjouissent au sujet de Lodbar (rien), ceux qui disent : “N’est-ce point avec notre force que nous avons pris Qarnayim (les deux cornes) ?”

Ce verset est la première partie d’une annonce de malheur fondée45 ; elle motive le malheur annoncé au verset suivant. En des termes qui ne sont pas sans rappeler ceux du discours de l’Assyrie en Is 10:5–15*, les Israélites se vantent de leurs conquêtes, comme s’ils en étaient les auteurs. En réponse à cette manifestation d’orgueil, Yahvé annonce qu’il va susciter une nation qui opprimera Israël du nord au sud. La prétention de renverser l’ordre du monde ne pourra qu’échouer : quoi qu’il arrive, Yahvé restera le Créateur, sans que ses créatures puissent le détrôner et, à plus forte raison, prendre sa place. Quiconque essaiera de le faire – Israël, Juda ou n’importe quelle autre nation – s’attirera immanquablement la ruine. En bref, Amos et Isaïe sont les témoins du yahvisme fondé sur la création46. Cette forme du yahvisme est la seule attestée dans les écrits sapientiaux les plus anciens (Proverbes, Job et Qohelet), dans un bon nombre de Psaumes, notamment ceux qui célèbrent la royauté. Il s’agit

F.J. Gonçalves, “Isaïe, Jérémie et la politique internationale de Juda”, Bib 76 (1995), pp. 282–291 (282–298). 45 Bon nombre d’exégètes pensent que l’oracle était introduit par l’interjection ; cf. supra n. 39. 46 F.J. Gonçalves, “Yahvé, su pueblo y los demás pueblos en el Antiguo Testamento”, in: G. Tejerina Arias (ed.), Radicalidad evangélica y fundamentalismos religiosos (Bibliotheca Salmanticensis. Estudios 256; Salamanca, 2003), pp. 135–165; idem, “Mundos bíblicos”, Cadernos ISTA (Lisboa) 18 (2005), pp. 7–34. 44

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sans doute de la forme de la religion de Yahvé la plus ancienne ; elle est toujours restée la lame de fond de la religion de l’Ancien Testament. Elle avait pour cheville ouvrière la royauté, qui a été le cœur des institutions d’Israël et de Juda, et n’a jamais disparu de l’horizon de l’Ancien Testament et de ses héritiers immédiats. La comparaison entre Amos et Osée montre que, de leur temps, le yahvisme fondé sur la création était majoritaire – en fait, il était la religion officielle – en Israël. Il était le seul connu en Juda du temps d’Isaïe. Osée et Jérémie La critique reconnaît unanimement l’existence d’affinités étroites entre le livre de Jérémie et celui d’Osée et l’on pense que l’un dépend de l’autre47. Leur message social a, effectivement, le même fondement. I. Osée À la différence des livres d’Amos et d’Isaïe 1–39, le livre d’Osée n’a pas d’oracles contre les nations. Il nomme certes l’Égypte treize fois et l’Assyrie neuf, mais ces pays ne font jamais l’objet d’une annonce de malheur. L’Égypte est avant tout le lieu où Yahvé est devenu le Dieu d’Israël et celui-ci le peuple de Yahvé ; le lieu d’où Yahvé a appelé )48 et l’a fait monter ( )49. L’Égypte est aussi la puissance Israël ( dont Israël cherche l’appui50, et le lieu où Israël retournera à cause de son infidélité à Yahvé51. L’Égypte est sujet grammatical une seule fois : « L’Égypte les (les Israélites rescapés de la dévastation) rassemblera, Memphis les ensevelira » (Os 9:6). L’Assyrie est la grande puissance qu’Israël courtise52 ; en fait, elle dominera Israël (Os 11:5), qui ira en

