Cuisine et mode : des différences aux similitudes

31 janv. 2010 - stars du show-biz, on invite un Alain Passard à ... Introduction : De l'étoile à la star ..... Edgar Morin, Les Stars, Paris, Le Seuil, 1972, p. 102. 6.
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Cuisine et mode : des différences aux similitudes Caroline Champion

Introduction : De l’étoile à la star « Après la gloire des stars, celle des créateurs, des tops-models, des footballeurs, des bébés des tops... ce sont les cuisiniers qu’on encense. La cuisine portée aux nues va-t-elle être la religion du XXIe siècle ? Se nourrira-t-on un jour selon les codes couleurs établis par un gourou des plaisirs gustatifs ? » Expéditive, cette interrogation de la plasticienne Martine Camillieri rapproche, de façon inattendue, le cuisinier du créateur de mode. Et en effet, si à la vue des mannequins défilant sur les podiums de la haute couture, les relations entre mode et cuisine semblent plutôt lointaines, certains parallèles apportent un éclairage inédit sur leur association réciproque. Ainsi, depuis quelques années, force est de constater que le chef est en train de rejoindre le couturier au panthéon des stars. Or, il faut rappeler que jusqu’au XIXe siècle, le métier du couturier est loin d’être socialement valorisé ; ce n’est qu’au XXe siècle qu’il accède progressivement au statut de « créateur », figure clef de la mythologie contemporaine, en même temps qu’il devient une star médiatique. Omni-présent dans la presse spécialisée, mais aussi dans tous les magazines people, on le retrouve au bras des personnalités les plus en vogue. Et les frasques de tel ou tel couturier alimentent les tabloïds, tandis qu’on interviewe Karl Lagerfeld dans des revues d’art comme Art Passions1. Et c’est là tout le paradoxe du couturier, à la fois « artiste », star, et « créateur », dont les œuvres s’exposent dans les musées comme elles s’achètent dans les grands magasins.

De ce point de vue, la comparaison établie par Martine Camillieri prend tout son sens. D’une certaine façon en effet, les chefs sont à la mode. D’abord, littéralement, puisqu’on est passé de l’image du vieux chef bedonnant, un peu rustre, en veste et toque blanches, à une nouvelle génération de cuisiniers version fashion victim, cheveux au vent, tablier noir cintré et barbe de trois jours. Ils sont également à la mode au sens où les médias s’en sont emparés, pour en faire un sujet porteur, jusqu’à l’apparition du « phénomène du chef ». Depuis quelques années, les cuisiniers ont commencé à devenir, eux aussi, des stars médiatiques. Quand ils ne sont pas le produit direct de la télévision, comme Cyril Lignac, ils sortent volontiers de leurs cuisines pour participer à des émissions, se prêter à des jeux ou à des interviews, etc. Avec un paradoxe identique à celui des couturiers : tandis que certains chefs s’exhibent en compagnie des stars du show-biz, on invite un Alain Passard à s’exprimer sur France-Culture, au moment où Art Press2 consacre un numéro spécial à la gastronomie. Dans cette référence commune à l’art, comprendre les mutations de l’univers de la « haute cuisine » et son fonctionnement dans le circuit de production de la valeur, passera nécessairement par une mise en perspective avec la haute couture, tout en essayant de penser la question de la mode (entendue comme tendances) dans la cuisine. Au cours de notre analyse, il s’agira également de faire varier les points de vue, en adoptant tour à tour celui du chef, du critique et du consommateur. Le créateur : un nom, une signature, une marque « Si je ne craignais pas d’apparaître prétentieux, je nous comparerais avec un artiste peintre. On ne dit pas que Picasso a marqué un tableau. Il l’a signé. Nous partageons cette notion de dignité de l’œuvre » (Jean-Louis Dumas, PDG d’Hermès)3. De même que Picasso signait ses œuvres, le couturier appose son nom sur ses productions, un nom devenu signature. Par là, il leur confère la dignité d’œuvre d’art. Si la comparaison de Jean-Louis Dumas nécessitait ses précautions oratoires,

