CriTiCism N° 5

lui-même sur le journal authentique du pasteur Oberlin dont le récit de sa rencontre ..... de l'unité cartographique planétaire, perdu son « mètre-étalon », s'éloignant en une ..... Sebald compile les lambeaux de la catastrophe qu'il trouve sur ces ruines, .... vous verrez : le critique a beau jeu, dès lors, d'affirmer en toute bonne ...
2MB taille 20 téléchargements 404 vues
Criticism La revue de critique de la critique

N° 5

La reliure muette Vincent Normand

70

«There no longer is an outside» Ida Soulard

78

De la destruction comme élément du jugement critique : une analyse comparée Gallien Déjean

84

­­­ Juin 2011 Design graphique  Marc Bally

Vincent Normand

A propos de Jeff Wall,  Dans la forêt. Deux ébauches d’étude sur l’œuvre de Rodney Graham, éd. Yves Gevaert, Bruxelles, 1996, traduction de Thierry Dubois. (Première publication : Into the Forest. Two Sketches for Studies of Rodney Graham’s Work, éd. Vancouver Art Gallery, 1988)

La reliure muette

«Par-tout entremêlés d’arbres pyramidaux, Marbres, bronzes, urnes, temples, tombeaux Parlent de Rome antique : et la vue abusée Croit, au lieu d’un jardin, parcourir un musée.»  Jacques Delille, Les Jardins (1782)

Dans la forêt est la traduction française d’une publication que Jeff Wall consacre en 1988 au travail de Rodney Graham sous le titre Into the forest. Elle contient deux textes, qualifiés d’ébauches par Wall, chacun articulé autour d’une œuvre de Graham. Le premier texte analyse ainsi Lenz (1983) alors qu­­e le second s’appuie largement sur le Millenial Project for an Urban Plaza, projet non-réalisé que Graham élabore en 1986. C’est particulièrement à la traduction française du premier texte (assurée par Thierry Dubois en 1996) qu’on s’intéresse ici. Et plus précisément à la figure de la forêt qui le traverse, que Wall utilise comme une allégorie parcourant toute la publication pour qualifier le rapport de Graham à l’écriture. Cette figure de la forêt surgit chez Wall autant comme l’énoncé rassemblant les deux textes que comme une formule d’ordre plus indicielle  que l’auteur ne justifie pas. Or celle-ci semble devoir être inscrite dans la généalogie des procédés auxquels ces deux artistes ont travaillé parallèlement, et ce notamment lors de la rédaction du texte. La publication de sa version anglaise coïncide en effet exactement avec la préparation de Theatergarden Bestiarium 1, exposition à laquelle Wall et Graham participent, et dont le caractère historique et les figures qui la motivent permettent de considérer la manière dont apparaît ici la forêt — et son inextricable — comme l’outil problématique autorisant à approcher les pas de deux que Graham, avec ses objets-livres, ne cesse de produire avec les figures de l’autorité. La forêt : l’infra-mince à la loupe Avant toutes choses, le texte consacré à Lenz est l’objet d’une stratification complexe d’écritures entremêlées. Jeff Wall écrit sur Lenz de Rodney Graham, œuvre de 1983 dont le matériau textuel est tiré d’une nouvelle éponyme entreprise en 1835 par Georg Büchner 2, auteur convoqué par Graham en tant que figure d’autorité du romantisme allemand. Le Lenz de Büchner s’appuie ­lui-même sur le journal authentique du pasteur Oberlin dont le récit de sa rencontre avec J.M.R. Lenz constitue l’épisode à partir duquel l’auteur romantique tisse

70

71

1

Theatergarden Bestiarium, The Institue for Contemporary Art, P.S. 1 Museum, New York (15 Janvier – 12 Mars 1989), un projet de Rüdiger Schöttle organisé par Chris Dercon. Catalogue édité par MIT Press. L’exposition a aussi eu lieu au Casino de la Exposicion, Séville­(26 Juin – 30 Juillet 1989) et au Confort Moderne, Poitiers (29 Septembre – 29 Novembre 1989).

2 Georg Büchner entreprend en 1835 l’écriture d’une nouvelle consacrée à l’histoire de Jakob Michael Reinhold Lenz (1751 – 1792), dramaturge, disciple d’Emmanuel Kant, et ami de jeunesse de Goethe. Le poète suicidaire, demandant de l’aide dans l’espoir de remédier à ses troubles, reçut les soins du pasteur ­Jean-Frédéric Oberlin. Büchner écrit Lenz en s’inspirant du journal tenu par le pasteur, qui recueillit Lenz chez lui ­durant l’hiver 1778. Cependant, Büchner laissera son ouvrage inachevé, laissant le fil narratif de sa nouvelle courir sans fin.

son récit tout entier. Au mot « Lenz » correspond donc ici une multiplicité de choses (un homme, un personnage, un autre personnage, la traduction de son nom, le nom d’une traduction, le titre d’un livre, l’autre titre du même livre, etc.). Dans ce qui véhicule le personnage de Lenz jusqu’à nous, il y a donc déjà de quoi se perdre : les filiations successives par lesquelles émerge ce texte (Graham lecteur de Büchner lecteur d’Oberlin) est une construction dont tous les éléments, articulés par les traductions de l’allemand à l’anglais puis de l’anglais au français, s’arc-boutent les uns aux autres, chacun pouvant successivement mener aux autres, ou en être l’issue. Aussi faut-il rappeler dans les mots de Wall sous quelle forme le Lenz de Graham referme cet édifice : Dans le Lenz de Rodney Graham (1983), les mille quatre centre trente-quatre premiers mots de la traduction anglaise du fragment de Büchner due à C.R. Muller forment une boucle. ­Graham a déterré, dans les premières pages du récit, deux passages où les mots « des forêts » apparaissent de telle manière qu’il est possible de lire jusqu’à leur seconde occurrence, puis de revenir au texte qui suit la première sans que le récit perde de sa cohérence. L’artiste a fait composer et mettre en pages le texte à cet effet, puis imprimer en série le cahier de quatre pages ainsi obtenu, qui forme, selon ses dires, « une suite ininterrompue de répétitions en circuit fermé ». Il a fait relier en toile et emboîter dans un étui assorti quatre-vingt-trois de ces cahiers, qui représentait à ses yeux un volume de pages aisément assimilable à un livre. […] Dans l’objet-texte de Graham, Lenz, au terme d’un angoissant voyage dans la montagne, fait la connaissance d’Oberlin, qui l’accueille dans sa famille ; il passe une nuit de tourments, puis, au petit matin, regagne la montagne à cheval en compagnie de son hôte. Tout cet épisode est rigoureusement conforme à l’original. Peu après, cependant, le texte décrit une boucle, Lenz perd de vue Oberlin, et l’un et l’autre oublient leur première rencontre. Lenz revit ses angoisses solitaires dans la montagne avant de faire la connaissance d’Oberlin, comme si leurs ­regards ne s’étaient jamais croisés. Et, pour reprendre les mots de Hegel, « ainsi de suite jusqu’à l’infini ».

3

Notons dès maintenant que la différence entre relire et relier, ou celle entre l’acte de celui qui relit et de celui qui relie, se manifestent comme l’altération minimale d’un mot, et que cette différence est avant tout textuelle.

D’emblée, une ambiguïté s’attache à la nature du geste de Graham : issu du répertoire du relieur, ce Lenz s’offre-t-il à la lecture 3 ? Pour suivre Wall, il faut préciser deux choses : l’endroit où s’opère la répétition du texte, et la différence quant à l’original de Büchner que cette répétition produirait. Le syntagme « through the forest » est le point que Graham choisit pour créer une suture artificielle au sein de la traduction anglaise du texte inachevé de Büchner, transformant le cheminement de Lenz en un parcours clôturé, une errance sans objet où se répète et s’annule l’événement puis l’oubli de sa rencontre avec Oberlin. Aussi la forêt surgit-elle avant tout comme une figure textuelle, une forêt de signes, la figure « forêt » tenant alors pour « le texte ». L’errance circulaire de Lenz désigne donc une position insulaire du texte : la ligne narrative est transformée en une boucle mécanique, et le cœur du récit est remplacé par la répétition potentiellement infinie du parcours de sa périphérie. Cette situation se répète, encore, pour toute personne s’efforçant de lire ce Lenz, auquel Graham a précisément voulu donner le volume d’un livre : tourner une page, c’est délocaliser hors de la scène de l’inter­ prétation les trajectoires narratives que ce volume serait censé charrier pour, par une boucle s’apparentant à un court-circuit, les replier sur la platitude d’une

72

lecture qui ne serait alors vouée à rien d’autre que la lecture. Dans cette expérience tautologique de l’écrit, la lecture n’est rien d’autre qu’un cas particulier d’observation 4. Graham conçoit la nature de la littérature radicale, voire révolutionnaire, dont Büchner lui fournit un exemple comme un rapport­ entre un processus d’écriture foncièrement problématique et l’automation de la production moderne d’objets. Le Lenz de Graham implique que la langue subit une métamorphose ­radicale dès lors qu’elle revêt la forme d’un livre, produit qui se résume, au plan technique, à une série d’éléments identiques ­ordonnés selon la logique de l’art de la reliure. Un tel scepticisme pourrait se révéler cruellement paralysant, mais, comme bien d’autres choses déconcertantes, le doute a une noble histoire dans la littérature française d’avant-garde, de Mallarmé et de Laforgue à Roussel, en passant par Jarry et Lautréamont. Dans la tradition de Roussel, et donc de l’humour noir, Graham succombe à la fascination pour l’Autre moderniste de la littérature, qu’André Breton qualifiait de « simulacre mécanique ».

