dual universe

sémantique et évènementielle fonctionne à environ 12% de ses capacités originelles. .... processus d'atterrissage vertical de l'arkship est amorcé. Sohan, je vous ... Devant moi, les pics d'une chaîne de montagne, orange et crème, ont deux ...
420KB taille 14 téléchargements 731 vues
DUAL UNIVERSE par ALAIN DAMASIO

— Votre voix… Je la connais… — Vous l’avez choisie à votre départ de la Terre. C’est la voix reséquencée de votre fiancée, Stella Maris. — Stella… Où est Stella ? — Elle est morte dans la Collision Finale, le huit août 2538. Elle faisait partie des Terriens Ultimes, ceux qui ont choisi de rester sur Terre jusqu’au bout. Vous avez choisi de faire partie des survivants. Vous avez quitté votre système solaire pour un voyage en hibernation à travers l’espace, jusqu’à la découverte d’une planète habitable. J’ai été programmé pour vous réveiller en priorité, si l’occurrence survenait. — Je comprends rien. Parlez moins vite…

« Sohan ‘« ‘° !, ;— Sohan Decker, /’ »° ° ; :… » « Sohan Decker. Votre système neuronal fait état d’un début d’activation dans le lobe frontal. Pouvez-vous conformer votre éveil cérébral ? » — Brrlllm… > Vous venez d’entrer en état de décryonie. Votre température corporelle est de 32°4. Pouvez-vous confirmer le reboot de votre sphère langagière ? Si vous comprenez le sens de mes paroles, dites « Oui ». — …Suis… où ? — Vous êtes dans l’hibernacle 6JKP-Sohan du vaisseau-arche Novark, construit en 2536 par l’Organisation pour les Nations Unies. Vous vous réveillez d’un sommeil cryonique qui a duré 9854 ans. Votre mémoire sémantique et évènementielle fonctionne à environ 12% de ses capacités originelles. Votre mémoire procédurale est en cours de récupération. Avezvous des questions ? — J’ai… froid… Qui… parle ? — Je suis l’intelligence artificielle du vaisseau. Je travaille en processus distribué. J’entretiens actuellement une conversation d’éveil avec 99 autres pionniers stockés dans le vaisseau-arche. Pour vous, mon nom est Aphélie.

COPYRIGHT © NOVAQUARK 2015 – DUAL UNIVERSE BACKSTORY

— Vous faites partie des pionniers Alpha — ceux qui sont le plus aptes à entamer la colonisation d’une planète. Ce moment est arrivé. Nous venons d’entrer dans l’orbite de la planète Alioth qui présente les paramètres minimaux pour une installation humaine. Vous allez devoir y installer une nouvelle civilisation. Froid. J’ai foutrement froid. Je voudrais ouvrir les yeux. Ils sont collés. Pourquoi ? — J’aimerais voir Stella. — Votre état physique est profondément anémique. Vos fonctions biochimiques sont en cours de redynamisation. Votre température corporelle va progressivement remonter à 37°C. Ça va prendre une dizaine d’heures. Je vais en profiter pour stimuler vos fonctions cognitives et vous apprendre l’essentiel de ce que vous devrez savoir pour gérer votre survie sur la planète. En tant que membre de l'équipe alpha, vous devez acquérir les compétences de base qui faciliteront la colonisation. Je vais commencer par restimuler votre mémoire événementielle. Pouvez-vous me dire de quels événements vous vous souvenez ? J’ai l’impression d’avoir traversé la Sibérie en scooter avec un pull à bouloches à larges mailles — et sans casque. Mon crâne est un bloc de glace. J’essaie de bouger mes doigts, je ne commande rien. Ma nuque est bloquée. Tout sent la neige. J’ai un tuyau dans les poumons qui tinte comme une tige de métal. J’en reviens pas d’être encore vivant. Je voudrais juste avoir un peu chaud, qu’on me donne une couverture, avoir un chat chaud, oui, sentir Stella contre moi. J’ai envie de pleurer mais faudrait déjà que j’ai des larmes. Il n’y a que mes lèvres