elle dit bien ce rapprochement de l’artiste et du créateur de mode. De la même façon, le cuisinier cultive la référence au statut d’artiste. Jamais on n’aura autant entendu parler d’art culinaire que depuis quelques années. Des chefs comme Guy Martin ou Alain Passard en sont sans doute les meilleurs représentants, avec leur discours d’artistes-cuisiniers. La chose aurait été inconcevable il y a un siècle, elle est aujourd’hui globalement admise. Elle est le résultat d’une évolution conjointe et contemporaine de la figure du « créateur » (qu’il soit couturier ou cuisinier) et du statut de l’artiste, à envisager dans le cadre plus large du développement de l’économie capitaliste. L’art contemporain ne constitue-t-il pas en effet le fétiche suprême, en même temps qu’il n’est souvent que l’autre nom du marché de l’art ? De ce point de vue, la distinction qu’établissait Madeleine Vionnet s’est progressivement érodée. A son époque, elle avait soin de rappeler que « la couture, c’est du commerce ! (...) Quand on parle d’un artiste, on parle d’une personne, mais quand on parle d’un couturier, on parle d’une maison de couture : c’est commercial »4 . Au XXIe siècle, force est plutôt de constater que la frontière est devenue moins hermétique entre créateurs et artistes. Et si la « création », en matière de mode ou de cuisine, possède une dimension irréductiblement commerciale, l’art actuel assume désormais suffisamment son rapport au marché pour rendre le rapprochement possible. Ainsi, la signature du couturier est indéniablement le véhicule d’une partie de la valeur des œuvres. Elle est dotée par la société « d’une valeur magique ou mystique (qui permet de les vendre) à des prix qui, selon Edgar Morin, dépassent de loin leur coût de production »5. C’est bien cette dimension de la griffe du « créateur » qui la rapproche de l’art contemporain. De la même façon, dans l’univers culinaire, la signature a fait son apparition. Dans le cadre de la transformation du statut des cuisiniers, entamée par les grands représentants de la « nouvelle cuisine », le nom a acquis un poids et une valeur inédite jusqu’à devenir signature. Qu’on pense par exemple aux ‘plats signature’ mis récemment en avant

sur la carte de certains grands restaurants. Or, cette signature, dans le domaine de la gastronomie comme de la mode, fonctionne sur le principe de la marque – passant d’une problématique de l’artisanat de luxe à celle du retour sur investissement. Par la médiation d’une construction de la cote, un pâtissier comme Pierre Hermé est devenu une marque, c’est-à-dire une valeur d’usage symbolique, qui fait vendre, qui s’offre les services du marketing, et qui assume désormais sa place sur le marché de façon plus agressive. Inconcevable il y a cinquante ans, l’importance actuelle du marketing de la marque témoigne bien des mutations à l’œuvre dans l’univers culinaire, lesquelles suivent celles de l’économie du luxe. Et Joël Robuchon apposant son nom sur des gammes de plats cuisinés, c’est un peu Christian Dior découvrant la valeur de sa signature, et capitalisant sur elle en développant un système de licences sur différents produits dérivés de l’univers du luxe. Une façon pour eux de se différencier et d’exister sur le marché, tout en exploitant la valeur du nom. D’ailleurs, le même couturier n’allait-il pas jusqu’à déclarer : « Vous savez tout ce qui concerne la bouffe m’intéresse ! Je connais beaucoup de recettes et, un jour, on ne sait jamais, je pourrais peut-être en avoir besoin. Qui sait ? Du jambon Dior, du rosbif Dior ? »6. Si, à la suite de la mode, le système des licences et des produits dérivés a pu se développer dans le secteur de la gastronomie, c’est bien grâce à la valorisation inédite des chefs et de leurs noms, au profit d’une extension de la marque à des domaines étrangers à la cuisine. De la marque au marché : la question de la mode en cuisine Or, pour comprendre ces mutations et le circuit de production de la valeur du nom, il faut interroger les structures même du marché. Si cette dimension du métier est encore fortement occultée, passée sous silence, il faut y voir le signe de l’emprise de plus en plus forte des dynamiques concurrentielles du marché, dans lesquelles les cuisiniers sont pris aujourd’hui d’une façon beaucoup plus violente qu’auparavant. Pour faire exister leur nom et

