Daniel Charles JOHN CAGE : LA TENTATION DE L'ORIENT ? On ne s ...

balise; mais sans imposer nul travail à l'esprit: son galbe abstrait, reçu axiomatiquement, la convertissait en un ornement qu'un souci de perfection pourrait un ...
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Daniel Charles

JOHN CAGE : LA TENTATION DE L'ORIENT ?

On ne s'est peut-être pas assez interrogé sur la connivence qui paraît avoir fait se conjoindre, dans l'oeuvre du compositeur John Cage, le souci de l'expérimentation – au sens où l'on parle, depuis Claude Bernard, d'une médecine «expérimentale» - et l'esprit de défi, voire d'aventure, que présuppose l'inféodation à un «indéterminisme» synonyme de bricolage, si ce n'est d'anarchie. Dès 1937 (Cage dixit; mais peut-être était-ce, après vérification, en 1939, ou 1940...), dans sa conférence The Future of Music: Credo, directement inspirée de L'Arte dei rumori du futuriste Luigi Russolo, il réclamait que fussent mis à la disposition des musiciens les studios susceptibles de leur ouvrir l'accès à la musique électronique. Mais que faisait-il en accompagnant une classe de danse à Seattle (1938), sinon se contenter de systématiser le geste d'Henry Cowell, lequel avait naguère introduit un oeuf à repriser dans le corps d'un piano ? Par la grâce de quelques gadgets, écrous, vis et boulons coincés entre les cordes, le «piano préparé» autorisait soudain l'émergence de timbres neufs, apparentée «à la récolte des coquillages le long d'une plage». Et cette subversion bouleversait la notation: au lieu de stipuler seulement des «effets», celle-ci devenait «causale». Autrement dit, l'interprète serait dorénavant responsable d'«effets» en euxmêmes imprévisibles: sans quitter son clavier, il devenait l'heureux possesseur d'un gamelan inédit...

Force est d'en dresser le constat: alors que les musiciens de la dodécaphonie, puis de la «série généralisée», oeuvraient en se soumettant scrupuleusement (voire avec abnégation) aux exigences d'une méthodologie rigoureuse (qui les habilitait à voir leur scientificité estimée et récompensée), faire mine de se soustraire au rituel – obligé – de relations micrologiques convenues, cela faisait désordre. Xénakis n'aurait pas dû, par exemple, prendre parti (à la même époque) en faveur de l'imitation du «bruit de fond» par le moyen du calcul des probabilités. Car dans une musique «formelle», toute apparence de relâchement à l'endroit d'un contrôle harmonique strict risquait de sentir le soufre (exemple: l'usage du glissando dans les Metastaseis créées à Donaueschingen en 1955). Et a fortiori, on récuserait toute forme qui, s'immergeant dans le bruit de fond, cesserait de signaler à proprement parler, sans opposer au chaos, même fugitivement, quelque structure – ou principe de précaution. D'autant que les raisons invoquées pour un tel désoeuvrement – selon le mot de Blanchot – résisteraient mal à l'analyse. Se réclamer par exemple d'on ne sait quelles doctrines orientales, n'était-ce point céder à un nihilisme trop up to date pour n'être pas faisandé?

Ce reproche s'adressait à John Cage. Fasciné par la logique des paradoxes chère aux taoïstes (exemple: le Tchouang-tseu), notre musicien ne s'était-il pas arrrogé un droit exorbitant, celui de s'en remettre au Dieu Hasard pour le choix des sons ? Dès 1950-1951, il pratiquait les oracles de la Chine ancienne, en consultant les 64 hexagrammes du «Livre des Mutations» (Book of Changes ; en chinois, I Ching) – et cela à des fins de créativité plutôt que de divination. De l'avis des censeurs, semblable irresponsabilité relevait d'une philosophie congénitalement débile, et (qui plus est) dès l'origine «fardée à l'orientale» (celle-là même qu'avaient flairée, durant la guerre du Pacifique, les officiers psychologues de l'armée américaine: ayant sélectionné un florilège de simili- «gamelans» signés John Cage, ils en diffusèrent par radio les bandes – pour amadouer les indigènes et les persuader de la vocation oecuménique de l'Oncle Sam...)