J. Jeremias, “Hoseas Einfluss auf das Jeremiabuch – ein traditionsgeschichtliches Problem,” in: K.A. Tångberg (ed.), Text and Theology: Studies in Honour of Professor Dr Theol. Magne Saebø (Oslo, 1994), pp. 112–134 ; M. Schulz-Rauch, Hosea und Jeremia: Zur Wirkungsgeschichte des Hoseabuches (Calwer theologische Monographien A, Bibelwissenschaft 16; Stuttgart, 1996); H. Lalleman-de Winkel, Jeremiah in Prophetic Tradition. An Examination of the Book of Jeremiah in the Light of Israel’s Prophetic Traditions (Contributions to Biblical Exegesis & Theology 26; Leuven, 2000). 48 Os 11:1. 49 Os 2:17; 12:10,14; 13:4; cf. 11:11. 50 Os 7:11;12:2. 51 Os 8:13; 9:3,6; cf. 7:16; 11:5. 52 Os 5:13; 7:11; 10:6; 12:2; cf. 14:4. L’Assyrie est l’un des amants d’Israël, rival de Yahvé (Os 8:9). 47

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Assyrie53. Celle-ci est sujet grammatical à deux reprises : « mais Assur sera son roi (d’Israël) » (Os 11:5) ; « Assur ne nous (les Israélites) sauvera pas » (Os 14:4). À la différence d’Amos et d’Isaïe, Osée ne s’intéresse pas aux nations étrangères pour elles-mêmes ; il ne porte aucun regard moral sur elles ; il ne leur demande pas des comptes ; il ne les traite pas comme des sujets moraux. Osée s’intéresse exclusivement à Israël, le seul dont il condamne la politique. L’Égypte et l’Assyrie sont uniquement au service des rapports entre Israël et Yahvé. Le livre d’Osée est certes dominé par les expressions religieuses des rapports entre Israël et Yahvé. Cela dit, il traite aussi des aspects moraux de ces rapports54. Os 4:1–2 est le passage le plus pertinent pour la question du fondement du message social d’Osée. Écoutez la parole de Yahvé, ô enfants d’Israël, car Yahvé a un procès avec les habitants du pays, car il n’y a ni fidélité ni amour, ni connaissance de Dieu dans le pays. Parjure, mensonge, assassinat, vol55, et adultère se répandent56 ; et ils ont ajouté sang versé à sang versé.

Os 4:1–3 est une annonce de malheur fondée. Le v. 3 annonce le malheur, que les vv. 1–2 fondent. Osée s’adresse aux enfants d’Israël et leur enjoint d’écouter la parole de Yahvé. Il les informe que Yahvé a un procès avec les habitants du pays (v. 1a), et en expose l’objet. Celui-ci a deux volets : l’inexistence de trois qualités et, du coup, (fidélité, l’existence à profusion de cinq actions. Il n’existe pas de (amour, piété, bonté) ni de (connaissance vérité), de de Dieu). Les actions dont le pays déborde s’expriment au moyen de (parjurer), (mentir), (assassiner), cinq infinitifs absolus :

Os 9:3; cf. 11:11. Os 4:1–3; 6:7–10; 7:1–2; 10:4. 55 peut exprimer l’enlèvement d’une personne. 56 D’après la ponctuation massorétique, qui place l’atnah sous et zaqef gadol , on doit rattacher les cinq infinitifs du v. 2a à ce qui précède et traduire : « il sur n’y a ni fidélité ni amour, ni connaissance de Dieu, mais parjure, mensonge, assassinat, vol et adultère ». Sans tenir compte de la ponctuation massorétique, je vois plutôt dans , au sens de « jaillir, déborder, se répandre, les cinq infinitifs du v. 2 le sujet de accroître », le sens du verbe au v. 10 de ce même chapitre, son seul autre emploi dans le livre ; A.A. Macintosh, Hosea (ICC; Edinburgh, 1997), pp. 129–130. 53 54