Comme le rappelle Jeff Wall, ce procédé où le récit, donné comme fermé et impé­ nétrable, n’offre jamais de clés mais répète les énigmes et escamote les verrous, est directement issu de l’intérêt porté par Graham à Raymond Roussel. Ici le texte est, à la manière des tumultes descriptifs rousseliens, célibataire, coupé de ce qui le supporte (la tradition littéraire romantique dont Büchner incarne la figure « auteur ») et, dans cette image de la stérilité, privé de sa capacité de parler dans la répétition compulsive de mots identiques. Lenz est donc précisément le lieu d’une rétroversion de la mécanique du discours, l’endroit d’une parole solitaire et muette, retroussée au dedans, comme privée d’autre envers lequel diriger une adresse. La forêt, qui était chez Büchner un passage depuis lequel l’histoire s’écrivait, devient un point sur lequel le récit se fige, jusqu’à faire surface comme l’objet unique et hypnotique d’une histoire dépossédant le lecteur de la possibilité d’y pénétrer ou de s’en extraire, un seuil infini, un lieu sans dedans ni dehors. Manifestement, avec son Lenz, Graham, depuis la conscience de cette impossible immersion dans le texte, localise la figure de la forêt dans la généalogie littéraire Oberlin-Buchner-Graham comme l’objet d’une extraction s’exprimant comme un recouvrement de l’acte d’écrire par la technique de la reliure. Ainsi, à lire Wall, Graham entendrait munir cette généalogie de l’appendice ultime, celui qui lui manquait : un point final. Le texte : échiquier et roncier Lors de l’écriture de son texte, Jeff Wall s’apprête à participer, aux côtés notamment de Rodney Graham, à l’exposition Theatergarden Bestiarium, dont le socle théorique semble constituer le contexte d’écriture de Into the Forest. Imaginée par l’artiste Rüdiger Schöttle, l’exposition tentait de détecter une position précoce d’un spectateur moderne par le recours au rôle central de l’architecture théâtrale et du jardin dans la formation politique de la culture baroque. L’exposition s’intéresse au passage d’un sujet classique se pensant comme parlant depuis et parmi les choses, à la position d’un œil à la mesure duquel se géométrise la nature. L’intérêt pour ce moment de reconfiguration anthropomorphique du monde se manifeste alors dans l’étude de ce qu’on pourrait appeler, pour filer une métaphore textuelle, des mouvements de traduction :

73

4

Pour souligner la distinction entre observation (suggérant un regard s’arrêtant à ce vers quoi il lorgne) et lecture (dont l’objet se situe au-delà de ce que l’oeil regarde), soulignons un problème de traduction. Au moment d’adapter son Lenz à l’occasion de la tra­duction en français de la publication de Jeff Wall, Graham est allé chercher la traduction française d’Albert Béguin du Lenz de Büchner pour en extraire le fragment à boucler. Dans cette version, le syntagme français « le long des forêts » a été choisi pour traduire le « through the forest » de la version anglaise du livre. La traversée de la forêt (« through the forest ») est devenue dans la traduction mê­­me de l’original de Büchner en français le parcours de sa bordure (« le long des forêts »). L’intitulé de Wall reste cependant le même, se révélant n’être que très relatif à ce dont Graham avait fait son médium, à savoir la traduction anglaise du Lenz de Büchner. Un même mot d’ordre rassemble deux expériences de la forêt déjà séparées par la traduction : un énoncé tend à faire d’un livre se laissant altérer par la lecture un objet à observer.



5 Notamment celui de Frédéric Migayrou, The Stage and the Register (sur lequel on s’appuie plus particulièrement ici), in Theatergarden Bestiarium, MIT Press, 1990.

6 On renvoie de nouveau au catalogue de l’exposition pour une description détaillée des projets des deux artistes.

du jardin Renaissance au spectacle muséal, de la figure (unique) au motif (repro­ ductible) ou encore, de la clairière aux rouages signifiants de la scène. Ces processus de transposition font correspondre un bosquet à une forêt, une fontaine à une source, une grotte à des cavernes. La nature s’expose. Versailles devient un motif de pouvoir auquel les cours d’Europe font subir de multiples reproductions. De l’expérience heuristique du parcours de la forêt qui irrigue le discours humaniste, on passe à la promenade ritualisée dans le jardin qui, dès lors, se présente comme un médium de sémantisation du paysage : la théâtralisation baroque du jardin est un art qui, en proposant localement une syntaxe de la nature, fait accéder ses étendues insondables au statut de paysage ordonné en lieux. Les textes du catalogue de l’exposition 5 montrent d’ailleurs combien l’apparition de cette configuration épistémologique établit le passage de figures parlantes au statut de motifs muets ­­­­­faire parler, c’est à dire à interpréter. Comme dans les sculptures du Bernin, construites pour être vues de tous côtés (comme des objets à longer), un domaine de l’expression passe dans un cadre construit à la mesure de celui qui regarde. La parole et sa signification, qui étaient déposées dans les objets (choses à lire, étudier, réécrire), passent au dehors, et ce dehors est l’objet d’une construction scénique. L’espace de la représentation devient un lieu de multiplication des cadres, il se détache, et laisse son spectateur sur le bord. Le théâtre baroque est précisément l’endroit de ce passage de la figure unique au motif reproductible, l’artifice se solidifie en un artefact dans un mouvement de confiscation des objets de leur pouvoir de parler. Les maquettes de dispositifs scéniques que proposent pour Theatergarden Bestiarium Jeff Wall (Loge Theater With Its Plan Diplayed as an Illuminated Sign) et Rodney Graham (Maritime Theater and Staircase) désignent précisément cette extériorisation du regard, sa prise en charge par les institutions de la technologie de l’oeil, en évoquant l’histoire d’un passage au dehors de la vue, dans un retournement en doigt de gant de la configuration épistémologique liant scène, représentation et discours, dont les jardins baroques donnaient à l’exposition ses motifs historiques 6. Cet objet qui se donne pour un livre est le pur produit d’une compulsion de répétition, pur parce que, loin d’être le fruit d’un acte de création littéraire, c’est un instrument de destruction méthodique de la littérature. Graham ne poursuit pas son entreprise de désolation en écrivant un livre, mais en en reliant un. […] Graham semble extraire de l’original un noyau de désespoir insurmontable et d’angoisse dystopique, mais, loin d’en faire un objet littéraire, il en dégage une force extra-linguistique qui, par le canal d’un simple principe de répétition, désintègre la forme de l’œuvre extrémiste de Büchner et en oblitère l’humanisme résiduel, ‘‘traditionnel’’.

Le procédé de rétroversion à l’œuvre dans les propositions de Wall et Graham pour Theatergarden Bestiarium, dans lesquelles la parole et le regard passent par-dessus bord en devenant des fonctions du cadre façonné à leur mesure, est très exactement celui qu’opère le Lenz de Graham, non plus à l’échelle de la nature ou du théâtre, mais à l’échelle du texte. Celui-ci montre le récit comme un procédé : non pas une étendue, mais un dispositif, non pas un temps de lecture, mais une boucle de durée mesurable et retournable comme une clepsydre. Dans les tours de la machine à lire, les mots, en se superposant, éclatent. A suivre l’intitulé de Wall, nous ne sommes dans la forêt qu’au prix de la reconnaissance du texte comme un simulacre mécanique, dans le dédale duquel la lecture s’égarerait,

74

et dont, par conséquent, l’analogie de type « forêt » exprimerait la nature labyrin­ thique. Le caractère inextricable et incommensurable du texte ne se donnerait pas ici comme une forêt de ronces dont l’entrelacs mettrait en échec tout regard qui tenterait de l’embrasser. Mais selon Wall, cet échec du regard à reconstituer l’unité de ce qu’il tente de saisir réapparaîtrait sous sa forme ordonnée et géo­mé­ trisée par la mécanique langagière : un échiquier sur lequel les mots se perdent dans l’infinité de leur combinaisons. Dans une coïncidence frappante avec l’exposition Theatergarden Bestiarium, l’intitulé de Wall, qui fait coïncider la figure de la forêt avec les étendues textuelles sur lesquelles opère Graham, définit ce qui est à l’œuvre dans son Lenz : le geste de Graham est de l’ordre d’une répétition sur le motif telle que le jardin baroque l’avait théâtralisé, c’est à dire selon une mécanique sémantique catégorisant les étendues des choses à lire en lieux et motifs ayant intégré la répétition comme mode d’apparition. Ainsi, à suivre l’intitulé de Wall, Graham serait en fait l’artiste prenant acte de la mutation de la figure de la forêt romantique (conçue comme impénétrable car épuisant la capacité des mots à en décrire l’unité) en un motif de forêt repoussant le regard non plus par son inextricable interne mais par l’infinité de combinaisons linguistiques qui diffèrent sans cesse le moment effectif de son accès. La réflexion de Wall s’appuie donc sur une opposition qui lui semble être celle sur laquelle se base Graham pour travailler dans la longue généalogie de Lenz la différence de sa version. Cette opposition distinguerait d’un côté un état naturel de la figure romantique de la forêt supposant un locuteur parlant depuis son sein, et de l’autre côté un « Autre moderniste » de la littérature (Roussel, Jarry, Lautréamont, Breton) ayant pris acte, lui, du passage de cette figure en objet mécanisé si médié qu’il suggère d’emblée un regard du dehors. Ce Lenz serait alors muni de deux faces distinguant d’une part des lecteurs éprouvant Lenz comme une figure à lire, d’autre part des spectateurs le considérant comme un motif réifié. Des deux côtés de cette distinction, Wall décrit l’impénétrable de la forêt, et tente de dire comment Graham entend s’y faufiler. Et ce sans démêler ce qui de Lenz se donne à la fois sur le mode du livre (et donc de la lecture), et sur le mode de l’objet, à savoir comme un motif de livre réduit à cet énoncé soutenu par l’opération de reliure : « ceci est un livre ». Son intitulé « Dans la forêt » garde donc intact ce qui chez Graham oscille entre la figure du relecteur et celle du relieur. S’énonçant comme la définition d’un point géographique, l’intitulé de Wall ne situe pas de quel côté de cette distinction réside l’expérience de Lenz, et donc l’endroit où Graham fait oeuvre. C’est n’est donc qu’après avoir posé le divorce entre texte et lecture opéré par le geste de reliure ayant donné lieu à Lenz que surgit toute l’ambiguïté de l’utilisation par Wall de l’intitulé « Dans la forêt ». Cette ambiguïté désigne la position équivoque de Rodney Graham et rend la distinction de Wall discutable : ce qui dans Lenz fait apparaître le texte comme une forêt n’est pas la construction d’un édifice signifiant, l’apparition d’un précédent, mais une activité technicienne qu’on pourrait rapprocher de la topique, un art de l’agencement des lieux (ici, un lieu de savoir, la littérature romantique), quelque chose comme une technique topographique, l’acte d’un observateur dans le paysage qui considère l’horizon à la mesure de son regard. Pour celui qui voudrait lire le Lenz de Graham comme il lirait celui de Büchner la forêt ne se laisse pas atteindre comme une figure faisant entendre sa propre histoire, mais comme un motif qui ne dit rien,