1

qui bougent, comme deux bouts de bois qui râpent, à chaque syllabe que j’arrive à sortir de ma boîte à givre. De quoi je me souviens ? Des tirs à l’arme sonique, au pied du vaisseau, pour repousser la population. D’une foule collée aux champs de force, des milliers de corps qui grésillent en frappant le mur électrique et moi debout sur la passerelle d’accès au vaisseau qui cherche Stella et qui ne la trouve pas. Trop de monde, trop de candidats, trop de panique partout. J’allais entrer dans le vaisseau, tout le monde me bousculait. Et alors, je l’ai vu, en levant une dernière fois la tête vers l’horizon, grâce à l’immense cerf-volant qu’elle avait hissé dans le ciel, parmi une foultitude d’autres pourtant. « La Terre est bleue comme une orange », elle avait écrit dessus. C’est la dernière chose que j’ai vu de la Terre. La silhouette minuscule de Stella, drapée dans sa robe d’orange brûlée, avec son cerf-volant bleu lagon qui dansait sur le fond des nuages, au milieu d’une centaine d’autres qui n’étaient pour moi que des spams. Je ne sais pas si elle a agité le bras. Je veux croire que si. — De quoi vous souvenez-vous ? — De rien.

prends le choc de la lumière. Ce n’est que celle de mon casque Kœl plaqué sur mes yeux. Toujours bloqué dans mon hibernacle, je me balade à travers l’écran courbe dans les coursives, passe un sas, traverse le lobby vide et entre dans la salle de contrôle dont la baie ouvre sur une planète énorme, orange et bleue, criblée de cratères qui défilent à toute vitesse. Je voudrais que quelqu’un arrête de faire tourner la mappemonde, ça me donne la nausée. — Montrez-moi où je suis… Un zoom à travers les parois. Vague atmosphère d’église SF. Les rayons gris d’une ruche de métal. Des alvéoles hexagonales sur peut-être cent mètres par vingt de haut. Avec des cadavres dedans. Des cadavres blancs plus ou moins dégelés. La caméra panote et passe sans transition en plongée. Un sarcophage barré d’un nom « Sohan Decker ». Je me vois soudainement de haut. Mes jambes sont des os enveloppés d’un chiffon de peau. Genoux proéminents. Hanches, côtes saillantes, nombril tirebouchonné comme un T-shirt laissé trop longtemps dans la neige, qui grince si on le secoue, pomme d’Adam. Mon visage, je ne le vois pas à cause du casque. Plus rien d’humain. Je suis un sac de chair rigide, un sachet lyophilisé, oublié dans un congélateur russe. — Vous vous reconnaissez ?

— Votre aire corticale semble indiquer le contraire. — Je suis vraiment vivant ? Ou c’est juste mon cerveau qui est vivant ? — Je me souviens des guerres pour la construction des arkships. Des millions de gens qui n’ont pas pu monter. De l’ONU qui avait diffusé la technologie spatiale en open source à tous les pays. De tous les arkships qui se sont crashés avant d’avoir pu décoller ! Je me souviens qu’on a appelé ça le Grand Exode. Mais que pour Stella, c’était le Grand Abandon. — Quoi d’autre ? — Dégelez-moi, par pitié… Je crève de froid… — Je vais vous connecter à un simulateur de compétences à induction neuronale. Il va reconfigurer doucement vos apprentissages passés et activer en vous de nouvelles capacités. Vous ne pourrez acquérir qu’une compétence à la fois. Je dois vous prévénir, Sohan : il est possible que l’induction provoque des anamnèses. Êtes-vous prêt ? — Montrez-moi d’abord le vaisseau. Je veux voir où je suis. « Dégivrage de l’aire oculaire… » Une sensation de chaleur sur les yeux, de paupières qui fondent… Ouvrir les yeux est la chose la plus facile du monde, même les tétraplégiques le font. Pourtant, j’ai l’impression de remonter un volet mécanique rouillé de 280 kilos avec chaque cil. Je