L'enregistrement par la pianiste Martine Joste de la Suite for Toy Piano, laquelle, composée en 1948, semble avoir séduit les amateurs de musiques populaires, permet de saisir in a nutshell ce penchant apparent que l'on a parfois diagnostiqué chez Cage en faveur d'une World Music avant la lettre, antérieurement à son «tournant chinois» de 1951. Cette Suite, qui n'utilise – vu la taille du piano-jouet – qu'un ambitus sonore restreint, doit sa couleur modale à son diatonisme et à la réitération des mêmes timbres; il n'est guère surprenant à première vue qu'elle ait pu inspirer à Merce Cunningham A Diversion, une chorégraphie qui emprunte au Gospel de Sri Ramakrishna (lecture commune à Merce et à John Cage) quelques personnages, le dieu Krishna et les Gopis ou milkmaids (les jeunes filles adeptes du dieu, qui s'occupent du domesticage de la Vache).

On évitera toutefois une interprétation dogmatique de cette connivence avec l'Inde. Certes, Cage, qui connaissait Jung et la Danse de Shiva, d'Ananda K. Coomaraswamy, troquait pour des leçons sur la musique de l'Inde les cours de contrepoint qu'il donnait à la jeune Gita Sarabhai. Mais on notera surtout qu'imbu de l'idée d'un primat du rythme sur la dimension des hauteurs, il mettait l'accent, dans ses compositions, sur l'ostinato et la modalité. – Certes, ces notions fleuraient l'Asie, non l'Europe; mais depuis la Bacchanale imaginée en 1938 pour la danseuse noire Syvilla Fort, l'inventeur du piano préparé entendait articuler ses partitions de façon «non figurative», pour éviter la convention selon laquelle la musique de ballet était censée se plier à une chorégraphie tenue à son tour d'obéir à un programme extérieur. Hostile au tabou d'une vocation ancillaire de la musique vis-à-vis de la danse, Cage avait décidé de ne se conformer qu'à la seule exigence musicale «pure» - la «nature du matériau» – en édifiant ses pièces selon une grille temporelle préétablie – la structure.

La Suite for Toy Piano ne fait nullement exception: l'auteur s'y adonne (à une échelle modeste: l'ensemble dure moins de 7 minutes) à une stratégie de «mise en abyme» - laquelle comporte des schèmes d'emboîtement fractal (comparables mutatis mutandis aux publicités de La Vache qui rit) . Or que comprend pareille «fractalité»? Elle est hospitalière, selon l'auteur, «aux silences comme aux sons»: la «structure» les recueille «indifféremment». Cette interchangeabilité du silence et du son, peut-être estelle attestée en Orient – mais ce n'est pas d'abord à ce titre qu'elle reçoit ici droit de cité. On ne fera donc état d'un «orientalisme indien» chez Cage qu'à condition d'en calibrer la signification. Or qu'est-ce qu'un Toy Piano? Un jouet!

La Music of Changes, qui succède à la Suite, selon le planning de Martine Joste, est en comparaison un monument – d'une durée de trois quarts d'heure, d'une complexité redoutable et d'un raffinement sonore inouï – que seul peut aborder un interprète au sommet de son art. Le compositeur s'y est engagé tout entier, mais ce qu'il a édifié repose sur un paradoxe: de cette quasi-cathédrale, il est pratiquement impossible de fournir une analyse exhaustive, ou qui en détermine l'essence, parce qu'elle est en procès, et brise avec l'idée de structure. Pour en cerner la profondeur, on aimerait laisser filer les métaphores, dire que l'Orient qui s'y dévoile paraît libre comme le vent, que la Chine qui s'y déploie est celle du loess, ou de la poussière – oui, Cage rejoint sans nul doute ici Saint-John Perse! En regard, la Suite n'était qu'un hors d'oeuvre...