75

c’est-à-dire depuis une forme maintenue d’extériorité : le lecteur se retrouve à observer et longer le texte comme un spectateur séparé, selon une mécanique relevant de la topique. Si Graham travaille sur cet échiquier où les motifs s’agencent par mouvement de rouages, glissières et mouvements pré-écrits, s’il opère depuis l’éloignement de la forêt en motif, celui d’une énonciation refoulée au dehors et dont les objets (ici, un livre) ne sont pas la demeure, alors, pour reprendre le vocabulaire du jardin, sa pensée du motif fait de lui un architecte dans le paysage, ou un topographe dans l’économie du savoir : ses gestes sont des gestes de ponctuation. L’autorité : différence et vexation Le système signifiant de Graham se nourrit do­­nc de l’état « naturel » du texte de Büchner mais fait aussi mine de se soumettre ironiquement à un autre ordre, celui, abstrait et mécanique, d’un modernisme identifié par la tentative idéaliste de faire retrouver au fracas et au tumulte des choses une unité des motifs catégorisés par le langage (ici, la reliure et le bouclage d’un fragment de littérature romantique réduit au mutisme). Le romantisme résiduel de l’original de Büchner devient un motif muet, oblitéré par la répétition et, encore une fois, célibataire. A la fois répété et esseulé. Le texte est alors un intervalle qui ne cesse de grandir à mesure qu’on tente de le lire, chassant et refoulant au dehors les restes de signification romantique dont serait dépositaire l’original de Büchner. Le geste de reliure qu’a effectué Graham précipite en quelque sorte l’écriture sur le seuil du texte, maintenant de fait au-dehors toute tentative d’élucidation par la lecture. Une vexation infinie est placée au cœur de l’œuvre : pour l’œil qui tenterait de lire Lenz le relieur est en quelque sorte l’opérateur d’une séparation, pour l’œil qui considérerait Lenz comme un objet, cet objet-livre est une accumulation de séparations que le relieur est venu masquer. L’endroit où Graham fait acte d’autorité est une opération foncièrement négative. L’effet que produisent les répétitions appliquées par Graham à la forêt est préci­ sément l’effet auquel l’artiste entend soumettre un certain régime de l’autorité moderne, celle à l’œuvre dans le texte de Büchner : en suturant le texte au-dedans, Graham barre l’accès à ce que celui-ci pourrait contenir d’humanisme, et lui fait alors retrouver, mais sur un mode mécanique, un caractère inatteignable, insondable, incommensurable, et suggérant donc, en un certain sens, une empathie romantique qui elle-même échoue à être atteinte. On pèse ici les mots : le soin et le souci du détail avec lesquels Rodney Graham sélectionne les sources textuelles avec lesquelles il travaille, excavant des objets de savoir non pas seulement pour ce qu’ils sont, mais pour tout l’appareil paratextuel potentiellement infini qui les circonscrit (dates et contextes de publications, cadres culturels, moments historiques, anecdotes secondaires), mettent la recherche face à son propre épuisement, à savoir la difficulté de produire quant à son objet de la distance, épuisement qui donne lieu au désespoir de rester parmi les traces et les débris des choses sans pouvoir s’en extraire, sentiment romantique s’il en est. Mais ici, dans ce que Wall nomme lui-même comme une entreprise de « destruction » et de « désolation » de la littérature, il n’y a rien d’autre à déplorer que la répétition du motif de la déploration, et le sentiment d’empathie romantique lui-même est vexé. Ce que ce Lenz nous met sous les yeux est une forêt qui apparaît comme à travers une lentille ouvrant

76

une scène vide sur laquelle les spectateurs viennent contempler leur absence, ou leur impossibilité d’accéder au rang d’acteurs. A tous niveaux, ce qui fait œuvre dans ce Lenz s’énonce sur le mode de la contrariété. On peut donc deviner que l’intitulé « Dans la forêt » nous dit quelque chose se situant au-delà de ce pour quoi Wall l’a écrit. Ou peut-être est-il de la part de Jeff Wall profondément ironique. Ou encore se soutient-il de l’ironie de Graham, et s’en satisfait. Car en aucun cas son Lenz ne nous projette de nouveau à l’intérieur du cadre d’une forêt dont on pourrait éprouver ou arpenter l’inextricable. Encore moins est-il pensé depuis ce lieu. L’espace géographique de la forêt (comme, dans d’autres œuvres de l’artiste, celui du « cottage » 7 ou de « l’île » 8) est une allégorie topographique d’un espace épistémologique ayant, dans l’instant de l’unité cartographique planétaire, perdu son « mètre-étalon », s’éloignant en une infinité de mesures quantitatives avec lesquelles toute proximité a été perdue. Il n’y a rien à faire du Lenz de Graham, hormis s’en séparer, en vérifiant l’obsolescence des instruments de mesure que son caractère livresque suggère. C’est cette même ironie qui lui permet de manipuler à distance le paradoxe de sa propre autorité : le Rodney Graham qui offre au spectateur des objets se donnant comme contrariants (c’est-à-dire inaccessibles) est aussi le Rodney Graham qui façonne ces mêmes objets à l’intérieur des mécanismes de reproduction répétitive et de diffusion de la culture de masse 9. La « forêt » de Graham, pensée ici comme le lieu séparant une scène d’énonciation occupée par le détenteur de la parole (l’artiste) et un prétendu dehors auquel serait de fait cantonné le lecteur (le spectateur) définit le point critique auquel Graham ramène son autorité. Au fond, le point final que Graham entend poser symboliquement avec ce Lenz à la fin de la phrase ou de la séquence moderne ramasse en une boucle répétitive ce que cette phrase a énoncé depuis que les Lumières en ont inscrit la majuscule initiale, à savoir l’autonomie grandissante des objets face aux discours ou aux regards qui, travaillant à les intégrer, les repoussent au seuil de la perception et du dicible. Le modernisme du dandy (dont les figures duchampiennes ou rousséliennes hantent le travail de Graham), avec sa lignée aristocratique, s’éteint dans le célibat, sans descendance, s’il ne s’unit à son autre, l’hystérie répétitive de la culture de masse : telle est, au milieu des années 1980, l’équation de Rodney Graham. Et celle-ci s’énonce dans la façon dont le « Dans la forêt » de Jeff Wall repousse dos à dos ces deux extrêmes, pesant et mesurant ce qui reste à Graham d’espace pour nicher une autorité qui s’en tient à son geste terminal, la pose d’un point final. Entre ces deux extrêmes séparés que son ironie ne permet pas de réconcilier, Rodney Graham entendrait incarner un motif d’artiste maintenu dans cet entre-deux inaccessible et lointain, cette forêt construite, tendant ses œuvres aux regardeurs comme autant de lots de consolation. Dans la répétition, il fait en quelque sorte retrouver à l’acte de montrer une tradition pré-moderne de monstration de l’unique, mais vidée de sa valeur symbolique : celle­d’une ostension qui n’aurait plus pour but d’exposer mais de platement soupeser. Voilà peut-être l’endroit où la conception qu’a Graham de l’autorité trouve sa véritable historicité, celle de la mélancolie, dont il rejoue ici l’iconographie dans sa version post-moderne : entre poseur et peseur, l’auteur est une tautologie d’auteur, celui qui, sans fin, pèse ses mots.

77

7 Cf. Rodney Graham, The System of Landor’s Cottage, Bruxelles – Toronto, Yves Gevaert – Art Gallery of Ontario, 1987.­­

8

Vexation Island, 1997.

9 C’est sans doute cette attitude qui permet à Graham de naviguer sans trop de soucis entre les extrêmes de la ­culture musicale américaine. A Vancouver, il forme à la fin des années 70 (notamment avec Jeff Wall), le groupe de post-punk UJ3RK5 (prononcé you jerk), groupe dont le morceau Eisenhower and the Hippies, inspiré d’une review publiée en 1969 par Dan Graham dans la revue 0 to 9 d’une exposition de peintures du président Eisenhower, est l’emblème négatif et autoritaire d’une culture résolument rétive à tout reliquat d’humanisme souriant. Puis à la fin des années 90, il reprend la musique en jouant de la folk, se rapprochant du psychédélisme avec le Rodney Graham Band dans les années 2000. Du nihilisme post-punk aux sorties de soi psychédéliques en passant par l’authenticité folk, les renversements ­­de styles musicaux de Graham appartiennent plus à l’économie changeante de la pop culture qu’au temps long des références littéraires qui traversent son travail.

