Contestation et création de légitimités dans le cadre de la Transition

internationales d'excellence en matière de droits de l'homme et de ..... réguliers organisés devant le siège de l'ANC ont continué d'attirer les foules, mais ont.
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Contestation et création de légitimités dans le cadre de la Transition démocratique tunisienne Jonathan MURPHY Résumé Après sa Révolution en janvier 2011, point de départ du Printemps arabe, la Tunisie a choisi d’élire démocratiquement une Assemblée nationale constituante (ANC) chargée d’élaborer une nouvelle constitution et d’agir en tant que parlement provisoire du pays. Malgré les divers échecs et crises rencontrés, l’ANC est parvenue à adopter une nouvelle constitution en janvier 2014. La transition initiée en Tunisie offre un exemple significatif de construction d’institutions démocratiques postérieurement à la destitution d’un régime autoritaire. La négociation et la mise en œuvre d’un processus constitutionnel participatif posent intrinsèquement un défi considérable, puisque l’État précédent a été délégitimé par un soulèvement populaire. Les différents acteurs de la destitution de l’ancien régime se sont uniquement entendus sur la suppression de l’ancien pouvoir autoritaire et totalitaire, et sur la volonté générale de construire un système plus démocratique et plus responsable. Qui plus est, le processus d’établissement de la constitution comme les caractéristiques fondamentales du nouvel ordre démocratique ont été sujets à diverses interprétations, en particulier dans une société marquée par une polarisation sur les références religieuses et laïques sous-tendant le fonctionnement de l’État. Ce chapitre examine la manière dont le dialogue s’est établi durant le processus constitutionnel, tant officiellement au moyen des processus mis en place par l’ANC, qu’officieusement au moyen des processus engagés une fois les différends sortis du cadre de l’Assemblée pour se répandre dans les rues. Il vise à mettre l’accent sur l’interaction entre les différentes formes de légitimité : élective, populaire, associative/corporatiste, et sacrée (spirituelle1), et affirme que la réussite du processus constitutionnel tunisien s’explique par l’acceptation, par les détenteurs des diverses légitimités, des limites de leurs différentes formes de légitimité. Dans le même temps, toutefois, le compromis opérationnel entre les différentes formes de légitimité en phase de transition démocratique a tendance à être fragile et conditionnel. Par ailleurs, bien qu’aucun acteur de la transition n’ait revendiqué une légitimité sacrée, l’association d’un acteur principal avec un programme politique fondé sur la religion a donné lieu à un débat récurrent sur la compatibilité des arguments politiques religieux avec les processus démocratiques.

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Créer une légitimité grâce au dialogue au sein du parlement et au-delà dans le cadre d’une transition démocratique : l’exemple de la Tunisie après la Révolution du Jasmin I. Conditions propices à la réussite de la transition démocratique La réussite du processus constitutionnel et du transfert démocratique du pouvoir en Tunisie entre 2011 et 2014 contraste avec la situation des autres pays de la région arabe (Hinnebusch, 2015), et, de fait, avec l’expérience de nombreux autres pays ayant connu un changement révolutionnaire après une longue période de dictature. Bien que n’ayant aucune expérience significative de la gouvernance démocratique, en janvier 2014, la Tunisie a adopté une nouvelle constitution, soutenue par une majorité écrasante de représentants démocratiquement élus, de toutes tendances politiques, largement reconnue comme l’adoption, par la Tunisie, d’engagements et de pratiques internationales d’excellence en matière de droits de l’homme et de gouvernance démocratique, tout en reflétant les valeurs des citoyens tunisiens. L’exemple probant de processus constitutionnel engagé par la Tunisie, quel que soit le résultat final de l’ensemble de sa transition dans un environnement sécuritaire régional et un environnement économique mondial difficiles, mérite d’être examiné attentivement afin de comprendre tant les problèmes qui se sont posés lors du processus, que les facteurs et les approches ayant contribué à la réussite du processus constitutionnel. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les pays émergeant de révolutions échouent fréquemment à institutionnaliser des systèmes démocratiques. Parmi cellesci figurent la difficulté à établir un « groupe d’élites » entre les différentes factions dominantes dans la société (Higley and Burton, 1989), la dépendance historique découlant de l’héritage institutionnel de l’autoritarisme (Mogaddham, 2013), le défaut de répondre aux aspirations économiques des citoyens (notamment dans les pays à faible revenu) (Ruhl, 1996), et l’absence de forces d’opposition suffisamment robustes pour limiter le pouvoir du (des) groupe(s) dominant(s) (Lipset, 1959). Ces facteurs sont, à divers degrés, à l’origine de la plupart, si ce n’est de la totalité, des échecs de consolidation de la transition démocratique. Que ces échecs aient entraîné des troubles de l’ordre public, le déclenchement d’une guerre civile, la résurgence d’un régime autoritaire, ou les trois à la fois, l’issue commune est l’incapacité à mettre en place une nouvelle structure de gouvernance jouissant d’une légitimité consensuelle ; l’acceptation, par le peuple, de l’autorité. Les difficultés généralement rencontrées lors des transitions démocratiques nées d’une nette rupture comme la Révolution tunisienne du 14 janvier 2011 ne sont guère surprenantes. Le fait même qu’une révolution ait éclaté au terme de laquelle l’ancien régime s’est vu chasser du pouvoir illustre bien l’absence de légitimité dudit ancien régime. Dans le nouveau contexte, la légitimité est, par définition, une nouvelle fois absente dès le début de la transition et doit être établie durant cette période de transition. Compte tenu de la composition inévitablement hétérogène des différents acteurs ayant uni leurs forces pour évincer l’ancien régime, la nature du nouvel ordre légitime à mettre en place est fortement contestable. La période durant laquelle la légitimité est en phase de construction et de confirmation est une période extrêmement hasardeuse pour une transition démocratique, car les différents 342