A la réflexion, on subodore pourtant entre les deux partitions un lien secret: quelque dissemblables qu'elles paraissent, une même épiphanie de l'indécidable les rassemble, car c'est à une même logique de l'indétermination qu'elles obéissent. Et celle-ci se justifie moins, comme l'a suggéré la Suite, par une

référence géographique – l'Orient – , que par l'impulsion – ou l'orientation – qui en régit le mouvement: l'auteur de la Music, à la lettre, donne le change, il se garde (ostensiblement!) de toute «chinoiserie» - et c'est par là qu'il rend justice aux «mutations» qu'inventorie le livre du I Ching, «le plus vieux livre de la planète», que lui a offert Christian Wolff. En somme, frais émoulu des leçons prononcées à Columbia par le Daisetz Suzuki Teitarô sur la logique du Mahayana et le bouddhisme Kegon, Cage étanche sa soif non d'exotisme, mais de concepts. Il vise – et pas seulement sur le plan de la rhétorique - à rationaliser la désubjectivation dont il a déjà commencé à faire l'expérience dans ses essais de musique «expérimentale». C'est ce qu'il appellera lui-même «mon amitié avec le chaos».

On ne saurait donc sous-estimer l'aveu de la première des trois conférences du cycle «Composition comme processus» (1958) – intitulée précisément Changes – , dans laquelle l'auteur analyse sa partition: la «structure», à savoir la «stricte division des parties» (mais au prorata des seules durées), doit être déclarée superflue, comme elle l'était déjà – précise Cage – dans la plupart des Sonatas and Interludes pour piano préparé de 1948, où elle ne servait qu'à dicter les limites du début et de la fin de la partition – appréhendée comme une totalité close. - Tirée au sort, la structure jouait certes en 1948 son rôle de balise; mais sans imposer nul travail à l'esprit: son galbe abstrait, reçu axiomatiquement, la convertissait en un ornement qu'un souci de perfection pourrait un jour éliminer. Mais dès lors qu'on envisageait de s'en passer plus tard, que risquait-on à s'en délivrer tout de suite? Parce que l'élégance prescrivait que l'on s'allégeât au plus vite de l'ego, Cage se fixa pour règle, à partir du troisième mouvement du Concerto pour piano préparé et orchestre de chambre (1950-1951), de confier au I Ching, et pour chaque son, l'engendrement de chaque paramètre. La même procédure s'appliquant au Grand-Oeuvre, le I Ching y sert de caméra pour remédier, par le foisonnement des tirages au sort, à l'indiscrétion d'un goût subjectif (par hypothèse toujours situé et daté, quelque éternitariste et solipsiste qu'il se veuille).

Le trait fondamental des quatre mouvements de la Music of Changes est donc la complexité, obtenue par redistribution contingente, via le I Ching, d'une poussière d'éléments paramétriques (durées, fréquences, amplitudes, tempos, densités contrapuntiques – mais aussi clusters, harmoniques, jeux sur les cordes etc.) selon un schème numérique de proportions en apparence simple (3, 5:6 ¾, 6 ¾, 5:3 1/8), mais vite labyrinthique une fois appliqué à la somme des mesures (29 fois 29 5/8). La mise au point de la partition n'a pas exigé moins de 80 pages d'errata de la part de l'illustre pianiste choisi pour la création, David Tudor (lequel se fit aider d'un mathématicien pour calculer les durées à respecter en fonction des modifications du tempo). La luxuriance de l'écriture permettait à Cage de poursuivre la campagne de (quasi-)désobéissance civile inaugurée lorsque piqué au vif par les remarques de Schönberg relatives à son peu de goût pour l'harmonie, il avait répliqué en contestant le primat du «son musical» sur le bruit. Seulement, si la Music of Changes est «orientale» en ce qu'elle défait la subjectivité, c'est qu'elle abolit (ou croit abolir) le temps; et si elle change le son «tel qu'en lui-même», n'est-ce pas que l'auteur y cible une transcendance – et qu'il s'achemine vers une sémiotique existentielle du fait sonore total, à partir de (mais c'est dire aussi: en dépassant) son Orient personnel (et impersonnel)? En s'éloignant apparemment du giron de Schönberg, Cage n'a-t-il pas visé une dimension spirituelle plus décisive que celle du partage de l'Orient et de l'Occident? - Il faut écouter – à titre de contre-épreuve – l'autocritique du compositeur, qui estime (en 1958) que son magnum opus souffre de n'être pas encore assez dégagé du carcan traditionnel légué par Schönberg: «Des listes [de sons] étaient utilisées pour Music of Changes, mais, en contraste avec la méthode impliquant des opérations de hasard, ces listes étaient sujettes à un contrôle rationnel: des soixante-quatre éléments dans un carré de huit sur huit (réalisé ainsi pour interpréter en tant que sons les oracles [...]), trente-deux étaient des sons, trente-deux des silences. Les trente-deux sons étaient arrangés en deux carrés placés l'un au-dessus de l'autre, chacun de quatre sur quatre. Que les listes [fussent] mobiles ou immobiles, tous les douze sons étaient présents dans chacun des quatre éléments d'une liste donnée, qu'une ligne de la liste soit lue horizontalement ou verticalement.