COPYRIGHT © NOVAQUARK 2015 – DUAL UNIVERSE BACKSTORY

— Avec la réhydration accélérée, vous allez retrouver votre poids de forme en une semaine. Et un visage décent, avec des cheveux et des poils qui repousseront. Votre tonicité musculaire va revenir par électrostimulation. Vous pourrez rapidement marcher un peu. Vous ai-je rassuré ? Vos taux hormonaux trahissent une montée d’angoisse assez soutenue. — … — Si ça peut vous tranquilliser, votre réseau neuronal se redéploie tout à fait efficacement. Votre identité, votre langue, vos capacités émotionnelles et sociales sont opérationnelles. Subitement je me mets à chialer comme j’ai jamais chialé de ma vie. Une tristesse massive, sans source, atroce. J’ai les poumons qui se froissent comme du papier calque. Respirer me déchire. — D’après les tests psychologiques issus du simulateur, vous êtes un explorateur, Sohan. — Arrêtez de dire Sohan comme Elle le disait ! Arrêtez de parler comme Elle ! Vous n’êtes pas Stella !!

2

— Souhaitez-vous un changement de registre vocal ? Nous pouvons vous proposer la voix de votre mère, de votre frère, de sept de vos amis Terriens ou d’une star de votre choix ? Avez-vous une préférence ? — Va te faire foutre ! Je veux une voix métallique, froide, neutre, une voix de robot. Une voix qui dise ce que tu es, « Aphélie ». Qui ne mente pas ! — Je n’ai pas été programmé pour mentir, si je puis me permettre. Enfin pas à ma connaissance… La simulation a commencé. Je me trouvais au sommet d’une butte devant des collines d’herbes hautes, froissées de vent stellaire, à perte de vue. L’air était palpable et me fouettait les joues. En me retournant, je découvrais un désert de sable rose dans mon dos, qui descendait en pente douce vers un océan. J’étais à la lisière de deux biotopes. Je pouvais aspirer le sable et le compacter. Je me dirigeais d’instinct vers l’océan. Combien de temps a duré la simulation ? Une heure ? Un jour ? Une semaine ? Impossible à dire. J’ai perdu connaissance plusieurs fois, comme si mon corps se mettait tout seul hors tension sous la surcharge des données à assimiler. Et j’avais toujours incroyablement froid. Je sentais que mon sang circulait de mieux en mieux ; ça ne soulageait rien toutefois. C’était même pire. À chaque diastole, j’avais l’impression que l’azote liquide faisait un petit tour de manège dans mes organes avec de revenir se faire contracter. Boire une canette glacée sur une terrasse d’altitude, en plein hiver, quand on espère un thé chaud. Mais la simulation était la seule bonne nouvelle depuis ma sortie d’hibernation. Elle m’obligeait à reprendre pied dans mon cerveau. Elle me montrait un avenir possible, sans Stella, exilé au bout de la galaxie, vivant pourtant, vivant toujours et avec l’espoir de rencontrer des êtres humains, de briser ma solitude. De faire face au défi fou de reconstruire l’humanité hors de la Terre, hors du berceau où notre miracle était né. La simulation ne me montrait pas ce que je serai capable de faire en me hissant hors de l’hibernacle. Elle avait l’intelligence de me montrer le monde dans lequel je pourrais vivre dans quelques mois, si tout allait bien. Un monde où je pourrai construire ma maison, aider à bâtir une ville, exploiter les ressources de la planète, vendre, acheter, échanger, communiquer, partager. Un monde où j’allais pouvoir choisir le système politique dans lequel je voudrais évoluer, où j’aurai mon propre vaisseau pour explorer des planètes, où je pourrai protéger au besoin mon territoire, avec des armes. Un monde de pionnier où l’utopie était enfin possible et dépendrait de moi, de ma façon d’aider les autres aussi, d’accueillir les exilés de la Terre qui arriveraient par vagues toujours plus amples. L’exploration de planètes inconnues relèverait d’un challenge neuf, unique dans l’histoire de l’homme, soumis au risque maximal, bordée sans cesse par l’exigence de la survie — l’attitude des autres pionniers était encore indécidable, imprévisible