acteurs sont contraints de se faire confiance dans une situation dans laquelle ils ont souvent peu de raisons de le faire. Les transitions mènent souvent à l’affrontement de certaines factions tentant d’éliminer la concurrence ; lorsqu’elles y parviennent, un régime autoritaire est alors installé ; dans le cas contraire, il en résultera probablement une situation de chaos. Certaines circonstances contribuent au potentiel établissement rapide d’un ordre légitime. À titre d’exemple, les pays d’Europe centrale et orientale issus de l’effondrement de la domination soviétique avaient pleinement conscience du fait qu’ils disposaient là d’une opportunité d’intégrer l’Union européenne, union beaucoup mieux nantie, mais que leur intégration dépendrait de l’établissement de systèmes démocratiques compatibles avec les critères fondamentaux clairement établis de l’UE. Dans d’autres cas, un mouvement d’opposition dominant, jouissant lui-même d’une légitimité implicite considérable grâce au soutien d’une population opprimée, peut avoir effectivement prévu, depuis longtemps, de prendre le pouvoir, comme ce fût le cas en Afrique du Sud. La fin de l’ancien régime d’apartheid a conduit plus ou moins paisiblement à une structure de gouvernance provisoire légitime dominée par le Congrès national africain, ayant la légitimité, à la fois nationale et internationale, d’établir progressivement un ordre démocratique permanent. Dans le cas de l’Afrique du Sud, une constitution de transition a été mise en place durant les quatre années nécessaires à l’élaboration d’une nouvelle constitution permanente ; un calendrier et une procédure prévus dès le départ. Trois autres conditions globales peuvent faciliter l’émergence d’une gouvernance démocratique légitime. Premièrement, les pays ayant préalablement adopté des valeurs antidémocratiques « aberrantes » dans des régions où la plupart des pays voisins bénéficient de régimes démocratiques sont davantage susceptibles de réussir à mettre paisiblement en place des systèmes démocratiques. Par exemple, les régimes fascistes de l’Espagne et du Portugal étaient depuis longtemps considérés comme anachroniques et déconnectés du reste de l’Europe occidentale au moment où leurs régimes ont pris fin dans les années 1970. Deuxièmement, les pays qui ont des antécédents de régime démocratique ayant été renversé, à un moment donné, par un régime autoritaire, sont davantage susceptibles de parvenir à réinstaurer une démocratie. Dans ce cas, il existe certaines traditions et pratiques qui fournissent un plan d’action moral et pratique permettant d’atteindre une légitimité. Ce fût le cas, par exemple, pour le Chili, lorsque Pinochet s’est emparé du pouvoir en 1973 après les différentes périodes démocratiques connues par le pays au cours du siècle précédent. Bien que le régime politique chilien ait enduré un certain nombre de coups d’État depuis la mise en place initiale d’institutions démocratiques au dix-neuvième siècle, la responsabilité démocratique est demeurée la norme établie et a donc naturellement remplacé le régime militaire de Pinochet. Enfin, de manière générale, la fin de la Guerre froide a limité les possibilités pour les régimes autoritaires de faire appel au soutien de l’une ou l’autre des superpuissances établies en échange d’une loyauté dans la lutte géopolitique mondiale. L’effondrement de l’Union soviétique a par conséquent conduit non seulement au développement direct de démocraties en Europe centrale ou orientale, mais également à la délégitimation du régime autoritaire dans les anciens États clients des deux superpuissances à travers le monde dans les années 1990, ouvrant ainsi la voie à des mouvements démocratiques. 343

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La Tunisie ne réunit pas les conditions prédisposant à l’établissement et à la légitimation d’un régime démocratique (Bellin, 2012). Le pays n’est pas considéré comme un candidat prochainement éligible à l’élargissement de l’Union européenne, en particulier dans le contexte de la crise économique européenne, des problèmes de sécurité nationale mis en exergue par les deux attentats terroristes perpétrés à l’encontre de touristes au premier semestre 2015, et de l’isolationnisme culturel européen croissant vis-à-vis des populations musulmanes. Les pays voisins de la Tunisie ne cultivent pas de pratiques démocratiques inspirantes que le pays pourrait suivre. Aucun mouvement d’opposition dominant et déjà légitimé n’attendait dans l’ombre de prendre le pouvoir et d’établir un ordre démocratique de manière consensuelle, comme ce fut le cas, par exemple, en Afrique du Sud. Même si le parti islamiste Ennahdha a remporté lors des élections du 23 octobre 2011 davantage de suffrages que les autres forces politiques, il n’a toutefois obtenu que 37 % des suffrages (comparé au Congrès national africain qui a obtenu 62 % des suffrages lors des premières élections libres de 1994 en Afrique du Sud), et sa légitimité à représenter le peuple tunisien dans son ensemble a été âprement contestée par une part importante de la population et notamment par de nombreux membres de l’élite commerciale et traditionnelle du pays. La Tunisie n’avait aucun antécédent de régime démocratique, celle-ci ayant été dominée par l’Empire ottoman, puis par le colonialisme français, et après son indépendance, par un régime autoritaire, personnalisé et à parti unique (et ultérieurement, à parti quasi unique), d’abord sous Habib Bourguiba puis sous Zinedine Ben Ali. Enfin, le contexte international n’était pas particulièrement favorable au succès de la transition en Tunisie. Bien que la communauté internationale ait salué l’apparition du Printemps arabe, cet enthousiasme s’est rapidement atténué avec l’émergence d’une instabilité dans la région et la prise de conscience que la mise en place d’une transition démocratique dans la région arabe ne serait pas simple. En outre, l’optimisme initial quant à la possibilité que les partis islamistes s’engagent dans une démocratie libérale s’est rapidement érodé dans certains secteurs clés de la société politique européenne face aux critiques acerbes des cercles laïques arabes quant à une suspicion fondée ou non de « double langage » des partis islamistes sur leur valeurs démocratiques et même de leur complicité avec le terrorisme. II. Légitimités diverses La nécessité pour les systèmes politiques et les institutions de gouvernance de jouir d’une légitimité pour assurer une stabilité et, donc, un bien-être de la population a longtemps été considérée comme une question centrale en sociologie politique. Weber (1984) distingue trois formes de légitimité : la légitimité traditionnelle, la légitimité charismatique et la légitimité rationnelle/légale. La légitimité traditionnelle, représentée, par exemple, par un monarque traditionnel, n’existe plus en Tunisie du moins depuis l’abolition du régime beylical peu après l’indépendance en 1956. La légitimité charismatique, dont l’expérience a été faite du moins au début du régime instauré par Habib Bourguiba, n’existait assurément plus sous Ben Ali, et la révolution tunisienne n’a pas été dirigée par un leader charismatique donné qui aurait pu endosser une certaine légitimité. Le régime instauré par Ben Ali reposait sur un mélange de légitimité rationnelle/légale et d’autoritarisme puisant dans la légitimité 344