leur marque, ils sont soumis à la nécessité de se distinguer – non pas au sens où l’entend Bourdieu : ici il s’agit d’une compétition au sein d’un champ homogène, et non entre deux champs distincts. Dans la cuisine comme dans la mode, bien des phénomènes actuels ne sauraient être compris hors du cadre de cet impératif de distinction. C’est d’abord cette soumission aux lois du marché qui permet d’expliquer l’installation progressive de la mode dans la gastronomie. De la mode entendue alors comme jeu des tendances. Mythologie du changement promu en valeur suprême. Submergée par les contraintes de la différenciation infinie, la dialectique historique de l’ancien et du nouveau a progressivement été doublée par une multiplication accélérée des ‘innovations’. Il faut être absolument nouveau. Empire de l’éphémère7 : innovation, renouvellement, obsolescence programmée – autant de symptômes qui disent bien l’investissement progressif de l’univers culinaire par la mode, et sa relation aux lois du marché. Qu’elles passent par une variation sur la « nouvelle cuisine », un retour au mythe du « terroir » ou un spectacle de la molécule, les grandes tendances culinaires se déclinent en modèles. Cette dynamique se traduit par la multiplication de micro-phénomènes de mode, « espuma de pata negra » ou « sphérification d’huîtres », qui disent bien ce poids de la concurrence, en même temps qu’ils font passer la question du goût du côté du signe. La valeur est désormais tributaire de cet impératif. Pour aller dans le sens de la « création », entendue comme production à caractère personnel et inédit, le cuisinier, comme le couturier, se doit d’être un spécialiste de la singularité. Et, par une sorte de double jeu paradoxal, il lui faut être à la fois chasseur et producteur de tendances. C’est ainsi que certains couturiers comme Galliano partent « humer l’air du temps », voyageant tous les six mois avec leurs équipes pour travailler sur leur nouvelle collection. De la même façon, on voit désormais des chefs comme Ferran Adrià organiser un roulement sur six mois au sein de ses équipes, pour leur permettre de voyager et de ramener matière à innover.

C’est dans le cours de cette logique concurrentielle et distinctive qu’on peut comprendre la place grandissante de la notion de collection dans l’univers culinaire, notamment en pâtisserie. A la façon des couturiers, Christophe Michalak, Pierre Hermé ou Christophe Adam convient la presse plusieurs fois par an pour présenter leurs « nouvelles collections »8. Au même moment, dans cette dynamique de modes et de renouvellement, la référence à la collection de haute couture, transposée dans l’univers gastronomique, pointe l’idée de luxe, et de qualité d’une sélection. Elle tire par conséquent l’alimentation du côté de l’ostentation, du style de vie et de l’exhibition du signe, au même titre que le vêtement. Les produits se trouvent en effet réunis autour d’un nom, d’une marque, et d’une collection, pour former une unité cohérente. C’est ainsi que les pâtisseries de Christophe Adam fonctionnent non seulement comme un ensemble d’éclairs ou de madeleines, mais surtout comme un ensemble de signifiants, qui disent chacun la totalité, la nouvelle collection Fauchon, « entraînant le consommateur dans une série de motivations plus complexes »9. Car, comme le souligne si bien Baudrillard, « l’absorption quantitative de nourriture est limitée, le système digestif est limité, mais le système de la culture de la nourriture est, lui, indéfini »10. Et la recherche de différenciation par les signes, infinie. « Haute couture » et « haute cuisine » appartiennent en effet explicitement à l’univers du luxe, plateforme de l’ostentation et de la différenciation par le signe. Or, un des points fondamentaux qui contribue à leur valeur symbolique est sans doute à chercher dans l’équation entre le prix et l’utilité, inversée par rapport aux produits de consommation courante. En effet, les créations de Jean-Paul Gaultier, comme les macarons de Pierre Hermé, se caractérisent à la fois par leur aspect hors de prix et par leur faible utilité. On n’achète pas un vêtement de haute couture pour se vêtir au sens strict. Pas plus qu’on n’achète un macaron pour se nourrir. L’essentiel est ailleurs. Telle est la loi de la valeur symbolique résumée par Baudrillard : « l’essentiel est audelà de l’indispensable ». Cela se joue du côté