Ida Soulard

A propos d’Andrea Fraser, From the Critique of Institutions to an Institution of Critique, 2005, In Artforum 44, n°1, september 2005, pp. 278-283, 332

« THERE NO LONGER IS AN OUTSIDE ­»

La production d’un texte critique relève le plus souvent d’une pratique de la « réponse »1. Prédéterminé par un nombre de signes, une qualité d’adresse, un type de lectorat, le travail est dès lors régi par l’obligation de respecter les limites physiques, topo­ graphiques, et humaines imposées par le commanditaire (institutions artistiques, éditeurs, etc). From the Critique of the Institutions to an Institution of Critique s’énonce comme une réponse, autoritaire mais provisoire, venant intimer un point d’arrêt dans le flux du contexte singulier qu’Andrea Fraser infiltre. Le milieu des années 2000 signa la remise en question des dynamiques et des actions de la Critique Institutionnelle, accusée de s’être intégré e­­t institutionnalisé. Ce moment culturel vit la floraison de discours, symposiums et publications, ayant tous pour vocation de redéfinir a posteriori les cadres de la Critique Institutionnelle et de discuter ses enjeux au présent (avec notamment, en 2005, la publication d’un numéro spécial de Texte zur Kunst 2, le symposium Institutional Critique and After du LA County Museum of Art, ou l’exposition rétrospective de Daniel Buren au Guggenheim 4 et ses retours critiques). Ce discours, cette réponse, l’artiste l’inscrit dans les pages du magazine Artforum, un des magazines leaders de l’industrie critique. Sous cet apparent paradoxe, souligné par le titre de l’article, se dessine en filigrane une des principales caracté­ ristiques de son travail : la déconstruction des discours de l’institution artistique, de leurs puissances et de leurs dispositifs critiques, et ce, du sein même de l’institution. Quasi performatif, ce texte fait intégralement partie de la stratégie artistique d’Andrea Fraser. Car son travail fonctionne par interventions, chaque opération critique est un nouveau « coup » dans une partie, ou un combat, qui semble

78

79

1 Voir le texte de Claude Gintz. « Les ‘réponses’ de Michael Asher ». In Artpress, n°160, 1991. pp. 38-40.

2 Voir Texte Zur Kunst. « Institutionskritik ». Heft n°59, septembre 2005. pp. 40-137.

3 Symposium Institutional Critique and After. Organisé par The Southern California Consortium of Art Schools (SoCCAS) et le LACMAn au Bing Theater le 21 mai 2005. Édité par John C. Welchman. Institutional Critique and After (SoCCAS Symposium Vol.2). Éditions JRP Ringier, 2006. 400p.

4 Daniel Buren, The Eye of the Storm : Works in situ. Guggenheim Museum, 25 mars-8 juin 2005.

se jouer avec les institutions artistiques, sur le très long terme. Or on ne peut parler de stratégie sans évoquer la notion d’objectif. La stratégie fait partie du vocabulaire militaire, l’art de coordonner des actions en vue d’une attaque ou de la défense d’un objectif. Quelque chose ici, dans ce texte, doit être atteint. In these discussions, one finds a certain nostalgia for institutional critique as a now-anachronistic artifact of an era before the corporate megamuseum and the 24/7 global art market, a time when artists could still conceivably take up a critical position against or outside the institution.[…] But assessments of the institutionalization of institutional critique […] founder on a basic misconception of what institutional critique is.

Avec le changement de contexte culturel, les stratégies critiques seraient-elles en perte de puissance évènementielle ? Quelles pourraient être aujourd’hui leurs armes ? Comment retourner au combat, quand le sujet lui-même est atteint, institutionnalisé, qu’il n’y a plus d’espace ni de recul pour un possible assaut ? Une fois le contexte d’énonciation posé, Andrea Fraser fixe son objectif : redéfinir et réévaluer l’histoire et les visées de la Critique Institutionnelle. L’origine est datée, 1985 : année de la première inscription du terme par Andrea Fraser elle-même ; se crée ici un mythe de fondation, seconde genèse instaurée par l’élue (Andrea Fraser) dont la fonction est de construire un monde nouveau sur la base de l’Ancien. La singularité de Fraser est à découvrir dans son retour aux sources, et l’écriture est ici le moment de l’inscription d’une filiation fondamentale : I first use it in print in a 1985 essay on Louise Lawler, « In and Out of Place » […]. I probably first encountered that list of names coupled with the term « institution » in Benjamin H.D. Buchloh’s 1982 essay « Allegorical Procedures » […] But the term « institutional critique » never appears […] Not having found an earlier published appearance of the term, it is curious to consider that the established canon we thought we were receiving may have just been forming at the time. […] it could even be that our very reception […] was a central moment in the process of institutional critique’s so-called institutionalization.

Andrea Fraser achève la canonisation de l’art critique des quarante dernières années et en fait une tradition homogène et finie suivant une stratégie classique de disqualification et d’appropriation. Posant les termes de « Critique Institutionnelle » comme une fabrique des années 1990, elle en fait son propre objet, et le signe. La Critique Institutionnelle devient dès lors son motif, une forme esthétique à valeur signifiante, simplifiée et vidée de ses dynamiques. Il faut comprendre ici le motif dans sa définition textile comme un des éléments, répété ou décliné, d’une composition. Ce que crée Fraser dans son texte, c’est justement un espace de l’entrelacs. D’une part, une trame construite par l’agencement d’un dispositif vertical : la redéfinition en filigrane de sa position critique et du statut de sa signature, et d’autre part, une trame qui opère transversalement et, qui est, elle, composée d’un motif qui se décline, la Critique Institutionnelle. Et ce qui unifie et offre sa cohérence à l’association des motifs qu’elle contient, c’est la Figure. En termes mathématiques, nous dirions : le Motif est une variable, la Figure la fonction. Fraser signe ainsi la labellisation de la Critique Institutionnelle, une appellation fermée, où elle circonscrit des pratiques artistiques dont la raison d’être fut de

80

bousculer le système, de provoquer de profondes déchirures. Elle transforme ces zones d’activités critiques en objets décomplexifiés. Le déplacement fondamental qu’opère ici Andrea Fraser est le passage de l’institution comme espace autonome à son incorporation par le sujet. Le premier Usual suspect — pour reprendre un terme de Fraser — apparaît vite : Last spring alone, Daniel Buren returned with a major installation to the Guggenheim Museum […] Buren and Olafur Eliasson­ discussed the problem of ‘the institution’ in these pages. […] That recognition, however, quickly becomes an occasion to dismiss the critical claims associated with it, a resentment of its perceived exclusivity and high-handedness rushes to the surface. How can artists who have become art-historical institutions themselves claim to critique the institution of art ? […] today the argument goes : there no longer is an outside.

Si Daniel Buren est une institution artistique et historique, cela signifie que l’insti­ tution n’est plus un objet autonome qui exerce une pression du dehors et agit sur l’individu, mais qu’elle a été peu à peu intériorisée, et incarnée, non pas par un individu mais par une Figure. Fraser transforme le sujet en une composition agencée de motifs. Pourtant, et encore très paradoxalement, Buren fut un des premiers à ériger le motif en arme. La bande rayée de 8,7 cm, répétée, isolée, « instrument pour voir » systématique, fut utilisée contre, avec, et dans l’institution et constitue un puissant schème d’investigation critique. Le motif ici bifurque. Disons pour simplifier qu’il y en aurait une définition type Buren et une définition type Fraser. Celle de Buren serait une conception dynamique où, comme chez Leibniz, le motif, dans son alliance entre algèbre et liberté, incline sans déterminer. Le motif-arme est infiniment complexe, il est à la fois une configuration spatiale, une empreinte et une matrice 5. C’est une forme critique agissante. Si nous devions définir le motif par ou contre l’ornement, il faudrait dire que le motif de Buren est ornemental en ce qu’il est toujours local et qu’il a d’infinies possibilités de déclinaison, de variation, et de mutation. Le motif de Fraser est ici différent, sa variabilité est quasi nulle. Il ne se décline que dans sa reprise par l’institution. Sa variation est donc factice car elle n’est pas interne au motif mais externe, dans le déplacement d’un espace à un autre, d’un texte à un autre. Dynamique et en perpétuelle actualisation chez Buren, le motif glisse avec Fraser vers une forme vidée de ses forces, en perte de puissance critique et évènementielle. Le motif, dans ces conditions, signifie l’apaisement des formes, la mise à plat et le déploiement répété de signes qui se déclinent puis s’épuisent. Le positionnement face à la signature d’un objet est un des aspects qui différencient fondamentalement Andrea Fraser du travail des artistes qu’elle regroupe. Ce déplacement, c’est aussi celui qui glisse de la présentation à la représentation. Prenons l’exemple de Michael Asher. La plupart de ses expositions personnelles s’intitulent simplement ‘Michael Asher’. En inscrivant seulement son nom, Asher ne renvoie à aucune représentation. Il annule la fonction littéraire du titre comme référence. Le titre redouble souvent la forme, en opérant un déplacement dans un autre champ, passant du domaine des arts plastiques au champ langagier et littéraire ou infralittéraire. Cette fonction du titre, chez Asher, a disparu. Il nomme et signe la présence d’un geste qui ne renvoie plus qu’à son seul émetteur. Le titre devient une instance totalisante du nom et de la signature,

81

5

Les termes d’empreinte et de matrice sont ici empruntés à l’onto-géographie d’Augustin Berque et à ses réflexions sur la trajectivité entre Chôra et individu. In Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Éditions Belin, 2009. p.146.