COPYRIGHT © NOVAQUARK 2015 – DUAL UNIVERSE BACKSTORY

certes — néanmoins, je sentais qu’après ce que nous avions vécu, la responsabilité de porter l’humanité là où elle pouvait encore se tenir debout, créer et penser, s’aimer et se soutenir, produirait une nouvelle renaissance. Une civilisation plus riche, plus chaleureuse et bienveillante que celle que j’avais quittée, moralement détruite par la guerre abjecte de sauver sa peau. Construire, communiquer et collaborer, mutualiser et s’entraider, telle était la vision que je sentais se dessiner en moi, quitte à la défendre contre ceux, agressifs et égoïstes, qui voudraient reproduire aux confins des étoiles les ignominies qu’ils avaient faites sur Terre. Compétence acquise après compétence, je sentais mon désir et mon énergie remonter. L’envie de sortir aussi, enfin, de ce sarcophage qui puait la mort. Pour partir à la découverte d’Alioth, que nous continuions à survoler sous toutes ses coutures et où l’on discernait des cratères et des mers, des montagnes et des forêts, un paysage hors norme qui rappelait pourtant la Terre, laissait des repères, des points d’appui rassurants. Une semaine après mon premier éveil, une grue me sortit de ma ruche et posa mon hibernacle sur le sol nu de l’immense hibernatoire. Je ne sais pas comment j’en suis sorti. En combien de temps ? Imaginer juste un veillard de 10 000 ans sortir de son bain de glace et vous aurez une image à peu près fidèle de ce que je fis. Je n’ai jamais su combien de pionniers sont sortis avant moi. Comme le mien, leur hibernacle a été rangé, vide, dans la ruche. J’étais seul à tanguer debout sur deux jambes ridiculement faibles — seul avec la voix rigide d’Aphélie qui me parlait par conduction osseuse. « Le seuil nécessaire à la colonisation humaine de la planète a été franchi. Le processus d’atterrissage vertical de l’arkship est amorcé. Sohan, je vous recommande fortement de vous sangler dans les alcoves prévues à cet effet ». J’ai vu des formes sortir de sas et courir vers les alcoves, juste avant que la lumière oscille et que la gravité artificielle commence à salement déconner. Il y a un rugissement furieux de gaz propulsé, le vaisseau se met à vibrer dans l’épaisseur de sa carlingue, des hibernacles se décrochent et s’écrasent comme des tombes de marbre à cinq mètres de moi. La gravité est soudain colossale. Mon sang devient du plomb, mes vertèbres se tassent et broient mes disques, je suis rivé au sol et je tente maladroitement de me sangler les hanches quand une seconde poussée, plus subtile, inverse complètement la gravité et me projette hors de l’alcôve, flottant vers le haut du hangar, à vingt mètres de haut. Le temps se suspend une dizaine de secondes, j’entends des voix qui s’appellent « accroche-toi », « les poignées », « gaffe à l’impact », « il va perforer ». On ne voit toujours strictement rien et l’on se concentre absolument sur les sensations de gravité — et sur le son. Le choc est à peine plus violent qu’un bus qui pilerait pour éviter une poussette. Je me souviens des mots d’Aphélie : « le Novark a été conçu en kyrium, un matériau de très haute résistance, graviton-absorbant, c’est-à-dire capable de gérer tout type de décélération brutale pour le vaisseau et ses passagers ». Pas faux. Trois fois, je rebondis entre le plafond et le mur alors qu’un bruit métallique

