en marge des marées - Librairie La Memoire du Droit

'HISTOIRE. H ISTORIQUEMENT INCORRECT. Par Jean Sévillia. À LIRE. Mémoires d'un avocat au cœur des révolutions,. 1789-1830,Jean-Baptiste. Louis ...
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H

ISTORIQUEMENT INCORRECT

24 h

© BALTEL/SIPA.

L © GEOFFROY CAILLET/COLLECTION F. DE TEYSSIER. © BIBLIOTHÈQUE DE L’ORDRE DES AVOCATS AU BARREAU DE PARIS.

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

Par Jean Sévillia

EN MARGE DES MARÉES Les savoureux Mémoires de Jean-Baptiste Louis retracent l’étonnant parcours d’un avocat royaliste de 1789 à 1830. Un témoignage inédit qui offre une autre vision des deux révolutions.

es Mémoires font partie des livres dans lesquels l’amateur d’histoire se plonge avec gourmandise. Mais il en est deux sortes. Il y a d’abord les Mémoires des grands personnages et des grands témoins, de Joinville à Saint-Simon et du cardinal de Retz au général De Gaulle. Mais il existe aussi les Mémoires des obscurs et des sans-grade, qui ont souvent raconté leur vie à la seule intention de leurs descendants : leur regard sur le passé peut néanmoins être précieux. Ce type de textes fait l’objet d’un travail scientifique, puisqu’un groupe de recherche du CNRS et de l’université de Paris-Sorbonne s’est attaché, entre 2003 et 2014, à recenser les « écrits du for privé » en France de la fin du Moyen Age à 1914 : livres de raison, livres de famille, diaires, Mémoires, autobiographies, journaux intimes, journaux de voyage, journaux de prison, etc. sont définis comme des « textes non littéraires produits par des gens ordinaires ». C’est à ce genre qu’appartiennent deux manuscrits inédits de Jean-Baptiste Louis, qui fut clerc de procureur, procureur, avocat et bâtonnier du barreau de Paris en 1829. Le premier texte, rédigé pour ses enfants et petits-enfants, est un récit de sa vie, des années 1760 à 1830 ; le second est un journal de la révolution de 1830. L’ensemble paraît sous le titre de Mémoires d’un avocat au cœur des révolutions, 1789-1830, l’édition étant établie et accompagnée de notes d’une rigueur historique impeccable par Geoffroy Caillet, rédacteur en chef au Figaro Histoire et par ailleurs descendant de Jean-Baptiste Louis, et présentée par Yves Ozanam, archiviste de l’ordre des avocats au barreau de Paris. Les deux textes ont été rédigés en 1830-1831, et reflètent les opinions sociales et politiques de leur auteur à cette époque. Jean-Baptiste Louis, catholique et royaliste légitimiste, est un conservateur, si ce n’est un réactionnaire, mais tel n’a pas toujours été le cas. L’intérêt de ses Mémoires provient précisément de l’exposé de son évolution à travers l’Ancien Régime, la Révolution, le Consulat, l’Empire et la Restauration. Né en 1760 à Charbogne, un village de Champagne, aujourd’hui situé dans les Ardennes, au sein

d’une modeste famille rurale, Jean-Baptiste Louis passe son enfance à la campagne. Ses souvenirs restituent d’abord l’importance de la religion dans l’ancienne France : « A l’âge, raconte-t-il, où on me fit faire ma première communion, à douze ans et demi, j’étais familiarisé avec l’Ancien et le Nouveau Testament, que le maître me faisait copier. » Ayant perdu très tôt son père, le garçon est élevé par sa mère et son second mari. Ce laboureur exploite la ferme d’un avocat-procureur de Rethel, qui accepte de prendre à son service Jean-Baptiste Louis, alors âgé de 13 ans. Quittant la campagne pour Rethel, l’adolescent travaille pour l’avocat, l’accompagne aux audiences et s’initie au droit. A la mort de son patron, il devient clerc chez un autre avocat-procureur de Rethel. Ses souvenirs soulignent la pénétration des Lumières dans le monde des juristes. « On ne parlait, écrit-il, que de Voltaire, de Jean-Jacques, de d’Alembert, de Diderot, d’Helvétius, etc. On ne lisait que leurs livres. » En 1780, à 20 ans, Jean-Baptiste Louis tente sa chance dans la capitale, ayant trouvé une place de clerc chez un procureur au parlement de Paris, puis de maître clerc chez d’autres procureurs. Ainsi est-il embauché, en 1783, chez Pierre Corvisart, « rue de Sorbonne », où il devient ami avec son fils Jean Nicolas. Sur celui qui sera le premier médecin de Napoléon, les Mémoires de Louis nous apportent ce jugement : « Nourri de la lecture des philosophes et partisan zélé de toutes les idées d’indépendance que venait d’accréditer la guerre d’Amérique, toute espèce de subordination lui était insupportable ; les supériorités le blessaient. » En 1784, Corvisart ayant été frappé d’une attaque de paralysie, Louis prend la tête de son étude puis, l’année suivante, rachète sa charge de procureur au Parlement. Dans les années 1787-1788, lorsque Louis XVI et ses ministres Calonne et Loménie de Brienne s’efforcent d’imposer des réformes financières et fiscales qui se heurtent à l’opposition des