un acte de présence individué. La trace de l’artiste contamine ainsi virtuellement toute l’exposition qui devient le réceptacle d’une expérience subjective. L’identité de cet émetteur auquel se réfère le titre est assez complexe. Loin de représenter une simple fonction égotique, l’utilisation de la troisième personne du singulier opère un déplacement du « je » de l’artiste au « il » du nom. Cette traduction est déjà un geste d’individuation. Le nom devient un signe, un marqueur de la position du sujet. Le nom ancre cependant inévitablement l’objet dans une histoire individuelle autant que collective. « Michael Asher » renvoie non pas à l’individu, mais à une figure, qui se réfère, dans son propre canon, à l’entreprise de déconstru­­ction du musée, à son rôle personnel au sein de l’institution, mais fait également signe vers une série d’autres noms auxquels il a été rattaché (Buren, Haacke, Broodthaers). Là où la signature d’Asher et celle de Fraser se rencontrent, c’est dans l’englobement et la délimitation de la production présentée. Tout ce qui se situe à l’intérieur de l’espace d’exposition chez Asher, et tout ce qui se situe à l’intérieur de la Critique Institutionnelle chez Fraser procède de « Michael Asher » et d’ « Andrea Fraser ». Dès lors, le titre-signature chez Asher et la signature-label chez Fraser ouvrent et limitent le champ d’action de l’art. Ils font licence artistique, signent une présence, et le nom de l’artiste désigne et prend en charge la totalité de ce qui s’y joue. Mais une différence essentielle crée l’écart entre ces deux actes de signature. Alors qu’Asher refusait la création d’objets et qu’il signait sous le « il » du nom-figure, Andrea Fraser assume le « je » et le « nous ». Le sujet a changé. En ouvrant les nouveaux paradigmes du sujet-institution et de la représentation, Fraser à la fois clôt et ouvre les problématiques de la critique des institutions d’art. Représenter c’est redoubler le présent, opérer sa capture et sa fossilisation, produire un double. Une fois nommée, la Critique Institutionnelle a perdu une grande partie de sa force évènementielle. La signature est ici un geste de mise à mort. Le sujet que porte Andrea Fraser dans ce texte, avalé par l’institution, est lui-même atteint. Cette réification du champ, d’une dynamique critique, est infiniment complexe, car en objectifiant le champ, elle se pose également en figure atteinte et enceinte par l’institution, en substance institutionnelle, refusant la possibilité d’une attaque du dehors et s’obligeant dès lors à faire de son corps et de sa chair le lieu à combattre et le lieu du combat, un des motifs de l’institution. There no longer is an outside

Hans Haacke, Daniel Buren et Michael Asher, chacun à leur manière, ont incarné une figure de l’artiste comme pirate. Le pirate agit, perturbe et subvertit de son propre chef, figure autonome du bouleversement. Cette figure nouvelle perturbait le fonctionnement habituel des institutions, depuis ces institutions elles-mêmes. Ces artistes compromettaient la fonction de la galerie ou du musée en tant qu’espace autonome de production esthétique. Ils en étaient les traîtres. En 1973, le retrait du mur séparant les bureaux de la galerie Claire Copley, par Michael Asher, mettait en lumière la vocation commerciale de la galerie tout en annulant son fonctionnement par l’absence d’objets à vendre. Privée de sa fonction initiale, pourtant soulignée par le geste d’Asher, la galerie était devenue un pur espace de présentation d’une fonction. Mais le pirate est devenu corsaire. Le corsaire agit sur lettre de marque délivrée au nom du roi avec la bénédiction du gouvernement. Les questions relatives au musée, à son cadre, à son espace et même à son idéologie, sont devenue des formes culturellement admises et récupérées par l’institution

82

elle-même. Et comme le nomme Buren « c’est la preuve réelle que l’institution bouge […] c’est un problème de batailles impossibles à gagner 6 ». Ce qui change avec Fraser c’est la position de l’émetteur de la parole critique. Alors que Daniel Buren et Michael Asher considéraient l’institution comme une structure extérieure ou du moins distanciée du sujet qui l’adresse, Andrea Fraser parle du dedans charnel de l’institution, le « il » contre le « je ». Ce nouveau sujet qui se construit là est l’artiste-motif dans la Figure qu’est l’institution.    

6

Dans une interview non publiée effectuée le 22 mars 2010 à Paris.

Every time we speak of the «institution» as other than «us», we disavow our role in the creation and perpetuation of its conditions. We avoid responsibility for, or action against, the everyday complicities, compromises, and censorship.

Dire que « nous » sommes une institution, que « je » suis une institution met en péril le discours critique. Comment adresser l’institution quand elle n’a plus de dehors ? Quelle serait la possibilité d’une sortie de soi, au moins temporaire, qui permette l’écart nécessaire dans lequel se produit la critique ? Il faut ici inter­roger la performance d’Andrea Fraser Untitled (2003), vidéo d’une heure correspondant au temps de sa relation sexuelle avec un collectionneur. Signant un tournant dans le travail de l’artiste, cette pièce est définie par Isabelle Graw comme une Incorporating Appropriation 7. On pourrait comparer cette performance à celle de Marina Abramovic, Role Exchange (1975), qui consistait à changer de rôle avec une prostituée, deux heures, le temps d’un vernissage. La différence réside dans l’apparition assumée du « je » chez Andrea Fraser. Pas de travestissement, pas de métaphore, mais la représentation d’un corps engagé dans un combat contre sa propre institutionnalisation, l’acte sexuel rémunéré comme violence faite à l’institution. Dès lors qu’il n’y a plus d’extérieur, la frontière entre espace privé et espace public, corps privé et corps public, être et jeu, se trouble, et Fraser nous force à repenser la critique comme une forme d’abandon 8, pour reprendre les mots de Graw. Mais cette dynamique est enrayée par la dimension représentationnelle. La scénarisation de sa relation sexuelle, la chambre d’hôtel, la caméra de surveillance, l’image sans son, font appel aux codes de la pornographie amateur. De la même manière, la vidéo Projection (2008), représentation d’une séance avec son psychanalyste, est au préalable réécrite, partitionnée, de façon à être rejouée pour une autre adresse, pour un autre public. Ces lieux d’où elle parle, la sexualité, la thérapie, font dès lors image, font déjà signe vers autre chose que leur lieu propre, vers d’autres motifs. Mais là où Fraser transperce l’épiderme du motif, c’est dans la tension qu’elle instaure dans ses lieux de présentation. La gêne qui saisit le spectateur face à l’artiste en thérapie, face à Fraser dans son intimité, réinstaure la possibilité d’un événement. Il ne s’agit plus d’effectuer une sortie critique, inopérante dès lors que le sujet s’est institutionnalisé, mais de faire violence au regardeur. L’événement c’est la gêne du spectateur. Dès lors le motif se creuse et se dilate et participe à la redynamisation d’une pratique artistique et au-delà d’une stratégie d’existence.

83

7

Isabelle Graw, « Andrea Fraser, Hamburger Kunstverein ». Artforum, décembre 2003. http://artforum.com/inprint/ id=5809.

8

Idem. « Fraser’s work forces us to rethink the idea of critique as a form of abandon ».

Gallien Déjean

A propos de W. S. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Actes Sud, Arles, 2004 ; Isabelle Graw, « Judging – Yes, but How ? Response to Christoph Menke », in The Power of Judgment. A debate on Aesthetic Critique, Sternberg Press, Berlin, 2010, pp. 37-42 ; Isabelle Graw, « L’image professionnelle de la femme artiste. Le monde du travail d’Isa Genzken », in Catherine Chevalier & Andreas Fohr (éd.), Une anthologie de la revue Texte zur Kunst de 1990 à 1998, Les Presses du réel, Dijon, 2010, pp. 328-341 (Première publication : « Berufsbild Künstlerin. Die Arbeitswelt von Isa Genzken » in Texte zur Kunst, n° 13, mars 1994).

De la destruction comme élément du jugement critique : une analyse comparée

En 1935, avec Héritage de ce temps, ouvrage fulgurant dans lequel une théorie marxiste hérétique s’entremêle avec une langue poétique, Ernst Bloch décrit les méthodes de réinvention des identités sociales qui émergent au moment où l’Europe sombre dans le chaos 1. Tout particulièrement, la forme qu’il privilégie est celle du montage : une technique, dit-il, qui prélève des fragments de la surface décomposée de la société, mais sans les réinsérer dans de nouvelles totalités closes. Le montage, selon Bloch, « fait de ces fragments les particules d’un autre langage, d’autres informations, la figure provisoire d’une réalité ouverte » car « il arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles. 2  » L’œuvre entendue dans sa plus large acception — dans un éventail qui va du jugement critique à la forme esthétique, de la théorie à la poétique — ne doit plus être fondue d’un seul bloc ; et Bloch, avec son ouvrage, nous en fait l’illustration singulière à l’aube de la destruction de l’Europe. En réunissant les fragments des ruines de la culture bourgeoise, le montage élabore une surface rapiécée dont les interruptions et les brèches obscures qui la constituent sont la matière même de ce nouveau langage. En se référant aux « forages trans­ versaux » de la philosophie de son ami Walter Benjamin, Bloch affirme qu’il faut chercher « à former de nouveaux « passages » à travers les choses, et à exposer quelque chose de très lointain jusqu’à maintenant. 3 » Ruines, montage, brèches et résurgences traumatiques : autant d’éléments de la pensée de Bloch qui composent la substance littéraire même de son compatriote W. S. Sebald, lecteur assidu de Benjamin. Comme Bloch, à trente ans d’écart, Sebald a vécu l’expérience de l’exil. Comme Benjamin, c’est dans ce cadre qu’il trouvera la mort (en 2001, un accident cardiaque le surprend en Angleterre au volant de sa voiture) — à l’image des person­ nages contraints par l’impossible retour qui peuplent les romans de sa courte

84

85

1

La version française épuisée d’Héritage de ce temps, publiée chez Payot en 1978, n’a depuis lors jamais été rééditée. Il faut débusquer les exemplaires qui s’étiolent dans les rayons des bonnes bibliothèques.