de l’édification post-indépendance, par Bourguiba, d’un état. Toutefois, la nature de plus en plus kleptocratique de la famille dirigeante a ébranlé la perception qu’avait la population d’un système étatique responsable (Beau and Tuquoi, 1999), entraînant ainsi un certain nombre de soulèvements de travailleurs et, finalement, la formation d’un vaste mouvement d’opposition renforcé par le Mouvement du 18 octobre 2005, lequel a rassemblé des chefs de l’opposition de tous bords, des militants de gauches aux islamistes (Jourchi, 2013). Parmi les autres formes de légitimité figure l’autorité sacrée2, laquelle émane d’une source spirituelle, religieuse ou autrement transcendante. Les dirigeants de l’Arabie saoudite ainsi que ceux de l’Iran revendiquent pareille légitimité et donc une autorité (Skelly, ed., 2009: 166). En Tunisie, les islamistes du courant principal n’ont jamais fait valoir leur légitimité sur ce fondement, et, les Frères musulmans avec lesquels le parti Ennahdha est associé ont régulièrement critiqué la légitimité des revendications d’autorité sacrée avancées par les dirigeants saoudiens. Néanmoins, il ne fait aucun doute qu’une part importante des électeurs d’Ennahdha soutient ce parti en raison de son orientation religieuse et de son engagement à incorporer des principes islamiques dans sa gouvernance. À l’inverse, de nombreux laïques tunisiens préfèrent le modèle de relation entre la religion et l’état adopté par Bourguiba, Ataturk, et, dans une certaine mesure, par la République française, les institutions religieuses ayant à rendre compte à l’État, et non pas l’inverse, et un code juridique majoritairement fondé sur le modèle napoléonien. Par conséquent, pour de nombreux laïques, la politisation de l’islam par l’Ennahdha délégitimise le parti en tant qu’acteur normal dans un système démocratique. L’un des principaux points de désaccord durant le processus constitutionnel portait, par exemple, sur les efforts déployés par l’Ennahdha pour inclure une formulation définissant la nature islamique de l’État, initiative qui a finalement été abandonnée dans le cadre de l’accord politique ayant permis au processus constitutionnel de voir le jour3. Le débat concernant le rôle légitime de l’islam politique au sein d’une démocratie est peut-être le sujet le plus polémique en Tunisie, et dans l’ensemble de la région arabe (Hamid, 2014). Malgré la méfiance de bon nombre de laïques concernant les objectifs ultimes de l’Ennahdha, le Parti s’est formellement engagé à suivre un modèle démocratique libéral depuis sa création, sur les bases des groupements islamistes antérieurs, durant le bref « coup d’État de Ben Ali » de 1987. Les partis d’extrême gauche ayant également abandonné toutes prétentions à l’établissement d’une « démocratie populaire » au sens soviétique du terme4, et les principaux acolytes de l’ancien régime ayant été exclus de toute participation à l’Assemblée nationale constituante, il y avait, après la révolution, quasi-unanimité sur le fait que la nouvelle constitution devait être fondée sur une légitimité rationnelle/légale établie par une responsabilité démocratique. 2 « numineuse » 3 « Ennahda supprime l’article 141 définissant l’Islam comme religion d’État », 31 octobre 2013, accessible à l’adresse : http://www.islametinfo.fr/31/10/2013/tunisie-ennahda-suppression-de-larticle-141-definissantlislam-comme-religion-d-etat/. Toutefois, les islamistes sont parvenus à faire inclure dans l’Article 6 de la Constitution, une phrase exigeant que l’État « protège le sacré ». 4 Selon lequel la légitimité serait naturellement inhérente à la représentation objective, par le Parti communiste, des intérêts de la population et du déroulement « scientifique » de l’histoire ; l’opposition à l’hégémonie du Parti provenant d’intérêts antagonistes envers le peuple, leur élimination étant ainsi justifiée. 345