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(voler) et (commettre l’adultère). Le verset se termine par une sorte de résumé des effets des actions qui précèdent. , tous les termes employés en Os 4:1b-2, ou d’autres Sauf le verbe termes du même groupe lexical, se retrouvent ailleurs dans le livre ; revient en d’aucuns y sont fréquents. Ainsi, l’expression Os 6:6. Il est aussi question de la connaissance, à deux reprises, en est encore attesté seize fois sous forme verbale. Os 4:6. Le radical Il a toujours pour sujet Israël/Éphraïm et pour complément d’objet direct Yahvé ou une réalité en rapport avec Yahvé57 ou vice-versa58. Le se lit en Os 2:21 ; 6:4,6 ; 10:12 ; 12:7. ne se retrouve pas mot (2:22)59. Le verbe revient ailleurs dans le livre, mais on y lit 60 en 6:9 ; en 7:1 ; au sens propre en 7:4 ; en en 10:4 ; / (1:4 ; 6:8 et 12:15) et 4:10. Finalement, les substantifs (7:3 ; 10:13 et 12:1) se lisent chacun trois autres fois dans le livre. Os 4:1b–2 se présente ainsi comme une sorte de catalogue des accusations de caractère moral qui parsèment le livre, surtout sa seconde partie61. Parmi les actions dénoncées en Os 4:2, tuer, voler, commettre l’adultère correspondent à trois interdits du Décalogue (Ex 20:13–15 // Dt 5:17–19). Exprimées avec les mêmes verbes, ces actions s’y trouvent juxtaposées comme en Os 4:2. La seule différence est l’ordre des éléments : dans le Décalogue, l’adultère se trouve entre l’assassinat et le vol. Pour le sens, parjurer et mentir correspondent à l’invocation du nom de Yahvé à faux (Ex 20:7 // Dt 5:11) et au faux témoignage (Ex 20:16 // Dt 5:20)62. Os 4:2 suppose l’existence d’une liste d’interdits comprenant au moins les trois qui portent sur l’assassinat, le vol et l’adultère. Os 4:2 est sans doute le premier témoin de l’existence de ce genre de catalogues63, qui sont les prédécesseurs du Décalogue (Ex 20:1–17 // Dt 5:6–21).

Os 2:10,22; 6:3,3; 7:9,9; 8:2; 9:7; 13:4; 14:10; à la négative (Os 5:4; 11:3). Os 5:3,9; 8:4; 13:5. 59 (Os 5:9) et (Os 12:1). 60 Le verbe y est employé le plus souvent au sens métaphorique, pour exprimer l’infidélité d’Israël, l’épouse, à l’égard de Yahvé, son époux (Os 2:4; 3:1; 4:13,14). 61 On y voit généralement une introduction à la deuxième partie du livre ; cf. J. Jeremias, Der Prophet Hosea (ATD 24/1; Göttingen, 1983), pp. 59–60. 62 On a « vous ne mentirez pas » ( ), associé à « vous ne volerez pas » et à « vous ne tromperez pas » en Lv 19:11. 63 D’aucuns tiennent le passage pour rédactionnel, mais pré-deutéronomiste ; cf. S. Grätz, “Die vergebliche Suche nach Gott. Traditions- und kompositionsgeschichtliche Überlegungen zu Herkunft und Funktion der Strafvorstellungen in Hosea iv 1–vi 6,” VT 50 (2000), pp. 201–202 (200–217). 57 58

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Yahvé accuse les habitants du pays de violer cinq ou trois commandements ; il était donc le garant de leur observance. Certes, Os 4:1–2 ne dit pas qu’il en était aussi l’auteur, mais le contexte biblique ne laisse pas douter que tel était le cas. En effet, les deux versions du Décalogue sont mises dans la bouche de Yahvé (Ex 20:1–2 // Dt 5:1,5–6). Dt 4:13 et 10:4 précisent que Yahvé a écrit lui-même les dix paroles sur deux tables de pierre. Alors qu’Amos et Isaïe fondent la morale sur des normes universelles que tout être humain peut déduire de la création, Osée la fonde sur des lois positives que Yahvé a données directement à Israël et à lui seul. Soit dit en passant, on comprend alors que, dans le livre d’Osée, Yahvé ne demande pas des comptes aux peuples étrangers ni ne les condamne. , et leur déclare qu’il est En Os 4:1, Yahvé s’adresse aux . Les fils d’Israël sont les spectateurs du en procès avec les procès que Yahvé fait aux habitants du pays. Les critiques pensent sans hésitation que les expressions fils d’Israël et habitants du pays sont synonymes et que les deux désignent Israël. On fait remarquer que l’apposition de « habitants du pays » à « enfants d’Israël » souligne l’idée de l’appartenance du pays à Yahvé, non pas à Israël. Il n’y a pas de doute que le pays dont parle Os 4:1a est le pays de Yahvé (Os 9:3), appelé aussi Maison de Yahvé dans le livre (Os 8:1 ; 9:8,15)64. À ma connaissance, Simian-Yofre a été le seul qui a contesté l’identité des enfants d’Israël et des habitants du pays. L’auteur se fonde avant tout dans l’Ancien Testament65. Mis sur les sens de l’expression à part quelques passages récents, où cette expression a le sens universel de « habitants de la terre »66, elle désigne les peuples qui ont précédé Israël en Canaan67. C’est le sens retenu par Simian-Yofre. Yahvé serait en procès avec les Cananéens, et en dénoncerait les péchés. Cela dit,