parlements, Jean-Baptiste Louis est au cœur de la mêlée, notamment dans l’affaire de l’impôt territorial destiné à taxer tous les propriétaires sans distinction en remplaçant les autres impôts. « Les premiers cris contraires, se souvient-il, faisant écho de proche en proche, à commencer par tout le peuple du Palais, les avocats, les procureurs, les greffiers, les commis, les clercs de procureur, sortent du sein du Parlement. » Avec plus de quarante ans de recul, Jean-Baptiste Louis reconnaît avoir participé au mouvement : « Je ne m’en excuse pas ; j’étais de ce peuple du Palais. J’avais pourtant une vénération profonde pour mon roi ; il était si bon ! (…) Mais je criais avec la multitude contre les ministres. (…) je déclamais contre l’impôt territorial, que je taxais de recherche inquisitoriale des propriétés. » Dans le même registre, il convient avoir acquiescé aux prémices de la Révolution : convocation des états généraux ; examen des cahiers de doléances (« les cahiers étaient généralement sages et respectueux envers le roi ; j’en ai lu une grande partie ; on n’y demandait que la réformation des abus ») ; la constitution du tiers en Assemblée nationale le 17 juin 1789 ; le serment du Jeu de paume le 20 juin et le discours du roi, le 23 juin, annonçant l’abolition de la taille et des corvées et la création d’états provinciaux. « Je suivais le torrent, je l’avoue », observe Jean-Baptiste Louis. Ce qui fera changer ce juriste, plus encore que les violences du 14 juillet, c’est la nuit où l’Assemblée supprima sans préavis les milliers de lois qui organisaient la société d’Ancien Régime. « Les décrets de la nuit du 4 au 5 août, estime-t-il, (…) violant selon moi le droit de propriété, sous le prétexte de l’abolition du régime féodal, préparaient le bouleversement de la société. » Le transfert de la famille royale dans la capitale, le 6 octobre suivant, le fera définitivement basculer : « j’ai été l’un des tristes spectateurs de ce long supplice du roi et de la famille royale entraînés lentement de Versailles à Paris à travers et aux cris féroces d’une populace hideuse, portant en trophée les têtes des gardes du corps fidèles ». Par la suite, Jean-Baptiste Louis évite de se faire remarquer. En 1791, il liquide sa charge et s’installe avec sa famille au château de Torcy-en-Brie. En 1793, il comparaît devant le Comité de sûreté générale pour avoir hébergé un émigré, mais a la chance d’être finalement relâché. En 1794, après Thermidor, il trouve une place d’employé à la Trésorerie nationale. « De huit que nous étions dans mon bureau, explique-t-il, nous ne comptions qu’un semi-jacobin, bon homme d’ailleurs. Tout le reste était royaliste, détestant bien cordialement à bas bruit la Révolution et ses absurdes exigences. » L’auteur avoue pourtant avoir prêté « le serment de haine à la royauté », témoignant de la pression politique qui existait encore après la chute de Robespierre. Lors de l’ébauche de réaction royaliste de 1795, avant la répression du 13 vendémiaire où Barras fit appel à Bonaparte pour mitrailler les contre-révolutionnaires à Saint-Roch, Louis prononce un discours courageux devant sa section des Thermes, réclamant le droit d’élire des députés qui ne soient pas d’anciens conventionnels. Mais la peur ayant vite repris possession des esprits, la résolution d’imprimer son discours, prise spontanément par l’assistance, resta lettre morte… Sous le Consulat, l’ordre judiciaire étant réorganisé, Louis reprend du service comme défenseur officieux. Il tente d’être nommé avoué

D’UN LOUIS L’AUTRE Par sa fidélité inébranlable aux Bourbons de 1789 à 1830, le parcours de JeanBaptiste Louis tranche avec l’opportunisme qui caractérisa l’univers des hommes de loi à son époque. « Egaré sur les pas des philosophes » dans sa jeunesse, il se détacha de la Révolution dès la nuit du 4 août. Page de gauche : Jean-Baptiste Louis vers 1795, miniature peinte (collection F. de Teyssier). Ci-contre : Louis en bâtonnier, par Dantan Jeune, plâtre patiné terre cuite, 1831 (Paris, Bibliothèque de l’ordre des avocats).

près le tribunal d’appel de Paris, mais est écarté en raison de ses idées. Il retourne alors au métier d’avocat qu’il ne quittera plus, prêtant serment devant la cour d’appel de Paris en 1808. Nommé au conseil de discipline de l’Ordre en 1813, il y siégera pendant dixsept ans. Consécration suprême, il est élu bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau de Paris en 1829. Après la révolution de 1830, qu’il abhorre, il se retire et mourra quatre ans plus tard. « Par son parcours, remarque avec justesse Yves Ozanam dans sa préface, Louis illustre combien une bonne maîtrise du droit peut faciliter l’ascension sociale, tant dans la France de l’Ancien Régime que dans la nouvelle nation issue de la Révolution et de l’Empire. » Mêlant histoire politique et histoire sociale, les Mémoires de ce personnage oublié témoignent de l’attitude et des réactions des sans-grade qui ont traversé, sans y adhérer, les soubresauts qui ont accouché de la France moderne. Loin de l’exaltation rétrospective ou des plaidoyers pro domo de ceux qui ont pris une part active à l’événement, ils en font un récit qui sonne étonnamment vrai. Leur lecture n’en est que plus savoureuse.2

À LIRE Mémoires d’un avocat au cœur des révolutions, 1789-1830, Jean-Baptiste Louis, édition établie et annotée par Geoffroy Caillet, présentation par Yves Ozanam, La Mémoire du Droit, 294 pages, 24 €.

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