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III. Élargissement de la légitimité du nouvel ordre constitutionnel Plus le processus constitutionnel tunisien se dévoilait, plus il apparaissait clairement que la nature de la légitimité démocratique devait être définie, et que le modèle traditionnel, démocratique et libéral de reddition de comptes par l’intermédiaire de représentants élus était insuffisant. Cette nécessité d’élargir et d’approfondir la démocratie représentative pour y inclure la participation est, en fait, une particularité de la politique mondiale contemporaine, aux termes de laquelle les citoyens espèrent être en mesure de participer plus ou moins au dialogue permanent sur les questions de gouvernance, à la fois par l’intermédiaire d’une société civile organisée et, notamment en temps de crise, par le biais de l’impact de la protestation populaire. Bien que certains dirigeants de la société civile aient affirmé que la démocratie participative était « plus démocratique » que la démocratie représentative (Naidoo, 2003), de plus en plus d’éléments tendent à montrer qu’une démocratie efficace exige à la fois une représentation et une participation (Doherty, 2001). Les contestations de la société civile et les manifestations populaires ont joué des rôles importants, à certains moments clés, dans la transition démocratique tunisienne, mais l’institution représentative qu’est l’Assemblée nationale constituante demeurait essentielle à l’aboutissement du processus constitutionnel, comme nous le verrons plus en détail ci-dessous. Peu de temps après la Révolution, la situation en Tunisie s’est caractérisée par une instabilité et des contestations populaires considérables. Ben Ali ayant fui vers l’Arabie saoudite sans avoir planifié aucune succession, le pouvoir revenait, selon les dispositions de la constitution alors en vigueur et bien qu’il n’ait pas été revendiqué par ceux-ci, à ses anciens collaborateurs, notamment Fouad Mebazaa, Président de la Chambre basse du parlement établi par Ben Ali, et Mohamed Ghannouchi, dernier premier ministre de Ben Ali. Insatisfaits de la possibilité que la révolution ne se traduise que par la simple destitution de Ben Ali sans qu’il n’y ait de changement fondamental dans la nature du régime, les citoyens tunisiens ont décidé d’organiser des manifestations populaires, qui se sont poursuivies jusqu’à la démission de Mohamed Ghannouchi le 27 février 2011 (Angrist, 2013). Durant la période post-révolutionnaire quelque peu confuse, une Commission supérieure de la réforme politique a été établie afin d’élaborer un plan de transition démocratique ; la Commission a, par la suite, été fusionnée avec le Comité de défense de la révolution afin de créer, le 15 mars 2011, l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Cette Instance, dirigée par l’expert constitutionnel Yadh Ben Achour, était composée de représentants de la plupart des forces politiques du pays (à l’exception de l’ancien parti au pouvoir, lequel avait été banni) ainsi que d’importantes organisations de la société civile, dont la très puissante Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). L’organe dirigé par Ben Achour, dont la composition a graduellement excédé, par la co-option, 150 membres, a élaboré, essentiellement par le biais d’un consensus5, un plan d’action applicable à la période de transition prévoyant notamment la tenue d’élections démocratiques pluralistes pour l’établissement d’une Assemblée nationale constituante chargée d’élaborer une nouvelle constitution. Ce plan d’action a été institutionnalisé par une constitution 5 Le parti Ennahda s’est retiré de la commission fin juin 2011 en se plaignant du fait que les décisions prises ne l’avaient pas été de manière consensuelle. 346

temporaire adoptée le 23 mars 20116. Le caractère inclusif de la transition tunisienne et l’attention portée à la légitimité étaient donc déjà bien présents aux premiers stades de la période post-révolutionnaire. Trois éléments en témoignent. Premièrement, l’acceptation par Mebaaza et Mohamed Ghannouchi et les autres héritiers du pouvoir après la fuite de Ben Ali, du fait que la contestation populaire exigeait l’établissement d’un nouvel ordre politique et non le simple remplacement du chef de l’État au moyen d’élections organisées selon les principes de l’ancienne constitution ; reconnaissant ainsi que la légitimité des soulèvements populaires continus dépassait celle de la constitution officielle existante. Deuxièmement, la composition complète de la commission de Ben Achour, laquelle comprenait non seulement des représentants des partis politiques, mais également des représentants des principales organisations de la société civile, y compris de syndicats, d’organisations de défense des droits de l’homme et d’associations professionnelles clés telles que l’ordre national des avocats. Troisièmement, la décision de procéder à l’élaboration d’une nouvelle constitution par l’intermédiaire de l’Assemblée nationale constituante (ANC) démocratiquement élue, laquelle aurait à approuver la nouvelle Constitution à la majorité des deux tiers ou, à défaut, lors d’un référendum populaire. Étant donné que l’ANC devait être élue selon un scrutin proportionnel garantissant la représentation de l’ensemble des groupements politiques, même les plus petits, il apparaissait donc clairement, encore une fois, que le processus transitionnel serait marqué par un principe d’intégration, permettant ainsi d’acquérir une large légitimité populaire. IV. Assemblée nationale constituante : Élections de 2011 Les élections de l’ANC ont résulté en une forte représentation de l’Ennahdha, parti d’inspiration islamique, dirigé par Rached Ghannouchi, penseur musulman ayant longtemps été en exil (2013) ; avec 37 % des suffrages, l’Ennahdha a obtenu 41 % des sièges (Donker, 2013). Les autres partis se sont retrouvés loin derrière en termes de suffrages et de sièges, et les suffrages laïques se sont trouvés partagés entre plusieurs petits partis. Une coalition gouvernementale a été établie entre l’Ennahdha et deux partis de moindre importance : l’hétérogène Congrès pour la République, composé à la fois de membres laïques et de membres islamistes et dirigé par Moncef Marzouki, fervent défenseur des droits de l’homme, et le parti Ettakatol, membre tunisien de l’Internationale socialiste (auquel la plupart des partis socialistes démocratiques européens sont rattachés), dirigé par Mostapha Ben Jaafar. La « Troika » au pouvoir a décidé de nommer Marzouki à la fonction de Président, un des dirigeants de l’Ennahdha, Hamadi Jebali, à la fonction de Premier ministre, et Ben Jaafar à la fonction de Président de l’ANC. Compte tenu du manque d’expérience de la classe politique tunisienne en prise de décision démocratique et des visions divergentes quant à la nature privilégiée de l’État, le processus d’élaboration de la constitution a, sans surprise, été marqué par une contestation importante et un certain nombre de crises ayant parfois menacé d’enrayer le processus (Ajami, 2012). Les moments les plus forts de la contestation 6 Décret-loi n° 14-2011 du 23 mars 2011, portant organisation provisoire des pouvoirs publics, accessible à l’adresse : http://www.wipo.int/edocs/lexdocs/laws/fr/tn/tn052fr.pdf. 347