2

Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Payot, coll. Critique de la politique, Paris, 1978, p. 210 et p. 9.

3

Ibid., p. 210.

carrière. Selon l’Encyclopédie Brockhaus, les anneaux de Saturne sont constitués « de fragments d’une lune plus ancienne, trop proche de la planète et finalement détruite sous l’effet de la force d’attraction de cette dernière. » Cette citation, qui figure en exergue des Anneaux de Saturne que Sebald publie en 1995 4, évoque aussi bien les obsessions de l’auteur que le mode opératoire auquel il s’astreint dans l’ensemble de son œuvre. Comme chez Bloch, l’effondrement des vanités de la bourgeoisie y est palpable. Les chroniques des familles déchues s’entrecroisent. La description du délabrement des maisons de maître rythme le récit. Tout n’est qu’impermanence : les planchers crèvent, les charpentes ploient ; boiseries et cages d’escalier s’effondrent parfois, durant la nuit, en un nuage de poussière jaune souffre. Sebald compile les lambeaux de la catastrophe qu’il trouve sur ces ruines, y compris les photographies décolorées insérées singulièrement dans le corps de ses livres, et c’est dans la lézarde de ces ravaudages qu’il puise l’essence de ses textes. En relisant De la destruction comme élément de l’histoire naturelle de W. G. Sebald, l’idée m’est venue de soumettre l’analyse de cet ouvrage aux théories critiques d’Isabelle Graw, co-fondatrice de la revue Texte zur Kunst au début des années 1990 et enseignante de la théorie de l’art à la Städelschule de Francfort. Dans son livre, Sebald fait une analyse de la littérature allemande d’après-guerre. Pourquoi, se demande l’auteur, l’épisode de la destruction des villes germaniques par les alliés a-t-il été si peu ou si mal raconté par les écrivains nationaux, malgré un traumatisme collectif vécu par des millions de personnes ? Cette « conspi­ra­tion du silence 5» témoignerait, selon lui, d’un symptôme traumatique qui s’étend à la société toute entière : [un] secret gardé par tous les cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique ; un secret qui a lié les Allemands dans les années de l’après-guerre, qui continue encore de les lier bien plus efficacement que tout objectif concret n’aurait su le faire — et je pense ici à la réalisation de la démocratie. 6

Parce qu’il refuse d’être le complice de ce mutisme, l’auteur décide en 1963 de quitter son pays pour l’Angleterre. L’exil devient le poste d’observation qui lui permet de mener l’enquête et d’analyser les paramètres du silence. L’étude de Sebald m’est apparue, d’une certaine manière, comme l’application concrète de certaines hypothèses sur le jugement critique qu’Isabelle Graw développe dans le texte « Judging – Yes, but How ? », inclus à la fin d’un petit livre d’une cinquantaine de pages intitulé The Power of Judgment – A Debate on Aesthetic Critique 7. Il s’agit, en fait, de la transcription d’un colloque initié par l’Institut für Kunstkritik (fondé par Graw et Daniel Birnbaum en 2003) qui s’est tenu le 17 juin 2009 à la Hochschule für Bildende Künste/Städelschule de Francfort. La discussion débute par une conférence de Christoph Menke (« T he Aesthetic Critique of Judgment ») suivie, dans l’ouvrage, par la réponse de Daniel Loick, puis par celle d’Isabelle Graw. Selon Menke, il s’agit moins d’aborder la question de l’existence potentielle de critères universels d’appréciation que d’interroger les processus mis en œuvre par l’activité critique elle-même. Dans le champ social, le jugement est fondamental : c’est l’élément structurant qui construit deux entités, le sujet et l’objet qu’il étudie. Il départage, également. Pour agir, il faut choisir ; or, pas de choix sans jugement. C’est pourquoi il est au fondement de toutes pratiques sociales et participe à la cristallisation de la collectivité. Dans la sphère esthétique, en revanche, la faculté de jugement n’a plus ce rôle déterminant, affirme Menke,

86

87

4­­­ W. G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Folio Gallimard, Paris, 2010, p. 9.

5 Lynne Sharon Schwartz, L’archéologie de la mémoire. Conversations avec W. G. Sebald, Actes Sud, Arles, 2009, p. 50.

6

W. G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Actes Sud, Arles, 2004, p. 24.

7 The Power of Judgment – A Debate on Aesthetic Critique, Sternberg Press, Berlin, 2010.

pour la simple et bonne raison que « ce que nous avons pour habitude d’appeler « esthétique » correspond à la pratique paradoxale de mettre en doute le jugement lui-même 8. » Le jugement d’un objet esthétique, dit-il, est en lui-même un acte esthétique. A cet égard, il rejoint le point de vue d’Isabelle Graw qui affirme, dans un entretien récent, qu’elle n’a jamais fait depuis le début de sa carrière « de distinction entre la production artistique et [sa] propre production comme producteur culturel. J’étais convaincue — et je le suis encore aujourd’hui —, dit-elle, que ma production avait la même valeur. 9 » Une telle conception, visant à réduire l’écart séparant l’analyse de son objet, est déjà celle qui traverse la langue et la structure employée par le philosophe Ernst Bloch dans Héritage de ce temps. De l’autre côté de la barrière — dans le champ esthétique traditionnel de la littérature —, c’est elle, également, qui sous-tend l’entreprise de Sebald. Il faut rappeler, à cet égard, que De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, édité en 1999, prend sa source dans les conférences de Zurich qui furent prononcées par l’auteur, sous l’intitulé Guerres aériennes et littérature, à la fin de l’automne 1997. Malgré l’origine universitaire dans laquelle le projet s’encadre et le travail encyclopédique des sources qu’il rassemble, l’ouvrage n’a rien des actes d’un colloque, ni même de l’essai qu’un auteur commettrait en marge de sa production littéraire principale. La divergence entre les positions de Menke et de Graw découle de deux conceptions différentes des rapports entre la nature de l’art et la sphère de la connaissance. Selon Menke, le champ esthétique se tient éloigné des structures du savoir. L’art est une production qui résiste toujours à l’éclosion totale et transparente de la signification. Son territoire est imprégné d’une ignorance ontologique, à commencer par l’incapacité de se connaître soi-même. L’enjeu du processus esthétique relève moins de la connaissance que du dépliage de « forces inconscientes 10 », affirme Menke qui reprend les termes du philosophe Johann Gottfried von Herder. Si le jugement d’un objet esthétique, répétons-le, est lui-même un acte esthétique, il faut qu’il en adopte les règles. Par conséquent, la séparation substantielle de l’art et de la connaissance, selon Menke, condamne la critique d’art à une position aporétique. Celle-ci procède d’une contradiction qui meut le mécanisme critique. Afin de participer sans le neutraliser au processus esthétique qu’elle appréhende, la critique doit-être capable de suspendre son jugement pour faire advenir « une sensibilité soudaine, non pas guidé par la raison, mais fondée sur l’expression d’une force. 11 » Mais le jugement esthétique, dans un mouvement simultané, doit chercher à formuler les éléments rationnels qui viendront valider l’émergence de cette sensibilité spontanée et immanente. En observant la confrontation paradoxale de cette double impulsion au sein du jugement esthétique, Menke définit sa nature et son rôle : le jugement critique trouve sa finalité dans une critique du jugement, sa vraie vocation consistant à se mettre soi-même en question. Isabelle Graw, pour sa part, ne désavoue pas cette aspiration à une déconstruction épistémologique de la critique par elle-même. Mais elle se méfie du raisonnement de Menke. La défiance envers le jugement qu’elle semble y déceler résulte d’un symptôme contemporain. D’ailleurs, la réponse de Daniel Loick, qui compose le troisième texte de l’ouvrage, constitue quant à elle un rejet pur et simple de la position critique : une condamnation qui puise sa rhétorique dans le discours poststructuraliste (« to have done with the judgment », selon la formule de Deleuze 12) sans jamais vraiment réussir à proposer d’alternative explicite.13 Isabelle Graw

88

89

8

Christoph Menke, « The Aesthetic Critique of Judgment », Ibid., p. 12.

9

Catherine Chevalier et Andreas Fohr, « Looking back without anger. Entretien avec Isabelle Graw » in Catherine Chevalier & Andreas Fohr (éd.), Une anthologie de la revue Text zur Kunst de 1990 à 1998, Les presses du réel, Dijon, 2010, p. 28.

10 Christoph Menke, « The Aesthetic Critique of Judgment », op. cit., p. 19.

11

Ibid., p. 20.

12

Gilles Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », in Critique et clinique, Les Editions de Minuit, coll. Paradoxe, Paris, 1993.

13 « Les fonctions que le jugement fournit, selon Menke — subjectivité, intermédiaire, communauté — pourraient un jour s’appliquer à travers d’autres formes d’interaction humaine moins violentes, plus ouvertes, plus justes. » Daniel Loick, « Creation, Not Judgment : Response to Christoph Menke », op. cit., p. 34.

reconnaît l’intention louable de ces velléités, à commencer par le rejet de la posture autoritaire incarnée par la critique moderniste greenbergienne. Mais elle soupçonne qu’une telle justification camoufle en réalité une dérobade vis-à-vis d’une contrainte structurelle. Le capitalisme en réseau nous force à accumuler­ les contacts et à coopérer les uns avec les autres. Depuis la fin de la guerre froide, l’antagonisme n’est plus une force motrice, ni dans les arts plastiques ni ailleurs. Dans un espace de réseau et d’échanges, se fabriquer des adversaires et des détracteurs présage un risque de marginalisation probable. Demandez donc autour de vous, vous verrez : le critique a beau jeu, dès lors, d’affirmer en toute bonne conscience qu’il préfère s’occuper des artistes qu’il apprécie. Ce refus du positionnement, somme toute, c’est ce que Sebald juge sévèrement dans la dernière partie de l’ouvrage De la destruction consacrée à l’attitude arriviste pour le moins nauséabonde de l’écrivain allemand Alfred Andersch pendant la Seconde Guerre mondiale.