64 Os 9:4 est secondaire ; cf. A.A. Macintosh, Hosea, p. 343–346. Tenant pour baaliste le culte d’Israël, il est peu vraisemblable qu’ Osée appelle « Maison de Yahvé » l’un de ses temples. 65 H. Simian-Yofre, El desierto de los dioses. Teología e Historia en el libro de Oseas (Córdoba, 1993), p. 65. 66 Jr 25:29,30; So 1:18 (?); Za 11:6; Ps 33:14. 67 Gn 36:20; Ex 23:31; Nb 32:17; 33:52,55; Jos 2:9,24; 7:9; 9:11,24; 13:21; Jg 1:33; 2:2; 1 Ch 11:4; 22:18. En Jr 1:14; 6:12; 10:18 et 13:13, l’expression désigne les Judéens, mais elle suggère leur assimilation aux Cananéens. Cette connotation est moins claire en Jl 1:2,14 et 2:1.

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Yahvé s’adresse aux Israélites parce que “también ellos se han hecho solidarios con los cananeos.”68 a été forgée dans le contexte de la légende L’expression des origines égyptiennes d’Israël, et c’est surtout dans ce contexte qu’elle a été employée. Le fait que cette légende occupe une place centrale dans le livre d’Osée conseille d’attribuer à « habitants du pays », en Os 4:1, son sens habituel de Cananéens69. Or rien n’indique qu’il existait en Israël, dans la seconde moitié du VIIIe siècle av. J.-C., une quelconque entité ethnique cananéenne, distincte du reste de la population. Pourquoi l’auteur d’Os 4:1 aurait-il eu alors recours à la fiction d’un procès de Yahvé avec un groupe humain qui n’existait plus ? N’est-il pas plus vraisemblable qu’il parle d’un groupe qui existait réellement ? Qui aurait pu être ce groupe ? Le meilleur candidat est, à mon avis, le groupe de ceux qui ne partageaient pas la conception qu’Osée avait du yahvisme. Contrairement à son contemporain Amos, qui n’émet pas le moindre doute au sujet du caractère yahviste des institutions nationales d’Israël70, Osée les considère comme baalistes71, et il les rejette en bloc. Si les institutions nationales sont baalistes, ceux qui y adhèrent – Amos et, vraisemblablement, l’écrasante majorité de la population – sont logiquement « cananéens ». Aussi Os 4:1a les appelle « habitants du pays ». Ce faisant, Osée les exclut d’Israël, et leur dénie toute légitimité. Les auteurs deutéronomico-deutéronomistes en feront autant. Sous leur plume, les noms des anciens peuples de Canaan sont les sobriquets dont ils se servent pour désigner leurs concurrents, c’est-à-dire les Judéens et les Juifs qui ne partagent pas leurs conceptions du yahvisme et d’Israël72. H. Simian-Yofre, El desierto de los dioses (supra, n. 65), p. 65. Terme générique pour désigner les prédécesseurs d’Israël et de Juda. 70 Amos condamne certes le culte israélite, mais nullement parce qu’il ne s’adresse pas à Yahvé. Celui-ci rejette le culte qu’Israël lui voue parce qu’il s’accompagne de l’injustice, voire s’en sert. 71 Sur le sens de cette accusation, on peut voir J. Jeremias, “Der Begriff ‘Baal’ im Hoseabuch und seine Wirkungsgeschichte,” in: W. Dietrich / M. Klopfenstein (eds.), Ein Gott allein? JHWH-Verehrung und biblischer Monotheismus im Kontext der israelitischen und altorientalischen Religionsgeschichte (OBO 139; Freiburg Schweiz-Göttingen, 1994), pp. 441–462; J.A. Dearman, “Interpreting the Religious Polemics Against Baal and the Baalim in the Book of Hosea,” OTE 14 (2001), pp. 9–25; L.M. Bechtel, “The Metaphors of ‘Canaanite’ and ‘Baal’ in Hosea,” in: J. Kaltner and L. Stulman (eds.), Inspired Speech: Prophecy in the Ancient Near East. Essays in Honor of Herbert B. Huffmon (JSOTS 378; London-New York, 2004), pp. 203–215. 72 R.L. Cohn, “The Second Coming of Moses: Deuteronomy and the Construction of Israelite Identity,” in: R. Margolin (ed.), Proceedings of the Twelfth World Congress 68 69