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populaire ayant suivi de violentes attaques (dont une attaque de l’École américaine à Tunis, le 14 septembre 20127, un affrontement devant le siège de l’UGTT, le 4 décembre 20128, l’assassinat du militant de gauche Chokri Belaid, le 6 février 20139, et l’assassinat de Mohamed Brahmi, membre de l’ANC, le 25 juillet 201310), on pourrait arguer que ces évènements inquiétants n’ont fait que transformer en une action collective des préoccupations considérables déjà existantes quant à l’évolution du processus constitutionnel au sein de l’Assemblée nationale constituante. V. Légitimité et engagement public Aucune consultation publique structurée n’était formellement nécessaire dans le cadre du processus constitutionnel adopté par l’Assemblée nationale constituante. Certains membres spécialistes du droit ont indiqué avoir été choisis pour rédiger une constitution et ont déclaré disposer des connaissances nécessaires pour le faire au nom du peuple. De leur point de vue, l’organisation d’une consultation publique n’aurait été rien de moins qu’une « imposture », car le citoyen moyen n’avait qu’une compréhension très limitée de ce qui ferait une bonne constitution. Toutefois, les membres de l’ANC, étaient également désireux de répondre à l’intérêt manifeste du public et de suivre des pratiques internationales contemporaines, dans le cadre du processus constitutionnel, qui mettent l’accent sur des processus inclusifs et participatifs d’élaboration de la constitution (Hart, 2003, Samuels, 2005 ; Landemore, 2014). L’ANC a créé six commissions constitutionnelles, chacune chargée de la rédaction d’un chapitre thématique précis de la nouvelle constitution. Le travail des commissions devait être mis en commun par l’intermédiaire d’un comité de coordination présidé par le Président de l’Assemblée, M. Ben Jaafar, la fonction de principal Rapporteur11 ayant été attribuée à Habib Kheder, membre de l’Ennahdha, après que celui-ci a remporté un vote fortement contesté face à Fadhel Moussa, Doyen de la faculté de droit de l’Université de Tunis et représentant du parti laïque de gauche Al-Massar12. Il a été convenu que les membres de l’ANC formeraient des commissions multipartites et visiteraient l’ensemble des 24 gouvernorats tunisiens13 une fois la première version de la nouvelle constitution publiée, fin 2012. En outre, de nombreuses organisations de la société civile ont fourni des témoignages écrits et oraux aux diverses commissions 7 Karen Brulliard, « In Tunisia, embassy attack tests fledgling democracy », Washington Post, 20 septembre 2012, accessible à l’adresse : http://www.washingtonpost.com/world/middle_east/in-tunisia-embassyattack-tests-fledgling-democracy/2012/09/20/19f3986a-0273-11e2-8102-ebee9c66e190_story.html. 8 Mohamed-Salah Omri, « Trade unions and the construction of a specifically Tunisian protest configuration », OpenDemocracy, 24 septembre 2013, accessible à l’adresse : https://www.opendemocracy.net/mohamedsalah-omri/trade-unions-and-construction-of-specifically-tunisian-protest-configuration. 9 Wafa Zaiane, « Chokri Belaid assassination prompts protests », BBC News, 6 février 2013, accessible à l’adresse : http://www.bbc.com/news/world-21349719. 10 « Tear gas fired at Tunisian protesters: Police disperse supporters of assassinated politician Mohamed Brahmi, as they call for the government to be toppled », Al Jazeera, 28 juillet 2013, accessible à l’adresse : http://www. aljazeera.com/news/africa/2013/07/201372710011814239.html. 11 Coordinateur du processus constitutionnel. 12 Asma Ghribi, « Ennahdha Candidate Wins Key Position for Drafting of New Constitution », TunisiaLive, 2 février 2012, accessible à l’adresse : http://www.tunisia-live.net/2012/02/02/ennahdas-habib-khedrvictorious-in-elections-for-constituent-assemblys-subcommittee/. 13 L’équivalent des comtés dans un contexte anglo-saxon. 348

constitutionnelles, et des groupes de personnes, tels que des étudiants universitaires, ont été consultés. Les audiences publiques se sont tenues dans un climat généralement pacifique, en dépit des quelques petites manifestations organisées à l’intérieur et à l’extérieur par des groupes salafistes opposés à l’« imposition occidentale » d’une démocratie en Tunisie. Les principaux groupes islamistes et laïques ont incité leurs partisans à témoigner en faveur de leurs diverses positions, permettant ainsi au large spectre de points de vue d’être exprimés. D’autres projets constitutionnels ont été élaborés au cours des six mois suivants, ayant principalement entraîné l’abandon, par l’Ennahdha, de ses efforts pour renforcer les références islamiques de la constitution, de telle sorte qu’en juillet 2014, seul un faible nombre de questions générant quelques divergences restaient à examiner par l’ANC. Le processus formellement consultatif et publiquement ouvert à tous, ainsi que le nombre très limité de points de discorde ont masqué un mécontentement plus profond de certaines parties de la population quant au processus utilisé, et notamment auprès des personnes exprimant un point de vue laïque. Petit à petit, les militants laïques ont commencé à douter de la légitimité démocratique de l’ANC, au motif notamment que celle-ci avait dépassé son mandat initialement prévu d’un an (bien que cette durée n’ait pas été légalement arrêtée). L’assassinat de Belaid a généré plusieurs grandes manifestations ayant conduit à la démission du Premier ministre membre de l’Ennahdha et à la nomination de ministres non partisans à la tête de plusieurs ministères clés, même si le développement constitutionnel était toujours en cours. L’assassinat de Brahmi, cinq mois plus tard, a résolu l’opposition à se concentrer sur le rééquilibre d’un processus de transition qui, selon eux, accordait trop d’importance aux résultats des élections du 23 octobre 2011 et n’en accordait que trop peu à la société civile, sur les points de vue des militants, lesquels avaient joué un rôle majeur dans la révolution de janvier 2011, et sur les principes fondateurs de l’État tunisien. Le coup d’État ayant eu lieu en Égypte fin juin, afin de renverser le gouvernement élu des Frères musulmans, a soulevé d’autres questions quant à l’issue de la transition en Tunisie. La question de la légitimité de la transition démocratique est devenue primordiale et s’est d’abord jouée dans la rue. D’importantes manifestations de l’opposition ont été organisées, lesquelles regroupaient la société civile laïque, des partis politiques, des syndicats, ainsi que bon nombre de citoyens non affiliés qui estimaient que les objectifs de la révolution avaient été détournés pour servir des fins islamistes. Un mouvement tunisien apparu sur les réseaux sociaux, homonyme du mouvement Tamarrod (rébellion) égyptien ayant entraîné des manifestations laïques à la veille du coup d’État égyptien, a brièvement suscité l’attention avec ses demandes de soutien massif de son appel à la dissolution du gouvernement Troika et de l’Assemblée nationale constituante, et à la rédaction de la constitution par un comité d’experts. Bien qu’un certain nombre de partis de l’opposition aient appelé à la dissolution de l’Assemblée nationale constituante, la plupart des figures de l’opposition ont reconnu en privé les dangers inhérents à la dissolution des institutions étatiques et à la cession du pouvoir à un groupe quelconque d’experts incontrôlés. Au lieu de cela, tout en insistant sur le fait que le gouvernement devait démissionner en faveur d’un gouvernement non partisan de « technocrates » pour gérer l’organisation des élections une fois la constitution adoptée, la plupart des principales figures de l’opposition ont 349