du signe et de l’ostentation, où la valeur symbolique du produit passe par une forme de dépense spectaculaire, c’est-à-dire par un gaspillage qui évacue la dimension fonctionnelle de l’objet au profit d’une gratuité paradoxale de l’inutile – dit « hors de prix » alors que précisément une grande part de sa « beauté » est dans son prix, nettement décroché du coût de production. « Tout est bon, souligne Baudrillard, pour exalter la mode contre l’économique, comme transgression vers une socialité ludique »11. C’est selon ce principe que fonctionne l’univers du luxe, alimentation et vêtement confondus, en tant qu’espace du potlach. Au point que ni la haute couture ni les restaurants gastronomiques ne constituent en eux-mêmes des modèles économiques rentables. Même si les grandes maisons sont généralement en déficit, les défilés, les festivals de gastronomie et les restaurants étoilés ne semblent pas en voie de disparition. Production de valeur, fluctuations de la cote : phénomènes de mode On est ici dans une logique du cercle restreint. Le milieu de la mode et des fashionistas forme un tout petit monde, dont il ne sort que quelques influences pour la grande majorité des consommateurs ; de la même façon, celui des gastronomes constitue un cercle assez étroit, qui pourrait être décrit en termes de champ. Les tendances ne se diffusent pas nécessairement au-delà de ses limites, d’autant qu’elles fonctionnent selon un code, un langage ou système de valeur pratiquement inaccessible pour celui qui « n’en est pas ». Du point de vue de la production de la valeur dans le monde de la haute couture, les marques et les grands couturiers apparaissent comme les premiers producteurs de tendances, précisément parce qu’ils bénéficient de la reconnaissance du champ au sein duquel ils font autorité. De la même façon, certaines stars et autres fashionistas à l’instar de Kate Moss disposent d’un fort pouvoir d’influence sur les tendances vestimentaires. Tout comme les rédactrices de la presse spécialisée ou les temples de la mode comme Colette, elles jouissent

d’un statut de type institutionnel, c’est-à-dire référentiel et prescripteur en matière de mode – précisément parce qu’elles se situent du côté des détenteurs du code12. En parallèle, dans le champ de la gastronomie, le circuit de la valeur s’organise autour de la double figure du chef et du gourmet, dont le représentant emblématique serait le critique. En effet, dans la dynamique concurrentielle qui vient inscrire la mode au cœur de l’univers culinaire, il faut rappeler que la valeur du nom est loin d’être fondée sur le seul talent du chef. Pour être connu, il doit être reconnu par le milieu et entrer dans le circuit de la cotation des restaurants, selon des critères institutionnels que détient le critique, lequel médiatise la relation du chef et du consommateur. C’est tout le poids des guides gastronomiques dans la production de valeur. On sait par exemple qu’une étoile au Michelin est généralement synonyme d’une augmentation de 30 % du chiffre d’affaires pour un restaurant, surtout s’il est situé dans une grande ville. Pour parler des grandes tables, c’est bien la cotation par étoile qui fait autorité. On s’y réfère, ne seraitce que pour la discuter. Outre le guide Michelin, qui fait figure d’académie de la gastronomie orthodoxe, le champ de la « haute cuisine » compte quelques grands critiques gastronomiques, qui jouent un rôle de bergers des tendances. Qu’ils soient du Monde ou du Figaro, leur rôle est de dénicher la perle rare, de repérer le chef de demain. Ils contribuent ainsi directement à la création de micro-phénomènes de mode en matière de table. Ici, on peut citer par exemple « le phénomène Yam’Tcha » : ouvert en 2009, ce restaurant est rapidement devenu la coqueluche de la critique. Le talent de la jeune chef, Adeline Grattard, y est pour beaucoup, mais il ne saurait suffire à rendre compte de sa valorisation. Deux autres facteurs ont contribué à la reconnaissance de ce talent. D’abord, la relation de filiation qu’elle entretient avec Pascal Barbot : c’est « une ancienne de l’Astrance », ce qui aurait suffi à attirer l’attention sur elle (sachant qu’en outre, Pascal Barbot est lui-même « un ancien de l’Arpège »). A cette formation vient s’ajouter un second facteur : l’originalité de la carte, organisée autour d’un

« accord mets & thé », parfaitement adapté à la demande du consommateur, à sa quête du « zen » et du « bien-être ». Les critiques tenaient là un filon, et à partir d’un article de François Simon, répercuté immédiatement en une multiplicité de critiques élogieuses, ce restaurant est devenu « tendance ». En quelques mois, sa cote est montée en flèche. Il constitue désormais un passage obligé pour le gastronome qui veut « en être » ; il est aujourd’hui nécessaire de réserver sa table au moins un mois à l’avance. On comprend alors l’importance de la critique dans la circulation de la valeur symbolique des noms et des marques. A partir de quelques figures-clef, elle se diffracte au sein du champ, par le relais des médias traditionnels, de la presse spécialisée aux magazines féminins, en passant depuis quelques années par les émissions TV, dont on a vu qu’elles pouvaient même contribuer à produire du chef. Dans cette optique, les micro-phénomènes de mode se sont multipliés à l’intérieur du cercle restreint des gastronomes par un parcours mondain qui se dessine, de restaurants en épiceries fines, avec une série de passages obligés pour qui connaît le code. C’est en ce sens qu’on peut comprendre le jeu des appellations et des provenances qui se sont récemment multipliées à la carte des grands restaurants : sel de l’Himalaya, poivre de Penja, mais aussi pour les Parisiens, pain de chez Poujauran, légumes de Joël Thiébault, viande d’Hugo Desnoyer – la distinction maximale consistant à ne mentionner qu’un prénom, véritable clin d’œil d’appartenance à un même cercle de gourmets avertis. Ce jeu des appellations travaille aussi à une réactivation de l’authenticité dont la déclinaison industrielle serait à chercher du côté des AOC et des produits du terroir13. Circulation et pratique du signe : hors-champ Au-delà des limites du champ, force est de constater qu’en matière de vêtement, les productions de Chanel, Dior, ou Jean-Paul Gaultier influencent plus ou moins directement le système de l’industrie textile et du prêt-à-porter – précisément en constituant les