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Os 4:1a oppose aux habitants du pays les fils d’Israël, le groupe avec lequel Osée s’identifie. Les péchés dont le pays déborde ne sont pas le fait de véritables Israélites, mais de Cananéens qui prétendent être Israélites. Os 12:8–9 témoigne de la même opposition. Ces deux versets établissent un parallèle entre Canaan et Éphraïm : « Canaan a en main des balances trompeuses, il aime exploiter » (v. 8), et Éphraïm se vante de s’être enrichi en toute honnêteté (v. 9). La mise en parallèle de la fraude de Canaan et de l’enrichissement d’Éphraïm implique un jugement sur le dernier. Ses protestations d’honnêteté ne font qu’attirer l’attention sur la fraude par laquelle il s’est enrichi. De même que les « habitants du pays » d’Os 4:1, Canaan n’est plus une entité ethnique, mais un sobriquet d’Éphraïm ; il souligne sa fraude dans les échanges commerciaux. D’après Os 12:8–9, une telle pratique n’est pas israélite, mais cananéenne. Voilà la raison pour laquelle l’auteur d’Os 12:8–9 la condamne. Il est intéressant de comparer les raisons pour lesquelles Os 12:8–9 d’une part, et les Proverbes, Amos (8:5) et Michée (6:10–11) d’autre part condamnent les balances fausses. Os 12:8–9 les exclut, parce qu’elles sont cananéennes. En revanche, Proverbes affirme qu’elles sont une abomination pour Yahvé (Pr 11:1 ; 20:10,23) parce qu’il a créé lui-même les balances justes (Pr 16:11) ; celles-ci font ainsi partie de l’ordre du monde. Os 4:1 et 12:8–9 témoignent de la même opposition entre les deux conceptions d’Israël qui s’exprime dans les deux légendes des origines, l’une indigène et l’autre allogène, ayant pour héros respectivement Jacob et un prophète (Moïse) (Os 12)73.

of Jewish Studies, Jerusalem, July 29–August 5, 1997. Division A. The Bible and Its World (Jerusalem, 1999), pp. 69*–71* (59*–71*). Cf. aussi N.P. Lemche, The Canaanites and Their Land. The Tradition of the Canaanites (JSOTS 110; Sheffield, 1991), pp. 162–169; L.L. Rowlett, Joshua and the Rhetoric of Violence. A New Historicist Analysis (JSOTS 226; Sheffield, 1996); A.D.H. Mayes, “Deuteronomistic Ideology and the Theology of the Old Testament,” JSOT 82 (1999), pp. 78–79 (57–82); L.M. Bechtel, “The Metaphors of ‘Canaanite’ and ‘Baal’ in Hosea” (supra, n. 71), pp. 203–215. 73 A. de Pury, “Osée 12 et les implications pour le débat actuel sur le Pentateuque,” in: P. Haudebert (ed.), Le Pentateuque. Débats et recherches. XIV Congrès de l’ACFEB, Angers (1991), LD 151 (Paris, 1992), pp. 175–207; idem, “Erwägungen zu einem vorexilischen Stämmejahwismus. Hosea 12 und die Auseinandersetzung um die Identität Israels und seines Gottes,” in: W. Dietrich / M.A. Klopfenstein (eds.), Ein Gott allein? (supra n. 71), pp. 413–439 ; idem, “Las dos leyendas sobre el origen de Israel (Jacob y Moisés) y la elaboración del Pentateuco,” EstBíb 52 (1994), pp. 95–131; T. Römer, “Les histoires des Patriarches et la légende de Moïse : une double origine ?,” in: D. Doré (ed.), Comment la Bible saisit-elle l’histoire ? (LD 215; Paris, 2007), pp. 155–196.

