Clayton Christensen : « Pourquoi je suis inquiet »

24 févr. 2010 - LE PLUS GRAND SPÉCIALISTE MONDIAL DE L'INNOVATION ANALYSE POUR NOUS ... conscients de la rupture en marche et l'ad- mettent ...
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Clayton Christensen : « Pourquoi je suis inquiet » LE PLUS GRAND SPÉCIALISTE MONDIAL DE L’INNOVATION ANALYSE POUR NOUS QUELQUES-UNES DES PROBLÉMATIQUES LES PLUS BRÛLANTES AUXQUELLES SONT CONFRONTÉES LES ENTREPRISES OCCIDENTALES. DES PROPOS DÉCAPANTS. > Propos recueillis par Philippe Silberzahn

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Plus de douze ans après votre premier ouvrage, les grandes organisations sontelles devenues plus performantes dans la façon dont elles gèrent les ruptures ?

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Clayton M. Christensen : Certaines, oui, et c’est peut-être un des rares exemples de travail académique qui a réussi à avoir un impact sur les entreprises! Je peux vous citer trois exemples très différents d’initiatives prises directement à sa suite. Le premier est GE Medical Systems. Cette société produit des scanners qui coûtent 1 million de dollars pièce, vendus aux hôpitaux. Après avoir lu mon livre, ils ont étudié le marché des machines à ultrasons portables. De telles machines coûtent seulement de 6 000 à 10 000 dollars et les clients sont des médecins. Ils ont pris conscience que l’opportunité était réelle, mais qu’ils devaient créer une nouvelle structure pour l’exploiter, sans cela le projet ne serait jamais rentable et ils tomberaient dans le dilemme de l’innovateur. C’est ce qu’ils ont fait, et ce segment génère maintenant plus de 500 millions de dollars de chiffre d’affaires. Un deuxième exemple est celui de Dow Corning. En 2002, ce fabricant de produits en silicone a découvert que nombre de ses clients n’avaient plus besoin de ses services. Tout ce qu’ils voulaient, c’étaient les produits de base, le moins chers possible. Dans la mesure où le modèle d’affaires de Dow était entièrement fondé sur la vente de produits sophistiqués avec services à valeur ajoutée et tarifs en conséquence, seule la

Une pensée en rupture Professeur à Harvard Business School, Clayton M. Christensen est l’auteur de Innovator’s Dilemma, ouvrage fondateur du champ de l’innovation. Dans ses travaux, il décrit le mécanisme par lequel les leaders d’une industrie sont évincés par un nouveau produit ou service lancé dans le bas de gamme qui ensuite remonte inexorablement vers le haut de gamme. Ses deux derniers ouvrages se sont respectivement intéressés aux ruptures dans le domaine de l’enseignement et de la santé.

création d’une nouvelle structure permettrait de ne pas laisser échapper ce segment, certes bas de gamme, mais potentiellement très lucratif. Dow a donc créé la société Xiameter, dotée d’un système informatique permettant l’automatisation de la vente en ligne, qui représente désormais 30 % du chiffre d’affaires de Dow. Un troisième exemple est celui du gouvernement de Singapour. Dans les années 70, la Corée du Sud, Singapour et Taïwan ont commencé à concurrencer le Japon avec une production de masse à faible coût. Puis ils sont montés en gamme et ont forcé le Japon à se retrancher sur quelques segments à forte valeur ajoutée, un mécanisme classique du dilemme (disruption). Maintenant, ce sont la Chine et l’Inde qui appliquent la même stratégie vis-à-vis de ce trio, et le gouvernement de Singapour en est conscient. Il travaille à susciter de nou-

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velles initiatives pour abandonner le low cost et viser des marchés de non-consommation avec une approche de différenciation, en particulier vers les pays voisins, comme le Vietnam, l’Indonésie ou les Philippines. La crise a récemment montré que l’environnement peut brutalement changer et que les meilleures entreprises peuvent être surprises par ces changements. Disposent-elles des outils adéquats pour anticiper ce qui vient ?

C.C. Les outils existent pour analyser les ruptures qui menacent, mais la capacité à agir face à une rupture reste une vraie dif-

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mettent, mais le passage ne se fait pas au niveau du groupe. Rien ne se passe ! Pour moi, c’est fascinant. C’est incompréhensible. Je dirais que cette question est une nouvelle frontière dans la recherche en gestion. J’ai tenté de briser ce blocage récemment en travaillant avec le PDG de SAP. SAP est victime d’une rupture avec l’apparition de logiciels comme Salesforce.com, qui permet de gérer toute l’activité commerciale de votre entreprise sur le Web. Vous êtes opérationnel en dix minutes, sans rien installer et pour quelques dollars par mois, alors que SAP nécessite des investissements colossaux et une énorme infrastructure. J’ai invité le PDG de SAP à écrire avec moi un article

L’INCAPACITÉ DES ENTREPRISES À AGIR FACE À UNE MENACE EST POUR MOI UN SUJET D’ÉTONNEMENT. sur les ruptures de modèle économique, dont SAP versus Salesforce est typique. Je pensais qu’après cela il réussirait à prendre des mesures. Il n’en a rien été. Je n’en suis pas encore revenu.