14

Isabelle Graw, « Judging – Yes, but How ? Response to Christophe Menke », op. cit., p. 41.

15

W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, op. cit., p. 103.

Graw réfute le point de départ de la réflexion de Menke, consistant à extraire l’art du régime de la connaissance. Une conception incompréhensible qui occulte l’impulsion des artistes eux-mêmes — du moins depuis Duchamp et les avant-gardes. Du constructivisme russe en passant par l’art conceptuel, le champ esthétique s’est efforcé de réévaluer une position inséparable de l’activité intellectuelle. Il existe, bien entendu, des différences entre la connaissance scientifique et la recherche artistique. Il n’empêche que celle-ci, affirme Graw, « produit non seulement de la connaissance spécifique, mais s’avère également basée sur une connaissance spécifique. 14 » Connaissance, recherche et stratégies s’entremêlent au sein des productions artistiques dans une dynamique qui réduit le fossé entre le faire et le savoir. Il existe, bien évidemment, des forces inconscientes — selon l’expression de Menke –, des zones d’ombres, des angles morts, qui opèrent sous la surface des œuvres. Leur dévoilement n’est possible qu’à la faveur de l’analyse rigoureuse d’une production artistique à travers la manière dont les intentions de sa pratique négocient, consciemment et inconsciemment, avec les paramètres des champs dans lesquels elle s’inscrit ou contre lesquels elle s’oppose. A cet égard, De la destruction de Sebald est une œuvre paradigmatique car elle illustre ces stratégies. L’auteur s’applique, effectivement, à étendre l’éventail de ses compétences (poétiques, historiques, analytiques) par une étude minutieuse de la littérature allemande qui constitue la matière même du projet esthétique de son livre. Sebald réalise une exploration critique au sein d’un corpus savant et populaire, et dévoile, à travers le langage, les obsessions qui sous-tendent les mécanismes de la société allemande toute entière — mais également les siennes, selon un processus qui s’apparenterait à de l’auto-analyse. Sebald se demande comment les bombardements des villes allemandes, pourtant effroyables, ont pu susciter après-guerre aussi peu de témoignages, réduits avant tout aux récits produits par des étrangers, des exilés ou quelques figures marginalisées. Ces ouvrages oubliés « furent exclus de la mémoire culturelle parce qu’ils menaçaient de rompre le ­­­ cordon sanitaire mis en place par la société autour des périmètres de mort résultant de brèches dystopiques existantes. 15 » Même la « littérature des ruines » (Trümmerliteratur), dont l’enjeu principal était de montrer, comme l’a formulé Heinrich Böll, « ce que nous avons trouvé à notre retour », est un genre qui rate généralement son objectif. La langue utilisée n’arrive pas à se départir des stéréotypes emphatiques et des clichés littéraires visant à transcender le réel. A titre d’exemple, Sebald cite un passage tiré de La Ville au-delà du fleuve d’Hermann Kasack publié en 1951 : ­

90

Comme mus par Indra, dont la barbarie destructrice dépasse même les forces démoniaques, ils se sont élevés en essaims dans les airs, ces messagers de la mort, pour anéantir en guerres cent fois plus homicides les monuments et les maisons de nos grandes villes, avec les armes de l’apocalypse.

Dans le pire des cas, la « littérature des ruines » véhicule, tout en s’abritant derrière une critique de la guerre, les éléments les plus douteux d’un héritage expres­ sionniste très proche des codes langagiers de l’univers fasciste (fascination pour la destruction, concepts pseudo-humanistes et philosophie orientale de pacotille, élitisme, érotisme morbide incarné par le personnage de la Juive). En rassemblant les fragments disparates de la culture allemande, Sebald dévoile dans les fissures de ce montage le travestissement des archaïsmes qui sourdent depuis les fondements de la société — tout ces éléments de « non-contemporanéité », selon l’expression d’Ernst Bloch, qui occultent la réalité et étayent l’ignorance. A la place, Sebald affirme qu’il aurait fallu, pour réussir à décrire les bombardements, établir une histoire naturelle de la destruction, dont simultanément De la destruction devient lui-même le prototype. L’idéal de vérité […], écrit avec une objectivité dénuée de toute prétention, s’avère au vu de la destruction totale, la seule raison légitime de continuer à faire œuvre de littérature. 16

1­­6

W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, op. cit., p. 61.

Sebald propose une écriture rêche qui s’impose par des descriptions techniques, scientifiques et comportementales inspirées par les rapports que l’auteur a pu rassembler. « Des termes génériques comme « lyrique » (ou ses diverses sous-espèces, « ode », « idylle » ou « élégie »), tout comme des termes désignant des époques pseudohistoriques, tels que « romantisme » ou « classicisme » sont toujours des termes de résistance et de nostalgie, au plus lointain degré de parenté avec la matérialité de l’histoire réelle. Lorsque le deuil s’exprime [chez le poète lyrique] par « une chambre d’éternel deuil où vibrent de vieux râles », ce pathos de terreur affirme en fait la prise de conscience que l’éternité et l’harmonie temporelle sont désirées comme allant de pair. Le véritable « deuil » ne se berce pas d’autant d’illusions. Le plus qu’il puisse faire est d’accepter la non-compréhension, et de décliner les modes non-anthropomorphiques, non-élégiaques, non-glorificateurs, non-lyriques, non-poétiques, c’est-à-dire prosaïques, ou mieux encore historiques,­ du pouvoir du langage. 17 » Par la proximité programmatique qu’il entretient avec le projet de Sebald, cet extrait d’un texte de Paul de Man aurait presque pu figurer en exergue De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Il ne l’est pas, bien entendu.18 En revanche, il est cité par l’historien de l’art T. J. Clark dans un texte intitulé « De l’histoire sociale de l’art : une relecture »19 , commandé en 1991 pour introduire la réédition-manifeste du premier chapitre de Image of the People dans le deuxième numéro de Texte zur Kunst. Une passionnante anthologie, éditée cette année par Catherine Chevalier et Andreas Fohr aux Presses du réel, permettra de se familiariser avec les enjeux de TZK, encore méconnus du lectorat français.20 Cette revue, inspiré par October, est co-fondée par Isabelle Graw en 1990 à l’issue d’un symposium qui s’appuie sur la lecture de deux textes de T. J. Clark et de Benjamin Buchloh autour de l’histoire sociale comme méthode pour la théorie critique de l’art. En 1992, Isabelle Graw et Stefan Germer précisent leurs intentions dans la préface du numéro 5 de TZK : « La critique d’art nous intéresse

91

1­­7 Paul de Man, « Anthropo­ morphism and Trope in the Lyrics », in Rhetoric and Romanticism, Columbia University Press, 1984, p. 262.

­18 Et pour cause… La découverte, à la fin des années 1980, du passé antisémite du théoricien belge Paul de Man fut un véritable coup de tonnerre. A l’aune de cette révélation, les éléments qui constituent sa pensée de la déconstruction ont dû faire l’objet d’une réévaluation critique indispensable.

1­­9

T. J. Clark, d’ailleurs, le cite avec précaution, semble-t-il : « Il y a, ces derniers temps, des phrases de Paul de Man que je ne peux m’enlever de l’esprit. Ce n’est pas que je les admire sans réserve, ni qu’elles me semblent particulièrement claires […] » T. J. Clark, « De l’histoire sociale de l’art : une relecture », Catherine Chevalier et Andreas Fohr (éd.), Une anthologie de la revue Text zur Kunst de 1990 à 1998, op. cit., p. 96.

20

Ibid.

21

Ibid., p. 12.

22

Isabelle Graw, « Judging – Yes, but How ? », op. cit., p. 41.

23

W. S. Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, op. cit., p. 78.

24

« Les conditions préalables du miracle économique allemand n’étaient pas seulement les énormes investissements du plan Marshall, l’émergence de la guerre froide et cette mise à la casse des sites industriels vieillis réalisés avec une brutale efficacité par les escadres de bombardiers. Le miracle économique allemand était dû aussi à l’éthique du travail apprise sous la société totalitaire et appliquée sans état d’âme à la faculté d’improvisation logistique cernée de toute parts, à l’expérience en matière d’utilisation de la main-d’œuvre étrangère et à la perte, finalement regrettée par un petit nombre seulement, du lourd fardeau historique des immeubles d’habitation et de négoce vieux de plusieurs siècles qui, entre 1942 et 1945, partirent en fumée […] », Ibid., p. 24.

comme un champ dans lequel — justement parce qu’il ne suit qu’un minimum de règles disciplinaires — les discours se croisent et comme un champ qui permet donc des connexions entre les différentes sphères de la société. La critique d’art signifie pour nous moins un champ circonscrit qu’une réflexion, et plus une critique « in the expanded field », une critique d’art qui met en évidence la pertinence sociale à travers la pratique artistique, dans le sens où, par exemple, elle articule les discours psychanalytiques, politiques, féministes. 21 » L’objectif consiste donc à rendre compte de la pratique artistique tout en considérant le cadre sociétal de ses conditions de production. Pour en revenir à son texte « Judging – Yes, but How ? », Graw y affirme qu’une peinture, en elle-même, ne pose jamais problème. 22­­­­ Contrairement à ce que prônent les tenants de l’expérience esthétique subjective, pour juger une œuvre il faut justement considérer tout ce qui ne s’y trouve pas et l’y confronter ; c’est-à-dire l’ensemble des éléments qui constituent le contexte de sa production (politiques, économiques, sociaux, psychologiques). Autant d’indices, réunis et assemblés patiemment, qui permettent à Sebald de mener son enquête à travers les pratiques littéraires de ses congénères afin de faire émerger de la mémoire collective un tabou en lequel est enraciné son propre malaise. J’avais grandi avec le sentiment qu’on me cachait quelque chose, à la maison, à l’école, et aussi du côté des écrivains que je lisais dans l’espoir d’en apprendre plus sur les monstruosités qui formaient l’arrière-plan de ma propre vie. 23