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II. Jérémie Le livre de Jérémie contient un recueil d’oracles contre les nations74, mais, à la différence d’Amos et d’Isaïe, il ne fonde pas le malheur des nations sur leur injustice sociale. Il réserve cela à Juda. Je m’arrêterai seulement à Jr 7:9a, le texte le plus pertinent pour la question du fondement de la morale dans le livre : . . . voler, assassiner, commettre l’adultère, prêter de faux serments . . .

Ce verset fait partie de Jr 7:1–15*, que l’on appelle la première version du « Sermon du Temple ». On y distingue deux strates littéraires, une première que l’on attribue souvent à Jérémie lui-même et une rédaction deutéronomiste ou apparentée75. La plupart des exégètes pensent que le texte primitif était centré sur le temple, dénonçait la fausse sécurité puisée dans la croyance en son inviolabilité (vv. 4,10–13a,14*), et reprochait uniquement les méfaits d’ordre social relevés au v. 9a76. À l’instar d’Os 4:2, Jr 7:9a contient une liste d’accusations formulées avec des verbes à l’infinitif correspondant à autant de préceptes du Décalogue. Alors que la liste d’Os 4:2 comporte cinq actions, celle de Jr 7:9a n’en contient que quatre. Les trois premières sont communes aux deux textes. Elles coïncident avec les trois interdits du Décalogue qui se trouvent également juxtaposés en Ex 20:13–15 et Dt 5:17–19, mais dans un ordre différent de celui d’Os 4:2 et de Jr 7:9a. La qua(prêter de faux serments), trième accusation de Jr 7:9a,

JrLXX 25:14–31:44 / JrTM 46–51. On n’a pas tenu compte des différences quantitatives qui existent entre les LXX et le TM. Plus long, ce dernier contient une troisième strate ; voir ma recension de P.C. Craigie et al., Jeremiah 1–25 (WBC 26; Dallas, Texas, 1991), RB 107 (2000), pp. 107–109 (105–110) ; au sujet de la strate tenue pour deutéronomiste, on peut voir, F.J. Gonçalves, “ ‘La maison qui est appelée du nom du Seigneur’, au livre de Jérémie,” in: J.-C. Petit (ed.), « Où demeures-tu? ». La maison depuis le monde biblique. En hommage au professeur Guy Couturier (Montréal, 1994), pp. 165–185. 76 W. Thiel, Die deuteronomistische Redaktion von Jeremia 1–25 (WMANT 41; Neukirchen-Vluyn, 1973), pp. 105–119; W. McKane, A Critical and Exegetical Commentary on Jeremiah. I. Introduction and Commentary on Jeremiah I–XXV (ICC; Edinburgh, 1986), pp. 158–169; E. Haag, “Zion und Schilo. Traditionsgeschichtliche Parallelen in Jeremia 7 und in der Psalm 78,” in: J. Zmijewski (ed.), Die alttestamentliche Botschaft als Wegweisung, Festschrift H. Reinelt (Stuttgart, 1990), pp. 85–115. Sa-Moon Kang, “The Authentic Sermon in Jeremiah 7:1–20,” in: M.V. Fox et al. (eds.), Texts, Temples and Traditions. A Tribute to Menahem Haran (Winona Lake, Indiana, 1996), pp. 160–161 (147–162), attribue également au texte primitif l’accusation d’encenser Baal, mais l’expression « caverne de brigands ( ) » ne conseille guère l’hypothèse. 74 75

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correspond à l’interdit du faux témoignage, qui suit immédiatement les trois autres dans le Décalogue (Ex 20:16 // Dt 5:20). Comme Osée, et à la différence d’Amos et d’Isaïe, Jérémie fonde la morale sur les lois positives que Yahvé a données directement à son peuple, et qui ne s’appliquent qu’à lui. Avec le Deutéronome, Jérémie est aussi le premier témoin datable de la présence en Juda du yahvisme fondé sur l’histoire d’Israël avec son Dieu77.

77 Certes Ex 23:15 associe la sortie d’Égypte à la fête des Azymes, mais il est difficile à savoir à quel moment on a établi ce rapport.