références de la valeur de la mode. De la même façon, on pourrait dire, du moins dans un premier temps, que l’influence des grands cuisiniers trouve un écho dans le secteur de l’alimentation et du « prêt-à-consommer ». C’est d’autant plus vrai en vertu de la transformation de leur statut social. Ainsi, le célèbre fondant au chocolat de Michel Bras a trouvé sa place dans toutes les cartes de dessert dans les années 90, avant d’être commercialisé par Picard – de la même façon que la mode du tissu écossais est arrivée jusque chez H&M. Et les macarons, mis à la mode il y a dix ans par Ladurée, arrivent à présent chez Mac Donald’s. Tout un système vient ainsi exploiter la valeur créée par le chef, en diffractant le signe jusqu’à son épuisement, avec une ringardisation du fondant, qui a perdu sa puissance symbolique, induite par le nom de Bras, à présent noyée dans la masse de ses déclinaisons. Toutefois, pas plus dans la mode que dans la cuisine, on ne saurait affirmer que la circulation se fait uniquement des élites vers les masses de consommateurs, selon une logique de diffusion verticale des tendances de type bourdieusien14. Le système de production des signes et des tendances est plus complexe comme en témoigne l’apparition du jean dans les défilés Chanel ou la « collection clochard » de Galliano pour Dior, dont l’équivalent culinaire serait sans doute du côté de l’introduction du « plateau TV » à la table du Crillon, ou dans la propension des chefs à reproduire des produits de grande consommation type « paille d’or » ou « chamonix » à la carte de leurs mignardises. C’est toute l’ambiguïté de la circulation du signe et de la valeur entre les champs, qui passe parfois par un snobisme paradoxal ou par un jeu avec le code du champ qui vaut comme production de valeur par inversion du système de valeur. En outre, il faut rappeler la place du consommateur en matière de circulation de la valeur. Car c’est bien lui qui capte ou non les tendances, et reconnaît la valeur de l’institution. Dans le champ gastronomique, on peut mesurer la force de ce phénomène avec l’explosion des blogs et des forums de cuisine. Pour être exact dans notre analyse, il faudrait certainement chercher la clef de la diffusion des tendances

non sur le mode de la « diffusion verticale », mais selon une logique réticulaire, telle qu’elle s’exprime sur Internet. Les réseaux sociaux, articulés autour de points de connexion nodale entre différents milieux, viennent assurer la transmission des modes et des modèles. Le phénomène des blogs mériterait certainement qu’on s’y penche avec davantage de considération. Le même phénomène peut être observé dans l’univers vestimentaire, à la différence toutefois qu’en matière de cuisine, le critique, c’est toujours d’abord soi-même. En effet, en matière de goût culinaire, contrairement aux domaines artistiques ou à la mode, tout le monde a un avis. Et chacun se sent apte à évaluer la valeur d’un produit ou d’un restaurant, jusqu’à s’autoinstituer producteur de valeur. Si, comme nous l’avons montré, l’attention portée tour à tour sur certains restaurants ou pâtisseries est nettement influencée par des phénomènes collectifs, le mythe de l’objectivité de la dégustation personnelle perdure. Chacun son goût. A aucun moment, la logique du signe ne saurait évacuer la dimension savoureuse du produit. Alors, justement parce qu’elle implique le sujet jusque dans son intimité, la cuisine concerne, consterne, et invite à réagir plus que tout autre domaine, par-delà les médiations institutionnelles. Conclusion On mesure l’ampleur des mutations à l’œuvre dans l’univers culinaire aujourd’hui, éclairée par sa rencontre avec celles du monde vestimentaire au siècle précédent. Avec l’évolution du marché, ces deux champs s’organisent progressivement autour du « créateur », selon une dynamique de modes et de tendances impulsée par les nécessités de la concurrence. Or, la mise en avant de la « haute cuisine », de « l’art culinaire » et de la « gastronomie », au moment précis où l’économie du luxe entre en crise, est loin d’être un effet du hasard. Il faudrait sans doute aller chercher du côté des exigences de renouvellement du signe pour en comprendre la portée. En effet, la montée en puissance de la cuisine dans l’économie de la valeur symbolique n’est-elle pas à considérer comme une forme de « saut qualitatif », au sens hégélien du