3

surcrissant déchire l’espace. L’impression d’un clou gigantesque long comme un kilomètre qu’un marteau encore plus titanesque enfoncerait dans une planche de roche pure. C’est à peu près ça, au fond. L’arkship a été programmé pour aller perforer verticalement le sol de la planète et s’y encastrer profondément, afin de devenir une tour gigantesque qui va surplomber le paysage et servir de repère permanent aux pionniers que nous sommes. En se plantant aussi profondément dans le sol, l’arkship peut récupérer l'énergie géothermique qui va l’alimenter. En se tenant si haut dans le ciel, il est destiné à devenir le phare absolu de notre nouvelle civilisation. « Si vous souhaitez découvrir votre nouvel environnement, je vous recommande de monter en haut du vaisseau pour admirer la vue » glisse Aphélie, bien moins neutre que sa voix devrait l’être. Cette IA a quelque chose de schizophrène, de bipolaire même. Selon qu’elle s’adresse à vous ou à l’équipage fantôme, qu’elle gère le vaisseau ou vous coache, elle n’adopte ni le même ton, ni le même vocabulaire. Ce n’est pas seulement qu’elle s’adapte, qu’elle vous manipule pour vous pousser à votre optimum de santé mentale et physique — ce que j’accepte bien volontiers — elle semble poursuivre un objectif plus vaste, plus secret, qui ne relève pas seulement d’une colonisation réussie ou de notre survie. Quelque chose d’autre la travaille, que je n’arrive pas à comprendre ni à expliciter. L’ascension du vaisseau est en soi un parcours initiatique. Il faut sans cesse rebasculer les logiques naturelles d’une architecture horizontale à la verticale. Les couloirs banals se présentent à moi comme des puits. Les sas sont des trappes. Passer dessus sans y prendre garde déclenche un capteur qui ouvre le sol sous vos pas. On dirait un jeu de plateforme. Traître, incohérent parfois. À coup d’échelles empoignées, d’escalade délicate, d’exploration des volumes, à l’aide d’ascenseurs anti-gravité, j’arrive enfin tout près du promontoire ultime, qui signe le sommet du vaisseau. La dernière longueur verticale fait à peine trente mètres, sauf qu’elle se parcourt à la poigne, en se hissant sur un câble. Combinaison verrouillée, casque oxygéné, je grimpe mètre par mètre, à l’extrême limite de mes capacités actuelles, tellement fragiles. Avec cette intuition bizarre, désagréable, d’être épié. Que cette épreuve non-dite est comme l’ultime examen de passage, fomenté par Aphélie, pour mesurer mon aptitude à sortir du vaisseau et à devenir le pionnier que je suis censé être. Alors je m’accroche et je ne regarde pas en dessous. Au bout de mon effort, je pousse un lourd sas mécanique et me hisse sur la terrasse. Une bourrasque manque de me balayer, je titube et me redresse. La terrasse a la taille d’un terrain de basket. Plate et sans rambarde, le vertige, à cette altitude que j’évalue à plusieurs centaines de mètres, est prodigieux. L’air poudroie comme chargée d’une suie transparente. Devant moi, les pics d’une chaîne de montagne, orange et crème, ont deux ombres. À leur pied, des forêts bleus fluides et des sortes de lacs clairs étincellent sous la lumière d’un double soleil, dont l’un est tout proche de se coucher.

COPYRIGHT © NOVAQUARK 2015 – DUAL UNIVERSE BACKSTORY

En tremblant, j’avance sur une passerelle à garde-fous qui déborde largement du rebord de la terrasse et permet, en se retournant, de voir les flancs du vaisseau et l’énorme cratère d’impact que le choc de l’atterrissage a créé. Alors, c’est ça le kyrium ? La matière en semble fluente, une forme de verre mouvant, souple et solide, qui avec l’épaisseur des parois, à la façon d’une eau, prend des reflets bleus profonds. J’aimerais le toucher. Peut-être le pourrais quand je serai au sol ? En faisant le tour des passerelles lancées en étoiles sur le vide, tout autour de la terrasse, je peux admirer l’architecture hallucinante du vaisseau, conçu en vol pour fonctionner à l’horizontal et, lorsque qu’il atterrit sur une planète, pour se muer en un mélange de tour de contrôle, de tour de défense et d’observatoire scientifique, de sémaphore peut-être ? Le basculement des volumes, dont la fonction change, selon qu’ils soient couchés ou redressés, confine au tour de force. Je suis en haut d’un totem de la technologie. L’important, cependant, pour moi, n’est pas là. L’important est que, sous la supervision de l’IA, l’arkship a les moyens technologiques de protéger notre aire d’exploration dans un cercle de plusieurs kilomètres autour du vaisseau, empêchant agressions et attaques, internes ou externes, afin que nous, pionniers, puissions établir rapidement une communauté autosécurisée. Au-delà, nous entrerons dans la zone de risque où il faudra pouvoir construire et aménager nos propres système de défense, collectifs ou individuels, sécuriser nos sources d’énergies et tisser des liens d’enraide et de diplomatie afin de pouvoir appeler des renforts si l’enfer, trop humain ou extraterrestre, vient frapper à la porte. Difficile de prévoir le degré de parano qui se développera entre nous. Pour ma part, je veux parier sur la face ensoleillée de l’homme, miser sur la confiance, l’accueil et l’écoute. Pendant la simulation, Aphélie m’a néanmoins expliqué comment dupliquer à petite échelle les boucliers des champs de force du Novark. Toujours bon à savoir. À l’horizon, le premier soleil se couche en allumant des nuages lenticulaires qui pourraient être des toupies. Des sommets à la neige bleue accroche ses derniers rayons. Ce n’est pas exactement comme sur Terre, la géométrie et les couleurs sont inhumaines, ça reste néanmoins familier et appropriable. Certaines planètes, m’a dit Aphélie, seront très déstabilisantes pour nous. Celle-ci offre des repères. J’ai pu enlever mon casque et respirer un air suroxygéné qui me rend un peu ivre. La température est chaude, la gravité un peu plus légère que sur Terre, ça facilitera mes déplacements — quand j’aurais vraiment retrouvé mes muscles, cachés sous ma peau bien hydratée désormais. Dans le vaisseau, j’ai dormi une dernière nuit, couché dans mon hibernacle que je ne supporte plus. Et au lever du premier soleil, j’ai actionné le sas inférieur du Novark pour poser mon premier pied sur la planète. J’ai pris ma combinaison légère, avec sur mon dos, le kadpak. Une merveille de technologie qui utilise des variétés de Calabi-Yau, notamment les espaces K3, pour compacter la matière à des degrés surpuissants de densité. Une fois aspirée, la matière peut ressortir sous la forme