Une fois cette exigence dodécaphonique satisfaite, bruits et répétitions de sons étaient utilisés librement. On pourrait en conclure que dans Music of Changes, l'effet des opérations de hasard sur la structure (rendant très apparent son caractère anachronique) était équilibré par un contrôle des matériaux.[...] A la question «Comment se fait-il que nous devions avancer prudemment en termes dualistes ?», il n'était pas répondu consciemment...»

L'essentiel – l'accès au non-dualisme – fera l'objet de la seconde des trois conférences de Darmstadt, Indeterminacy. Pour Cage – dont on n'ignore pas qu'il a révélé à la biologie contemporaine, via Gunther Stent et Harvey Bialy, la parenté surprenante entre les figures du I Ching et l'ADN ! - la «non-dualité» est d'abord affaire de «mathématiques binaires». Mais il est possible dans et par la musique d'y accéder, comme il dit l'avoir fait lui-même dès les premières manipulations du I Ching, donc avant la Music of Changes. Le troisième mouvement du Concerto accomplissait déjà le geste décisif par lequel se fondaient en une seule – c'est-à-dire devenaient justiciables de la même suite de tirages au sort – les deux listes d'événements disponibles (charts) séparées dans les deux premiers mouvements, l'une concernant le piano préparé, l'autre les parties d'orchestre. On sait qu'en régime dualiste (ou à l'état de repos), les deux instances qui configurent l'univers selon les Chinois, le yin, féminin, passif, discontinu, et le yang, masculin, actif, continu, s'ordonnent par juxtaposition trois par trois; de telle sorte que la «mise en mouvement» (par tirage au sort) de ces trigrammes donne lieu à 64 combinaisons (elles-mêmes mobiles) d'hexagrammes, dont l'orientation se prête à exégèse en fonction de sa mouvance. Une telle mouvance, présente en filigrane chez Webern, eût fort bien pu s'appliquer à la série. Mais Boulez en déduisait seulement la nécessité d'une tabula rasa, et s'adonnait au déterminisme pur des Structures pour deux pianos. Optant à l'inverse pour l'indeterminacy, c'est-à-dire pour la résorption des dualités dans l'unité de leur mouvance, Cage concevait la non-dualité comme entée d'abord sur la «destruction des structures» - ou la déconstruction. Dès lors, les dés sont jetés: la mise en procès de la musique, telle qu'amorcée avec la Music of Changes, signera, d'emblée, l'entrée dans le post-structuralisme.

Après la Music of Changes, que reste-t-il? Il faut savoir gré ici à Martine Joste, qui a situé à la fin de son enregistrement (et donc en vedette américaine...) l'une des oeuvres les plus stupéfiantes de John Cage, les Seven Haiku – d'une durée totale de moins de deux minutes! Avec cet extraordinaire concentré hyper-webernien, le voyage en Orient se boucle: après la Chine, le Japon, dont les îles peuvent effectivement – vues de loin, ou simplement de Chine – sembler minuscules. L'économie (dans tous les sens du mot) propre à cette partition ne tranche finalement en rien sur celle de la Music of Changes; c'est qu'elle en est la résonance; il s'agit bel et bien d'une apostille, qui sitôt apparue plonge dans le silence. Mais le temps, ici, est l'évanescence même... Ainsi, par l'ajout discret et décisif de ces Haiku, Martine Joste pourrait bien nous avoir soudain fait don de cet «infra-mince» dont parlait mystérieusement Marcel Duchamp, et qui faisait rêver John Cage.

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