terme ? Après le « siècle du couturier », nous sommes entrés dans celui du cuisinier. Après le paraître, l’ingestion : une étape est franchie, qui va bien dans le sens de l’épanouissement d’un certain nietzschéisme gastronomique. Caroline Champion

1. Art Passions, n° 8/06. 2. ArtPress, n° 10, août, sept, oct. 2008. On aurait pu également mentionner l’intérêt, à priori inattendu, dont fait preuve ce numéro de Mode de Recherche sur ce sujet. 3. Entretien avec J.-L. Dumas, Analyse financière, mars 1997, n° 110, p. 10. Cité par Guillaume Erner, Victimes de la mode ?, Paris, La Découverte, 2004, p. 47. 4. Cité dans l’exposition « Madeleine Vionnet, puriste de la Mode », musée des Arts décoratifs, Paris, du 24 juin 2009 au 31 janvier 2010. 5. Edgar Morin, Les Stars, Paris, Le Seuil, 1972, p. 102. 6. Cité par Marie-France Pochna, Christian Dior, Paris, Flammarion, 1994, p. 264. 7. Sur cette question, voir notamment l’ouvrage de Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’Ephémère, Paris, Gallimard, 1987. 8. Or, ici, la référence à la collection de mode se trouve renforcée par le principe de la saisonnalité des produits. Elle est aujourd’hui particulièrement mise en avant (notamment parce qu’elle va dans le sens des nouvelles préoccupations écologiques du consommateur pour au reste s’ériger en argument marketing). Toutefois, si c’est d’abord cette saisonnalité naturelle qui conduit les chefs à modifier leur carte avec les changements de saison, et les pâtissiers à adapter leur offre en fonction des fruits disponibles (par-delà l’inévitable bûche de décembre, galette de janvier, et autres glaces d’été), il faut bien voir que cette saisonnalité fraîchement mise à l’honneur s’inscrit parfaitement dans la logique d’un marché qui exige le renouvellement cyclique des objets de consommation. Par ailleurs, contrairement au secteur du textile, tenu de mettre en place des stratégies d’obsolescence pour provoquer le rachat saisonnier de vêtements, en matière de cuisine, les produits sont naturellement destinés à disparaître rapidement, par effet de leur consommation ou par péremption naturelle – si bien que les problèmes d’usure et de durée d’usage ne se posent pas. Le renouvellement accéléré de la mode en cuisine s’en trouverait comme naturellement programmé. Toutefois, la circulation des modes s’en trouve-t-elle facilitée ? Gardons-nous de sous-estimer la puissance affective des résistances au changement, dès lorsqu’il s’agit d’ingérer un aliment ou d’intégrer un nouvel ingrédient dans sa cuisine. 9. Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 20. 10. Ibid., p. 86. 11. Jean Baudrillard, L’Echange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 143. 12. Sur cette question, voir notamment Guillaume Erner, op. cit. 13. Un certain charme du produit du terroir pourrait être mis en relation avec celui de l’œuvre d’art, selon le processus de valorisation décrit par Benjamin. En effet, le petit

producteur dispose d’une aura et la mise en avant de l’origine du produit va à l’encontre de la standardisation et de l’industrialisation de l’alimentation, qui sont synonymes d’anonymat et d’oubli de la production, au profit de la seule consommation. C’est sur cette base que la mention du nom du producteur est à même de devenir un signe dans l’univers de gastronomie – soit un argument marketing codifié, celui de la douce France et du petit producteur local. A un niveau industriel, on pourrait montrer comment les AOC ou une marque comme Reflets de France exploitent cette aura, au prix d’une forme de fétichisme paradoxal. Voir Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. 14. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979.