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déclaré qu’il était nécessaire que l’ANC demeure en place, mais avec des pouvoirs et des rôles circonscrits. La légitimité du processus de transition a atteint son apogée à la fin de l’été 2013. L’équilibre entre les différentes forces institutionnelles tunisiennes étant différent, une autre institution, telle que l’institution militaire, aurait tout aussi bien pu prendre le pouvoir en prétendant représenter légitimement les plus hauts intérêts nationaux. La non-implication institutionnalisée des forces armées dans la politique tunisienne, que Bourguiba et Ben Ali avaient tous deux pris grand soin d’assurer, a limité ce risque et contraint les différentes principales forces de la société tunisienne à trouver un compromis par la voie du dialogue, menant ainsi à une légitimité renouvelée du processus de transition. La configuration particulière des groupes organisés en Tunisie a permis de s’assurer qu’aucun groupe n’était en mesure de se transformer en une force hégémonique capable de dominer ou de sublimer ses concurrents. L’engouement initial pour le mouvement Tamarrod tunisien est retombé face aux doutes qu’ont générés ses allégations concernant l’obtention de plus d’un million de signatures en faveur de la dissolution de l’Assemblée nationale constituante14. Les manifestations laïques et sit-in réguliers organisés devant le siège de l’ANC ont continué d’attirer les foules, mais ont manifestement montré un épuisement au fil des semaines. Les forces pro-islamistes ont également échoué dans leur tentative de démontrer qu’elles bénéficiaient d’un soutien massif. Pour tenter de démontrer leur capacité supérieure de mobilisation, l’Ennahdha et ses alliés ont promis une manifestation d’« un million » de personnes au siège du gouvernement, la Kasbah, le 3 août. Seul envers un cinquième du million annoncé s’est effectivement présenté15. Finalement, l’absence de la seule légitimité (électorale) avancée s’est vue confirmée par la décision du Président de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfar, de suspendre le travail de l’ANC à compter du 6 août afin de permettre des discussions entre les acteurs politiques et sociaux, en vue de parvenir à un compromis. Cette suspension est venue confirmer la légitimité des manifestations de rue et du boycott de l’opposition. Même si certains partisans de la coalition Troika, dont une majorité à l’ANC (et dont Ben Jaâfar lui-même faisait partie), ont contesté la décision et menacé de remplacer Ben Jaâfar, ces demandes soit provenaient de partis anti-laïques marginaux16 soit représentaient (comme pour de nombreux appels de l’opposition à la dissolution d’institutions étatiques, tel qu’indiqué ci-dessus) une position de négociation visant à maintenir une certaine pression pour obtenir le retour des politiciens de l’opposition. L’Ennahdha, en particulier, s’est exprimé avec prudence en parlant d’« inquiétudes » quant à la suspension des plénières de l’ANC, tout en « espérant » que cette situation permettrait de parvenir à un compromis. 14 Hamza Marzouk, « Le Mouvement Tamarrod atteint plus d’1 million de signatures » .L’Économiste Maghrebin, accessible à l’adresse : http://www.leconomistemaghrebin.com/2013/09/02/le-mouvementtamarrod-atteint-plus-qu1-million-de-signatures/. 15 « Manifestation massive des partisans d›Ennahda », Nouvel Observateur, August 4 2013, accessible à l’adresse : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130804.OBS2151/tunisie-manifestation-massivedes-partisans-d-ennahda.html. 16 Le 27 septembre 2013, par exemple, Abderaouf Ayadi, dirigeant du parti WAFA, a critiqué les efforts du Quartet d’organisation d’un Dialogue national qui, selon lui, ont compromis les résultats des élections de 2011 et ont contribué à l’installation d’un régime anti-démocratique. 350