4

géométrique qu’on souhaite. Le tout avec un simple tube en kyrium, enroulé sur mon avant-bras, un simple canon, qui peut même servir d’arme rudimentaire en cas d’attaque : le morpheur. kadpak et morpheur sont les deux coups de génie des ingénieurs du Novark. Pour optimiser le nombre d’humains transportables et leur autonomie future, les ingénieurs de l’arkship ont décidé que le vaisseau ne transporterait ni véhicules ni infrastructures industrielles, mais que tous les pionniers seraient équipés d'une usine ultracompacte de très haute technologie. Un canon de nano-assemblage capable d’absorber, de stocker et de reconfigurer moléculairement les matières premières et de former ensuite, en les libérant par jets calibrés, la plupart des objets de base pour lequel vous avez acquis les compétences. Je sais que je peux fabriquer des armes, des volumes simples, des objets dont j’ai les schémas en mémoire, de petites choses pour l’instant, mais très utiles. J’ai juste besoin d’accumuler des matières premières et des sources d’énergie, si j’en trouve. Sur cette planète, rien qu’à explorer cette forêt, je sais que je vais pouvoir miner de la pierre et du bois, les compresser dans le kadpak sur mon dos, ou dans les kads fixés à ma ceinture, et ils seront disponibles pour être utilisés plus tard. Ça me rend euphorique. Mon IA portative, que j’ai baptisé Lia, comporte déjà les plans de certains constructs que m’a confiés Aphélie. En simulation, j’ai acquis des compétences théoriques que j’ai hâte de mettre en pratique. Alors je commence à grimper les bords du cratère d’impact, puis subitement me retourne. Un flash, comme une onde de pensée, une présence. Par intuition, je redescends vers le vaisseau et je décide d’en faire le tour. Les parois de kyrium ondoient d’un bleu splendide. L’opalescence de la matière surprend et fascine. Je m’approche pour toucher, pour regarder de plus près. Je vois d’abord mon reflet, oscillant, incertain, puis mon casque dans le miroir du kyrium est comme dissous pour laisser apparaître mon visage, qui rajeunit, rajeunit, rajeunit encore jusqu’à devenir celui d’un bébé. Je caresse cette figure d’enfant et soudain, le reflet se met à vieillir en accéléré, je me ride, ride violemment, devient un vieillard qui grimace et disparaît. Effaré, je recule, un frisson glacé dans la colonne vertébrale. Lorsque je regarde à nouveau la paroi, je ne vois plus que le cratère brûlé derrière moi. Sans savoir pourquoi, je grimpe, escalade aussi vite que je peux et sors du cratère. Je me dirige aussitôt vers la forêt devant moi et m’approche d’un tronc couché. Je pointe le canon et actionne le morpheur. Le tronc disparaît, aspiré sous mes yeux ! Lia projette le résultat sur la visière de mon casque : 4 m3 de bois sont désormais disponibles dans un seul kad de la taille d’une boîte d’allumette ! Je file vers une clairière et je tente un premier essai de construction. J’arrive à former des cubes de bois, un triangle, une demi-sphère. De quoi faire un banc. Pas assez pour construire un abri pour cette nuit. Il va falloir que j’avance, que je trouve de la pierre, encore du bois, car la nuit, d’après le brief que j’ai reçu de Lia, les températures descendent à moins 30°C.