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ficulté. Près de dix ans après l’irruption de Google avec sa stratégie de services en ligne, on peut considérer que Microsoft n’a toujours pas vraiment réagi. C’est pourtant une menace mortelle, parfaitement claire pour tout le monde. Idem pour General Motors, histoire bien connue, victime de ruptures successives depuis plus de trente ans ! Les dirigeants en sont conscients, semble-t-il, mais n’ont pas su trouver les outils organisationnels pour agir. Un domaine qui m’est cher, celui de l’enseignement supérieur, connaît également une rupture très forte avec les universités en ligne et les universités d’entreprise, qui mettent à mal le modèle classique « intégré » de l’école de commerce. Depuis douze ans je préviens mon alma mater, Harvard, du danger, mais il y a un déni complet, tant la marque semble une protection contre la concurrence.

SAP, comme tant d’autres, n’est-il pas victime de microdécisions prises au plus bas niveau de l’entreprise ?

Cette impossibilité d’agir face à la rupture ne tient-elle pas à la différence entre ce que les individus peuvent comprendre et ce que le groupe peut faire ?

C.C. Oui, et Robert Burgelman avait déjà décrit cela. Le PDG peut avoir un impact direct sur la création de nouveaux produits, et c’est ce que SAP a fait en introduisant un produit d’entrée de gamme. Mais le réseau de vente n’est pas intéressé, car les marges sont trop faibles. Le PDG n’a que peu d’influence sur les choix que font les forces de vente sur le terrain. Or c’est là que tout se joue. Résultat, le produit d’entrée de gamme est boudé et l’entreprise revient au point de départ : elle se laisse attaquer sans réagir sur le bas de gamme. C’est bien un problème de modèle d’affaires et d’allocation de ressource, pas de produit.

C.C. Certainement. Certains individus sont conscients de la rupture en marche et l’ad-

Avant la faillite de Lehman Brothers, l’industrie financière était pionnière en

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ENTRETIEN CLAYTON CHRISTENSEN : « POURQUOI JE SUIS INQUIET »

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matière d’innovation. Cette industrie at-elle souffert de « trop d’innovation » ?

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C.C. D’une certaine manière, oui, mais cela illustre plutôt une situation classique de dilemme de l’innovateur. Poussées par les marchés à rechercher une rentabilité plus forte, les banques de détail sont montées en gamme en se lançant dans la banque d’investissement, où les marges sont plus élevées. Attaquées par le bas, les banques d’investissement ont dû trouver des activités à forte marge et se sont donc lancées dans la création de produits financiers complexes, où elles ont pu gagner des commissions sur

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C.C. Je pense que oui et, franchement, je suis inquiet. Les Etats-Unis ont subi une rupture dans les industries manufacturières de la part du Japon dans les années 70 et ont battu en retraite vers les industries de services et de connaissance. Mais, maintenant, ils subissent une rupture de la part de la Chine et de l’Inde dans ces industries. Ces pays progressent de manière terrifiante pour nous et je ne vois pas où nous pouvons battre en retraite ! Si vous ajoutez à cela le désintérêt des jeunes Américains pour les études scientifiques et les barrières imbéciles à l’immigration érigées récemment, nous perdons notre capacité créative à nous

LES ÉTATS-UNIS SOUFFRENT DE LA DÉSAFFECTION DES ÉTUDIANTS POUR LES ÉTUDES SCIENTIFIQUES. les transactions, sans avoir à posséder les actifs correspondants. Elles n’ont pas mesuré les implications du fait que, dans la finance, une marge supérieure s’obtient le plus souvent par une prise de risque supérieure… Le moteur de l’innovation de l’économie américaine est-il brisé ?

renouveler. L’industrie du capital-risque, censée jouer un rôle dans ce renouvellement, subit elle aussi une rupture qui lui est propre, déjà décrite pour la finance dans le célèbre article « Capital Market Myopia » il y a vingt ans : il y a cinq fois plus d’argent à investir qu’il y a dix ans, mais certainement pas cinq fois plus d’opportunités. Or, individuellement, aucun investisseur ne va