L’automne 2013 s’est caractérisé par l’émergence progressive d’un modèle dans lequel les différents acteurs politiques, reflétant les différentes revendications de légitimité, ont modéré leurs positions initiales, des navettes diplomatiques informelles ont été entreprises entre les principaux acteurs, tandis que plusieurs initiatives ont été lancées pour faciliter la médiation d’un compromis. VI. Naissance de la légitimité associative – Dialogue national et recherche d’un compromis Une avancée décisive dans le processus constitutionnel s’est produite grâce à l’émergence de ce que l’on appelle un Quartet : quatre grandes organisations tunisiennes dont, principalement, l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) – de loin la plus grande et historiquement la plus influente des unions syndicales tunisiennes – l’union patronale UTICA, la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), et l’Ordre national des avocats tunisiens. Ensemble, ces groupes représentent les piliers les plus importants de l’organisation associative de la société tunisienne après l’indépendance. Même si chacune de ces organisations a été, dans une dans une mesure variable, contrainte de faire des compromis avec l’ancien régime, elles ont toutefois conservé une certaine légitimité en tant que véhicules de l’expression des points de vue des citoyens, de l’articulation des préoccupations économiques et sociales, et de négociation avec l’ancien régime. Contrairement aux organisations naissantes de la société civile ayant proliféré après la révolution, dont la base sociale réelle était souvent éphémère, le capital symbolique substantiel (Bourdieu, 1986) inhérent à l’UGTT et une moindre mesure à ses alliés a revêtu une importance encore plus grande face au manque de légitimité observé après la révolution. Le Quartet, par l’intermédiaire de ses quatre institutions membres, pouvait, non sans justification, demander à représenter de façon organique, sans avoir été officiellement élu, les positions de la fondation sociale de l’État Bourguibiste ; les travailleurs et dirigeants des grandes entreprises publiques et des entreprises associées à l’État, lesquels ont été la clef de voûte de la stratégie de développement nationale après l’indépendance, et l’intelligentsia largement laïque créée grâce à l’augmentation massive, dans le nouveau pays, des prestations éducatives publiques. Le Quartet reflétait donc le troisième aspect fondamental de la légitimité dans l’environnement post-révolutionnaire, la légitimité des institutions d’« ancrage », ce que j’appellerai une légitimité associative17. Le rôle clé joué par l’UGTT lors de la transition est exploré plus en détail dans d’autres documents (voir par exemple Yousfi, 2015). Toutefois, l’un des phénomènes les plus marquants a sans doute été la transformation de l’UGTT lors de la crise de 2013, celleci étant passée du statut d’organisation généralement perçue comme partisane (ayant organisé des manifestations de rue contre le gouvernement Troika après l’assassinat de Brahmi) à celui d’intermédiaire entre les acteurs de la scène idéologique. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, depuis la révolution, plusieurs attaques physiques ont été enregistrées contre les militants et les locaux de l’UGTT, en grande partie attribuées à la Ligue de protection de la Révolution, elle-même généralement 17 Ce type de légitimité est généralement qualifiée de « corporatiste » mais au vu de l’utilisation courante largement faite du terme « corporation », je pense que ce terme peut prêter à confusion et que le terme « associative » décrit mieux cette forme de revendication de légitimité. 351

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considérée comme proche de l’Ennahdha, si ce n’est comme sa pseudo milice cachée. Les relations entre les dirigeants de l’Ennahdha et ceux de l’UGTT en 2012 et 2013 étaient glaciales, l’Ennahdha ayant fréquemment refusé d’engager l’UGTT. La clé de la transformation de ces rapports a été la paix signée entre le dirigeant de l’UGTT, Houcine Abassi, et le dirigeant de l’Ennahdha, Rachid Ghannouchi, ainsi que la reconnaissance, par chacun, de la légitimité du rôle de l’autre organisation. Le « Dialogue national », qui a rassemblé les représentants de tous les partis politiques ayant des députés élus à l’ANC ainsi que les intervenants de la société civile, est officiellement entré en fonction le 7 octobre 2013. Même si le Dialogue national était une initiative entièrement volontaire, sans aucune capacité juridique, celui-ci s’est rapidement vu attribuer une légitimité intrinsèque équivalente ou supérieure à celle du parlement et du gouvernement. Bien que les discussions de cet organe se soient tenues à huis clos, les points de divergence et de discorde ont immédiatement été relayés par les médias. Malgré le nombre considérable de surenchères de la part des intervenants concurrents, le Dialogue s’est avéré être une tribune efficace pour débattre des principaux points de discorde : l’adoption de la Constitution, le remplacement d’un gouvernement politique (dominé par les islamistes de l’Ennahdha) par un gouvernement technocrate, et la conclusion d’un accord concernant l’organisation des élections en 2014. VII. Accord constitutionnel et fondements du nouvel ordre institutionnel Le Dialogue national est parvenu à stabiliser la situation politique et à mettre en place un accord-cadre permettant à l’ANC de reprendre ses travaux, y compris sur la Constitution, début janvier 2014. Même si le Dialogue national reposait notamment sur une légitimité extra-parlementaire et associative des membres du Quartet, la majorité de ses intervenants était des représentants de partis politiques détenant des sièges à l’ANC. En outre, le Dialogue n’a pas cherché à remplacer l’ANC en tant qu’organe législatif. Les décisions du Dialogue ont finalement été soumises à l’ANC afin que cette dernière les intègre dans le texte constitutionnel, et les prenne en compte dans l’approbation d’un nouveau gouvernement technocrate, et dans l’instauration d’un cadre pour l’organisation des élections législatives et présidentielles de 2014. La majorité des acteurs politiques, même ceux ayant contesté la légitimité incontrôlée de l’ANC, ont reconnu les dangers inhérents à la dissolution du seul organe élu du pays et à l’affirmation d’une légitimité populaire et/ou associative non éprouvée. L’ANC ne s’est pas contentée d’approuver sans discussion les décisions prises par le Dialogue. Un juste équilibre a été trouvé entre la reconnaissance et le respect des accords conclus au niveau du Dialogue national et le maintien du rôle de l’Assemblée comme lieu d’examen et d’amélioration de la législation. Une structure parlementaire innovante, le Comité de compromis, avait déjà été mise en place préalablement à la suspension de l’activité parlementaire du 6 août, laquelle était composée de représentants des différents groupes politiques. Ce Comité a joué un rôle fondamental au cours des dernières semaines du débat constitutionnel, une fois l’Assemblée autorisée à reprendre ses travaux sur la Constitution, début 2014. Les clauses constitutionnelles étant débattues une par une en plénière, lorsque des désaccords majeurs étaient exprimés, la clause était mise de côté pour que le Comité 352