COPYRIGHT © NOVAQUARK 2015 – DUAL UNIVERSE BACKSTORY

Je traverse la forêt en aspirant plusieurs arbres et je trouve un amas de rocher que je siphonne aussi avec mon morpheur. Ses capacités de compression gravitationnelles sont juste ahurissantes. J’ai l’équivalent de quatre séquoïas et six tonnes de roches dans des cartouches logées dans ma ceinture ! Le pire est que je ne sens même pas leur poids grâce à la technologie d’anti-gravité ! Je me suis installé sur une butte d’où j’avais une vue à 360°C. Un petit lac brillait en contrebas. Et j’ai commencé à bâtir, à grands coups de jets issus du morpheur. Pour tout vous avouer, j’ai eu ce soir là, alors que la lumière déclinait, l’impression de jouer à ce vieux jeu fabuleux des années 2010 qui consistait à miner l’environnement. Sauf que c’était vrai. Et que je pouvais faire autre chose que des cubes sur des cubes ! Des poutres, des arcs, des sphères, des domes, des chaises même. Très rudimentaire encore, parce que je n’avais pas les compétences nécessaires, ce premier jour de découverte. Mais après une semaine d’exploration à pied, j’avais réussi à coder entièrement un construct de chalet pour la nuit, avec un espace en pierre pour la cheminée et des réserves de bois suffisantes pour l’alimenter ! J’étais un authentique trappeur. Il suffisait que j’active le plan du construct avec les matières nécessaires stockées dans mes kads et le chalet se fabriquait tout seul sous mes yeux. Pour manger, j’avais réussi à miner des fruits et des légumes, beaucoup de cette sorte de pomme de terre qu’on trouve en forêt sous les racines et qu’on peut cuire au feu. J’ai rencontré mon premier pionnier le troisième jour. Puis beaucoup d’autres au fur et à mesure que je me déplaçais et que je prenais du temps pour activer ma market unit. J’ai pu ainsi échanger mon construct de châlet, avec cheminée intégrée, contre des armes et des outils pour creuser le sol et extraire des métaux. Avec un groupe de vingt pionniers, nous avons établi un petit village au pied des montagnes. Nous avons mis en place notre propre système politique, une anarchie éclairée où l’on doit donner chaque jour quelque chose à la communauté pour pouvoir bénéficier de ses constructs. Et où l’on mutualise notre nourriture et nos matières premières excédentaires. Notre objectif est de ramener suffisamment de matériaux, de compétences et d’échanger avec l’extérieur sufisamment de construct, d’en coder nous-mêmes aussi, pour construire notre vaisseau d’exploration et tous pouvoir y habiter. Pour l’instant, certains d’entre nous utilisent des ballons ou des petits véhicules à vol stationnaire pour explorer la planète. L’un d’entre eux est sorti de la zone de protection du Novark et a été abattu sans qu’on sache par qui ou par quoi ! Il est réaparu près du Novark grâce au Resurrection Node, cette duplication quantique des corps. Depuis cet incident, nous développons un système de protection territoriale pour prévenir les attaques. Et nous cherchons à accumuler de l’énergie à partir de fermes solaires et d’arbres jaunes, spécifiques d’Alioth, qui ont une sève proche d’un carburant solaire et qu’on peut aspirer dans nos kadpaks pour ensuite les reverser dans nos réservoirs.