Un dilemme devenu classique ’opposition entre innovation radicale et innova-

L tion incrémentale est un des fondements des

théories de l’innovation. Tandis que l’innovation incrémentale consiste à améliorer les produits existants, l’innovation radicale consiste à inventer des nouvelles catégories de produits qui sont à la fois nouveaux pour le marché et pour l’entreprise. Le livre fondateur de Clayton M. Christensen, The Innovator’s Dilemma, montre comment les acteurs installés sur un marché profitent des innovations incrémentales, mais sont le plus souvent marginalisés à la suite d’une innovation radicale (par exemple, Kodak et la photo numérique). Cependant, sa thèse ne s’applique pas toujours : de nombreuses entreprises ont réussi non seulement à survivre à une innovation radicale mais à en

tirer profit (par exemple IBM). Christensen est donc revenu sur la question et a admis que ce qui importe, c’est de savoir si l’innovation entre en conflit avec le modèle d’affaires de l’entreprise ou pas. Certaines innovations radicales sont continues : elles renforcent (sustaining) le modèle d’affaires en place ; c’est le cas par exemple de la téléphonie mobile pour les opérateurs télécoms fixes, et c’est donc sans surprise que les opérateurs fixes ont réussi à devenir des acteurs du mobile. D’autres innovations sont discontinues : elles constituent une rupture (disruption) avec le modèle d’affaires, alors le « dilemme » joue. C’est par exemple le cas du low cost pour les grandes compagnies aériennes. I The Innovator’s Dilemma : The Revolutionary National Book That Will Change the Way You Do Business, Harper Business Book, 2003.

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retourner vers ses bailleurs de fonds pour leur rendre l’argent. Résultat : des investissements littéralement à fonds perdus, alors que les opportunités se font rares. Les technologies propres ne représentent-elles pas une telle opportunité ?

C.C. Pour moi, elles se termineront pour la plupart en flop. L’histoire montre que, pour qu’une nouvelle technologie réussisse à grande échelle, il faut qu’elle vise les nonconsommateurs. Si elle attaque de front une consommation existante, elle perd. Or c’est exactement ce que font les énergies solaire ou éolienne : la consommation d’électricité est complètement intégrée en Occident et la concurrence va se faire sur les prix ; or les énergies nouvelles sont beaucoup plus chères, elles n’ont aucune chance sauf si le

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Johnson & Johnson, Medtronics, Novartis, ou Kaiser, oui, certainement. Par le gouvernement, c’est une autre histoire. Le vrai problème, dans le débat actuel comme d’ailleurs dans toute discussion académique, est de définir correctement les catégories avec lesquelles on discute. Or le débat a été entièrement mené sur l’opposition entre une solution publique et une solution privée, ce qui est une erreur. Selon moi, les deux catégories au travers desquelles il faut organiser le système de santé sont la centralisation et la départementalisation. Il existe des domaines dont la gestion est bien plus efficace si elle est centralisée : une économie à un endroit peut permettre un investissement à un autre, un bénéfice une année compense une perte une autre année et, surtout, le système étant interdépendant, les incitations des acteurs à économiser sont fortes,

POUR RÉUSSIR À GRANDE ÉCHELLE, UNE INNOVATION DOIT VISER LES NON-CONSOMMATEURS. gouvernement distord considérablement les données de l’équation. C’est dans les pays émergents qu’il y a une non-consommation, et c’est donc là que les perspectives sont réelles. En Inde, par exemple, l’opérateur d’éoliennes Suzlon Energy connaît un succès important car il est très fiable, alors que les coupures du réseau traditionnel sont légendaires. Les start-up sont donc en Occident, tandis que leur marché est dans les pays émergents, ce qui va être difficile à gérer. Vos deux derniers ouvrages ont analysé comment les ruptures affectent les secteurs de l’éducation et de la santé. Dans le débat actuel sur le système de santé américain, avez-vous été entendu ?

C.C. Par les entreprises qui interviennent dans le domaine de la santé comme GE,

car ils en tirent bénéfice ultérieurement. En revanche, il existe de nombreuses activités dont la gestion est bien plus efficace si elle est départementalisée, comme le travail des médecins, des infirmières, ou des prestations purement techniques. Il faut donc diminuer la concurrence dans le premier cas et la développer dans le second. Quels sont vos projets ?

C.C. Je souhaite travailler sur la nouvelle frontière que nous avons évoquée : pourquoi une entreprise victime d’une rupture est-elle incapable d’agir alors que les signaux sont clairs et sans ambiguïté. Je travaille également sur un thème nouveau pour moi, à savoir une théorie permettant de prédire le succès d’une alliance entre deux entreprises. I

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