de compromis18 en débatte. Malgré quelques débats houleux lors des séances plénières de janvier 2014, et l’adoption de certaines révisions importantes du projet constitutionnel (renforçant notamment, mais pas seulement, les libertés et les droits laïques), le débat en plénière et le vote article par article du projet constitutionnel s’est avéré remarquablement efficace, ne prenant que trois semaines de son lancement au vote écrasant en faveur de la version complète du 26 janvier 2014. Bien que la constitution ait été votée par l’Assemblée nationale constituante élue, son adoption générale tant par les parlementaires de tous horizons politiques, que par la société civile dans son ensemble, est clairement due à l’interaction des trois légitimités concurrentes : électorale, populaire, et associative. La bienveillance manifestée par la société politique pendant plusieurs mois après l’adoption de la constitution a permis l’utilisation de la même approche axée sur le compromis lors de l’adoption de la législation relative aux élections et de l’élaboration d’un calendrier des élections du nouveau parlement, de l’Assemblée des représentants du peuple, et de la présidence, au cours du dernier trimestre 2014, respectant l’échéance constitutionnelle. VIII. Réalisations et fragilité révélée du compromis constitutionnel Les processus électoraux de 2014 ont été marqués par deux évolutions contradictoires au sein de la classe politique. Malgré les frictions et accusations inévitables dans une campagne électorale animée, et la brève crainte que le candidat présidentiel perdant déploie de sérieux efforts pour contester les résultats, notamment en recourant à la mobilisation populaire, les deuxièmes élections démocratiques se sont finalement déroulées paisiblement et ont une nouvelle fois mené à un transfert de pouvoir. Le parti Nidaa Tounes, coalition de différentes tendances anti-islamiste, a remplacé l’Ennahdha au rang de parti le plus largement représenté au parlement, mais tout comme l’Ennahdha en 2011, n’est pas parvenu à atteindre la majorité, avec 86 membres sur 217. L’Ennahdha s’est affirmé comme solide second, avec 69 sièges, loin devant l’Union patriotique libre de l’homme d’affaires Slim Riahi (16 sièges) et le Front populaire de gauche (15 sièges), eux-mêmes suivis par le parti libéral et laïque Afek Tounes (8 sièges), une poignée de partis indépendants et le reste des partis centristes de l’Assemblée nationale constituante. Lors des élections présidentielles, le ministre sous Bourguiba et le Premier ministre de la transition de 2011, Beji Caid Essebsi, a évincé le président par intérim, Moncef Marzouki, en poste de 2011 à 2014, ce dernier tacitement soutenus par de nombreux militants de l’Ennahdha19, par une majorité claire, quoique relativement serrée, de 56 % contre 44 %. La défaite des partis centristes, qui avaient insisté sur un dialogue entre les camps « islamistes » et « laïques », a été l’évènement le plus frappant des élections de 2014. Les faibles résultats obtenus par les deux partis partenaires de l’Ennahdha de 2011 à 2014, l’Ettakatol et le CPR, pourraient être perçus comme une sanction anti-gouvernementale prévisible, qui pénalise généralement plus durement les partenaires minoritaires de la coalition, comme ce fût le cas lors des élections britanniques de 2015. Toutefois, même les partis centristes qui étaient restés en dehors des gouvernements de 2011 à 2014 ont 18 Le nom du Comité est parfois traduit par Comité du consensus. 19 Mais non par ses dirigeants, lesquels sont restés scrupuleusement neutres et ont même été accusés par les partisans de Marzouki, au second tour, de soutenir implicitement Essebsi. 353

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obtenu de mauvais résultats. Certains des problèmes rencontrés par les partis centristes sont nés de leurs propres erreurs : le CPR et les partis républicains ont été divisés en plusieurs groupes dissidents, dont aucun n’avait atteint une masse critique ou une notoriété publique suffisante pour organiser des campagnes efficaces20. L’explication la plus évidente aux faibles résultats obtenus par les partis réside, à première vue, dans cet effet de « compression », dû notamment à l’efficacité de la campagne « pour que votre vote compte » lancée par Nidaa Tounes, laquelle appelait clairement à donner la priorité au fait d’expulser l’Ennahdha du pouvoir, au-delà de tous autres intérêts politiques partisans. Les partis centristes de nombreux pays ont souvent des difficultés à s’affirmer dans un environnement politiquement polarisé comme ce fut le cas lors des élections tunisiennes de 2014. Cependant, contrairement aux systèmes démocratiques plus institutionnalisés, l’élimination des discours de compromis et de modération dans la campagne électorale de fin 2014 a souligné la relative fragilité de l’accord tunisien. La bipolarisation de la campagne électorale entre forces « pro-laïques » et force « pro-islamistes », et le renforcement des clivages régionaux de longue date dans les résultats des élections ainsi que les manifestations ultérieurement organisées en contestation de ces résultats dans le sud du pays, ont démontré le potentiel de mobilisation permanent des discours manichéens qui, souvent, ne respectent guère le droit de l’« Autre » d’exister. La campagne anti-islamiste a souligné le prétendu risque qu’une autre victoire islamiste entraîne la mise en place d’un État islamiste répressif, tandis que de l’autre côté, notamment durant les élections présidentielles, les forces laïques ont été accusées de traduire un retour à l’époque de la dictature répressive. Il est évidemment apparu que l’accord constitutionnel n’avait entraîné aucune acceptation institutionnalisée de la légitimité démocratique des forces politiques concurrentes (Knight and Johnson, 1994). Le respect des processus démocratiques est souvent apparu davantage comme le fruit d’une reconnaissance de la realpolitik fondée sur l’incapacité de chaque bord à exclure l’autre, que comme un respect du droit d’être en désaccord qui est au cœur de tout règlement politique « agoniste » (Mouffe, 2013).

20 En dehors d’Afek Tounes, qui s’en est relativement bien sorti lors des élections de 2014. Il s’agit toutefois là d’un cas exceptionnel car l’organisation avait adopté une idéologie et ciblait une audience clairement néolibérales (élites entrepreneuriales et professionnelles favorables aux entreprises), existait avant sa fusion avec le Parti républicain, et demeurait différente d’un point de vue pratique et idéologique, si ce n’est d’un point de vue organisationnel. Quoi qu’il en soit, Afek a obtenu moins de 2 % du vote populaire en obtenant ses 8 sièges. 354