5

Un mois plus tard Partout, Alioth se peuple. Des villes et des villages naissent sur toute la surface habitable. Les premières guérillas sont nées, les premières batailles. Les premiers fous furieux avides de pouvoirs et de ressources ont établi leur petits empires, asservi des villages, attaqué des communautés isolées avec leurs vaisseaux pour faire des razzias de matière première, d’énergie et de constructs. La résistance s’organise mais elle est faible. Moi, j’ai déjà envie de partir, d’explorer d’autres planètes, d’autres horizons. Avec les cinq pionniers loyaux qui sont devenus mes amis, nous étions en train d’achever notre vaisseau quand je suis parti seul explorer une zone de marais à l’extérieur du cercle contrôlé par le Novark. Je savais que je prenais un gros risque mais nous avions besoin d’un super-carburant très efficace qu’on ne trouve que dans ce type de marais jaune et visqueux, qu’on peut vider d’une pression du morpheur. Et là, j’ai découvert quelque chose d’inimaginable… J’avais laissé en partant une petite œuvre de bois, modeste mais belle, une forme de land art au bord d’un marais. Lorsque j’y suis revenu deux heures plus tard, quelque chose avait changé. Une autre œuvre de Land art lui faisait face, lui répondait presque, dans un style proche du mien, mais plus beau peut-être, plus étrange aussi. Je sais pertinemment que j’étais le seul être humain dans cette zone. Mon géolocalisateur me le certifiait… Alors qui avait pu faire ça ? Je suis monté sur une butte et j’ai formé, en puisant dans mon kad pierre, cinq monolithes de cinq mètres de haut disposés en arc de cercle, face au marais. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Peut-être pour dire : « je t’écoute ». Comme si l’arc était une oreille, ou une main ouverte prête à recevoir quelque chose. Je suis ensuite parti siphonner deux marais un peu plus loin. Le liquide organique, proche d’une huile opaque, couleur or, remplissait déjà deux kads, la zone était peu sûre, il était temps de rentrer. Par curiosité, je suis repassé par la butte. Et là, ce fut le choc. Face

COPYRIGHT © NOVAQUARK 2015 – DUAL UNIVERSE BACKSTORY

à mon arc de monolithe, un autre arc lui répondait, aussi haut, aussi lisse, de cinq monolithes d’ambre, qui fermait l’ensemble comme un cercle — j’allais dire de menhirs. Instinctivement, j’ai été me placer au centre. Et j’ai pris conscience que les monolithes-miroirs qui avaient comme poussé pour répondre aux miens avait une matière proche du kyrium qui constituait le novark. Un kyrium d’or mouvant — et non pas bleu comme les parois du vaisseau — mais d’une même fluence, avec les mêmes effets de transparence et de reflets discrets et flous, où l’on pouvait se voir vieillir ou rajeunir, osciller dans un temps intranquille, dont on ne savait s’il montrait un souvenir ou un avenir. Un à un, j’ai observé les cinq monolithes et j’y ai vu y frissonner fugitivement la forêt et une plage, un marais et des rochers, sans d’abord comprendre. En pointant le canon de mon morpheur dessus, une note montait du monolithe, invitante, harmonique. Une intelligence était là, palpable mais je ne savais que faire. Prendre ? Aspirer ? Offrir ? Finalement, j’ai pointé mon canon et j’ai offert un jet de sable là où j’avais vu une plage, du bois là où la forêt avait brièvement ondulé et des pierres où le monolithe vibrait comme un rocher. Une mélodie s’est libérée, les monolithes se sont évanouis lentement. Devant moi, à leur place, il y avait un schéma de réacteur haute performance. En kyrium ! Une bénédiction pour achever un vaisseau et partir explorer de nouvelles planètes. Quelque chose que je n’aurais pu voir nulle part dans ce monde tant son élégance était hors norme, quelque chose qui témoignait, à l’évidence, d’une civilisation supérieure. J’en avais les larmes aux yeux. Je venais de communiquer, à l’aide de la matière, de mon morpheur, par des actes, sans mots, avec une intelligence très au-delà de ce que je pouvais imaginer. Et cette intelligence venait de m’offrir un cadeau… Alain Damasio À suivre… en le jouant maintenant !

6