Un psychologue américain, cité par l’auteur, explique que « la population, en dépit d’un plaisir inné à se raconter, [a] perdu la capacité psychique de se souvenir et ces lacunes épousent exactement les contours des quartiers détruits de la ville. » Une incapacité qui s’explique par le refus des victimes des bombardements, protestant de leur innocence, d’assumer la véritable responsabilité de leur propre destruction et de celle de l’Europe toute entière. Si l’ouvrage débute par la martyro­ logie des populations civiles allemandes, il faut attendre l’exact milieu du récit pour que la Shoah y soit explicitement abordée, comme si l’écriture elle-même nécessitait ce long processus de remémoration pour qu’advienne l’évocation de l’innommable. A travers une étude psychosociale de la production littéraire, l’enquête menée par Sebald révèle une insouciance nationale glaçante qui débute avec l’éclosion du nazisme sur le terreau petit-bourgeois et conduit à la reconstruction économique du pays au lendemain de la guerre. 24 Une attitude de défi de la part d’une population qui manifeste sa volonté de reconstruire une Allemagne économiquement « plus grande et plus puissante que jamais » en créant une nouvelle réalité sans visage, qui d’emblée a barré la voix à tout souvenir. Sebald balaye le mythe de l’année zéro d’une littérature allemande qu’il accuse d’amnésie et dont il projette de révéler les zones d’ombres symptomatiques d’un traumatisme refoulé. Il n’est pas si simple de s’expliquer à soi-même et d’expliquer aux autres pourquoi on considère qu’un travail est intéressant, comment on peut définir et défendre ce qu’il a d’intéressant et pour quelle raison cela produit un texte. 25

25

Isabelle Graw, « L’image professionnelle de la femme artiste. Le monde du travail d’Isa Genzken », in Une anthologie de la revue Text zur Kunst de 1990 à 1998, op. cit., p. 328.

Ainsi débute, dans TZK en 1994, un texte qu’Isabelle Graw consacre à Isa Genzken, dans lequel elle mentionne des données biographiques de la vie de l’artiste – qui le lui reprochera par la suite –, sa relation avec Gerhard Richter, ses séjours en hôpital psychiatrique. Singulièrement, son étude se penche, pour commencer,

92

sur des images d’archives de la vie de Genzken – comme Sebald le fait lui-même dans la plupart de ses ouvrages en les encastrant directement, pour sa part, dans le corps du texte. Dans cet article, Graw décrit les différentes périodes de la stratégie identitaire de l’œuvre de Genzken : depuis la négation, dans ses premiers travaux, de son identité sexuelle, à laquelle une artiste femme est constamment ramenée, jusqu’à la mise en scène artistique de sa propre identité dans les photographies personnelles (notamment celles de l’hôpital) qu’elle publie dans ses catalogues à partir des années 1990. Une manière, selon Graw, de laisser apparaître les présupposés de son travail, que Genzken, jusque là, dissimulait. La construction biographique d’un artiste et les zones d’ombres qu’elle dissimule est également ce qui sert à Sebald pour fonder son jugement critique dans la dernière partie de son ouvrage, sobrement intitulée « L’écrivain Alfred Andersch ». Le texte, qui n’appartient pas à l’ensemble des conférences de Zurich, a d’abord été publié individuellement dans une revue au début des années 1990 — quelques années, à peine, avant celui de Graw sur le travail de Genzken. La démarche, en tout cas, bien qu’elle soit chez Sebald à charge virulente, est la même. Comment interpréter les contradictions de la critique, s’interroge Sebald ? Andersch est-il ou non l’un des auteurs les plus importants des décennies de l’après-guerre, comme il est dit généralement en dépit des critiques à chaud ? […] Les carences relevées dans son œuvre sont-elles seulement des dérapages stylistiques occasionnels ou les symptômes d’un malaise beaucoup plus profond. […] En particulier, personne (pas même les critiques dont il a essuyé les feux croisés) n’a tenté de porter sa réflexion sur une compromission de l’auteur qui était pourtant patente et sur les conséquences qui en découlaient pour sa littérature. […] Beaucoup de choses dépendent de l’angle sous lequel une œuvre d’art voit son objet, mais non moins du cadre dans lequel elle s’inscrit. 26

Dans un réquisitoire effrayant, Sebald démontre comment, tout en prônant la pratique douteuse de « l’émigration intérieure », un écrivain arriviste s’est compromis pendant la guerre. La manière dont il répudie sa femme, qui est juive, pour se faire admettre à la Chambre des Ecrivains du Reich. La mémoire sélective soigneusement retouchée dans ses romans biographiques qui occultent le traumatisme de sa propre faillite morale. Et le jaillissement soudain, au détour d’une phrase, d’un cliché antisémite… Dès lors, « la liberté et la gratuité de l’esthétisme » qu’Andersch revendique dans l’après-guerre prennent des tonalités ambiguës. Et l’emphase de son style s’éclaire d’un coup, d’une façon qui oscille entre de vieux élans fascistes et un désengagement confortable, dissimulé dans les fondements de l’art pour l’art. La manière dont un individu négocie avec les moyens et les facteurs qui produisent la reconnaissance artistique est également la question abordée par le texte qu’Isabelle Graw consacre à Isa Genzken. A ceci près que l’attitude évaluée par Graw se situe, cette fois-ci, à l’autre bout du spectre, dans un périmètre où la stratégie artistique correspond à une résistance identitaire courageuse qui s’affirme en creux dans la production de Genzken. Ses travaux, dans les premières périodes, sont constitués d’une zone aveugle où transparaissent les conditions sociohistoriques de son apparition : les vicissitudes, les conflits et les opportunités que rencontre une carrière de femme artiste. Graw observe la manière dont Genzken s’obstine à effacer, sur l’œuvre, toute trace biographique.

93

26

Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire humaine, op. cit., p. 118.

27

L’expression est tirée d’un article de Benjamin Buchloh : « Isa Genzken :vom Modell zum Fragment », in Isa Genzken, Walther König, Cologne, 1992. 28

Isabelle Graw, « L’image professionnelle de la femme artiste. Le monde du travail d’Isa Genzken », op. cit., p. 330

29

Graw évoque notamment la publication : Isa Genzken, Skizzen für einen Spielfilm (Sketchs pour un film), Kunsthalle Bremen, Bremen, 1993.

En évoquant « les premières réactions du monde de l’art progressiste dans la Rhénanie des années 1970 27», qui ne voyait dans ses sculptures-ellipses que des accès d’hystérie féminine, Graw peut s’imaginer que,«face à ces réactions, Genzken a décidé de rendre ce genre de réflexe plus difficile encore. Il devint presque impossible dans ses modèles de plâtre ou de béton de découvrir des caractères féminins ou la trace d’une prétendue vie de femme.» 28 Et après tout, ils n’avaient pas à l’être. Mais lorsqu’elle est forcée, la dissimulation d’une identité devient la marque d’une oppression. Une réticence obstinée significative qui révèle ce qu’étaient, pour la carrière d’une artiste, les conditions du monde de l’art en Allemagne dans les années 1970 et 1980, telles que les décrit Graw. Depuis, Genzken a réintroduit dans sa production artistique les éléments person­nels qui lui permettent de construire plus librement sa propre biographie.29 Est-ce le contexte qui a changé, ou bien la carrière de l’artiste a-t-elle atteint un stade qui lui permet de ne plus dissimuler ? Dévoiler ce qui se dissimule au sein et autour d’une esthétique, telle est la posture du jugement critique partagée par Isabelle Graw et W. S. Sebald. Menke, pour sa part, établit sa position sur la seule expérience esthétique subjective qu’un spectateur éprouve face à une œuvre. A la fin de son essai, c’est cette expérience qui lui permet d’effectuer, à titre d’exemple, un jugement négatif sur l’œuvre de Neo Rauch. Mais il oublie que l’essence pure et primordiale d’une émotion ressentie n’est qu’une mythologie, qu’elle n’est finalement qu’une construction produite par l’apprentissage, la culture et le contexte de son émergence. Pourtant ce cliché a la vie dure, surtout lorsqu’il s’agit d’attaquer le virage « conceptuel » de l’art contemporain. Bien évidemment, ce n’est pas l’objectif de Menke. Son aspiration à une critique esthétique du jugement est légitime. Mais la rhétorique d’une force immanente qu’il revendique n’est rien d’autre, paradoxalement, qu’une convention qui dissimule un jugement intrinsèquement autoritaire car son immanence supposée le dispense de sa propre mise en question. A l’inverse, Graw et Sebald savent qu’il faut, pour établir un jugement de valeur — qu’il soit positif ou négatif —, dévoiler les présupposés de la fabrication et de la réception de son objet. Il convient pour cela de situer les modes de production dans leur contexte d’apparition, d’instaurer des relations avec d’autres champs, d’envisager la signification d’une œuvre dans la perspective de la bio­ graphie que l’artiste s’est construit. Identités, territoires et modes de production : ces trois éléments sont en renégociation permanente dans la sphère autonome de l’art qui devient dès lors, pour le meilleur ou pour le pire, le reflet kaléidoscopique du champ social qui l’entoure.

94

95

www.crtcsm.tk

96­­